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LE CONCEPT DE RÉTENTION CHEZ E.

HUSSERL : UNE MÉMOIRE


CONSTITUTIVE AUX SOURCES DE LA MÉMOIRE DE TRAVAIL

Marie-Loup Eustache

John Libbey Eurotext | « Revue de neuropsychologie »

2009/4 Volume 1 | pages 321 à 331


ISSN 2101-6739
DOI 10.3917/rne.014.0321
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Article de synthèse
Rev Neuropsychol

2009 ; 1 (4) : 321-31 Le concept de rétention chez


E. Husserl : une mémoire constitutive
aux sources de la mémoire de travail
Retention’s concept by E. Husserl:
a constitutive memory at the roots
of working memory

La mémoire à court terme et la mémoire à long terme sont


Marie-Loup Eustache Résumé
des concepts largement utilisés en neuropsychologie
Département de philosophie, avec des définitions précises. L’histoire récente de ces concepts et des modèles qui les utilisent
université de Caen/Basse-Normandie, (modèle de la mémoire de travail de Baddeley, conceptions multisystèmes) est relativement
France
<mleustache@hotmail.com> bien connue. En revanche, leur fondement a rarement été relaté explicitement. Nous nous
proposons ici de nous pencher sur les origines philosophiques du phénomène de mémoire à
court terme, non alors utilisé sous ce nom. En philosophie, Edmund Husserl (1859-1938) a, en
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effet, fait une distinction entre ce qu’il appelait « mémoire par rétention » (mémoire à court
terme) et « mémoire des ressouvenirs » (mémoire à long terme) grâce à une méthode spéci-
fique dont il est le fondateur : la phénoménologie. La phénoménologie décèle l’essence de
chaque chose en tant qu’objet de conscience, et Husserl s’intéresse alors à l’essence précise de
la mémoire et analyse nos représentations en elles-mêmes. Le fait d’étudier le rapport de la
conscience avec ce qu’elle détient permet de bien comprendre ce regard possible de la
conscience sur elle-même et, par conséquent, de la mémoire elle-même. Husserl dresse
une vision élaborée de la mémoire et révèle l’importance de son caractère linéaire, permettant
l’identité du sujet. Husserl découvre une mémoire en nous constitutive, qui ressemble forte-
ment à la mémoire que nous qualifions aujourd’hui de « mémoire de travail ». Dans cet article,
nous effectuons une exégèse de l’évolution du concept de rétention dans l’œuvre de Husserl,
et nous le rapprochons des théories actuelles de la mémoire, notamment la conception récente
de Baddeley, intégrant le concept de buffer épisodique.
Mots clés : E. Husserl • phénoménologie • rétention • mémoire de travail • conscience

Abstract Short-term memory and long-term memory are two


concepts largely used in neuropsychology with very strict
definitions. The recent history of these concepts and of the models that utilise them (Badde-
ley’s working memory model, multisystems conceptions) is relatively well-known. However,
their foundations have not been explicitly described. In philosophy, Edmund Husserl (1859-
1938) has also made a distinction between memory recollection and memory retention. By
giving the precise definition of each, this article tries to reveal a similarity in Husserl’s notion of
retention with what we call today working memory, the memory constituting the time that
has just passed. If Husserl already managed to define these two types of memory, he achieves
this through the use of phenomenology. Phenomenology reveals the essence of memory and
doi: 10.1684/nrp.2009.0050

analyses our representations for what they are. Studying the link between consciousness and
what it holds may serve to understand consciousness in itself and ultimately memory in itself.
Husserl raises an elaborate view of memory and reveals the importance of its linear aspect,
essential for the subject’s identity. In this way, Husserl depicts a particular memory, constitu-
Correspondance :
tive of ourselves, and closely related to what we now call “working memory”. In this article,
M.-L. Eustache

REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
321
Article de synthèse

we will attempt to make a link between Husserl’s concept of retention and Baddeley’s
concept of working memory by integrating the notion of the episodic buffer.

Key words: E. Husserl • phenomenology • retention • working memory • consciousness

N
ous utilisons des concepts théoriques au quotidien, losophique sur l’organisation d’ensemble des systèmes de
en neuropsychologie comme dans d’autres disci- mémoire et leurs interactions.
plines, dans leur acception la plus récente, mais Cet article a en conséquence plusieurs objectifs com-
sans pour autant toujours connaître leur évolution histo- plémentaires. Dans un premier temps, nous présenterons
rique : les travaux fondateurs et leurs origines, la première succinctement la phénoménologie et l’œuvre de son fonda-
occurrence du terme, les premières définitions, les change- teur, E. Husserl. Dans un deuxième temps, nous définirons
ments marquants… Des concepts comme ceux de mémoire plus en détail le concept de rétention et ses dérivés en
épisodique ou de mémoire de travail ont fait leur apparition soulignant son évolution et sa place centrale dans la théorie
au début des années 1970 en psychologie expérimentale et des relations entre mémoire et conscience élaborée par cet
en neuropsychologie avant d’être utilisés plus largement en auteur. Enfin, nous mettrons en relation le concept de réten-
sciences cognitives. D’abord essentiellement sous la plume tion formalisé par Husserl avec les évolutions récentes du
de leurs créateurs, E. Tulving pour la mémoire épisodique et concept de mémoire de travail de Baddeley, puis plus lar-
A. Baddeley pour la mémoire de travail, ils sont devenus gement avec des modèles structuro-fonctionnels de la
des concepts indispensables et ont profondément changé mémoire humaine.
depuis cette date, parfois au cœur de controverses mais
aussi à la pointe des évolutions les plus passionnantes de
la recherche (voir par exemple le numéro spécial de Neuro- Edmund Husserl et la phénoménologie
psychologia 2009 [1] consacré à la mémoire épisodique).
Edmund Husserl (1859-1938)
Dans le cadre de revues de questions ou de mises au point
E. Husserl est né à Prossnitz, en Moravie (Autriche-
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théoriques, les auteurs les plus influents ont été amenés à
préciser ces évolutions (voir par exemple, Tulving [2] pour Hongrie), en 1859. Suivant des cours de mathématiques,
le concept de mémoire épisodique). La filiation directe de philosophie et d’astronomie, il obtient (en 1882) un
entre le concept de mémoire à court terme et celui de Doctorat de mathématiques à Vienne, intitulé : Contribu-
mémoire de travail a aussi été exposée dans les textes tion à la théorie du calcul des variations. Il suit en 1883
fondateurs de Baddeley [3-5]. Les liens avec le modèle les cours de Brentano avec lequel il ne tarde pas à se lier.
d’Atkinson et Shiffrin [6] et les travaux de l’école anglaise Husserl ne se consacrera plus qu’à la philosophie à la suite
de neuropsychologie [7] ont été soulignés et font partie de de cette rencontre. En 1887, il épouse une institutrice,
l’histoire et de l’enseignement de neuropsychologie [8]. Malvina Steinschneider, dont il aura trois enfants.
Mais ces concepts ont une autre histoire, plus ancienne, Le 1er août 1894, Husserl est nommé professeur à l’uni-
qui en constitue la fondation profonde. Pour la mémoire versité de Halle, en Allemagne. En septembre 1901, la
épisodique, son créateur, E. Tulving, a fait fréquemment faculté de philosophie de Göttingen fait appel à lui
référence à la phénoménologie pour indiquer les sources comme « professor extraordinarius ». Après la publication
de son inspiration. Les concepts de conscience auto- des Recherches logiques (1901) [9], des Leçons pour une
noétique, noétique ou anoétique, niveaux de conscience phénoménologie de la conscience intime du temps (1905)
qui caractérisent l’expression de différents systèmes de [10] et des Idées directrices pour une phénoménologie
mémoire, proviennent en droite ligne de la branche de la (1913) [11], Husserl est appelé comme professeur ordinaire
phénoménologie et de son fondateur, E. Husserl. par l’université de Fribourg, puis est nommé professeur
Pour le concept de mémoire de travail, à notre connais- honoraire à l’université de Berlin.
sance, les liens entre ses origines philosophiques et son En 1929, Husserl présente des conférences à Paris qui
acception cognitive ont été moins clairement précisés par donneront lieu à la publication des Méditations cartésien-
les auteurs actuels, peut-être parce que ceux-ci sont moins nes [12]. En 1933, Hitler est nommé chancelier. Husserl est
directs. Pourtant, E. Husserl a mené une réflexion novatrice exclu de l’université par les nazis. La Crise des sciences
sur le concept de rétention (proche, nous le verrons de celui européennes paraît en 1936. En 1938, Husserl meurt à
de mémoire de travail) ; celui-ci est d’ailleurs au cœur de Fribourg à l’âge de 79 ans. Au-delà de ses œuvres remar-
ses conceptions de la mémoire. Ce concept de « mémoire quables, Husserl laisse après lui cette nouvelle philosophie
rétentionnelle » nous semble aux sources même de celui de qu’il nomme la phénoménologie.
mémoire de travail. Plus encore, il pourrait apporter des élé-
ments de réponse ou tout du moins un éclairage original à La phénoménologie
certaines questions posées aujourd’hui aux modèles de la La phénoménologie est une méthodologie philoso-
mémoire. Leur extension indispensable aux concepts de phique rigoureuse que Husserl qualifie de « science des
conscience et d’identité rend pertinente une réflexion phi- phénomènes » et de la façon dont ils se présentent à

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Article de synthèse
l’homme. La phénoménologie cherche ainsi à mettre en science de la « conscience pure », c’est-à-dire une science
lumière les conditions de possibilité de la connaissance élaboratrice des principes théoriques permettant l’étude
du sujet humain. Elle vise à définir les objets que nous d’une conscience en marche :
avons en pensée, à décrire un « phénomène », c’est-à-dire « Il est évident que, mutatis mutandis, tout cela vaut
une donnée qui se présente à la conscience et prend sens pour une “psychologie interne” pure, ou pour une psycho-
en elle. La phénoménologie n’est pas « indépendante » logie “purement intentionnelle” qui reste sur le terrain
mais rattachée à l’individu, cependant, ce n’est pas l’indi- naturel et positif. Nous avons fait ressortir, par quelques
vidu pour autant qui donne sens à l’objet, mais il le reçoit et indications sommaires, qu’elle est la parallèle de la
doit ensuite le comprendre. Il n’y a pas de césure entre phénoménologie constitutive en même temps que trans-
l’objet et le sujet, mais l’individu n’est que rapport, que rela- cendantale. La seule réforme véritablement radicale de la
tion aux choses perçues : le phénoménologue cherche psychologie réside dans l’élaboration d’une psychologie
alors à déceler ce lien, ainsi il n’est pas question de com- intentionnelle. Brentano la réclamait déjà, mais il ne vit
prendre d’abord l’objet pour comprendre par là le sujet pas malheureusement ce qui fait le sens fondamental
humain, ni l’inverse, mais de les comprendre tous deux, d’une analyse intentionnelle, donc de la méthode qui
dans leur relation. Ce lien néanmoins est bien visible si le seule rend possible une psychologie de ce genre, puisque
sujet humain fait le choix de se pencher sur ce dernier, cela seule elle nous révèle les problèmes véritables et à vrai dire
revient à adopter « une attitude transcendantale », c’est- infinis d’une telle science » (§20, pp. 89-90 [12]).
à-dire rechercher les conditions de possibilité de la La phénoménologie, dont les objectifs sont théoriques
connaissance humaine d’un objet intentionnel. et généraux, est donc d’après Husserl une science au fon-
dement même des rapports entre conscience et objet, alors
Phénoménologie et psychologie que la psychologie « empirique » traite d’un sujet humain
Pour Husserl, la phénoménologie a la particularité réel, individuel.
d’être constitutive et transcendantale, c’est-à-dire qu’elle La conscience est, en définitive, un pont vers un sujet de
s’intéresse aux essences de chaque chose à connaître mais pensée, elle est relation du fait de son caractère intention-
aussi aux conditions de possibilité de cette connaissance nel. S’il y a intentionnalité pour la réflexion sur le monde,
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par la conscience. Si la phénoménologie comme la psycho- on parle aussi d’intentionnalité pour la réflexion de soi à
logie sont des sciences de la conscience, elles sont en fait soi. La phénoménologie correspond à ce qu’il désigne par
éloignées. Pour Husserl d’ailleurs, la phénoménologie est les termes de « psychologie purement intentionnelle »,
une « propédeutique » à la psychologie, elle se place puisqu’elle ne s’intéresse ni à la personnalité du sujet
avant elle et la permet. (il n’est pas perçu en tant qu’individu) ni à l’objet dans son
Entrer en phénoménologie demande en effet de mettre contenu de sens, mais ne s’intéresse qu’au rapport de la
entre parenthèses notre soi personnel, pour ne plus avoir conscience en général à ce type d’objet. Cette nouvelle
qu’un regard neutre sur les choses. Cela est possible d’après approche est dénuée de toute ambiguïté par l’adoption de
Husserl, puisque nous pouvons nous détacher du soi ce terme de « phénoménologie », impliquant clairement un
individuel pour étudier l’essence du moi (ou moi transcen- registre indépendant de la psychologie et une méthode bien
dantal, voir infra). En phénoménologie, une certaine particulière. Elle vise à saisir l’essence invariante des élé-
concrétude siège encore dans le moi, dans le fait de demeu- ments empiriques et changeants. Pour cela, en ce qui
rer une conscience constituante, ce que Husserl nomme : concerne la description de la mémoire, nous comprenons
« l’intentionnalité ». Ce terme d’intentionnalité fut proposé que, derrière notre conscience individuelle, se cache une
pour la première fois par le psychologue-philosophe Franz conscience constituante. En effet, si nous mettons entre
Brentano, « Toute conscience est conscience de quelque parenthèses nos vécus individuels et psychologiques, nous
chose », et Husserl le reprend dans sa propre philosophie. pouvons nous ouvrir à une conscience qui est une pure
Dans Les Méditations cartésiennes [12] par exemple, capacité à mémoriser et à unir des éléments temporels
Husserl écrit : dans une certaine continuité. Lorsque la conscience est
« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette regardée en elle-même, elle n’est pas saisie d’après ce
particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être qu’elle forme, mais en tant que structure capable de former.
conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de Ce regard réflexif de la conscience sur elle-même, par sous-
cogito, son cogitatum en elle-même » (Deuxième médita- traction de tout ce qui est individuel et personnel en elle, ne
tion, §14, p. 65). se nomme pas autrement qu’opérer une « réduction phéno-
Bien que Husserl ait été longtemps l’élève de Brentano ménologique ». À partir de cette réduction, je suis pleine-
et s’en soit fortement inspiré, la phénoménologie fondée ment un moi capable de connaître, je deviens un moi
par Husserl est à différencier de la psychologie empirique transcendantal, une pure capacité à connaître de manière
(qui s’attache à des sujets humains individuels). Husserl le consciente mes rapports en conscience.
précise au §20 des Méditations, il a effectivement repris le J’ai, en phénoménologue, un deuxième regard sur les cho-
concept d’« intentionnalité » proposé par Brentano, mais ses qui m’entourent ou qui me parviennent en conscience ;
en phénoménologie et non dans le cadre d’une psychologie j’acquiers ainsi une perception interne sur mes propres
empirique comme ce dernier. La phénoménologie est une connaissances. Qu’est-ce donc que cette perception interne ?

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Article de synthèse
La « perception interne » en phénoménologie mode de réflexion et non plus du lieu de l’objet étudié
Comment en effet comprendre ces termes de « percep- selon un extérieur et un intérieur. Afin d’être plus clair
tion interne » en phénoménologie, si l’on part du principe par la suite et de ne pas faire perdurer l’ambiguïté des
que tout est étudié d’après son entrée en conscience ? termes de perception interne ou externe, Husserl parlera
Devons-nous en déduire que tout devient « perception de perception, ou de présentification (perception de
interne » chez Husserl ? perception).
Dans les Ideen 1 [11] Husserl emploie les expressions Le terme d’« intériorité » est en lui-même paradoxal. En
de « perception interne » et de « perception externe » : effet, l’homme est à la fois composé d’une intériorité et
d’une vision de l’extérieur de lui-même, or l’un comme
« Nous avons une expérience originaire des choses phy-
l’autre sont découverts par lui en lui-même. Il n’y a donc
siques dans la “perception externe” ; nous ne l’avons plus
de monde extérieur qu’à partir d’une réflexion intérieure.
dans le souvenir ou dans l’anticipation de l’attente ; nous
L’identité du monde, comme l’identité à soi, sont rendues
avons une expérience originaire de nous-mêmes et de nos
possibles par la réflexion de l’humain. Ainsi, l’intériorité
états de conscience dans la perception dite interne ou per-
n’est pas un enfermement en soi, mais elle a cette capacité
ception de soi ; nous n’en avons pas d’autrui et de son vécu
d’ouvrir à ce qui n’est pas soi. Il y a, en soi, autre que soi.
dans “l’intropathie” (« Einfühlung », p. 15).
Il n’est donc pas judicieux de penser la définition du soi
Pour expliquer ce qu’il entend par « perception de l’homme par abstraction de ce qui serait temporel,
interne » et « perception externe », Husserl compare la per- puisque l’homme est un être au monde, vivant le dehors
ception d’un souvenir à la perception du vécu d’un autre par son dedans et comprenant ce qu’il est en pénétrant le
homme, par intropathie, c’est-à-dire en faisant la démarche monde. L’homme est homme par sa pensée, mais égale-
de se mettre à la place de l’autre pour le comprendre, ce ment par son inscription dans un monde qui résonne en
que l’on appelle aujourd’hui la « théorie de l’esprit ». lui, puisque c’est dans le monde que l’homme a à réfléchir.
Nous soulignons, à ce sujet, les rapprochements et les dis- C’est en étant au monde que l’homme peut avoir l’intuition
tinctions très actuels entre les mécanismes impliqués dans de cet « extérieur » en lui et le saisir comme appartenant à
la mémoire (le voyage mental dans le temps) et dans la son « intérieur » ; il n’y a donc plus de césure entre une
théorie de l’esprit (la capacité d’adopter le point de vue
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intériorité et un extérieur, puisque tout est intentionnalité,
d’autrui). tout est pensé. Cependant, il peut être utile de retenir cette
La perception du sujet connaissant serait originaire et opposition entre « perception interne » et « perception
donc plus immédiate, plus précise pour le sujet que la per- externe » pour base, puisque, avant d’entrer vraiment en
ception d’une perception d’autrui. Cependant, dans ce pre- phénoménologie, c’est ainsi que nous avons communé-
mier chapitre des Ideen, Husserl adopte encore le regard ment l’habitude d’appréhender les choses. D’ailleurs, si
d’un homme usant de l’attitude naturelle, c’est-à-dire non Husserl découvre la conscience absolue, le moi phénomé-
phénoménologique. Son regard n’est pas encore « eidé- nologique, ce moi au monde constituant, cette pure cons-
tique », c’est-à-dire sachant décrypter l’essence des « cho- cience, c’est bien en étant parti lui-même d’une étude sur
ses perçues ». Il ne fait donc pas la même distinction, entre les actes dits « de base », c’est-à-dire internes au sujet,
perception interne et externe, que plus tard et comme ce comme c’est le cas lorsque le sujet se réfléchit lui-même,
sera le cas dans la suite de cet article. Il est utile de bien imagine ou encore se souvient. En effet, Husserl partait de
comprendre cette première distinction pour comprendre ce préjugé d’une séparation entre un dehors et un dedans,
la deuxième : dans l’extrait cité ci-dessus, la perception mais en étudiant le « dedans » du sujet, il découvre le moi
interne équivaut alors aux perceptions miennes de moi- pur constituant et la méthode phénoménologique elle-
même, au contraire des perceptions externes, moins lisi- même. Finalement, en phénoménologie, la distinction
bles, de perceptions perçues indirectement, comme c’est entre perception interne et externe n’a plus lieu d’être,
le cas de la perception des vécus d’autrui. Après réduction, puisque tout devient pensée. Cependant, à une autre
la perception interne et la perception externe ne sont plus à échelle d’analyse, il existe encore deux niveaux de percep-
lire en ce sens : la perception interne devient la perception tion à développer, non plus naturelle, mais phénoménolo-
de la perception en elle-même et celle-ci est, pour Husserl, gique, intentionnelle : une perception directe, interne, et
chose plus vraie et plus proche du moi lui-même, que le une perception indirecte, externe, la perception de
contenu de la perception. Ce n’est donc pas le fait que perception.
l’objet d’étude soit externe ou interne au sujet qui intéresse Avec Husserl, la perception externe prend alors un nou-
Husserl, en tant que phénoménologue, mais c’est la façon veau visage, puisqu’elle laisse surgir l’existence d’une cons-
dont le sujet connaît avec plus ou moins d’immédiateté ce cience préréflexive, qui a déjà été consciente. La perception
qu’il reçoit et conçoit. externe prend un tout autre sens, puisque nous avons subi
Dans l’attitude phénoménologique, l’opposition entre une véritable conversion du regard avec Husserl, en n’usant
un extérieur et un intérieur de soi n’aura plus vraiment de plus des représentations mentales au premier degré, de
sens, puisque tout est objet de réflexion du sujet. Ensuite, façon naïve, mais en les observant comme des phénomè-
bien entendu, la réflexion peut être directe ou indirecte, nes, comme des « apparus à la conscience ». Toute chose
mais tout dépend du degré de réflexion, ou encore du est phénomène si elle se donne de manière consciente à la

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conscience comme objet d’étude. Si Husserl cherche à tion qu’a ma conscience lorsqu’elle perçoit un autre
définir l’essence du souvenir, il est face à un phénomène homme. Husserl utilise cette comparaison dans le but de
bien complexe, puisqu’il a la particularité de se présenter déceler l’essence du ressouvenir ; il le compare à mon
à moi mais, en même temps, d’être en moi. Pour analyser ce regard vers autrui pour, en fait, les distinguer (voir supra
type d’objet, la phénoménologie husserlienne a pour prin- les analogies et les dissemblances entre mémoire et théorie
cipe de ne pas regarder le souvenir selon l’histoire psycho- de l’esprit). L’essence d’autrui est simplement un point sur
logique du sujet, mais l’étudie en lui-même, comme un lequel Husserl s’appuie pour la comparer à celle du
objet se plaçant dans le passé, bien qu’évoqué au présent ressouvenir et insister sur sa spécificité. En effet, la compré-
par la conscience. hension de l’autre ne passe pas par un raisonnement : je
Cette nouvelle définition de la perception externe ras- reconnais l’autre immédiatement sans concept, comme
semble alors en elle deux types de perception : le ressouve- étant un alter ego, contrairement à toute perception
nir (proche du « souvenir » au sens courant du terme, nous habituelle ; il est immédiatement présent, bien que restant
y reviendrons) et la rétention. La rétention est aussi appelée inaccessible. Husserl parle alors d’une « présentation
« souvenir frais », elle est ce « souvenir » de ce qui vient indirecte ».
tout juste de se passer. Si la rétention est plus directe que Le ressouvenir n’est pas non plus une perception sim-
le ressouvenir, s’étant donnée il y a moins longtemps à la ple. Cependant, il n’est pas non plus une présentation indi-
conscience que celui-là, doit-on toujours parler de « pré- recte, il est une « représentation ». Ainsi, si, comme pour le
sentification » en ce qui la concerne ? Doit-on toujours cas d’autrui, le ressouvenir est un perçu particulier qui n’en
parler de phénomène se présentifiant à la conscience, n’est pas vraiment un, le ressouvenir se distingue du cas
c’est-à-dire se donnant à nouveau à la conscience ? En d’autrui en un point tout à fait extraordinaire : le ressouvenir
effet, le phénomène de rétention n’est-il pas davantage lié est un élément qui contient du mien, qui est relatif à soi,
au présent, bien qu’il y ait retenue d’un fait qui n’est déjà alors que l’apparaître d’autrui, la connaissance de l’autre,
plus présent ? En effet, si lors de la présentation ponctuelle amène quelque chose qui me ressemble mais qui n’est
de toute nouvelle face d’un objet temporel, j’oubliais les pas moi.
premières au fur et à mesure, serais-je vraiment en mesure Si le souvenir se définit comme étant une représentation
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de percevoir un objet ? La chose perçue ne transcende- mienne qui n’est plus à moi dans le présent, cela n’est
t-elle pas la manifestation de la chose ? Là se tient la clef valable que pour le souvenir d’un temps clos ou de ce
pour Husserl, somme toute paradoxale, de la saisie d’un que Husserl appelle le « ressouvenir ». En effet, et cela est
objet temporel, devant être compris unitairement d’après primordial pour la compréhension de la mémoire dans sa
une multiplicité qui s’étale dans le temps. Comment capter globalité, il y a deux types de souvenirs pour Husserl : un
alors le message d’un objet qui est et en même temps n’est souvenir qui rappelle un événement terminé, le « ressouve-
plus ? Comment saisir ce qui n’est pas entièrement présent ? nir », et un « souvenir frais », qui rappelle un souvenir d’un
Comment percevoir quelque chose indirectement, et une instant court et venant tout juste de se produire, d’un évé-
telle perception n’est-elle pas tronquée par sa teneur nement temporel non encore achevé. Nous sommes bien
même ? ici au cœur de la distinction entre la « mémoire-souvenir »
et la mémoire de travail qui nous préoccupe dans cet arti-
cle. Nous avons, bien sûr, entrevu la « conception » de la
Deux types de « souvenirs » mémoire épisodique et de la conscience autonoétique,
pour Husserl : le souvenir d’un temps mais nous ne développerons pas ce thème dans cet article
(voir [13] pour revue).
à soi (ou ressouvenir) et le souvenir
d’un instant tout juste passé Rétention et « souvenir frais »
(ou souvenir frais) La rétention se confond avec le « souvenir frais », au
début de l’ouvrage Les Leçons sur le temps (volume B)
Cette distinction opérée par Husserl nous amène au [10]. Dans cette traduction récente des textes husserliens
cœur de l’opposition déjà évoquée entre mémoire à long concernant la conscience intime, des textes postérieurs à
terme (et plus précisément mémoire-souvenir ou mémoire la rédaction des Leçons (partie A) sont retranscrits. Husserl
épisodique) et mémoire à court terme (ou mémoire de tra- revient alors sur la question de la « rétention » en la mettant
vail dans sa terminologie moderne). Nous ne nous attarde- en parallèle avec le souvenir (ou ressouvenir). Dans cet
rons pas sur le concept de « ressouvenir », mais celui-ci ouvrage, des textes de Husserl de différentes époques sont
nous permettra de mieux cerner ceux de « souvenir frais » rassemblés, ce qui permet de lire toute l’évolution de sa
et de rétention qui font directement l’objet de cet article. théorie sur le rapport de la conscience aux objets
temporels.
Le ressouvenir La rétention est ce qui désigne la visée d’un élément
Voilà comment Husserl procède pour décrire l’essence venant tout juste de se présenter à la conscience et faisant
de ce phénomène temporel qu’est le ressouvenir. Le souve- partie d’un événement plus large vécu au présent. Husserl
nir (ou ressouvenir) est comparé par E. Husserl à la percep- développe l’exemple de la perception d’une mélodie et de

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la retenue du son tout juste passé pour la saisie possible de nous nous rappelons des phrases mélodiques, n’est-ce pas
l’unité mélodieuse. Comment décrire et définir alors ce seulement parce que nous les avons retenues les unes après
phénomène de rétention, gardant en mémoire un temps les autres ? La mélodie ressouvenue et la même mélodie
passé dans le maintenant ? Husserl qualifie d’abord ce phé- écoutée pour la première fois ne sont-elles pas similaires,
nomène de « présentification » (de présentation se repré- ne sont-elles pas composées de la même façon ?
sentant à nouveau à la conscience). Cela veut dire que Husserl semble hésiter dans la réponse à donner : il
Husserl conçoit, par exemple, un événement sonore tout répond d’abord par « non » (sauf peut-être dans le cas où
juste passé mais encore présent, comme étant plus à quali- la mélodie est rapide), puis il lui paraît évident que la
fier de perception passée que de perception effectivement réponse ne peut qu’être affirmative (« Mais tout bien consi-
là au présent. En effet, le qualifier de perception reviendrait déré… »). Bien sûr, les sons antérieurs sont encore présents,
à ne plus respecter la temporalité de l’événement passé, lors de l’écoute de la fin d’une mélodie. Ils sont encore
quoique tout juste passé, et cela reviendrait à une sorte de en nous, dans notre conscience : ainsi, ce n’est pas le der-
cacophonie, puisque le présent et le tout juste passé nier son entendu qui ponctue la fin de la chanson, mais
seraient installés au même niveau perceptif. Par exemple, bien le fait qu’il soit lié aux sons d’avant, et qu’une certaine
le son tout juste passé d’un début de mélodie est bien unité arrive à son parachèvement, de même qu’une pierre
encore présent à mon esprit lorsque le son suivant apparaît. ne fasse pas un mur bien qu’elle soit la dernière posée.
Cependant, il n’est plus perçu comme l’est le nouveau son, La mélodie ne semble donc pouvoir être perçue ou
sinon ces deux sons seraient perçus en même temps et donc appréhendée que si les sons précédents sont maintenus,
sans harmonie. La rétention ou « souvenir frais » se place c’est-à-dire retenus ; le dernier son posé est alors inclus
donc, logiquement comme faisant davantage partie du dans une unité. L’image du mur se construisant est alors
passé que du présent. Pourtant, bien que la rétention soit utile pour comprendre la dépendance du dernier son par
décrite comme appartenant au passé, Husserl voit bien rapport aux précédents pour être entendu comme étant le
que celle-ci est à différencier du ressouvenir, étant certes dernier son, parachevant la mélodie ; cependant, il faut
passée, mais étant encore là au présent. Husserl se trouve bien différencier le mur de la mélodie, comme le précise
dans la difficulté à qualifier ce moment selon les règles Husserl.
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du temps ; le tout juste passé est un souvenir tout à fait par-
« La comparaison avec l’édifice ne convient pas dans la
ticulier, puisqu’il est un « souvenir primaire », qui est
mesure où, dans l’édifice achevé, chaque pierre reste
encore là dans le maintenant de la perception. Husserl
conservée. Il en va autrement ici. La perception de la
voit bien qu’il se distingue nettement du « ressouvenir »,
mesure est une unité temporelle, c’est-à-dire une unité
ce dernier étant un acte volontaire et libre, où les vécus
répartie temporellement. La perception des phases anté-
ne sont plus retenus d’une manière originelle et ont donc
rieures est contenue en elle, mais à la façon précisément
été modifiés ; le vécu ressouvenu est alors saisi moins
dont quelque chose est conservé dans une unité temporelle
clairement que le vécu encore présent en moi de façon ori-
d’extension. Et ainsi de suite » (p. 109) [10].
ginelle, étant donné que les vécus ressouvenus ne sont plus
présents. Husserl a compris que la réponse à la question (de
Finalement, Husserl opte pour considérer que cette savoir si les phases antérieures sont encore présentes lors
rétention n’est ni vraiment une perception, ni une présenti- de l’écoute du dernier son) est forcément affirmative, seule
fication, mais vient d’un niveau de conscience différent. En issue pour que le sujet puisse saisir l’unité de la mélodie ;
effet, en dernier lieu, Husserl insiste sur le caractère consti- cependant, ces phases ne sont pas perceptibles comme les
tutif de la rétention elle-même et ne la vise plus comme pierres posées construisant un mur. Ces phases ne sont pas
étant un contenu immanent situé entre passé et présent, perçues, mais simplement vécues. Ainsi, ces phases sont
ou à la fois passé et présent. Cette différence de définition encore là, mais où sont-elles, puisqu’elles ne sont pas
apporte un véritable changement, puisque je ne regarde concrètement là ? Quelque chose se construit dans la
plus la conscience temporellement et individuellement, conscience, elle-même se constituant par ses perceptions.
mais je la vise en elle-même. Nous sommes bien ici au Husserl a ici la vision d’une mémoire continue, unissant les
cœur même de l’objet de la phénoménologie. La rétention éléments entre eux temporellement. La solution du pro-
serait finalement un moment constitutif et non plus un blème se place ainsi du côté de la conscience. Husserl per-
contenu mémorisé ou en train de l’être. çoit alors la présence en nous d’un phénomène atemporel,
qualifié de « rétention » (celle-ci prenant alors un tout autre
La comparaison de la mélodie en train d’être sens que celui de « souvenir frais »). La rétention n’est alors
perçue et d’un mur en train d’être construit plus qualifiée de lieu de stockage d’un souvenir en forma-
Le ressouvenir d’une mélodie n’a pas le même mode tion, mais comme étant un moment constitutif de notre
d’apparaître à la conscience que la mélodie perçue au conscience passive (au sens où elle ne fait pas intervenir
moment même, l’une étant présentifiée et l’autre étant en la volonté du sujet dans ce travail) :
train d’être perçue. Pourtant, objectivement, si on regarde « C’est une conscience unitaire qui s’édifie pas à pas
cet objet en faisant abstraction du contexte de son écoute, il dans le percevoir et qui s’accroît en contenu dans le perce-
se donne bien selon différents stades, petit à petit. Or, si voir qui progresse » (p. 108) [10].

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La rétention n’est ni un maintenant, ni un souvenir temporel, mais un travail de la conscience. Retenons ici
Lorsque Husserl remarque qu’un son retentissant n’est que la rétention est une intentionnalité en elle-même, une
pas le même que le son entendu tout à l’heure, il peut en- fonction de la conscience absolue. Voilà pourquoi, elle ne
trevoir l’idée de l’atemporalité de la conscience absolue peut être qualifiée de contenu et, surtout, pourquoi elle ne
et régler le problème de la rétention en la redéfinissant. peut être qualifiée de « contenu » temporel.
Et, inversement, par l’étude de cette nouvelle définition de La modification du son entendu en rétention n’est donc
la rétention se développe encore cette idée d’atemporalité pas due à la temporalité (du son ou de la conscience),
de la conscience absolue. Husserl y parvient en voulant mais à l’atemporalité de cette intentionnalité rétentionnelle.
éviter le problème de l’infinie régression. Ce problème est La conscience absolue est elle-même atemporelle, mais
mentionné à travers un schéma, traçant le son dans le temps consciente du temps, grâce à cette fonction rétentionnelle,
selon ses modifications continuelles dues à l’éloignement m’amenant en conscience, par mémoire (non volontaire),
du temps présent (figure 1). une présence de ce son-passé : cela se manifestant par
Dans ce schéma, la rétention était encore perçue un changement continuel, une modification discrète du
comme étant reliée au maintenant du son et s’effilant son passé.
comme une « queue de comète ». Or, dans l’exemple de Husserl aborde ici un point important, celui de l’atem-
la comparaison entre la perception de la mélodie et la cons- poralité de la conscience absolue, constituante de la tem-
truction du mur, Husserl est déjà persuadé que la rétention, poralité. Pour qu’il y ait cette constitution de la temporalité
jusqu’alors accrochée à la sensation, n’est pas la répétition dans la conscience intime, il faut qu’au départ les actes
du son passé, mais n’est plus non plus, comme dans ce d’une conscience absolue soient constituants. C’est juste-
schéma, reliée à la sensation (figure 1). La rétention serait ment le cas de la rétention : elle est une condition de possi-
alors une « résonance », un son modifié. Cela change tout, bilité de la constitution de ma conscience temporelle.
car la rétention apporte bien quelque chose de nouveau à Elle n’imprime pas de contenu nouveau dans mon intério-
la conscience, non plus en termes de contenu retenu, mais rité, elle agit simplement pour que je puisse percevoir dans
en termes de modification du son perçu. Ainsi, il n’y a pas le temps. Ici, Husserl emploie pleinement le terme de
d’infinité à ce niveau, puisque la rétention vient transformer « rétention » ; celle-ci a enfin son visage définitif, elle n’est
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le son perçu, sans rappeler tous les éléments antérieurs au ni perception du maintenant (ou de ce qui l’accompagne
son. En effet, la rétention n’est pas un contenu temporel, simultanément), ni souvenir. Elle est un mode de la cons-
mais une synthèse, une mise en forme, une constitution cience absolue, atemporel, jamais porteur de contenu
atemporelle de la conscience. immanent, mais toujours constituant, discrètement. En
Cette nouvelle évocation de la rétention permet la com- effet, la rétention est un « moment » atemporel de la cons-
préhension de la nécessité de l’atemporalité de la cons- cience fonctionnant sans que le sujet en ait conscience.
cience absolue, puisqu’elle-même n’est pas un contenu La rétention est un « moment » de la conscience absolue,

t20

t10
t21

O X
t0 t1 t2 t3 t4

Figure 1. L’image de la « queue de comète » (d’après [10]). L’abscisse OX correspond au temps utilisé par la mélodie dans son émission et dans son
écoute. L’ordonnée OE correspond au temps perçu par la conscience, en l’occurrence ici à la saisie temporelle d’une mélodie s’écoulant dans le temps.
T1 correspond au premier son capté par la conscience, T2 au deuxième… T21 et T20 correspondent aux sons précédents gardés présents en rétention
lors de la saisie du son T2. Husserl nous montre ici le problème de régression à l’infini lorsque la rétention se définit comme étant reliée au moment pré-
sent. En effet, plus la mélodie se déroule dans le temps, plus il y a de sons à retenir pour que l’unité de cette chanson soit saisie.

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Article de synthèse
elle n’est pas elle-même intentionnelle, mais elle est la l’information entre d’abord dans un registre d’informations
condition de possibilité de la vie intentionnelle de la sensorielles (appelé encore mémoire sensorielle ou
conscience. La rétention n’est pas dans le temps, mais mémoire immédiate et impliquant essentiellement des
permet à la conscience d’avoir un temps intime, puisque mécanismes perceptifs). Elle y réside pendant une période
ce que la conscience vit est structuré au fur et à mesure en de temps très brève (de l’ordre de quelques centaines de
rétention. millisecondes pour les informations visuelles). Dans un
deuxième temps, la mémoire à court terme reçoit une sélec-
tion des informations en provenance de ce registre senso-
Une mémoire rétentionnelle riel. Ces informations sont maintenues pendant une durée
proche de la mémoire de travail qui ne dépasse pas 30 secondes (il s’agit bien sûr d’un ordre
décrite par les sciences cognitives de grandeur). Enfin, une partie des informations est trans-
mise à la mémoire à long terme, qui se caractérise par la
Mémoire primaire et mémoire à court terme permanence de l’information stockée, même si celle-ci
Les concepts de mémoire primaire, puis de mémoire à peut être modifiée ou rendue temporairement indisponible.
court terme et de mémoire de travail ont été utilisés dans les La mémoire à court terme et la mémoire à long terme se
textes fondateurs des sciences cognitives et ont connu un distinguent également par leur capacité de stockage : limi-
réel succès, dans des acceptions sensiblement différentes, tée à quelques éléments pour la mémoire à court terme et
et cela dans plusieurs disciplines : intelligence artificielle, « illimitée » pour la mémoire à long terme.
psychologie animale, psychologie cognitive, neuropsycho- Le modèle sériel d’Atkinson et Shiffrin, qui distingue ces
logie, neurosciences cognitives (incluant notamment l’ima- différents « compartiments » de la mémoire, a été conforté
gerie cérébrale fonctionnelle). Progressivement, le concept par les observations de patients atteints d’un syndrome
de mémoire de travail a supplanté celui de mémoire à court amnésique. Des études menées chez le patient H.M. et
terme. Pour nombre d’auteurs, cette dernière expression ne chez des malades atteints de syndrome de Korsakoff sont
conserve alors plus guère qu’un intérêt historique et didac- d’ailleurs pris pour exemple dans les écrits de ces auteurs.
tique, bien que certains modèles actuels continuent de l’uti- Ainsi, ces patients présentent des troubles de la mémoire à
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liser (il est en revanche usuel de parler de maintien à court long terme sans atteinte de la mémoire à court terme. Tou-
terme, de façon purement descriptive). Cette évolution a eu tefois, l’observation de plusieurs patients (dont le patient
tendance à assimiler mémoire de travail, gestion attention- K.F. décrit par Warrington et Shallice au début des années
nelle, manipulation des informations et processus contrô- 1970 [7]), présentant la dissociation inverse (perturbation
lés, ou à privilégier les liens entre ces différents concepts sélective de la mémoire à court terme), vient remettre en
et composantes de la cognition. cause l’organisation sérielle du modèle. En même temps,
L’opposition entre « mémoire à court terme » et les travaux de l’école anglaise de neuropsychologie per-
« mémoire à long terme » est présente dès la naissance de mettent d’insister sur la pertinence théorique de départ
la psychologie scientifique. W. James proposa, le premier, séparant la mémoire à court terme de la mémoire à long
dans son livre Principles of psychology [14], la distinction terme.
entre ce qu’il nommait « mémoire primaire » et « mémoire
secondaire », c’est-à-dire « mémoire à court terme » et Cinq types de mémoire
« mémoire à long terme ». Cette mémoire primaire est Au-delà de la distinction entre « mémoire à court
capable de retenir un petit nombre d’informations, immé- terme » et « mémoire à long terme », de nombreux modèles
diatement présentes à l’esprit, alors que la mémoire en neuropsychologie s’accordent sur l’existence de plu-
secondaire contient un nombre pratiquement illimité de sieurs systèmes de mémoire. Ainsi, cinq formes de mémoire
connaissances qui nécessitent un effort pour être rappelées. sont représentées dans le modèle SPI (serial parallel inde-
Progressivement et surtout avec le renouveau de la psycho- pendant) proposé par Tulving [15]. Ce modèle dresse, de
logie cognitive, les concepts de mémoire à court terme et manière pyramidale, l’organisation « par emboîtement » de
de mémoire à long terme se sont imposés. cinq systèmes de mémoire : un système d’action (la
Dans les années 1960 et au-delà, la mémoire à court mémoire procédurale) et quatre systèmes de représenta-
terme est considérée comme un système (ou une forme, tion : le système de représentations perceptives, la mémoire
une composante…) de mémoire, qui sous-tend la réalisa- sémantique, la mémoire de travail et la mémoire épiso-
tion de tâches nécessitant le maintien en mémoire d’infor- dique. Le modèle Mnesis [16] conserve la structuration en
mations disponibles pour un traitement immédiat. Au cinq systèmes de mémoire initialement proposée par Tul-
contraire, la mémoire à long terme (définie comme un sys- ving, tout en en modifiant la configuration. Il propose,
tème ou un ensemble de systèmes, de composantes…) per- entre autres aménagements, de mieux définir les relations
met d’acquérir des informations de façon durable et sa entre les systèmes de mémoire à long terme et la mémoire
capacité de stockage est très importante. Le modèle de travail telle qu’elle a été définie par Baddeley. Ainsi,
d’Atkinson et Shiffrin (1968) [6] intègre ces deux compo- selon sa conception, la mémoire de travail permet le main-
santes de la mémoire et a contribué à les populariser. tien temporaire et la manipulation des informations lors de
Selon ce modèle d’organisation sérielle de la mémoire, la réalisation de diverses tâches cognitives complexes : cal-

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NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
Article de synthèse
culer, répondre à une question, résoudre un problème… En maintien en mémoire d’un numéro de téléphone). La plupart
plaçant, de manière originale, la mémoire de travail au cen- du temps, elles opèrent passivement, sans un contrôle direct
tre de l’organisation des systèmes de mémoire, Mnesis met de la part du sujet, ce qui est, nous l’avons souligné, le cas de
tout particulièrement l’accent sur une nouvelle instance la rétention. En effet, considérant l’exemple d’informations
définie par Baddeley en 2000 [17] le « buffer épisodique ». verbales prises en charge par la boucle phonologique, une
Cette mémoire tampon épisodique qui peut être considérée distinction a été faite entre, d’une part, une composante de
comme à l’origine de notre « conscience du moment pré- stockage passif, le stock phonologique, qui intégrerait, de
sent » [18] est à rapprocher du concept de « rétention » manière directe et sans intervention volontaire du sujet,
forgé par Husserl, et instaurant la vision d’une mémoire l’information auditive [21] et, d’autre part, la boucle de réca-
continue. pitulation articulatoire, responsable d’un maintien actif.
Cette idée de passivité de la mémoire de travail, qui
Mémoire de travail et « mémoire rétentionnelle » caractérise essentiellement la boucle phonologique et le
Le concept de « mémoire de travail » a été proposé au calepin visuo-spatial, est intéressante, puisqu’elle dresse
début des années 1970, sous sa forme moderne, par l’image d’une mémoire constituante en permanence, cela
Baddeley et Hitch [3]. D’après cet auteur et selon la pre- en dehors de la volonté du sujet. En même temps, c’est cette
mière version du modèle, trois facultés de la mémoire de non-mainmise du sujet qui lui permet de saisir la chaîne des
travail peuvent être distinguées, chacune émanant d’une informations et de s’insérer dans une continuité identitaire.
des trois composantes de la mémoire de travail : la boucle Ces thèmes se rapprochent évidemment de ceux de Husserl
phonologique, le calepin visuo-spatial et l’administrateur entre rétention et conscience absolue – la rétention est une
central. La première permet de garder à l’esprit un certain branche de la conscience – permettant à la conscience de
nombre de mots lorsque quelqu’un parle, de chiffres se constituer et de se saisir elle-même.
lorsque l’on nous dicte un numéro de téléphone. Cette Outre les fonctions de stockage de l’information, la
fonction de stockage est assurée par la boucle phonolo- mémoire de travail est dotée d’un ensemble d’opérations
gique, responsable de la saisie et du rafraîchissement ver- mentales destinées à la réalisation d’un but. Ces fonctions
bal, c’est-à-dire du maintien de la saisie d’une information sont assurées par l’administrateur central et permettent
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donnée dans la durée. La deuxième fonction de la mémoire l’accomplissement ordonnancé de tâches complexes.
de travail est d’être responsable du stockage des informa- Comme présenté ci-dessus, une de ses fonctions princeps
tions spatiales et visuelles, voire des images mentales est de contrôler la répartition de l’attention, c’est-à-dire de
elles-mêmes. Le calepin visuo-spatial permet ainsi de se coordonner la gestion des informations en provenance des
représenter une scène visuelle et d’en avoir une vision systèmes satellites. Si cette fonction de la mémoire de tra-
d’ensemble. La troisième fonction de la mémoire de travail, vail nous éloigne du thème de la rétention, elle désigne un
sous la dépendance de l’administrateur central, est de autre domaine d’intérêt, à savoir le caractère essentielle-
répartir les ressources attentionnelles allouées aux différents ment sélectif de la mémoire : sélection de l’information trai-
systèmes satellites. D’autres fonctions de traitement ont, par tée en fonction de la tâche poursuivie. Différentes théories
la suite, été attribuées à l’administrateur central [19, voir ont été proposées, et certaines ont été intégrées au modèle
infra]. Nous verrons plus avant les fonctionnalités du troi- de mémoire de travail de Baddeley pour rendre compte du
sième système satellite, le buffer épisodique, dont l’exis- fonctionnement de l’administrateur central. D’une façon
tence a été postulée plus récemment. générale, les idées qui prévalent insistent sur la gestion de
Dans son ouvrage La mémoire humaine : Théorie et pra- l’attention et le contrôle de l’activité en cours grâce à l’inter-
tique, Baddeley [20] pose un certain nombre de questions vention de différentes fonctions exécutives et de processus
qui ne sont pas sans rappeler la démarche de Husserl : stratégiques. Nous ne développerons pas ces différents
« Quelle est la longueur d’un instant ? Est-ce que ça cor- modèles qui risqueraient de nous écarter de notre propos.
respond au temps qu’il faut pour entendre une phrase, un Beaucoup de travaux ont été consacrés à l’administrateur
mot ou peut-être moins qu’un mot ? Comme notre cons- central ces 20 dernières années, et ceux-ci ont contribué à
cience semble s’étendre dans le temps, la longueur d’un conférer à la mémoire de travail le statut d’une instance
instant n’est pas nulle, mais elle est clairement limitée éminemment « contrôlée » : le présent psychologique
également. » (p. 49) [20]. devenant en quelque sorte sous le contrôle du sujet [19].
Les facultés de stockage de la mémoire de travail, plus Comme d’autres auteurs, Baddeley a pris conscience du
précisément des systèmes satellites précédemment décrits « goulot d’étranglement » imposé par l’omniprésence de
(boucle phonologique et calepin visuo-spatial), sont proches ces mécanismes de contrôle de l’action en cours et, en
de la faculté rétentionnelle décrite par Husserl. Elles permet- 2000, a proposé l’adjonction d’une nouvelle composante
tent en effet la saisie d’une série de sons, d’une scène dans son modèle de mémoire de travail : le buffer épiso-
visuelle, dans un présent vivant, c’est-à-dire dans un temps dique (repris dans le modèle Mnesis) [16]. Ce relais épiso-
court mais installé dans une certaine durée. Ces deux systè- dique se situe en fait à la jonction de la mémoire de travail
mes satellites de la mémoire de travail nous rappellent la et des systèmes de mémoire à long terme. Cette nouvelle
rétention de Husserl en ce qu’ils sont sollicités consciem- instance aurait pour missions principales d’intégrer des
ment lors de tâches de remémoration volontaire (comme le éléments provenant de différentes sources d’informations

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Article de synthèse
(multimodales, c’est-à-dire pas uniquement verbales et spa- tout au long de son histoire individuelle, puisqu’il met en
tiales, mais également des représentations provenant de la correspondance représentations à court terme et mémoire
mémoire à long terme) et de les stocker, de façon temporaire. épisodique. De plus, l’administrateur central rend compte
C’est parce qu’il dispose d’un système de codage amodal de des prises de décision (et de la sélection des informations)
l’information que le buffer épisodique peut maintenir sur le moment, en conformité avec les aspirations du sujet.
l’ensemble de ces informations sous une forme intégrée. Cette cohérence du sujet interne est rendue possible grâce
Il constitue un espace de stockage au sein duquel des infor- aux interactions entre buffer épisodique, administrateur
mations de différentes natures sont associées. Ce buffer est central et mémoire épisodique et, sans doute, de façon
qualifié d’épisodique, car il permet la création de scènes et plus large avec l’ensemble des systèmes de mémoire.
d’épisodes cohérents intégrés, directement accessibles à la Le modèle Mnesis est plus apte que le modèle SPI à rendre
conscience [17, 18]. Ses propriétés d’association lui confè- compte des interactions multiples entre les systèmes de
rent également un rôle important dans l’encodage et dans la mémoire. Il est en outre intéressant de constater que ce
récupération de souvenirs en mémoire épisodique. domaine d’investigation, très actif, s’élargit à d’autres fonc-
De la définition du buffer épisodique émerge la ques- tions, et dépasse le champ d’étude de la mémoire au sens
tion du caractère automatique/contrôlé de ses fonctions. strict. Le concept de working self (ou « self de travail » gou-
Ainsi, si le mécanisme de prise de conscience (conscious vernant la personnalité et la conduite cohérente du sujet-
awareness) est le jeu d’une interaction entre le buffer épi- voir notamment Conway [26]) introduit explicitement la
sodique et l’administrateur central, il semble que les méca- dimension identitaire dans une réflexion théorique sur la
nismes d’association des informations s’effectuent, pour mémoire humaine. Cette conception large de la mémoire
certains d’entre eux au moins, de manière automatique s’étend à la cognition sociale, c’est-à-dire à la façon dont
[22-24]. l’individu interprète son environnement social et entretient
Même s’ils sont issus d’univers théoriques et empiriques une relation avec l’autre. Nous pouvons, dès lors, affirmer
distincts, il nous semble intéressant de rapprocher ce que la rétention définie par Husserl trouve un écho dans
concept de buffer épisodique du concept de rétention de cette description moderne de la mémoire de travail, en ce
Husserl, en ce sens que tous deux participent à cette fonc- qu’elle est un lien avec la conscience et qu’elle est une
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tion synthétique de la mémoire. Si le buffer épisodique ne mémoire purement constitutive, dont le fonctionnement
permet pas de maintenir le moment (ayant été présent) lui- est partiellement indépendant de la volonté du sujet.
même, il est ce lien permettant à la conscience d’intégrer Au travers de cet article, nous avons voulu faire décou-
différents éléments et de les maintenir à court terme. Il pour- vrir ce concept de rétention husserlienne et en lire les
rait être considéré comme l’instance assignant une place à résonances dans celui de mémoire de travail utilisé en neu-
ces éléments dans un temps intime du sujet. Il serait égale- ropsychologie (voir aussi [27] pour un rapprochement entre
ment une instance constituante du souvenir, puisque sa rétention husserlienne et fonctions du lobe frontal). La réten-
fonctionnalité est liée aux capacités d’encodage en tion est un système constitutif dans la conscience, tout en
mémoire épisodique [25]. étant non consciemment utilisé. Ce qui importait ici n’était
La rétention husserlienne nous semble donc trouver un pas tant d’arriver à accéder à cette définition, mais à com-
écho dans la description des systèmes satellites « classi- prendre tout l’enjeu de cette étude, à savoir analyser le
ques » et dans celle du buffer épisodique, puisqu’elle est trajet utilisé par Husserl pour comprendre ce qu’était la réten-
ce moment temporaire de retenue d’une information pré- tion, passant d’un statut de « souvenir frais », d’un contenu de
sente, tout juste passée, qui tend à devenir un souvenir. pensée en nous, à une condition de possibilité de notre pen-
La rétention est donc cette fonction de stockage, même si, sée, et donc à un moment constitutif de la conscience.
au bout du compte, elle n’est pas le contenu lui-même. La rétention se découvre finalement être un « lieu » constitutif
La rétention peut donc être rapprochée du concept sans contenu, mais permettant à la conscience d’avoir du
moderne de mémoire de travail. Toutefois, cette dernière contenu propre : la rétention est en dehors du temps de la
intègre d’autres aspects, comme le caractère sélectif de la conscience, mais lui permet d’avoir un temps intime.
mémoire, qui constituent, avec la notion d’administrateur Ainsi, la rétention husserlienne est bien aux sources de
central et de sélection contrôlée des informations, d’autres la mémoire de travail, et nous avons souligné dans cet
dimensions du fonctionnement de la mémoire humaine. article l’intérêt de rapprocher ces deux concepts, même si
les périodes de leur élaboration théorique et leur discipline
de référence sont différentes. Le concept de mémoire de
Conclusion provisoire et perspectives travail recèle néanmoins un certain nombre d’ambiguïtés,
Le concept de rétention forgé par le phénoménologue au premier rang desquelles figure son caractère contrôlé.
E. Husserl a permis de proposer une vision d’une cons- La mémoire de travail est « dominée » par l’administrateur
cience constituante. Nous avons voulu rapprocher ce central qui intègre les fonctions exécutives, constituant les
concept de celui de mémoire de travail dans sa formulation outils d’aide à la décision et à son exécution. Même si ses
la plus récente proposée par Baddeley. Ce modèle, qui fonctionnalités devront être davantage précisées, le buffer
adjoint une nouvelle instance, le buffer épisodique, rend épisodique apporte un nouvel espace où décrire des opéra-
compte ainsi de la continuité du sujet dans l’axe du temps tions mentales à la fois contrôlées/conscientes et non contrô-

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NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
Article de synthèse
lées/non conscientes. Cette question s’intègre parfaitement nue ne serait-elle pas à critiquer ? La mémoire est-elle seu-
aux travaux récents qui, en dehors des conceptions actuelles lement ce qui lie nos vécus ensemble, de manière à être à
qui considèrent la mémoire de travail comme une compo- jour chaque jour ? N’est-elle pas aussi un lieu de tri des
sante au caractère intentionnel et conscient, montrent que la informations utiles à notre être ? La mémoire n’est-elle pas
mémoire de travail peut opérer de façon non intentionnelle alors sélective : sommes-nous ce que nous vivons ou ce que
et en dehors de la conscience du sujet [28]. En ce sens, il sera nous avons choisi de garder dans notre vie ?
sans doute pertinent de rapprocher modèles de la mémoire
La mémoire est donc ce qui se lie au soi ; mais quelle
de travail et modèles du fonctionnement conscient et incons-
place le soi a-t-il auprès d’elle ? Le soi se place-t-il avant
cient (voir par exemple Naccache [29, 30]).
elle, après elle, ou encore par elle ? La mémoire serait-elle
La rétention pour Husserl est une fonction de stockage,
finalement une instance dynamique formatrice d’identité
mais elle n’est pas le contenu lui-même. La rétention est consti-
ou encore identitaire en elle-même ? Tous ces enjeux et
tutive : elle est un geste de la conscience où le sujet n’intervient
pas consciemment. Derrière cette mémoire de travail ou cette toutes ces questions sont au centre de la phénoménologie
mémoire rétentionnelle, se lit finalement l’existence d’une de la mémoire, mais sont aussi au coeur des neurosciences
conscience et d’une identité. C’est par cette description de la cognitives d’aujourd’hui. ■
mémoire rétentionnelle que Husserl découvre en effet la cons-
cience absolue, ce moi capable de connaître les conditions de Remerciements
possibilité de la connaissance elles-mêmes.
Pour comprendre la vision husserlienne de la mémoire, L’auteur remercie Béatrice Desgranges, Francis Eusta-
il faudrait alors décrire précisément les liens unissant la che, Hervé Platel, Peggy Quinette pour leurs commentaires
conscience et la mémoire et montrer en quoi la conscience critiques sur des versions antérieures de ce manuscrit, ainsi
est unifiante et en ressort continue, grâce à cette mémoire que Sophie Duchaussoy pour sa contribution à la prépara-
constitutive. Cependant, cette vision d’une mémoire conti- tion éditoriale de cet article.
© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 05/04/2022 sur www.cairn.info via Université Paris-Saclay (IP: 195.221.160.7)

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