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Lionel Dany, Michel Morin
Dans Bulletin de psychologie 2010/5 (Numéro 509), pages 321 à 334
Éditions Groupe d'études de psychologie
ISSN 0007-4403
DOI 10.3917/bupsy.509.0321
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individus (Heinberg, 2000). Le corps perçu est la Pour Jackson (2002), ces tendances doivent être
manière dont les individus se classent et évaluent appréhendées dans une perspective socioculturelle.
leur poids (maigre, normal, trop gros...). La diffé- Celle-ci permet une étude compréhensive des
rence entre le corps perçu et le corps désiré permet comportements et modalités de pensée des individus
d’évaluer l’insatisfaction corporelle. Celle-ci et groupes sociaux, centrée sur la manière dont les
constitue une notion indispensable pour étudier valeurs et modèles socioculturels sont en mesure de
comment les individus perçoivent leur corps (Cash, les influencer et d’opérer, à ce titre, de véritables
2002). Notons, par ailleurs, que l’insatisfaction « pressions » (Van den Berg, Neumark-Sztaimer,
corporelle apparaît souvent comme étant indépen- Hannan, Haines, 2007). Ainsi, dans le domaine du
dante de l’IMC (Allaz, Bernstein et coll., 1998). corps, la minceur – plus particulièrement pour les
Autrement dit, le fait que le corps réel soit femmes – semble constituer, aujourd’hui, la norme
« normal » objectivement (comme peut l’indiquer dominante définissant la norme corporelle, de
par exemple l’IMC) est autre chose que la percep- manière plus marquée depuis les années 1960
tion que les individus en ont (corps « perçu »). (Fischler, 1990 ; Meidani, 2006 ; Vigarello, 2004).
Notons, d’un autre côté, que l’insatisfaction corpo- Dans divers pays occidentaux, on peut constater
relle apparaît souvent comme étant indépendante qu’une proportion importante d’adolescentes déclare
de l’IMC (Allaz, Bernstein et coll., 1998). Autre- vouloir être plus mince et faire des régimes (Levine,
ment dit, le fait que le corps réel soit « normal » Smolak, 2002). Certains invoquent, à ce sujet, une
objectivement – comme peut l’indiquer, par « dictature de la minceur » (Hubert, De Labarre,
exemple, l’IMC –, est autre chose que la perception 2005). De plus, l’équation minceur = santé (très
que les individus en ont (corps « perçu »). prégnante dans la rhétorique publicitaire) a tendance à
s’imposer, en particulier chez les adolescentes et
Appartenance sexuelle et image corporelle femmes jeunes. Ainsi, le corps mince ou musclé, selon
les cas, s’inscrit comme une norme de beauté (Leton-
Parmi les variables descriptives et explicatives turier, 2006), plus particulièrement dans les pays occi-
des phénomènes associés à l’image corporelle, dentaux. Ces normes corporelles s’expriment très
l’insatisfaction corporelle et les troubles alimen- largement dans la société, à partir de différentes
taires, il en est une qui occupe une place de choix : sources et objets : promotion médiatique de figures
l’appartenance sexuelle. De nombreuses recherches corporelles idéales, promotion de certaines pratiques
ont montré que les femmes sont généralement plus alimentaires (régimes) et corporelles (sport), voire
insatisfaites de leur apparence physique que les influence de la famille et des pairs (Keery, Van den
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satisfaite de son corps peut être envisagé comme 1989) n’a pas pu montrer de lien entre estime de
la conformation à une norme « d’insatisfaction » soi et estime corporelle.
sans prise en compte de la réalité corporelle.
Problématique
Les garçons sont, eux, plus intéressés par leur
musculature que par leur poids, puisqu’ils souhai- Malgré l’intérêt que revêt le concept d’image
teraient perdre du poids, tout en maintenant leur corporelle, force est de constater qu’un nombre
masse musculaire, bien que les deux soient liés restreint de travaux a été effectué en France.
(Anderson, Di Domenico, 1992 ; Olivardia, 2002). Certains de ces travaux ne sont pas récents
Le corps masculin idéal est une silhouette en V (Bruchon-Schweitzer, 1986, 1990 ; Rodriguez-
avec une accentuation des biceps, des pectoraux et Tomé, Bariaud, Cohen-Zardi et coll., 1993) ;
des épaules (Funrham, Badmin et coll., 2002). La d’autres ont été réalisés auprès d’un seul sexe,
quête de ce type d’apparence corporelle a été hommes (Pope, Gruber, Mangweth et coll., 2000)
décrite, dans sa forme la plus « extrême », sous ou jeunes femmes (Rousseau, Knotter, Barbe et
l’appellation de « complexe d’Adonis » (Pope, coll., 2005) ; d’autres encore se sont centrés sur une
Phillips, Olivardia, 2000). période spécifique, comme la puberté (Bariaud,
Rodriguez-Tomé, Cohen-Zardi et coll., 1999 ;
Satisfaction corporelle et estime de soi Rodriguez-Tomé, Bariaud et coll., 1993) ou ont été
La problématique soulevée par la question de réalisés auprès de populations très hétérogènes ne
l’insatisfaction corporelle a conduit à la réalisation comprenant pas d’adolescents, soit de jeunes
de recherches, qui se sont centrées sur les relations adultes étudiants, de malades du cancer, de
entre insatisfaction corporelle et bien-être psycho- personnes atteintes de douleur chronique (Koleck,
logique, estime de soi notamment. L’estime de soi Bruchon-Schweitzer, Cousson-Gélie et coll.,
constitue un concept majeur pour comprendre le 2002).
vécu psychique des individus. Elle désigne l’atti- Notre recherche a pour objectif l’analyse des
tude, plus ou moins favorable, qu’a chaque indi- relations entre « corps réel », « corps perçu » et
vidu envers lui-même, le respect qu’il se porte, le estime de soi chez des adolescents, en fonction de
sentiment qu’il a de sa propre valeur en tant que leur sexe. Il s’agit de comparer diverses mesures
personne (Rosenberg, 1965). Elle constitue un indi- de satisfaction corporelle, en fonction du sexe et
cateur clé du bien-être psychologique, particulière- d’étudier les relations entre diverses évaluations du
ment dans la culture occidentale (Oishi, Diener, « corps perçu » et du « corps réel », et l’estime de
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scolarisés dans 2 lycées différents situés, l’un dans les garçons et 68,77 (± 7,27) pour les filles. La
l’Allier, l’autre dans le Vaucluse. La passation s’est consistance interne de l’échelle se situe à α = 0,77
effectuée en classe (année scolaire 2007-2008), de dans notre échantillon.
manière collective, par des psychologues stagiaires. L’échelle d’estime de soi de Rosenberg (Rosen-
Matériel berg, 1965) permet d’effectuer une mesure unidi-
mensionnelle de l’estime de soi globale des indi-
Le questionnaire comprenait différents types de vidus. Elle est régulièrement utilisée auprès
questions et d’échelles. L’échelle d’évaluation de d’adolescents (Furnham, Badmin et coll., 2002 ;
la silhouette (The figure rating scale – FRS) (Stun- Kostanski, Gullone, 1998). Elle comprend dix
kard, Sorensen, Schulsinger, 1983) ou Figurines de propositions (par exemple, « Parfois je me sens
Stunkard, consiste en une série de neuf figurines réellement inutile »), auxquelles les sujets doivent
(ou silhouettes) de caractères simples, représentant, donner leur niveau d’accord sur une échelle de type
de face, le corps féminin et le corps masculin. Likert en quatre points, allant de 1, « tout à fait
Chaque série de corps (une pour chaque sexe) est d’accord » à 4, « pas du tout d’accord ». Le score
présentée, du plus maigre au plus gros, les diffé- d’estime de soi se situe, donc, entre 4 et 40. Plus
rences de corpulence entre figurines étant nette- il est élevé, plus l’estime de soi est importante.
ment identifiables de l’une à l’autre. Chaque sujet Dans le cadre de cette recherche, la consistance
est invité à indiquer, après visualisation des figu- interne de l’échelle se situe à α = 0,81. Le score
rines, celle qui lui correspond le mieux (corps moyen d’estime de soi est de 29,59 (± 4,91) dans
perçu) et celle qui correspond à ce qu’il/elle notre échantillon, soit 31,84 (± 4,33) pour les
voudrait être (corps idéal). La différence entre garçons et 27,68 (± 4,57) pour les filles.
corps idéal et corps perçu (soit entre les deux L’indice de masse corporelle (IMC) : chaque
scores) ou encore la distance entre « idéal » et lycéen devait indiquer sa taille et son poids. Ces
« réalité » (Bruchon-Schweitzer, 1990) peut être informations nous ont permis de calculer, pour
interprétée comme une mesure de l’insatisfaction chacun, son IMC, soit, le poids divisé par la taille
corporelle (Gardner, Friedman, Jackson, 1999). Un au carré (IMC = poids en kg/taille en m2). L’IMC
score positif indique un désir d’être plus moyen de l’échantillon est de 20,15 kg/m2 (± 3,25).
« mince » ; un score négatif suggère un désir d’être Contrairement aux adultes, pour lesquels il existe
plus « large ». Deux types d’informations sont une valeur seuil unique de l’IMC, pour définir le
obtenus : la valeur absolue de cette différence surpoids (25) et une pour l’obésité (30), les seuils,
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liens entre estime de soi et les différentes compo- de Stunkard. On peut noter que les garçons choi-
santes du corps réel (IMC) et perçu, soit le score sissent un corps idéal plus « large »
d’insatisfaction corporelle (FRS), la satisfaction (m = 3,88 ± 0,80) que leur corps perçu
corporelle (QIC) et l’auto-évaluation de la (m = 3,57 ± 1,15 ; t(85) = – 2,76 ; p < .01). Le
corpulence. corps pour autrui (m = 3,43 ± 1,48) est plus
Enfin, nous avons réalisé deux régressions multi- « mince » que le corps perçu, mais cette différence
ples hiérarchiques (une pour chaque sexe), afin n’est pas significative (t(85) = 1,83 ; p = .07). Pour
d’apprécier la part de l’estime de soi prédite, globa- les filles, on peut constater que le corps idéal
lement, par l’ensemble des prédicteurs : IMC, auto- (m = 2,93 ± 0,63) est particulièrement plus
évaluation de la corpulence, insatisfaction corpo- « mince » que le corps perçu (m = 3,53 ± 1,26 ;
relle (FRS), satisfaction corporelle (QIC). Nous t(100) = 5,32 ; p < .001). Le corps pour autrui
avons inclus l’IMC dans une première étape, (m = 3,41 ± 1,41) est, également, plus « mince »
l’auto-évaluation de la corpulence dans une que le corps perçu (t(100) = 1,92 ; p < .05).
deuxième étape, suivie de l’inclusion de l’insatis- Si l’on compare les réponses des garçons et celles
faction corporelle (FRS), enfin, dans une quatrième des filles, on peut constater que l’évaluation du
étape, nous avons inclus la satisfaction corporelle corps perçu ne diffère pas selon le sexe
(QIC). (t(185) = 0,197 ; p = .844). De même, le corps pour
autrui ne diffère pas selon le sexe (t(185) = 0,114 ;
Corps perçu, réel et idéal selon le sexe p = .909). En revanche, les filles choisissent un
La figure 1 permet de visualiser les réponses corps idéal plus « mince » que celui des garçons
respectives des garçons et des filles aux figurines (2,93 versus 3,88 ; t(185) = 9,047 ; p < .001).
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L’analyse de la distribution des réponses peut de leur corpulence, soit maigre soit gros(se),
nous permettre de mieux appréhender les choix semble en accord avec la définition objective de
selon le sexe relativement au corps perçu et au leur masse corporelle (IMC). Ainsi, ceux qui sont
corps idéal. Le tableau 1 permet de visualiser les en situation d’insuffisance pondérale s’auto-
différences entre choix de corps idéal, par rapport évaluent comme étant « trop maigre », « maigre »
au corps perçu. Près de quatre garçons sur dix « mince » ou « à peu près du bon poids ». Ceux qui
(39,5 %) et trois filles sur dix (30,7 %) ont un choix sont en situation de surpoids s’auto-évaluent
de corps idéal équivalent à leur corps perçu. Ainsi, comme étant « un peu rond(e) », « gros(se) » ou
une majorité de garçons (60,5 %) et de filles trop gros(se) », à l’exception d’un garçon qui
(69,3 %) a sélectionné un corps idéal différent du s’auto-évalue comme « à peu près du bon poids ».
corps perçu, mais ce choix s’exerce dans un sens De manière complémentaire, des tendances
opposé, selon le genre des répondants. Il y a davan- différenciées, selon le sexe, peuvent être observées
tage de garçons, qui souhaitent être plus « larges » parmi les individus dont l’IMC peut être qualifié
(41,8 %) que plus « minces » (18,6 %), alors que de normal. On peut constater que les garçons sont
seules 14 filles (13,8 %) expriment le désir d’être proportionnellement plus nombreux (27,38 %) que
plus « larges » et qu’une majorité d’entre elles les filles (18,18 %) à se déclarer « un peu maigre »
(55,5 %) choisissent un corps idéal plus « mince » ou « mince », alors que leur IMC peut être consi-
que leur corps « perçu ». déré comme normal, mais cette différence n’est pas
significative (χ2(1) = 1,84 ; p < .17). A contrario,
plus d’une fille sur trois (37,37 %) se déclare « un
Différence Garçons Filles peu ronde », « grosse » ou « très grosse », alors
entre corps qu’elle a un IMC normal, contre seulement 7,14 %
perçu et idéal Effectif % Effectif % des garçons (χ2(1) = 14,51 ; p < .01). Ainsi, près
d’une fille sur deux (41,5 %), présentant un IMC
–3 1 1,2 2 2,0
normal, se trouve « ronde » ou « grosse ».
–2 2 2,3 21 20,8
Caractéristiques selon le sexe
–1 13 15,1 33 32,7
Le tableau 3 permet de visualiser l’effet du sexe
0 34 39,5 31 30,7 sur les différentes informations recueillies. Les
garçons sont, en moyenne, plus grands que les filles
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Insuffisance Surpoids
pondérale Normal Obésité Total
N (%) N (%) N (%) N (%)
Garçons
Trop maigre 0 (0) 0 (0) 0 (0) 0 (0)
Un peu maigre 1 (1,19) 7 (8,33) 0 (0) 8 (9,52)
Mince 1 (1,19) 16 (19,05) 0 (0) 17 (20,23)
À peu près du bon poids 2 (2,38) 46 (54,76) 1 (1,19) 49 (58,33)
Un peu rond 0 (0) 5 (5,95) 3 (3,57) 8 (9,52)
Gros 0 (0) 1 (1,19) 0 (0) 1 (1,19)
Trop gros 0 (0) 0 (0) 1 (1,19) 1 (1,19)
Sous total Garçons 4 (4,76) 75 (89,28) 5 (5,96) 84 (100)
Filles
Trop maigre 1 (1,01) 2 (2,02) 0 (0) 3 (3,03)
Un peu maigre 2 (2,02) 1 (1,01) 0 (0) 3 (3,03)
Mince 3 (3,03) 15 (15,15) 0 (0) 18 (18,18)
À peu près du bon poids 1 (1,01) 34 (34,34) 0 (0) 35 (35,35)
Un peu ronde 0 (0) 28 (28,28) 1 (1,01) 29 (29,29)
Grosse 0 (0) 7 (7,07) 0 (0) 7 (7,07)
Trop grosse 0 (0) 2 (2,02) 2 (2,02) 4 (4,04)
Sous total Filles 7 (7,07) 89 (89,90) 3 (3,03) 99 (100)
Total général 11 (6,01) 164 (89,62) 8 (4,37) 183 (100)
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Garçons Filles
Variable (ou échelle) t(c)
Moyenne Écart-type Moyenne Écart-type
Taille (en cm) 174,71 8,45 164,80 6,22 9,16**
Poids (en kg) 62,38 10,59 54,67 8,45 5,47**
Indice de masse corporelle (IMC) 20,35 2,71 19,98 3,65 0,75
Insatisfaction corporelle (FRS)(a) 0,81 1,05 -0,60 1,14 5,67**
Auto-évaluation de la corpulence(b) 3,79 0,89 4,26 1,23 -2,90**
Satisfaction corporelle (QIC) 76,81 8,48 68,77 7,27 6,97**
Estime de soi (RSES) 31,84 4,33 27,68 4,57 6,35**
(a)
Un score positif indique le désir d’être plus « gros(se) » ; un score négatif indique le désir d’être plus « fin(e) ».
(b)
Échelle en sept points de « Trop maigre » à « Trop gros(se) ».
(c)
* p < .05 ; ** p < .01.
Variable 1 2 3 4 5
1. Indice de masse corporelle – 0,01 0,10 – 0,10 0,58**
2. Insatisfaction corporelle (FRS) 0,41** – 0,11 – 0,03 – 0,05
3. Satisfaction corporelle (QIC) – 0,20* – 0,23* 0,49** 0,01
4. Estime de soi 0,06 – 0,30* 0,32** – 0,13
5. Auto-évaluation de la corpulence 0,75** 0,45** – 0,23* – 0,06
Note : Le triangle supérieur (en grisé) concerne les résultats des garçons, le triangle inférieur les résultats pour les filles. * p < .05 ;
** p < .01
Estime de soi
Garçons Filles
Étapes Prédicteurs β t β t
ns
Note : non significatif ; * p < .05 ; ** p < .01.
Tableau 5. Coefficients de régression multiple hiérarchique entre l’IMC, les mesures d’insatisfaction et de satis-
faction corporelle, la corpulence auto-évaluée (prédicteurs) et l’estime de soi (critère).
Ces résultats nous donnent à voir deux facettes 2007 ; Lamb, Jackson, Cassiday, Priest, 1993) les
de la composante féminine du lien entre corps filles choisissent une silhouette idéale (mesure du
« perçu » et corps « réel » : d’une part, l’associa- corps désiré à la FRS) plus fine que leur silhouette
tion entre l’élévation de l’IMC et celle de l’insa- perçue, exprimant ainsi le souhait d’être plus
tisfaction corporelle (Kostanski, Gullone, 1998) ; « mince ». Parmi ces travaux, certains (Altabe,
d’autre part, une évaluation de la corpulence, qui Thompson, 1993 ; Fallon, Rozin, 1985 ; Jones,
s’éloigne des normes corporelles (à travers la Fries et coll., 2007 ; Lamb, Jackson et coll., 1993)
mesure de l’IMC), définis objectivement (Bulik, ne font pas état d’une différence dans les choix
Wade, Heath et coll., 2001). On peut avancer que opérés par les garçons, alors que nos résultats souli-
des normes s’appliquent différentiellement pour les gnent un choix plus marqué pour une silhouette
garçons et les filles. Ces normes s’éloignent, tout idéale, plus « large » que leur silhouette perçue,
particulièrement pour les filles, de la définition comme d’autres recherches ont pu l’observer
médicale officielle de la masse corporelle (Kostanski, Gullone, 1998 ; Peixeto-Labre, 2002 ;
« normale ». Autrement dit, la norme médicale Stanford, McCabe, 2002 ; Welch, Gross, Bronner
fixée dans l’IMC ne se superpose pas intégralement et coll., 2004). Chez les garçons, le choix d’une
à la norme de l’idéal corporel féminin contempo- silhouette plus « large » que leur silhouette perçue
rain qui est plus prégnante chez les jeunes femmes. ne relève pas du désir d’être plus « gros », mais de
Cette attention toute particulière, portée à la celui d’être plus « musclé », comme le montrent un
question du poids, chez les filles, trouve son origine certain nombre de travaux (Anderson, Di Dome-
dans la diffusion massive d’une norme corporelle nico, 1992 ; Peixebo-Labre, 2002 ; Pope, Phillips
féminine marquée par la minceur (Hubert, De et coll., 2000). Une limite peut être mentionnée
Labarre, 2005). Les jeunes femmes, plus que les quant à l’utilisation des silhouettes de Stunkard
jeunes hommes, sont confrontées à des messages dans cette recherche. Celles-ci ne varient que sur
relayés par les médias, leurs parents ou encore leurs une seule dimension, qui ne permet pas de distin-
pairs qui confortent la définition d’un corps idéal guer si l’augmentation de la taille des silhouettes
plus mince ou plus musclé (Schwartz, Phares, est due à une augmentation de la masse musculaire
Tantleff-Dunn et coll., 1999 ; Taylor, Sharpe, Shis- (moins probable) ou à celle de l’adiposité (plus
slak et coll., 1998). Leur insatisfaction corporelle probable). Ces silhouettes ne sont pas représenta-
est directement associée à la comparaison entre leur tives des dimensions de variation des différentes
corps (perçu) et le corps idéal véhiculé par les morphologies et, en particulier, à ce qui est dû,
dans les diamètres et largeurs, au développement
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garçons (60,5 %), proche de celle des filles autrui. De prime abord, on peut constater que
(69,3 %), exprime une certaine insatisfaction à garçons et filles répondent selon une même
l’égard de leur corps (toutes tendances confon- logique, qui peut se résumer ainsi : « selon moi, les
dues). L’accentuation de la visibilité du corps autres me voient plus mince que je ne le suis ». Or,
masculin (médias, publicité), associée à une ce regard d’autrui, tel qu’il est envisagé par ces
certaine évolution du sens de la masculinité, contri- adolescents, n’a pas les mêmes conséquences si
buent à une sensibilité croissante des hommes l’on prend en compte le corps désiré. Ainsi, on peut
quant à leur apparence et à une plus grande atten- remarquer que l’évaluation attribuée à autrui, a
tion pour la manière dont leur corps est perçu par pour effet, dans un cas (les garçons), une accen-
autrui (Grogan, 2008). Pour Lee Monaghan (2002), tuation de la distance au corps désiré ; dans l’autre
ces dernières années ont vu l’apparition du « culte cas (les filles), une diminution de cet écart au corps
de la beauté masculine », culte dont leur insatisfac- désiré. On peut, également, noter que, dans un cas
tion corporelle relative est, sans doute, une consé- (les garçons), le corps désiré est plus « large » que
quence. L’émergence de nouvelles normes corpo- le corps supposé perçu par autrui, dans l’autre (les
relles masculines constitue une voie heuristique filles), le corps désiré est largement plus « mince »
pour appréhender la construction sociale de la que le corps supposé perçu par autrui. Autrement
masculinité, dans un contexte d’exposition à de dit, si l’on observe bien une tendance identique
nouvelles « normes corporelles ». L’étude des entre corps perçu et corps pour autrui pour chaque
processus, sur lesquels cette construction repose, sexe, les enjeux des évaluations concernant le
nous semble particulièrement intéressante (par rapport entre corps pour autrui et corps désiré sont
exemple. rapports sociaux de sexe, socialisation, opposés pour les filles et les garçons. On peut
comparaison sociale). traduire ces enjeux de la manière suivante : pour
L’attention aux déclarations d’insatisfaction, les garçons, « les autres me perçoivent plus mince
relevées par la recherche dans ce domaine, reste une que ce que je voudrais être » ; pour les filles, « les
entrée heuristique intéressante pour l’analyse de la autres me perçoivent comme plus grosse que ce
perception du corps, même si son insertion, dans un que je souhaiterais être ». Ce dernier élément est
cadre théorique, peine encore à dépasser le particulièrement important car les filles sont plus
descriptif. Pour la satisfaction corporelle (évaluée sensibles que les garçons aux messages véhiculés
avec le QIC), nos résultats montrent que les garçons par leurs pairs ou leurs proches (Stanford, McCabe,
sont plus satisfaits que les filles, comme dans 2002). À cet effet, il serait intéressant d’explorer
plus qualitativement les enjeux associés à cette
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mesures utilisées pour explorer le corps perçu entre image « spatiale » et image « affective » du
nécessiterait d’être approfondi. De plus, les résul- corps. La première est plus proche du FRS, qui
tats obtenus confirment l’association entre satisfac- permet une évaluation de l’apparence générale du
tion corporelle et estime de soi, établies par des corps. La seconde englobe des perceptions, repré-
recherches antérieures (Bruchon-Schweitzer, sentations et affects du corps, que le QIC permet
1990 ; Funrham, Badmin et coll., 2002 ; Kostanki, d’examiner. Ces deux outils donnent à voir deux
Gullone, 1998 ; Koff, Rierdan et coll., 1990 ; aspects de l’expérience corporelle : une perception
Thompson, Altabe, 1991 ; Tomori, Rus-Makovec, du « corps-objet », orientée vers des propriétés
2000). Ainsi, chez les filles comme chez les physiques, et une perception du « corps-sujet »,
garçons, un niveau élevé de satisfaction corporelle orientée par des affects complexes (Bruchon-
est associé à un haut niveau d’estime de soi. Plus Schweitzer, 1990). Les résultats de notre recherche
précisément, la perception du corps est davantage soulignent l’intérêt de cette distinction et la
associée à l’estime de soi que ne l’est le « corps complémentarité de ces deux outils. On peut, ainsi,
réel » (Tiggemann, 2005). Cette association entre observer que ces deux types de perception du corps
image corporelle et estime de soi est importante, (« spatiale » et « affective ») sont opérants pour
elle permet d’envisager la construction de l’image prédire l’estime de soi des filles, alors qu’un seul
corporelle comme composante d’une conception de type de perception (« affective ») permet de prédire
soi globale (Bruchon-Schweitzer, 1990 ; Fox, l’estime de soi des garçons.
1988). En effet, les nombreux travaux, qui ont
étudié le lien entre satisfaction corporelle et estime
CONCLUSION
de soi, indiquent que leurs relations sont stables,
quels que soient le type d’évaluation (global, spéci- Dans le présent article, nous souhaitions étudier
fique) ou l’âge des sujets. La manière de percevoir le rôle joué par différents indicateurs du corps
son corps est, donc, au cœur de processus plus « réel » et « perçu » sur l’estime de soi d’adoles-
larges, impliquant l’expérience de soi et son cents. Les résultats confirment l’intérêt majeur
évaluation. Plus précisément, l’évaluation, favo- d’une distinction reposant sur la composante
rable/défavorable de soi, semble constituer un « objective », par opposition à « subjective » du
processus perceptif commun, sous-jacent à toute corps. Cette dernière se révèle particulièrement
auto-estimation, même lorsqu’il s’agit d’évaluer heuristique : d’une part, elle s’inscrit comme une
son corps (Bruchon-Schweitzer, 1990). composante indispensable pour appréhender la
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