Vous êtes sur la page 1sur 16

CLINIQUES DU TRAVAIL

Dominique Lhuilier

ERES | « Nouvelle revue de psychosociologie »

2006/1 n° 1 | pages 179 à 193


ISSN 1951-9532
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-
psychosociologie-2006-1-page-179.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


Dominique Lhuilier, « Cliniques du travail », Nouvelle revue de psychosociologie
2006/1 (n° 1), p. 179-193.
DOI 10.3917/nrp.001.0179
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

Distribution électronique Cairn.info pour ERES.


© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 179

Cliniques du travail

Dominique LHUILIER

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


Quelle est la finalité poursuivie par la construction de ce numéro sur
la clinique du travail ? Ou, pour le dire autrement, quelles ressources
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

contient cet ensemble de contributions rassemblées ? Le projet n’est pas


celui d’une juxtaposition d’études sur différentes situations de travail et
secteurs d’activités. Le « ça parle du travail », s’il peut être perçu comme
le plus petit dénominateur commun de ces textes, ne rend pas compte
des visées poursuivies.
Il ne s’agit pas non plus de construire une sorte de catalogue en
clinique du travail, et donc de recenser et valider l’appartenance de ces
différentes approches à une même « famille » épistémologique. Les éclai-
rages apportés par la clinique de l’activité, la psychologie sociale clinique,
la psychodynamique du travail, la sociopsychanalyse, la sociologie, au
rapport du/des sujets au travail sont certes représentés ici. Mais cet inven-
taire ne prétend ni à l’exhaustivité ni à la fidélité (au sens de stabilité).
Le projet, dans lequel s’inscrit cette production collective, est bien
celui d’une contribution au développement de la clinique du travail. Projet
dont les enjeux sont à la mesure de l’expansion de cette clinique, si l’on
en juge par la multiplication des pratiques et publications qui s’en récla-
ment. Ce foisonnement hétérogène doit être interrogé. Certes, la clinique
du travail ne constitue pas un cadre théorique émergeant, encore moins

Dominique Lhuilier, université de Rouen, Laboratoire PRIS - Clinique et société,


CIRFIP.
dominique.lhuilier@univ_rouen.fr
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 180

180
Nouvelle Revue de psychosociologie - 1

une école de pensée. Mais il convient cependant de sérier les contribu-


tions si l’on veut éviter de se perdre dans la confusion.
Chercher à répondre à la question « qu’entend-on par clinique du
travail ? » correspond à une double nécessité. Tout d’abord, repérer ce
que les différentes approches retenues ici ont en commun, et donc aussi
ce qui les différencie d’autres manières de traiter de la question du travail.
La clinique du travail n’est pas un territoire dont on tracerait les contours
grâce à une opération de tri-classification d’un dedans opposé à un
dehors. Il s’agit plutôt, en identifiant ce qui est partagé par les perspec-
tives présentées, de relever des fondations communes. Mais aussi de
poursuivre l’investigation et l’élaboration en sériant les divergences et en
favorisant débats et controverses. Certaines de ces divergences reposent
essentiellement sur des malentendus, des a priori, des processus d’inva-
lidation-disqualification plus souvent alimentés par la culture du « narcis-
sisme des petites différences » (Freud, 1929) que par d’authentiques
disputes scientifiques. D’autres, par contre, constituent de véritables
opportunités pour alimenter et faire progresser la pensée autour de cette
question centrale en clinique du travail : quelles sont les ressources pour
l’action en milieu de travail ?

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


UNE CLINIQUE POLYSÉMIQUE

La diversité des approches en clinique du travail peut convier à une


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

première interrogation sur le(s) sens donné(s) au terme « clinique ». La


clinique se spécifie-t-elle par son objet, par sa démarche, par sa visée, par
les trois à la fois ?
Si l’on peut convenir que la subjectivité est au centre de l’investi-
gation ici, cette réponse n’épuise pas le champ des interrogations tant les
cadres théoriques mobilisés pour approcher cet « objet » sont hétéro-
gènes. Les uns plutôt tournés vers l’intrapsychique, les autres plutôt vers
l’intersubjectif, puisent dans des traditions épistémologiques différentes
mais qui ont toutes pour centre le sujet aux prises avec des situations
concrètes et réelles. Par contre, les constructions théoriques autour de la
conflictualité, mais aussi de l’engendrement réciproque du social et du
psychique, accordent une place contrastée à ce troisième terme qu’est
l’acte comme rencontre avec le réel. La définition du réel, et son statut
central de notre point de vue, sera reprise ultérieurement, mais nous en
soulignons dès maintenant la portée par le renouvellement qu’il impose
aux éclairages des relations entre déterminations sociales et détermina-
tions psychiques.
Au-delà de ces premières divergences, c’est bien aussi la conception
du sujet qui se trouve, plus ou moins explicitement, mise en débat. La
référence à « l’intériorité », à la « subjectivité » ne suffit évidemment pas
à spécifier les approches. Aussi nous faut-il préciser notre théorie du
sujet : un sujet divisé par les conflits intrapsychiques opposant les unes
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 181

Cliniques du travail 181

aux autres les instances qui poursuivent chacune des finalités qui leur
sont propres, le « Je » se trouvant en charge de signifier entre elles
quelque cohérence. Un sujet social qui ne peut se construire hors du
rapport à l’autre. Le social, tel que nous l’entendons, recouvre à la fois
des rapports d’échanges (le symbolique) et des rapports de transforma-
tion de la réalité (praxis). Il ne se réduit pas aux « déterminations
sociales » qui enferment le sujet dans un ensemble d’interdits, de
contraintes, et/ou qui façonnent son aliénation. Il assure aussi une fonc-
tion d’étayage essentielle à la construction du sujet et constitue une
ressource centrale pour l’action. L’épreuve que constitue l’affrontement
au réel ne peut être individuelle au sens où son dépassement suppose une
progression de la symbolisation. Un sujet doté d’un corps, enfin, dimen-
sion vitale de la réalité humaine, un corps sur lequel s’étayent les fonc-
tions psychiques. Ce corps bio-psycho-social est la première inscription
de l’identité et il oriente la relation à autrui et au monde. Il s’agit bien d’in-
sister ici sur l’importance à accorder au corps (bien souvent l’objet d’un
impensé en sociologie ou en psychanalyse, notamment lacanienne), à
l’engagement de l’économie psychosomatique dans le travail.
Si les conceptions du sujet apparaissent dans les cliniques du travail

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


pour le moins contrastées, en tout cas à inscrire au calendrier des
échanges, on peut poursuivre la réflexion en se demandant si la clinique
se spécifie plutôt comme démarche de production de connaissance.
Ici, un retour aux origines s’impose même si nous éviterons les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

longues déclinaisons autour « de ce qui se fait au lit du malade »


(examen, enseignement…) pour privilégier une dimension essentielle : la
construction du savoir. Si l’essai de M. Foucault (1963) s’appelle
Naissance de la clinique, ce n’est pas parce que le savoir médical se
forme au lit même du malade seulement à la fin du XVIIIe siècle.
« Beaucoup, sinon toutes les révolutions de la médecine, ont été faites
au nom de cette expérience posée comme source première et norme
constante » (p. 53). Mais, « en quelques années, les dernières du
XVIIIe siècle, la clinique va être brusquement restructurée : détachée du
contexte théorique où elle était née, elle va recevoir un champ d’applica-
tion non plus limité à celui où se dit un savoir, mais coextensif à celui où
il naît, s’éprouve et s’accomplit : elle fera corps avec le tout de l’expé-
rience médicale. Encore faut-il qu’elle ait été pour cela armée de
nouveaux pouvoirs, détachée du langage à partir duquel on la proférait
comme leçon et libérée pour un mouvement de découverte » (p. 62).
Il s’agit bien du processus de connaissance, « libéré » de l’approche
hypothético-déductive, des théories et du « prestige des systèmes »
(p. 56), de la posture de l’expert ou de celui supposé savoir. Mais indi-
quer que le savoir « naît » de la clinique ne préjuge pas de ses modalités.
C’est dans doute pourquoi certaines conceptions de la clinique la rédui-
sent à « l’examen », « l’étude de cas », comme souvent en psychologie
clinique ou comme dans l’analyse ethnographique.
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 182

182
Nouvelle Revue de psychosociologie - 1

Il nous faut aller plus loin. Dire que la démarche clinique s’oppose à
la démarche positiviste de la science, qu’elle est analyse du particulier
plutôt que du général, qu’elle est qualitative (fondée sur l’expression
symbolique) plutôt que quantitative (fondée sur la mesure), qu’elle privi-
légie la compréhension plus que l’explication causale, laisse en suspens
la question du régime de production du savoir et le rapport dialectique
entre connaissance et action. La production de connaissance est le résul-
tat d’une activité réflexive dans l’action et, réciproquement, cette
dernière est source de validation de la connaissance. Il y a nécessaire-
ment un travail d’analyse des « données », mais qui n’est pas seulement
le fait des cliniciens. Que le dispositif soit celui de l’entretien individuel
ou collectif, de groupes d’analyse des pratiques ou d’une observation
participante, il s’agit bien de favoriser la coproduction de la compréhen-
sion du sens des conduites en situation. Dispositif qui introduit à des rela-
tions nouvelles entre cliniciens et praticiens dans la mesure où ceux-ci
sont à la fois sujets et objets de la recherche. Dispositif qui crée une
situation en décalage à l’intérieur du cadre habituel et induit ainsi une
rupture par rapport à l’ordinaire. C’est ce décalage qui favorise l’émer-
gence d’une réflexivité subjectivante.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


Cependant, dans ces dispositifs, il ne suffit pas que « ça parle du
travail » pour que soit élaborée et transformé en profondeur la relation à
l’activité. « La parole sur le travail doit trouver une consistance et une
référence que seul un cadre d’énonciation spécifique peut assurer. Ce
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

cadre doit pousser au dépassement des formes de discours spontané-


ment utilisées pour décrire le travail, et cela pour une meilleure connexion
entre le réel de l’activité et les descriptions qu’un sujet ou un collectif
peuvent en donner » (Scheller, 2003). Le discours déconnecté de l’acte
ou inversement articulé à celui-ci n’induit pas la même réflexion : l’une
est générale, articulée aux systèmes de représentation, l’autre est située,
contextualisée et inscrite dans une dynamique temporelle. Cette concep-
tion de la clinique s’inscrit dans la tradition de la recherche-action que la
formule d’Y. Clot (2001), à partir d’autres « héritages », résume juste-
ment : « comprendre pour transformer et transformer pour comprendre ».
On y retrouve ce double projet de connaissance et de changement, une
production de savoir enraciné dans la pratique qui suppose l’engagement
dans une relation avec des sujets autour d’un projet commun. « Un projet
qui répond à la fois aux préoccupations pratiques d’acteurs se trouvant
en situation problématique et au développement des sciences sociales
par une collaboration qui les relie selon un schéma éthique mutuellement
acceptable » (Rapoport, 1973). Le processus de production de connais-
sances et la contribution qu’en retirent les sujets sont deux effets mutuel-
lement dépendants de la recherche-action. Ce qui suppose de remettre en
cause la division du travail instituée entre cliniciens-chercheurs et
acteurs, division fondée sur le clivage entre théorie et pratique. En
clinique du travail, le savoir (construit) est inséparable de l’expérience où
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 183

Cliniques du travail 183

il a émergé, ainsi que des effets qu’il produit sur la réalité. Le savoir, a
fortiori le savoir sur les pratiques, est indissociable des conditions de son
émergence. Reconnaître la différenciation entre savoir-expérience et
savoir-objet théorique ne signifie pas qu’ils sont en rupture : « La
recherche-action est fondée sur l’hypothèse que des savoirs de portée
générale peuvent être produits à partir de l’expérience directe des acteurs
et relativement à des situations singulières » (Dubost, Lévy, 2002). Ce
qui engage à un type de relation de coopération entre chercheurs et
acteurs, au fondement duquel se trouve la demande : le travail d’élabo-
ration, de symbolisation proposé dans cette démarche ne peut être validé
que s’il permet de renforcer le pouvoir d’agir des professionnels sur les
situations-problèmes auxquelles ils sont confrontés, s’il « permet aux
potentialités étouffées de l’acte de commencer à se développer »
(Mendel, 1999).
On aborde ici une autre dimension de la clinique, sa visée. Référée à
ses origines brièvement rappelées, le « soin » pourrait bien soutenir cette
démarche. D’autant que la demande sociale est forte. L’émergence sur la
scène sociale de la souffrance au travail sollicite les cliniciens : accom-
pagnement post-traumatique des accidentés du travail, des profession-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


nels agressés ou « harcelés », de ceux à qui l’on prescrit « un travail de
deuil » pour cause de licenciement… Ici, les dérives hygiénistes et norma-
tives guettent le clinicien du travail en charge de la promotion d’une
« meilleure » adaptation à l’accroissement des contraintes de travail
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

(Lhuilier, 2006). La rencontre entre rationalité économique et psychana-


lyse peut déboucher sur des pratiques et des discours au service de
l’idéologie dominante valorisant « le changement ». À titre d’illustration,
on peut citer les propos de Kets de Vries (2002, p. 261), psychanalyste
bien connu dans le monde du management : « Au cours des dégrais-
sages, on trouve la capacité des êtres humains à affronter le changement
[…]. D’ailleurs, on aurait intérêt à abandonner ce terme et à parler plutôt
de transformation continue de l’entreprise, formulation qui évoque un
effort permanent pour rester en phase avec un environnement en muta-
tion et développer une culture qui invite chacun à relever de nouveaux
défis. Cet élargissement des perspectives permet d’aborder dans un
esprit plus positif la nécessité de changement. »
Loin de ces errances, la clinique du travail a d’autres visées : « l’ex-
tension du pouvoir d’agir des travailleurs sur le milieu et sur eux-mêmes,
c’est-à-dire le développement du sens de leur expérience et celui de son
efficience » (Clot, 2001). Sur cette voie, on rencontre le concept d’acte-
pouvoir de G. Mendel, c’est-à-dire du pouvoir du sujet dans et par l’acte.
Concept qui invite à un déplacement de la conception traditionnelle du
pouvoir, souvent réduite à celle du pouvoir des uns sur les autres, aux
relations de pouvoir et de domination-soumission. Il s’agit bien de gagner
des marges de liberté d’action, de se dégager des impasses probléma-
tiques pour inventer de nouvelles manières de faire et de penser, celles-
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 184

184
Nouvelle Revue de psychosociologie - 1

ci supposant un travail d’élaboration collectif, un travail de resymbolisa-


tion de l’expérience subjective d’un milieu de travail. La visée poursuivie
est moins du côté du soin, de la santé que du développement des
possibles, de la création. Car, « nous sommes vraiment pauvres si nous
ne sommes que sains » (Winnicott, 1945), et la vie n’est pas ajustement
à des normes, adaptation à des contraintes extérieures, mais invention de
normes, création (Canguilhem, 1966). La vie créative est un faire, « la
capacité de conserver tout au long de la vie quelque chose qui est propre
à l’expérience du bébé : la capacité à créer le monde » (Winnicott, 1970).
Le retour réflexif sur l’activité n’est évidemment pas une propriété de
la clinique du travail. Il est consubstantiel à tout travail humain. Mais les
offres de travail d’élaboration de l’expérience professionnelle se multi-
plient sous des dénominations diverses : groupe d’analyse des pratiques,
groupe de parole, groupes de métier mais aussi bilan de compétences,
validation des acquis…
On peut penser que la complexité croissante des situations de travail,
l’opacité du travail réel, les difficultés rencontrées dans la transmission
des savoir-faire, des expériences, la dissolution et la naissance de
nouveaux métiers, les transformations des pratiques managériales en

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


quête de l’implication-responsabilisation des personnels, constituent
autant de facteurs hétérogènes contribuant à cette montée des
demandes sociales d’analyse des pratiques. Encore faut-il s’interroger sur
les objectifs poursuivis. Que s’agit-il de faire quand on accompagne une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

telle réflexion individuelle ou collective ? La réflexivité professionnelle


peut se dévoyer dans une réflexivité narcissique (Amado, 2004) : l’objet
est moins le travail que le soi dans une perspective de « gestion » et
d’amélioration. L’usage de techniques de réflexivité revient ici à une
psychologisation d’un sujet renvoyé à ses ressources et manques propres
(Brunel, 2003). Il est bien éloigné des visées de la clinique du travail et
de ses dispositifs d’analyse. Reste que ceux-ci peuvent privilégier diffé-
rents objectifs, fonction à la fois de la demande et des orientations des
cliniciens : investigation du travail réel au-delà du travail réalisé, du travail
d’organisation du collectif dans son milieu, formalisation de l’expérience
pour la rendre transmissible, développement des controverses de métier,
élaboration de la souffrance au travail et dégagement des impasses des
stratégies collectives de défense…, autant d’objectifs qui structurent la
parole et l’écoute, qui orientent le travail de coanalyse. Un travail toujours
inscrit dans des cadres sociaux : ce qui impose une prise en compte de
la dimension organisationnelle.
On en vient ici à une double exigence : celle d’une analyse de l’acti-
vité du chercheur clinicien, indispensable à la fois pour comprendre le lien
entre production de connaissances scientifiques et transformation des
situations de travail, et celle de l’engagement social que suppose la
recherche comme praxis. Dans la lignée de la recherche-action, l’analyse
de l’intervention est le seul moyen de comprendre en quoi celle-ci peut
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 185

Cliniques du travail 185

être, sous certaines conditions, le cadre d’un processus particulier de


production de connaissances. L’analyse ne peut être univoque : si l’on
rompt avec l’expertise (quelle qu’elle soit, psychanalytique ou autre), il
faut alors non seulement s’interroger sur les limites de l’action du clini-
cien mais aussi se demander quels sont les usages que font les sujets des
dispositifs qui sont proposés. Procéder en somme à un retournement du
questionnement usuel : ne plus se pencher uniquement sur ce que les
dispositifs cliniques mis en œuvre (qu’il s’agisse de l’auto-confrontation
croisée, de la méthode du sosie, du DI de la sociopsychanalyse, de l’en-
quête psychodynamique, des groupes d’analyse de la pratique…) « font »
à ceux qui y participent mais s’interroger sur ce que les acteurs en font.
F. Daniellou (2006), en soulignant que « l’analyse ergonomique du
travail a ceci de spécifique qu’elle est tendue entre une demande et des
possibilité de transformation », relève une caractéristique partagée par la
clinique du travail, elle aussi cadrée par l’amont et par l’aval. Les butées
de la clinique du travail sont aussi les ressorts psychiques et sociaux de
la domination, de l’aliénation. On peut convenir sans grand risque que le
projet de développement du pouvoir d’agir ne peut convenir à tout le
monde ! Cependant, la position critique, aussi fine soit-elle dans le

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


décryptage des processus de domination, voire d’emprise, nous semble
contreproductive : à démontrer la puissance de ces mécanismes, la subti-
lité et la congruence des forces qui concourent à la déliaison, la soumis-
sion, l’anesthésie de la pensée et l’effacement des solidarités, on ne peut
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

qu’être renvoyé à l’impuissance, voire au Prozac. La perspective critique,


souvent privilégiée dans les sciences sociales, est à la fois indispensable
et insuffisante. L’analyse des mutations met l’accent sur la « décons-
truction du monde du travail » (Boltanski et Chiapello, 1999), l’effrite-
ment de la société salariale (Castel, 1995), la montée de la « misère du
monde » (Bourdieu, 1993), la généralisation et la banalisation de la notion
d’exclusion (Paugam, 1996)… Mais qu’en est-il de l’activité propre des
individus, de leur capacité d’interprétation, résistance et riposte face à
l’accroissement des contraintes de travail et la précarisation de l’emploi ?
Sont-ils des « éponges » absorbant, via la capture « managinaire »
(Aubert, de Gaulejac, 1991), le « système socio-mental » (Pagès et coll.,
1981), les fluides de « l’hypermodernité » sans jamais buter sur ses
démentis, le négatif entendu comme ce qui a été écarté, rejeté ? C’est
bien à l’occasion de l’acte que cette part de réel peut surgir de manière
inattendue, faire effraction et lézarder les pactes dénégatifs (Kaës,
1989). Le négatif comme reste, résidu des processus de symbolisation,
« insiste » au-delà des dénégations, dénis, idéologies, enkystements
et/ou refoulements. Le négatif, produit par ces différentes formes de
travail du négatif, et le réel renvoient tous deux à un au-delà de la symbo-
lisation… et à une sollicitation à sa progression. Au cœur de ces ques-
tions s’inscrit celle des limites mais aussi des occasions de
développement de la pensée et de l’action (Lhuilier, 2002).
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 186

186
Nouvelle Revue de psychosociologie - 1

LE TRAVAIL :  ENVIRONNEMENT OU ACTION ?

Le travail fait aujourd’hui l’objet d’un traitement scientifique, média-


tique, politique, paradoxal : entre surinvestissement et occultation. Les
publications, déclarations, plans et programmes qui ont pour objet le
« travail » se multiplient. Il devient pour nombre de chercheurs ou de
consultants un nouvel axe d’investigation. On pourrait s’en réjouir si
cette « mobilisation » ne ratait pas bien souvent ce qui est au cœur du
travail : la question de l’action. Le travail n’est pas un simple champ d’ap-
plication de différentes disciplines ou sous-disciplines, un terrain d’études
où décliner les mêmes concepts et grilles d’analyse élaborés par ailleurs.
Et pourtant, nombre de productions scientifiques semblent démontrer le
contraire. Quelques exemples puisés du côté de la psychologie et ses
déclinaisons peuvent illustrer cet investissement et les nombreux rendez-
vous manqués avec le travail.
La psychologie sociale expérimentale peut se pencher sur « les effets
d’une situation de catégorisation croisée entre groupes professionnels sur
leurs perceptions réciproques » et repérer au passage que les variables
contextuelles liées à la situation de travail influencent peu ces percep-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


tions intergroupes. Reste à se demander si le travail n’est qu’un
« contexte » ou si l’introduction de la problématique de l’interdépendance
dans l’activité n’aurait pas modifié les résultats de la recherche.
La psychologie de la santé glisse sur le travail et deux notions alors
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

privilégiées : le stress et le burn-out. Des échelles de mesure tentent


d’évaluer les niveaux de tension et d’épuisement professionnel des ensei-
gnants, soignants, pompiers, policiers, travailleurs sociaux, caissières de
supermarché, tout en encadrant étroitement l’analyse par les trois ou
quatre modèles théoriques actuellement dominants pour rendre compte
des processus à l’origine des symptômes répertoriés.
La psychanalyse n’est pas en reste : appliquée au « travail », sans
vraiment le rencontrer, l’analyse peut s’orienter vers l’étude du maso-
chisme dans la relation hiérarchique, la motivation de type vocationnel et
l’Idéal du moi, les mécanismes d’identification au chef et le « moral » du
groupe, les fantasmes inconscients et la symbolique sexuelle sous-
tendant l’investissement professionnel… Du côté de la psychopathologie
du travail, I. Billiard (2001, 2002) a bien montré comment ses fondateurs
ont « buté sur ce qui en constitue le noyau dur, à savoir l’activité même
du travail et l’enchevêtrement des médiations à travers lesquelles la
subjectivité s’y trouve engagée ». Quant à la psychologie du travail, son
histoire comme son actualité montrent essentiellement que « l’analyse
psychologique du travail paraît bien travaillée entre plusieurs perspec-
tives » et qu’« elle n’offre aucun secours à ceux qui cultivent encore les
illusions d’une unité possible de la psychologie » (Clot, 1996). Dans cette
diversité, les cliniques du travail peuvent-elles se rencontrer autour du
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 187

Cliniques du travail 187

sens donné par le sujet à son action, autour de l’énigme des rapports
entre activité et subjectivité dans le travail humain ?
La psychosociologie et la psychologie sociale clinique n’ont pas « fait
du travail un objet spécifique d’investigation » (Amado, Enriquez, 1997)
et elles « s’intéressent, de façon plus générale, aux relations entre le sujet
et son environnement, et considèrent le travail comme un aspect de celui-
ci ». Leurs objets sont, de façon privilégiée, les relations interperson-
nelles, le groupe, l’institution, l’organisation. Le « groupe », en tant
qu’objet de connaissance et lieu d’une pratique, a donné lieu à nombre
d’expérimentations et d’expériences dont la clinique du travail peut tirer
profit dans son investigation des dynamiques collectives mobilisées
autour, à l’occasion du travail. Pourtant, ces apports, par ailleurs incon-
testables, ont aussi leurs limites. L’histoire de la dynamique des groupes,
tout entière absorbée par les interactions, puis par une investigation de la
vie fantasmatique groupale, a laissé dans l’ombre la question de l’action
(Amado, 1999). Et ce d’autant plus que les dispositifs instaurés pour l’in-
vestigation des fonctionnements de groupes induisent des processus
régressifs favorisant l’interprétation « psychofamilialiste » (Mendel,
1992) et écartent à la fois la réalité sociale et l’action. Pourtant, l’action

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


sollicite des processus psychiques spécifiques qu’on ne peut repérer dans
des groupes purement réflexifs, sans tâche.
Quant à l’organisation et l’institution, malgré la tendance à les réifier,
voire les personnaliser (l’organisation parle, interdit, promet…), elles sont
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

« ambiguës, traversées de contradictions, paradoxales : en quelque sorte


introuvables » (Lévy, 1994). La notion d’organisation peut désigner un
système de rôles, normes, règles, fonctions. L’organisation semble alors
réduite à une structure qui conditionne l’activité de travail produite en son
sein. Vision déterministe qui n’offre place qu’à l’action de changement
opérée par l’intervention et/ou les instances de direction. Pourtant, qu’en
est-il du travail de production de l’organisation par les acteurs (Dujarier,
2006) ? Les formes émergentes d’action collective au sein desquelles
d’autres règles, informelles celles-là, sont élaborées, d’autres systèmes de
représentations et de significations émergent à l’occasion de l’action, de la
mesure des discordances entre « l’appareil à penser » proposé par la struc-
ture et la réalité rencontrée dans l’action. L’occultation du réel, révélée par
l’occultation du travail comme transformation de la réalité, est une
tendance forte des organisations productives. Les cliniciens du social pour-
raient contribuer à cette occultation en se focalisant sur les productions
imaginaires dans les unités sociales, groupales et/ou organisationnelles.
La notion d’institution renvoie à un ensemble de contraintes : elle
gouverne la société et contribue à la stabilité de l’ordre existant. Mais elle
peut être aussi définie comme un ensemble de signes et de symboles, de
représentations et de règles produit par la pratique des relations et des
activités humaines (cf. M. Mauss et C. Lévi-Strauss par exemple). Cette
dernière approche éclaire un sociétal qui n’est jamais établi une fois pour
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 188

188
Nouvelle Revue de psychosociologie - 1

toutes, traversé par la conflictualité entre permanence et changement,


entre présent et avenir. Ici, nous rejoindrons la définition qu’en donne
J. Barus-Michel (1996) « comme système symbolique, comme codage
des échanges et des pratiques […], systèmes de représentations qui
soutiennent et légitiment ces activités sociales que sont soigner,
produire, éduquer, former, gouverner, surveiller ». Cette perspective
restitue aux « activités sociales » une place essentielle. Elle peut conduire
à rompre avec l’approche du travail comme « un aspect de l’environne-
ment du sujet « (Amado, Enriquez, 1997), au même titre que le sport, les
loisirs, les ensembles urbains ou les milieux ruraux pour s’attacher à une
dimension essentielle du lien social et de la dynamique organisationnelle :
les relations de réciprocité ordonnées par la praxis, par l’exigence de
transformation de la réalité.
On peut se tourner vers les travaux menés par les chercheurs et
consultants du Tavistock Institute, notamment le courant sociotechnique,
qui développent l’idée qu’il n’y a pas de subordination du social au tech-
nique, mais codétermination mutuelle (Trist, 1963 ; Ortsman, 1978). Le
rapport entre vie psychique et réalité ne se réduit pas à la subjectivité
orientée par la structure organisationnelle : l’objet même du travail et sa

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


réalisation mobilisent aussi la subjectivité. Le concept de représentation,
par exemple, permet de tenir ensemble ces deux pôles que sont l’imagi-
naire et la réalité externe. À condition de ne pas réduire l’analyse à la pola-
rité fantasmatique mais de prendre en compte le remaniement des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

systèmes de représentations par l’épreuve de réalité, ou de considérer que


ces systèmes orientent les actions qui elles-mêmes transforment la réalité,
qui fait alors l’objet de nouvelles représentations. Et si les représentations
relèvent de l’imaginaire et du symbolique, elles ne peuvent néanmoins être
analysées hors de la référence à cette réalité sociale mais aussi matérielle
à laquelle elles donnent forme et sens. S’en tenir au dualisme opposant
une totalité objective extérieure au sujet et des subjectivités enfermées
dans leurs représentations laisse en suspens la question de leur rencontre.
Il conviendrait d’ailleurs aussi de distinguer la réalité comme matérialité et
comme structure sociale. Comme de préciser que la réalité extérieure
recouvre aussi la matérialité du corps humain.
On peut convenir avec M. Dayan (1985) qu’il y a bien différentes
réalités matérielles, celle du monde extérieur comme texture physique et
sociale, celle des situations, des expériences infantiles et celle enfin de la
vie personnelle et actuelle, faite de présence au monde et d’action, et qui
fait le lien entre les deux précédentes. Il nous faut souligner encore que
la réalité ainsi posée n’est pas simplement ce qui est, mais qu’elle est
constituée par la structure symbolique collective qui s’impose au sujet
comme une dimension résistant au désir mais qui forme aussi le réseau
de significations dans lequel le sujet s’inscrit et se constitue.
Il s’agit donc bien d’une triple rencontre entre le sujet dans l’action,
la structure symbolique et le segment de réalité saisi. Et l’action crée la
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 189

Cliniques du travail 189

réalité en la modifiant en même temps qu’elle produit aussi les représen-


tations de celle-ci. L’action n’est pas la décharge motrice, elle est action
pour modifier le monde, elle est organisée par la pensée et la technique
en même temps qu’elle les met à l’épreuve et les transforme.
La distinction entre réel et réalité est au cœur de la clinique du travail.
Elle est soulignée par C. Dejours (1995) comme par Y. Clot (1995-1999)
et par G. Mendel (1999) mais de manière différente. Le réel de C. Dejours
semble apparenté au réel lacanien. Si chez Lacan la réalité est ce qui existe
et le réel ce qui résiste, et ce qui insiste, on peut trouver des résonances
de cette définition dans celle proposée par C. Dejours (1995) : « le réel est
ce qui dans le monde se fait connaître par sa résistance à la maîtrise tech-
nique et à la connaissance scientifique » ou encore « la réalité est un état
de choses […]. Le réel a une réalité, mais il se caractérise par sa résistance
à la description. Le réel est la partie de la réalité qui résiste à la symbolisa-
tion ». De l’analyse ergonomique du décalage entre tâche et activité, déca-
lage dû au réel du travail comme « ce qui est au-delà du domaine de validité
de la connaissance et du savoir-faire actuel », C. Dejours poursuit en indi-
quant que l’activité réelle contient toujours une part d’échec face auquel
l’opérateur ajuste les objectifs et la technique. Cette approche de la

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


confrontation au réel comme butée du cadre de la tâche nous semble
réduire les enjeux de la rencontre entre le sujet et le réel lors du travail. Tout
d’abord parce que les ressources du sujet confronté à ce réel ne se limitent
pas aux prescriptions, qu’elles ne relèvent pas non plus d’un sujet isolé
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

mais d’une production collective, et enfin parce que le possible fait partie
du réel. Reconnaître la centralité du réel dans l’expérience du travail, c’est
reconnaître cette place structurale d’une aire d’inconnu, toujours déplacée,
jamais résorbée et qui garantit l’existence même du champ de la pensée et
de la technique. C’est bien le réel qui, par sa résistance, empêche l’infinie
reproduction du même dans la pensée et dans l’acte. Le déni du réel ravale
le champ du savoir à l’exercice d’une connaissance ne visant que le retour
de l’identique. Les séductions d’un univers de certitudes ne sont pas que
le fait de l’organisation prescrite du travail. Quand la théorie d’une manière
générale, celle que constitue la tâche d’une certaine manière, mais aussi
celle qui représente le sens commun auquel chacun se réfère, quand les
théories donc se prennent pour le réel, elles abolissent les conditions de leur
propre ressourcement, de leur propre efficience.
Ce sont les filtres du connu et du vraisemblable qui orientent le
rapport au réel à partir de choix donnant lieu à des conventions, des
modèles d’actions et de valeurs, des pactes dénégatifs aussi. Et les actes
tranchent dans le réel informe, taillent dans les broussailles du possible
pour une mise en forme signifiante qui extrait une part du réel. L’inconnu
est un moteur fondamental pour toute remise en cause et progression.
Lors de sa découverte par l’expérience des limites du connu, plusieurs
attitudes sont possibles : il peut être refusé et ce refus se soldera par la
fuite ou le recours à des systèmes de défense ; il peut être occulté par
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 190

190
Nouvelle Revue de psychosociologie - 1

une néoréalité substitutive ; il peut enfin être accepté et être alors la


source du plaisir de penser, d’inventer (Lhuilier, 2006).
À la différence des séductions des modèles de certitude qui ne
promettent que la clôture de l’infinie répétition du même sur fond d’abo-
lition de toute altérité (et qui constituent des projections imaginaires), le
réel et ses sollicitations sont à appréhender non seulement sous l’angle
de l’échec mais de l’occasion d’un développement.
« C’est le plein exercice du symbolique qui permet au mieux de saisir-
penser l’inconnu face au réel, d’y trouver une inspiration, une poussée
épistémophilique, un attrait pour les expériences (dans la double face de
la chair de l’expérience éprouvée et de l’élucidation intellectuelle, du
savoir). » G. Rosolato (1978) nous indique ici l’articulation entre le donné
et le créé ainsi que le plaisir associé à cette production-transformation.
Cette perspective nous semble rejoindre celle de Y. Clot (1999) quand il
souligne que le possible fait partie du réel et que ceci est à la base de
l’idée même de développement en psychologie. Le possible, précise-t-il,
n’est pas affecté à l’objet, au sujet ou aux autres : « C’est d’abord entre
eux qu’il faut le chercher si on veut avoir quelques chances de le trouver
en eux. » En s’intéressant à l’activité possible et impossible, à la diffé-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


rence entre activité réalisée et activité réelle, Y. Clot nous introduit à une
autre face du réel qui n’est pas assimilée aux conditions externes de l’ac-
tivité psychologique mais qui est « la modification de ces conditions par
le sujet […] l’action de réalisation – jamais totalement prévisible – qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

met le sujet aux prises avec les réalités objectives du monde des choses
et des hommes, occasions et obstacles à son développement ».
G. Mendel tire ce même fil en soulignant qu’« avec l’acte nous entrons
en contact avec l’énigme du réel » (1999). L’acte « mendelien » est
processus d’interactivité entre un sujet porté par un projet d’action et la
réalité matérielle et sociale impliquée par cette action. La rencontre est
mise à l’épreuve : « C’est dans l’acte et uniquement dans l’acte que l’être
humain est amené à “prendre acte” de la dimension d’une réalité étran-
gère à son moi et qui résiste très déplaisamment à ses désirs, ses
concepts, ses projets » (1988). L’expérience pratique enseigne que le réel
dépasse toujours la pensée qu’on peut s’en faire. Et c’est bien l’indéter-
minisme partiel de l’acte qui ouvre à l’imprévu, occasion essentielle de
développement de la subjectivation, voie d’accès privilégiée à la liberté
susceptible de nous arracher à la répétition.
Ici apparaît dans les textes de Mendel « le vouloir de création »,
conceptualisé dans la référence à l’œuvre de Winnicott comme capacité
humaine à l’invention. L’objet sur lequel le sujet agit devient le successeur
très lointain de l’objet transitionnel d’autrefois. Il est à là fois soi et non-
soi, à la fois trouvé et créé. Et ce dans la même nécessité que par le passé :
devenir le créateur du monde. La mise en perspective du jeu winnicottien
et des processus transitionnels avec l’activité, puisant à la fois dans l’in-
ventaire des ressources disponibles et dans l’invention, permet d’échapper
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 191

Cliniques du travail 191

à l’écrasement du travail réduit à ce qui est mis en œuvre par l’individu


pour effectuer une tâche ou à un « environnement » parmi d’autres.

POUR CONCLURE

Le travail est un objet à double face : il appartient à la réalité externe,


il est collectif, social, normé, contraint. Mais il est aussi objet imaginaire,
c’est-à-dire l’écran sur lequel vient se projeter le désir, et donc les inves-
tissements singuliers, fonction de l’histoire du sujet. C’est aussi pourquoi
il peut être un « théâtre d’opérations pour les conflits laissés en souffrance
dans l’histoire personnelle ». Mais, comme le souligne Y. Clot (2002), il
n’est pas que cela. Le travail est aussi nécessairement transpersonnel.
Sans revenir ici sur les rapports entre travail et sublimation, nous n’évo-
querons que son « lieu », l’espace potentiel où l’expérience culturelle
prend tout son sens. Winnicott (1967) ici encore guide la réflexion : « J’ai
utilisé le terme d’expérience culturelle comme une extension des concepts
de phénomènes transitionnels et de jeu […] Lorsque j’utilise le mot culture,
je pense à ce que la tradition nous a laissé en héritage : cela fait partie de
l’humanité tout entière, nous pouvons tous y contribuer et y trouver

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


refuge si nous avons d’abord eu un lieu où mettre ce que nous avons
trouvé […] Ces expériences culturelles dotent la race humaine d’une expé-
rience de continuité qui transcende l’existence individuelle. »
Le travail est fondamentalement rencontre et échange avec les autres.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

Mais le lien intersubjectif ne se réduit pas à ses avatars infantiles ou à


l’être avec : il s’agit là de faire avec les autres et sur un objet commun.
Un faire asservi dans la répétition ou un faire entre le donné et le créé,
dans « l’interaction entre l’originalité de la création et le respect de la tradi-
tion qui constitue la base de toute invention […] exemple de plus de l’in-
teraction entre la séparation et l’union » (Winnicott, 1967). Dans la
perspective de la clinique du travail, celui-ci est appréhendé comme terrain
privilégié de médiation entre l’économie psychique et le champ social.
Comme une épreuve et une occasion de développement. Épreuve pour les
corpus théoriques et leur segmentation disciplinaire : sauf à dénier les
butées du réel dans le travail d’analyse de l’action et les limites du morcel-
lement des dimensions qui y sont convoquées, la pluridisciplinarité, voire
« l’indisciplinarité », et les controverses de métier(s) sont au programme
pour repousser les limites rencontrées dans l’action et son analyse.
Épreuve pour le sujet, l’activité matérielle et symbolique est constitutive
du lien social et de la vie subjective. L’enjeu n’est donc pas mince !

BIBLIOGRAPHIE

AMADO, G. 1999. « Groupes opérationnels et processus inconscients », Revue


française de psychanalyse, 3, p. 905-996.
AMADO, G. 2004. « Le coaching ou le retour de narcisse », Connexions, 81, p. 43-
53.
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 192

192
Nouvelle Revue de psychosociologie - 1

AMADO, G. ; ENRIQUEZ, E. 1997. « Psychodynamique du travail et psychosociolo-


gie », Revue internationale de psychosociologie, IV, 6-7, p. 157-168.
AUBERT, N. ; GAULEJAC, V. de. 1991. Le coût de l’excellence, Paris, Le Seuil.
BARUS-MICHEL, J. ; DESPRAIRIES, F. ; RIDEL, L. 1996. Crises, approche psychosociale
clinique, Paris, Desclée de Brouwer.
BILLIARD, I. 2001. Santé mentale et travail. L’émergence de la psychopathologie
du travail, Paris, La Dispute.
BILLIARD, I. 2002. « Les pères fondateurs de la psychopathologie du travail en
butte à l’énigme du travail », Cliniques méditerranéennes, 66, p. 11-30.
BOLTANSKI, L. ; CHIAPELLO, E. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard.
BOURDIEU, P. (sous la direction de) 1993. La misère du monde, Paris, Le Seuil.
BRUNEL, V. 2003. Les managers de l’âme, Paris, La Découverte.
CANGUILHEM, G. 1966. Le normal et le pathologique, Paris, PUF.
CASTEL, R. 1995. Les métaphores de la question sociale. Une chronique du sala-
riat, Paris, Fayard.
CLOT, Y. 1995. Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de
travail et de vie, Paris, La Découverte.
CLOT, Y. (sous la direction de) 1996. Les histoires de la psychologie du travail.
Approche pluridisciplinaire, Toulouse, Octarès éditions.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


CLOT, Y. 1999. La fonction psychologique du travail, Paris, PUF.
CLOT, Y. 2001. « Clinique du travail, clinique du réel », Journal des psychologues,
185, p. 48-51.
CLOT, Y. 2002. « Cliniques du travail et psychopathologie du travail », Cliniques
méditerranéennes, 66, p. 5-10.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

DANIELLOU, F. 2006. « Je demanderais ce que la société attend de nous. À propos


des positions épistémologiques d’Alain Wisner », Travailler, 15, p. 23-38.
DAYAN, M. 1985. Inconscient et réalité, Paris, PUF.
DEJOURS, C. 1995. Le facteur humain, Paris, PUF.
DUBOST, J. ; LÉVY, A. 2002. « Recherche-action et intervention », dans J. Barus-
Michel, E. Enriquez, A. Lévy (sous la direction de), Vocabulaire de psycho-
sociologie, Toulouse, érès, p. 391-416.
FOUCAULT, M. 1963. Naissance de la clinique, Paris, PUF.
FREUD, S. 1929-1971. Malaise dans la civilisation, Paris, PUF.
KAËS, R. 1989. « Le pacte dénégatif dans les ensembles transsubjectifs », dans
Missenard et coll. (sous la direction de), Le négatif, figures et modalités,
Paris, Dunod, p. 101-136.
KETS DE VRIES, M.F. 2002. Combat contre l’irrationalité des managers, Paris,
Éditions d’Organisation.
LÉVY, A. 1994. « Les objets introuvables de l’analyse psychosociologique »,
Revue internationale de psychosociologie, I, 1, p. 17-27.
LHUILIER, D. 2002a. Négatif psychosocial et subjectivation. Contribution à la
clinique du travail, HDR, Université Paris X – Nanterre, 241 p.
LHUILIER, D. 2002b. « Travail », dans J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Lévy (sous
la direction de), Vocabulaire de psychosociologie, Toulouse, érès, p. 275-
287.
LHUILIER, D. 2006a. Cliniques du travail, Toulouse, érès.
LHUILIER, D. 2006b. « Clinique du travail : enjeux et pratiques », Pratiques psycho-
logiques (à paraître).
Maquette psychosociologie 14/04/06 10:56 Page 193

Cliniques du travail 193

MENDEL, G. 1988. La psychanalyse revisitée, Paris, La Découverte.


MENDEL, G. 1992. La société n’est pas une famille, Paris, La Découverte.
MENDEL, G. 1999. L’acte est une aventure, Paris, La Découverte.
ORTSMAN, O. 1978. Changer le travail, Paris, Dunod.
PAGÈS, M. et coll. 1981. L’emprise de l’organisation, Paris, PUF.
PAUGAM, S. 1996. L’exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte.
RAPOPORT, R.N. 1973. « Three dilemnas in action-research », Human Relations,
1963, 23 (trad. fr.) dans Connexions, n° 7, p. 115-131.
ROSOLATO, G. 1978. Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard.
SCHELLER, L. 2003. « Élaborer l’expérience de travail ; activité dialogique et réfé-
rentielle dans la méthode des instructions au sosie », thèse de psychologie,
Paris, CNAM, 258 p.
TRIST, E. 1993. « Introduction », dans Trist Murray, The Social Engagement of
Social Science, vol. II, The Social-Technical Perspective, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press.
WINNICOTT, D.W. (1945) 1969. De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot,
p. 57-71.
WINNICOTT, D.W. (1967) 1975. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.
WINNICOTT, D.W. (1970) 1988. « Vivre créativement », dans Conversations ordi-
naires, Paris, Gallimard, p. 43-60.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES


RÉSUMÉ
Différentes approches contribuent au développement de la clinique du travail :
clinique de l’activité, psychologie sociale clinique, psychodynamique du travail,
sociopsychanalyse, sociologie… Leur mise en perspective peut permettre de déga-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.218.5 - 26/12/2017 05h48. © ERES

ger des fondations communes mais aussi des divergences, matières à débats et
progression de la réflexion sur cette question centrale en clinique du travail : quelles
sont les ressources pour l’action en milieu de travail ? Deux axes sont ici privilé-
giés : les différentes conceptions de la clinique spécifiées par leurs objets, leurs
démarches et leurs visées ; les conceptions du travail comme environnement-
contexte, comme réalisation d’une tâche ou comme action et confrontation au réel.

MOTS-CLÉS
Clinique, travail, psychique, social, réel.

ABSTRACT
Various approaches deal with the development of the « work clinics » : the clini-
cal approach to activity, the social clinical psychology, work psychodynamics,
sociopsychoanalysis, sociology… Their exploration may allow to point out
common foundations but also divergences, a case for debates and development
of the thinking about this central question in work clinics : what are the resources
for action in the workplace ? Two issues are privileged here : the various concep-
tions of the clinical approach identified through their objects, their methods, their
aims and the conceptions of work as an environment, as the enacting of a task
or as action and confrontation to the real.

KEYWORDS
Clinical, work, psychic, social, real.

Vous aimerez peut-être aussi