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Concrescence:

The Australasian Journal of Process Thought

Spéculation et dramatisation.
Quelques contrastes entre Whitehead et Deleuze

Didier Debaise
didier.debaise@ulb.ac.be

problèmes. La « spéculation » est l’objet principal


du livre et toutes les questions qui y sont traitées
INTRODUCTION peuvent être interprétées comme des cas, des
modalités, de cette question générale : qu’est-ce que
L’ambition principale de ce texte est de tenter de
la spéculation ?
donner sens à la question: que signifie une approche
spéculative des événements ? Cette question Etrangement, la définition qu’en donne Whitehead
s’inspire de la première phrase de Procès et Réalité, est excessivement brève, étant donnée l’importance
phrase d’ouverture qui tente de définir, en le du problème. Il écrit dans le prolongement de la
condensant, l’objet principal du livre. Voici ce que phrase que nous citions : la méthode spéculative
Whitehead écrit : « est une méthode productrice d’un savoir
« Cette série de conférence est conçue comme un important »2. Voilà évidemment une définition pour
essai de philosophie spéculative. Sa première le moins surprenante. En effet, en quoi concerne-t-
tâche sera de définir la ‘philosophie elle principalement la pensée spéculative ? Toute
spéculative’. »1 philosophie n’a-t-elle pas par essence l’ambition de
produire un savoir « important » ? La généralité de
L’objet de Procès et Réalité est clairement énoncé : cette définition donne l’impression qu’elle est
définir, mettre en œuvre une pensée spéculative. tellement large que tout pourrait y satisfaire et que
S’il est arrivé à certains lecteurs de Whitehead de le projet spéculatif ne serait qu’un autre mot pour
définir le projet à partir d’autres orientations, l’ambition généralisante de la philosophie.
notamment comme une métaphysique, et s’il est Cependant, il s’agit bien d’une définition qui
arrivé à Whitehead lui-même de le présenter exprime la singularité du projet de Procès et
comme une « cosmologie » ou une « philosophie Réalité. Elle s’inscrit tout d’abord en rupture par
organiciste », il ne faut pas s’y tromper. Le projet rapport à une histoire de la « spéculation » car elle
est « spéculatif » de part en part, et s’il peut prendre ne se présente pas comme une recherche sur les
la forme d’une métaphysique ou d’une cosmologie, premiers fondements du réel. Ensuite, elle associe
c’est toujours à partir de cette orientation générale de manière tout à fait inédite deux choses : la
de la spéculation. C’est dire que la question de la « spéculation » et la « méthode ». La pensée
spéculation n’est pas une question qui peut être spéculative est essentiellement et premièrement une
délimitée à tel problème de Procès et Réalité, elle méthode dans la définition qu’en donne Whitehead.
n’est pas non plus simplement introductive ou Si nous lions cette proposition à ce que nous disions
propédeutique, comme si nous avions tout d’abord préalablement, il s’ensuite que Procès et Réalité est
à exposer l’orientation philosophique de Procès et essentiellement un livre de méthode ; c’est l’exposé,
Réalité pour ensuite en construire les différents la construction et la mise en œuvre d’une méthode.

1
A. N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie,
trad. fr. Maurice Elie Dominique Janicaud, et al., Gallimard, 2
Paris, 1995, p. 45. A. N. Whitehead, op. cit., p 45.

Concrescence 2005 Vol.6 pp.30-36 ISSN 1445-4297 © Didier Debaise, 2005.


Published on-line by the Australasian Association for Process Thought, a member of the International Process Network.
SPÉCULATION ET DRAMATISATION. 31

Notre question de départ dès lors se précise un peu. ce que, dans un chapitre essentiel et bien connu de
Elle devient la suivante : quelle méthode Procès et Différence et répétition, Deleuze appelle « l’image
Réalité met-il en œuvre en vue de rendre compte de la pensée ». Deleuze écrit
des événements ? A quelles nécessités correspond
« La pensée conceptuelle philosophique a pour
cette méthode et quelles en sont les implications présupposé implicite une image de la pensée,
pour une théorie des événements ? préphilosophique et naturelle, empruntée à
l’élément pur du sens commun. »3
C’est cet emprunt au sens commun, généralisé par
LA MÉTHODE DE DRAMATISATION la pensée conceptuelle, qui est proprement ce que la
Or, cette question d’une méthode, qui devrait dramatisation à pour tache de mettre en évidence en
permettre d’appréhender la question des vue de s’en soustraire. C’est la première dimension
événements, nous la trouvons aussi, moins de la méthode de Différence et Répétition,
directement, moins frontalement peut-être, mais dimension critique ou généalogique. Elle vise à
cependant avec la même intensité, dans Différence mettre en évidence le recouvrement de la part
et Répétition. Il ne s’agit pas de juger ici de la dramatique de la pensée au profit d’une image que
différence de ces méthodes et de leur capacité à Deleuze qualifie parfois aussi de dogmatique ou de
construire une pensée des événements, mais morale. Cette image de la pensée est
d’établir des zones de convergences et de préphilosophique, c’est-à-dire qu’elle s’installe
divergences entre Procès et Réalité et Différence et avant même toute opération conceptuelle explicite,
répétition. Nous nous en tiendrons exclusivement à tout exercice de la philosophie, formant une sorte
ces deux ouvrages. Ce qu’il s’agirait de mettre en d’inconscient de la philosophie. C’est pourquoi, il
évidence ce sont des différences « ethologiques » n’y a pas de véritable commencement en
rendues sensibles par les modes mêmes de la philosophie :
construction du problème. Nous reviendrons sur la « Il importe peu, écrit Deleuze, que la
méthode spéculative, mais avec cela, nous philosophie commence par l’objet ou par le sujet,
voudrions essayer de cerner quelle est la méthode par l’être ou par l’étant, tant que la pensée reste
que Deleuze construit dans Différence et Répétition. soumise à cette Image qui préjuge de tout, et de
Nous sommes aidés pour cela par un texte qui est la la distribution de l’objet et du sujet, et de l’être et
retranscription de la présentation que Deleuze fait de l’étant. »4
de Différence et Répétition devant la Société Elle préjuge de tout car elle relève d’un exercice de
Française de Philosophie. Cette présentation date de la pensée préalable à la philosophie et que Deleuze
1967, soit un an avant la parution de Différence et situe dans le « sens-commun ». Celui-ci n’est rien
Répétition et a pour titre : La méthode de d’autre que l’activité conjointe des facultés. Si la
dramatisation. Ainsi, lorsque Deleuze décide de philosophie participe au recouvrement du
présenter l’objet de sa thèse, il le fait à partir de « drame », c’est parce qu’elle a une relation
cette question de la méthode et il lui donne cette essentielle à un tout autre problème : celui de
orientation particulière d’une dramatisation. Le l’exercice conjoint et concerté de toutes les facultés.
concept est extrait d’un contexte presque théâtral : Et cet exercice vise quoi ? Essentiellement la
le drame comme mise en scène de forces, de « récognition », la possibilité d’une
puissances qui agissent dans des situations, parfois « reconnaissance ». Les facultés sont mobilisées
au détriment de ce qui apparaît en surface. C’est ce autour d’une reconnaissance possible de ce qui est
que signifie littéralement « drama » : faire, agir, donné dans l’expérience. En ce sens, elle est une «
performer mais dans l’idée que l’action est en re-présentation », pensée sous la forme du même.
quelque sorte sous-jacente, presque cachée ou Car elle ne trouve sa nécessité que dans la mise en
recouverte. Et la dramatisation est une méthode, une œuvre formelle de toutes les conditions du
technique, un procédé ou une opération visant reconnaissable.
quoi ? A mettre en évidence le caractère
dramatique de toute situation. Comme l’écrit Et puisqu’elle est « préphilosophique » et
Deleuze : en dessous de tout logos, il y a un drama. « naturelle », cette image ne peut être plurielle. Elle
En un mot, la méthode a pour objet cette part peut bien avoir des expressions divergentes chez tel
dramatique de la pensée qui est en général
recouverte ou cachée. 3
G. Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires
de France, Paris, 1968, p 172.
Alors évidemment la question est de savoir : qu’est- 4
ce qui recouvre ou cache ce drame ? Qu’est-ce qui G. Deleuze, op. cit., p. 172.
l’empêche d’être tout à fait manifeste ? Justement

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ou tel philosophe, mais elle est univoque ; elle d’une terra incognita jamais reconnue ni
s’impose à l’identique pour chaque philosophe. reconnaissable. »7
Deleuze le dit explicitement dans Différence et C’est l’exploration de cette « terra incognita », de
Répétition : il n’y a « qu’une seule image en général cet espace sub-représentatif qui devient dès lors
qui constitue le présupposé subjectif de la l’essentiel de la méthode dramatique. Qu’est-ce qui
philosophie »5. compose cet espace ? Non pas des objets, individus,
Premier élément donc de la dramatisation : mettre choses, mais des dynamismes spatio-temporels.
en évidence ce qui recouvre la part dramatique de la « Sous l’organisation comme sous la
pensée. Et comment la méthode dramatique peut- spécification, nous ne trouvons rien d’autre que
elle mettre en évidence et se soustraire à ce des dynamismes spatio-temporels : c’est-à-dire
recouvrement ? Par la substitution d’un certain type des agitations d’espace, des creusées de temps, de
de questions à d’autres qui ont accompagnées la pures synthèses de vitesses, de directions et de
philosophie. La forme paradigmatique de la rythmes. »8
question qu’il s’agit de refuser car elle est au centre
de cette généralisation du sens commun, c’est la C’est cet espace là qui constitue véritablement le
question du « qu’est-ce que ? ». Celle-ci cherche « drama » que la méthode à pour objet: devenirs,
moins une réponse qu’induire un certain rythmes, mouvements. Et dès lors, c’est une toute
comportement, un certain mouvement de la pensée autre question qui se pose : non plus quelles sont les
au profit de la généralité. A cette question, Deleuze conditions de la « récognition » ? non plus
propose de substituer des questions d’un tout autre comment opérer la généralisation de celle-ci dans la
ordre : qui ? Quand ? Comment ? Où ? Non pas forme d’une « urdoxa » ?, mais comment des
« qu’est-ce que le juste ? » mais qui l’est ? Dans dynamismes produisent-ils des individuations ?
quelles conditions ? Par quelles opérations ? C’est-à-dire des régimes qui ne sont ni-individuels
Comment ? Ces questions visent essentiellement à ni-généraux, mais qui fonctionnent comme des
obliger la pensée à sortir de son recouvrement. opérations d’existence plus larges, plus constitutifs
C’est ici que se joue l’essentiel de cette première que les individus. L’individuation devient le
dimension de la méthode: problème central de la méthode car elle doit
permettre d’envisager une logique propre qui ne se
« Un concept étant donné, on peut toujours en réduirait pas au modèle de la représentation. Or,
chercher le drame, et jamais le concept ne se dégagé de celle-ci, l’individuation ne peut en
diviserait ni se spécifierait dans le monde de la reprendre les éléments : ni ressemblance, ni
représentation sans les dynamismes dramatiques homogénéité, ni identité, ni analogie. Juste un
qui le déterminent ainsi dans un système matériel espace préindividuel constitué de pures intensités
sous toute représentation possible. »6 hétérogènes qui forment des séries et qui
Technique donc visant à ramener le concept au communiquent à l’occasion de ce que Deleuze
drame, l’image de la pensée à des « dynamismes appelle un « précurseur sombre ». Les séries
dramatiques ». intensives sont disparates, leur communication ne
signifie nullement une mise en correspondance ou
Cela nous amène à la seconde composante de la une identification, mais une relation de l’hétérogène
méthode de dramatisation : non plus critique ou proche des systèmes « métastables » dont
généalogique, mais exploratoire. Il ne s’agit plus de Simondon9 parlait. Voici comment Deleuze en rend
sortir d’une image de la pensée, mais de
s’introduire à l’intérieur d’un autre niveau des
7
idées, d’une autre expérience de la pensée. Il s’agit G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 177.
8
là principalement de : G. Deleuze, La méthode de dramatisation, op. cit., p. 134.
9
« solliciter dans la pensée des forces qui ne sont G. Simondon développe une pensée de l’individuation à
pas celles de la récognition, ni aujourd’hui ni partir des concepts de « transduction », « métastabilité »,
« singularité » et de « disparation ». Une individuation se
demain, des puissances d’un tout autre modèle, produit par la rencontre d’un système en équilibre
« métastable » et d’une singularité, la plupart du temps
externe au système. Cette rencontre brise l’équilibre
dégageant une énergie potentielle source d’individuation.
Celle-ci peut être définie, selon lui, comme le passage d’une
réalité « pré-individuelle », une nature ou encore une physis,
5
Ibidem, p. 172. à un complexe « individu-milieu ». Cette pensée de
6 l’individuation, G. Simondon l’a développé dans ses trois
G. Deleuze, "La méthode de dramatisation" in L'ïle déserte principaux ouvrages : L’individuation psychique et collective ;
et autres textes (1953-1974), Paris, Editions de Minuit, 2002, L’individu et sa genèse physico-biologiques ; Du mode
p. 137. d’existence des objets techniques. Voir à ce sujet : M.

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compte dans la conclusion de Différence et Alors comment tout ceci, cette question de la
Répétition :: dramatisation comme méthode à la fois
généalogique et exploratoire, fait-il écho à la
« 1° la profondeur, le spatium, où s’organisent les
intensités ; 2° les séries disparates qu’elles définition que Whitehead donne de la pensée
forment, les champs d’individuation qu’elles spéculative dans Procès et Réalité ? Reprenons
dessinent (facteurs individuants » ; 3. Le cette définition : elle est une méthode productrice
précurseur sombre qui les met en d’un savoir important. La méthode, dit Whitehead,
communication ; 4. Les couplages, les c’est un procédé, une technique d’invention ou de
résonnances internes, les mouvements forcés qui production d’un savoir. Pourquoi met-il en
s’ensuivent. »10 évidence cette notion de production ?
Essentiellement, pour soustraire la question de la
Ce qui importe ici est moins le « méthode » à une certaine tradition, à une
développement de cette pensée de l’individuation « aventure » de pensée dont elle est héritière. En
que les effets de la méthode de dramatisation sur effet, la méthode a longtemps été associée à l’idée
celle-ci. En effet, étant donné le caractère critique d’une procédure de découverte. Par exemple, tout le
de celle-ci, son refus radical de la représentation et Discours de la méthode de Descartes est la mise en
de ses modèles, l’individuation devra être est posée place de règles, d’une organisation de la pensée en
– par les concepts de singularité, d’hétérogénéité et vue d’une connaissance réglée par rapport à
de disparation en contraste avec les qualités de la quelque chose qui lui est externe et qu’elle a pour
représentation. Cela implique chez Deleuze, comme tache de découvrir11. Or, Whitehead dit que la
c’était déjà le cas chez Simondon lorsqu’il méthode loin d’être un procédé de découverte, est
développait sa théorie de l’individuation, un rejet de un procédé d’invention ou de construction.
l’être-individuel qui est au centre des qualités qu’il
attribue à la représentation. L’individuation dans Nous trouvons ici une première proximité avec la
Différence et Répétition ne vise pas et ne dérive pas méthode de dramatisation. Tout comme celle-ci, la
de l’individu mais de champs et de régimes méthode spéculative a, comme premier moment,
d’individuations, c’est-à-dire d’une réalité l’ambition de sortir la pensée d’une certaine
beaucoup plus large et plus constitutive que « image de la pensée ». Mais alors que Deleuze la
l’individu. A cela s’ajoute une seconde définit comme un recouvrement qui trouve son
conséquence : l’individuation n’est pas « objet de origine dans le sens-commun, Whitehead la pose
connaissance », ce qui reviendrait à la traduire comme la généralisation de certains facteurs de
comme objet conjoint de facultés ; elle l’expérience. Ce qui a entraîné l’idée que la
s’expérimente : nous ne savons pas comment philosophie avait affaire à une découverte, et
communiquent des systèmes disparates ni quels en qu’elle était essentiellement une connaissance, vient
sont les effets. Tout cela est question de rencontre non pas d’un sens-commun mais d’une valorisation
et d’évaluation immanente. Si bien que la théorie de abusive de la perception. La métaphysique, à
l’individuation entraîne une forme de pragmatisme laquelle Whitehead tente de se soustraire, est
ou d’empirisme que Deleuze appelle parfois essentiellement ce que nous proposerions d’appeler
supérieur, en référence à Schelling, et plus une métaphysique de la perception, et plus
généralement : empirisme transcendantal. La particulièrement de la vision. Ce dont nous héritons,
méthode de la dramatisation dessine les et qui est plutôt de l’ordre d’une aventure que d’une
coordonnées d’un empirisme qui ne serait plus la « nature » des concepts12, c’est de la généralisation
reproduction à un autre niveau de l’image de la
pensée, mais qui explorerait les conséquences d’une 11
Nous pensons bien évidemment aux Règles pour la
pensée sans image : pensée de l’individuation direction de l’esprit de Descartes, particulièrement la règle V
dégagée notamment de l’individu. qui décrit la méthode : « Nous la suivrons exactement, si
nous ramenons graduellement les propositions compliquées
et obscures aux plus simples, et si ensuite, partant de
l’intuition des plus simples, nous essayons de nous élever par
les mêmes degrés à la connaissance de toutes les autres »
LA MÉTHODE SPÉCULATIVE (R. Descartes, « Règles pour la direction de l’esprit » in
Oeuvres et lettres, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1953, p. 52).
12
Whitehead revient à plusieurs reprises sur les risques liés
Combes, Simondon: individu et collectivité: pour une à l’attribution d’une certaine orientation de la pensée à une
philosophie du transindividuel, Presses universitaires de nature des concepts. Dans Procès et Réalité¸il écrit : « Je
France, Paris, 1999. suis aussi largement redevable à l’égard de Bergson, de
10 William James et de John Dewey. L’une de mes
G. Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p. 356. préoccupations a été de soustraire leur type de pensée à

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de la vision. Il y aurait, dès les premiers moments intriquer le rapport entre l’ontologie et la
de la philosophie, notamment chez Aristote qui la perception, entre l’être et la vision14.
systématise, une alliance, une imbrication dont nous
Ce rapport entre vision et ontologie étant refusé,
ne sommes toujours pas sortis entre « ontologie » et
que reste-t-il pour la construction de ce savoir qui
« vision », comme si l’ontologie n’était que la
est l’objet véritable de la méthode ? Uniquement
transposition formelle d’une expérience courante et
des ressources imaginatives et abstraites. C’est ici
« préphilosophique » de la vision.
que la méthode se transforme et passe de critique à
Whitehead appelle cette expérience de la vision: la instaurative ; elle devient méthode de construction
perception immédiate. Elle est la d’abstractions. Et comme toute méthode elle répond
à un certain nombre de contraintes techniques
« perception familière du monde tel qu’il est au
moment présent. Celle-ci s’opère en projetant d’instauration ou de fabrication. Whitehead les
(dans l’univers) nos sensations immédiates, de distingue en deux groupes : empiriques (adéquation
manière à déterminer ce que sont pour nous les et applicabilité) et rationnelles (cohérence, logique
propriétés des entités physiques, contemporaines et nécessité). Ce qui nous parait important ici, c’est
de ces sensations. »13 que nous avons affaire exclusivement à la
construction, à la mise en œuvre, d’une abstraction,
Expérience photographique ou picturale. C’est une même les dimensions empiriques sont des
« présentation » instantanée du monde. Expérience contraintes techniques de l’abstraction. Et
naturelle chez certains organismes aux fonctions Whitehead donne le nom de schème d’idées à cette
hautement élaborées, mais expérience tout à fait abstraction produite par un « saut de
singulière dans l’ordre de la nature. Cette l’imagination ».
« perception immédiate » suppose tout un travail de
traduction, de simplification, d’abstraction, par Il s’agit là de l’exposé formel de la méthode
lequel la complexité de l’expérience, de ses spéculative. Lorsque Whitehead la met en œuvre, il
mouvements, de ses épaisseurs, de ses imbrications, construit le concept fondamental de Procès et
est transformée en un ensemble d’objets distincts, Réalité : le concept d’entité actuelle. Une entité
autonomes et sans épaisseur temporelle. actuelle est une pure abstraction spéculative ; elle
ne correspond à rien dans notre expérience. Si
Cette expérience est naturelle et légitime. Ce qui ne Whitehead les décrit comme des « objets
l’est pas, c’est d’avoir fait de ce qui était le plus microscopiques », il ne faut pas s’y tromper,
spécifique, le plus singulier dans l’ordre de microscopique ici ne veut pas dire plus ou moins
l’expérience, le modèle de toute réalité. C’est petit, ce n’est pas une échelle, c’est une qualité, un
d’avoir oublié toutes ses opérations de mode d’être, celui d’une abstraction, d’un artifice.
simplification, et d’avoir pensé que la vision, qui se Contrairement à la méthode dramatique, il ne s’agit
dégage de la présentation immédiate, était pas de s’insérer dans une réalité recouverte par la
effectivement une expérience première et simple, représentation, mais bien de construire de toute
qui pouvait être le modèle même de la réalité. En un pièce une abstraction sans référence directe au
mot, ce qu’il y a d’illégitime c’est la projection de « réel ». Comment Whitehead définit-il les entités
la vision sur le réel. Ainsi il y a bien, comme chez actuelles ? En plaçant au centre du problème de
Deleuze, une méthode critique ou généalogique, l’existence la même question que celle que nous
mais elle ne vise nullement à mettre en évidence le trouvions chez Deleuze, à savoir la question de
drame que suppose toute représentation, tout l’individuation. Certes, Whitehead n’utilise pas le
concept ; il s’agit simplement d’exprimer la terme « individuation », il lui préfère un terme plus
relativité de la perception, son caractère spécifique
et abstrait, et de dépister toutes les formes de 14
généralisations ontologiques qui en seraient Whitehead voit dans cette intrication entre perception et
ontologie la source d’une histoire de la métaphysique. La
produites. Ainsi s’ouvre pour cette méthode tout un philosophie moderne dans ses principales orientations, et
espace de construction visant principalement à dés- malgré l’apparence d’une rupture, aurait en fait repris
l’essentiel d’une orientation métaphysique dont une des
origines est la pensée d’Aristote. Nous rejoignons
entièrement D. R. Griffin lorsqu’il écrit que « la plupart des
difficultés de la philosophie moderne résultent, dans la
perspective whiteheadienne, de sa doctrine de la perception,
l’accusation d’anti-intellectualisme dont, à tort ou à raison, il de son ontologie, ou de la combinaison de ces deux
est l’objet » (A. N. Whitehead, Procès et Réalité, op. cit., p. doctrines » (D. R. Griffin "Whitehead et la philosophie
XII). constructiviste moderne" in L'effet Whitehead, op. cit., pp.
13 164-165).
A. N. Whitehead, La fonction de la raison et autres essais,
trad. fr. Philippe Devaux, Payot, Paris, 1969, p. 34.

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technique, plus précis : la concrescence. Cependant, interprétation. Voici la définition qu’il donne de
la concrescence est définie comme le passage de l’interprétation :
pluralité disjonctive à l’unité d’une nouvelle
« Par ‘interprétation’, je veux dire que tout ce
existence. Ce qui en d’autres mots signifie : passage dont nous sommes conscients, en tant qu’aimé,
de la pluralité de toutes les entités actuelles déjà perçu, voulu ou pensé, doit avoir le caractère
existantes à l’unité d’une nouvelle entité actuelle d’un cas particulier d’un schème général. »15
qui viendra s’ajouter aux autres entités. Il s’agit
bien d’un problème classique d’individuation : le On peut extraire deux choses de ce passage : tout
processus de la venue à l’existence. Cependant, d’abord qu’il n’y a pas de distinction entre ce qui
l’individuation dans Procès et Réalité diffère fait l’objet de l’expérience (ce qui est aimé, ce qui
radicalement de celle de Différence et Répétition. est voulu, etc.) et le mode de cette expérience
(penser, percevoir, vouloir, etc.). Tout est posé sur
Qu’est-ce qu’une entité actuelle ? Whitehead la le même plan de l’interprétation. Ensuite ce passage
définit comme une « substance individuelle », une de l’expérience vers un « cas particulier » est un
« res vera ». Le concept lui-même est forgé à partir passage qui vient en quelque sorte après. Ce qui est
d’entitas qui signifie quelque chose en tant qu’il premier, c’est l’expérience elle-même et non le
peut être envisagé comme une unité d’existence, et schème qui serait en quelque sorte en arrière fond
d’ « actus » qui signifie agir, faire, ou encore de cette expérience. La philosophie est toujours une
l’efficience. Mais « actus » est aussi la traduction activité seconde : elle part de l’expérience, invente
latine du grec « energeia » qui signifie une abstraction et y retourne sur un nouveau mode
« effectivité », « être-en-acte ». L’energeia chez qui lui permet de transformer les éléments de celle-
Aristote, c’est l’être-en-acte qui s’oppose à toute ci en « cas particulier » du schème16. L’approche
dunamis, à tout être en puissance. Aristote y voir le spéculative en tant qu’elle est interprétative, se
fondement de l’être-individuel. Si bien que la rapproche plutôt d’une activité d’enquête,
question de l’être-individuel est une question d’élucidation.
centrale pour définir les entités actuelles et que le
processus d’individuation peut être lu comme le « L’élucidation de l’expérience immédiate est
passage de la pluralité des êtres-individuels à un l’unique justification de la pensée; et le point de
nouvel être-individuel. Loin donc d’affirmer un départ de la pensée, c’est l’examen analytique
espace préalable, plus large, plus constitutif que des composantes de cette expérience. »17
l’être-individuel, espace des champs et des Ce que nous expérimentons, ce sont des
intensités, Whitehead voit le réel uniquement des événements, des durées, des persistances, des
individuations « provenant de » et « visant des » passages. La pensée de l’individuation construite au
êtres-individuels et ne requérant rien d’autre dans niveau du schème ne vise absolument pas une
leur fonctionnement. Les questions qui traversent adéquation (au sens classique du mot « adequatio »
procès et réalité sont plutôt : comment un individu qui signifie « être à l’image de » ou « ressembler
se constitue-t-il ? Comment en intègre-t-il d’autre ? à ») aux événements. Les qualités des entités
Quelles sont les puissances qui s’en dégagent ? actuelles sont presque opposées à celles des
L’abstraction est donc entièrement construite autour événements : d’un côté des devenirs et des
de l’individuation, ce qui signifie, inversement, que préhensions, de l’autre, des durées et des
l’individuation est une pure abstraction dans Procès extensions. Whitehead écrit d’ailleurs qu’une des
et réalité, une pure construction spéculative. La plus grandes erreurs aurait été de confondre les
question est dès lors de savoir quelle est la fonction entités et les événements. Cependant, la
de cette abstraction ? Pourquoi est-elle construite ? construction abstraite doit permettre de rendre
On comprend bien que la critique de la vision compte d’aspects importants des événements que le
obligeait Whitehead à favoriser une approche
abstraite des problèmes afin de résister à la
15
tentation d’une reproduction de l’expérience A. N. Whitehead, Procès et Réalité, op. cit., p. 45.
16
perceptive, mais quels sont les effets de cette Whitehead résume le mouvement de la méthode par une
abstraction ? que permet-elle ? En un mot : à quoi métaphore souvent commentée : « La vraie méthode de la
sert la pensée de l’individuation ? Le terme découverte est semblable au vol d’un avion. Elle part du
terrain de l’observation particulière, accomplit un vol dans l’air
qu’utilise Whitehead pour rendre compte de la éthéré de la généralisation imaginative et atterrit de nouveau
fonction du schème spéculatif et donc de la pensée pour une observation renouvelée que l’interprétation
de l’individuation est : « interprétation ». Le rationnelle a rendue pénétrante » (A. N. Whitehead, Procès et
Réalité, op. cit., p. 48.
schème ne vise nullement à dégager les principes 17
fondateurs et explicatifs du réel ; il vise uniquement Ibidem, p. 47.

à interpréter, à se rendre capable d’une

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plus couramment nous tendons à ignorer :


notamment l’extrême complexité par laquelle un
événement peut tenir et se prolonger, tout ce qu’il
requiert sous son apparente simplicité.
C’est pourquoi la méthode spéculative, comme la
méthode de dramatisation, est propre à un
empirisme qui ne cherche nullement à expliquer ou
fonder l’expérience – les entités en tant que telles
n’expliquent rien – mais à permettre une
interprétation sans cesse renouvelée de ce qui
importe à un moment déterminé dans cette
expérience. Dans la mesure où cette interprétation
passe par la construction d’une abstraction, nous
proposerions de l’appeler, par contraste, et non
opposition, notamment avec l’empirisme de
Deleuze, un empirisme spéculatif. Rappelons-en les
traits : tout d’abord, c’est une méthode qui
s’organise à partir de contraintes techniques de
fabrication d’un savoir ; ensuite, cet empirisme
s’organise autour d’une pensée de l’individuation
qui se constitue entièrement autour de la notion
d’existence individuelle, exprimée par le concept
d’entités actuelles ; enfin, cet empirisme répond à
une fonction : se rendre capable d’une interprétation
de l’expérience immédiate. C’est à l’intersection de
ces trois opérations que l’on peut véritablement
parler d’un empirisme spéculatif.

Concrescence 2005 Vol.6 pp. 30-36 ISSN 1445-4297 © Didier Debaise, 2005.

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