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Très tôt, l’enfant est attentif à son environnement conscience phonologique (Gentaz, Colé, Bara,
notationnel. Il tente de comprendre le fonctionne- 2003), à l’établissement de la relation son/graphie,
ment des écrits qui l’entourent et construit des qui témoigne d’un changement de référent : écrire,
hypothèses, même erronées, sur le sens des mots. ce n’est plus dessiner, mais coder des sons en
Pour appréhender le système d’écriture alphabé- signes graphiques spécifiques. Comme le souligne
tique, l’enfant doit, avant tout, comprendre que les Vygostki (1997), la traduction du langage oral en
signes écrits représentent les phonèmes de la langue
signes graphiques n’est pas le point de départ de
et non leur référent imagé. L’acquisition de l’écrit
suppose, d’abord, que l’on fasse la distinction entre l’apprentissage, mais est, en quelque sorte, son
le dessin et l’écriture : écrire n’est pas dessiner. aboutissement. C’est ce long processus compre-
Mais, une fois cette distinction établie, les règles nant, comme le montre la figure 1, le premier palier
de l’écriture restent à acquérir : comment fait-on « distinction dessin/écriture » et le deuxième
pour écrire ? Une différenciation longue et progres- « conscience phonologique », qui constitue notre
sive conduit, avec le développement de la centre d’intérêt.
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Les travaux, qui s’attachent à décrire le dévelop- produisant des pseudo lettres (Fijalkow, Liva,
pement précoce de l’écriture, indiquent, non seule- 1993 ; Saada-Robert, Hoefflin, 2000), mélangées
ment, qu’il existe une confusion initiale entre le ou non à d’autres signes (Tolchinsky-Landsman,
dessin et l’écriture, mais, également, que ce lien Levin, 1985), en respectant la linéarité (Levin, Bus,
entre ces deux systèmes de notation perdurent au 2003), l’horizontalité ou l’ordre séquentiel. Les
cours du développement. Ainsi, les jeunes enfants enfants semblent, alors, présenter des connais-
produisent une écriture picturale, qui se caractérise sances sur des caractéristiques perceptives de
par des tracés identiques pour dessiner et pour l’écrit, même si les signes qu’ils produisent restent
écrire (Buckwalter, Gloria Lo, 2002 ; Noyer, sans rapport avec le langage oral (Buckwalter,
Baldy, 2002 ; Shatil, Share, Levin, 2000). Rapide- Gloria Lo, 2002 ; Shatil, Share, Levin, 2000 ; De
ment, ils comprennent que dessiner et écrire sont Goes, Martlew, 1983). Tolchinsky et Teberosky
deux activités bien distinctes. Ils prennent, alors, (1998, p. 8) parlent par exemple d’« écriture
en considération, les caractéristiques de surface de contrainte par la forme », qui rend compte des
l’écriture, les unes relatives aux formes des signes
graphiques et les autres liées à leur agencement
* IUFM d’Orléans-Tours, 102 avenue de Tours, 36000
dans l’espace graphique. Ces connaissances
Châteauroux.
permettent, aux enfants de 4 ans, de reconnaître ** Jeune équipe 2687 « Développement, cognition et
l’écriture (Levin, Bus, 2003 ; Tolchinsky-Lands- acquisition » Université Paul-Valéry, Route de Mende,
mann, Karmiloff-Smith, 1992) et d’écrire en 34199 Montpellier Cedex 5.
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l’expérience. Compte tenu de la mortalité expéri- (son « cr » et double « ll »), mais correctement
mentale et des contraintes méthodologiques (équi- orthographiés par la majorité des enfants en fin de
libre entre filles et garçons, notamment), nous cours préparatoire. Nous avons, donc, retenu quatre
avons réussi à constituer quatre cohortes de items : petit ballon, grand ballon, petit crayon et
15 enfants scolarisés, respectivement en petite grand crayon. Ce nombre limité s’explique essen-
(3 ans 2 mois), moyenne (4 ans 4 mois), grande tiellement par la lourdeur du protocole individuel
section (5 ans 3 mois) de maternelle (dans la même pour des enfants des âges considérés. Notre choix
école) et en cours préparatoire (6 ans 2 mois). Les d’analyser quatre items « petit ballon, grand ballon,
âges initiaux couvrent la période d’acquisition de petit crayon et grand crayon » (et non deux items
l’écriture avant l’apprentissage institutionnalisé. correspondant aux mots ballon et crayon) est
Soixante enfants droitiers composent nos conforté par le fait que les enfants de moins de
groupes de contrôle. Ils sont répartis équitablement 6 ans ne produisent pas systématiquement les
dans quatre groupes d’âges : 5 ans (5 ans 4 mois), mêmes écritures (même si la stratégie d’écriture
6 ans (6 ans 4 mois), 7 ans (7 ans 2 mois) et 8 ans peut être identique) pour écrire, par exemple, ballon
(8 ans 3 mois) et sont respectivement scolarisés en (selon s’il se réfère au petit ou au grand). Dans cet
grande section de maternelle, en cours préparatoire, article, nous ne traiterons pas de l’effet de la taille
en cours élémentaire 1re et 2e année. La proportion de l’item. Cette analyse a fait l’objet d’une publi-
filles/garçons est équilibrée dans les groupes expé- cation (Noyer, Baldy, 2002). Chaque enfant
rimentaux et de contrôle. Ces enfants sont, tous, dispose d’une feuille blanche non lignée, de format
nés en France et ont été normalement scolarisés. A3, et d’un crayon gris.
Matériel Procédure
Les items ont été choisis en fonction de la forme Chaque enfant des groupes expérimentaux
(ronde ou longiligne) et de la taille (petite ou exécute la tâche de production à trois reprises à une
grande) de leur référent imagé, et ont été retenus année d’intervalle. Les enfants de 3 ans auront,
parmi d’autres dans une tâche de dessin effectuée donc, par exemple, 5 ans, au temps 3. Pour
au préalable par des enfants de 3 ans. Dans cette contrôler un éventuel effet d’apprentissage dû à la
tâche, plusieurs référents ont été proposés aux répétition de la tâche, les performances des enfants
enfants. Par exemple, pour le référent imagé long, participant à l’étude longitudinale sont comparées
les items proposés étaient serpent, bâton, crayon, à celles des groupes contrôle (voir figure 2).
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Figure 2. Description de l’étude évolutive transverse et précision des âges de chaque cohorte et de la façon dont
nous les nommons pour les groupes expérimentaux et contrôle.
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Dans la stratégie « picturale », l’écriture se lorsque les trois quarts des lettres produites ne sont
présente, soit sous la forme de tracés identiques à pas phonologiquement liées au mot référent.
ceux du dessin, soit spatialement liée au dessin,
Dans la stratégie « phonographique », l’enfant
écriture et dessin formant alors un système de nota-
produit une ou plusieurs lettres correspondant à la
tion unique. Dans la stratégie spatiale, l’écriture de
phonétique du mot. Il peut produire une lettre du
l’enfant se présente sous la forme de petits traits
mot, une lettre par syllabe, plus d’une lettre par
verticaux, de demi-cercles ou d’un tracé continu
syllabe ou toutes les correspondances phonèmes/
horizontal. Elle rend compte des caractéristiques de
graphèmes. La stratégie orthographique correspond
surface, telles que la linéarité. Dans la stratégie
à l’écriture correcte du mot.
« sémiotique », l’enfant produit des pseudo-mots,
composés de lettres inventées ou véritables (sans Évolution des stratégies d’écriture entre les trois
rapport avec la phonologie), mélangées à des lettres temps de l’expérience pour les quatre cohortes
en miroir ou à des chiffres. Dans la majorité des
cas, les enfants ne produisent aucune lettre en Les données indiquent que les sujets produisent
rapport avec la phonologie. Seuls, deux enfants généralement (99,2 %) la même stratégie, quel que
produisent une ou deux lettres en rapport avec le soit l’item. Nous pouvons, donc, catégoriser un
mot. Dans ces cas, nous considérons que leur écri- sujet par la stratégie qu’il produit. La figure 4
ture est caractéristique de la stratégie sémiotique, présente le nombre d’enfants produisant les
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Figure 4. Nombre d’enfants produisant chacune des stratégies d’écriture du temps 1 au temps 3. Les histo-
grammes d’un âge donné sont alignés. Les rectangles en pointillé signalent les changements significatifs de
stratégies (*.05 et **.01).
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stratégies picturale, spatiale, sémiotique, phonogra- diminution significative de la stratégie picturale (χ2
phique et orthographique du temps 1 au temps 3. (1)= 4, p < .05) dans la cohorte 1. Cependant, cette
Le test du Khi deux de Mac Nemar a été utilisé, diminution n’est pas significative entre 4 et 5 ans
pour chaque cohorte, pour mettre en évidence les pour la cohorte 2.
différences de stratégies produites entre le t1 et le Entre 5 et 6 ans (cohorte 2), la stratégie picturale
t2 et entre le t2 et le t3. Le test de la probabilité diminue significativement (χ2 (1)= 5, p < .05) et
exacte de Fisher a été effectué pour comparer les disparaît, et quelle que soit la cohorte considérée,
stratégies d’écriture de groupes de mêmes âges, à 6 ans, aucun enfant ne produit cette stratégie.
appartenant à des cohortes différentes. Parallèlement, la stratégie sémiotique diminue
Étude longitudinale des performances (χ2 (1)= 12, p < .01) et disparaît dans la cohorte 3
(mais pas dans la cohorte 2), au profit de la stra-
Nous organisons notre commentaire selon tégie phonographique. Ainsi, la stratégie phonogra-
l’évolution des performances d’un âge à l’autre, en phique, absente à 5 ans, augmente significative-
prenant en compte les quatre cohortes. ment entre 5 et 6 dans la cohorte 2 comme dans la
Comme le montre la figure 4, les enfants de 3 ans cohorte 3 (χ2 (1)= 12, p < .01) et devient exclusive
(cohorte 1) écrivent principalement avec la stra- à 6 ans dans les cohortes 3 et 4 probablement sous
tégie picturale. l’effet de l’apprentissage.
Entre 3 et 4 ans (cohorte 1), la production de la Entre 6 et 7 ans, les performances des cohortes
stratégie sémiotique augmente significativement 3 et 4 sont strictement identiques. La stratégie
(χ2 (1)= 4, p < .05). phonographique diminue entre 6 et 7 ans
Entre 4 et 5 ans, on observe une augmentation (χ2 (1) = 12, p < .01) au profit de l’augmentation
de la stratégie sémiotique (χ2 (1)= 4, p < .05) et une de la stratégie orthographique (χ2 (1)= 12, p < .01).
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Figure 5. Exemples d’écriture produite pour écrire crayon au t1, t2 et t3, représentatif de l’évolution individuelle
pour chaque cohorte.
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Figure 6. Présentation des changements entre t1-t2 et t2-t3, correspondant à des progressions (η) ou des
régressions (Η) ou une absence de changements (ϕ) en fonction de la stratégie produite pour chaque cohorte et
nombre d’enfants présentant ces changements. L’épaisseur des flèches est proportionnelle au nombre d’enfants
par changement, noté à proximité de la base de chaque flèche (N = 15).
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Figure 8. Nombre de sujets de 5, 6, 7 et 8 ans produisant les stratégies picturale, spatiale, sémiotique,
phonographique et orthographique dans les groupes expérimentaux et contrôle.
Robert et Hoefflin (2000). Si la stratégie picturale d’abord, un trait horizontal, des vagues, des
est prégnante à 3 ans, il faut attendre l’âge de 6 ans boucles, puis des vagues irrégulières, ponctuées de
pour qu’elle disparaisse totalement des produc- boucles, à l’endroit et à l’envers. Ces améliorations
tions. Ce n’est que lorsque les enfants comprennent de la stratégie spatiale arrivent à saturation et ne
clairement le rapport entre le mot oral et le mot satisfont pas l’enfant qui écrit, si bien qu’il expé-
écrit, que le lien entre dessin et écriture disparaît rimente une nouvelle stratégie (la stratégie sémio-
définitivement. tique, par exemple), caractérisée par l’écriture de
À 4 ans, quelle que soit la cohorte considérée, lettres ou de pseudo lettres.
aucune stratégie d’écriture n’est dominante. Les comparaisons transversales mettent en
Certains enfants écrivent comme ils dessinent, évidence des particularités que l’analyse (évolutive
d’autres ont une écriture linéaire et, d’autres transverse) des trajectoires individuelles permet de
encore, écrivent des lettres sans rapport avec le comprendre. Ainsi, certains enfants de la cohorte
langage oral. Ces résultats originaux traduisent une 2, en retard, suivent, à 4 et à 5 ans, la stratégie
forte variabilité interindividuelle des performances picturale (contrairement aux autres enfants compo-
liées à l’écriture à 4 ans. Cet âge apparaît comme sant les cohortes 1 et 3), et ce retard se répercute
un moment charnière dans l’acquisition de à l’âge de 6 ans, au cours préparatoire, où ils
l’écriture. produisent des lettres sans rapport avec le langage
oral (stratégie sémiotique), alors que tous les autres
À 5 ans, les enfants de deux cohortes sur trois enfants de cet âge tiennent compte des rapports
écrivent majoritairement des lettres sans rapport entre phonèmes et graphèmes (stratégie phonogra-
avec le langage oral. Pourtant, même après l’appa- phique). Les enfants, qui confondent dessin et écri-
rition des lettres, certains enfants (de la cohorte 1), ture, à 4 et 5 ans, ont des difficultés pour établir, à
en retard, continuent à dessiner pour écrire (stra- 6 ans, la correspondance phonèmes/graphèmes
tégie picturale). À 6 ans, sous l’effet de l’appren- nécessaire à l’apprentissage de l’écriture. La confu-
tissage institutionnalisé, la plupart des enfants sion persistante du dessin et de l’écriture doit attirer
procèdent à la correspondance phonèmes- l’attention de l’enseignant. Nos résultats suggèrent
graphèmes, même si certains d’entre eux, en retard, que celui-ci doit intervenir assez tôt pour amener
continuent à écrire des lettres sans rapport avec la l’enfant à franchir le palier de la distinction dessin/
phonologie. Ils semblent avoir compris que l’écri- écriture, pour que l’acquisition ultérieure de l’écrit
ture code le langage oral. Cependant, il est possible se fasse normalement. L’aspect moteur est égale-
que leur connaissance du système alphabétique soit
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