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2008/1 n° 96 | pages 67 à 93
ISSN 0294-1805
ISBN 9782707320254
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SOUSTRACTION ET CONTRACTION
À PROPOS D’UNE REMARQUE DE DELEUZE
SUR MATIÈRE ET MÉMOIRE
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QUENTIN MEILLASSOUX
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Pour comprendre ce point de vue, plaçons-nous dans la situation
imaginaire suivante : décidons de lire Deleuze comme un Pré-socratique
dont nous n’aurions plus que quelques rares fragments, dont notre texte,
que l’on appellera « fragment du double sacre », puisque deux philo-
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sophes y sont dits être des princes. À ces fragments, il faudrait ajouter
une vie de Deleuze par Diogène Laërce 4, qui nous apprendrait peu de
choses, sinon qu’il était tenu pour un philosophe original, et non pour
un simple disciple de Spinoza ou de Bergson – et que sa philosophie
était connue comme une philosophie de l’immanence. Ce terme même,
dans sa banalité, ne nous dirait rien de plus précis que ceux d’« eau »,
d’« air », de « feu » qui désignent les principes chez tel ou tel présocra-
tique. Le projet des « philologues deleuziens » est alors le suivant : il
s’agit d’extrapoler à partir du fragment du sacre, le sens que le Deleuze
présocratique aurait accordé à la notion, pour lui cruciale, et pour nous
mystérieuse, d’immanence. Comment procéder ?
Si nous voulions comprendre l’immanence à partir de ce seul texte,
il faudrait se tourner non plus vers Deleuze, mais vers Spinoza et Berg-
son, dont les œuvres à l’inverse nous sont parvenues en leur totalité.
Car Deleuze, dans ce texte, ne nous dit sans doute pas ce qu’est l’imma-
nence, mais où il y en a – il pointe le lieu où l’immanence « parachevée »,
« par excellence », se situe. Si nous voulons comprendre ce concept, il
semble donc qu’il faille se tourner en premier lieu vers Spinoza, prince
majeur de l’immanence, et en second lieu seulement vers Bergson, prince
mineur de l’immanence.
Soit une école interprétative, se constituant autour de cette stratégie
interprétative – école dite du « sacre majeur ». En vérité, cette école va
se heurter à une difficulté. Si nous nous tournons vers Spinoza, nous
allons en effet rencontrer l’aporie suivante : nous savons que selon
Deleuze l’immanence « sature » en quelque sorte la philosophie de Spi-
noza. Tout, chez Spinoza, nous dit Deleuze, respire l’immanence. Mais
dire que l’immanence est partout chez Spinoza, c’est la rendre aussi
difficilement perceptible qu’une lumière diffuse : si elle est partout, c’est
qu’elle n’est nulle part spécialement. C’est bien pourquoi, la tentative
de comprendre l’immanence deleuzienne à partir de Spinoza ne peut
pas donner grand chose.
Soit en ce cas une seconde école interprétative, dite du « sacre mineur »,
dont le principe heuristique serait le suivant : ce qui, dans ce fragment, est
4. On peut songer ici au drôle et beau texte d’André Bernold, « Suidas » (Philosophie,
no 47, p. 8-9).
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SOUSTRACTION ET CONTRACTION
le plus intéressant, c’est ce qui nous est dit de Bergson, à savoir que
l’immanence, c’est ce qui est arrivé – une fois, et une seule – à Bergson. Si
l’immanence est pour la philosophie de Spinoza un état, elle est pour celle
de Bergson un événement. Cette immanence princière qui arrive à Bergson,
lui arrive non seulement dans un seul texte – Matière et mémoire – mais
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manifestement, de plus, dans une seule partie de ce texte : il nous est
suggéré que le début de Matière et mémoire constitue le “pic d’immanence”
de toute la pensée de Bergson. Or, cela nous rend Bergson très précieux
pour tenter de comprendre ce que Deleuze entend par immanence ; car
cela implique que Matière et mémoire contient ce dont la philosophie de
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exigences avec le même degré de radicalité. On ferait de ces exigences
des conditions d’immanence que le chapitre premier remplit à un degré
inégalé dans la suite de l’œuvre.
On se trouverait alors devant la possibilité suivante : on a dit que
Bergson soutenait que la théorie de la perception pure, vraie en droit,
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ne l’était pas en fait – car cette théorie ne tient pas compte du fait que
toute perception est mêlée de mémoire. Si nous parvenions à montrer
que la vérité absolue de la théorie de la perception pure était une condi-
tion sine qua non d’une philosophie pleinement immanente – nous
pourrions alors nous demander comment il s’agit de modifier une telle
théorie pour que sa vérité soit non seulement de droit, mais aussi de
fait. Et c’est alors que nous aurions peut-être une chance de construire
une théorie fictive – qui ne serait ni celle de Bergson ni celle de Deleuze –
mais qui, toute entière tirée de Bergson, présenterait des homologies
éclairantes avec celle de Deleuze. On construirait en effet une philoso-
phie originale de l’immanence princière qui aurait en conséquence quel-
ques raisons d’être similaire à celle de Deleuze, et nous aiderait à la
comprendre.
Maintenant à quoi bon tenter une telle construction, alors que nous
disposons du corpus complet de la philosophie de Deleuze, et non de
quelques fragments épars ?
Pour au moins deux raisons.
1) La première est d’ordre général : il est toujours intéressant de
tenter de comprendre un philosophe, sans l’interpréter au sens strict,
mais en se demandant s’il est possible de le reconstruire : car aussi
partielle que soit cette reconstruction, elle nous assure de comprendre
véritablement de quoi nous parlons. Ajoutons que notre compréhension
de Deleuze étant elle-même, avouons-le, inégale, on attend de cette
approche indirecte la possibilité de mieux comprendre ce qui résiste à
l’interprétation.
2) La deuxième raison est la suivante. Nous voudrions montrer que
le système fictif que nous allons élaborer fonctionne comme une sorte
de modèle réduit qui met à jour le lien essentiel existant entre plusieurs
aspects de l’œuvre de Deleuze. On ne peut pas contester que ce modèle
réduit semblera aussi être un modèle réducteur : il construira des
simili-concepts deleuziens insuffisants à restituer la subtilité des origi-
naux. Mais ce simulacre de philosophie deleuzienne aura peut-être
l’avantage d’exhiber ne serait-ce qu’un peu la structure enfouie de l’Idée.
Il montrera en tout cas un enchaînement nécessaire de décisions de
pensée, susceptible d’éclairer la cohérence de son modèle.
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telles qu’il les expose dans son « Avant-propos de la septième édition » 5.
Il semble bien, à la lumière de cet avant-propos, qu’un objectif fon-
damental de Matière et mémoire soit de rendre la critique kantienne
inutile, et par là de contester la nécessité d’une limitation de la portée
de la connaissance métaphysique. C’est un projet qu’on peut dire imma-
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l’expérience, et même de la perception.
2. LA PERCEPTION PURE
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des choix. Il y a donc – c’est un point à souligner, car Bergson lui-même
ne le fait pas, et nous en aurons besoin par la suite – il y a donc, nous
semble-t-il, deux sélections à l’œuvre dans la théorie de la perception :
la « sélection des images », qui donne son titre au premier chapitre,
c’est – d’une part – celle qui est faite par le corps, avant le choix, et
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c’est – d’autre part – celle qui procède du choix effectué par l’esprit
au sein des éléments perceptifs déjà sélectionnés par le corps parmi
l’infinité des images. En effet, si l’esprit est libre, c’est en tant qu’il
choisit, qu’il sélectionne certaines actions, parmi la multiplicité des
actions possibles qu’il perçoit à même le monde : mais l’esprit ne peut
choisir que parce qu’une sélection antérieure à son choix – et donc une
sélection elle-même non libre – à déjà été opérée : à savoir la sélection
des images par le corps, sélection qui constitue cette fois les termes du
choix. Le corps est comme l’émiettement continu d’une matière infinie
dont la poudre constitue les termes du choix offerts à l’esprit. Le corps
sélectionne les termes, l’esprit choisit parmi les termes. Il y a donc trois
réalités dans la perception : matière, corps, esprit. Communication,
sélection, action.
On pourrait encore dire les choses ainsi : au fond, ce que permet le
corps, c’est le fini. Oui, le gain extraordinaire du corps pour Bergson,
c’est le fini ; c’est une interruption massive, immense, opérée dans l’infini
des communications. Le corps est pour l’esprit comme le pare-brise de
l’infini : alors que pour chaque parcelle de matière, aussi infime soit-elle,
nous pouvons envisager une infinité d’informations, le corps conquiert
la finité à force de refus. L’émergence du vivant à même l’inorganique
c’est cela : un barrage lié à une formidable puissance de désintérêt pour
ce qui se communique. Le vivant, ce n’est pas en premier lieu l’émergence
d’une puissance de choix intéressée, mais l’émergence d’un désintérêt
massif pour le réel, au profit de quelques rares parcelles de celui-ci, qui
constituent le tout de la perception. Le corps, c’est ce qui discerne dans
l’infinité de la communication imageante, quelques rares actions virtuel-
les susceptibles d’intéresser l’action. Ce n’est qu’en second lieu, dans
un second temps, quand le corps a désintéressé la conscience de la
quasi-intégralité des images, que le choix libre de l’esprit peut s’effec-
tuer. La sélection que l’on nommera première, celle du corps, c’est cela :
la perception comme ensemble d’actions possibles. La sélection que l’on
nommera seconde, celle de l’esprit, est – notons-le – beaucoup moins
appauvrissante que celle du corps : l’esprit choisit une option aux dépens
d’un nombre fini d’options également possibles – alors que le corps
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ception n’est pas une synthèse mais une ascèse. La perception ne soumet
pas, comme chez Kant, la matière sensible à une forme subjective, car
le lien, la connexion, la forme, appartiennent tout entier à la matière.
La perception ne connecte pas, elle déconnecte. Elle n’informe pas un
contenu mais incise un ordre. Elle n’enrichit pas la matière, mais au
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contraire l’amoindrit.
3. LA MÉMOIRE-CONTRACTION
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de quelques traits caractéristiques, comble l’intervalle par des souve-
nirs-images projetés sur le papier et se substituant aux caractères réel-
lement imprimés. La seconde mémoire qui imprègne notre perception,
n’est plus celle qui innerve le présent de notre mémoire du passé, mais
celle qui constitue ce présent lui-même : il s’agit de la mémoire-contrac-
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tion. En effet, si courte que soit notre perception, elle occupe toujours
une certaine durée et exige donc un effort de mémoire qui prolonge les
uns dans les autres une pluralité de moments. Bergson peut ainsi écrire
que « la mémoire sous ces deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une
nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi
qu’elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal
apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif
de notre connaissance des choses » 12.
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effectivement écrits sur la page, et non tels que nous savons qu’ils
s’écrivent. Un effort de concentration suffit donc, en droit, à extirper
le voile de la mémoire-rappel de la perception présente, en sorte de
libérer la matière des mécanismes de la reconnaissance. L’immanen-
tisme de la perception pure n’est donc pas affecté par l’adjonction de
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la mémoire-rappel. Il n’en va pas de même, croyons-nous, de la
mémoire-contraction. Pour saisir ce point, il faut d’abord exposer plus
précisément en quoi consiste cette seconde forme de mémoire, et en
quoi consiste surtout l’opération d’extraction de cette mémoire hors
de la perception à laquelle elle est supposée se mêler. Cette seconde
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délayées. Plus le rythme est lent, plus les événements matériels sont
distingués, et plus diluées sont les qualités, dès lors que celles-ci se
trouvent dispersées dans le cours de la succession temporelle. La notion
de rythme nous convie donc à appréhender ce qu’on pourrait appeler
une « échelle concrète des temporalités ». Nous n’habitons pas seule-
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ment à une certaine échelle de la matière – immensément plus vaste
que celle de l’atome, et immensément moins vaste que celle des galaxies.
Nous occupons aussi une échelle des durées, un rythme particulier
d’écoulement du temps, qui nous rend inconscient de tous les événe-
ments inférieurs à 2 millièmes de secondes, alors qu’une telle durée est
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4. CRITIQUE DE LA MÉMOIRE-CONTRACTION
14. En un autre sens évidemment que celui que Bergson donne à ce terme quand il l’utilise
au chapitre III de L’évolution créatrice, pour désigner l’engendrement de l’espace par la durée,
au moment où celle-ci atteint les limites de son élan créateur.
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temps me semblera long en écoutant telle séquence aiguë qui m’ennuie.
Dès lors, il semble que je ne puisse opérer une réelle détente de la
perception, et démêler ainsi l’en soi matériel, de la mémoire subjective.
À regarder la chose de plus près, on s’aperçoit que la difficulté qu’il y
a à démêler la perception de la mémoire-contraction vient de ce que
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incapacité à intuitionner une détente qui nous fasse sortir du monde
qualitatif propre à notre durée intime.
Pour mieux faire saisir la difficulté, on peut ici évoquer les anticipa-
tions de la perception de Kant. On sait que, dans l’Analytique des
principes de la première Critique 15, Kant soutient que nous pouvons
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5. RETOUR À LA PERCEPTION PURE
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6. LE MODÈLE SOUSTRACTIF
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le mouvement continu de la matière aboutit à l’immobilité continue de
la forme. Les flux, livrés à eux-mêmes, sont une telle mobilité pure
s’immobilisant du fait même qu’aucun obstacle n’en entrave le déploie-
ment : ce sont des liens entre toutes choses régis par des lois fixes.
Pour qu’il y ait devenir, il faut que quelque chose se passe, et pour
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que quelque chose se passe, il ne suffit pas que quelque chose passe – il
faut au contraire que quelque chose ne passe pas : il faut une décon-
nexion. C’est la seule façon d’introduire dans la matière un devenir,
sans introduire autre chose que de la matière : c’est la seule façon pour
nous de maintenir la « formule magique » de Deleuze : « PLURALISME
= MONISME » 17, sans reconduire le dualisme. Le monisme de la
matière hétérogène va accueillir en lui le pluralisme de l’événementialité,
sans accueillir pour autant autre chose que la matière, donc sans que
s’introduise de dualité ontologique.
Voyons comment une telle opération est possible. La condition pour
qu’il y ait du devenir, c’est qu’un changement se produise, qui ne se
réduise pas à un flux matériel. Cela nous impose la thèse suivante : il
faut qu’il existe un devenir des interceptions mêmes. Il faut que les
interceptions changent. Mais comment un tel changement est-il pensa-
ble ? Au regard de ce que nous avons dit, cela ne peut se produire que
d’une seule façon : il faut que les interceptions de flux se déplacent sur
les lignes de flux.
Nous obtenons le schéma 1 :
Où l’on voit qu’un devenir, c’est deux devenirs – pour qu’il y ait
devenir, il faut que le devenir devienne deux fois : comme flux d’images,
et comme flux d’interception des images. Le devenir est donc composé
d’un double fléchage, qui n’introduit aucun dualisme ontologique. Le
17. Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille plateaux (écrit avec Félix Guattari), Paris,
Minuit, 1980, p. 31.
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porelle des interceptions 19. Qu’est-ce qui nous autorise à reprendre non
seulement le lexique stoïcien, mais aussi le lexique deleuzien tel que mis
en œuvre dans Logique du sens ? Deux éléments :
1. D’abord, on sait que la division entre Aiôn et Chronos, distingue
dans Logique du sens la temporalité des causes profondes, la temporalité
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18. Paris, Minuit, 1969, « première série de paradoxes, du pur devenir », p. 9-12.
19. Sur la différence Aiôn-Chronos : Logique du sens, « 23e série, de l’Aiôn », p. 190-197.
20. Ibid., p. 17.
21. Ibid., p. 210-211.
22. Sur le hasard deleuzien, entendu comme coup de dé unique, et éternel retour, voir
le commentaire d’Alain Badiou, Deleuze. « La clameur de l’Être » Paris, Hachette, 1997,
« Éternel retour et hasard », p. 101-116.
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l’être des déconnexions. Nous avons dit que l’un des enjeux du modèle
soustractif était d’éviter toute forme de dualisme, ou de différenciation
entre des modes d’être. Il ne faut donc pas que l’être-déconnecté soit
autre que l’être-flux. Or, il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que
l’être-déconnecté n’est rien : car dire cela, c’est reconduire un dualisme
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de type épicurien – c’est-à-dire un dualisme de la matière et du vide.
Le « paysage ontologique » dressé par notre modèle ressemble en effet
à un « épicurisme en négatif » : non pas des atomes réels se déplaçant
de façon hasardeuse (à la suite du clinamen) dans un vide infini, mais
des « atomes de vides » se déplaçant de façon hasardeuse dans la plé-
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Schéma 2 : l’onde
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Schéma 3 : le virtuel
23. Sur ces aspects du virtuel, voir notamment : Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flam-
marion, 1996, « Annexe : chapitre V. L’actuel et le virtuel » ; ainsi que : Alain Badiou, Deleuze,
op. cit. : « Le virtuel », p. 65-81.
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impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de
virtuel. Cette modification peut se formuler ainsi : nous sommes conduit
à penser le virtuel indépendamment du couple quantité-qualité. Or ce
couple, chez Bergson, constitue une pôlarité primordiale pour la pensée
de la durée pure. Dans les Données immédiates de la conscience, par
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24. On songe ici aux deux textes de Deleuze : Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit,
1988, et Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980 : « 3. 10 000 av. J.C. – La géologie de la morale »,
p. 53-94.
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SOUSTRACTION ET CONTRACTION
que ce que Bergson nomme liberté peut être obtenu comme cas parti-
culier du devenir soustractif. Autrement dit, il faut montrer en quoi le
vivant est un cas particulier d’un tel devenir.
Reformulons les choses plus clairement. Il faut bien voir qu’en nous
donnant des flux et des interceptions, nous ne nous sommes encore
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donné aucun vivant, a fortiori aucun être libre. Une interception, et
même une somme d’interceptions ne font pas un vivant. Qu’est-ce qu’un
vivant, en effet, si l’on s’inspire de Bergson ? C’est une raréfaction locale
des flux : car un vivant, c’est un corps, c’est-à-dire une sélection – mais
une sélection que nous avons nommée première : une sélection anté-
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rieure à tout choix libre, et qui nous offre les termes entre lesquels une
liberté pourra éventuellement choisir. Autrement dit, un vivant c’est un
lieu où les flux ne passent plus de façon totale et sans discrimination.
En conséquence, nous pouvons avancer la définition suivante du vivant :
un vivant est une boucle discontinue d’interceptions. Une boucle, car il
faut assurer un lieu à la raréfaction des flux ; une boucle discontinue,
car un vivant ne doit pas entièrement se couper des flux – faute de
n’avoir plus aucun rapport affectif et/ou perceptif au monde environ-
nant. J’appelle « raréfaction » tout appauvrissement localisé des flux
– donc tout vivant. Une raréfaction est plus qu’une interception : une
interception ne fait pas une raréfaction, tandis qu’une raréfaction n’est
faite que d’interceptions de flux.
Nous obtenons le schéma 4, schéma du vivant ou du corps :
Schéma 4 : le corps
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elle-même faite de rien – puisqu’il n’existe pas de fluide vital, de matière
autre que celle de la physique qui singulariserait le mode d’être du
vivant ? Une solution à cette difficulté est la suivante : penser le vivant
doit revenir à penser le devenir des zones de raréfaction. Il faut qu’il
existe un passé non-organique des corps – qu’il existe des raréfactions
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25. Sur le corps sans organes, Capitalisme et schizophrénie, t. 1. L’anti-Œdipe (écrit avec
Félix Guattari), Paris, Minuit, 1972/1973, p. 15 sq.
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sélection supposée étant une sélection du second type : celle qui désigne
un choix libre entre des options diverses. Il en infère alors la nature de
la perception, qui est, quant à elle, une sélection du premier type : une
sélection non-libre des termes du choix. Nous avons procédé à l’inverse :
on ne s’est donné que des sélections premières – donc des sélections
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d’une épreuve affective en laquelle se donne une extériorité radicale,
une extériorité jamais ressentie auparavant comme telle 26.
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d’existence.
La mort, ainsi comprise, c’est donc le « règne achevé de la commu-
nication ». Mourir, c’est devenir un pur point de passage, un pur centre
de communication de toute chose avec toute chose. On saisit alors que
le vivant n’est pas l’émergence de la douleur dans un monde atrophié,
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rejoindre effectivement. C’est un modèle tendanciel et anti-régulateur
tout à la fois : il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne la
propension à créer, et sans cesse ne pas s’y abîmer.
Et l’on comprend alors enfin clairement la source de la puissance du
prêtre, c’est-à-dire ce dont provient la force de séduction du réactif sur
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