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ÉDITORIAL

Approche plurielle en psychomotricité


André Bullinger et Pierre Delion

ERES | Contraste

2008/1 - N° 28-29
pages 5 à 16

ISSN 1254-7689

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Bullinger André et Delion Pierre, « Éditorial » Approche plurielle en psychomotricité,

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Contraste, 2008/1 N° 28-29, p. 5-16. DOI : 10.3917/cont.028.0005
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Éditorial

Approche plurielle
en psychomotricité

L a psychomotricité a été initiée en France autour de Julian de


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Ajuriaguerra et de Mme Soubiran, qui créent, à l’hôpital Henri-Roussel,

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un service de rééducation psychomotrice. Une première formation débute
en 1963 à la Salpêtrière avec la création d’un «certificat de capacité en
rééducation psychomotrice» (Galopin, Guyton, 2003).
En 1959, J. de Ajuriaguerra quitte la France pour Genève, où il est
nommé professeur à la faculté de médecine. Dans le cadre de l’université,
il crée en 1964 un diplôme de «rééducateur de la psychomotricité».
La première volée de diplômés sort, déjà, en 1966 (Wittgenstein Mani,
2007).
Cette formation s’appuyait sur les perspectives théoriques développées par
H. Wallon, relayées par J. de Ajuriaguerra. Les ressources propres au
bassin romand ont permis d’incorporer à cette formation certains aspects
de la rythmique développée par J. Dalcroze ainsi que les perspectives
psychologiques et psychopédagogiques dérivées des travaux de P. Bovet,
É. Claparède et J. Piaget.
Dès cette date, des formations en psychomotricité fleurissent en France

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André BULLINGER, Pierre DELION

avec des perspectives qui pondèrent différemment les composantes théoriques


de l’enseignement. Ces formations conçues à l’articulation de plusieurs
champs théoriques reflètent le fait que le développement humain est le fruit
d’un tissage de plusieurs dimensions, biologiques, physiques, sociales
et émotionnelles. Par la suite, elles ont pu connaître des dérives, sources de
tensions entre des «écoles» ayant des orientations différentes.
Cette diversité aurait dû être reflétée dans ce texte par la participation
active de Mme Geneviève Haag qui, par ses écrits, sa présence dans diverses
institutions et ses rencontres avec des enfants est d’un apport essentiel
pour la psychopathologie de l’enfant en général, et pour la psychomotricité
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en particulier. Les circonstances actuelles n’ont pas permis sa participation

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à ce texte, pourtant sa présence est perceptible dans la plupart
des contributions de cet ouvrage. Restent deux compagnons, les auteurs
de ce texte, qui vont, à leur manière, alimenter une réflexion à propos
de la psychomotricité.
Les différents axes du développement peuvent être détaillés et mis
en articulation avec d’autres approches plus directement
psychopathologiques qui semblent compatibles avec eux. C’est ainsi
que nous pouvons décrire, à partir de la réflexion menée par l’un d’entre
nous depuis de nombreuses années, une succession d’étapes à franchir,
éclairées par une lecture psychopathologique qui se complexifie au fur et
à mesure et permet ainsi de passer des premières représentations motrices
et psychomotrices aux représentations psychiques et formelles. Dans cette
approche plurielle, la psychomotricité acquiert toute la pertinence
de sa spécificité, et les psychomotriciens trouvent la justification de leurs
approches thérapeutiques.

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Éditorial – Approche plurielle en psychomotricité

Les différents espaces que le bébé investit au cours de son développement


peuvent se caractériser de la manière exposée ci-après (Bullinger, 2006).
Le premier espace, l’espace utérin, a des caractéristiques sensorimotrices
particulières. Les signaux sensoriels qui parviennent au fœtus entraînent
le plus souvent des réactions toniques. Elles se manifestent par une extension
de tout le corps, qui trouve un appui sur le placenta et la paroi utérine.
Les réactions de l’enceinte, des contractions, vont amorcer un dialogue entre
le fœtus et sa mère, assurant une posture globale en enroulement. Au sein de
cet espace, on relèvera que l’activité orale (exploration, succion, déglutition)
est déjà présente. Cette activité instrumentale exercée in utero va se révéler
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cruciale après la naissance. Au moment de la naissance, c’est l’espace oral

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qui va être investi.
La naissance entraîne de nombreuses transformations des conditions de vie.
Le nouveau-né doit assurer sa respiration et les échanges sanguins
qui lui correspondent. Il doit passer d’une alimentation passive et continue
par perfusion à une alimentation active et fractionnée. Il a perdu
un contenant qui lui assurait un arrière-fond qui s’ajustait et contenait
ses extensions. Il doit retrouver, dans ses interactions avec son milieu
humain, les moyens de cette contenance qui assure les mises en forme
indispensables aux activités alimentaires. Il faut considérer que le repas
constitue une chaîne narrative. C’est la cohérence de cette séquence qui
permet au bébé de régler sa conduite.
On peut identifier les éléments suivants : le repas est initié par
une appétence et une tension liées à l’état interne de l’organisme.
Les éléments olfactifs permettent, par leur gradient, d’orienter le nourrisson
vers la source. La conduite de capture est faite d’une extension du buste qui

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trouve son appui sur le porteur, l’ouverture de la bouche précède


le mouvement du buste et de la tête vers l’avant en direction du sein.
Si l’appui postural est adéquat, l’activité d’exploration et de succion
peut s’engager. Le repas va alors se dérouler jusqu’à la satiété, et
les interactions avec le porteur vont donner sens à la séquence.
Le défaut de l’appui va transformer la conduite de capture
en une conduite d’agrippement qui entraîne un recrutement tonique
diffusant dans tout l’organisme. Le besoin de tenue est tel que
cette conduite inhibe les conduites d’exploration et de succion. L’agrippement
mobilise et fige les moyens instrumentaux, supprime l’espace que
les coordinations faisaient exister. Ne reste qu’un «collé à».
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Le sentiment d’existence ne semble tenir qu’à ce contact. Un arrière-fond
est indispensable pour qu’un espace d’actions instrumentales se déploie et
se spécifie, faisant exister l’espace oral comme zone d’échange et de contact.
La maîtrise de l’espace oral préfigure par ses exigences de mise en forme et
de coordination une bonne partie de la suite du développement. Outre
les situations de repas, retrouver les positions en enroulement va également
être crucial pour l’endormissement et pour les situations de dialogue avec
le milieu humain.
L’étape suivante du développement concerne l’espace du buste. L’équilibre
entre la musculature du plan antérieur assurant la flexion et
la musculature du dos assurant l’extension stabilise le buste. Le rôle
de la respiration (le tonus pneumatique) comme moyen transitoire
de maintien de la posture s’estompe.
Cet équilibre crée les conditions pour que le système visuel focal trouve
un appui (un arrière-fond) permettant de quitter sa fonction fovéale
d’agrippement pour, à travers les coordinations avec le système visuel

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Éditorial – Approche plurielle en psychomotricité

périphérique, donner lieu à une activité d’exploration. C’est un moment


du développement où l’on voit l’activité oculomotrice passer d’un mode
de fonctionnement à l’autre en fonction des appuis extérieurs offerts.
Les praxies oculomotrices, permettant une activité d’exploration, sont
dépendantes de cet appui postural. À défaut, les agrippements visuels
se substituent au manque d’arrière-fond et entraînent une tenue figée
du bébé.
L’espace du torse est réalisé par la coordination des espaces gauche et droit
du corps. Dans cette coordination, la bouche joue un rôle crucial de relais
pour inscrire l’espace oral dans l’espace de préhension.
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La constitution de l’axe corporel, qui rend possible les rotations du buste,
transforme également le rôle des mains. Les dissociations toniques entre
les côtés gauche et droit du corps vont permettre aux mains des activités
différenciées de coopération qui relaient le rôle explorateur de la bouche.
Les défauts de cette coordination vont retentir sur la zone orale, qui aura
peine à quitter son rôle de moyen d’exploration et de relais. L’élaboration
des praxies manuelles et la délimitation de l’espace de préhension vont être
entravées. Tout se passe comme si l’espace oral avait «absorbé» l’espace
de préhension. Les agrippements que l’on observe à ce niveau concernent
les deux mains, qui se rassemblent comme pour retenir les deux moitiés
du corps. Les rôles des deux mains ne sont pas différenciés et peuvent
donner lieu à des activités de manipulation compulsives d’où les finalités
instrumentales sont absentes.
Dans des situations de motricité globale, ce clivage entre les espaces
gauche et droit du corps s’observe au niveau de la répartition tonique.
Un des hémicorps est plus tonique sans que l’on puisse objectiver de base

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neurologique à cette différence. Normalement, c’est la coordination qui,


progressivement, harmonise l’état tonique des deux hémicorps. Sans elle,
les deux parties du corps ont une existence quasi indépendante :
lors de la marche, un des bras peut être en chandelier alors que l’autre a
un ballant normal. Si l’on impose à l’enfant de marcher sur des cibles
placées au sol, on peut observer qu’un seul pied prend en compte
la spatialité de la tâche, l’autre jambe maintient l’équilibre et ne se
place pas en avant de l’autre. Tout se passe comme si un hémicorps était
abandonné relativement à ses implications spatiales.
Finalement, l’espace du corps se construit par une coordination
entre le haut et le bas de l’organisme. Les capacités de redressement
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et de rotation qui se sont mises en place facilitent l’investissement
du bassin. Son enroulement par un schéma de flexion (qui atteint
son maximum entre 6 et 10 mois) permet une mobilisation des membres
inférieurs dans leurs fonctions d’exploration et de portage du corps.
Cette mobilisation du bassin, outre la capacité d’instrumenter le bas
du corps, crée les conditions d’un contrôle progressif des sphincters.
On constate la concomitance de cette maîtrise des sphincters
avec la capacité pour le bébé de marquer nettement son opposition et d’avoir
des colères orientées. Cette élaboration instrumentale du corps rend possible
la maîtrise des relations spatiales dans l’espace des déplacements.
Les agrippements que l’on observe à ce niveau sont du type «collé à»
avec une différence de tonus importante entre les moments où l’enfant
est au contact de l’adulte et s’abandonne sur le plan tonique et les moments
où il est seul et se recrute par des cocontractions importantes. Ce mode
de régulation par tout ou rien se retrouve parfois au niveau du contrôle
des sphincters.

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Éditorial – Approche plurielle en psychomotricité

Le défaut d’investissement du bassin entraîne une grande laxité


de l’articulation de la hanche. Cette faiblesse tonique empêche les membres
inférieurs de jouer complètement leurs rôles d’exploration et de portage.
Tout se passe comme si les signaux issus des membres inférieurs étaient
ignorés, rendant impossible un ajustement tonique, postural et praxique
du bas du corps.
Si l’on se place dans une perspective de développement, on constate que
ce sont les moyens sensorimoteurs en cause à chaque étape du développement
qui donnent lieu à des conduites particulières d’agrippement quand
les appuis sont déficients : agrippement oral, visuel, manuel, corporel.
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Sur le plan instrumental, les troubles praxiques suivent le même décours.
La sévérité des troubles est à relier à l’espace concerné. Pour nous,
les troubles les plus sévères sont ceux liés à l’espace oral. Ils vont traverser
tout le développement en perturbant l’alimentation, les coordinations
gauche-droite, le langage… Mais si le développement du bébé au cours
du stade sensorimoteur passe les différentes étapes qui viennent d’être
rappelées, il est intéressant d’en faire une lecture complémentaire en appui
sur la psychopathologie freudienne, et plus largement psychodynamique.
Il nous apparaît que des rapprochements sont désormais possibles.
Les successions évoquées sous forme d’espaces différenciés devenant
progressivement plus complexes au fur et à mesure du développement
présentent l’avantage de la compatibilité entre les deux champs en question.
En effet, si l’on considère que chacun d’entre eux est un espace délimité
par les potentialités que présente le bébé à cet instant de sa trajectoire
vitale, il peut être utile de parler à ce propos en termes d’investissement
de ces étapes. Bien sûr, une des questions en suspens reste le statut

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André BULLINGER, Pierre DELION

des inscriptions et des traces de la vie anténatale. Mais nous savons


désormais que, quel que soit le statut de ces «souvenirs», une mémoire
les retient et cela va permettre de fonder une différenciation perçue
par le bébé entre avant et après sa naissance. C’est ainsi que le fœtus
nourri en continu, enceint du muscle utérin et baignant dans le liquide
amniotique, va percevoir des sensations en rapport avec cette niche
écologique qui le contient. Et sur un plan pulsionnel, il est possible
de parler des investissements que le bébé va faire de sa nouvelle vie aérienne.
En effet, en naissant, il va perdre l’«entourance» du muscle utérin et
le dialogue tonique qu’il avait déjà amorcé avec lui. N’étant plus entouré,
il va avoir une tendance forte à se détendre, à se lancer dans la nouvelle
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atmosphère qu’il découvre. Cela donnera une grande importance à la notion
d’arrière-plan, cet objet qu’il a connu avant la naissance et qu’il va
rechercher et trouver dès après sa naissance, à tout le moins dans les bons
cas. Et c’est en appui sur cet objet d’arrière-plan primaire (Grotstein,
1980) qu’il pourra «envisager» celle qui, lui confiant son sein, le nourrit
désormais. Mais dès avant cette première situation structurante pour
le bébé, ses sensations vont être soumises à un différentiel qui n’est pas sans
conséquences sur la suite des événements : les sensations prénatales
en ce qui concerne la pesanteur, la pression sur le corps et le nourrissage
par voie sanguine sont remplacées par de nouvelles sensations dues
à une pesanteur hors du liquide amniotique, à une pression sur l’ensemble
de son corps qui a notablement décru, et à un nourrissage qui va devenir
séquentiel et relativement actif pour le bébé. Dans cette perspective,
les psychanalystes intéressés par cette période importante ont suggéré
que le travail spécifique de psychisation de ces émotions et sensations
nouvelles était pour une part dû à ce qui en était dit et montré aux

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Éditorial – Approche plurielle en psychomotricité

parents pour leur bébé, qui, encore trop petit, ne peut décrypter seul ce qu’il
est en train de traverser : la pesanteur qui pourrait le faire chuter est
contrebalancée par l’attention des personnels de la maternité et des parents
qui vont lui opposer une force exactement inverse, à peu près équivalente à
la tenue que l’utérus exerçait pour le fœtus. La force des bras qui vont le
porter, la fonction phorique (Delion, 2000), va devenir la référence pour le
bébé, et constituer pour lui une sorte d’étalon de la bien-portance.
Cet élément qui passe trop inaperçu est la matrice de l’attachement sécure
dans lequel le bébé va se développer ultérieurement. Mais, à côté de ce
premier élément fondamental, un deuxième va intervenir dont la
signification doit être repérée : la section du cordon ombilical. Il ne s’agit
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pas de la fétichiser, mais plutôt d’en faire l’indice d’une étape symboligène
intéressante. Cela revient à dire au bébé, en s’adressant à ses parents :
«Jusque-là, tu étais nourri sans que tu y contribues, puisque c’était
le circuit materno-placento-fœtal qui le faisait pour toi. Mais,
maintenant, tu viens de découvrir que les effets de la pesanteur étaient
différents, tu as crié dès que tes poumons se sont remplis d’air pour
la première fois, et cela va te permettre de devenir autonome sur le plan
respiratoire. Mais en ce qui concerne ton nourrissage, tu vas devoir
y participer un peu. Voilà le sein de ta maman, il te faut le téter pour
te nourrir. Sinon tu ne pourras pas survivre.» Cette manière de comprendre
cette étape est utile, surtout pour comprendre les suivantes. Car, dès que
le bébé se met à téter – et quand il ne le fait pas, cela devient un problème
rapidement crucial –, il prend en main quelque peu son existence. On va
voir dès lors les événements tourner pour lui autour de sa sphère orale.
L’espace oral devient une étape incontournable. L’investissement de la sphère
orale va se faire tel que décrit précédemment, mais, en fonction de l’histoire

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André BULLINGER, Pierre DELION

de chaque famille, la découverte du monde par les particularités de


cet espace va forcément influer sur le développement de l’enfant. Tel enfant
connaîtra des difficultés de nourrissage parce que la relation interactive est
infiltrée d’angoisses du fait des expériences pénibles de la mère, tandis que
tel autre traversera au contraire cette étape sans autre forme de procès.
Vers la fin de cette longue période orale va se produire, à l’instar de
la limitation symboligène ombilicale, une «castration orale» (Dolto,
1984), c’est-à-dire une annonce faite au bébé qui a valeur de le projeter
vers un progrès dans son développement : «Jusqu’alors, tu tétais
ta maman ; maintenant tu vas pouvoir faire autrement, manger
par toi-même ce que je te proposerai ; si je t’impose cela maintenant,
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c’est parce que je pense que tu en es capable, et que tu ne pourras pas
continuer toute ta vie ce mode de nourrissage.» Et le bébé de tenter
de manger autrement, et de quitter cette proximité avec sa mère. Dès lors,
il va entrer dans une période stratégiquement importante, puisqu’il s’agit
de parvenir à maîtriser sa musculature. Non seulement sa musculature
sphinctérienne pour devenir propre, ce que son groupe social demande
avec insistance, par exemple pour pouvoir aller à l’école, mais surtout pour
bifurquer de son rapport antérieur avec l’objet concret et réel vers un rapport
désormais plus représentationnel. Il a pu, vers la fin de sa première année,
accéder à la préhension manuelle, puis se mettre debout et, au début de
sa deuxième année, commencer à marcher. C’est dire que ces capacités
neuromusculaires lui donnent un sentiment de toute-puissance infantile à
son apogée. Mais si les parents dans cette période charnière ne tempèrent pas
cet éveil des potentialités par une limitation progressive en fonction
des possibilités de la vie sociale, le bébé peut en déduire qu’il est possible
de continuer sur cette voie et avoir prise sur le monde uniquement au gré

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Éditorial – Approche plurielle en psychomotricité

de ses désirs. La castration anale que Dolto proposait peut être généralisée
sous la forme de «castration musculaire» pour indiquer l’importance
du message à faire passer à l’enfant : «Tu peux utiliser ta force musculaire
jusqu’à la limite de ce qui pourrait procurer du désagrément à ton voisin.»
Comme ce «conseil» vient à point nommé pour aider l’enfant à se retenir
de sa seule jouissance égocentrique, il est important de constater que cela
coïncide avec une réorientation de ses capacités personnelles, qui peuvent être
abordées sous l’angle de l’attention conjointe. En effet, c’est à cette période
que l’enfant commence à mieux utiliser le pointage protodéclaratif (Bruner,
1968), qui lui permet de montrer à son parent un objet l’intéressant sans
avoir le besoin de le posséder, mais simplement pour partager les émotions
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qu’il lui procure. Ce faisant, il se rend compte que ce partage à propos
d’un objet lui apporte beaucoup de satisfactions en rapport avec
le développement de sa curiosité infantile. Dans cette perspective,
nous sommes fondés à dire que l’enfant a bifurqué vers le langage articulé
dans une parole, laissant à certaines occurrences le plaisir de la possession
de l’objet convoité, mais n’en faisant plus la seule source de satisfaction
pour lui. Nous voyons ainsi que les étapes décrites précédemment,
les maîtrises successives des espaces oral, du buste, du bassin, du bas
du corps, sont autant de passages nécessaires qui donnent à l’enfant
les moyens d’habiter son corps en relation avec son milieu, et de prendre
possession du monde. Cependant, nous constatons qu’à chaque fois ces étapes
peuvent être envahies par des données qui n’appartiennent pas seulement
à l’enfant ou à ses parents, mais résultent d’une articulation subtile entre
les deux, non seulement en ce qui concerne les grandes pathologies de
l’enfant, mais également au regard des équilibres entre sa toute-puissance
et la limitation opérée vis-à-vis d’elle par la fonction éducative parentale.

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André BULLINGER, Pierre DELION

Les approches sensorimotrices s’enrichissent ainsi d’une approche


complémentaire apportée par l’éclairage psychopathologique, et l’exemple
des convergences entre le développement présenté par André Bullinger et
la grille de repérage clinique de l’évolution de l’autisme infantile traité
proposée par Geneviève Haag (Haag et al., 1995) montre à l’envi
que la voie est désormais tracée. Il nous reste à en écrire les pages suivantes
en détail…
André BULLINGER1,
Pierre DELION2
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Bibliographie

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Bruner J. (1968), Process of Cognitive Growth Infancy, USA, Clark University Press.
Bullinger A. (2006) «Approche sensorimotrice des troubles envahissants du déve-
loppement», Contraste, 25, 125-139.
Delion P. (2000), l’Enfant autiste, le bébé et la sémiotique, Paris, PUF.
Dolto F. (1984), l’Image inconsciente du corps, Paris, Éditions du Seuil.
Galopin J., Guyton E. (2003), «La psychomotricité française», mémoire de diplôme
d’État de psychomotricité, formation Pitié-Salpêtrière, université Pierre-et-Marie-
Curie, Paris-VI.
Grotstein J. (1980), «Primitive mental states», Contemporary Psychoanalysis, 16 : 479-
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Haag G., Tordjman S., Duprat A. et al. (1995), «Grille de repérage clinique des éta-
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Wittgenstein Mani A.-F. (2007), «La psychomotricité en Suisse romande : une his-
toire de mouvements», Évolutions psychomotrices, 19/78.

1. Professeur honoraire, université de Genève.


2. Professeur de pédopsychiatrie à la faculté de médecine, chef du service de pédo-
psychiatrie, CHRU, Lille.

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