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« Y A-T-IL UNE “MÉTAPHYSIQUE” DE DELEUZE ET GUATTARI ET EST-

ELLE AUTONOME PAR RAPPORT À CELLE DE DELEUZE ? »

Discussion collective entre Manola Antonioli, Vincent Jacques, Igor Krtolica, Jérôme
Rosanvallon

Collège international de Philosophie | « Rue Descartes »

2021/1 N° 99 | pages 10 à 26
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.099.0010
Article disponible en ligne à l'adresse :
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10 | M. ANTONIOLI, V. JACQUES, I. KRTOLICA & J. ROSANVALLON

« Y a-t-il une “métaphysique” de


Deleuze et Guattari
et est-elle autonome par rapport
à celle de Deleuze ? » 

Discussion collective entre


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Manola Antonioli, Vincent Jacques,
Igor Krtolica & Jérôme Rosanvallon

VInCEnt JACQUES : Nous avons souhaité organiser ce dialogue à plusieurs pour interroger en
guise de préambule au dossier les deux présupposés fondamentaux sur lesquels il repose et
que je propose de résumer avec ces deux séries de questions :
1/ Y-a-t-il une métaphysique deleuzo-guattarienne et, si oui, que faut-il entendre par ce
terme ? Peut-on d’autre part ou corrélativement parler d’ontologie à leur égard ? Quel serait
par ailleurs le terme ou qualificatif le plus adéquat pour désigner cette métaphysique  ?
Comment la spécifier par rapport à d’autres métaphysiques contemporaines ?
2/ Quel est le degré d’autonomie de la métaphysique de Deleuze & Guattari par rapport à
celle de Deleuze ? La logique de celle-ci change-t-elle après sa rencontre avec Guattari ou leur
travail ne fait-il que développer autrement cette logique (autour du couple actuel-virtuel par
exemple) sans la modifier fondamentalement ?
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JérôME rOSAnVALLOn : Sans préjuger des chemins imprévisibles qu'empruntera cette tentative
« d’agencement collectif d'énonciation », je prolonge la présentation de Vincent en précisant
et numérotant le champ des questions que nous avons à explorer. Il s’agit d’élucider :
1/ ce qu'il en est de la métaphysique de Deleuze & Guattari : 1.1/ par rapport
notamment à leur philosophie politique (histoire universelle, théorie des machines désirantes,
des formations sociales, de l'État, du capitalisme, etc.) ; 1.2/ par rapport à l'éventuel refus de
toute métaphysique, de toute ontologie qui caractériserait leur philosophie ; 1.3/ par rapport
à d'autres philosophies ou lignées métaphysiques proches ou lointaines, auxquelles ils
appartiendraient ou dont ils se distingueraient.
2/ ce qu'il en est de la métaphysique de Deleuze & Guattari : 2.1/ par rapport à celle de
Deleuze seul ; 2.2/ par rapport à celle de Guattari seul, qu'il s'agisse dans les deux cas d'ouvrages
écrits avant, entre ou après leur quadruple collaboration (AŒ, MP, K, QPh) ; 2.3/ chez les
commentateurs en général dont nous sommes et du point de vue de l’institution en général.
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S’il serait utile de traiter ces points successivement et séparément, ils n’en restent
pas moins évidemment étroitement corrélés les uns aux autres.

Pour esquisser mes propres éléments de réponse et lancer ainsi la discussion entre
nous, je me permets de réexposer rapidement les thèses que je défendais sur quelques-uns de
ces points dans mon introduction à leur philosophie (Deleuze & Guattari à vitesse infinie, vol. 1
et 2, Ollendorff & desseins, 2009 et 2016) :
1.1/ L'une des insuffisances et même, il me semble, l'un des contresens les plus
courants sur leur œuvre commune est de la réduire à une philosophie essentiellement
politique ou, pire, à n'être que le pan proprement politique de la philosophie de Deleuze...
Ce contre-sens entraîne tous les autres en réduisant considérablement la portée de leur
philosophie, en manquant une partie non négligeable de AŒ, en oblitérant certains plateaux
de MP et son enjeu général et surtout en isolant QPh des trois collaborations précédentes
pour la réabsorber entièrement dans la philosophie de Deleuze seul sans pouvoir
aucunement rendre compte de la façon dont Deleuze lui-même présente leur collaboration
et annonce son ultime volet dans cet extrait d'un entretien daté de 1988 que nous avons placé
en épigraphe du numéro : « Guattari et moi, nous voudrions reprendre notre travail
commun, une sorte de philosophie de la Nature, au moment où toute différence s'estompe
entre la nature et l'artifice » (P, p. 212). Par là, Deleuze donne aussi peut-être par avance la
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clef de la difficulté, pour les commentateurs, à reconnaître que leur philosophie commune
couvre l'ensemble des domaines de réalité, est un système philosophique complet, donc
notamment une ontologie, dont le réel socio-historique n'est jamais qu'un aspect : parvenir à
estomper toute différence entre nature et artifice, société, culture, histoire implique en effet
de montrer que toute existence et production naturelle sont finalement façonnées par le réel
socio-historique et donc que « tout est politique » sans voir que l'inverse doit être également
vrai, autrement dit qu'aussi bien « tout est naturel »...
1.2/ J'avoue n'avoir jamais compris l'argument consistant à refuser toute dimension
ontologique à leur philosophie comme à celle de Deleuze. J'ai consacré la majeure partie de mon
premier volume à montrer notamment, à toutes les étapes d'élaboration de leur philosophie, la
primauté de la variation sur toutes les formes d'invariance partielle et provisoire dès lors
toujours secondes (strates, agencements, territorialisations, codages, structures machiniques,
plans, concepts, etc.), primauté qui les rapproche notamment de la structure de la théorie
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darwinienne. Or affirmer qu'il y a d'abord fondamentalement de la variation, la purifier de tous
ses invariants (y compris l’être), n'en reste pas moins, il me semble, une affirmation pleinement
ontologique (comme l'étaient déjà le devenir héraclitéen, la durée bergsonienne, etc.).

IGOr KrtOLICA : On invoque parfois la distinction entre métaphysique et politique à propos de


l’œuvre deleuzo-guattarienne (qu’on superpose parfois à la distinction nature-culture), tantôt
pour privilégier la dimension politique et l’analyse des formes culturelles (dont témoigne le
problème fondamental de la philosophie politique que pose le début de AŒ et qui anime la
schizo-analyse), tantôt pour souligner la persistance dans leur philosophie d’une ambition
métaphysique (métaphysique de la nature immanente, philosophie des multiplicités et de la
variation continue, etc.). Mais je me demande tout de même ce qu’il faut entendre par
« métaphysique ». D’une certaine manière, si je le comprends bien, Jérôme défend l’idée que
tout est métaphysique dans une philosophie de l’immanence absolue comme la leur : de même
que, chez Spinoza, Dieu est la « cause prochaine » de toute chose, de même chez Deleuze et
Guattari tout agencement est un mouvement de la Terre (territorialisation-déterritorialisation).
Mais Jérôme remarque aussi bien que, par conséquent, le signifiant métaphysique se vide à
mesure qu’il se remplit. D’un point de vue logique, on dirait aussi bien : sa compréhension
diminue à mesure que son extension augmente, si bien qu’on ne sait plus trop ce qui est
métaphysique et ce qui ne l’est pas. Faut-il dès lors conserver ce terme ? Il est vrai que tous les
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textes ne sont pas métaphysiques au même degré : il y a une différence sensible entre les passages
de MP sur le plan de consistance et ceux sur l’État comme appareil de capture, comme il y a une
différence entre le premier livre de l’éthique et le traité théologico-politique. Mais, je rejoins
Jérôme sur le fait que, dans leur œuvre commune (davantage que dans leurs œuvres
respectives), les deux domaines – politique et métaphysique – tendent à devenir indiscernables.
Par conséquent, je crois qu’il n’est pas inutile de faire jouer ensemble les deux sens du concept
de métaphysique. Si l’on s’en tient au sens classique du terme, à savoir que la métaphysique est
un domaine de la philosophie qui pense ce qui est au-delà du monde empirique ou phénoménal,
je crois que l’on peut mesurer l’originalité de leur théorie de l’absolu dans l’histoire de la
philosophie (par exemple, la théorie de la déterritorialisation absolue, du devenir-imperceptible,
du plan de consistance etc.). Si l’on envisage maintenant la métaphysique au sens typique que lui
donnent les philosophies de la Nature et de l’immanence, à savoir que toute chose est en relation
directe à l’absolu, je crois que cela permet cette fois de déterminer la manière dont toute chose
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est une modalité ou une modalisation de l’absolu (ce qu’implique la théorie de la production
désirante ou des processus machiniques). 

MAnOLA AntOnIOLI : Pour ma part, je partage avec Igor une grande perplexité face à la première
question que nous avons choisi de nous poser collectivement : y a-t-il une métaphysique
deleuzo-guattarienne et, si oui, en quoi consisterait-elle ? Deux interprétations – au moins –
du terme « métaphysique » sont possibles : celle qui en fait l’étude de ce qui est « au-delà de la
physique  » et celle (bien évidemment étroitement liée à la première), qui se situe dans la
tradition kantienne, puis nietzschéenne, heideggérienne ou derridienne, qui en fait une
opération millénaire de dévaluation du monde sensible et terrestre, au profit (presque dans
des termes financiers de « capitalisation ») d’un monde plus haut, plus vrai, plus bon, plus
désincarné et spirituel.
En ce qui concerne la première interprétation, la réponse est certainement – à mon
humble avis – négative : rien chez Deleuze-Guattari n’aspire à dépasser et surmonter la physique.
Il s’agit plutôt pour eux de montrer les dynamiques, les forces et les devenirs qui animent le
monde physique, une épaisseur de la surface (ou de la croûte terrestre) grouillante de formes de
vie (organiques et inorganiques, humaines, animales, végétales et machiniques), liées par des
mystérieuses correspondances et des échanges incessants. La même logique est à l’œuvre dans
QPh comme le montrent les pages sur la « géophilosophie » (terme autour duquel tournait ma
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monographie d’alors, Géophilosophie de Deleuze & Guattari, L’Harmattan, 2004) ou celles sur les
plans – à la fois autonomes et convergents – où, se croisent dans des zones quasi géologiques
d’« interférence illocalisable », la science, les arts et la philosophie. Le diagnostic vaut aussi selon
moi pour l’œuvre de Deleuze seul comme de Guattari seul. Il suffirait de relire les pages sur la
répartition territoriale de l’image de la pensée dans Dr, où l’opposition entre une pensée
sédentaire et une pensée nomade fait son apparition bien avant les deux tomes de Capitalisme et
schizophrénie, ou de relire Chaosmose, ouvrage où Félix Guattari présente une traduction esthétique,
philosophique, écosophique et psychanalytique du monde de désordre ordonné, d’irrégularité
régulière, mise en lumière par la théorie physico-mathématique du chaos au cours des années
soixante-dix (l’une des références principales utilisées par Guattari dans cet ouvrage étant James
Gleick, La théorie du chaos [1987], Flammarion, 1991, édition revue et corrigée 2008).
En ce qui concerne la deuxième interprétation, la réponse est à mon avis toujours
négative : il n’y a pas de « métaphysique » deleuzo-guattarienne. On peut se référer de ce point
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de vue à l’un des plateaux les plus complexes et (probablement) les moins lus de MP, le
troisième, intitulé « 10 000 av. J.-C. – La géologie de la morale ». Dans la « conférence-fiction »
du Professeur Challenger qui sert de fil conducteur au plateau, le plan de consistance ou Corps
sans Organes de la Terre est fait de matière non formée, toujours en voie de stratification ou de
déstratification, d’intensités et de particules moléculaires et submoléculaires, mais aussi de
contenus ou matières formées, de multiplicités intensives et extensives, de dynamiques de
territorialisation et de déterritorialisation, et tout l’effort de Deleuze et Guattari tout au long du
plateau (et de l’ouvrage) consistera à montrer que dans l’évolution de la Terre et de la nature
comme dans l’évolution de l’homme et de la culture, tout dualisme rigide est inadéquat à la
compréhension des phénomènes naturels comme des événements culturels. Dans cette
perspective, l’apport fondamental du darwinisme a consisté à inventer une nouvelle forme de
couplage entre les individus et les milieux, en montrant que les formes prises par la vie au cours
de son évolution sont des « résultats statistiques » à partir d’une population donnée, qui se
répartira d’autant mieux dans son milieu que son évolution sera buissonnante, diversifiée,
multiple, capable de prendre des formes différentes. C’est la diversité et la multiplicité de
formes de vie hétérogènes, aux frontières mouvantes et perméables, qui fait la richesse de la
Terre selon le Professeur Challenger. Ce qui est toujours premier, pour Deleuze et Guattari, est
la déterritorialisation à partir de laquelle des strates mouvantes se forment sur le plan
d’immanence de la Terre. La noosphère ne se détache pas de la biosphère comme un grade de
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perfection supérieur et la sphère de l’« esprit » humain appartient intégralement à la grande


« Mécanosphère » terrestre : toutes les frontières traditionnelles entre nature et culture, naturel
et artificiel, matériel et spirituel, terrestre et supraterrestre deviennent ainsi caduques. Les
régimes de signes et les outils se déploient à partir des milieux associés biologiques et physiques.
Pour conclure provisoirement ces quelques réflexions sur une question
redoutablement complexe, je pense qu’il serait temps avant tout de prendre au sérieux en tant
qu’œuvre philosophique – et sans vouloir à tout prix la reconduire dans les terrains familiers de la
« métaphysique » – cette hydre à trois têtes (D, D&G, G) qui fournit par anticipation des clés de
lecture (à la fois théoriques, esthétiques, politiques, écologiques et technologiques) de la
complexité du présent et de ses devenirs. Ce n’est peut-être pas de la métaphysique, mais ce
n’est pas rien…

VInCEnt JACQUES : Pour ma part, je crois que la métaphysique fait bien partie du projet
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philosophique de Deleuze et Guattari. Comme je l’ai écrit dans mon Deleuze (Ellipses, 2014),
Mille plateaux est pour moi un livre « classique » offrant métaphysique, politique, esthétique et
éthique. La philosophie de Deleuze et Guattari est intempestive en sa manière de croire en la
philosophie et de la pratiquer dans une étonnante production de concepts. Si le terme
« classique » peut sembler étonnant pour parler d’un tel livre : il n’est bien sûr pas ici question
de nier le côté neuf, déroutant, inclassable de Mille plateaux mais d’insister sur l’aspect inactuel
de leur philosophie. Mais, en 1980, qui d’autre écrit une philosophie, qui, telle la philosophie
hégélienne en son temps, tend à rendre compte conceptuellement de l’entièreté du réel ? À
contretemps de la philosophie contemporaine par la multitude des sujets traités, éthologie,
linguistique, histoire, ethnologie, préhistoire, biologie, Mille plateaux se distingue par sa
capacité à lier tous ces domaines, à les redistribuer, à en brouiller les frontières en traçant à
partir d’eux des lignes de fuite qui participent au régime de coappartenance de toutes les
différences sur un même plan d’immanence. Cette proposition ontologique de l’univocité de
l’être, la Terre dans Mille plateaux, n’est pas pour autant un fondement, ni une visée de
dépassement du monde physique et matériel. Tout au contraire, avoir le sens de la Terre, c’est
viser à participer aux puissants mouvements de déterritorialisation qui la traversent et la
soutiennent. Si la question de la métaphysique chez Deleuze et Guattari semble
paradoxalement à la fois évidente, essentielle à leur construction conceptuelle, et de peu
d’intérêt pour eux qui ne s’attardent pas à la redéfinir, c’est sûrement qu’elle est dans leur
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optique plutôt un moyen qu’une fin : elle leur sert à décloisonner les savoirs et à critiquer un
rapport négatif au monde et au devenir (« Il se peut que croire au monde, en cette vie, soit
devenu notre tâche la plus difficile », QPh, p. 72).
Cet appel à «  croire au monde  » renverse complètement le sens de ce que sous-
entend traditionnellement le terme de métaphysique, à savoir une quelconque visée vers un
au-delà du monde, vers une unité transcendante et fondatrice du réel. En revanche, s’il s’agit
bien de métaphysique, comme le dit Igor, c’est que tout objet a bien une part réelle et une
part virtuelle comme Deleuze le montre dans Dr, tandis qu’on retrouve, bien que différente,
cette partition métaphysique dans MP et dans AŒ et QPh. Dans le cas de MP, les concepts de
déterritorialisation absolue et de devenir-imperceptible, le concept de Terre et celui de plan
de consistance visent un horizon de communicabilité métaphysique des différences qu’on
peut, selon moi, rattacher au virtuel, même s’il faudrait voir ce qui rend chaque fois
nécessaire un tel développement de notions différentes pointant vers la métaphysique. Une
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des réponses possibles serait que la dynamique entre l’actuel et le virtuel, dont Deleuze avait
postulée l’indiscernabilité mais qu’il posait malgré tout selon un certain schème
dichotomique, s’affine dans l’écriture conceptuelle de Deleuze et Guattari. Ainsi dans le
plateau «  Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible  », on constate, dans le
concept même de devenir, une forme de progression ou de variation continue, depuis tous les
devenirs où virtuel et actuel sont indiscernables jusqu’aux degrés supérieurs de participation
à la coappartenance de la Terre, des devenir-minoritaire et devenir-animal jusqu’au devenir-
imperceptible, ce point de bascule où le sujet se dissout complètement pour « être à l’heure du
monde » (MP, p. 343). Avec le concept de devenir, on voit bien que la métaphysique est aussi
bien un outil de compréhension du réel qu’un horizon éthique et politique. Autrement dit, la
conceptualisation d’un régime de participation absolue, de coappartenance et de
communicabilité de toutes les différences est tout à la fois un outil pour développer une
cosmopolitique « par-delà nature et culture » comme une arme de guerre épistémologique
pour inquiéter et renverser tous les domaines constitués du savoir (à commencer par
l’anthropologie). L’horizon métaphysique d’une Terre déterritorialisée est nécessaire à la
redéfinition d’un naturalisme renouvelé, débarrassé de sa gangue moralisatrice «  humaine
trop humaine », telle que la pointe la brillante trouvaille du titre « Géologie de la morale » :
« Les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes » (MP,
p. 295). Bien que la science contemporaine ne soit plus autant attachée à la stricte étanchéité
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des règnes, elle ne développe cependant pas un régime de participation intégrale, qui définit
justement l’enjeu de la philosophie de Deleuze et Guattari. Bref, la métaphysique est selon
moi essentielle au développement de l’horizon éthique et politique de Mille plateaux, aussi
bien qu’à son potentiel de renouveau épistémologique.

IGOr KrtOLICA : Pour en revenir au devenir-indiscernable de la métaphysique et de la politique


chez Deleuze-Guattari, j’ai pour ma part de sérieux doutes sur l’intérêt qu’il y aurait à
maintenir cette distinction, que ce soit sous la forme d’un partage des domaines, ou d’un
rapport d’inclusion. Je vois difficilement comment soutenir l’idée que la métaphysique et la
politique relèveraient de deux domaines distincts, et je ne vois pas non plus comment soutenir
l’idée que l’un inclurait l’autre. Car on peut aussi bien affirmer que, chez eux, la politique est
une des dimensions de la métaphysique (toute formation sociale serait une modalisation de la
déterritorialisation absolue du processus désirant), ou à l’inverse que la politique inclut la
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métaphysique comme l’une de ses formes (l’histoire de la métaphysique serait liée à l’histoire
de certaines pratiques sociales, comme le montre dans « Rhizome » la corrélation, issue des
travaux d’André-Georges Haudricourt, entre les philosophies de l’immanence et la culture de
plantes rhizomatiques). Dans le chiasme qu’introduit d’emblée L’Anti-Œdipe entre nature et
histoire, où l’homo natura est à la fois au début et à la fin de l’histoire universelle, on voit bien
que toute la théorie machinique de l’agencement tend en réalité à neutraliser la possibilité
même d’une telle distinction, si bien qu’il y aurait plutôt une indiscernabilité ou une
réversibilité des deux : pas d’agencement qui ne soit et métaphysique et politique (au moins
micropolitique), comme l’attestent la coexistence et la simultanéité des deux mouvements de
territorialisation et de déterritorialisation. Il faudrait dire alors qu’il y a entre métaphysique et
politique le même genre de distinction qu’entre les deux puissances de l’absolu : un
parallélisme « ontologique » entre le mouvement d’explication (Nature) et un mouvement de
complication (Pensée) ? On remarquera en tout cas que la décision de qualifier de « devenir-
minoritaire » ou « devenir-révolutionnaire » la déterritorialisation absolue opérée par la
pensée philosophique dans QPh est hautement significative. C’est d’ailleurs, je crois, un des
aspects les plus originaux et les plus singuliers de leur œuvre dans le paysage philosophique
des années soixante-dix–quatre-vingt : AŒ, K, MP et QPh portent une conception de la
déterritorialisation absolue et des devenirs où théorie politique et théorie de l’absolu font très
bon ménage. Car, d’un côté, une telle conception n’a rien à envier à la théorie du salut et de
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la béatitude que forge Spinoza dans l’éthique, et dont on ne trouve guère d’équivalent dans la
philosophie politique contemporaine (sauf peut-être dans le regain d’intérêt pour le problème
de la « vie bonne »). Mais, d’un autre côté, une telle conception comporte des composantes
immédiatement politiques, par exemple dans l’idée que la déterritorialisation absolue de la
pensée philosophique trouve ses conditions de possibilité dans des formations sociales qui
forment des milieux d’immanence. Spinoza était-il parvenu à intégrer de telles composantes à
sa théorie du salut, ou les deux problèmes se distribuaient-ils l’un dans l’éthique et l’autre dans
le traité théologico-politique ? (La fin inachevée du traité politique aurait-elle atteint ce point
d’indiscernabilité ?) À ce titre, tout se passe en tout cas comme si l’œuvre de Deleuze et
Guattari était le fruit de la fécondation de l’éthique et du traité théologico-politique, avec une
gestation de trois cents ans ! Y a-t-il des ambitions équivalentes dans la philosophie politique et
la métaphysique contemporaines ? Il y aurait là matière à comparer avec certaines ambitions
de la philosophie contemporaine. Je pense à la philosophie sociale d’inspiration hégélienne,
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par exemple à toute la tradition issue de l’École de Francfort, et en particulier à la tentative de
Hartmut Rosa de tenir une telle ambition avec le concept de résonance, tentative originale
mais à mon sens philosophiquement ratée, Je pense aux spinozistes néo-marxistes, par
exemple à la relation qu’Étienne Balibar instaure entre sa théorie politique et son ontologie du
transindividuel. Je pense enfin à l’entreprise que mène Badiou depuis L’Être et l’événement.

JérôME rOSAnVALLOn: Je vous propose que nous examinions à présent notre deuxième grande
question concernant le degré d’autonomie de la métaphysique deleuzo-guattarienne en
commençant peut-être par le point 2.3. Cela me semble en effet important d’insister sur le
fait qu’il ne s’agit pas d’une simple querelle, mineure et secondaire, entre spécialistes, qu’elle
n’engage pas seulement l’interprétation de l’œuvre mais la place même de Deleuze et surtout
de Guattari dans l’institution scolaire et académique en particulier et l’histoire de la
philosophie en général – si tant est bien sûr qu’il s’agisse de lui appartenir et non d’y échapper
comme le revendiquait par goût Deleuze lui-même : « J’aimais des auteurs qui avaient l’air de
faire partie de l’histoire de la philosophie, mais qui s’en échappaient d’un côté ou de toutes
parts : Lucrèce, Spinoza, Hume, Nietzsche, Bergson » (D, p. 21). Il est évident que cette
analyse rendait compte par avance de ce qui se profile dans son propre cas, avec une œuvre
d’abord utilisée puis de plus en plus étudiée par l’institution, donc en voie d’intégration
apparente à l’histoire de la philosophie (même si on est encore très loin du compte puisqu’il
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ne fait toujours pas partie de la récente liste enrichie des auteurs du programme de Terminale,
contrairement par exemple à… Iris Murdoch !), mais y échappant en vérité encore « de
toutes parts », notamment par « un côté » nommé Guattari… Existera-t-il ainsi une époque
bénie, que l’on peut espérer pas trop lointaine, où Deleuze et Guattari appartiendront bien
tous deux à l’histoire de la philosophie ? Dans l’immédiat, mon souhait serait déjà qu’un
auteur ou un éditeur ne puisse plus, lorsqu’il est question de l’une de leurs œuvres
communes, titrer uniquement « Deleuze » ou écrire « selon Deleuze » et faire ainsi
totalement disparaître Guattari sans éprouver au moins un certain malaise…

MAnOLA AntOnIOLI: Je rejoins Jérôme sur cette épineuse question. Il me semble essentiel à ce
propos de distinguer au préalable entre plusieurs auteurs du corpus philosophique qui porte
cette double signature (Deleuze et/ou Guattari). Les philosophes « professionnels »
continuent depuis désormais deux décennies à parler et à écrire autour de la philosophie « de
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Deleuze », considéré implicitement comme le seul auteur (le seul auteur respectable et
sérieux ?) de tous ces textes, y compris de AŒ, K, MP et QPh, pourtant écrits à quatre mains.
Il va de soi que les ouvrages écrits par Guattari sans Deleuze (nombreux et originaux) ne
sont simplement pas évoqués, analysés et cités, car perçus comme les divagations – souvent
totalement illisibles, il faut l’avouer… – d’un étrange trublion (psychanalyste et philosophe
autodidacte, militant d’extrême gauche dans des groupuscules marginaux et éphémères, sans
titres, diplômes ou rattachements à des institutions universitaires prestigieuses). Ainsi trop
de commentateurs se chargent-ils inconsciemment de ramener Deleuze, par-delà ses
égarements guattariens, dans la droite voie de l’académie. La tentation est donc forte de
considérer que Gilles Deleuze, auteur de plusieurs ouvrages remarqués et remarquables
d’histoire de la philosophie sur des auteurs plus ou moins « canoniques » (Hume, Kant,
Spinoza, Bergson, Nietzsche) et d’ouvrages universitaires atypiques mais excellents et
reconnus (Dr, LS, SPE, PLB) est à l’origine d’un système philosophique contemporain (la
célèbre « philosophie de l’immanence »), à la rigueur transparente et mathématique, et que
la collaboration avec Guattari n’est qu’un curieux épisode, un fourvoiement dans les zones
troubles de la politique et de la critique de la psychanalyse. Il s’agit – à peu de choses près –
de l’opération herméneutique d’une extrême violence symbolique, du coup de force
interprétatif qu’a réalisé Alain Badiou en publiant La Clameur de l’être (Hachette, 1997)
ouvrage qui – peu après la mort de Gilles Deleuze – en fait le digne héritier de Platon et des
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métaphysiques de l’Un. Inversement  et de façon symétrique et complémentaire on réduit


AŒ à un ouvrage polémique dans lequel les deux auteurs, dans l’ambiance post-68, règlent
leurs comptes avec Freud, Lacan et la psychanalyse et MP – lu quasi systématiquement de
façon hâtive, superficielle, partiale et partielle par des professionnels du commentaire
philosophique qui ne s’autoriseraient jamais une telle désinvolture vis-à-vis des textes
classiques  du canon universitaire  – comme un vague ouvrage de philosophie politique,
voire, pour reprendre ce que disait, scandaleusement, Jérôme, comme « le pan proprement
politique de la philosophie de Deleuze ».

JérôME rOSAnVALLOn : Il est donc salutaire de soulever ici explicitement le point 2.1,
l’autonomie de leur métaphysique par rapport à celle de Deleuze seul, et de l’examiner en
détail. Si l’on reformule le problème dans les termes de QPh, la question est finalement de
savoir si la philosophie de Deleuze & Guattari partage le même plan (d’immanence) que la
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philosophie de Deleuze ou si elle en trace un autre, et plus finement ensuite comment
exactement, sur quelles coordonnées, la courbure de ce nouveau plan se distinguerait du
précédent, etc. Je suis, pour ma part, en désaccord complet avec la première position
(l’identification pure et simple des deux plans) qui semble pourtant clairement majoritaire
chez les commentateurs – et qui n’est même la plupart du temps jamais interrogée comme
telle, ce qui est tout l’enjeu justement de cette discussion. Dans une lettre à Arnaud Villani
datée de 1982, Deleuze lui-même s’insurgeait à mots couverts de cette identification qui avait
tout déjà d’une annexion pure et simple : « Votre point de vue reste juste, et l’on peut parler
de moi sans Félix. Reste que AŒ et MP sont entièrement de lui, comme entièrement de moi,
suivant deux points de vue possibles. D’où la nécessité, si vous voulez bien, de marquer que,
si vous vous en tenez à moi, c’est en vertu de votre entreprise même, et non du tout d’un
caractère secondaire ou “occasionnel” de Félix » (dans Arnaud Villani, La Guêpe et l’orchidée.
Essai sur Gilles Deleuze, Belin, 1999, p. 125-126).
Le couple actuel/virtuel, d’emblée et à juste titre introduit par Vincent, me semble
justement tout indiqué pour mesurer ou en tout cas sonder en quelque sorte la différence de
courbure des plans deleuzien et deleuzo-guattarien. La conception qu’en a Deleuze dans Dr,
LS, mais aussi B ou encore PS (j’en oublie sans doute), est pour l’essentiel (si on la résume à
traits grossiers) teinté de platonisme, de kantisme et surtout bien sûr de bergsonisme, bref
d’idéalisme revu et relu bien sûr sous un angle empiriste (et nourri d’une certaine ontologie
TRAVERSES | 21

mathématique issue de Lautman). Or je crois pour ma part que ce couple 1/ devient


complètement secondaire dans AŒ et MP, réapparaissant certes ça et là sans plus du tout
constituer cependant l’armature centrale de leur métaphysique à ce moment-là ; 2/ ressurgit
bien au cœur de QPh dans le rapport du chaos aux plans avec la double ligne d’actualisation du
virtuel (que constitue la science / l’univers) et en quelque sorte de virtualisation de l’actuel
(que constitue la philosophie / l’être du concept). Ce virtuel n’a cependant plus rien d’idéel,
ou du moins il est autant idéel que matériel : la façon dont ils décrivent le chaos notamment
(« c’est un vide qui n’est pas un néant, mais un virtuel, contenant toutes les particules
possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt », p. 111-
112) recoupe très exactement le vide en théorie quantique des champs avec ses fluctuations
(particules virtuelles), l’effet Unruh, etc. Bref une « ontologie physique » et non plus
seulement « mathématique » qui doit beaucoup à l’apport de Guattari. Alors évidemment vous
me direz qu’entre-temps il y a eu PLB où Deleuze recreusait cette question à nouveaux frais
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avec Leibniz – ce qui empêche évidemment d’autonomiser purement et simplement la
philosophie de Deleuze & Guattari par rapport à celle de Deleuze seul, ma position ayant ainsi
sans doute le défaut inverse de sous-déterminer les liens entre QPh et le Deleuze des années
quatre-vingt.
Mais tout aussi important est le point 2.2, à savoir le rapport des deux auteurs à
l’œuvre de Guattari seul, entité la plus négligée de cette « hydre à trois têtes » selon
l’heureuse formule de Manola. Le problème me semble alors se poser tout autrement : c’est
plutôt l’écart d’écriture que l’on constate et son apport théorique propre que l’on cherche à
mesurer (comme s’il n’allait pas du tout de soi cette fois…). Dans mon premier volume
d’introduction, j’ai insisté en détail sur le second point à partir du cas de QPh, où la notion de
« vitesse infinie », qui est un apport conceptuel propre à Guattari, joue un rôle majeur dans
l’architectonique de l’ouvrage. Je voudrais juste évoquer ici le premier point, l’écart
d’écriture notable entre les ouvrages de Guattari seul et leurs ouvrages communs, car c’est lui
qui conduit sans doute implicitement nombre de commentateurs à minorer son rôle. Or cet
écart s’explique à l’évidence par le fait que Deleuze a toujours pris en charge la mise en forme
finale des textes, ajoutant une clarté d’expression et un souci pédagogique qui font hélas
souvent défaut chez Guattari (mais ce n’est ni le premier ni le dernier philosophe majeur dans
ce cas…). Or la mise en forme de l’expression ne se confond pas (initialement en tout cas) avec
le contenu de pensée, autrement dit la position des problèmes, l’intuition théorique, la création
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conceptuelle, et de façon générale une certaine vitesse de pensée qui était à l’évidence une
caractéristique de Guattari et par rapport à laquelle Deleuze a toujours estimé avoir justement
un temps de retard – exactement comme Marx le disait d’Engels (« Tu sais que 1/ tout vient
tard chez moi et 2/ que je marche toujours sur tes traces », Lettre à Engels du 4 juillet 1864
dans Marx et Engels, Correspondance, VII, Éditions sociales, 1979, p. 248). Bref tout se passe
comme si une certaine recognition stylistique (elle-même discutable) tendait à absorber la
pensée de Deleuze et Guattari dans celle de Deleuze seul et à masquer à quel point celle-ci a
été transformée en profondeur et à chaque étape (et non pas seulement bien sûr au moment
de l’écriture de AŒ) par la pensée de Guattari.

IGOr KrtOLICA : La question de l’autonomie (ou du degré d’autonomie) de leur philosophie


commune est une manière de poser le problème qui oriente déjà la réponse, puisqu’on
pourrait très bien demander – et cela n’a pas manqué d’être fait – quel est le degré
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d’autonomie de MP par rapport à AŒ, ou de QPh par rapport à Capitalisme et schizophrénie dans
son ensemble, ou encore de K par rapport à tous les autres, etc. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas
aller plus loin encore ? Pourquoi ne pas demander s’il n’y a pas une autonomie du plateau 11
sur la ritournelle par rapport aux autres plateaux, du plateau sur la visagéité par rapport à
celui sur les trois nouvelles, etc. ? On pourrait ainsi continuer ad libitum… Reste que la
question, si je la comprends bien, consiste à demander deux choses  : Deleuze et Guattari
conquièrent-ils un nouveau plan d’analyse à partir de AŒ ? Et leurs œuvres respectives
postérieures à Capitalisme et schizophrénie maintiennent-elles ce plan d’analyse ou non ? Il me
semble que la réponse à la première question est positive, compte tenu de la rupture que la
théorie des machines désirantes instaure par rapport au structuralisme. Je ne dis rien
d’original lorsque je rappelle que le texte de Guattari « Machine et structure » a, à cet égard,
une grande importance pour apprécier cette rupture décisive et la genèse d’une nouvelle
philosophie, Guattari ayant prétendu isoler une conception machinique à partir de la théorie
deleuzienne de… la structure avancée dans LS. Le projet de Guattari est de soustraire
complètement la machine à tout principe de reproduction (Deleuze aurait dit : à la forme du
Même), qu’il voit notamment à l’œuvre dans la conception althussérienne de la structure.
D’où l’importance de l’idée de coupure signifiante dans les textes guattariens de cette
époque, terme qui disparaîtra progressivement. De manière plus générale, c’est toute la
théorie machinique que Deleuze et Guattari élaborent au fil des années soixante-dix, dont
TRAVERSES | 23

l’appareil conceptuel de l’agencement est en quelque sorte l’emblème, qui témoigne de


l’autonomie de la philosophie deleuzo-guattarienne par rapport à leurs pensées antérieures.
Par conséquent, il me semble que la réponse à la deuxième question en découle : à savoir que
Deleuze et Guattari, dans leurs œuvres respectives, ont élaboré leur propre appareil
conceptuel. Ainsi Deleuze ne mentionne-t-il presque jamais l’appareil conceptuel de
l’agencement dans ses études des années quatre-vingt, quoiqu’on puisse en repérer les effets
dans sa théorisation continue du rapport entre le visible et l’énonçable, tandis que Guattari le
reprend explicitement, mais en fonction de nouveaux paramètres (Flux sémiotiques, Phylum
machiniques, Territoires existentiels et Univers de référence incorporels). Mais dans les deux
cas, ils semblent poser un problème général commun, qui se situe dans la droite ligne de
Capitalisme et schizophrénie et qui rend compte de la fonction de QPh : d’une part, analyser et
critiquer les formes actuelles de répression sociale et de dénaturation du désir inconscient, et
d’autre part libérer et dresser les forces aptes à entraîner les agencements dans des devenirs
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qui possèdent un sens et une valeur intrinsèques.
Du point de vue de ce problème commun pourtant, on ne saurait assez insister sur
l’importance de la conjoncture historique dans et sur laquelle ils entendent intervenir. Car la
rupture théorique avec les années soixante est inséparable de la rupture instaurée par Mai 68.
Là encore, je ne prétends rien dire de très original (et Manola le sait d’autant mieux que, pour
le 40ème anniversaire de Mai 68, elle a co-dirigé le volume Gilles Deleuze et Félix Guattari, une
rencontre dans l’après Mai 68). Quel diagnostic portent-ils sur cette rupture ? Pour eux, Mai 68
a été le surgissement d’un double front de lutte, lutte sur le front du désir (révolution
sexuelle, refus de l’autorité) et lutte sur le front social (avec la question du travail, typique du
mouvement ouvrier et de la lutte des classes). Ainsi, dans la continuité des luttes qui ont
émergé au cours des années soixante, Mai 68 a instauré une « petite rupture », a tracé « une
ligne de fuite  » en montrant l’unité de ces deux luttes, c’est-à-dire l’unité du désir et du
social, en faisant passer la lutte contre le pouvoir au sein du désir (par exemple dans la
dénonciation du désir inconscient de pouvoir qui règne même dans les mouvements qui se
prétendent révolutionnaires). Elle a été rapidement colmatée, non seulement par le pouvoir
d’État mais aussi par les organisations révolutionnaires, qui ont maintenu la coupure entre le
désir et le social, tantôt en invoquant leur extériorité supposée (suivant l’idée que les
étudiants étaient des petits-bourgeois étrangers à la question ouvrière), tantôt leur prétendue
hiérarchie (suivant l’idée que la révolution ouvrière était prioritaire et devait précéder la
24 | M. ANTONIOLI, V. JACQUES, I. KRTOLICA & J. ROSANVALLON

révolution désirante). Reste que, pour Deleuze et Guattari, si la coupure séparant le champ
désirant du champ social s’est maintenue à l’échelle molaire, cette ligne de fuite n’a pas cessé
d’infiltrer toutes sortes de milieux à une échelle moléculaire. Et il n’est pas exagéré de dire
que, sur la base de ce diagnostic porté sur Mai 68 – la production d’une micro-rupture au sein
des mouvements révolutionnaires sur le rapport entre désir et pouvoir – Deleuze et Guattari
n’avaient pas d’autre ambition, en conceptualisant l’immanence « métaphysico-politique » du
désir et du pouvoir, que de produire ensemble la théorie de cette micro-rupture produite par
l’événement de Mai 68 et de contribuer ainsi pratiquement à amplifier cette micro-rupture pour la
transformer en « véritable fracture ». De ce point de vue, on peut considérer que AŒ
entendait faire la critique de la répression du désir par le pouvoir, en dégageant les conditions
et les moments de l’intériorisation de la répression du désir (jusqu’à l’auto-répression du
désir qui culmine dans les macro- et micro-fascismes) et de sa dépolitisation ou sa mise hors-
champ (l’œdipianisation du désir). Corrélativement, on peut considérer que MP prétendait
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contribuer à la création de cette « machine de guerre révolutionnaire » qui avait fait défaut en
Mai 68, ce type d’organisation social-désirante qui fait passer la production sociale au service
de la production désirante et qui opère une révolution moléculaire (micro-politique)
susceptible d’investir par amplification l’échelle molaire (macro-politique). D’où la déception
consécutive à la tournure que prendront les choses à partir de la fin des années soixante-dix,
illustrée par l’article de 1984 « Mai 68 n’a pas eu lieu », qui forme comme un point d’orgue à
leur tentative entamée dans l’après-68.
Si Jérôme me demande quelle serait la place de QPh dans l’histoire de ce diagnostic,
je dirais qu’elle est double. D’abord, de manière générale, il est clair que Deleuze et Guattari
ont dès le début chercher à déterminer le genre de «  rouage  » que sont la philosophie, la
science et l’art dans une machine révolutionnaire, une fois dit que ces pratiques noétiques ne
sont jamais en position d’extériorité ou de surplomb par rapport à la machine sociale, mais en
position d’adjacence. Ainsi, à la fin de l’AŒ, avec la question de la littérature comme critique
dans K, avec l’analyse de la noologie dans MP, la question revient constamment. Elle reviendra
encore plus clairement dans le fameux chapitre 4 de QPh sur la «  Géo-philosophie  », qui
théorise le rapport de conditionnement entre les milieux d’immanence (les démocraties
athénienne et capitaliste) et l’émergence de la philosophie comme déterritorialisation
absolue. D’autre part, dans un rapport plus spécifique à l’héritage problématique de Mai 68 et
à la liquidation des possibles que l’événement avait ouverts (liquidation opérée par la droite
TRAVERSES | 25

néolibérale dès le milieu des années soixante-dix comme par la gauche du Programme commun,
ce qui devient manifeste en 1983), je dirais que leur ultime livre commun prolonge le même
questionnement (bien qu’il ne s’y réduise évidemment pas du tout)  : en fonction de la
recomposition de la machine sociale et de l’essor d’un nouveau régime de pouvoir depuis les
années soixante-dix, dont ils avaient déjà esquissé l’analyse dans MP en lien avec la notion de
« nouvel asservissement machinique » – que Deleuze reprendra avec l’idée de « sociétés de
contrôle » et Guattari avec celle de « Capitalisme Mondial Intégré » –, il s’agit pour eux,
comme à chaque fois, de repérer les nouvelles lignes de fuite libérées par cette machine et de
les prolonger. Je pense de ce point de vue que le thème de la résistance à la communication de
l’information est central, car ce thème articule à la fois l’analyse du capitalisme, avec le rôle
croissant qu’y joue le marketing, dont la prétendue création de concepts fait événement, et la
théorie de la pensée et du cerveau, dont il s’agit de savoir comment libérer le potentiel
créateur toujours menacé par le régime des clichés. Le problème de la résistance à la
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communication de l’information, c’est-à-dire du rapport entre production de la pensée et
production capitaliste, me semble un excellent exemple, jusqu’à la fin de leur œuvre
commune, de l’indiscernabilité de la métaphysique et de la politique.
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