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HÉLÈNE DEUTSCH (1884-1982) : THÉORISATIONS SUR LES TROUBLES

PSYCHIATRIQUES DES FEMMES PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE


MONDIALE

Gilles Tréhel
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John Libbey Eurotext | « L'information psychiatrique »

2007/4 Volume 83 | pages 319 à 326


ISSN 0020-0204
DOI 10.3917/inpsy.8304.0319
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2007-4-page-319.htm
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L’Information psychiatrique 2007 ; 83 : 319-26

HISTOIRE DE LA PSYCHIATRIE

Hélène Deutsch (1884-1982) :


théorisations sur les troubles psychiatriques
des femmes pendant la Première guerre mondiale

Gilles Tréhel*

RÉSUMÉ
Hélène Deutsch est médecin. Lors de la première guerre mondiale, elle est assistante à la clinique du professeur Julius
Wagner von Jauregg à Vienne. Du fait de la mobilisation des hommes médecins, elle peut accéder à des fonctions plus
importantes. On lui confie le secteur des femmes. Elle y côtoie des mères, des épouses ou des filles de soldats et même une
femme soldat. À la fin de la guerre, elle termine sa spécialité de psychiatre et commence une analyse didactique avec Freud.
À partir de son expérience de médecin à la clinique, elle rédige plusieurs articles. Nous proposons une lecture de ces travaux
comme une voie ouverte sur les phénomènes psychiques survenant lors de la guerre chez des femmes et dans des familles.
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Mots clés : Hélène Deutsch, clinique de Wagner von Jauregg, troubles psychiatriques de guerre, médecine militaire,
histoire de la psychanalyse

ABSTRACT
Hélène Deutsch (1884-1982): theorising on the psychiatric disorders of women during the First World War. Helene
Deutsch is a doctor. During the first world war, she is an assistant in the clinic of Julius Wagner von Jauregg. The
mobilization of men allows her to accede to important offices. She is responsible of the women area. In this position, she
meets mothers, wives, girls of soldiers and even a soldier woman. At the end of the war, she completes a specialization of
psychiatrist and begins a didactic analysis with Freud. Strong with her experiment of doctor in the clinic, she writes some
articles. In this paper, we read her works as a way opened to the psychic problems occurring in women and in the families.
Key words: Helene Deutsch, clinic of Wagner von Jauregg, psychiatric disorders in wartime, military medicine, history
of psychoanalysis

RESUMEN
Hélène Deutsch (1884-1982) : teorización de los trastornos psiquiátricos de las mujeres durante la Primera guerra
mundial. Hélène Deutsch es médico. Durante la primera guerra mundial es asistente en la clínica del profesor Julius
Wagner von Jauregg en Viena. Debido a la mobilización de los médicos hombres puede acceder a funciones más
importantes. Se le confía el sector de las mujeres. Se encarga de madres, de esposas o de hijas de soldados e incluso de una
mujer soldado. Al final de la guerra termina la especialidad de psiquiatría y comienza un análisis didáctico con Freud.
Redacta varios artículos a partir de su experiencia como médico en la clínica. Este artículo propone una lectura de estos
trabajos como una vía abierta sobre los fenómenos psíquicos que aparecen durante la guerra en las mujeres y en las familias.
Palabras claves : Hélène Deutsch, clínica de Wagner von Jauregg, trastornos psiquiátricos de guerra, medicina militar,
historia del psicoanálisis
doi: 10.1684/ipe.2007.0182

*EA 2374, Centre d’études en psychopathologie et psychanalyse (CEPP), Université de Paris VII-Jussieu, 11 bis, rue Eugène Jumin, 75019 Paris
<gillestrehel@hotmail.com>

Tirés à part : G. Tréhel

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G. Tréhel

Si Hélène Deutsch peut théoriser sur les troubles des aimerait créer une institution pour les jeunes filles, projet
femmes pendant la guerre, c’est que sa vie l’a amenée à s’y qui ne verra pas le jour. Elle rentre à Vienne à la
intéresser. Elle voit le jour en 1884 à Przemysl, ville impor- mi-avril 1914 [24]. Elle envisage d’intégrer le service de
tante de Galicie, dans cette partie de la Pologne qui fut neurologie [24]. La psychiatrie l’intéressait [14]. Elle
intégrée à l’Empire austro-hongrois en 1772. Elle est la décida de suivre le « séminaire » psychanalytique de Victor
dernière des quatre enfants Rosenbach, une famille juive ; Tausk, psychanalyste et par ailleurs psychiatre [24].
le nom polonais d’origine est Rosenbachowa. En 1898, à Avec la guerre, à Vienne, Hélène se voit confier des
14 ans, elle obtient son diplôme de fin d’études. Dans son responsabilités cliniques auxquelles une femme n’aurait pu
autobiographie, elle parle de trois révolutions qui ont mar- prétendre en temps de paix [24] et perçoit une rémunéra-
qué sa vie [14]. La première est l’affranchissement de ses tion. Dans le certificat de travail établi par Wagner von
liens maternels et sa recherche d’émancipation. La seconde Jauregg, elle est employée comme médecin militaire [24],
est l’adhésion aux idées socialistes par le biais d’une ren- cela devait lui être difficile à supporter. Elle écrit : « mon
contre en 1898 avec Herman Lieberman, politicien beau- travail en tant que médecin de guerre éveillait en moi de
coup plus âgé qu’elle et de plus marié. Leur relation se profonds sentiments de culpabilité : j’étais impliquée dans
poursuivra jusqu’à la rencontre, en 1911, d’Hélène avec ce conflit bien que mon idéologie y fut totalement oppo-
Felix Deutsch, un jeune médecin. Hélène s’implique dans sée. Parfois j’avais l’impression d’être une criminelle de
ce mouvement et se rend au congrès socialiste international guerre » [14]. Freud avait noté aussi la difficulté pour les
de Stockholm, en 1910 ; elle y coudoie des modèles médecins de se trouver aux services de desseins qui leur
féminins auxquels elle s’identifie : Angelica Balabanoff [2] étaient étrangers [20]. Hélène connut ce conflit interne au
et Rosa Luxembourg [21] qui se firent connaître par leur point de se considérer comme une criminelle de guerre.
engagement pour la paix. Hélène Deutsch est influencée Mais l’espoir de paix devait l’amener à envisager de tra-
aussi par la baronne Bertha von Suttner, auteur du roman vailler sous des jours meilleurs.
Bas les armes, propagandiste, qui mit sur pied à Vienne et Hélène Deutsch s’investit dans la clinique. Dans son
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à Berlin des branches très actives de l’Association interna- autobiographie, elle écrit qu’elle avait travaillé comme
tionale pour l’arbitrage et la paix1. À partir de 1900, elle assistante à plein temps de 1912 à 1918 [14]. Elle ne tient
forge le projet de passer l’examen d’entrée à l’Université, pas compte de ses autres activités à Vienne, ni de son stage
appelé Abitur. Elle prend dans cet objectif des cours parti- à Munich. Le certificat de travail mentionne : « Le Frau Dr
culiers, obtient une dérogation pour pouvoir se présenter en Helene Deutsch a été employé sans interruption du mois
tant que femme, en candidat libre et réussit cet examen en d’août 1913 jusqu’à aujourd’hui ». [24]. En fait la date
1907. Elle s’oriente vers des études médicales. La troi- d’engagement est bien antérieure au début de la guerre !
sième révolution est sa rencontre avec l’inconscient. En Wagner von Jauregg ne prend en compte qu’une partie de
1907, elle lit son premier ouvrage de Freud. Il y a une l’assistanat réalisé par Hélène Deutsch et non rémunéré.
incertitude sur la date d’obtention de son diplôme en méde- Nous avons vu que la date de son diplôme est soit 1912, soit
le 13 mars 1913. Il est difficile d’expliquer à quoi corres-
cine : en 1912, selon son autobiographie [14] ou le 13 mars
pond le 13 août 1913.
1913, selon la biographie que Paul Roazen lui consacre
[24]. Elle choisit ensuite de suivre comme spécialisation la À la clinique, beaucoup de membres du personnel furent
psychiatrie. En 1912, elle se marie avec Félix Deutsch qui a mobilisés. Hélène Deutsch écrit qu’avec la guerre « il ne
commencé une carrière dans la médecine interne à Vienne. resta plus que le professeur Pötzl et moi pour partager
Le couple décide de rester dans cette ville. Hélène projette l’énorme charge de travail de la clinique » [14]. Ces
départs furent remplacés par des « généralistes âgés qui
d’y faire carrière, ce qui est alors de l’ordre du défi pour une
n’avaient que très peu de connaissances en psychiatrie »
femme.
[14]. On peut imaginer à quelles complications les services
À partir de 1912, Hélène Deutsch fréquente la clinique
devaient faire face.
de psychiatrie et des maladies nerveuses de l’Université de
Vienne, dirigée par Julius Wagner von Jauregg [14] qui Pendant la guerre, il est demandé aux cliniques privées
avait succédé à Richard von Krafft-Ebing. La clinique était de se mettre à la disposition des autorités militaires, ce que
fait la clinique de Wagner von Jauregg [16] où arrivent des
à cette époque le bastion de la psychiatrie à Vienne. Hélène
centaines de nouveaux patients, comme Hélène Deutsch le
Deutsch mène de front d’autres activités à Vienne, elle
dit dans son autobiographie [14]. Wagner von Jauregg
s’occupe pendant 6 mois d’enfants déficients mentaux
soigne des soldats pour le compte de l’armée mais conserve
[14]. Elle se rend à Munich pour y faire un stage dans le
son statut de civil [16]. Hélène Deutsch s’occupe des fem-
service d’Emil Kraepelin en février 1914 [24]. Notons
mes, reste une civile mais a le statut de médecin militaire.
qu’elle utilise l’hypnose et s’initie à la psychanalyse. Elle
Roazen écrit qu’elle redoutait que l’issue de la guerre ne
mît en danger ses fonctions de psychiatre [24]. Le certificat
1
The life of Bertha von Suttner and her legacy for women peacemakers de Wagner von Jauregg est daté du 12 novembre 1918. Elle
today, Patterns in reconciliation 8, Alkmaar, IFOR, 35 pages. arrêta donc d’être médecin de guerre juste le lendemain de

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Hélène Deutsch et troubles psychiatriques des femmes pendant la guerre

l’armistice France-Allemagne. Lorsque Paul Schilder chez des femmes, mères, épouses ou enfants de soldats :
revint du front, Wagner von Jauregg, qui voyait en lui un Etude de cas de folie induite [5], Contribution à la
chercheur fécond et original, lui donna le poste d’Hélène psychologie de la méfiance [8], Sur le mensonge patholo-
Deutsch. Elle décida alors de rester sans titre officiel dans la gique (Pseudologia phantastica) [9]. Son autobiographie
clinique. Freud accepta Hélène Deutsch comme patiente en est une autre source pour étudier ses théorisations à propos
août 1918 tout en la prévenant des difficultés qu’elle ren- de ces troubles [14]. Notons que les deux autres publica-
contrerait en restant dans la clinique à cause de l’opposition tions, écrites en 1919, s’écartent de ce thème. Contribution
de Wagner von Jauregg à la psychanalyse. Elle partit peu clinique à la connaissance du mécanisme de la régression
après [14]. La date exacte n’est pas mentionnée. dans la schizophrénie [6] est rédigée à partir d’un cas traité
à la clinique de Wagner von Jauregg pour confirmer les
vues de Tausk. Et La première peine d’amour d’un petit
Travail dans un service de femmes garçon de deux ans [7] est écrite à partir de l’histoire de
son propre enfant né en 1917.
Nous avons vu que le manque de main-d’œuvre mascu-
line lui ouvrait la possibilité d’avoir un poste. Elle officiait
dans le secteur psychiatrique où elle s’occupait du pavillon « Folie induite » et mensonge
des femmes. Elle va œuvrer aussi dans le service de neuro-
logie. Wagner von Jauregg, dans ce même certificat, écrit- Freud, en 1915, avait essayé, dans deux essais, de carac-
qu’« elle a acquis une formation en psychiatrie comme tériser l’attitude des hommes face à la guerre et à la mort.
en neurologie et a rendu de précieux services à la S’appuyant sur son vécu à Vienne, il s’intéressait aux
clinique » [24]. Pötzl, que nous avons mentionné plus haut, individus restés à la maison, vivant dans la peur de perdre
est, quant à lui, responsable de la section des hommes. Les leurs proches suite à des blessures, maladies ou infections
deux médecins ont en gestion les civils. Tout au long de la [18]. En 1918, Hélène Deutsch fait paraître une Etude de
guerre, c’est à elle que revint la responsabilité d’établir les cas de folie induite. Elle s’appuie sur les patients observés
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diagnostics pour les femmes [24]. pendant cette période dans la clinique de Wagner von
Le personnel qui s’occupe des civils s’occupe aussi, du Jauregg. Comme le résume Roazen, en s’intéressant aux
moins ponctuellement et pour des tâches spécifiques, des tensions lors de la guerre, elle chercha à découvrir com-
militaires. Hélène Deutsch participait aux soins donnés aux ment des familles pouvaient se perdre en confabulations
soldats victimes du choléra qui souffraient de très fortes hystériques, afin de faire face à leur désarroi émotionnel
fièvres [14]. À la fin de la guerre, des auditions sur les [24].
pratiques médicales de la clinique sont réalisées suite à la Schönfeld, créateur du concept de « folie induite », pré-
plainte du lieutenant Walter Kauders qui y avait été soigné. suppose que cette maladie trouve sa cause spécifique dans
Pour ce qui est de Pötzl, nous savons par les minutes de la psychose de « l’inducteur ». Le corps médical avait fait
cette audition qu’il avait constaté les troubles de la marche sienne cette vision. Hélène Deutsch se proposait de donner
de Kauders, mais qu’il ne l’avait pas examiné car cela à ce concept une acception plus large. Elle utilisait comme
n’était pas de son ressort [16]. Dans son autobiographie, « matériel clinique » deux familles pour lesquelles il man-
Hélène Deutsch décrit l’attitude intolérante de Pötzl envers les quait à l’inducteur la croyance en la réalité du contenu qu’il
soldats venant du front et placés en observation psychiatrique, produisait. Il ne s’agit pas d’une idée délirante. L’affectif,
car il les suspectait de tirer au flanc. Ce fut pour elle un épisode la satisfaction d’un désir suppléent « à la valeur ration-
sombre dans l’histoire de la psychiatrie à Vienne [14]. nelle des idées délirantes paranoïaques induites » [5].
Hélène Deutsch s’investissait énormément dans son tra- Considérons la première famille. Dans celle-ci, une
vail, qui était éprouvant. Le fonctionnement du service jeune fille de 13 ans est amenée à la clinique. Elle avait été
impliquait un roulement d’équipes sur un rythme de internée par intervention de la police suite à la plainte d’un
12 heures. Elle devait faire des diagnostics rapides et précis ecclésiastique. Ce dernier avait été importuné par des let-
et, de ce fait, pratiquement déterminer le sort des malades. tres de la mère de la jeune fille qui prétendait qu’il avait
À cause du nombre de malades, elle dut s’atteler à des ensorcelé l’enfant pour s’attirer les faveurs de la mère.
tâches organisationnelles dans le service, ce qui améliora Selon lui, la mère « mobilisait aussi son mari, alors au
les soins et l’hygiène des malades [14]. front, qui priait de son côté l’administration de protéger
Hélène Deutsch voit, dans sa consultation, des femmes son enfant ″ensorcelée″ et sa femme exposée aux tenta-
qui doivent composer dans leur quotidien avec l’absence de tions » [5]. Les fantasmes de la jeune fille avaient été
leurs proches. reconnus comme pathologiques, elle rapportait notamment
Elle est, nous l’avons vu, un médecin militaire, dénomi- des scènes où l’ecclésiastique n’était visible que pour elle.
nation qui a toute son importance. Elle se servira de son Elle fut internée. Sa mère ne le fut pas mais put faire l’objet
travail à la clinique auprès des femmes pour ses théorisa- d’une observation psychiatrique. Hélène Deutsch décrit
tions. Elle fait paraître cinq articles entre 1918 et 1921. cette dernière comme ayant toujours été un peu débile,
Dans trois d’entre eux, elle décrit les troubles de guerre facilement émotive, hystérique dans sa façon d’être. Elle

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G. Tréhel

était visiblement amoureuse de l’homme d’église et allait mensonge se rapporte à une constitution pathologique.
se confesser plus souvent que nécessaire. Ce comportement Pour tous deux, les récits délirants ont le caractère de la
lui avait valu les reproches de la part de son mari qui était Pseudologia phantastica » [5].
alors sous les drapeaux. Cela n’avait pas échappé à la jeune Hélène Deutsch percevait l’impact des tensions émotion-
fille qui, par ruse, utilisa la faiblesse perçue chez sa mère nelles dans des familles. Ces tensions devenaient d’autant
pour lui soutirer des friandises. Cette fantasmagorie deve- plus fortes que durait la guerre (le premier cas date du
nue pathologique avait trouvé dans la crédulité de la mère 28 décembre 1917, le second du 19 février 1918) et qu’elles
le terreau pour prospérer. étaient marquées par la difficulté à gérer l’absence ou la perte
Intéressons-nous maintenant à la seconde famille. La du mari ou du père. À cause des nombreuses années de
mère, sa fille de 17 ans et le fils de 16 ans furent amenés guerre et de l’effectif des soldats mobilisés, l’importance du
ensemble à la clinique en consultation. Ils souffraient tous nombre de maris, de pères, de fils partis à la guerre, sans que
du même complexe symptomatique. Le père, qui travaillait puisse être certifié leur mort, dut entretenir dans beaucoup de
au service sanitaire, était parti à la guerre en 1915 sur le familles le désir de les croire vivants.
front russe, et sa femme (mère des enfants) avait reçu La cristallisation de toute la pensée d’une personne sur
pendant 5 mois des nouvelles, qui avaient cessé en 1916. l’absent avait aussi d’autres répercussions. Dans son Auto-
Le dernier courrier était une carte du camarade de son mari biographie, Hélène Deutsch note le cas d’une des patientes
annonçant que ce dernier n’était pas revenu d’une position de Félix qui était venue le voir avec une grave affection
au front : il était porté disparu. Elle rentra pendant plusieurs cardiaque. Il la soigna avec les moyens dont il disposait en
mois dans un vécu de désespoir et d’agitation. Puis parvint tant qu’interne. Mais il était pratiquement certain que cette
de la direction de la police une lettre non signée lui disant femme ne réagirait positivement au traitement que lorsque
que son mari était mort dans un petit village en Galicie. son fils unique reviendrait du front. L’anxiété de cette
Sans s’en tenir à ces deux documents allant dans le même malade neutralisait les effets bénéfiques de n’importe quel
sens, elle mena sa propre enquête. Elle était persuadée de la traitement médical [14].
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fausseté de ces renseignements. Le résultat de sa recherche
concluait qu’il était vivant en Sibérie. La caserne l’avait
personnellement informée. Les nouvelles ultérieures Méfiance, mensonge pathologique,
devaient lui parvenir soit directement, soit par son fils qui imposteur
les obtenait d’un certain Monsieur M., médecin-chef dans
cette même caserne. Son fils lui donnait d’autres nouvelles Comme nous l’avons vu, Hélène Deutsch découvre
qui entretenaient la mère et sa fille dans cette croyance. la psychanalyse avant la guerre. Elle devient une des
Elles avaient développé d’autres idées comme l’achat membres de l’Association psychanalytique de Vienne le
d’une maison et d’une voiture par M. Et la fille s’était mise 13 février 1918 [22]. En octobre 1918, elle rend visite à
en tête que le fils de M. allait l’épouser. Au cours des Freud en tant que patiente. Elle était alors une psychiatre
entretiens cliniques, la mère donnait des réponses diver- expérimentée. Elle souhaitait entamer une analyse avec lui.
gentes sans accepter les contradictions. La fille se retran- Freud avait reconnu en elle une élève potentielle par son
chait derrière ce qu’elle avait dit, elle était inaccessible aux travail à la clinique Wagner von Jauregg [24]. Son analyse
objections. Le fils, lui, revint sur ses déclarations, il se poursuit jusqu’à l’année suivante [14].
concéda, puis se rétracta et déclara que cette histoire n’était Au VIe Congrès international de psychanalyse qui se tint
qu’un tissu de mensonges. Il reconnut que M., qui était à La Haye du 8 au 12 septembre 1920, Hélène Deutsch
médecin-chef à la caserne, avait quitté Vienne depuis un an expose une Contribution à la psychologie de la méfiance.
et demi. Hélène Deutsch eut-elle connaissance de ce fait La fin de son texte nous intéresse plus particulièrement.
qui fragilisait tout le montage de cette croyance familiale, Elle écrit « force est de constater qu’une méfiance géné-
elle ne le dit pas dans l’article, elle insiste sur ses seuls rale a gagné l’humanité ces dernières années. Elle se
entretiens d’investigation. Le fils avait inventé toute cette manifeste dans toutes les relations humaines et semble
histoire pour faire plaisir à sa mère et à sa sœur. Lors de la être une conséquence de la guerre » [8]. Cette méfiance
confrontation avec lui, la mère corrigea ces idées déliran- s’explique par les causes concrètes de l’insécurité de l’exis-
tes, elle y avait tellement cru qu’il lui semblait qu’elle les tence, comme une réaction à l’effondrement moral, à
avait vraiment vécues, la fille reconnut, au prix d’une l’accroissement des vols, des pillages et des meurtres. Mais
grande décharge affective, leur valeur délirante. cette explication n’est que partielle, Hélène Deutsch prend
Hélène Deutsch conclut son article en déclarant que les position : l’humanité, pendant la guerre, ne s’est pas parta-
inducteurs, qui sont à l’origine de la suggestion, sont des gée en deux groupes distincts, aux uns les vols, aux autres
menteurs hystériques. La poursuite du mensonge renforce la méfiance. Il s’agit de deux manifestations simultanées
l’assurance de leurs propos. Le mensonge devient une des mêmes causes, la régression des pulsions qu’a entraî-
quasi-vérité. Les inducteurs finissent par croire à son nées la guerre. En s’appuyant sur les Actuelles sur la
contenu. Dans ces deux cas familiaux, « le fait même du guerre et la mort [18], elle ajoute que « Freud a montré

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Hélène Deutsch et troubles psychiatriques des femmes pendant la guerre

comment la guerre a fait reculer la réorganisation des mnésique du traumatisme infantile » [17]. À la suite de
pulsions sans laquelle nous n’aurions pu accéder à la cette citation, elle ajoute qu’il s’agit « précisément de
civilisation et comment nous avons dû nous défaire de démontrer ce que Freud exprime ici comme hypothèse ».
l’illusion que nos tendances pulsionnelles sublimées n’ont Elle se situe, comme d’autres disciples de Freud, aux prises
besoin d’aucune limitation extérieure pour répondre aux avec ses premières formulations, qu’elle souhaite valider.
exigences de la civilisation ». Citons ce passage : « La Ce qui est donné pour réalité a bien eu lieu. Hélène
guerre nous a montré que, si la civilisation nous a Deutsch établit le lien avec son travail sur la folie induite et
contraints à réprimer nos pulsions, elle n’a pas pour reprend le cas de cette famille dans laquelle la mère, la fille
autant empêché les pulsions inhibées de se tenir prêtes, et le fils forgèrent une pseudologie commune, à la suite de
pour faire irruption le moment venu. Nous avons vu la mort du père. Hélène Deutsch précise qu’elle n’a pu
comment le sadisme, la haine et l’hostilité sans fond observer sérieusement que le fils de 14 ans, la mère et la
auxquels succomba l’âme humaine ont pu briser leurs fille se refusèrent à des confidences plus intimes. L’analyse
digues et se déverser comme s’ils n’avaient jamais connu permit de mettre en avant l’enchaînement des faits sui-
les fers d’une longue répression ». Elle ajoute : « Le vants : à l’annonce de la mort de son mari, la mère avait
sadisme se déchaîne sans limite. Plus il est primitif, appelé son fils en lui disant : « Tu es maintenant mon seul
ouvert, inculte, plus il frappe. Il tue et il pille » [8]. Une soutien, tu dois dorénavant représenter ton père pour
fois que les pulsions « désinhibées » ont fait irruption, moi ». Le garçon se trouvait à l’âge critique de la puberté où
comment faire pour qu’elles retrouvent le chemin de leur se réveille le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire au moment où
ancienne organisation ? L’après-guerre dut composer avec il souhaite éloigner son père et prendre sa place. Il surmon-
cette question bien complexe. tait le sentiment de culpabilité face à ce désir, dans la
Au début de l’année suivante, en 1921, Hélène Deutsch mesure où il annulait la mort de son père et devenait
présente une conférence : « Sur le mensonge pathologique l’intermédiaire entre ses parents. Dans ce cas, un fait réel
(Pseudologia phantastica) » à l’Association psychanalyti- est devenu le point de départ de la pseudologie.
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que de Vienne. Elle voulait prolonger son Étude de cas de Dans la vie psychique, les expériences précoces de la vie
folie induite [5] en approfondissant le thème du mensonge, sexuelle infantile sont ensevelies du fait de leur incompati-
non le mensonge normal mais le mensonge pathologique. bilité avec la réalité nouvelle. Elles guettent, en exerçant
La folie induite, lorsqu’elle n’est pas une formation para- une pression constante, le moment où elles pourront impo-
noïaque mais une formation hystérique, peut être appelée ser ce qui a été exclu comme une expérience conforme à la
une « pseudologie partagée », c’est-à-dire un mensonge lié nouvelle réalité. Les souvenirs s’imposent en s’associant
au fantasme. La pseudologie se définit de la sorte : c’est un au fantasme conscient comme sensation de réalité, et don-
rêve diurne raconté à l’autre comme s’il était la réalité, nent lieu au symptôme de la pseudologie. Hélène Deustch
comme s’il le vivait pleinement. La rêverie diurne se définit considère ce symptôme comme une libération du fardeau
par son caractère secret honteusement gardé. À prolonger pressant du souvenir. Ce processus est un stade intermé-
la comparaison avec la rêverie diurne, il y a dans la pseu- diaire entre la santé psychique et la névrose.
dologie un accès d’énergie qui se décharge et se soulage La pseudologie, écrit-elle, apparaît à ce moment où
dans la confidence, permettant de rééquilibrer le trop plein l’individu sort de l’enfance. Nous serions tentés d’imaginer
de tensions. La pseudologie est un fantasme exposé sans une fréquence plus grande de ce symptôme dans cette
retenue. Hélène Deutsch cite le premier cas dans lequel jeunesse d’après-guerre marquée par de grandes violences
l’analyse met en évidence des faits. et des désillusions.
À ce point de l’article, elle écrit : « Nous savons depuis Dans son travail, elle exprime le désir d’une prolonga-
longtemps déjà que le matériel infantile traumatique peut tion de cette recherche. Elle écrit : « Dans les cas de
se conserver dans l’inconscient dans toute sa fraîcheur. pseudologie importante, tenace déterminante pour toute
Nous savons que ces événements de l’enfance, qui ont la vie, il s’agira déjà d’une tentative ratée de libération :
disparu de la mémoire consciente, peuvent sous certaines c’est la névrose qui est stabilisée sous cette forme. La
conditions être réactivés dans toute leur vivacité » [9]. figure du ″chevalier d’industrie″, qui n’a encore jamais
Elle poursuit avec l’analyse de ce cas et attire l’attention du été analysée, appartient vraisemblablement à ce registre »
lecteur en écrivant : « Le contenu de la pseudologie est [9]. Abraham s’attaquera à ce problème sans faire mention
donc un descendant direct de la réalité refoulée, qui a pu de l’invitation d’Hélène Deutsch dans un article intitu-
s’imposer en se conformant aux exigences actuelles » [9]. lé L’histoire d’un chevalier d’industrie à la lumière de la
La pseudologie est la « reviviscence de la trace mnésique psychanalyse [1]2. Bien des années plus tard, Hélène
inconsciente de ce qui a été autrefois véritablement Deutsch reviendra sur cette figure pathologique du cheva-
vécu ». Elle cite en note Freud dans les Nouvelles remar-
ques sur les névroses de défense : « Je suppose même que 2
Les éditeurs de l’édition française ont préféré au terme d’« escroc », à
les histoires d’attentat, si fréquentes chez les hystériques, celui plus raffiné donc moins usité de « chevalier d’industrie », c’est-à-
sont des fictions compulsives qui proviennent de la trace dire un homme qui vit d’expédients et d’escroqueries.

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G. Tréhel

lier d’industrie dans : L’imposteur : contribution à la psy- noté par le Dr Hug-Hellmuth3, que Freud a utilisé pendant
chologie du moi d’un type de psychopathe [13]. la guerre dans ses leçons d’introduction à la psychanalyse
La guerre va donner à Hélène Deutsch la possibilité [19]. Une femme de 50 ans n’a d’autres soucis que son fils.
d’approfondir la théorie psychiatrique. Nous voyons Dans son rêve elle se prêtait à « accomplir un devoir
qu’elle porte un intérêt bien marqué à des concepts ayant patriotique », à mettre sa personne à la disposition des
rapport aux croyances erronées transmises à d’autres. Son militaires, officiers et hommes de troupes pour la satisfac-
travail lui ouvre aussi la possibilité d’étudier des phénomè- tion de leurs besoins amoureux. Il s’agit d’un fantasme
nes psychologiques. incestueux mère-fils [10].

Importance d’un idéal Perte d’un enfant et deuil impossible


Hélène Deutsch travaille, pendant la guerre, comme Les intuitions qu’a Hélène Deutsch ne font pas forcé-
nous l’avons vu, dans un service de femmes. Alors qu’elle ment l’objet d’une publication. Dans son autobiographie,
est à Vienne, elle va rencontrer des habitants de Przemysl. elle trouve dans sa vie personnelle matière à théoriser sur
Elle donne, dans son autobiographie, deux exemples de les problèmes psychiques survenant chez les femmes du
jeunes femmes que leurs parents amènent à la clinique [14]. fait de la guerre.
Mais elle voit aussi des centaines de jeunes hommes venant À la fin de la Première guerre mondiale, Malvina, une
d’hôpitaux militaires débordés. Il s’agissait de jeunes pay- des sœurs d’Hélène − qui avait été pour elle une mère de
sans naïfs des provinces slaves : Serbie, Ukraine et Pologne substitution [24] −, eut le malheur de perdre tragiquement
[14]. Elle voyait d’un côté des jeunes femmes et leurs Ludwig, son fils aîné. Au début de la guerre, alors qu’il
familles, et de l’autre, en grand nombre, des soldats. avait 18 ans, il avait été appelé sous les drapeaux. Il s’était
Elle assiste à un phénomène qui la bouleverse. Lors de battu sur le front jusqu’à la fin du conflit, dont il s’était tiré
l’épidémie de choléra qui décimait les forces du front, elle sain et sauf. C’est sur le chemin du retour qu’un accident
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évoque : « Gisant sur leurs dures paillasses militaires, était survenu à Przemysl qui se trouvait au centre d’un
leur entourage leur rappelant qu’ils auraient dû mourir conflit entre Polonais et Ukrainiens. La rivière partageait la
en héros sur le champ de bataille pour leur patrie au lieu ville en deux camps, les Polonais à l’Ouest, les Ukrainiens
de croupir dans la puanteur de leurs propres excréments, à l’Est, division qui s’était instaurée sans être officielle. Les
ces soldats mourants étaient hors de portée de mon aide soldats ukrainiens et les soldats polonais luttaient contre les
et en fait au-delà de ce que je pouvais supporter » [14]. ennemis de l’Autriche mais leurs conflits internes se pour-
Les malades étaient installés à la hâte dans l’ancien hôpital suivaient à l’intérieur du conflit général.
psychiatrique et mouraient par centaines malgré les efforts Sur le pont qu’il traversait, Ludwig fut blessé par un
désespérés pour essayer de les sauver avec des transfusions soldat ukrainien. La scène se déroula devant sa famille qui
massives. s’était réunie sur le balcon pour guetter son arrivée. La
Pierre Miquel rappelle que, pour un homme, ne pas être blessure était légère, mais des symptômes de tétanos se
mobilisé signifiait prendre le risque d’être considéré développèrent et il mourut peu de temps après. Hélène nota
comme anormal ou asocial, avec ce que cela comporte des changements psychosomatiques chez Edward, le plus
comme difficulté pour construire une vie personnelle et jeune fils de sa sœur, suite à la perte de son frère aîné.
trouver du travail après la guerre [23]. L’homme devait Ludwig était brun, Edward était blond, Ludwig était grand,
ressentir de la honte à ne pas être à la hauteur de ce que la Edward était petit... Après la mort de son frère, Edward
famille et la patrie attendaient de lui. En cas de défaillance, essaya de se substituer au préféré de sa mère. La nature lui
de refus de défendre ses idéaux nationalistes, la peur de vint en aide : il grandit, ses cheveux foncèrent, ses traits
l’opprobre pouvait rejaillir sur les familles. À tel point que commencèrent à lui ressembler ainsi que ses manières [14].
la déception des proches de ne pouvoir compter un héros Elle en fit une conférence à la Société psychanalytique de
parmi eux primait sur la douleur de perdre un enfant. Vienne. Freud en exprima son scepticisme en déclarant :
La recherche de l’idéal, le goût du sacrifice ont pu « Si ce n’était pas le Dr Hélène Deutsch qui nous
conduire certaines mères à des fantasmes traduisant le désir racontait cette histoire, nous ne la croirions pas » [14].
de garder leurs fils auprès d’elles. En 1925, Hélène Deutsch Mais Hélène Deutsch avait pu montrer l’authenticité des
évoque une patiente qui souffrait de troubles de la méno- phénomènes et convaincre Freud.
pause et dont le fils grandissait. Elle imaginait qu’elle avait L’importance du lien mère-enfant se révèle dans la perte
une amie qui, dans un esprit de sacrifice, initiait avec d’un fils. L’expérience d’Hélène Deutsch couvre deux
tendresse des adolescents aux mystères de l’amour sensuel. guerres, elle a pu ainsi voir des mères dont les enfants puis
Ce fantasme trahit bientôt le fait que l’amie en question
était elle-même et que les jeunes gens en question étaient
3
autant de figures de son propre fils. Elle cite ensuite un rêve, Internationale Zeitschrift für (ärztliche) Psychoanalyse, 1915, 3,
p. 33-35.

324 L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 4 - AVRIL 2007


Hélène Deutsch et troubles psychiatriques des femmes pendant la guerre

les petits-enfants furent appelés. Elle écrit : « J’ai connu comme un homosexuel. La relation hétérosexuelle
des mères qui perdirent leurs fils durant la Première qu’Hélène Deutsch put suivre dans ses développements
guerre mondiale. Les morts de leurs petits-fils durant la ultérieurs « se termina de façon heureuse » selon la formu-
Seconde guerre mondiale rouvrirent en elles des plaies lation qu’elle utilisa [11].
qui ne s’étaient jamais guéries. ″ Consolez-vous dans vos Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir se réfère à
autres enfants″, disent leurs amis, montrant ainsi qu’ils de nombreux passages de La psychologie des femmes
ignorent ce fait curieux que la perte d’un enfant rend une d’Hélène Deutsch − les travaux de ces deux femmes se
mère étrangère pour longtemps à ses propres enfants. La situent à cinq années d’intervalle − et en particulier au cas
peine et la souffrance sont les composantes les plus de la légionnaire. Elle donne à penser qu’Hélène Deutsch
puissantes du cordon ombilical psychique, en particulier s’occupait des soldats, qu’elle soigna la légionnaire et que
lorsqu’il s’agit du premier-né » [12]. Sans doute ces lignes cette femme épousa l’homme dont elle était amoureuse [4].
sont inspirées de la mort de Ludwig qui entraîna pour Nous n’avons pas connaissance d’une rencontre entre
Malvina un état psychotique qui persista jusqu’à la fin de sa Simone de Beauvoir et Hélène Deutsch, pas plus que d’une
vie [14]. correspondance entre les deux femmes. Les écarts entre les
deux écrits sont à mettre au compte de Simone de Beauvoir
qui fait des raccourcis importants du travail d’Hélène
Femme soldat Deutsch. Quoi qu’il en soit, le cas de la légionnaire est
suffisamment intéressant pour retenir son attention.
En 1921, dans la conférence « Sur le mensonge patho-
Le cas de cette femme se faisant passer pour un homme
logique (Pseudologia phantastica) », Hélène Deutsch dit
afin de faire la guerre, même s’il est unique dans l’œuvre
quelques mots sur le cas particulièrement frappant de la
d’Hélène Deutsch, a de quoi surprendre. De nombreux
célèbre « légionnaire » polonaise. Il s’agissait d’une jeune
auteurs considèrent que la guerre est l’apanage de l’homme
fille qui se faisait passer pour un homme et avait pu ainsi
[3]. Mais qu’en est-il de ces femmes qui combattaient
s’engager dans l’armée pendant la Première guerre mon-
habillées en costume masculin en Serbie ou du célèbre
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diale. Les actes héroïques mensongers faisaient palpiter
bataillon de la mort en Russie [15] ? À notre connaissance,
« le cœur de tous les patriotes ». Hélène Deutsch dit
il n’y a aucune étude portant sur les névroses traumatiques
qu’elle a pu l’observer mais non l’analyser. Elle n’aborde
de ces femmes soldats. Les hommes victimes d’une
ce cas que très succinctement. Une fois ces mensonges
névrose traumatique ou de ce qui est appelé par ailleurs
découverts, elle n’y renonça pas. Ces mensonges portaient
un shell shock vivent un sentiment d’impuissance privé ou
tous sur le même sujet. Est-ce la question de la sexuation ?
public [15]. Comment ces femmes vécurent-elles une
Cela ne nous est pas possible de le dire, Hélène Deutsch
névrose traumatique ? Y a-t-il une spécificité ?
n’entre pas dans les détails. Elle dit seulement que, dans le
milieu où elle l’a rencontrée, cette personne aurait suscité
de l’admiration en dévoilant ses talents réels pour la cou- Conclusion
ture et pour l’art. Quant à ses qualités découvertes par
hasard, elle ne leur accordait aucune valeur ! Elle consa- À la fin de la Première guerre mondiale, Hélène Deutsch
crait plus de temps à ses mensonges qui ne lui valaient que fait paraître ses premiers écrits à partir de son expérience à
des moqueries [9] ! la clinique. Ses travaux mettent en avant un certain nombre
En 1944, dans La psychologie des femmes, Hélène de concepts psychiatriques et psychanalytiques. À partir de
Deutsch développe le thème des femmes qui se masculini- son travail, nous avons cherché à redonner une place à ce à
sent et, à ce titre, elle présente à nouveau le cas de la quoi elle contribue très tôt : montrer le vécu de ces femmes
légionnaire polonaise. Elle ne mentionne pas qu’elle en a dans la guerre.
déjà parlé en 1921. Blessée, la légionnaire fut reconnue Il y a peu d’histoires de femmes durant la guerre, les
comme étant une jeune fille de 18 ans. Elle fut confiée à auteurs de l’Histoire des femmes dans l’Occident écrivent
Hélène Deutsch pour un examen psychiatrique : elle avait qu’elles ont un caractère anecdotique [15]. Nous avons
des caractères sexuels secondaires nettement masculins cherché à montrer la place, dans les théorisations d’Hélène
(moustache, absence de poitrine, etc.). Elle se sentait infé- Deutsch, de l’impact de la Première guerre mondiale sur le
rieure en tant que femme, exagérait sa virilité et entretenait vécu psychique de femmes. En visitant sa vie et ses écrits,
des rêves d’actions héroïques qui la rendraient célèbre et nous avons mis en évidence l’originalité de son travail.
compenseraient son manque de charme féminin. Elle Les disciples de Freud sont pour la plupart médecins. Ils
s’était engagée comme infirmière. Puis, au moyen d’un prennent part à la Première guerre mondiale soit sur le
stratagème, elle avait réussi à changer de sexe apparent et à front, soit dans les soins. La mobilisation touche les hom-
devenir soldat. Mais une fois sa virilité satisfaite, sa fémi- mes. Des femmes sont amenées à occuper des postes aux-
nité reprit ses droits plus nettement. Comme elle avait quels elles n’auraient pu prétendre en temps de paix.
revêtu des apparences masculines, quand elle tomba amou- Hélène Deutsch accède à un poste d’assistante à la clinique
reuse d’un autre soldat, ses camarades la considérèrent de Wagner von Jauregg. Elle est responsable du secteur des

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G. Tréhel

femmes. Cette clinique, pendant toute la durée de la guerre, 8. DEUTSCH H. Contribution à la psychologie de la méfiance,
reçoit des militaires. Si elle ne s’occupe pas d’eux dans les Les introuvables, cas cliniques et autoanalyse 1918-1930.
soins psychiatriques, elle est amenée à le faire dans des Paris : Seuil, 2000.
soins médicaux. Elle avait ainsi d’un côté la vision de ces 9. DEUTSCH H. Sur le mensonge pathologique (Pseudologia
familles éloignées des hommes, elle avait de l’autre la phantastica), Les introuvables, cas cliniques et autoanalyse
représentation du vécu des soldats. 1918-1930. Paris : Seuil, 2000.
En 1973, en jetant un regard sur l’ensemble de son 10. DEUTSCH H. Psychanalyse des fonctions sexuelles de la
travail, Hélène Deutsch déclare qu’elle aurait pu appeler femme. Paris : PUF, 1994.
l’ensemble de son œuvre La femme [14]. Elle connut trois 11. DEUTSCH H. La psychologie des femmes. Étude psychana-
lytique. I. Enfance et adolescence. Paris : PUF, 1987.
régimes politiques : la monarchie austro-hongroise, la
constitution d’un régime fédéral qui devint, avec Engelbert 12. DEUTSCH H. La psychologie des femmes. Étude psychana-
lytique, II. Maternité. Paris : PUF, 1987.
Dollfuss, homme politique autrichien, chancelier chrétien
social, un État organisé sur des principes autoritaires et 13. DEUTSCH H. L’imposteur : contribution à la psychologie du
moi d’un type de psychopathe. La psychanalyse des névro-
corporatifs et, enfin, la démocratie américaine. Elle eut
ses et autres essais : étude de clinique psychanalytique.
l’occasion d’assister à la montée du nazisme, à la Seconde Paris : Payot, 1970.
guerre mondiale et à la guerre du Vietnam. Nous avons
14. DEUTSCH H. Autobiographie. Paris : Mercure de France,
montré l’importante place qu’elle accorde au vécu des 1986.
femmes pendant la première guerre. Une étude qui prolon- 15. DUBY G, PERROT M. Histoire des femmes en Occident. IV.
gerait celle-ci pourrait montrer dans le reste de ses écrits et Le XIXe siècle. Paris : Plon, 1991.
plus principalement dans La psychologie des femmes, 16. EISSLER KR. Freud sur le front des névroses de guerre.
ouvrage en deux tomes publiés en 1944 et 1945, l’impact Paris : PUF, 1992.
de la seconde guerre sur la vie des femmes. 17. FREUD S. In : Nouvelles remarques sur les psychonévroses
de défense. Œuvres complètes vol. III. Paris : PUF, 1998 :
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1894-9.
Références 18. FREUD S. In : Actuelles sur la guerre et la mort. Œuvres
complètes, vol. XIV. Paris : PUF, 1994 : 1914-5.
1. ABRAHAM K. L’histoire d’un chevalier d’industrie à la 19. FREUD S. In : Leçons d’introduction à la psychanalyse.
lumière de la psychanalyse, Œuvres complètes, Tome II Œuvres complètes, vol XIV. Paris : PUF, 2000 : 1915-7.
(1913-1925), Développement de la libido, formation du 20. FREUD S. In : Rapport d’expertise sur le traitement électri-
caractère. Études cliniques. Paris : Payot, 1966. que des névrosés de guerre. Œuvres complètes, vol XV.
2. BALABANOFF A. Ma vie de rebelle. Paris : Balland, 1938. Paris : PUF, 1996 : 1916-20.
3. BARROIS C. Psychanalyse du guerrier. Paris : Hachette, 21. FRÖLICH P. Rosa Luxemburg, sa vie et son œuvre. Paris :
1993. L’Harmattan, 1991.
22. Les premiers psychanalystes. Minutes (IV) de la Société
4. DE BEAUVOIR S. Le deuxième sexe, II : L’expérience vécue. psychanalytique de Vienne (du 3 janvier 1912 au 20 mars
Paris : Gallimard, 1949. 1938). Paris : Gallimard, 1983.
5. DEUTSCH H. Etude de cas de folie induite, Les introuvables, 23. MIQUEL P. Les Poilus, La France sacrifiée. Paris : Plon,
cas cliniques et autoanalyse 1918-1930. Paris : Seuil, 2000. 2000.
6. DEUTSCH H. Contribution clinique à la connaissance du 24. ROAZEN P. Hélène Deutsch, une vie de psychanalyste.
mécanisme de la régression dans la schizophrénie, Les Paris : PUF, 1992.
introuvables, cas cliniques et autoanalyse 1918–1930.
TRÉHEL G. Hélène Deutsch (1884-1982) : théorisations sur
Paris : Seuil, 1999.
les troubles psychiatriques des femmes pendant la Première
7. DEUTSCH H. La première peine d’amour d’un petit garçon guerre mondiale. L’Information Psychiatrique 2007 ; 83 :
de deux ans, Les introuvables, cas cliniques et autoanalyse 319-26
1918-1930. Paris : Seuil, 2000.

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