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ÉTHIQUE DES AFFAIRES : THÉORIES ET RÉALITÉ

David Rodin

ERES | « Revue internationale des sciences sociales »

2005/3 n° 185 | pages 609 à 620


ISSN 0304-3037
ISBN 9782749204642
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-
sociales-2005-3-page-609.htm
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David Rodin, « Éthique des affaires : théories et réalité », Revue internationale des
sciences sociales 2005/3 (n° 185), p. 609-620.
DOI 10.3917/riss.185.0609
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Éthique des affaires : théories et réalité

David Rodin

L’éthique des affaires est coincée entre deux Round Table. Le présent article s’interroge sur
théories de la responsabilité de l’entreprise qui l’image de l’entreprise qui ressort de la théorie
sont concurrentes et tout aussi erronées. D’une des partenaires : tout d’abord, cette théorie ne
part, selon le modèle de la valeur pour les action- parvient pas à poser les fondements théoriques
naires, défendu par le Prix Nobel d’économie qui seraient nécessaires pour comprendre les
Milton Friedman, l’entreprise n’a de réelles obli- obligations morales de l’entreprise ; elle va même
gations morales qu’envers ses seuls actionnaires. à l’encontre de cette notion. On peut affirmer

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D’autre part, selon la théorie normative des par- sans détours que si la théorie des partenaires de
tenaires, l’entreprise a l’obligation morale de l’entreprise était correcte, il n’y aurait pas de res-
veiller aux intérêts d’un éventail de communau- ponsabilité sociale de l’entreprise.
tés, au nombre desquelles les Plus étonnant encore,
actionnaires ne sont qu’un David Rodin est chercheur à l’Oxford l’erreur structurelle sur
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groupe parmi d’autres. Or, et Uehiro Centre for Practical Ethics, uni- laquelle repose la théorie des
c’est la position que nous versité d’Oxford, et chargé de partenaires se retrouve dans
défendons dans le présent recherche au Centre for Applied Philo- la théorie concurrente – la
article, si elle prétend donner sophy and Public Ethics (Université théorie de la valeur pour les
nationale d’Australie). Il a également
une définition viable de la travaillé pour le Boston Consulting actionnaires soutenue par
responsabilité morale des Group, société d’experts-conseils en Milton Friedman – ainsi que
entreprises, l’éthique des gestion au niveau mondial, et a été dans un vaste courant de la
affaires doit se dégager de boursier néo-zélandais de la Fondation théorie de la stratégie de la
Cecil Rhodes. Ses nombreux thèmes de
ces deux approches théo- recherche comprennent l’éthique des concurrence. Il convient
riques qui font autorité pour affaires, la justice internationale ou donc d’ébaucher une nou-
adopter une nouvelle encore l’éthique de la guerre et des velle approche qui recon-
approche fondée, elle, sur conflits. Son livre, War and Self- naisse la complexité intrin-
une conception plus concrète Defense (OUP 2002), a reçu le prix sèque de la structure des
Frank Chapman Sharp décerné par
de l’entreprise. En conclu- l’American Philosophical Association entreprises modernes. En
sion de cet article, nous pré- qui l’a salué comme étant la meilleure voici brièvement les grands
sentons l’ébauche de ce que monographie sur la philosophie de la axes.
pourrait être une telle guerre et de la paix. Nous supposons dans
E-mail :
approche. Ce point de vue david.rodin@philosophy.oxford.ac.uk la suite de cet article que
n’est pas sans conséquences notre intérêt dépasse ce que
pour l’influente théorie de l’on pourrait appeler « l’éthi-
Michael Porter sur la stratégie concurrentielle. que dans les affaires » et que nous formons l’am-
La théorie des partenaires (stakeholders) fait bitieux projet de définir la responsabilité morale
aujourd’hui autorité dans les milieux de l’éthique des entreprises (ou responsabilité sociale des
des affaires. Reprise en leitmotiv dans les débats entreprises, dans la littérature spécialisée). En
universitaires, elle a été explicitement adoptée d’autres termes, notre propos n’est pas simple-
par un certain nombre de grandes organisations ment d’expliquer le fait que des particuliers puis-
patronales dont, au Royaume-Uni, la Business sent être soumis à des obligations morales lors-

RISS 185/Septembre 2005


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qu’ils agissent dans un contexte commercial mais Cela ne nous avance guère. En revanche, la
aussi celui que les entreprises elles-mêmes peu- théorie des partenaires est beaucoup plus catégo-
vent avoir des obligations morales, ces obliga- rique sur la fonction et les objectifs de l’entre-
tions constituant à leur tour le fondement des prise elle-même. Je me rapporte ici à la théorie
obligations qui incombent à certaines personnes des partenaires proposée par Ed Freeman et
telles que dirigeants, salariés ou membres de William Evan, auteurs influents qui furent parmi
conseils d’administration. La notion de responsa- les premiers à la formuler. Selon Freeman et
bilité morale des entreprises est un élément fon- Evan, ce qui caractérise la théorie des partenaires,
damental pour la compréhension pré-théorique de c’est qu’elle affirme que l’entreprise devrait être
l’éthique des affaires. On dit souvent, par gérée au profit de ses partenaires et que l’objectif
exemple, que le fait qu’une entreprise devrait, ou même de l’entreprise est de servir d’instance per-
ne devrait pas, faire telle ou telle chose est la rai- mettant de concilier les intérêts des partenaires
son pour laquelle un dirigeant devrait adopter tel (Evan & Freeman, 1996, p. 262).
ou tel comportement. Afin de justifier la notion Cette affirmation est beaucoup plus auda-
de responsabilité des entreprises, par opposition à cieuse que la précédente car elle est cohérente
l’éthique des affaires, deux conditions préalables avec la thèse selon laquelle l’objectif fondamen-
doivent être réunies. En premier lieu, il doit être tal de l’entreprise est de servir les intérêts d’un
possible de décrire les entreprises comme des groupe particulier, les actionnaires par exemple,
« agents intentionnels » : les entreprises doivent sous réserve peut-être de se plier aux contraintes
être envisagées comme des entités capables de imposées par les obligations juridiques et morales
penser, de vouloir et d’agir. En second lieu, de l’entreprise envers les autres partenaires (par
exemple, l’obligation de ne pas enfreindre leurs

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récompense et sanction doivent être des réalités
pour l’entreprise ; en effet, savoir mesurer récom- droits, humains et autres). La théorie des parte-
pense et sanction est une fonction centrale dans le naires va cependant beaucoup plus loin en ce
concept de responsabilité. Pour qu’il en soit ainsi, qu’elle prive les actionnaires de leur statut privi-
les entreprises doivent avoir des intérêts réels et légié au sein de l’entreprise. Les actionnaires ne
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être capables d’agir « intentionnellement ». Nous sont que des partenaires parmi d’autres. Selon
y reviendrons. cette théorie, le chef d’entreprise a pour tâche de
« maximiser » ou de « concilier » les intérêts des
groupes qui constituent les partenaires.
La théorie normative Freeman définit les partenaires de la façon
des parties prenantes suivante : Un partenaire au sein d’une organisa-
tion est (par définition) tout groupe ou individu
Les théories qui donnent un poids moral aux par- qui peut affecter ou être affecté par la réalisation
tenaires ne relèvent pas toutes de ce que j’appel- des objectifs de l’organisation 1 (Freeman, 1984,
lerai la « théorie normative des partenaires » de p. 46). Dans un article antérieur, Freeman et Reed
l’entreprise (en bref, « théorie des partenaires »). vont jusqu’à distinguer deux définitions de « par-
Toute théorie qui pose que les dirigeants ou les tenaire ». Au sens « étroit » les partenaires com-
entreprises sont soumis à des obligations morales prennent seulement les groupes qui jouent un rôle
doit définir les groupes ou les individus envers vital pour la survie et la réussite de l’entreprise :
lesquels s’exercent ces obligations. On pense les fournisseurs, les clients, les salariés, les
immédiatement aux groupes qu’il est convenu actionnaires, la communauté locale, les dirigeants
d’appeler les « partenaires » (propriétaires, diri- et sans doute aussi les pouvoirs publics. Au sens
geants, salariés, fournisseurs, clients et commu- « large », les partenaires désignent tout groupe ou
nautés locales). Il est raisonnable de penser que si individu qui peut affecter l’entreprise ou être
une entreprise a des obligations morales, c’est affecté par elle (Evan & Freeman, 1996, p. 259).
d’abord et avant tout envers ses partenaires. Cette définition élargit considérablement la
Selon cette interprétation, la notion de partenaire notion de « partenaire » ; on peut s’étonner
est simplement un outil commode pour désigner qu’elle comprenne des entités telles que les
envers qui s’exercent les obligations morales concurrents, l’environnement et les générations
dans un contexte économique, mais elle ne nous futures. Il faudrait commencer à se poser des
dit rien de la nature, du fondement ou de la por- questions : peut-on admettre que l’entreprise soit
tée de ces obligations. en partie gérée dans l’intérêt de ses concurrents,
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Éthique des affaires : théories et réalité 611

notamment dans un contexte où la collusion, les contrôle si draconiens et si étendus qu’on pourrait
cartels et l’entente sur les prix sont juridiquement estimer à juste titre, comme nous le verrons plus
et moralement condamnés ? Nous reviendrons loin, qu’ils sont discutables d’un point de vue
plus loin sur ce thème qui revêt une grande moral.
importance. Elaine Sternberg soulève une autre objection
Selon que l’on considère l’une ou l’autre de pratique. Elle affirme que le fait d’imposer une
ces deux définitions, au sens étroit ou au sens responsabilité très étendue a pour effet concret
large, il conviendra d’emprunter un cheminement d’atténuer considérablement cette même respon-
différent pour justifier l’argument selon lequel les sabilité : « Une entreprise responsable devant
intérêts des partenaires doivent être pris en consi- tous n’est en réalité responsable devant
dération dans la gestion de l’entreprise. Au sens personne : une responsabilité diffuse n’a pas
étroit, tous les partenaires contribuent de façon d’existence réelle. » (Sternberg, 2000, p. 51.) Elle
importante à la réussite de l’entreprise. Par consé- ajoute, sur un ton sardonique non dépourvu de
quent, on peut affirmer que l’entreprise a des obli- bon sens, que « parmi les plus ardents défenseurs
gations envers eux à titre de réciprocité et de de la théorie des partenaires on retrouve juste-
gratitude. Au sens large, les partenaires sont essen- ment ceux qui ont le plus à gagner d’une respon-
tiellement des entités sur lesquelles les activités de sabilité diffuse : les chefs d’entreprise. En rem-
l’entreprise peuvent avoir des conséquences néga- plaçant un modèle mesurable de performance
tives ou positives. Les obligations résultant de la financière par la notion très floue de “conciliation
théorie des partenaires sont donc fondées soit sur des intérêts”, la théorie des partenaires dégage les
les effets d’une maximisation du bien-être général, chefs d’entreprise de toute responsabilité et les
soit sur les droits de certains groupes à ne pas être laisse libres de servir leurs propres intérêts »

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lésés d’une façon ou d’une autre. (Sternberg, 2000, p. 51-52).
En réalité, Evan et Freeman ont recours à un Evan et Freeman reconnaissent que « dans
autre argument qui se veut d’inspiration kantienne l’entreprise d’aujourd’hui, la gestion s’apparente
mais qui se rattache directement à la gouvernance au jugement de Salomon » (Evan & Freeman,
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de l’entreprise : « Toute personne a le droit d’être 1996, p. 262). Ils semblent toutefois penser que
considérée, non comme un moyen pour atteindre les chefs d’entreprise actuels sont parfaitement
un objectif de l’entreprise, mais comme une fin en capables de s’acquitter de cette tâche.
soi. Si l’entreprise moderne persiste à considérer
les personnes comme des moyens au service d’une Le « je » transcendantal
fin, ces personnes doivent au minimum participer de l’acquisition
(ou choisir de ne pas participer) aux décisions à cet
effet » (Evan & Freeman, 1996, p. 258). Mon pro- Ces objections pratiques sont importantes mais,
pos n’est pas d’analyser en détail cet argument et comme je tiens à le démontrer, il y a plus grave
son inspiration soi-disant kantienne, mais plutôt dans la mesure où la conception de l’entreprise
d’examiner la théorie des partenaires en général, défendue par la théorie des partenaires pose pro-
qui est l’hypothèse de base pour tous les aspects de blème – signalons d’ailleurs que cette conception
la question. erronée est commune à la théorie de l’entreprise
fondée sur la valeur pour les actionnaires telle
Objections pratiques que l’a élaborée Friedman. En fin de compte, la
théorie de la valeur pour les actionnaires et la
Dès que l’on aborde la théorie des partenaires de théorie des partenaires rendent incohérente la
l’entreprise des questions d’ordre pratique se notion même de responsabilité sociale de l’entre-
posent. Ainsi, le statut moral des chefs d’entre- prise parce qu’elles défendent toutes deux une
prise est à la fois exceptionnel et quelque peu conception de l’entreprise totalement vidée de sa
contestable dans la mesure où ils sont eux-mêmes substance.
partenaires – ils font partie des groupes dont les Comment est-ce possible ? Comment en
intérêts doivent être pris en considération – tout particulier est-il possible que la théorie des parte-
en ayant la responsabilité de concilier les intérêts naires, qui prétend poser les fondements théo-
de tous. Ils se retrouvent donc dans une position riques de la responsabilité sociale de l’entreprise,
de conflit d’intérêts. Ils devraient donc être sou- fasse de la responsabilité sociale de l’entreprise
mis à des mécanismes de responsabilité et de une notion incohérente, voire impossible ?
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Figure 1. – Le modèle de l’entreprise selon la théorie des partenaires établi par Evan et Freeman

Direction

Propriétaires Communauté
locale
L’entreprise

Fournisseurs Clients

Employés

Source : Evan & Freeman, 1996, p. 259.

Pour comprendre comment nous en sommes « entité abstraite », une « fiction » (Evan & Free-

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arrivés là, commençons par examiner la façon man, 1996, p. 261).
dont la théorie des partenaires envisage la rela- Cette conception abstraite de l’entreprise
tion entre partenaires et l’entreprise. Penchons- n’est pas sans rappeler la conception kantienne
nous sur la représentation graphique de l’entre- du moi transcendantal ou moi nouménal énoncée
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prise selon le modèle des partenaires établi par dans la Critique de la raison pure (Kant, 1787).
Evan et Freeman (figure 1). Kant pensait qu’il est nécessaire de poser l’exis-
L’entreprise, au centre, est entourée de ses tence d’un sujet de l’expérience totalement abs-
groupes de partenaires les plus proches (défini- trait pour expliquer comment les perceptions et
tion étroite), représentés à l’extrémité de rayons les pensées d’un être humain s’unifient pour for-
qui figurent des enjeux moraux réciproques : pro- mer les expériences d’un sujet unique ; en
priétaires, direction, communauté locale, clients, d’autres termes, comment se peut-il que toutes
employés et fournisseurs. On peut chicaner sur mes pensées et mes expériences soient unifiées
les détails de ce graphique et se demander par pour être miennes. Kant a appelé ce sujet abstrait
exemple où sont les créanciers (peut-être sont-ils le « “je” transcendantal de l’aperception ». Cet
rangés au nombre des fournisseurs) ? Pour cha- être transcendantal est purement formel ou abs-
cune des relations représentées ici, les enjeux trait et donc vide ; il ne peut en aucun cas être
moraux sont-ils vraiment réciproques ? Est-il touché par l’expérience parce qu’il est lui-même
vraiment souhaitable, par exemple, de dire que le sujet de toute expérience.
les consommateurs ont l’obligation morale de Je n’irai pas jusqu’à prétendre que la notion
veiller aux intérêts des entreprises dont ils achè- d’entreprise joue un rôle conceptuel semblable
tent les produits ? dans la théorie des partenaires mais il me semble
La perplexité est à son comble quand on se que l’image de l’entreprise comme point de
demande ce que peut bien contenir la case placée départ de la théorie des partenaires est tout aussi
au milieu du diagramme pour figurer l’entreprise. formelle, abstraite et vide. On ne peut l’assimiler
Son contenu n’a certainement rien à voir avec les ni aux intérêts ni à la personne des employés ou
entreprises que nous connaissons dans le monde des dirigeants car, juridiquement parlant, l’entre-
réel : il s’agit d’une entité distincte des employés, prise est l’employeur. Elle ne peut être assimilée
des dirigeants et des propriétaires. En fait, cette aux actionnaires parce que l’entreprise est ce
case marquée « entreprise » est, bien entendu, qu’ils possèdent. On pourrait, avec une pointe
vide ; comme Evan et Freeman l’indiquent on ne d’ironie, appeler cette notion abstraite de l’entre-
peut plus clairement, l’entreprise n’est qu’une prise le « je transcendantal de l’acquisition ».
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Éthique des affaires : théories et réalité 613

Bien entendu, la théorie des partenaires n’a l’un et l’autre cas, il s’agit d’un ensemble de
pas pour vocation de s’arrêter à l’image abstraite mécanismes formels destinés à résoudre les
d’une entreprise envisagée comme une entité conflits d’intérêts et à concilier des intérêts
vide et purement formelle mais plutôt d’étendre opposés. En tant que tels, on ne saurait leur
la portée morale de l’entreprise à tous les intérêts imputer de responsabilités morales.
des partenaires. Il est essentiel de comprendre, De même, toujours selon ce modèle théo-
toutefois, pourquoi cette conception vide et for- rique, on ne peut pas dire de l’entreprise qu’elle
melle de l’entreprise est prise comme point de a des intérêts. Lorsque Evan et Freeman décri-
départ de la théorie. En refusant d’assimiler l’en- vent les changements structurels qui seraient
treprise aux intérêts d’un groupe spécifique de nécessaires pour que la pratique des entreprises
partenaires (les propriétaires ou les dirigeants, par devienne conforme à la théorie des partenaires,
exemple), la conception abstraite de l’entreprise ils évoquent l’élection d’un membre spécial au
renvoie l’image d’une entité située à égale dis- conseil d’administration, « l’administrateur
tance, d’un point de vue moral, de tous les parte- métaphysique », chargé de représenter les inté-
naires, exactement comme sur le graphique éla- rêts de l’entreprise elle-même, par opposition
boré par Evan et Freeman. De là, en empruntant aux divers groupes de partenaires associés à
tel ou tel argument moral (dans le cas d’Evan et l’entreprise. On est en pleine fiction. Si on l’abs-
de Freeman, il s’agit d’un argument vaguement trait des intérêts des propriétaires, des diri-
kantien), on peut parvenir à la conclusion que le geants, des employés et des clients, l’entreprise
but de l’entreprise est d’être une instance chargée n’a plus d’intérêts. Ainsi, quand on dit par
de promouvoir et d’équilibrer les intérêts de tous exemple que l’entreprise a intérêt à accroître ses
les partenaires. ventes ou à conquérir de nouveaux marchés,

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Or, ainsi formulée, la théorie des parte- c’est tout simplement parce que les actionnaires
naires nie la possibilité même de responsabilité ont intérêt à voir augmenter les profits, considé-
des entreprises. Comme je l’ai dit plus haut, rés comme étant extérieurs à l’entreprise. L’en-
toute justification viable du concept de respon- treprise ayant un statut purement abstrait, on ne
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sabilité de l’entreprise suppose que deux condi- peut lui prêter aucun intérêt, pas même celui de
tions soient réunies. En premier lieu, il faut pou- sa survie. Or, à moins d’avoir des intérêts, un
voir expliquer comment l’entreprise peut être un agent ne peut se voir infliger de sanction. La
« agent intentionnel ». En second lieu, il faut théorie des partenaires ne nous permet pas d’im-
que l’entreprise ait la capacité d’être tenue res- puter des responsabilités morales à l’entreprise ;
ponsable de ses actes et d’être sanctionnée, ce de même, selon cette même théorie, l’idée de
qui suppose au minimum que l’entreprise ait des sanctionner l’entreprise ou de la tenir pour res-
intérêts réels. Selon la conception abstraite de ponsable de ses actions n’a pas de sens.
l’entreprise, toutefois, aucune de ces conditions Il est clair que la théorie des partenaires ne
n’est satisfaite. peut servir de fondement à une approche de la
L’entreprise, telle que la conçoit la théorie responsabilité morale de l’entreprise si l’on
des partenaires, ne peut pas être un agent inten- cherche à montrer comment une entreprise peut
tionnel parce que, tout simplement, elle n’a pas avoir des obligations morales. Voilà qui est sur-
capacité pour agir. Selon la théorie des parte- prenant et quelque peu déroutant, d’autant que la
naires, l’entreprise elle-même n’est qu’une plupart des chercheurs supposent que c’est là
« instance des interactions entre partenaires » et l’objet de la théorie des partenaires.
« une instance permettant de concilier les inté- Est-ce si important ? Selon la théorie des
rêts des partenaires » (Evan & Freeman, 1996, partenaires, l’obligation de servir les intérêts des
p. 262). En tant que telle, l’entreprise n’a pas partenaires n’incombe pas aux entreprises, mais
capacité pour penser, vouloir ou agir, ces trois plutôt aux dirigeants. Ce sont en effet les chefs
caractéristiques étant les éléments nécessaires d’entreprise qui contrôlent les ressources finan-
de l’action morale. La théorie des partenaires ne cières de l’entreprise, ce sont eux qui doivent
permet pas plus d’évoquer la responsabilité veiller à maximiser les intérêts de tous les parte-
morale d’une entreprise particulière, comme naires lorsque cela est possible et à les concilier
Shell ou McDonalds, que de parler de la respon- dans le cas contraire. Après tout, peu importe
sabilité morale d’un système politique particu- sans doute que la responsabilité de l’entreprise
lier, comme la démocratie à l’anglaise. Dans passe au second plan tant que le concept de la
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responsabilité des dirigeants reste solidement éta- Théorie de la valeur


bli. Selon cette interprétation, la théorie des par- pour les actionnaires
tenaires remplace donc le concept de responsabi-
lité de l’entreprise par celui de responsabilité des Qu’en est-il de la solution qui a les faveurs de
dirigeants. Quel mal y a-t-il à cela ? Milton Friedman, à savoir la théorie de la valeur
Outre le fait que cette interprétation va à pour les actionnaires ? Quelle est la conception
l’encontre de notre approche intuitive de l’éthique de l’entreprise dans cette autre option ? Friedman
des affaires (qui, je l’ai indiqué plus haut, est axée lui-même n’est pas vraiment explicite sur ce
sur le concept de responsabilité morale de l’entre- point. Mais la façon la plus naturelle d’interpréter
prise), l’objection la plus forte vient de sa thèse est de considérer qu’elle est basée sur la
Milton Friedman lui-même. Cette approche théo- conception classique de l’entreprise tirée de la
rique, selon lui, introduit dans la sphère écono- théorie juridique, à savoir l’élément central des
mique privée un élément de politisation aussi dan- contrats juridiques passés entre les propriétaires
gereux qu’inopportun (Friedman, 1993, p. 251 et des facteurs de production et les clients. Selon
suiv.). Pour que les dirigeants assument l’écra- cette conception, l’entreprise est également une
sante responsabilité d’administrer les intérêts des entité abstraite et fictive, mais caractérisée par
innombrables groupes de partenaires que leur des relations juridiques complexes entre des per-
impose la théorie des partenaires, ils doivent être sonnes. Cette conception correspond à l’idée de
dûment mandatés pour ce faire. Evan et Freeman Friedman selon laquelle « seules des personnes
supposent à juste titre que pour ce faire il est indis- peuvent avoir des responsabilités » (Friedman,
pensable de procéder à une réforme démocratique 1993, p. 249) et à son insistance sur le fait que les
en profondeur de la gouvernance des entreprises. responsabilités morales dans les affaires se limite

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Ils imaginent donc de transférer le pouvoir au sein à celles définies par la relation entre les action-
de l’entreprise à un « conseil d’administration des naires et la direction.
partenaires » composé des représentants de Si tel est bien le cas, il semblerait que la
cinq groupes de partenaires et d’un délégué de théorie des partenaires et la théorie de la valeur
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l’entreprise elle-même, « l’administrateur méta- pour les actionnaires soient parallèles dans leurs
physique ». Chacun des membres du conseil d’ad- structures. Les deux théories partent d’une
ministration doit être élu par une « assemblée des conception abstraite et formelle de l’entreprise et
partenaires » dotée d’une charte et d’un règlement affirment ensuite, sur des bases indépendantes,
(Evan & Freeman, 1996, p. 264). que la direction a l’obligation de gérer l’entre-
L’argument de Friedman (quelque peu géné- prise exclusivement au profit d’un ensemble par-
ralisé) revient à dire qu’en faisant de l’entreprise ticulier d’intérêts : les intérêts des actionnaires
une instance où se déroulent des processus essen- pour le tenant de la valeur pour les actionnaires,
tiellement politiques, la théorie des partenaires les intérêts collectifs et encadrés sur le plan poli-
rejette complètement la notion de société com- tique des partenaires, pour le partisan de la théo-
merciale envisagée comme entreprise privée, soit rie des partenaires. Mais ces deux points de vue
la poursuite d’intérêts privés par des moyens pri- rendent également incohérente l’idée d’une res-
vés. Selon une telle interprétation, toutes les ponsabilité sociale de l’entreprise.
entreprises privées deviennent des entreprises En ce qui concerne la théorie de la valeur
publiques : la notion de sphère distincte de l’acti- pour les actionnaires, l’entreprise est une entité
vité entrepreneuriale privée s’estompe, ainsi que formelle qui ne peut avoir d’obligations morales
le concept de responsabilité morale de l’entre- vis-à-vis de partenaires qui ne seraient pas aussi
prise. C’est pour Friedman une vision de cauche- des actionnaires étant donné la relation privilé-
mar dans laquelle toute la vie commerciale, et par giée entre dirigeants et propriétaires. Pour la
extension toute la vie privée, sont englobées dans théorie des partenaires, l’entreprise est une entité
la sphère du politique 2. Il en découle que la théo- formelle qui ne peut avoir d’obligations morales
rie des partenaires nie la possibilité même d’une car elle n’est qu’une instance politique servant à
éthique de l’entreprise, au sens où elle ne nous équilibrer et répartir les intérêts de ses membres.
permet ni d’attribuer à l’entreprise une capacité Mais ces deux théories sont au fond invrai-
pour agir ni de lui prêter des intérêts. Plus fonda- semblables. Elles omettent l’une comme l’autre
mentalement, elle nie la légitimité de la sphère de de prendre en compte l’intuition selon laquelle
l’entreprise privée. nous pouvons parfaitement parler de la responsa-
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Éthique des affaires : théories et réalité 615

bilité morale des entreprises, et pas seulement de connus, mais aussi les nouveaux intervenants
leurs dirigeants, et si nous pouvons le faire, c’est possibles sur le marché, les producteurs de pro-
parce que les entreprises ne sont pas des entités duits de remplacement, les acheteurs (c’est-à-dire
juridiques totalement abstraites, mais des entités les clients) et les fournisseurs.
commerciales et sociales concrètes qui sont Cette observation est importante pour la
gérées au profit d’un ensemble précis d’intérêts théorie normative des partenaires. Nous avons
par des groupes précis grâce à des structures déci- noté plus haut que l’idée selon laquelle les
sionnelles précises. Si nous voulons rendre concurrents devraient être considérés comme des
compte de manière correcte de la responsabilité partenaires, dont les intérêts représentent des
morale de l’entreprise, nous devons partir d’une créances morales pour l’entreprise, fait véritable-
conception de l’entreprise qui soit concrète plutôt ment problème pour la théorie des partenaires. Il
qu’abstraite. Une prise en compte réaliste de la y a d’autres mots pour qualifier la gestion d’une
responsabilité morale de l’entreprise ne peut entreprise avec la coopération des concurrents et
découler que de la reconnaissance, de la descrip- en tenant compte de leurs intérêts. On parle de
tion et de l’analyse de ces intérêts et relations collusion, de cartel et d’entente sur les prix, et il
bien précis. s’agit d’infractions pénales dans la plupart des
juridictions. Cela souligne le rôle particulier que
La conception abstraite joue la concurrence dans l’éthique des affaires.
de l’entreprise dans la stratégie La concurrence n’est pas simplement une activité
concurrentielle discrétionnaire pour les entreprises. Les entre-
prises sont moralement obligées d’entrer en
Avant d’étudier comment cet objectif peut être concurrence et il leur est moralement interdit de

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atteint, j’aimerais envisager cette question sous s’entendre avec leurs concurrents afin d’optimi-
un angle différent, en examinant comment fonc- ser des profits partagés. Cette obligation résulte
tionne la conception abstraite de l’entreprise dans des bénéfices sociaux de la concurrence entre les
la théorie de la stratégie concurrentielle. entreprises et des effets extrêmement négatifs
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L’ouvrage de Michael Porter, Competitive constatés en l’absence de concurrence.


Strategy (Choix stratégiques et concurrence) est Bien sûr, cela ne veut pas dire que les entre-
l’un des textes fondateurs de la théorie de la stra- prises n’ont aucune obligation morale vis-à-vis
tégie concurrentielle. C’est un cadre extrême- de leurs concurrents. Les concurrents doivent res-
ment perspicace et révélateur pour l’analyse de la pecter tout un ensemble d’interdits qui consti-
structure concurrentielle des entreprises (Porter, tuent et précisent les termes d’une concurrence
1980). Les gains financiers qu’une entreprise loyale. Mais ils ne sont pas tenus d’optimiser ou
donnée peut obtenir à long terme dans une d’équilibrer les intérêts des uns et des autres sur
branche d’activité donnée sont déterminés, selon le modèle de la théorie normative des partenaires.
lui, par le jeu de cinq « forces concurrentielles » En généralisant ce point, on pourrait dire que les
à savoir : la rivalité entre les entreprises exis- limites morales des obligations vis-à-vis des par-
tantes dans une branche industrielle, le pouvoir tenaires sont atteintes lorsque l’on traite avec des
de négociation des fournisseurs et des clients, la concurrents : les concurrents ne doivent absolu-
menace de nouveaux intervenants sur un marché ment pas être traités en partenaires au sens de la
et la menace de produits et services de remplace- théorie normative des partenaires.
ment (Porter, 1980, p. 4 s.). Mais comme le montre l’analyse de Porter,
Le cadre de Porter s’applique à l’analyse des l’ensemble des entités avec lesquelles une entre-
secteurs industriels dans leur ensemble, mais il prise est en concurrence est nettement plus large
est également applicable aux entreprises. que la gamme manifeste des concurrents dans la
Celles-ci sont des entités concurrentielles et les branche considérée. Cette gamme comprend, par
profits qu’elles sont en mesure de dégager dépen- exemple, les fournisseurs et les clients. Les entre-
dent de la force ou de la faiblesse des entités prises sont en concurrence avec les fournisseurs
concurrentes avec lesquelles elles sont en contact en utilisant leur pouvoir d’achat pour négocier les
et en compétition. L’intuition de Porter a consisté prix à la baisse et elles entrent en concurrence
à reconnaître que les entités qui constituent l’en- avec les clients notamment en créant des marques
vironnement concurrentiel d’une entreprise ne et en imposant des frais de changement de four-
sont pas seulement les concurrents industriels nisseur qui leur permettent d’optimiser les prix
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616 David Rodin

ou de réduire la qualité des produits. Selon la qu’objet de concurrence, nous sommes arrivés à
théorie normative des partenaires, aussi bien les une notion vide purement formelle – un centre
fournisseurs que les clients sont considérés théorique de concurrence qui est distinct de la
comme des groupes de partenaires « proches », main-d’œuvre, de la direction ou du capital.
c’est-à-dire au profit desquels l’entreprise est Mais cette conclusion fausse complètement
censée être gérée en partie. Mais s’il est vrai la nature de la question que nous avons posée au
qu’une entreprise a l’obligation morale d’entrer départ. L’entreprise, conçue de manière abstraite
en compétition et de ne pas s’entendre avec ses selon cette méthode, ne pourrait pas être l’objet
concurrents, il faut que les limites de ses obliga- de la concurrence dans le monde réel, pour la
tions vis-à-vis de ses clients et fournisseurs en tant simple raison qu’elle ne peut entrer en concur-
que partenaires soient circonscrites avec soin. rence. Elle n’a ni la force de travail avec laquelle
Cela ressemble fort à un début de contestation produire des biens et services, ni le personnel
de nombreuses formes d’obligations couramment dirigeant pour fixer des politiques, ni les capitaux
attribuées à l’entreprise. Mais je veux orienter la pour acheter usines et équipements.
discussion dans une autre direction. Posons la ques- Ce paradoxe a également une manifestation
tion dans l’autre sens. Au lieu de s’interroger sur la opérationnelle. On ressort des nombreux travaux
nature et l’importance des concurrents de l’entre- sur la stratégie de gestion qu’une source impor-
prise (quels sont les vrais concurrents de l’entre- tante de l’avantage concurrentiel provient des
prise ?), nous pourrions nous demander quelle est la capacités et des dispositions de la direction et du
nature et l’importance de l’entreprise concurrente personnel. Si les membres de la direction et du
elle-même (quelle est exactement l’entité qui entre personnel sont considérés (et se considèrent
en concurrence, celle qui est au centre des cinq eux-mêmes) comme faisant partie de la concur-

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forces selon Porter ?). Pour reformuler cette ques- rence extérieure à l’entreprise, c’est-à-dire
tion, quel est l’objet de la concurrence ? comme fournisseurs contractuels de main-
Les clients et les fournisseurs sont extérieurs d’œuvre et de gestion à une entité qui est fonda-
à l’entreprise considérée ici comme un objet de mentalement en position de concurrence vis-à-vis
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concurrence. Ils sont extérieurs précisément d’eux, il est improbable qu’ils travaillent avec un
parce qu’ils participent à la concurrence avec maximum d’engagement et d’énergie. Les diri-
l’entreprise. Mais faisons un pas de plus : qui sont geants et les travailleurs ne contribueront effica-
les fournisseurs de l’entreprise ? Manifestement, cement aux objectifs de l’entreprise que s’ils se
il s’agit entre autres de prestataires extérieurs qui considèrent eux-mêmes, au moins en partie,
fournissent des matières premières et des produits comme des éléments internes plutôt qu’externes à
de consommation à l’entreprise. Mais il y a aussi l’entreprise/organisation concurrentielle.
les nombreux groupes qui sont dans l’ensemble Cela implique que si l’entreprise veut partici-
considérés comme internes à l’entreprise. Par per efficacement à la concurrence, du simple point
exemple, les employés sont des fournisseurs de de vue de l’efficacité de la motivation, sa sphère de
main-d’œuvre à l’entreprise et ils sont en concur- concurrence ne peut être illimitée. Elle doit « inter-
rence avec celle-ci par l’intermédiaire des négo- naliser » en quelque sorte certains groupes qui sont
ciations salariales. La direction est simplement un considérés comme des concurrents externes selon
sous-groupe d’employés et donc elle peut aussi l’analyse de Porter. En pratique, cela signifie que
être considérée comme extérieure à l’entreprise les relations d’une entreprise vis-à-vis de ses
considérée comme l’objet de la concurrence. employés sera toujours ambivalente, combinant
Qu’en est-il des actionnaires et des créditeurs ? des éléments de concurrence (dans les négocia-
Ce sont des fournisseurs de capitaux à l’entre- tions salariales par exemple) et des éléments de
prise, ils sont donc également en concurrence coopération et d’intérêt mutuel. Une image simi-
avec celle-ci puisqu’ils s’efforcent d’obtenir laire se dégagera pour chacun des groupes de par-
d’elle un rendement maximum (s’agissant res- tenaires d’une entreprise, même si le mélange
pectivement des intérêts à percevoir et des parti- d’éléments de coopération et de concurrence est
cipations) pour leurs investissements. très différent dans chaque cas. L’idée d’un objet
La difficulté saute aux yeux. C’est la récur- illimité de concurrence est non seulement une abs-
rence du concept abstrait d’entreprise, le « je » traction théorique – une entité formelle vide sur le
transcendantal de l’acquisition. En essayant de plan logique – mais c’est aussi une absurdité sur le
comprendre la nature de l’entreprise en tant plan commercial.
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Éthique des affaires : théories et réalité 617

Figure 2.

Plus concurrentiel Plus coopératif


Ensemble classique Étendue classique
de concurrents de l’entreprise
de faits concurrentielle

Concurrents Clients Employés Détenteurs


de l’entreprise de parts sociales
Créditeurs Fournisseurs Direction

• Régi par des interdits • Régi par des obligations morales


(moraux) positives ainsi que des interdits
• Conditionné par des processus
• Conditionné par des forces politiques et des relations morales
concurrentielles (par exemple réciprocité morale
et prise en compte des intérêts)

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Vers une conception concrète Il est important de constater que la situation
de la responsabilité morale d’une relation donnée de partenaires sur cet éven-
tail peut être déterminée à la fois par la stratégie
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de l’entreprise concurrentielle et par des considérations éthiques


Cette observation peut nous aider à dégager une et que, ceci est révélateur, ces deux considéra-
conception plus concrète de l’entreprise en tant tions coïncident souvent. Par exemple, il y a des
que sujet de responsabilité morale (et aussi d’effi- raisons à la fois commerciales et éthiques pour
cacité stratégique). La théorie des partenaires nous que les relations avec des concurrents de la même
donne de l’entreprise l’image d’une instance pour branche d’activité soient régies par des principes
la coopération entre tous les groupes de parte- de concurrence plutôt que de coopération.
naires. La théorie de la valeur pour les action- Comme nous l’avons vu, il y a des raisons à la
naires, d’autre part, considère que l’entreprise fois commerciales et éthiques qui font que les
représente exclusivement les intérêts des action- employés doivent être traités avec un type d’at-
naires et qu’elle est dans une position de concur- tention et de sollicitude qui ne s’impose pas pour
rence fondamentale vis-à-vis de tous les autres les concurrents de la branche considérée.
groupes. J’ai déjà fait valoir que ces deux théories Plus important encore, cette représentation
sont inadéquates. Les deux points de vue sont une sous forme de diagramme nous permet d’ébau-
distorsion de la réalité des relations commerciales cher une conception plus concrète et plus réaliste
et morales. Les relations d’une entreprise avec ses de l’entreprise en tant que sujet de responsabilité
partenaires n’entraînent ni l’obligation exclusive morale. Comme je l’ai déjà souligné, pour qu’il y
d’équilibrer et d’optimiser leurs intérêts (le tableau ait responsabilité morale de l’entreprise, il faut
coopératif), ni l’obligation exclusive d’entrer en que nous ayons une conception de l’entreprise
compétition avec ces partenaires – c’est un qui lui permette d’agir moralement et intention-
mélange complexe des deux. Imaginons que des nellement, ce qui signifie que l’entreprise a des
relations purement concurrentielles et des relations intérêts réels et qu’elle est susceptible d’être
purement coopératives existent aux deux extrêmes récompensée ou sanctionnée.
d’un phénomène continu, il est alors possible de Nous pouvons commencer à en prendre
représenter la gamme classique des relations avec conscience si nous associons la responsabilité
les partenaires sur un diagramme (figure 2). morale de l’entreprise non à une entité abstraite,
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618 David Rodin

mais aux groupes et particuliers qui ont de fait le propriétaires de l’entreprise et ils sont donc habi-
contrôle de l’entreprise et dont l’entreprise repré- lités, moralement et juridiquement, à bénéficier
sente et favorise de fait les intérêts. Le cercle en des excédents dégagés par l’entreprise. L’entre-
pointillés à droite délimite le pourtour approxi- prise sert aussi, de manière plus limitée, les inté-
matif de fait de l’entreprise en identifiant les rêts des dirigeants et des employés en leur four-
groupes qui ont le plus de contrôle sur les actions nissant des salaires, des avantages et un travail
et la politique de l’entreprise et dont les intérêts satisfaisant. Lorsque nous parlons des intérêts
sont le plus directement servis par l’entreprise. Il d’une entreprise, nous faisons référence à l’inté-
s’agit de la direction, des employés et (du fait de rêt sous-jacent de ceux qui ont de fait un droit sur
leur élection au conseil d’administration) des les produits de l’entreprise. Si une entreprise est
actionnaires qui ont le plus de pouvoir pour sanctionnée par le versement d’une amende ou de
orienter les activités de l’entreprise. Ce sont les taxes, parce que ses activités sont restreintes ou
actionnaires qui, en tant que propriétaires de l’en- lorsqu’elle est morcelée, on peut dire à juste titre
treprise, sont les bénéficiaires essentiels des acti- que les intérêts de l’entreprise sont lésés parce
vités de l’entreprise. que sont lésés les intérêts de ceux qui ont en fait
Si l’on définit l’entreprise selon cet des droits sur l’entreprise : les actionnaires, les
ensemble concret d’agents et d’intérêts, et non dirigeants et les employés. Un des objectifs prin-
comme une entité abstraite, il est alors possible cipaux de la gouvernance de l’entreprise est donc
de remplir les deux conditions préalables de la de mettre en adéquation le contrôle de l’entre-
responsabilité morale de l’entreprise : capacité prise et l’intérêt dans l’entreprise. Le principe
pour agir et intérêts susceptibles d’être pénalisés fondamental est que ceux dont les intérêts sont
par une sanction. servis par l’entreprise doivent avoir le contrôle

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Premièrement, il est possible de rendre effectif de ses activités et devraient donc aussi
compte de la façon dont les entreprises peuvent subir les conséquences pénalisantes de tout
avoir des intentions et une capacité d’action méfait de l’entreprise.
morale selon les éléments de la structure de déci- Cette présentation est très schématique et
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sion interne de l’entreprise de Peter French (CID) aurait besoin d’être considérablement dévelop-
(French, 1984). Cette structure est composée de pée. Mais cela pourrait être une démarche plau-
deux parties. La première est un organigramme sible pour étudier un élément important de la res-
qui décrit la position, l’autorité et la responsabi- ponsabilité morale de l’entreprise, à savoir ses
lité des dirigeants dans la hiérarchie de l’entre- obligations vis-à-vis de groupes extérieurs à l’en-
prise. La deuxième partie est un ensemble de treprise tels que les partenaires extérieurs. Ces
règles concernant les décisions d’entreprise, par obligations ne sont pas et ne peuvent pas être
exemple les articles d’association, la politique de d’optimiser ces intérêts comme le prétend la
l’entreprise et les directives qui précisent com- théorie des partenaires, ne serait-ce que du fait
ment une décision peut ou doit être prise. que ces groupes sont en grande partie des concur-
Peter French voit dans l’organigramme la « gram- rents de l’entreprise. Celle-ci a toutefois l’obliga-
maire » de la prise de décision en entreprise tan- tion de ne pas provoquer de torts injustifiés dans
dis que les règles de reconnaissance en donnent la la poursuite des intérêts qu’elle sert, et elle peut
logique. Ensemble, ils fournissent des critères et doit être sanctionnée lorsqu’elle viole ces obli-
pour décider ce qui est, et ce qui n’est pas, une gations.
décision ou une action correcte de l’entreprise. Mais les relations morales avec des groupes
Lorsqu’une entreprise suit une ligne de conduite extérieurs à l’entreprise ne constituent qu’un des
ou formule une politique conformément à la éléments de l’éthique des affaires. De nom-
structure de décision interne de l’entreprise, on breuses questions renvoient à des conflits entre
peut considérer qu’il s’agit d’un acte intentionnel groupes qui sont internes à l’entreprise telle
de l’entreprise dans son ensemble – acte pour qu’elle est définie ici, par exemple entre les diri-
lequel elle peut assumer une responsabilité juri- geants et les actionnaires, entre les employés et
dique et morale. les dirigeants, ou entre les différents groupes
Deuxièmement, les entreprises peuvent d’actionnaires. Dans ces cas, les relations ne
avoir des intérêts, surtout parce qu’elles fonction- devraient pas être régies principalement par des
nent de fait pour servir ceux de groupes spéci- forces concurrentes. Ces groupes sont tous, dans
fiques et de particuliers. Les actionnaires sont une large mesure, internes à l’entreprise – ils
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Éthique des affaires : théories et réalité 619

contribuent à la contrôler et partagent ses béné- dans un deuxième temps, appliquer et équilibrer
fices. Différentes formes d’obligations et des deux modèles très différents d’interaction norma-
mécanismes de règlement des conflits s’impo- tive et d’évaluation.
sent dans ces cas-là. Peut-être que l’image Il est clair que cette réalité complexe ne peut
appropriée ici renvoie davantage à celle présen- être réduite aux structures simples de la théorie
tée dans la théorie des partenaires, à savoir une des partenaires ou de la théorie de la valeur pour
instance politique servant à équilibrer et optimi- les actionnaires. Les mécanismes non différen-
ser les intérêts. ciés associant politique et coopération proposés
Pour compliquer encore les choses, la ligne par la théorie des partenaires comme régissant les
de partage théorique entre les groupes « internes » relations entre tous les groupes de partenaires ne
et « externes » à l’entreprise est poreuse, variable permet pas de reconnaître la primauté morale des
et souvent imprécise. Comme l’indique le dia- droits des actionnaires en tant que propriétaires
gramme donné plus haut, la concurrence et la de l’entreprise. D’autre part, la théorie de la
coopération sont les deux extrêmes d’un phéno- valeur pour les actionnaires est erronée car elle
mène continu. La plupart des relations dans le considère que les droits moraux des actionnaires,
monde des affaires comprennent un mélange com- et les obligations des dirigeants en tant qu’agents
plexe des deux. Ce caractère des relations com- des actionnaires, constituent l’ensemble de
merciales, toujours présent à un certain degré, a été l’éthique des affaires. Comme je l’ai indiqué, la
considérablement amplifié par plusieurs tendances responsabilité morale de l’entreprise existe dans
actuelles. L’externalisation et la gestion de la une large mesure parce que les dirigeants admi-
chaîne des approvisionnements, par exemple, nistrent les entreprises pour promouvoir les inté-
brouillent la distinction entre fournisseurs internes rêts des actionnaires. C’est seulement parce

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et externes à l’entreprise. qu’une entreprise est administrée par un groupe
Si cette vision ambivalente des relations précis de personnes qu’elle peut avoir la capacité
commerciales est correcte, un bilan complet de d’agir. C’est uniquement parce qu’une entreprise
l’éthique des affaires sera une tâche extrêmement sert un groupe précis d’intérêts qu’elle peut être
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ardue. Il faudra décrire et démêler le réseau com- sanctionnée et récompensée.


plexe de relations entre particuliers et groupes qui
expliquent le comportement des entreprises et, Traduit de l’anglais

Notes

1. L’expression « réalisation des Néanmoins, la base de cette que les entreprises


objectifs de l’organisation » est définition est claire. unipersonnelles, peuvent affecter
malencontreuse car elle suggère à 2. Evan et Freeman n’appliquent les droits et les intérêts des
tort que les effets d’une activité ce modèle qu’aux grandes partenaires, et on ne voit pas
qui ne contribue pas avec succès entreprises, mais on ne sait pas pourquoi elles ne seraient pas
aux objectifs de l’organisation, ou trop pourquoi il ne s’appliquerait contrôlées par un conseil de
qui est extérieure à ces objectifs, pas à toutes les entreprises. Même partenaires.
sont exclus de la définition. les toutes petites entreprises, telles

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