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L’AVÈNEMENT DE L’INDIVIDU HYPERMODERNE

Entretien de Gilles Lipovetsky, avec Elsa Godart

ERES | « Cliniques méditerranéennes »

2018/2 n° 98 | pages 7 à 23
ISSN 0762-7491
ISBN 9782749261799

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Entretien de Gilles Lipovetsky, avec Elsa Godart« L’avènement de l’individu
hypermoderne », Cliniques méditerranéennes 2018/2 (n° 98), p. 7-23.
DOI 10.3917/cm.098.0007
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Cliniques méditerranéennes, 98-2018

Entretien de Gilles Lipovetsky


avec Elsa Godart  1

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L’avènement de l’individu hypermoderne
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Elsa Godart : Comment situer l’individualisme contemporain ? Vous parlez


d’un individualisme hypermoderne, est-ce une rupture ? une évolution ?
Comment le penser dans l’histoire ?

Gilles Lipovetsky : Au début des années 1980, j’ai avancé l’idée que
nous assistions à l’émergence d’un nouvel individualisme de type « narcis-
sique » et « postmoderne ». Si aujourd’hui le premier qualificatif me semble
toujours juste, il n’en va pas de même du second – celui de « postmoderne » –
auquel il faut renoncer : c’est pourquoi je lui substitue celui d’« hyper-
moderne ». Qu’est-ce qui justifie pareil changement de conceptualisation ?
Pour comprendre la métamorphose contemporaine de l’individu, il faut la
replacer dans le temps long de l’histoire de la modernité. L’individualisme
n’est pas un phénomène social-culturel absolument nouveau : on en trouve
des figures dans l’Antiquité grecque et l’une de ses premières manifesta-
tions modernes apparaît au XVIe siècle avec le protestantisme. Mais c’est
surtout au XVIIIe siècle que se constitue pleinement « l’idéologie indivi-
dualiste » pour reprendre la formulation de Louis Dumont, autrement dit
un système d’idée-valeur qui, pour la première fois, pose l’individu libre,
autosuffisant et égal aux autres, comme la valeur suprême de la société.
C’est dire que d’emblée, l’individualisme moderne est un individualisme
de type démocratique. Dans ce contexte, l’atome individuel est affirmé
comme autonome, indépendant, égal, et comme le fondement absolu de
l’ordre collectif. Les droits de l’homme et l’organisation démocratique de la

Gilles Lipovetsky, philosophe, sociologue, gilles_lipovetsky@yahoo.fr


Elsa Godart, philosophe, psychanalyste, directeur de recherche Études psychanalytiques, université Paris 7-
Diderot, chercheur associé en philosophie LIPHA-PE, université Paris Est-Créteil, 39 rue de la Clef,
F-75005 Paris, elsagodart@gmail.com

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société en sont les concrétisations institutionnelles directes. Dès lors, les lois
qui régissent le monde social ne sont plus reçues de plus haut que soi ou
d’un principe « extérieur » (Dieu, ancêtres mythiques) mais voulues, déci-
dées, élaborées de bout en bout par les individus reconnus législateurs de
leur univers. C’est d’abord cela la culture de l’individu : chacun, reconnu
libre, détaché, a le droit d’ignorer les autres, d’exercer son libre examen,
de choisir sa vie, et les lois légitimes doivent être l’œuvre des individus

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semblables en droit. À cet égard, l’idéologie individualiste constitue bien
« le code génétique » de la modernité démocratique. Le monde moderne,
c’est le monde de l’individu érigé en valeur prééminente et fondateur d’un
nouveau régime du rapport à soi, du rapport aux autres, du rapport social
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et politique.
Cela étant, pendant plus de deux siècles, la dynamique de l’individu a été
freinée, contrecarrée par divers phénomènes sociaux et idéologiques, empê-
chant les principes d’autonomie individuelle et d’égalité d’aller jusqu’au
bout d’eux-mêmes. Quatre ordres de phénomènes ont été, sur ce plan, parti-
culièrement prégnants.
En premier lieu la persistance de différentes traditions locales et religieuses
dans des pans entiers de la société. Les mariages arrangés sont encore large-
ment pratiqués. L’emprise de l’Église sur les consciences et la morale reste
très forte en particulier dans le monde rural. Dans les campagnes les gens
d’Église sont toujours des directeurs de conscience, des femmes en parti-
culier. La morale religieuse domine même si en même temps s’affirme une
morale à fondement laïc.
En deuxième lieu, bien que la modernité repose sur les principes de
liberté et d’égalité, force est de constater qu’ils concernent les hommes et
fort peu les femmes. L’égalité citoyenne homme/femme est introuvable :
en France les femmes ne voteront qu’après la Seconde Guerre mondiale.
Les modes de socialisation des genres sont profondément inégalitaires en
matière de morale sexuelle (la virginité féminine avant le mariage est un
impératif moral), mais aussi d’éducation, de scolarisation, de travail : les
femmes ne doivent pas faire carrière, leur identité se construit au travers de
leur rôle de mère et d’épouse. Dans tous les milieux sociaux domine l’idéal
de la femme au foyer : même diplômées, les femmes cessent leur activité
professionnelle lorsqu’elles se marient.
L’éducation constitue un troisième frein. Tout au long de la moder-
nité, domine une éducation de type autoritaire : il faut élever les enfants,
comme on le dit alors, « à la dure », afin de les préparer à une vie difficile.
Une éducation autoritaire qui crée des personnalités bien caractéristiques,
celles-là même que va étudier la psychanalyse, et qui sont marquées par
le refoulement, la culpabilité, le surmoi. Ce qui est premier, c’est l’exigence

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d’obéissance au père, l’inculcation des bons principes et non le bonheur ou la


satisfaction immédiate de l’enfant. Les enfants et les jeunes n’ont « pas droit
à la parole », à l’autonomie de soi : les parents décident pour eux ; tout cela
est encore une figure d’un individualisme de type limité.
Le quatrième verrou n’est autre que ce que Raymond Aron a appelé les
« religions séculières ». Les grandes idéologies messianiques de la modernité
ont appelé les individus à vivre pour des idéaux collectifs « plus hauts »

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qu’eux-mêmes, à renoncer à leur libre arbitre, à se sacrifier pour la Nation,
la Révolution, le Communisme. On inculque aux enfants l’amour de la patrie
et « pour elle un Français doit mourir ». Le militantisme fonctionne sur un
mode radicalement anti-individualiste : dans les partis d’extrême droite ou
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d’extrême gauche, les individus doivent faire preuve d’abnégation volontaire


de soi, renoncer à leur libre parole, à l’expression de leurs opinions person-
nelles au nom de l’intérêt supérieur du parti, de la « cause » révolutionnaire
ou nationaliste. Bien que l’on soit dans une culture fondée sur le primat
principiel de l’individu, le parti a toujours raison contre l’individu consi-
déré comme une entité sans importance, insignifiante, le « zéro » du fameux
roman d’Arthur Koestler, Le zéro et l’infini.
Autrement dit, tout un ensemble de dispositifs sociaux, culturels,
éthiques, politiques ont édifié des crans d’arrêt puissants à l’expansion du
principe d’individualité. C’est ainsi que la modernité, au travers de cette
première révolution individualiste, a mis sur rails, pendant plus de deux
siècles, un processus d’individualisation de type limité ou inachevé.

E. G. : Qu’est-ce qui a permis de sortir de cette première phase ? Quelles


sont les causes qui ont fait basculer l’individualisme jusqu’à son achèvement
et sa pleine expression ?

G. L. : La société de consommation et de communication de masse me


paraît être la force principale ayant impulsé la nouvelle dynamique d’indi-
vidualisation. Aujourd’hui on met en avant la révolution de l’informatique,
d’Internet et des nouvelles technologies, sa puissance de transformation du
travail, des modes de vie et de pensée. C’est tout à fait exact, mais du coup on
sous-estime l’immense révolution qu’a provoquée le capitalisme de consom-
mation après la Seconde Guerre mondiale. En sollicitant en permanence les
désirs, en légitimant les jouissances de la vie consumériste, le capitalisme a
brisé les encadrements collectifs au bénéfice des options personnelles et de
la poursuite du bien-être privé. Les idéaux collectifs ont été détrônés par
ceux de la vie privée, du plaisir, des bonheurs individuels érigés en référen-
tiels centraux. L’œuvre historique du consumérisme est considérable et au
demeurant nullement achevée : il a radicalement transformé le sens de la vie

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en consacrant le self love, l’hédonisme, le droit de chacun de vivre pour lui-


même en s’absorbant dans sa sphère privée.
C’est ainsi qu’à partir des années 1950-1960, il s’est produit un bascule-
ment ou plus précisément une seconde révolution individualiste instituant
cette fois un individualisme « total » et ce, parce que tous les anciens disposi-
tifs sociaux et culturels contrecarrant le principe de l’autonomie individuelle
ont sauté. De là l’essor d’un individualisme sans limite, autocentré, dérégulé

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et hypertrophique : ou encore « narcissique ». Voilà pourquoi il faut parler
d’un individualisme hypermoderne et non postmoderne. Hyper parce que ce
qui se déploie n’est autre que l’exacerbation de la dynamique d’individuali-
sation délivrée des dispositifs holistes persistants.
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E. G. : Comment le capitalisme de consommation a-t-il changé notre


rapport au temps et à la vie sociale ?

G. L. : Depuis le XVIIIe siècle, les sociétés modernes ont érigé le futur


en axe temporel dominant : il faut arracher la société au passé, aux forces
de la religion, de la superstition et de la tradition pour faire advenir une
société autonome ainsi que l’Homme Nouveau de la République ou du
Communisme. La construction de l’avenir débarrassé des ténèbres du passé
prédomine, ce qui appelle les générations présentes à un certain nombre de
sacrifices. Cela a profondément changé : avec le capitalisme de consommation
qui n’est autre qu’un capitalisme de séduction, on est passé d’une société
centrée sur l’avenir à une société dominée par les sollicitations du présent
(les plaisirs, le bien-être, les loisirs, les vacances, l’épanouissement indivi-
duel) : il s’agit de vivre tout de suite non pour les lendemains qui chantent.
Disqualification des principes sacrificiels, consécration des plaisirs immé-
diats de la marchandise : l’organisation consumériste de la vie a bouleversé
notre rapport au temps en instituant la primauté de l’axe du présent.
En même temps, avec la société de consommation et de communica-
tion de masse, des mécanismes de régulation sociale autres que ceux de
l’âge disciplinaire se sont mis en place. Non plus les disciplines rigoristes
et coercitives, mais des stratégies multiformes de séduction immédiate : le
bien-être, les loisirs, le divertissement, les nouveautés perpétuelles, la mode,
la diversification et l’esthétisation de l’offre marchande. Toute la société de
consommation apparaît comme une immense incantation aux jouissances de
la vie au présent. C’est en rendant possible un pouvoir d’achat discrétion-
naire, en démultipliant l’offre marchande, en créant sans cesse de nouvelles
tentations, qu’elle a réussi à ruiner les grandes religions séculières ainsi que
l’emprise des pouvoirs traditionnels (famille, Église, parti politique) sur les
vies individuelles.

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Il en résulte une société marquée par la diversification des modèles


d’existence, l’ouverture des choix individuels, des styles de vie dérégulés et
désynchronisés, et de ce fait des comportements « à la carte » dans le rapport
à la famille, à la religion, à la politique, aux loisirs, à l’alimentation, à la
mode. C’est ainsi que l’individualisme hypermoderne est de type optionnel,
désencadré, décloisonné : affranchi des impositions collectives et commu-
nautaires, il s’affirme selon une logique de self-service généralisé. Jadis, les

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institutions régulaient et commandaient les comportements individuels :
aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse : ce qui domine c’est la famille, la religion,
la citoyenneté « comme je veux », « quand je veux ». Voici venu le temps de
l’individualisme désinstitutionnalisé ou « à la carte » : un individualisme
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extrême, un hyperindividualisme.

E. G. : Ne voit-on pas monter également une individualisation de la


consommation ?

G. L. : Jusqu’alors les comportements de consommation étaient fortement


encadrés par des ethos et des pratiques de classe. Or, le multi-équipement
des ménages, les nouveaux objets (le smartphone, le magnétoscope, le PC,
etc.), la différenciation des produits de l’offre et les aspirations croissantes à
l’autonomie et au mieux-vivre ont rendu possible un usage de plus en plus
désynchronisé et personnalisé des biens de consommation et, ce faisant, une
déstabilisation des modèles culturels de classes. Cela se traduit concrètement
par une plus grande latitude des acteurs-consommateurs par rapport aux
groupes d’appartenance. Nous constatons un processus d’éclatement des
modèles traditionnels de classe. De même que le capitalisme déréglementé
et globalisé est devenu un turbo-capitalisme, de même voit-on monter
un turbo-consommateur, un hyperconsommateur affranchi du poids des
conventions, des ethos et des règles de classes. Ce consommateur nouveau
style, si souvent décrit par les observateurs comme erratique, nomade,
volatile, imprévisible, fragmenté, n’est autre que l’une des figures du règne
de l’hyperindividualisme.
Le second trait caractérisant ce nouvel âge est plus qualitatif, et peut-être
plus fondamental. Longtemps, pour rendre compte de la dynamique de la
consommation, on a privilégié le modèle de Veblen de la dépense honorifique
ou statutaire, selon lequel on ne consomme pas les choses pour elles-mêmes,
mais pour gagner l’estime sociale. C’est le schéma de la distinction sociale.
Cela était encore relativement vrai dans les années 1950. Mais cela est de
moins en moins pertinent de nos jours, dès lors que les objets de consomma-
tion se sont banalisés et diffusés dans l’ensemble du monde social : les biens
sont de moins en moins achetés en vue de la distinction sociale, mais en vue

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de satisfactions privées. Nous voulons des objets à vivre beaucoup plus que
des objets-vitrines. La consommation pour soi l’emporte sur la consomma-
tion commandée par le souci de l’autre. L’hyperindividualisme coïncide dès
lors avec l’essor d’une consommation plus émotionnelle que statutaire, plus
hédoniste-ludique que prestigieuse.

E. G. : Le capitalisme consumériste a entraîné une nouvelle étape de

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l’individualisation, mais n’y a-t-il pas d’autres causes ?

G. L. : Les transformations matérielles et sociales impulsées par capi-


talisme de consommation ne sont pas les seules causes ayant précipité la
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révolution de l’hypermodernité individualiste. Deux autres forces doivent


être soulignées.
D’abord, l’idéologie individualiste elle-même qui, en célébrant la liberté,
l’égalité, le bonheur (jusque dans la Constitution américaine), a continué
fortement à dissoudre les impositions traditionnelles au profit de l’individu,
de ses choix personnels et de ses désirs propres. La reconnaissance du droit
de chacun à être libre, se gouverner, être soi-même, a joué un rôle majeur,
par-delà les mouvements sociopolitiques combattant pour l’émancipation.
On ne peut comprendre l’avènement de l’individualisme narcissique en
faisant abstraction du système de légitimité, des valeurs primordiales qui
nous gouvernent et de leur pénétration dans le monde social concret.
Ensuite, il est clair que la contre-culture et en France, Mai 68, ont
profondément amplifié la dynamique d’individualisation. « Il est interdit
d’interdire »; « jouir sans entrave » : toute la culture contestataire et libertaire
de l’époque a fonctionné comme un puissant dissolvant des contraintes auto-
ritaires et traditionnelles. Elle a joué comme une force d’émancipation vis-à-
vis des contraintes d’appartenance, des encadrements familiaux, religieux,
politiques. Elle a enclenché un processus d’émancipation des minorités
sexuelles, des jeunes et des femmes vis-à-vis des obligations traditionnelles
de la cellule familiale. Les principes de socialisation les plus immémoriaux
(morale du travail, autorité des parents, primauté de la famille, division des
rôles de sexe, moralisme et surveillance sexuels) ont été remis en question
au nom de la libération des individus. L’individu hypermoderne en résulte
directement. Capitalisme consumériste-hédoniste, idéologie individualiste,
contre-culture : ce sont ces trois forces qui ont provoqué le basculement dans
la vie présentiste et le règne hypermoderne de l’individualisme narcissique.

E. G. : À quoi est dû l’effondrement du collectif et de la Nation, à la suite


de la Seconde Guerre mondiale ?

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G. L. : Le large désinvestissement des idéologies nationalistes et révolu-


tionnaires ne peut s’expliquer par les seuls faits objectifs et terrifiants que sont
les deux guerres mondiales, la Shoah, les camps soviétiques. Les consciences
humaines sont faites de telle sorte que les faits sont toujours interprétés au
travers de modèles religieux et idéologiques. Les crimes staliniens étaient
là mais l’idéologie communiste a fonctionné comme pare-feu empêchant de
les reconnaître comme tels ; on disait : « Mais non, c’est de la propagande

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anti-communiste. » C’est le changement des modes de vie opéré par le
capitalisme consumériste qui nous a détachés de ces idéologies. Celui-ci
a substitué la visée du bonheur privé aux engagements militants et à la foi
dans les mégasystèmes idéologiques : chacun se centre sur lui-même, ses
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intérêts, ses plaisirs, son bien-être ; le sens de la vie ne se trouve plus dans
les grandes visions idéologiques du monde mais dans l’épanouissement de
soi. Le culte des jouissances privées et présentes, largement stimulé par le
marché, a fait péricliter la foi dans les idéologies herculéennes et sacrificielles
de la première modernité.

E. G. : Est-ce pour autant la mort du collectif ?

G. L. : À l’évidence non. Bien sûr les grandes utopies collectives sont


caduques et rien n’est plus important, pour nous, que le bonheur indivi-
duel. Cependant, l’individu hypermoderne n’est pas enfermé dans les seuls
territoires du soi et du cocooning. En témoignent notamment la vie asso-
ciative, les revendications nationalistes et identitaires (Catalans, Québécois,
Flamands, Corses), mais aussi la reviviscence des identités religieuses (juive,
chrétienne, musulmane) qui revendiquent une mémoire et une tradition
collective. Le Brexit, la volonté de Donald Trump d’élever un mur séparant
les États-Unis du Mexique, les succès des partis populistes ou xénophobes
en Europe, montrent que la question des frontières et de l’identité nationale
n’a rien de dépassé.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est nullement à un retour du passé
que l’on assiste. D’abord, dans les démocraties libérales, les référentiels de
nation et d’identité nationale ne sont plus associés à une logique conqué-
rante : ils sont pour l’essentiel « défensifs ». Ensuite, le rapport au collectif
s’est détraditionnalisé en devenant un choix d’appartenance rectifiable à
volonté. Autrefois l’identité conférée par le collectif « allait de soi », il s’impo-
sait à l’individu. Il n’en va plus ainsi. C’est chacun qui définit son rapport à
ses racines, à sa communauté d’appartenance. Le rapport aux communautés
d’appartenance s’est individualisé. En ce sens, même les plus traditionna-
listes et les plus rigoristes (les jeunes salafistes, par exemple) sont encore des
enfants de la culture individualiste. C’est cette même logique d’engagement

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individualiste que l’on voit à l’œuvre dans le rapport aux associations et


même dans ce qu’on appelle le néotribalisme. Désormais l’appartenance
communautaire est choisie, revendiquée comme une manière d’être soi-même,
comme vecteur d’identité personnelle. Non plus assujettissement tradi-
tionnel à un englobant reçu, mais processus d’auto-identification, affirmation
d’une liberté individuelle « s’appropriant » une réalité collective. D’où le
caractère souvent ponctuel, éphémère, frivole de ces nouvelles identités

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de groupe. Sous les « nous » communautaires c’est encore homo individualis
désenclavé, délié, législateur de sa propre vie qui est à l’œuvre. Le néo­­
tribalisme constitue une figure particulière du processus d’individualisation
hypermoderne.
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E. G. : En quoi notre époque accouche-t-elle d’une culture hypermoderne


et non pas postmoderne ?

G. L. : L’idée de postmodernité avait le mérite de signaler une disconti-


nuité historique : elle permettait de donner un nom au bouleversement que
constituait la rupture avec l’ordre disciplinaire, autoritaire, coercitif, révo-
lutionnaire, conventionnelle, sacrificiel. Ce nouveau régime de modernité
commence sa carrière dans les années 1950 et s’épanouit pleinement dans les
décennies qui suivent. J’ai été moi-même, après Lyotard et à mon niveau, un
apôtre de l’idée de postmodernité. Je ne le suis plus. Au bout d’un certain
temps et passée une certaine euphorie, les failles du concept sont apparues
au grand jour. D’abord, « post » ne nous dit rien sur ce qui caractérise notre
époque : l’idée nous laisse dans le vague et l’indéterminé. Ensuite, et c’est
plus fondamental, comme je l’ai développé dans Les temps hypermodernes, le
concept de postmodernité porte l’idée du décès de la modernité : on serait
après la modernité. À l’évidence, il n’en est rien. On n’est pas au-delà de la
modernité, mais tout à l’inverse, dans sa radicalisation, dans sa pleine et
entière réalisation, dans une sorte de modernité hyperlative.

E. G. : D’où l’idée d’hypermodernité, d’une expansion de la modernité


et non son dépassement.

G. L. : Tout à fait. La modernité ne se limite pas aux fameux « grands


récits ». Au plus profond, elle est ce qui a inventé et développé à partir
du XVIIIe siècle trois dispositifs majeurs : le modèle technoscientifique ; le
modèle d’une économie autorégulée, le marché libéral, « la main invisible »
dont parle Adam Smith ; la culture individualiste démocratique.
Ce sont ces trois pôles qui constituent à proprement parler la modernité
et qui ont généré un monde sans précédent. Cependant, on l’a vu, la modernité

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L’avènement de l’individu hypermoderne 15

n’a pas été d’emblée jusqu’au bout d’elle-même. Ce à quoi nous assistons
aujourd’hui, précisément, c’est à la levée de ces freins, avec pour effet une
modernisation hypertrophique, exponentielle.
Cela est vrai pour la technoscience où peu à peu disparaissent toutes les
anciennes limites : l’époque est à la conquête de l’espace aussi bien qu’à la
conquête du nanomonde et de la vie elle-même. On voit bien que la dyna-
mique de la modernité technoscientifique ne semble pas avoir de limite.

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C’est d’ailleurs tout le problème lié au « transhumanisme » : les technologies
seront peut-être capables de changer l’homme. « L’homme est un pont »
disait Nietzsche et peut-être allons-nous connaître des formes d’hybridation
de la technique, de l’intelligence artificielle, de la génétique et de l’homme.
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Rien ne dit que les choses n’iront pas dans ce sens-là. Quoi qu’il en soit,
l’insuffisance du concept de postmodernité saute aux yeux, incapable qu’il
est de rendre compte de la logique hypertrophique de l’arraisonnement tech-
noscientifique. Il en va de même du marché. Il y a peu encore, de nombreux
domaines de la société restaient en dehors du marché, tels que le sport, les
rencontres amoureuses, l’art, les musées, les établissements éducatifs, l’équi-
libre individuel. Or, peu à peu, tout ce qui était hors du marché tend à entrer
dans la logique marchande. Le marché phagocyte toute chose : les musées,
au même titre que le sport, doivent être « rentables ». La marchandisation
ne cesse d’annexer de nouveaux territoires, y compris les fêtes religieuses, la
communication, le développement et l’épanouissement personnels. Parler,
être écouté, se relaxer, méditer, s’exprimer, sont devenus des secteurs
marchands. Non pas donc sortie de la modernité mais expansion de l’une
de ses grandes logiques constitutives.

E. G. : Justement, reste-t-il des territoires qui échappent à la marchandi-


sation ?

G. L. : À l’évidence oui : voyez, entre autres, les relations amoureuses,


les formes d’expression artistique des « amateurs », mais aussi les lois, les
valeurs éthiques, les actions de solidarité, le bénévolat, les actes d’entraide.
À cet égard, le paradoxe est à souligner : plus s’étend le processus de
marchandisation, plus se développe la vie associative ; plus s’affirme l’ethos
individualiste et plus il y a de bénévoles (13 millions en France). Ce qui
veut dire, entre autres, que l’aspiration à l’entraide et les comportements
altruistes n’ont été liquidés ni par l’hédonisme consumériste ni par la culture
du business.

E. G. : Le rapport à la démocratie porte-t-il la marque de l’hyper­


modernité ?

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16 Cliniques méditerranéennes 98-2018

G. L. : S’il faut parler d’hypermodernité, c’est aussi parce que les rejets
et affrontements radicaux relatifs à la démocratie moderne se sont effacés.
Il n’y a plus de refus rédhibitoire de la démocratie libérale. À part les
terroristes, plus aucun parti politique n’a à son programme la destruction
de la démocratie et des droits de l’homme. Les élites politiques suscitent
massivement la défiance des citoyens et l’on observe peu d’amour ardent
pour les institutions démocratiques. Reste qu’à peu près personne ne rêve

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d’en sortir.

E. G. : L’hypermodernité n’a donc plus d’ennemis ?


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G. L. : Plus exactement, il n’y a plus de modèles alternatifs aux principes


de fond de notre société, et cela est nouveau. Les critiques de détail et de fond
sont innombrables, mais nous de disposons plus de système de rechange
crédible. Et ces critiques, quelle que soit leur virulence, ne parviennent pas à
constituer un contre-modèle. Les excès du turbo-capitalisme sont violemment
stigmatisés sans que pour autant s’impose une réelle alternative à l’économie
de marché. On est dorénavant dans l’hypermodernité parce que les modèles
de fond de la modernité règnent en maître, parce que les utopies politiques
ont disparu, parce que nous ne savons plus imaginer un avenir organisé
par des principes radicalement différents de ceux du présent. Les dénoncia-
tions rédhibitoires peuvent bien parler haut et fort : elles restent sans effet
d’entraînement, se ramenant à des postures politico-symboliques plus qu’à
des programmes crédibles de changement complet de la modernité démo­­
cratique et technomarchande.

E. G. : Dans ce contexte d’individualisme hypermoderne, qu’en est-il de


l’individu narcissique ? Comment le penser ?

G. L. : L’individualisme de la première modernité était rattaché à un


sentiment d’obligation envers des idéaux et les institutions collectives,
envers plus grand et plus haut que soi. C’est cela qui a muté. L’individu
néonarcissique n’existe que pour lui seul, tourné qu’il est vers la réalisation
de lui-même et l’optimisation de ses plaisirs et de ses intérêts. L’individua-
lisme limité, inachevé, de la modernité inaugurale était un individualisme
d’émancipation vis-à-vis des contraintes collectives. C’est maintenant un
autre individualisme qui voit le jour : un individualisme narcissique ou de
réalisation de soi.
Sans doute, l’amour de soi n’est-il pas une réalité neuve tant il est une
permanence anthropologique, une réalité invariante consubstantielle à
l’humaine condition. Mais, pendant la première modernité, personne ne

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L’avènement de l’individu hypermoderne 17

contestait qu’il y avait des principes supérieurs auxquels il fallait se


soumettre et qui fonctionnaient comme centres de référence. C’est cela qui
a changé : le moi est devenu le repère suprême, le référentiel central qui
commande les comportements, les jugements, les aspirations de chacun.
Rien de nos jours, en effet, n’est plus important, plus prioritaire que le moi et
son épanouissement ; la réalisation de soi passe avant toute chose. Les règles
sociales et les valeurs ultimes ne sont nullement caduques, mais le rapport

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à celles-ci a changé : nous assistons à l’individualisation ou à la subjectivisa-
tion du rapport à l’englobant social. Chacun se pose comme le législateur de
sa vie rapportant tout à lui seul, comme un individu focalisé sur lui-même.
Encore une fois, les pôles de référence sociale existent toujours, mais ils sont
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vus à travers le prisme du moi érigé en pôle de référence ultime. C’est dans
ce contexte que la notion de narcissisme s’impose, même si ce n’est pas tout
à fait dans le sens où l’entendait Freud.
Tout indique ainsi qu’un nouveau mode de fonctionnement psychique
s’impose. Cela fait à écho à ce que Melman appelle la « nouvelle économie
psychique ». Le néo-narcissisme est le système psychique dans lequel le moi
est devenu centre de gravité de l’existence, « mesure de toutes choses » : rien
n’est plus important que ce qui bonifie les expériences du moi, permet la
réalisation de soi, donne des satisfactions subjectives. Priorité est donnée à
l’accomplissement de nos désirs, à ce qui nous touche et nous séduit indivi-
duellement. C’est ainsi que la séduction apparaît comme la règle de conduite
prédominante des individus autocentrés. Dans le mythe grec, Narcisse est
tellement séduit par lui-même qu’il rejoint son image et c’est ce qui l’en-
gloutit. Mais aujourd’hui, le principe séduction va bien au-delà de l’image
de soi. Narcisse hypermoderne se détermine en fonction de ce qui l’attire,
ce qui le séduit et indépendamment de tout sentiment d’obligation envers
le dehors. Le néo-narcissisme c’est le régime de soi dans lequel la séduction
s’impose comme le principe directeur de l’existence.

E. G. : Pouvez-vous donner quelques exemples de ces pratiques narcis-


siques ?

G. L. : Ils sont nombreux, en particulier dans les pratiques concer-


nant le corps. Depuis les années 1980, se multiplient et se démocratisent les
cultes du corps s’accompagnant de nouvelles pratiques exaltant la beauté,
le mieux-être, les sensations, l’expression de soi. C’est cet ensemble multi­­
dimensionnel qui autorise à parler d’un néo-fétichisme du corps et d’un
narcissisme hypermoderne. Pour clarifier la question, on peut distinguer
quatre figures ou quatre grands modèles de ce néo-narcissisme.

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18 Cliniques méditerranéennes 98-2018

Le premier est tourné vers l’apparence du corps, sa beauté, sa jeunesse : ce


sont toutes les techniques et produits qui visent à améliorer notre apparence
extérieure : maquillage, crèmes anti-âge, chirurgie esthétique, body-building,
pratiques de la minceur (régimes diététiques, gymnastiques, liposuccion),
tout cela connaît une formidable expansion sociale. Il s’agit d’un narcissisme
esthétique inséparable de pratiques consuméristes diversifiées.
Un deuxième modèle s’affirme au travers de la quête des sensations

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corporelles que procurent par exemple les spas, les massages, les activités de
forme, le fitness. Les nouveaux sports, telles les pratiques de glisse, illustrent
également cette poussée narcissique. Dans ce cas il n’y a pas d’adversaire, il
n’y a pas non plus de compétition avec l’autre. Ce sont des « sports icariens »
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marqués par l’ivresse des sensations intimes. Il ne s’agit pas de « vaincre


l’autre » comme au football par exemple mais de « sentir » et vibrer. Le moi
autocentré et sensitif est devenu le centre : l’important est de « s’éclater »
sur la neige, dans les vagues, dans le ciel, sentir son corps et pas simplement
le voir, comme le Narcisse du mythe, ébloui par sa beauté. Au narcissisme
esthétique s’ajoute ainsi un narcissisme sensitif.
Le troisième modèle renvoie à la démocratisation d’activités recher-
chant une nouvelle expérience intérieure en refusant de séparer le corps de
l’esprit. Ces techniques se présentent comme ce qui peut changer le vécu et
la perception de nous-mêmes, donner une plus grande maîtrise de soi, aider
à nous sentir « bien » : c’est le yoga, le zen, la relaxation, la méditation, les
techniques du « développement personnel ». Appelons cette figure le narcis-
sisme du mieux-être intime.
Enfin, un quatrième modèle se concrétise dans les pratiques exhibition-
nistes de soi : prolifération des autobiographies, récits et images de soi, exhi-
bition de son intimité sur le web, surexposition continuelle de soi sur Internet
via la webcam et les photos postées, selfies, films pornos amateur, selfbran-
ding, passion d’apparaître sur les écrans et autres egotrips sur les réseaux
sociaux. Avec les nouvelles technologies et la culture de l’écran, l’heure
est à la diffusion perpétuelle des images « autopromotionnelles » de soi.
Un narcissisme d’un nouveau genre se déploie en quête perpétuelle de grati-
fication, de réassurance, de « like ». Nouveau paradoxe : Narcisse des temps
hypermodernes n’est pas solipsiste, autosuffisant, absorbé par lui seul :
il est au contraire à l’affût de connexions interpersonnelles permanentes, de
confirmation de soi, d’approbation et d’admiration, de reconnaissance, de
jugements valorisants de la part des autres. Ce à quoi nous avons affaire est
de plus en plus un narcissisme écranique.

E. G. : Quels liens l’individualisme autocentré entretient-il avec les


normes sociales ?

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L’avènement de l’individu hypermoderne 19

G. L. : L’individualisme narcissique ne signifie en aucune manière


disparition du poids des normes sociales. De plus en plus règne, en parti-
culier, l’idéal du corps sain, jeune et beau. Il n’y a de gain d’autonomie
personnelle qu’accompagné d’un surcroît de puissance des normes sociales
encadrant de plus en plus près l’existence quotidienne. Avec l’hyperindivi-
dualisme il y a moins de contraintes dirigistes et d’injonctions moralisantes,
mais plus de directivité fonctionnelle par les normes de la diététique, de

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l’hygiène, de la santé, de la beauté, de la consommation en général.
C’est dans ces conditions que la culture de l’individu autocentré
se déploie selon un mode activiste croissant. Partout il s’agit d’optimiser
son potentiel, de faire reculer les dégâts de l’âge, de conserver la jeunesse du
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corps, de changer son mode de vie afin d’éviter ou de limiter les risques liés
à la santé. L’heure est au travail performatif de soi sur soi par des activités
de protection, de prévention, d’entretien, de valorisation du capital-corps.
D’un côté, l’époque nous délivre de la culture autoritaire, des impositions
collectives et des morales sacrificielles ; de l’autre, elle engendre de nouveaux
impératifs de prévention et d’autoconstruction de soi-même (jeunesse,
beauté, sveltesse, forme, sport, sexe) qui créent un état d’inquiétude et de
mobilisation permanente de soi. En apparence cool, Narcisse hypermoderne
est en réalité, un activiste performatif, anxieux et fragile.

E. G. : Qu’est-ce que ce néo-narcissisme produit par rapport au soi ?


Par rapport au bonheur ?

G. L. : Le narcissisme hypermoderne signifie tout sauf une individua-


lité euphorique réconciliée avec elle-même. La montée de l’individualisme
narcissique s’accompagne, en effet, d’une marée montante d’insécurité
subjective, de déséquilibres psychiques et comportementaux, de tentatives
de suicide, d’états dépressifs. Partout on observe des taux à la hausse de
la toxicomanie, l’augmentation des demandes de soutien psychiatrique, la
surconsommation de psychotropes. Ce phénomène est corrélatif à l’effondre-
ment des encadrements collectifs. Ne bénéficiant plus du soutien qu’appor-
taient les traditions, l’intégration et la socialisation à l’ancienne, l’individu
est de moins en moins préparé à surmonter les frustrations de l’existence. En
désagrégeant l’emprise des structures collectives et les appuis communau-
taires, la société de séduction a affaibli les défenses intérieures de l’individu
renvoyé désormais à lui seul. D’où la multiplication des manifestations de
fragilité psychique et de désorientation subjective : les crises personnelles et
interpersonnelles se multiplient de même que le stress, les addictions,
les dépressions, les malaises existentiels, le sentiment d’avoir raté sa vie.
J’ajoute que le mode permissif dans l’éducation n’a pas arrangé les choses.

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20 Cliniques méditerranéennes 98-2018

L’éducation autoritaire n’est pas un modèle souhaitable, mais l’éducation


laxiste non plus, qui favorise l’hyperactivité infantile, l’agressivité, l’irri-
tabilité, les troubles psychiatriques. Là est le problème aujourd’hui. On ne
veut plus des modèles anciens – le modèle autoritaire a créé des personna-
lités hystériques, mégalomaniaques – mais le modèle permissif, qui veut le
bonheur de l’enfant à tout prix et consacre le règne de « l’enfant-roi », a un
résultat pour le moins préoccupant, pour ne pas dire détestable.

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E. G. : Ce que vous évoquez me fait penser à un autre « revers » de
l’hypermodernité, qu’est le sentiment de solitude. Qu’en pensez-vous ?
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G. L. : Effectivement, une des conséquences de la société hypermoderne


narcissique, c’est la prolifération du sentiment de solitude : celui-ci est
éprouvé « de temps en temps » ou « souvent » par plus du tiers des Euro-
péens ; six millions de Français vivent seuls ; à Paris, un logement sur deux
est occupé par une personne seule. Les personnes âgées se sentent fréquem-
ment isolées et le restent de plus en plus longtemps. Le phénomène est à
rattacher à des faits objectifs : déménagement, chômage, divorce, dispari-
tion du conjoint ou des amis avec le grand âge. Mais au-delà de ces réalités
objectives, l’individualisation du rapport à soi, aux autres et à l’existence
accroît tendanciellement le sentiment de solitude. Notre société est celle de
la pluralisation culturelle et du changement permanent, si bien, qu’assez
vite, les individus n’ont plus les mêmes repères, les mêmes goûts, les mêmes
intérêts, la même hiérarchie de valeur. Avec pour résultat le sentiment de
ne pouvoir communiquer avec les autres. Ce n’était pas le cas dans les
sociétés traditionnelles où les gens avaient une culture commune et stable :
mêmes distractions, mêmes fêtes, mêmes musiques, mêmes repères éthico-
religieux. Aujourd’hui, les individus n’ont plus les mêmes référentiels :
l’univers consumériste et son offre démultipliée a créé une diversification
croissante des goûts et des aspirations. Et nous-mêmes, dans ce contexte,
nous changeons de plus en plus vite de goûts, si bien que les parcours et les
trajectoires des individus se séparent ; on a le sentiment de ne plus être sur la
même planète que nos amis d’hier. D’où la difficulté à se sentir « en phase »
avec les autres, lesquels deviennent des espèces d’« étrangers ». La solitude
hypermoderne, c’est la conséquence de la fragmentation individualiste des
communautés, de la singularisation des êtres, de l’hyperdifférenciation des
parcours ; autant de processus qui accentuent le sentiment de la difficulté à
se comprendre les uns les autres.

E. G. : Solitudes, dépressions, crises subjectives, dégradation de l’estime


de soi : l’hyperindividualisme narcissique conduit-il à un nouveau tragique ?

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L’avènement de l’individu hypermoderne 21

G. L. : Le néo-narcissisme ou la nouvelle économie psychique engendre


de multiples pathologies. Le paradoxe est à souligner : plus l’individu détient
le pouvoir de se diriger lui-même, plus il est psychologiquement vulnérable
et plus se multiplient les formes de dépossession de soi (addiction, obésité,
dépression, sentiment d’échec). Plus il a de choix et plus l’individu est déso-
rienté, fragilisé narcissiquement, privé d’instances idéales pour conduire sa
propre vie. Ce qui fait que l’existence hyperindividualiste va de pair autant

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avec le pouvoir qu’avec l’impouvoir sur soi.
Ne perdons pas de vue toutefois, l’autre face du monde individualiste
hypermoderne : celui-ci a fait reculer de manière considérable le niveau
de violence physique dans les relations sociales. Aujourd’hui, les conflits
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sociaux n’entraînent plus de morts. Plus personne ne parle de dictature du


prolétariat, plus aucun parti n’a à son programme la conquête du pouvoir
par les armes. En dépit des attaques terroristes qui ont endeuillé la France,
on assiste à une baisse très sensible des attaques et des agressions contre les
musulmans. Nous vivons dans des sociétés profondément pacifiées et ce,
quelle que soit l’horreur des attentats terroristes que nous subissons depuis
peu. L’économie de séduction ainsi que la dynamique d’individualisation
extrême ont fortement réduit la conflictualité violente dans les démocraties.
Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas une « petite chose » et invite à ramener
l’idée de tragédie appliquée à nos démocraties, à ses justes proportions.

E. G. : Pour terminer, nous pourrions en venir à l’un des grands enjeux


de l’hyperindividualisme narcissique : l’éthique et la responsabilité. Qu’en
est-il ?

G. L. : Selon toute une tradition de pensée, catholique notamment, l’in-


dividualisme est synonyme d’égoïsme et de sécheresse du cœur. Aujourd’hui,
de manière plus large, cette idée est reprise par de nombreux théoriciens qui
dénoncent le culte individualiste de l’argent, de la consommation et de la
réussite entraînant le repliement sur soi, l’insensibilité aux autres, l’obsession
de notre seul bien-être privé et de nos seuls intérêts. De cela, ils déduisent
qu’on vit dans un univers mangé totalement par l’égoïsme possessif. Dans
le Crépuscule du devoir, je me suis élevé contre pareille lecture unidimension-
nelle. L’individualisme n’est pas l’autre nom de l’égoïsme : il est avant tout le
principe reconnaissant le principe de la libre disposition de soi. Ce n’est pas
la même chose. Et l’observation des faits ne confirme nullement l’idée d’une
montée aux extrêmes de l’égoïsme des êtres. En témoignent le bénévolat
(12 millions de Français), le développement des associations, les élans de
générosité publique lors des catastrophes. L’hyperindividu n’est pas auto-
centré au point d’être indifférent à ce qui se passe d’horrible dans le monde et

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22 Cliniques méditerranéennes 98-2018

l’indignation morale n’est nullement un phénomène en voie de disparition.


Si l’hyperindividu était absolument autocentré, il se ficherait complètement
du malheur des autres. Ce n’est pas le cas : les individus, en très grand
nombre, sont ébranlés au spectacle de la souffrance des autres, ils ne sont
pas fermés à leurs malheurs et se montrent toujours attachés aux idées de
respect, d’entraide et de solidarité. Il faut même dire, comme l’avait déjà
noté Tocqueville, que la culture de l’égalité favorise l’identification à l’autre

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et par là, le souci de l’autre, la participation émotionnelle aux malheurs
de ceux qui ne nous sont rien et que nous ne connaissons pas. L’individu
hyper­­moderne n’est pas plus égoïste, plus « inhumain » qu’autrefois : dans
le monde rural des sociétés traditionnelles l’envie rongeait les êtres ; quant au
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sacre du devoir, il n’a réussi à empêcher ni les guerres mondiales ni les camps
d’extermination. Gardons-nous d’idéaliser les temps pré-individualistes et
ceux qui exaltaient les idéaux sacrificiels et les morales péremptoires.
À la vérité, la sensibilité altruiste n’est pas morte. Mais, en même temps,
la culture du devoir absolu et sacrificiel n’a plus aucun écho, à la seule excep-
tion, notable il est vrai, des adeptes de Daech. C’est dans ce contexte que se
développe une éthique du « troisième type » ou « indolore », comme on le
voit par exemple lors du Téléthon, où les gens se montrent généreux mais
ponctuellement, circonstanciellement, comme ils veulent, un peu pour se
donner bonne conscience, un peu pour se sentir utiles. Reste que près d’un
Français sur deux se montre solidaire en donnant de l’argent à une asso-
ciation. Nous voulons une société éthique, juste, mais la religion du devoir
inflexible en moins.
De fait, nous assistons à deux mouvements contraires : d’un côté, l’essor
d’un individualisme irresponsable, désorganisateur et sans règle, ignorant et
niant le droit des autres (fraude et évasion fiscale, délinquance, corruption,
criminalité, absence de conscience professionnelle, dégradation de l’éco­­
sphère, etc.). Mais nous voyons aussi bien s’affirmer des figures d’un indivi­­
dualisme responsable soucieux des valeurs morales et prenant en compte le
droit des autres (solidarité envers les plus démunis, engagement caritatif,
bénévolat, responsabilité envers les générations futures, respect des enfants,
lutte contre la corruption, contre les violences faites aux personnes, etc.).
Et partout se développent les comités d’éthique et les réflexions éthiques et
déontologiques. Force est de constater que le néo-narcissisme n’a pas conduit
à l’éradication du principe de la responsabilité et des valeurs morales. Loin
de provoquer une anarchie morale complète, il conduit à une démultiplica-
tion des éthiques, ainsi qu’à une large réflexivité éthique. Voyez les débats
très vifs autour de la peine de mort, le mariage gay, les naissances in vitro, la
pédophilie ou encore l’adoption d’enfants par les homosexuels. Cela exprime
la persistance de l’exigence éthique, fût-ce sous un régime d’un nouveau

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L’avènement de l’individu hypermoderne 23

genre, puisque largement détaché des commandements de l’Église. L’indi-


vidualisme n’est nullement incompatible avec la responsabilité et l’exigence
éthique.
Non pas donc fin de la morale, mais démultiplication et détradition-
nalisation de celle-ci. L’éthique à l’époque hyperindividualiste est entrée
dans l’ère de la réflexivité, du débat collectif, autrement dit de la démocratie
libérale et du libre examen. Il existe toujours des valeurs morales, simple-

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ment leur traduction sociale se fait dans le dissensus. Cela n’équivaut pas à
un naufrage moral. Les critères du bien et du mal n’ont pas été éradiqués :
les crimes, les tueries de masse, la cruauté, les attentats, l’excision, le viol,
les sévices psychologiques, les enfants battus, autant de phénomènes qui
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suscitent plus que jamais l’indignation du plus grand nombre, sinon de


tous. Pluralisation de l’éthique ne veut pas dire disparition, tant persiste un
fond commun de valeurs partagées. Nous ne sommes pas au degré zéro des
valeurs : l’individualisme hypermoderne n’est synonyme ni de nihilisme ni
même de relativisme éthique.

Résumé
Gilles Lipovetsky explique comment nous sommes passés de la postmodernité
à l’hypermodernité. Il définit les spécificités de l’hypermodernité et expose son
fonctionnement. Il s’intéresse notamment au « néo-narcissime » et à l’éthique de la
responsabilité.

Mots-clés
Hypermodernité, individualisme, responsabilité, narcissisme, marchandisation.

The advent of the hypermodern individual

Abstract
Gilles Lipovetsky explains how we have moved from postmodernity to hyper­
modernity. He identifies the specificities of hypermodernity and how it functions,
focusing in particular on neo-narcissism and the ethics of responsibility.

Keywords
Hypermodernity, individualism, responsibility, narcissism, commodification.

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