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JÉRôME ROSANVALLON : Pour guider cet entretien, je propose que nous passions en revue les plus
pertinents qualificatifs utilisables pour caractériser la philosophie de Deleuze et Guattari sous son
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1/ La première question que j’aimerais vous poser nous situe d’emblée au cœur des enjeux de ce
numéro : seriez-vous d’accord pour dire qu’avant Descola, avant Latour, avant l’établissement des
données scientifiques actuelles conduisant à parler d’« anthropocène », tout ce plan de pensée
commun dans lequel nous semblons baigner aujourd’hui comme une nouvelle évidence que la
dernière pandémie mondiale a d’ailleurs illustrée de façon si concrète (mais qui était tout sauf
évident il y a quarante ans), Deleuze et Guattari (bien plus que Deleuze seul) auraient les premiers
produit une « métaphysique de la nature-culture », c’est-à-dire une philosophie déployant une
idée de nature non située dans ce clivage, non opposée à la culture, l’histoire ou la société ?
P. MONTEBELLO : S’il y a sens à faire une métaphysique de la nature après Kant, c’est
précisément pour éviter deux écueils majeurs : ramener la nature à une constitution
transcendantale ou la réduire à un niveau physique ou biologique (naturalisation).
Schaeffer tombe dans le deuxième écueil, il naturalise la culture. Or, ce n’est pas du
tout l’enjeu des métaphysiques de la nature, il leur faut sortir du dilemme sujet/objet
et non pas s’y enfoncer. Descola voit bien que le problème du naturalisme occidental
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l’immense histoire occidentale du concept de nature qui, plus que tout autre mot
de cette histoire, contient en lui une puissance d’inclusion, d’immanence,
d’interconnexion des multiplicités, de conjugaison des différences. Ce faisceau
de propriétés excède tout naturalisme. On sait le rôle que Deleuze assignait à la
philosophie : investir les discours dominants, rejouer le sens des concepts contre
leur usage dominant. Pour penser le commun et les traductibilités collectives,
interculturelles, Latour en appelle à une période « postnaturelle », mais il semble
oublier que cette exigence de penser le commun est presque toujours passée en
Occident par les ressources mémorielles d’inclusion et d’appartenance propres
au concept de nature, y compris dans les métaphysiques de la nature auxquelles
se réfère Deleuze. Il me semble qu’il manque une incarnation (autre que
religieuse) à Latour, un ancrage dans la vie et le corps, qui l’obligerait à penser
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comme vous venez de le rappeler, ont aussi clairement préparé le terrain à l’écologie politique
dont Guattari est devenu à partir des années quatre-vingt l’un des fondateurs et théoriciens
(notamment avec Les Trois écologies, Galilée, 1989). Or curieusement il n’est fait aucune
mention théorique, même allusive, à l’écologie politique dans QPh qui accomplit pourtant
jusqu’au bout ce dépassement nature-culture ou nature-pensée et contient encore, comme leurs
précédentes collaborations, notamment dans « Géophilosophie », nombre d’analyses anticipant
de futures évolutions politiques. Comment expliquez-vous ce fait ?
P. MONTEBELLO : C’est vrai, il n’y a pas trace d’écologie politique dans MP ni QPh. La
raison me semble profonde. Le politique et la pensée sont inséparables pour Deleuze
et Guattari. On ne change pas de politique sans que ne s’opère en même temps une
transformation complète de notre rapport au monde, sans une vraie mutation des
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elles différent en tous les sens. Il ne s’agit pas d’instaurer une unité, un Tout, une
totalité, un principe, il s’agit de dire que le multiple communique, que les
différences s’entre-expriment, que le monde n’est pas un chaos mais un régime de
co-expression, co-participation. La nature est pluri-dimensionnelle comme l’a
montré Simondon : matière / cristal, vivant, psychique, culture sont des modes
d’expression différents imbriqués les uns dans les autres, et ils ne peuvent donc être
sans rapports les uns aux autres. Il s’agit de penser ces rapports par tous les moyens
possibles, à l’aide de toutes les disciplines possibles. Simondon l’a fait lui-même en
proposant de penser la nature comme une cascade d’individuations qui irait en
enveloppant chaque dimension par une dimension plus large, en faisant participer
l’individu à des régimes d’individuation toujours plus amples. Il s’est servi de la
biologie, de la physique thermodynamique, de la psychologie, de l’éthologie, etc. Il
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c’est « l’unité vivante » qui traverse le cosmos et apparente tous les rythmes de
durée. J’appelle pensée cosmomorphe toute pensée qui saisit cette entre-expression
des différences, qui renonce au monisme indifférencié comme à l’Un transcendant,
au matérialisme comme à l’idéalisme, pour se placer dans un plan univoque
nécessairement cosmologique où l’homme ne peut plus apparaître que comme
consonant avec d’autres processus et non plus comme exception totale. Selon moi,
penser de manière cosmomorphe, c’est construire un plan de nature illimité, qui
fasse communiquer les différences au lieu d’y introduire des coupures, des rigidités,
des segmentarités, des oppositions. C’est ce qu’a fait Bergson avec la durée, c’est ce
qu’a fait Nietzsche avec la volonté de puissance, avec cette coupe magistrale de la
nature qui concerne physique, biologie, anthropologie, cultures… Il redonne sens à
la Terre comme puissance immanente de création qui traverse tous les champs. On
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comme donnés et une immanence que l’on pourrait qualifier par contraste de « dynamique »
visant à rendre compte de la genèse des choses, de toute chose, sans ne laisser subsister aucun
donné, c’est-à-dire aucune extériorité au plan.
coup : « l’être est égal pour toutes les choses mais elles-mêmes ne sont pas égales »
(Dr, p. 53). Et, chez les contemporains, y compris Latour et Badiou, on ne voit pas
très bien en quoi les choses sont foncièrement inégales, on ne voit pas ce qui
explique leur inégalité, leur être propre.
L’autre composante de l’univocité, c’est la communication entre ces
différences. À chaque fois, c’est la question de la compossibilité des différences qui
met en branle les rouages de l’univocité, cette machinerie égalisatrice. Ainsi pour
Duns Scot, la tension fini / infini. Aux XIIIème et XIVème siècles, une nouvelle entité
mathématique fait irruption : l’infini en acte. Cet infini n’est plus l’illimité mais ce
qui est sans rapport à la limite parce qu’il contient en lui actuellement toute
perfection (infini en magnitude, infini intensif). C’est du coup le rapport entre infini
et fini qui devient un problème majeur : qu’est-ce que le fini dans l’infini ? Duns Scot
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vivant ? Comment refaire une nature où le vivant ne serait plus ce qui s’oppose au
pré-organique, l’esprit ce qui s’oppose au corps, la volonté ce qui s’oppose à
l’inerte, l’homme ce qui s’oppose à la Terre, la pensée ce qui s’oppose à la vie ? La
volonté de puissance inventera son plan d’immanence et d’univocité, la Terre
comme unique plan de communication des différences.
Deleuze et Guattari tirent des leçons de ces pensées antérieures. Ils sont
intéressés par la puissance d’une pensée qui jamais ne s’exerce à vide, abstraitement,
qui au contraire fait effort pour tracer le plan de compénétration des différences
réelles. Chez eux, la pensée n’anticipe pas le réel, elle répond à des problèmes qui
surgissent dans la confrontation au réel. La plupart des ontologies réalistes sont, à la
suite de Badiou, des dispositifs formalistes qui prétendent déduire le réel au lieu d’en
subir l’impact. Il y a dans le réalisme spéculatif une tendance logicienne évidente,
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monde. Mais il n’est pas convaincu. Il pressent qu’on perd le rapport de la conscience
au monde de deux façons. Soit parce que la conscience annexe le monde, soit parce
que le monde annexe la conscience. Le naturalisme et le psychologisme sont les deux
dangers de la philosophie, et plus encore les deux écueils de la phénoménologie.
Husserl n’a cessé de le dire, Deleuze ne manque pas de le souligner aussi. Dans le
cadre de la bifurcation de la nature, il est difficile d’éviter de tout ramener à un
naturalisme sans dimension mais il est aussi difficile d’éviter de tout ramener à un
psychologisme sans profondeur externe (ou à une constitution transcendantale qui
absorbe le monde). Et de toute manière, ce n’est pas la conscience qui intéresse
Deleuze et Guattari, trop personnelle, trop subjective, mais la pensée.
Pourquoi Deleuze a-t-il besoin de l’opération du tissage qui a une si longue
histoire dans la littérature occidentale (sa référence fréquente au tissage platonicien) ?
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monadique de l’âme est la condition de son être pour le monde, il ne voit pas que le
monde doit être tissé avec l’âme et l’âme avec le monde. Heidegger finira par
rabattre le Dasein sur l’être, sur la diction de l’être comme s’il ne réussissait pas à
sauvegarder le constructivisme de la pensée, ni même la méthode de pliage lorsqu’il
lui faut rapporter le dehors au-dedans et le dedans au-dehors. De même Merleau-
Ponty. Avec son chiasme et son entrelacs, avec sa réversibilité charnelle, il dissémine
l’intentionnalité dans le visible, il ne rompt pas le cercle subjectif, il l’étend. Tous
deux manquent le tissage, le pliage d’une condition sur l’autre. Le pli de tissage ne
sera ni l’entrelacs, ni le chiasme de Merleau-Ponty, ni le pli de l’être et de l’étant de
Heidegger. Tout cela n’est pas sans faire penser à l’objection que Jacobi adresse à
Fichte. Dans sa célèbre Lettre du 21 mars 1799, Jacobi déplore : Fichte ne sait pas
tisser, il prétend tisser le Moi avec le monde réel, par aller et retour du fil, mais il
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qui n’est finalement qu’une autre lignée métaphysique… Comment résumeriez-vous les enjeux
et la logique générale de cette lignée : est-ce dans son désir de rendre non seulement à nouveau
possible mais même nécessaire la pensée de l’absolu ? Est-ce un nouveau statut donné à la
connaissance ?
absolu un être fixe, dont on prendrait une vue de surplomb, externe, comme avec
une caméra, car le monde se donne variablement, de manière toujours située,
impliquée, en tension. On aurait plutôt une sorte de perspectivisme nouveau,
pluriel, des mondes multiples, autant de connexions vitales, de manières de faire
monde.
Mais ce perspectivisme réclame lui-même l’établissement d’un plan
d’immanence, une coupe de la nature, qui donne la loi des perspectives, l’horizon
absolu d’où elles émergent. C’est ce que font tous ces auteurs, Bergson érige un plan
de durée qui fait communiquer les rythmes de durée, Nietzsche un plan de puissance
qui fait communiquer les volontés de puissance, Tarde un plan psychomorphique qui
fait communiquer les réalités monadiques, Ruyer un domaine de survol qui traverse
atome, cellule, vivant… On le voit, l’absolu n’est plus de même nature que dans la
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P. MONTEBELLO : QPh est un immense effort pour se détacher des deux dangers de la
philosophie contemporaine : l’absolu superlatif classique, l’absolu de conscience
kantien et leurs dérivés contemporains (esprit absolu de Hegel, mathématisme,
logicisme, ontologies réalistes, naturalismes…). Mais aussi pour se détacher de tout
absolu exclusif, d’exclusion. Ils ont fait de l’absolu un tissage, un pli, un tissu, et non
pas un réel premier, un fondement, un sol. Leur absolu est fragile, précaire, c’est une
exigence plus qu’une chose.
Si l’on veut comprendre comment est née cette exigence d’absolu, et
pourquoi elle est si fragile, il faut revenir à la naissance de la philosophie exposée
dans « Géophilosophie ». Pure contingence de son surgissement. Pour Deleuze et
Guattari, la naissance de la philosophie n’a dépendu ni de conditions externes
historiques, ni de conditions internes spirituelles. Il y eut des conditions prises dans
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J. ROSANVALLON : Ils affirment aussi dans cet ouvrage que la philosophie (c’est-à-dire au
final le plan d’immanence) donne consistance au chaos (comme le font la science et l’art par
leurs plans respectifs qui sont donc, par l’opération de réversibilité ou de tissage que vous venez
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