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Entretien avec Jean-Jacques Hublin & Alain Prochiantz

Réalisé par Igor Krtolica


Dans Rue Descartes 2022/1 (N° 101), pages 107 à 131
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.101.0107
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 18/03/2024 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 80.215.210.181)

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Entretien avec
Jean-Jacques Hublin
& Alain Prochiantz
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réalisé par Igor Krtolica

Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue spécialiste de l’évolution humaine, et


Alain Prochiantz, neurobiologiste spécialiste de la morphogenèse du cerveau, sont deux
chercheurs de renom qui, bien que venant de disciplines distinctes, ont suivi des trajectoires
étonnamment convergentes. Ainsi, à la fin des années 1980, chacun consacrait un ouvrage
réflexif à l’un des pères fondateurs de sa discipline : Jacques Boucher de Perthes pour Jean-
Jacques Hublin et Claude Bernard pour Alain Prochiantz 1. Ces ouvrages accompagnaient déjà
en réalité les avancées décisives par lesquelles ils allaient eux-mêmes se distinguer : à la fin des
années 1980, Alain Prochiantz émettait en effet l’hypothèse de protéines messagères jouant un
rôle central dans la morphogenèse en transférant l’information d’une cellule à une autre,
hypothèse d’une communication intercellulaire considérée jusque-là comme impossible et
pourtant confirmée par la communauté scientifique après de longues années de recherche
collective ; Jean-Jacques Hublin, pour sa part, avec son collègue marocain Abdelouahed
Ben-Ncer, découvrait au cours de longues fouilles au Maroc (Jebel Irhoud) un fossile d’Homo
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sapiens daté de 300 000 ans, faisant ainsi reculer de 100 000 ans l’ancienneté auparavant
attribuée à Sapiens, et mettant du même coup en pièce l’hypothèse longtemps dominante
d’une évolution de Sapiens cantonnée à l’Est de l’Afrique. Leurs deux trajectoires ont
récemment convergé, non seulement parce qu’Alain Prochiantz a occupé de 2007 à 2019 la
chaire du Collège de France consacrée aux « Processus morphogénétiques » et que Jean-
Jacques Hublin y occupe depuis 2014 la chaire de « Paléoanthropologie 2 », mais surtout parce
que, dans la deuxième moitié des années 2010, ils y ont tous les deux consacré une série de
cours à la question de la spécificité, de la singularité ou de l’unicité d’Homo sapiens – l’un à
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partir de l’étude comparative du développement et de l’évolution du cerveau de Sapiens et de
celui des autres grands primates (notamment chimpanzés et bonobos), l’autre à partir de
l’étude de l’évolution biologique et culturelle de cette « espèce orpheline » qu’est Sapiens
comparée à celle des autres membres de la lignée des Hominines, à commencer par l’Homme
de Néandertal et l’Homme de Denisova, les deux espèces les plus proches de nous 3. Or, selon
nos deux chercheurs, si l’évolution de Sapiens montre qu’il appartient évidemment au groupe
des Primates et des Hominines – comment d’ailleurs le contester ? –, il n’en est pas pour
autant un primate ou un homme « comme les autres » – comme en témoignent les acquis de
la neurobiologie et de la paléoanthropologie. Nous avons donc souhaité, pour la première fois,
les interroger ensemble sur la spécificité de Sapiens 4.

IGOR KRTOLICA : À l’origine de cet entretien, il y avait d’abord une raison d’ordre
conjoncturel, une sorte d’heureuse coïncidence : au collège de France, vous avez tous les deux
consacré, à peu près à la même période, une série de cours à la singularité – ou à l’unicité –
d’Homo sapiens dans l’évolution. La première question que je voudrais vous poser est de savoir
comment vous était venu simultanément le désir d’étudier cette question à ce moment-là, chacun
depuis votre champ disciplinaire propre.

JEAN-JACQUES HUBLIN : Deux aspects m’ont pour ma part guidé : un aspect


purement scientifique, je dirais, si du moins la science peut être pure, et un aspect
plus philosophique et idéologique. Sur un plan scientifique, on a longtemps vu
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l’évolution humaine comme une sorte de marche plus ou moins triomphale, une
succession de phases – à la fin du xIxème siècle, on parlait plutôt d’époques – où l’on
mettait en parallèle un progrès biologique et un progrès technique, social, cognitif.
Or, cette image de l’évolution humaine, qui figure d’ailleurs encore dans beaucoup
de musées et de livres de vulgarisation, a été totalement mise en pièces à la fin du
xxème siècle, parce qu’on s’est rendu compte que l’évolution humaine ne s’était en
réalité pas du tout déroulée de cette façon. C’était un buisson assez complexe, dont
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il nous manque d’ailleurs énormément de branches. Pour la partie que l’on connaît
le mieux, c’est-à-dire en gros le dernier million d’années, on trouve un
foisonnement de formes. On en est maintenant à au moins cinq ou six. Certaines de
ces formes, qui ont, de mon point de vue, un statut d’espèces distinctes, ont existé
de façon simultanée sur la planète (en général dans des régions différentes, mais
parfois sur le même continent). Or, il y a environ 50 000-40 000 ans, quelque chose
se passe qui fait qu’une seule va survivre. Cette espèce-là – la nôtre – connaît une
expansion géographique telle qu’elle va partout où il y avait les autres, les remplace
– parfois en les absorbant un peu, mais il s’agit essentiellement d’un remplacement –
puis colonise toutes les terres émergées et s’adapte à toutes sortes
d’environnements, dans des endroits où il n’y avait jamais eu d’Hominines avant.
C’est peut-être l’événement le plus important de toute l’évolution humaine et un
sujet qui intéresse évidemment tous les paléoanthropologues. Sur un plan plus
philosophique, d’histoire des idées, ce qui est certain, c’est que les sociétés humaines
semblent s’être généralement perçues comme totalement séparées du reste du
monde vivant. Ainsi dans les sociétés monothéistes complexes, les hommes se
décrivent-ils comme le fruit d’une création à part. Or ce que je trouve intéressant,
c’est que le discours scientifique évolutionniste qui a lui-même sapé la distinction
entre l’humain et le non humain reste toujours imprégné d’une vision quasi biblique.
Dans le fond, on a cherché et on continue à chercher un point singulier dans ce
buisson complexe, qui n’est pourtant pas une évolution linéaire. Toutes sortes de
critères qui permettraient de dire que, à partir de là, ce sont des hommes, mais que,
avant, ce n’en sont pas, ont été proposés. C’est quelque chose qui imprègne
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l’inconscient des paléoanthropologues. Le débat qui a émergé dans les dernières


décennies sur le statut des hommes de Néandertal, en est l’illustration. Ils ont
d’abord été placés de l’autre côté du fossé, puis tirés plus près de nous, au point de
leur faire sauter ce fossé. À une vision simiesque de ces hommes succède désormais
une volonté radicale de les identifier complètement aux hommes actuels. Je pense à
la phrase souvent citée de Paul Rivet, qui était directeur du musée de l’Homme,
affirmant qu’« il n’y a qu’une seule humanité, qui possède une unité à la fois dans
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l’espace et dans le temps ». Dans l’espace, aujourd’hui, c’est évidemment le cas.
Mais dans le temps, je trouve que c’est une proposition extrêmement discutable, qui
renoue avec l’idée d’une séparation totale de l’humain avec le non-humain ou le pré-
humain. On trouve de nombreux exemples de cette tendance. On a ainsi beaucoup
débattu de la notion d’espèce, actuellement en crise. Quand on remonte dans le
temps, on n’a aucune difficulté à utiliser une nomenclature binominale linnéenne
avec des noms de genre et d’espèce latins : « Homo erectus », « Homo habilis », etc.
Mais plus on se rapproche du présent, plus des dénominations comme
« Dénisoviens », « Néandertaliens », « Hommes modernes » se substituent
volontiers aux dénominations linnéennes classiques des espèces. À mon avis, c’est un
effet direct de la tendance que je décris : à savoir qu’une fois qu’on est reconnu
comme « humain », toute idée de différence avec l’homme actuel devient
problématique, et donc gênante.

ALAIN PROCHIANTZ : Mon approche est différente, même s’il y a des


croisements, bien entendu. Le premier laboratoire que j’ai dirigé quand j’étais à
l’École Normale Supérieure s’appelait « Développement et évolution du système
nerveux ». Je me suis toujours intéressé à cette question du lien entre
développement et évolution, étant entendu que des modifications très importantes
du système nerveux sont bien plus explicables si l’on fait des mutations tôt au cours
du développement que si on les fait tardivement, quand l’animal est presque
« terminé ». Plus vous modifiez un gène tôt dans l’histoire de l’individu, plus les
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conséquences seront importantes si l’individu survit à cette mutation. Mon


laboratoire travaille maintenant sur ce qu’on appelle les « périodes critiques »,
périodes post-natales d’apprentissage, donc tardives, mais particulièrement longues
chez Sapiens. Ces périodes de plasticité transitoire permises par la « néoténie
cérébrale » constituent un élément essentiel de l’humanisation – Jean-Jacques y
reviendra sans doute. Initialement, je m’y suis intéressé à travers le modèle le plus
classique, celui de la vision binoculaire et de l’amblyopie. Or, ces périodes critiques
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de plasticité adaptative concernent toutes sortes d’autres fonctions cérébrales, dont
les fonctions cognitives, très développées chez Sapiens. Nous avons constaté, au
cours de travaux très récents, que les mêmes mécanismes qui régulent la plasticité et
l’apprentissage dans le système visuel sont aussi à l’œuvre dans les régions
cognitives, en particulier dans le cortex frontal. Par exemple, on peut gérer l’anxiété
d’une souris, l’accroître ou la diminuer, en agissant sur des mécanismes identiques à
ceux impliqués dans la régulation de la plasticité du système visuel. Cette
convergence s’explique par la conservation de la structure du cortex à travers toute
son étendue : sur le plan anatomique, un cortex préfrontal est localement quasi-
identique à un cortex visuel. Évidemment, les entrées et les sorties ne sont pas les
mêmes, mais les systèmes corticaux qui permettent de comprendre ou de régler les
afférences sensorielles ou les « afférences psychologiques » sont conservées. Lorsque
vous privez un animal de sa vision binoculaire ou le séparez de sa mère pendant une
période critique du développement, les conséquences pathologiques diffèrent,
évidemment, mais leurs mécanismes sont identiques. Cela implique, et c’est très
excitant, que l’amblyopie chez la souris peut être un modèle d’étude de maladies
psychiatriques chez l’homme, ouvrant ainsi la voie à la recherche de nouvelles
stratégies thérapeutiques.
Un autre point important concerne la taille respective des différents
domaines du cortex. Car au cours de l’évolution, non seulement le cortex s’est
agrandi chez les Hominines, mais de nouvelles régions se sont créées et les bords
entre régions se sont déplacés, modifiant leurs tailles respectives. Ces modifications,
aux conséquences physiologiques considérables, résultent de mutations limitées
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dont les effets s’exercent très tôt au cours du développement embryonnaire. C’est
tout l’enjeu de mon cours sur le fameux 1,23% de différence génétique entre
Sapiens et les grands singes (chimpanzés, bonobos), sur lequel on a dit trop de
bêtises. Qu’il y ait 20% de différence génétique, sur la base des mutations
ponctuelles, entre l’homme et la souris, et 1,23% avec le chimpanzé prouve
simplement que sapiens est plus proche du chimpanzé que de la souris. Rien de bien
neuf, il suffit d’ouvrir les yeux ! L’aspect quantitatif du nombre de mutations veut
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dire quelque chose, mais il ne veut pas tout dire. Comme pour la bombe de l’oncle
de Boris vian : l’important, « c’est l’endroit où elle tombe ». vous pouvez faire un
grand nombre de mutations qui n’auront aucun effet, et une mutation, même
ponctuelle, sur un site tellement important que ses effets seront dramatiques. Dire
« 1,23% », c’est une comptabilité notariale (et d’abord, ce n’est pas vrai, parce
qu’en incluant les duplications génétiques et les délétions génétiques, le chiffre
monte quand même à 6%). Si vous prenez un chimpanzé et un Sapiens, ils ont tous
les deux 40 kg de poids sec, mais chez Sapiens la taille du cerveau, c’est 400% de
celle du chimpanzé. Et si vous comptez maintenant le cerveau antérieur, puisque les
bords ont bougé, c’est encore plus. Cette histoire de 1,23% n’a donc pas de sens et
doit être démythifiée. C’est comme de dire qu’on n’utilise que 10% de son cerveau,
ou que 98% de notre génome est constitué d’ADN « poubelle ». Ces lieux communs
produisent au final des effets de non-connaissance, ou d’anti-connaissance, qui sont
graves. Je pense que le rôle d’un professeur au Collège de France est d’essayer de
corriger cela. C’est un peu dans cet esprit que j’ai fait ces deux derniers cours.

I. KRTOLICA : Outre la raison conjoncturelle que j’ai mentionnée, il y a à l’origine de cet


entretien une autre raison, plus théorique. c’est que, dans vos travaux respectifs, l’idée d’une
singularité ou l’unicité de l’espèce humaine au sein du vivant, n’est pas un point de départ,
comme ce peut-être le cas en sciences humaines et sociales ou en philosophie lorsque l’on
présuppose une forme d’exceptionnalité humaine ; c’est plutôt un point d’arrivée, compte tenu
non seulement du fait que vos disciplines relèvent des sciences de la nature, mais aussi et peut-
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être surtout du fait du rôle central qu’y joue la théorie de l’évolution au sens large, sapiens
étant le produit ou le résultat d’une évolution intégralement naturelle. dans la reconstruction
que vous proposez chacun de l’évolution qui a conduit aux Homo Sapiens, vous ne manquez
donc pas de recourir à tout un lexique de la discontinuité, en parlant de
« continuité/rupture », de « tournant », de « saut », de « changement de phase brutal et
irréversible », de « bond décisif », etc. comment entendez-vous alors l’apparition, sur fond
d’une continuité évolutive, d’une certaine discontinuité, ou d’une série de discontinuités
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– celle(s) qui marque(nt) la singularité de sapiens par rapport aux autres espèces animales,
humaines et non humaines ? ces discontinuités qui marquent l’émergence de sapiens ont-elles à
vos yeux un autre statut que les autres discontinuités (mutations, spéciations) qui jalonnent le
fil de l’évolution ? sinon, plutôt que de discontinuité, vous semble-t-il préférable de parler,
comme vous le faites parfois, de « distance » ou de « différence » génétique – bien que, comme
vous venez de le souligner, il ne faille pas confondre différences quantitatives et qualitatives et
que nous ne disposions pas « d’un étalon génétique pour dire quand on a affaire à une ou
plusieurs espèces 5 » ?

J.-J. HUBLIN : Alain l’a très bien expliqué. On ne peut pas juste compter les
mutations pour mesurer le degré de différence ou de ressemblance. C’est plus
compliqué. On peut s’en servir pour créer des arbres de parenté, des choses de ce
genre, mais quand on s’intéresse aux caractéristiques, aux capacités, aux
comportements, etc., c’est une autre histoire. Je suis pour ma part un peu gêné par
la discontinuité. On rejoint le problème que j’évoquais tout à l’heure, sur la
recherche du moment magique, ce moment où Dieu pose son doigt sur nous…
C’est une question récurrente. La question s’est posée avec Sapiens : on a parlé
d’« Ève africaine », de « jardin d’Éden », tout un vocabulaire qui n’est pas neutre.
Mais cela vaut aussi pour d’autres étapes de l’évolution. Et l’on voit après coup,
quand la poussière retombe, qu’on a été un peu trop enthousiastes en voyant une
différence entre l’avant et l’après. Moi, je suis plutôt un partisan de la continuité et
je crois qu’il est un peu vain de vouloir chercher cette discontinuité. Ce qui ne veut
114 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

pas dire qu’il n’y a pas des accélérations, ni que l’unicité soit contradictoire avec la
continuité. J’ai travaillé ces dernières années sur l’évolution d’Homo sapiens, et je me
suis battu avec des collègues à propos de ce qu’il faut mettre sous ce terme. Les plus
vieux Sapiens sont-ils vraiment Sapiens ou non ? C’est intéressant parce qu’il y a une
hésitation constante dans le vocabulaire entre « modernes » et « sapiens ». Je déteste
l’expression « moderne » qui est utilisée par tout le monde, y compris par moi, car
lorsque vous dites modernes, les gens pensent « un homme comme nous », alors que
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ce que l’on appelle des « hommes modernes » dans le jargon paléontologique, si on
remonte au-delà de 100 000 ans, ce sont des hommes qui ne sont modernes ni
anatomiquement ni sur le plan du comportement mais seulement cladistiquement,
car ils sont dans la lignée qui va donner tous les hommes actuels.

A. PROCHIANTZ : Il faudrait, comme en histoire de l’art, différencier le moderne


et le contemporain.

J.-J. HUBLIN : Ceux qui se sont battus pour faire triompher les idées évolutionnistes
ont toujours eu, dans le fond, un petit inconfort avec l’évolution. On aime
l’évolution, mais l’on voudrait parfois s’en débarrasser, parce que l’évolution ne
permet pas la discontinuité franche. Cela étant dit, même si l’homme est
effectivement un primate, un mammifère, qui s’insère dans le flot de l’évolution des
vertébrés, etc., il a toute une série de caractéristiques qui le distinguent
complètement du reste du monde vivant. Le succès reproductif des espèces s’inscrit
dans un processus adaptatif qui leur a permis d’exploiter une niche écologique
particulière dans la nature. Le cachalot est capable de plonger à 1000 mètres de
profondeur pour attraper des calmars. Nous, notre truc, c’est la modification de
notre environnement, ce qu’on appelle une construction de niche. Nous ne nous
sommes pas simplement adaptés à une niche naturelle, nous avons fait ce que
d’autres espèces font, mais à un degré bien plus poussé : nous avons construit notre
propre environnement, à des échelles de plus en plus grandes. Ça a commencé par
PAROLES | 115

l’utilisation d’abris, ou la domestication du feu, qui sont déjà une modification de


l’environnement ; ça s’est terminé en modifiant les paysages et le climat de toute la
planète. Lors de ces modifications de l’environnement, on observe une rétroaction
sur notre évolution biologique, de la même façon que les castors ont des caractères
anatomiques qui leur permettent de vivre dans des eaux et des lacs artificiels qu’eux-
mêmes fabriquent. Nous avons nous aussi beaucoup de caractères biologiques qui
sont le résultat de cette niche artificielle que nous avons construite pour nous, et
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toute l’évolution humaine est une interaction entre la biologie et la culture, comme
je l’ai dit dans ma leçon inaugurale. Pour occuper leur niche particulière, les
cachalots doivent résoudre un ensemble de problèmes anatomiques, respiratoires,
d’oxygénation du sang, d’homéothermie, etc. Chez les Hominines, c’est le cerveau
qui s’est trouvé au premier plan. Nous nous sommes engagés dans la voie de sa
complexification permanente qui est une voie évolutive coûteuse mais aussi
porteuse de tous les changements qui nous ont rendus véritablement humains. Le
cerveau est un organe fragile, coûteux en énergie, que nous avons développé « quoi
qu’il en coûte », parce que c’était ce qui faisait notre succès. Et parmi toutes les
espèces d’Hominines, la nôtre a apparemment fait encore mieux que les autres dans
cette direction-là avec le développement de capacités cognitives absolument
inégalées. La véritable unicité de notre espèce se situe là. Et son succès reproductif a
été éclatant. Certains peuvent le déplorer, mais 95% des mammifères qui vivent sur
Terre sont soit des hommes soit des animaux domestiques, alors qu’il y a dix mille
ans, en termes de biomasse, les hommes ne représentaient presque rien. C’est
quelque chose qui est unique, dans l’histoire des mammifères en tout cas.

A. PROCHIANTZ : Sur la question du temps, il ne faut pas confondre le temps


physique et le temps biologique. On peut calculer le temps biologique en fonction
du nombre de mutations, mêmes neutres, qui s’accumulent dans un génome. Et il
peut y avoir des évolutions biologiques extrêmement rapides sur des temps
physiques relativement courts. Une autre question intéressante dans ce débat sur la
116 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

continuité et la discontinuité, est celle de la bataille épistémologique entre


gradualisme et saltationnisme dans la théorie de l’évolution. Darwin s’intéressait à
the survival of the fittest (la survie du plus apte), mais il n’en connaissait pas le
mécanisme génétique. Pour lui, qui était gradualiste, l’évolution était une
accumulation de petites modifications. Il disait « natura non facit saltum » (« la nature
ne fait pas de saut »). Cette idée est longtemps restée dominante chez les
évolutionnistes, notamment en raison de la grande synthèse évolutionniste proposée
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par l’école d’Ernst Mayr, non sans rapport avec la force des modélisations
mathématiques en génétique des populations. Quand Richard Goldschmidt a lancé
sa théorie du « hopeful monster » (« le monstre prometteur »), et a relancé l’idée du
saltationnisme, proposant l’idée de sauts évolutifs rapides – par exemple si la
mutation intervient sur un gène de développement –, il s’est attiré les foudres des
gradualistes, dont Mayr. Depuis seulement 30 ou 35 ans, notamment grâce aux
travaux de Stephen Jay Gould et Niels Eldredge, on s’est rendu compte que les
discontinuités d’espèces entre couches géologiques pouvaient être une réalité,
qu’elles ne résultaient pas seulement de la disparition de couches intermédiaires.
Ces discontinuités dans l’évolution n’impliquent pas d’autres mécanismes évolutifs
que ceux de mutation-sélection, mais reflètent l’existence de mutations aux effets
plus ou moins forts. La question que vous posez se réfère donc aussi à cette histoire
des sciences. Au sein de l’évolutionnisme, une vraie bataille scientifique a opposé
ceux qui refusaient l’idée d’une accélération possible dans l’évolution des espèces et
ceux qui pensaient qu’il peut y avoir de temps en temps une ou plusieurs mutations
qui produisent un monstre prometteur. Le plus souvent, ces mutations sont
catastrophiques, mais parfois un ensemble de mutations, dans une niche très
particulière, va favoriser l’émergence de la « bête du futur », si j’ose dire. Ces
mutations touchent les régions codantes, mais aussi les régions régulatrices. Parmi
elles, certaines permettent des modifications épigénétiques, par exemple en
provoquant des méthylations différentielles de certaines régions du génome.
Quelques mutations suffisent alors pour modifier l’expression des gènes en amont et
en aval de ces régions. Ainsi des collègues de Jean-Jacques à Leipzig, du groupe de
PAROLES | 117

Zvante Pääbo, ont-ils rapporté que, du point de vue de leur méthylation, certaines
régions du génome de Néandertal étaient plus proches de celles d’un chimpanzé que
de celles d’un Sapiens, même si ces deux Hominines, très proches
chronologiquement (moins de 400 000 ans), se sont séparés des chimpanzés il a
7 millions d’années. Il faut essayer de penser ensemble ces questions de temps, de
continuité et de rupture.
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J.-J. HUBLIN : Pour continuer dans la même veine, puisqu’on parle du temps, il y a
aussi une question d’échelle : quand une évolution est-elle « rapide » ? L’évolution
des Hominines s’étend sur 7-8 millions d’années. Or je parlais tout à l’heure des
changements intervenus chez Sapiens entre 150 000 ans, à la fin du Middle stone age
en Afrique, et 40 000 ans, quand des gens viennent peindre les lions de la grotte
Chauvet en France ou, au Sulawesi, des cochons poursuivis par des hommes à tête
d’oiseau. C’est un changement énorme, une sorte d’explosion qui fait que notre
espèce va se répandre partout. Or 100 000 ans, au regard de 7 millions d’années,
c’est presque comme un instantané. Si l’on parlait d’un changement qui se serait
passé il y a 4 millions d’années mais aurait duré 100 000 ans, on n’aurait pas – en
dépit des méthodes de datation actuelles – une résolution chronologique assez fine
pour le saisir. On penserait probablement à un accident majeur et presque
instantané.

A. PROCHIANTZ : Pour des raisons diverses, le taux de mutation par unité de


temps peut s’accélérer brutalement dans certaines lignées. Ainsi la région codante de
FOxP2, un gène qui a eu son heure de gloire, a clairement connu une évolution plus
rapide chez les Hominines, chez Sapiens que chez le chimpanzé. Ce n’est pas décidé
par un dieu quelconque, c’est l’histoire d’une évolution sans fin ni finalité. Dans
cette affaire, Sapiens a ainsi acquis des propriétés langagières, un peu particulières
par rapport aux autres Hominines, qui, en conjonction avec d’autres changements,
ont été avantageuses sur le plan cognitif. Jusqu’à maintenant du moins, puisque
118 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

notre hypertrophie cognitive pourrait constituer un cas d’hypertélie, ou d’évolution


d’un trait qui, de favorable, deviendrait défavorable si poussé à l’extrême, et
conduire notre espèce à sa perte, avec pour perspective un monde sans humains.
Mais pour l’instant, en dépit du coût énergétique d’un cerveau, qui consomme 20%
d’énergie quotidienne pour un organe qui pèse 2% du poids du corps, sapiens reste
un succès évolutif extraordinaire. Nous occupons 70% de la surface du globe et nous
avons envoyé deux humains sur la Lune. Aucun autre animal ne l’a fait ni n’est en
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mesure de le faire.

I. KRTOLICA : vous accordez tous deux dans vos travaux une importance décisive à
l’accroissement du cerveau, c’est-à-dire à l’encéphalisation dans l’histoire de la lignée
humaine, depuis que les Hominines ont divergé des panines (chimpanzés, bonobos), il y a
environ 7 millions d’années. Or, vous soulignez la corrélation entre l’encéphalisation et
d’autres aspects : anatomique, avec la bipédie, la libération de la main et la transformation du
crâne ; métabolique, avec la modification du régime alimentaire rendue nécessaire par un
cerveau humain très gourmand en énergie ; génétique et développemental, avec la néoténie et
l’apprentissage social comme l’externalisation technique qui en découlent, etc. compte tenu de
la corrélation de ces différents phénomènes, pourquoi privilégier l’analyse de l’évolution du
cerveau ? seriez-vous d’accord pour dire, comme le philosophe raymond ruyer, que ce privilège
tient à ce que l’évolution humaine manifeste une « inversion du rôle du cerveau », au sens où le
cerveau n’est plus au service de l’organisme comme c’est le cas chez tous les autres animaux
cérébrés, car c’est désormais l’organisme qui se met au service du cerveau 6 ?

J.-J. HUBLIN : Je reviens sur cette notion que l’évolution humaine, est une
construction de niche. On ne sort pas de nulle part. Nous appartenions déjà à un
groupe de primates sociaux, qui avaient tendance à être plutôt malins, avec un gros
cerveau, peu de petits et un développement assez lent. Mais disons que nous avons
tiré ce fil-là hors de la pelote, à un point absolument extravagant. Et dans le fond,
nous nous sommes progressivement « enfermés » dans cette voie évolutive. Je ne
PAROLES | 119

m’intéresse pas seulement pour ma part à l’évolution du cerveau, mais il est clair que,
comme le succès adaptatif de l’homme est essentiellement lié à une externalisation de
différentes fonctions dans une sphère technique puis sociale, il suppose un cerveau
compliqué et performant. Si bien que, une fois parti dans cette direction-là, aucun
retour en arrière n’est possible. En réalité, on sait qu’il y en a eu : on connaît un
exemple de réduction et un cas de stagnation de la taille du cerveau chez les
Hominines. Ces phénomènes rares ont eu lieu parce que le cerveau a un coût
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énergétique élevé, qu’on ne peut pas ne pas assumer sans revenir en arrière ou
disparaître. Ce moteur très coûteux a entraîné de nombreux changements évolutifs.
vous avez parlé de l’alimentation, on peut aussi parler de la locomotion. Quand vous
êtes bipède, vous consommez moins d’énergie que quand vous êtes quadrupède. Lucy
consomme moins d’énergie qu’un singe du même poids qui marche à quatre pattes.
Et à poids égal, nous consommons encore moins d’énergie pour la locomotion que
Lucy. Il y a donc une tendance à grignoter sur différents systèmes afin de récupérer de
l’énergie pour le cerveau. Ce qui est aussi absolument étonnant dans tout ce
processus, c’est que vont avoir lieu certains ajustements biologiques ou
comportementaux – parfois, la frontière est un peu difficile à tracer –, dont les
conséquences secondaires sont bénéfiques à notre complexité comportementale et
qui, du coup, vont être soumis eux aussi à une pression de sélection positive. En
particulier, un des problèmes posés par un gros cerveau, c’est son développement
initial : comment mettre au monde des enfants avec un cerveau trop gourmand en
énergie pour la mère qui les porte ? En les mettant au monde avec un cerveau encore
relativement petit en proportion de sa taille adulte finale et en étendant son
développement sur de nombreuses années. Du même coup, se trouve résolu un
problème anatomique. Un bipède ne peut pas voir son bassin s’élargir indéfiniment.
Une étude récente sur le sujet montre que les contraintes sur le bassin et le canal
obstétrical ne sont pas tant liées au déplacement bipède qu’à la nécessité de résister à
la gravité pour contenir le fœtus, mais aussi tous les organes abdominaux ! Une
conséquence majeure de ces ajustements est que le cerveau se développe en grande
partie après la naissance et en interaction avec le monde extérieur, avec toutes les
120 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

conséquences neuro-développementales qui en découlent, toute la plasticité dont


Alain a parlé, et qui contribue à la complexité de nos capacités. Le langage est quelque
chose que l’on acquiert alors que notre cerveau est en plein développement. Ce
développement retardé et extra-utérin répond surtout au départ à un défi
énergétique et anatomique, mais il va ensuite être soumis à une sélection positive car
il contribue à l’accroissement de nos capacités cognitives. Autre exemple tout à fait
remarquable : le sevrage. Les humains ont une croissance qui est très longue, mais
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curieusement leur sevrage est plus précoce que chez les autres grands primates. Chez
un orang-outan, celui-ci peut intervenir à cinq ou six ans, alors que chez les humains
il a lieu bien avant. Pourquoi ? Justement parce que le cerveau coûte tellement cher à
développer que les mères sont, si l’on peut dire, pressées de partager ce fardeau
énergétique avec des adultes de leur groupe. Les enfants, lorsqu’ils sont encore
totalement dépendants, ne survivent que grâce aux contributions d’autres adultes que
leur mère. Au-delà de l’allaitement, et, grâce à un sevrage précoce, c’est tout le
groupe qui peut contribuer à leur développement. Le petit enfant apprend ainsi très
vite à interagir avec d’autres adultes pour conserver leur attention, et aussi avec
d’autres enfants. Notre pro-socialité tient en grande partie à cela. On pourrait se dire
que la complexité sociale existe parce que nous avons un gros cerveau. Mais en fait,
c’est plutôt que, pour avoir un gros cerveau, il faut de la complexité sociale, sans quoi
on n’arrive pas à payer le prix nécessaire au développement de cet organe. C’est cette
interaction permanente que l’on voit à l’œuvre tout au long de l’évolution humaine.

A. PROCHIANTZ : votre question montre bien l’influence persistante de


Leroi-Gourhan. C’est notre faiblesse physique à la naissance qui nous oblige, pour
protéger et éduquer les petits sur plusieurs années, à une forte organisation sociale
et culturelle. Sapiens est un animal dont le cerveau, à partir d’un potentiel génétique
dicté par l’évolution, se développe considérablement après la naissance, en
interaction avec le monde. Cette construction prolongée jusque très tard – au moins
jusqu’à la fin de l’adolescence – est le fruit de stratégies génétiques de
développement qui font la place à une grande liberté épigénétique au sens large,
PAROLES | 121

c’est-à-dire à une grande capacité d’adaptation post-natale, au cours des périodes


critiques et même au-delà, puisqu’une certaine plasticité est présente dans le
système nerveux adulte. Sapiens, de ce fait, a inventé des règles pour vivre ensemble
et, surtout, des techniques et des outils. Nous sommes des animaux techniques.
C’est vrai qu’il y a de la culture chez les animaux. On voit des espèces de corbeaux
capables de prendre une brindille pour aller chercher une larve dans une souche.
Des groupes de chimpanzés de la même espèce ont, dans certains endroits, des
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pratiques qu’ils n’ont pas ailleurs. On aurait tort de dire que ce n’est pas de la
culture, mais pour autant ce n’est pas la même chose que chez Sapiens. Et cela pour
la raison extraordinairement simple que, du fait de cette période post-natale
d’apprentissage, l’enfant se développe dans un milieu qui est différent du milieu où
se développait l’enfant de la génération précédente. vous avez donc un effet cliquet,
irréversible et cumulatif. Et l’invention de l’écriture, a encore accentué ce caractère
cumulatif, puisqu’on a pu laisser des traces à la génération suivante en échappant à la
seule tradition orale. Mieux : aujourd’hui si le vélo prolonge mes jambes, le cerveau
a créé l’ordinateur qui le prolonge lui-même. Tout ceci est lié à un système nerveux
exceptionnel. Évidemment, en tant que neurobiologiste, je m’intéresse d’abord au
développement du cerveau, mais, bien entendu, je ne le sépare pas de celui du corps,
comme Jean-Jacques l’a si bien dit. C’est parce qu’il y a une sorte de débilité du
corps humain et un développement tardif que le cerveau est devenu ce qu’il est,
qu’il a inventé ces fonctions, mais les fonctions qu’il a inventées ont renforcé
l’importance du cerveau dans l’adaptation et la survie de l’espèce. Cela dit, l’espèce
n’est pas vieille, actuellement, on lui donne 300 000 ans, grâce à Jean-Jacques, ce
n’est rien par rapport à l’histoire du vivant et la suite est à inventer.

J.-J. HUBLIN : voilà ce qui est formidable : les individus naissent avec l’héritage
technique de l’humanité qui a précédé, tout le monde n’a pas à réinventer la roue, la
machine à vapeur, etc. Cela a été inventé, et vous pouvez passer à autre chose. Ce
trait humain s’est considérablement accentué au cours de notre évolution récente…
122 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

A. PROCHIANTZ : Et qui s’accélère d’une façon incroyable ! Au début du xIxème


siècle, un enfant qui naissait dans son village, allait voir le monde uniquement s’il
avait la « chance » d’aller à la guerre, enrôlé dans les armées, napoléoniennes pour
notre pays. Peut-être qu’il allait y rester, mais au moins, il voyait quelque chose.
Aujourd’hui, avec Internet, un enfant a très vite la capacité d’avoir une connaissance
qui, même avec ses défauts, dépasse la structure villageoise, le fait voyager dans le
temps et dans l’espace. Il y a donc une extension très forte du milieu. C’était vrai
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tout au long de l’histoire de l’humanité, mais dans les 100 ou 200 dernières années,
cela a pris des proportions vertigineuses.

J.-J. HUBLIN : C’est quelque chose qu’on peut reprocher à l’étude des cultures
anciennes, paléolithiques. Faute de mieux, on met beaucoup l’accent sur l’aspect
technique des choses, parce que c’est évidemment ce qui nous est le plus accessible :
notamment la technologie des outils de pierre taillée. Mais il ne faut pas sous-
estimer l’importance de cette société de partage que je décrivais tout à l’heure à
propos du sevrage : la survie et le développement des individus sont totalement
dépendants de l’efficacité d’un réseau social, qui est au début un réseau familial, puis
qui va s’élargissant. Ce que notre espèce fait, et que probablement les espèces
précédentes ou provisoirement contemporaines (comme Néandertal) ont fait
beaucoup moins bien, ce qui donc pourrait là aussi nous rendre unique, c’est
justement la construction de réseaux étendus. Déjà au cours du Paléolithique
supérieur, on observe des circulations d’objets à une échelle continentale. On
commence ainsi à dessiner les contours d’anciennes entités ethnolinguistiques. Au
cours de l’histoire récente de l’humanité, ces réseaux se sont évidemment
développés sans commune mesure jusqu’à devenir planétaires. Personne n’est
capable de construire seul un smartphone, mais on arrive à en produire parce qu’il y
a un ou des réseaux humains qui relient tous les éléments qui le composent. Le
réseau social qui s’ajoute à la technologie est absolument déterminant. Quand on
parle des sociétés paléolithiques, on sous-estime probablement ce phénomène parce
PAROLES | 123

qu’on a beaucoup de mal à le mesurer dans des groupes éteints. Et nous sommes
capables de construire des réseaux qui ne sont pas seulement des réseaux de
collaboration, mais aussi des réseaux qui assurent la cohésion de groupe. Ils se
fondent sur le partage de croyances, de langues, qui sont dans le fond une espèce
d’assurance pour ceux qui sont membres du réseau.

I. KRTOLICA : accorderiez-vous donc, dans cette évolution, un rôle décisif à ce qu’on a


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appelé la « révolution mentale », « cognitive », « symbolique », « linguistique », etc., davantage
qu’à la transformation des industries lithiques, qui ont servi depuis Lubbock à périodiser la
préhistoire humaine ?

J.-J. HUBLIN : Même si comme la plupart de mes collègues, je goûte peu l’idée
d’une transition brusque, d’une révolution culturelle qui aurait tout changé, il faut
bien reconnaître qu’en 100 000 ans, l’accélération fut telle en Afrique qu’on est tout
de même rapidement passé d’un monde à un autre. Et je pense que cette
accélération n’intervient pas tant dans la sphère technique que dans la sphère sociale.
C’est à dessein que j’évoquais le partage de croyances. On assiste justement à la
multiplication d’objets non utilitaires, qui servent à marquer le statut social des
individus, à procéder à des échanges, à représenter des choses. Quand arrive un peu
plus tard l’art rupestre du paléolithique supérieur, on voit bien qu’il est l’expression
de croyances complexes qui nous restent inconnues, une mythologie, un récit des
origines qui assurait probablement la cohésion de ces groupes et n’a probablement
pas d’équivalent chez les Hominines plus anciens. L’histoire de notre espèce n’est
probablement pas celle d’une mutation unique et instantanée mais d’une
accélération dans la direction de la complexité pendant plus de
100 000 ans.

A. PROCHIANTZ : Oui, mais le cerveau d’un Sapiens moderne d’il y a 40 000 ans
ne doit pas être très différent du cerveau d’un Sapiens contemporain…
124 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

J.-J. HUBLIN : Justement, il y a deux ans, nous avons fait une étude
morphométrique pour voir ce qui se passe avec le cerveau des Hominines au cours
du dernier million d’années. Chez Homo erectus, les Néandertaliens, et très
certainement les Denisoviens, des cerveaux de plus en plus gros apparaissent. Tous
ces groupes marchent vers la complexité. Or, ce qui est remarquable dans notre
espèce, c’est qu’il y a environ 300 000 ans, lorsqu’on est arrivé à peu près à la
taille du cerveau actuel, du point de vue de la forme, de l’organisation, nous
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partons dans une nouvelle direction, qui n’est plus celle de la simple augmentation
mais celle de la réorganisation. On voit des parties de l’encéphale, comme le
cervelet, se développer énormément. On peut faire des groupes chronologiques
au sein de notre espèce, et pour chaque groupe chronologique faire des nuages de
distribution – nuages qui se déplacent, se superposent, se chevauchent les uns aux
autres, jusqu’à l’actuel. Comme le dit Alain, si on prend un homme d’il y a 40 000
ans, on a toutes les chances pour qu’il tombe dans la distribution des cerveaux
actuels. Mais on voit aussi que l’évolution ne s’est jamais arrêtée.

A. PROCHIANTZ : C’est qu’au cours des derniers 40 000 ans, il y a quand même
eu des changements majeurs sur le plan de l’espèce humaine, de son organisation,
de sa culture. En particulier avec l’invention de la science moderne qui est
relativement récente avec ses quelques 600 ans d’existence européenne. Les
conséquences en sont pourtant immenses, comparables à l’invention de l’écriture.
Le calcul mathématique, comme l’écriture, ont permis de comprendre le réel, de
le manipuler, pour ainsi dire par la seule force de la pensée, sans avoir à soulever
des montagnes. Sans changer de cerveau, l’invention de la physique moderne,
Copernic, Kepler, Galilée… a ainsi produit en 600 ans une accélération culturelle
éblouissante, en Europe puis dans le reste du monde. Prenons conscience qu’en
1900, on construisait des avions qui montaient à 1 mètre du sol et atterrissaient au
bout de 30 mètres et que 60 ans plus tard, deux hommes ont marché sur la Lune.
Tels sont les effets stupéfiants d’accélération culturelle et technique liés au
langage, à l’écriture, à notre capacité de calcul, et surtout à cet incrément
PAROLES | 125

générationnel qui fait que, d’une certaine façon, nous sommes tous les singes de la
génération suivante.

J.-J. HUBLIN : Il y a 40 000 ans, on ne sait pas trop si c’est vraiment le même
cerveau. On parle de grosse anatomie, mais on ne sait pas ce qui se passe à l’intérieur
du cerveau, au niveau de la connectivité. On ne dispose pas d’un cortex d’Hominine
qui vivait il y a 100 000 ou 300 000 ans, et on ne l’aura jamais. Mais l’impression que
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l’on a, c’est qu’il y a eu d’abord une tendance générale à l’augmentation de la taille
du cerveau, mais qu’à partir de 300 000 ans, l’évolution prend une autre direction :
on arrête les frais avec l’augmentation de taille, probablement en raison du coût
énergétique, et on réorganise le cerveau. Il y a même, sur les quelques derniers
millénaires, une nouvelle tendance à la réduction de taille du cerveau ! D’où
l’importance sans doute de l’évolution de sa connectivité…

A. PROCHIANTZ : L’augmentation de la connectivité cérébrale, notamment


locale, a été quelque chose d’extraordinaire chez les humains. Mais de quand date-t-
elle ? On ne le saura peut-être jamais, sauf si des technologies nouvelles, comme la
culture d’organoïdes cérébraux « néandertaliens » ouvre de nouvelles pistes. Le
point essentiel, je me répète, semble être le prolongement des périodes
d’apprentissage jusqu’à l’adolescence, puisque notre cerveau, pour certaines
régions, notamment cognitives, apprend intensément jusque vers 20 ou 25 ans, et
continue d’apprendre à l’âge adulte, sauf accident. Cette modification prolongée de
la connectivité et cette capacité d’apprendre sont responsables de ce coût
métabolique dont parlait Jean-Jacques. Coût métabolique qui est aussi un coût sur le
plan des pathologies. Produire de l’énergie se paye en radicaux libres et en oxydation
de molécules biologiques : lipides, protéines, acides nucléiques avec les lésions
moléculaires qui en découlent et qui se réparent de plus en plus mal avec le
vieillissement. Nombre de maladies neurologiques qui apparaissent avec l’âge
comme les dégénérescences sont probablement des maladies du métabolisme d’un
cerveau « trop gros ». Le chimpanzé ou les autres animaux connaissent très peu de
126 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

maladies de ce genre qui sont une marque de l’humain. Enfin, n’oublions pas le
paramètre de la co-évolution. Par exemple, avec l’intérêt actuel pour le microbiote,
on ne regarde plus uniquement le génome humain, on regarde l’hologénome, qui
comprend aussi le génome des milliards de bactéries qui habitent nos muqueuses et
participent à la physiologie humaine. Ces co-évolutions sont partie prenante de
l’évolution humaine elle-même. On découvre aujourd’hui qu’un certain nombre de
maladies psychiatriques sont peut-être liées à des déséquilibres du microbiote, qui
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agit donc sur les fonctions cérébrales « nobles » de Sapiens. Cette co-évolution, qui
fait intervenir des microbes dans notre physiologie, introduit un niveau supérieur de
complexité dans les travaux de recherche. Il faut admettre, quand on parle de
l’évolution de Sapiens qu’il ne s’agit pas de l’évolution d’une lignée humaine pure
mais d’une coévolution symbiotique dans laquelle les microbes, bactéries et virus
ont toute leur place. Les macrobiotes humains et non-humains diffèrent, mais ils
différent aussi selon la géographie et la nutrition. Cette co-évolution, constitue une
vexation supplémentaire pour Sapiens, un peu identique aux vexations galiléenne et
darwinienne. La terre tourne autour du soleil, les singes sont nos cousins et les
bactéries influencent nos facultés cognitives !

J.-J. HUBLIN : On a beaucoup parlé d’externalisation au cours de l’évolution


humaine : nous avons externalisé la mastication, la digestion, la locomotion vers des
outils, des armes, des machines ; notre mémoire aussi s’est transférée vers l’écriture
et aujourd’hui vers les supports digitaux. Tout ce processus est à la frontière du
culturel et du biologique. Mais il existe à présent aussi une forme d’internalisation :
dans la rue une bonne proportion de personnes de plus de 70 ans que nous croisons
se promènent avec une prothèse de hanche. Il s’agit en l’occurrence de prothèses
métalliques, mais on peut facilement imaginer bien d’autres bricolages futurs sur le
corps humain, à la limite du technologique et du biologique. Dans le fond, une des
voies actuelles d’évolution de la médecine, c’est une forme de ré-internalisation de
la technologie dans le corps. Alors que, pendant 2 millions d’années, les hommes ont
PAROLES | 127

externalisé tout un tas de fonctions biologiques, ils internalisent aujourd’hui la


technologie dans le corps lui-même

A. PROCHIANTZ : Il peut même s’agir de cellules dérivées de la transformation de


cellules adultes banales en d’autres cellules. On peut ainsi prélever des fibroblastes,
en grattant une muqueuse, et les transformer en neurones à réimplanter. Cette
médecine régénérative pourrait prolonger la vie humaine et je pense avec optimisme
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que les générations suivantes pourront bénéficier de ces thérapies régénératives, y
compris cérébrales, qui se mettent aujourd’hui en place.

J.-J. HUBLIN : D’ailleurs, lorsque l’on étudie au sein du génome humain ce qui a été
soumis à une sélection positive au cours de l’évolution, on observe des choses
étonnantes. Dans la liste des parties du génome qui ont été positivement
sélectionnées on trouve de façon surprenante des gènes qui semblent favoriser des
maladies neuro-dégénératives. Comment cela est-il possible ? Probablement parce
qu’ils procurent aussi un avantage quelconque au début du développement, par
exemple en favorisant la connectivité cérébrale. Lorsque les hommes mourraient
jeunes, ils étaient certes avantageux du point de vue de la sélection naturelle, même
si aujourd’hui nous en payons le prix parce que nous vivons beaucoup plus
longtemps.

A. PROCHIANTZ : Et l’inverse est aussi vrai : des gènes qui sont négatifs sur les
jeunes mais qui favorisent la longévité. Or, comme l’espèce sapiens est sociale, il faut
des vieux, même après la période de reproduction, pour s’occuper de tout le
monde. C’est donc globalement positif.

I. KRTOLICA : La théorie de l’évolution recourt souvent à l’idée de succès ou d’échec évolutif.


L’éthologue Pierre Jouventin a récemment publié un livre intitulé L’homme, cet animal raté
(Paris, Libre & solidaire, 2019), où il défend l’idée que l’homme est un animal raté parce qu’il
est devenu inadapté aux conditions socio-écologiques d’existence qu’il a pourtant lui-même
128 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

contribué à créer. de même, le paléoanthropologue Pascal Picq a proposé le concept de « mal-


évolution » dans son ouvrage Sapiens face à Sapiens (Paris, Flammarion, 2019), pour
désigner cette désadaptation récente de sapiens à ses conditions de vie. Les deux insistent
d’ailleurs sur l’importance du Néolithique à cet égard. Mais on sait que l’évolution de la vie sur
Terre a connu quelques catastrophes (déjà cinq extinctions de masse de la biodiversité, en
attendant la sixième), qu’il y a eu également de très nombreux culs-de-sac évolutifs et que de
nombreux succès n’ont tenu qu’à un fil, c’est-à-dire à une extraordinaire série de contingences.
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Par conséquent, si l’on part du double principe que toutes les espèces changent nécessairement
au fil de la dérive phylogénétique et qu’elles sont en outre toutes vouées à disparaître, sinon à
court ou moyen terme, du moins à long terme, jusqu’à la disparition programmée de toute vie
sur Terre, à quoi pourrait bien se mesurer un succès évolutif dans le monde vivant ? Le succès
reproductif est-il un critère suffisant ? Ou est-ce la distinction même entre succès et échec du
point de vue évolutionnaire qui vous paraît contestable ?

J.-J. HUBLIN : D’abord, il faut dire une chose importante, c’est que l’évolution est
une grande histoire de disparitions. Quand on regarde ce qui se passe pour les
Hominines par exemple, on a identifié environ une trentaine d’espèces. Si la validité
de certaines d’entre elles reste discutable, une chose est certaine, toutes ont disparu à
un moment ou à un autre, ou ont été absorbées par celles d’à côté, qui étaient mieux
adaptées. Alors une fois dit que l’extinction est un phénomène important et massif,
peut-on qualifier d’échec évolutif une espèce ayant existé pendant plusieurs millions
d’années et désormais éteinte ? Deux éléments centraux doivent être rappelés. D’une
façon générale, sans le sexe et la mort, l’évolution des organismes vivants aurait été
beaucoup plus lente. Ensuite, au niveau des espèces, c’est bien parce que certaines
disparaissent que d’autres peuvent prendre leur place en occupant la même niche
écologique. Si l’on envisage maintenant l’espèce humaine, pour l’instant, nous ne
donnons pas l’impression d’être au bord de la disparition. La vie animale sur terre est
encore largement représentée par des arthropodes, des vers ou même des poissons,
bien plus importants en termes de biomasse que les hommes. En revanche, si on ne
PAROLES | 129

considère que les mammifères, alors là, c’est assez vertigineux, puisque les hommes à
eux-seuls représentent 8,6 fois la biomasse de tous les mammifères sauvages. Difficile
de ce point de vue-là de ne pas parler de succès. Ce qui est quand même très
particulier avec les hommes, c’est que, à cause de leur complexité cognitive, ils ont
conscience de cette problématique de la disparition. Ils sont conscients de leur impact
sur l’environnement et sont capables d’en discuter et même de prendre des décisions
pour infléchir leur façon de modifier leur environnement dans un sens qui leur soit
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bénéfique. C’est quand même une grande nouveauté, parce que pour l’instant, toutes
les espèces qui ont existé sur Terre depuis des centaines de millions d’années, ont fait
ce qu’elles ont pu, et puis ont disparu sans se poser la question de savoir si elles étaient
en train de disparaître. Je pense qu’on ne peut pas éluder ce point-là, qui est
absolument critique. Nous envoyons des fusées dans l’espace pour comprendre
comment détourner des astéroïdes et, quelques générations après la découverte des
effets de l’activité humaine sur le climat de la planète, nous en sommes déjà en train
d’essayer de prendre des mesures pour corriger cela. Ayant une formation de
géologue, j’ai l’habitude de parler en millions d’années. Donc l’idée qu’on essaie
d’influer sur le climat dans le bon sens, si je peux dire, en deux ou trois générations
me paraît tout à fait remarquable.

A. PROCHIANTZ : L’homme est une espèce extraordinaire et Sapiens semble bien


le seul animal à avoir la conscience de sa possible et même inéluctable, disparition,
comme individu et comme espèce. C’est cette angoisse existentielle mais créative,
fruit du cerveau humain, qui est à l’origine de la culture. Et si le succès d’une espèce
ne se mesure pas à sa seule longévité, mais aussi et surtout à sa capacité de produire
des artefacts scientifiques, esthétiques, littéraires..., alors Sapiens est bien le roi des
animaux. Notre-Dame de Paris, la critique de la raison pure, sainte-Thérèse du Bernin
ou la fusée Apollo, ce n’est tout de même pas la brindille à termite des chimpanzés.
Il y a donc une différence, on la doit à notre cerveau, même si le tragique existentiel
est le prix que nous devons payer.
130 | JEAN-JACQUES HUBLIN & ALAIN PROCHIANTZ

J.-J. HUBLIN : On en revient au cerveau, et aux capacités cognitives qui donnent à


l’homme la conscience au sens large, c’est à dire la conscience du passé et du futur,
la conscience de son rôle sur la planète, la conscience de la fin, de sa fin à lui, etc. On
parle depuis tout à l’heure de l’unicité : elle est là.

I. KRTOLICA : et paradoxalement, ce qui est unique, n’est-ce pas la conscience qu’il a de sa


dépendance à tous ces phénomènes avec lesquels il a co-évolué ?
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 18/03/2024 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 80.215.210.181)

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A. PROCHIANTZ : Oui, et je suis assez confiant dans les capacités techniques de
Sapiens. Comme le disait Jean-Jacques, on a assisté à la prise de conscience du
réchauffement de la planète. Des collègues commencent ainsi à mettre en place des
solutions techniques de stockage du carbone, ou même de réflexion pour empêcher
le soleil de chauffer la terre. C’est quand même fabuleux. L’imagination, c’est ça
aussi. C’est cette imagination proprement humaine qui est à l’œuvre chez les poètes
comme chez les scientifiques. Sapiens est un animal technique, qui a survécu depuis
le début grâce à la technique, justement nécessaire pour pallier à sa débilité
physique. Il suffit de voir la vitesse à laquelle nous avons produit des vaccins pour
lutter contre l’épidémie de Covid, même s’il se peut que nous en soyons en partie
responsables par la levée des séparations naturelles entre espèces.

J.-J. HUBLIN : J’en reviens à cette construction de niche et ce contrôle de


l’environnement qui a atteint aujourd’hui une échelle planétaire. C’est la clé du
succès adaptatif de notre espèce. Et je vois mal comment elle pourrait sortir de cette
voie-là. Les solutions aux problèmes que l’humanité rencontre se trouveront
nécessairement dans cette direction.

A. PROCHIANTZ : Jusqu’au moment où nous ne pourrons peut-être plus les


résoudre. Peut-être que nous serons finalement victimes de notre cortex, par
hypertélie. Mais c’est une fin qui a une certaine dignité.
PAROLES | 131

NOTES

1. J.-J. Hublin, C. Cohen, Jacques Boucher de Perthes. Les origines romantiques de la préhistoire (1989), Paris, Belin-Humensis,
2017 ; A. Prochiantz, Claude Bernard. La révolution physiologique, Paris, PUF, 1990.
2. Cf. leurs deux leçons inaugurales : A. Prochiantz, Géométries du vivant, Paris, Collège de France / Fayard, 2007 ;
J.-J.Hublin, Biologie de la culture. Paléoanthropologie du genre Homo, Paris, Collège de France / Fayard, 2014. Paraîtra
prochainement la seconde leçon inaugurale de Jean-Jacques Hublin, à l’occasion de sa titularisation à la chaire de
Paléoanthropologie : J.-J. Hublin, Homo sapiens, une espèce invasive, Collège de France / Fayard, 2022.
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3. Les résumés de ces cours sont consultables sur le site internet du Collège de France. Pour une synthèse de ces
travaux, on lira J.-J. Hublin (avec B. Seytre), Quand d’autres hommes peuplaient la Terre. Nouveaux regards sur nos origines,
Paris, Flammarion, 2008, rééd. 2011 (ouvrage antérieur aux cours au Collège de France) et A. Prochiantz, Singe toi-
même, Paris, Odile Jacob, 2019 (ouvrage qui reprend une partie de ses derniers cours au Collège de France).
4. Je souhaite remercier Hélène Roche, Jérôme Rosanvallon et Mathilde Lequin qui ont rendu cet entretien possible
et ont aidé à sa préparation.
5. J.-J. Hublin, « Les lignées humaines à la lumière de la paléogénétique », in S. Thiébault et al., L’Archéologie au
laboratoire, Paris, La Découverte, 2013, p. 35.
6. R. Ruyer, L’Homme, l’animal, la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964, chap. II.

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