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Entretien avec Pierre Montebello

Réalisé par Jérôme Rosanvallon


Dans Rue Descartes 2021/1 (N° 99), pages 85 à 111
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.099.0085
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entretien avec Pierre Montebello

Réalisé par Jérôme Rosanvallon

JÉRôME ROSANVALLON : Pour guider cet entretien, je propose que nous passions en revue les plus
pertinents qualificatifs utilisables pour caractériser la philosophie de Deleuze et Guattari sous son
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versant métaphysique ou ontologique (ces deux termes opposés par heidegger, Levinas et dans bien
d’autres traditions me semblant interchangeables dans leur cas) et déterminer ainsi sa spécificité, sa
lignée propre et sa logique fondamentale. Je souhaiterais ainsi vous interroger successivement sur :
1/ leur éventuelle « philosophie de la nature » ou encore « naturalisme » ;
2/ le caractère central de « l’immanence » et d’abord corrélativement de « l’univocité » ;
3/ enfin leur lignée « non-cartésienne » et/ou « non-kantienne » et le nouveau rapport à
l’absolu qu’ils établissent.

1/ La première question que j’aimerais vous poser nous situe d’emblée au cœur des enjeux de ce
numéro : seriez-vous d’accord pour dire qu’avant Descola, avant Latour, avant l’établissement des
données scientifiques actuelles conduisant à parler d’« anthropocène », tout ce plan de pensée
commun dans lequel nous semblons baigner aujourd’hui comme une nouvelle évidence que la
dernière pandémie mondiale a d’ailleurs illustrée de façon si concrète (mais qui était tout sauf
évident il y a quarante ans), Deleuze et Guattari (bien plus que Deleuze seul) auraient les premiers
produit une « métaphysique de la nature-culture », c’est-à-dire une philosophie déployant une
idée de nature non située dans ce clivage, non opposée à la culture, l’histoire ou la société ?

PIERRE MONTEBELLO : Il semble que le concept de nature ait subitement vieilli. Il y a


aujourd’hui une profonde remise en cause du concept de nature qui traverse
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l’anthropologie de Descola ou la sociologie de Latour. À première vue, tout cela contraste


avec l’attachement de Deleuze et Guattari au concept de nature dont ils font un usage
varié et profond. Mais y-a-t-il de si grandes différences entre Deleuze et Guattari et ce qui
se dit aujourd’hui ? Si l’on entend par nature le naturalisme moderne qui naît au moment
galiléo-cartésien, à savoir le dualisme matière / esprit qui sécrète anthropocentrisme,
opposition sujet / objet, séparation des esprits de la totalité de la nature, alors très
certainement, Deleuze et Guattari ont opéré cette critique bien avant ce nouveau
moment critique : ils ont vu que le naturalisme n’est pas un bon modèle pour forger un
concept de nature. C’est ce qui explique leur profond intérêt pour les métaphysiques de
la nature, en particulier Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Bergson, Simondon. Avec ces
métaphysiques, ce qui est en jeu, c’est une répartition des êtres qui surmonte les
dualismes et les oppositions, l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme, la rupture
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nature / culture, corps / esprit, nature / artifice. Il faudrait penser un plan qui fasse
communiquer les êtres dans leur différence même. C’est ce qu’ils appellent « plan de
nature ». On remarquera l’incroyable insistance sur ce plan de nature dans MP et QPh.
Mais il faut dire tout de suite que ce plan de nature n’a rien de naturel, il relève d’une
puissante construction philosophique, il faut beaucoup d’invention, de folie, de sens des
passages et des métamorphoses pour réussir à tracer un plan qui fasse communiquer ce
qu’on juge en général incompatible, sphère anthropomorphe, vie, matière. À ce titre,
« Géologie de la morale » dans MP est un morceau d’anthologie dans les écrits de Deleuze
et Guattari, un texte extrêmement inventif qui renvoie les différences entres strates de la
nature (physico-chimique, organique, anthropomorphe) à des variations de relation et
non à des différences irréductibles de nature. Si bien qu’on pourrait dire en effet qu’ils
ont lancé les concepts essentiels pour ce renouveau de la pensée de la nature. Ils ne
parlent certes pas encore d’anthropocène, mais nous donnent des outils incomparables
pour penser ce rapport des êtres entre eux, pour voir dans la Terre un processus créateur
collectif, pour comprendre que nous, humains, sommes liés à un ensemble de non-
humains avec lesquels nous consistons, sans que rien ne nous oppose à eux
essentiellement : « Il n’y a pas de biosphère, de noosphère, il n’y a partout qu’une seule et
même Mécanosphère » (MP, p. 89).
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Dans Métaphysiques cosmomorphes. La fin du monde humain (Les Presses du réel,


2016), j’ai tenté de montrer l’actualité du concept de « plan de nature » dans les
débats contemporains. J’ai voulu opposer la construction d’un plan de nature
illimité par Deleuze et Guattari à une pensée de la finitude qui ne cesse de
reproduire des limites dans la saisie des êtres ou de vouloir anticiper le réel par des
procédures formelles. À mon avis, Deleuze et Guattari sont les pionniers d’une
conception de la nature foncièrement inclusive, multiple, différentielle, non
anthropomorphique. Les débats sur le statut des animaux, les territoires animaux, la
place des non-humains, le sens de la Terre, l’enchevêtrement des êtres leur doivent
énormément. Tracer un plan de nature, c’est conjuguer les différences dans un
commun apparentement, dans une secrète parenté, dans un creuset ontologique qui
embrasse matière, vie et humains, et cela nous le devons à Deleuze et Guattari. La
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nature n’est pas ici le nom d’une chose mais cette exigence incessante de
composition des êtres. On peut nommer cette composition inter-êtres aussi bien
monde, Terre, Gaïa, Physis, comme le souhaite Bruno Latour, mais à condition de ne
pas perdre la puissance inclusive et différentielle qui est sa marque. Pour ma part, je
pense tout de même que seul le concept de Nature manifeste, dans notre histoire, ce
plan inclusif inter-différentiel.

J. ROSANVALLON : Le terme de naturalisme n’a-t-il pas cependant lui-même de multiples sens


et usages contradictoires ? Si Descola l’utilise en effet pour désigner le « grand Partage » propre
à l’Occident, « cette idée surgie en Europe il y a quelques siècles que les non-humains existent
dans une sphère séparée des humains où ils constituent une ressource illimitée », le terme peut
aussi servir à désigner la résorption de la culture dans la nature et être alors interprété comme
une tentative de biologisation ou naturalisation de la culture. C’est notamment l’optique d’un
Jean-Marie Schaeffer dans La Fin de l’exception humaine (Gallimard, 2007) et plus
généralement de tout un pan de la philosophie anglo-saxonne depuis Quine. Enfin, et c’était
déjà le sens du naturalisme de Lucrèce selon Deleuze, le terme peut désigner le refus du mythe,
de la superstition, de toute transcendance (« ce qui s’oppose à la nature n’est pas la culture, ni
l’état de raison, ni même l’état civil mais seulement la superstition », SPE, p. 249). Serait-ce
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ainsi selon vous un contre-sens de parler du naturalisme de Deleuze et Guattari ? Cette


désignation n’implique-t-elle pas aussi une façon de revendiquer l’unicité de la nature contre
tous les arrières-mondes, la « fidélité à la terre » contre toutes les transcendances illusoires
comme le rappelle la belle monographie que vous venez de consacrer à nietzsche (Nietzsche.
Fidélité à la Terre, CnrS, 2019) ?

P. MONTEBELLO : S’il y a sens à faire une métaphysique de la nature après Kant, c’est
précisément pour éviter deux écueils majeurs : ramener la nature à une constitution
transcendantale ou la réduire à un niveau physique ou biologique (naturalisation).
Schaeffer tombe dans le deuxième écueil, il naturalise la culture. Or, ce n’est pas du
tout l’enjeu des métaphysiques de la nature, il leur faut sortir du dilemme sujet/objet
et non pas s’y enfoncer. Descola voit bien que le problème du naturalisme occidental
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est de rendre impossible un grand « continuum social brassant humains et non
humains ». Ce naturalisme est un dualisme qui conjugue monisme naturaliste et
relativisme culturaliste, monde et sujets, esprits anthropomorphes et corps
uniformes. Dans cette cosmologie dualiste, le surnaturel est un effet du naturalisme,
il fonctionne avec lui, il en est une composante. Mais quand Descola invoque des
« esprits rebelles » à ce Grand Partage, c’est pour nommer Condillac, La Mettrie,
Haeckel. Ce sont des monistes, monisme de la sensation ou monisme mécanistique.
Pour Descola, il est manifeste que monisme s’oppose à dualisme. Alors que pour les
métaphysiques de la nature, monisme et dualisme ont la même racine. Même s’il
insiste sur le fait que la culture occidentale n’a pas manqué d’oppositions à ce
« dogme dominant », pas une fois Descola ne cite les métaphysiques non naturalistes
de la nature qui sont pourtant nombreuses aux XIXème et XXème siècles. Il en va
comme si la domination du kantisme et de la phénoménologie les avait rendues
invisibles jusqu’à aujourd’hui encore. C’est sans doute l’un des aspects les plus
intéressants de l’œuvre de Deleuze : leur avoir redonné la parole (Ravaisson,
Nietzsche, Tarde, Bergson, Whitehead…). J’ai voulu, à sa suite, marquer les
profondes convergences de ces métaphysiques de la nature dans leur double refus du
naturalisme et du transcendantalisme, du matérialisme et de l’idéalisme.
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Le naturalisme dont parle Descola n’est que le pendant épistémologique du


concept de nature, c’est le modèle des savants, il le dit lui-même, ce modèle occupe
une « fonction rectrice dans l’organisation des sciences » (et sans doute aussi par
conséquent dans la constitution de ce régime ontologique général et dualiste que
n’ont pas adopté les autres peuples). Il était inévitable qu’il dérive en monisme
scientiste : une fois acceptée l’idée que la matière est universelle, il ne reste qu’un
pas à faire pour absorber aussi l’esprit dans la matière, remarquait Maine de Biran.
Reste que ce modèle laisse de côté toute une part de la biologie et de la philosophie,
mais aussi de la culture populaire sous ses formes vitaliste, animiste, magnétique,
zoomorphe, etc. Comme le dit Latour, nous n’avons jamais été modernes, nous ne
nous sommes jamais conformés à ce schéma, il a été dominant mais il a laissé
d’autres pratiques essaimer sous lui. Le naturalisme n’est ainsi qu’une partie du
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spectre de la pensée de la nature en Occident. De fait, le continuum ontologique que
développent ces métaphysiques de la nature sort du cadre de cette cosmologie
dualiste. Il est profondément univoque, transverse. Il nous rapproche bien davantage
des cosmologies animistes sans être pourtant de même nature : c’est en ce sens qu’il
aura aussi rendu possible un dialogue entre métaphysiques occidentales et
« métaphysiques cannibales » (Viveiros de Castro).
C’est pourquoi parler de naturalisme à propos de ces métaphysiques de la
nature et tout particulièrement à propos de Deleuze est à mon avis un contre-sens :
la nature n’est pas un donné primitif, physique ou biologique, elle ne relève pas d’un
monisme qui rabat toutes les différences sur l’une d’entre elles, elle est
l’intersection des êtres, la diagonale des êtres, ce que nous avons toujours à penser à
partir de l’apport de l’ensemble des autres sciences, sans tomber dans aucune
exceptionnalité humaine, aucune positivité absolue, aucun fond, aucune origine
ancestrale, aucune Terre vestigiale. Le modèle dualiste des Modernes est opérant
scientifiquement mais pas ontologiquement parce qu’il crée des coupures, des
ruptures, des failles, des lézardes au sein de la nature. Par méthode, la science réduit
toutes les choses à un même plan de référence, mais celui-ci ne cesse de bifurquer en
tous sens (matière/organique, organique/psychique…), c’est un plan sans unité,
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plein de « trous, coupures, ruptures » (QPh, p. 117). Alors que la métaphysique de la


nature veut décrire le monde du point de vue de tous les êtres, trouver ce qui les
rapporte les uns aux autres. Elle tient absolument compte des différences, elle ne les
annule pas, il s’agit plutôt de penser comment elles font monde. Il était inévitable
que la pensée de la nature ait eu pour ennemi premier le naturalisme, cette manière
de rabattre toutes les différences sur un seul plan indifférencié, physique ou
biologique. On ne pense pas les différences en les réduisant les unes aux autres.
C’est tout le contraire, il faut réussir à les articuler sans les confondre. C’est en cela
que nous avons besoin à chaque moment de forger une nouvelle image de la nature
plus compréhensive, plus intégrative, tout en étant plus respectueuse de chaque
différence.
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J. ROSANVALLON : Il est frappant de constater l’arrivée du concept de nature dans le nouveau
programme de philosophie de terminale au moment même où celui de culture disparaît – comme
une façon d’inviter les professeurs à interroger ce dualisme ou à y échapper ? Si vous expliquez
bien l’usage non dualiste ni réductionniste que font Deleuze et Guattari de ce concept, comment
expliquer son rejet par Latour depuis Politiques de la nature (La Découverte, 1999) ?
Pourquoi est-il selon lui synonyme de stérilité politique ?

P. MONTEBELLO : C’est paradoxal : la notion de nature fait son retour académique


au moment où elle est le plus critiquée. Si j’ai défendu l’usage du concept de
nature par Deleuze contre Latour (dans « Nature et attachement à la Terre »,
Revue philosophique de Louvain, mai 2019), c’est que ce dernier ne s’intéresse au
fond qu’à son versant épistémologique (dualisme), il ne voit pas du tout son sens
métaphysique qui irradie et innerve une part de la culture occidentale. Il entend
contrer un discours dominant, celui du naturalisme moderne, mais il puise lui-
même aux sources d’un discours plus souterrain qui englobe les métaphysiques
de la nature (Tarde, Whitehead, Deleuze…). Le meilleur moyen d’agir sur la
nature serait-il d’abandonner le concept de nature à son sort naturaliste ? Je ne le
crois pas. Je pense plutôt que tout discours est situé et que nous nous situons dans
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l’immense histoire occidentale du concept de nature qui, plus que tout autre mot
de cette histoire, contient en lui une puissance d’inclusion, d’immanence,
d’interconnexion des multiplicités, de conjugaison des différences. Ce faisceau
de propriétés excède tout naturalisme. On sait le rôle que Deleuze assignait à la
philosophie : investir les discours dominants, rejouer le sens des concepts contre
leur usage dominant. Pour penser le commun et les traductibilités collectives,
interculturelles, Latour en appelle à une période « postnaturelle », mais il semble
oublier que cette exigence de penser le commun est presque toujours passée en
Occident par les ressources mémorielles d’inclusion et d’appartenance propres
au concept de nature, y compris dans les métaphysiques de la nature auxquelles
se réfère Deleuze. Il me semble qu’il manque une incarnation (autre que
religieuse) à Latour, un ancrage dans la vie et le corps, qui l’obligerait à penser
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notre existence comme une immersion dans des relations plus vastes, plus
enchevêtrées. La situation du vivant est invariablement le point de départ des
philosophies de la nature du XIXème siècle. On ne part plus du cogito mais du
vivant, et tout de suite on bascule vers un plan infiniment plus large que soi, vers
une histoire infiniment plus longue que soi, plus variée, plus colorée, vers un plan
d’inclusions réciproques qu’il faut penser. C’est ce que Deleuze retient de
Whitman :
La Nature n’est pas forme mais processus de mise en relation : elle invente une
polyphonie, elle n’est pas totalité mais réunion, « conclave », « assemblée plénière ». La
nature est inséparable de tous les processus de commensalité, convivialité, qui ne sont
pas des données préexistantes mais s’élaborent entre vivants hétérogènes de manière à
créer un tissu de relations mouvantes, qui font que la mélodie d’une partie intervient
comme mélodie d’une autre (l’abeille et la fleur). Les relations ne sont pas intérieures à
un Tout, c’est plutôt le tout qui découle des relations extérieures à un tel moment et qui
varie avec elles (CC, p. 79).

J. ROSANVALLON :Whitman comme ses contemporains et amis Emerson et thoreau font


justement partie des sources fondatrices de la pensée écologique. Avec MP, Deleuze et Guattari,
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comme vous venez de le rappeler, ont aussi clairement préparé le terrain à l’écologie politique
dont Guattari est devenu à partir des années quatre-vingt l’un des fondateurs et théoriciens
(notamment avec Les Trois écologies, Galilée, 1989). Or curieusement il n’est fait aucune
mention théorique, même allusive, à l’écologie politique dans QPh qui accomplit pourtant
jusqu’au bout ce dépassement nature-culture ou nature-pensée et contient encore, comme leurs
précédentes collaborations, notamment dans « Géophilosophie », nombre d’analyses anticipant
de futures évolutions politiques. Comment expliquez-vous ce fait ?

P. MONTEBELLO : C’est vrai, il n’y a pas trace d’écologie politique dans MP ni QPh. La
raison me semble profonde. Le politique et la pensée sont inséparables pour Deleuze
et Guattari. On ne change pas de politique sans que ne s’opère en même temps une
transformation complète de notre rapport au monde, sans une vraie mutation des
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schèmes directeurs de notre façon d’être au monde. Jamais, pour Deleuze, la pensée
n’est coupée de l’agir. La pensée est immédiatement pratique et politique. Deleuze a
retenu cela de Spinoza : les grandes théories de l’éthique sont inséparables de
pratiques renouvelées, de nouvelles propositions éthiques. En ce sens, penser, c’est
agir. La pensée qui s’appuie sur la vie « dépasse les limites que lui fixe la vie », se
donne pour tâche « d’inventer de nouvelles possibilités de vie ».
L’action politique est indissociable de l’érection d’une nouvelle image de la
nature. Deleuze voyait en Lucrèce celui qui avait su créer une nouvelle image de la
Nature pour faire front à la superstition. Nous modernes, nous avons plutôt à
combattre l’effondrement de toute pensée cosmologique : « Quand j’entends les
contemporains se plaindre d’être seuls, je sais ce qui est arrivé. Ils ont perdu le
cosmos » écrivait D.H. Lawrence dans Apocalypse (Desjonquères, 2002, p. 74 csq)
ouvrage que Deleuze aimait tant. L’infléchissement moderne du concept de nature
vers le naturalisme est le signe de ce désastre cosmologique et écologique. Deleuze
et Guattari ne font jamais l’impasse sur les forces de déterritorialisation du
capitalisme, les flux mortifères, les coupures anthropocentriques (« L’homme se
présente comme une forme d’expression dominante qui prétend s’imposer à toute
matière […] La honte d’être un homme y-a-t-il une meilleure raison d’écrire ? »
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(CC, p. 11), les postulats d’exceptionnalité humaine, ces manières sèches de se


couper des autres êtres, de ne plus avoir de monde. J’ai voulu montrer dans Deleuze,
esthétiques – la honte d’être un homme (Les Presses du réel, 2017) que l’enjeu de l’art
selon eux est de lutter contre ces forces de destruction du monde, que sa puissance
propre est d’inventer sans cesse de nouvelles possibilités de monde, de nouvelles
manières de faire monde, de croire au monde. Les premiers, ils nous montrent ainsi
que nous avons à retisser un cosmos pour refaire de l’écologie, à penser de manière
cosmomorphe pour penser de manière écomorphe. Nous devons réinventer une
nature illimitée pour répondre au monde anthropomorphe limité et solipsiste. C’est
en ce sens que la pensée de la nature est directement écologique et politique, elle
transforme de fond en comble les rapports entre humains et non-humains, elle
modifie notre responsabilité envers les non-humains (écrire en sympathie, parler en
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sympathie, non à la place de, mais avec), nous propulse dans de nouvelles
pragmatiques de la Terre, des nouvelles manières de faire consister la Terre. Si bien
qu’on peut dire qu’il n’y a pas d’écologie politique sans que soit érigée une nouvelle
image de la nature.

J. ROSANVALLON 2/ Passons au concept qui est au cœur de QPh, l’immanence, dont la


philosophie a pour but selon Deleuze et Guattari de penser et d’instaurer l’absoluité et qui est
lié à cet autre concept déjà théorisé par Deleuze seul, celui d’univocité. Dans Métaphysiques
cosmomorphes, vous insistez sur l’importance de l’univocité pour comprendre MP. Mais ne
confond-on pas souvent univocité et unité, c’est-à-dire finalement unicité et unité ? n’affirme-
t-on pas avec l’univocité une communauté de tous les étants (ou non-étants…), donc l’unicité
du monde, de la nature, du plan, etc. sans nullement défendre leur unité ou unifiabilité ?
n’était-ce pas déjà la formule de Spinoza : une substance unique non unifiable puisque ne
s’exprimant qu’en une infinité d’attributs et de modes ?

P. MONTEBELLO : J’ai en effet défendu (notamment dans Deleuze. La passion de la


pensée, Vrin, 2008) l’idée que l’univocité est centrale chez lui, chez eux. C’est une
thèse ontologique forte, puissante : les différences se disent en un seul sens même si
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elles différent en tous les sens. Il ne s’agit pas d’instaurer une unité, un Tout, une
totalité, un principe, il s’agit de dire que le multiple communique, que les
différences s’entre-expriment, que le monde n’est pas un chaos mais un régime de
co-expression, co-participation. La nature est pluri-dimensionnelle comme l’a
montré Simondon : matière / cristal, vivant, psychique, culture sont des modes
d’expression différents imbriqués les uns dans les autres, et ils ne peuvent donc être
sans rapports les uns aux autres. Il s’agit de penser ces rapports par tous les moyens
possibles, à l’aide de toutes les disciplines possibles. Simondon l’a fait lui-même en
proposant de penser la nature comme une cascade d’individuations qui irait en
enveloppant chaque dimension par une dimension plus large, en faisant participer
l’individu à des régimes d’individuation toujours plus amples. Il s’est servi de la
biologie, de la physique thermodynamique, de la psychologie, de l’éthologie, etc. Il
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faut bien arriver à un moment à penser le commun ontologique dans ces processus
disparates, sans quoi on ne pense pas ce monde.
La plupart des lecteurs de Deleuze et Guattari ne voient pas le sens de
l’univocité que leurs ouvrages n’ont pourtant cessé de célébrer. Ils préfèrent voir
chez eux une sorte de théorie du chaos, un éparpillement généralisé. Ou à l’inverse,
comme Badiou, ils confondent en effet unité et univocité, ils croient que Deleuze
réintroduit l’Un platonicien et plotinien, alors qu’il redonne au multiple une
puissance de cohésion. Badiou fait comme Leibniz devant Spinoza, il fait mine de ne
pas comprendre le sens de l’un-multiple. Ni Un intégrateur, ni multiple
fantomatique, l’univocité entend pourtant dire que le multiple a puissance de
cohésion, qu’il est une réalité agissante. Dans l’univocité seulement, le multiple
acquiert une puissance réelle qui est aussi une puissance d’expression : un cristal,
c’est un multiple qui s’invente par accroissement, un vivant, c’est un multiple qui
acquiert une dimension nouvelle, etc. Le plan de nature, c’est l’ensemble de ces
multiplicités différentielles saisies dans leur puissance d’invention, c’est donc
nécessairement un plan univoque. L’univocité est indissociable d’une théorie des
multiplicités : la multiplicité des vivants, la multiplicité musicale, la multiplicité des
désirs, etc. n’appellent pas la même univocité ou la même composition, mais
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réclament un même respect de la consonance du multiple. Le plan d’immanence et


d’univocité vise alors à recouper l’ensemble des multiplicités :
Dresser un plan d’immanence tracer un plan d’immanence, tous les auteurs dont je
me suis occupé l’ont fait […]. L’Abstrait n’explique rien, il doit lui-même être
expliqué : il n’y a pas d’universaux, pas de transcendants, pas d’Un, de sujet (ni
d’objet), de Raison, il n’y a que des processus, qui peuvent être d’unification, de
subjectivation, de rationalisation, mais rien de plus. Ces processus opèrent dans des
« multiplicités » concrètes, c’est la multiplicité qui est le véritable élément où
quelque chose se passe (P, p. 199).
Le multiple ne peut précisément pas être un multiple numérique, homogène,
mathématique, comme le croit Badiou. On n’engendre rien avec un tel multiple.
Quand Bergson invoque par exemple la durée, ce n’est pas du tout une
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proposition abstraite, c’est une opération univoque. Le premier effet de l’univocité
est de rendre le multiple hétérogène communicable (matière, vie et esprit). Du
coup, tout se met à communiquer, esprit et corps, nature et culture, temps et
espace, toutes les dualités s’évanouissent et ne sont plus que des rythmes de durée
différents. La nature se peuple, nous recommençons à nous replacer en elle, nous ne
sommes plus comme un écolier séparé, mis au piquet « dans un coin du monde »
nous dit Bergson.

J. ROSANVALLON : Pourquoi privilégiez-vous, quant à vous, le concept de monde pour désigner


cette fonction d’univocité, donc de communauté ou unicité des multiplicités ? Et quelle est l’idée
générale de la « pensée cosmomorphe » que vous défendez ?

P. MONTEBELLO : Le second effet de l’univocité est de nous contraindre à penser de


manière cosmomorphe en opérant un puissant décentrement. Dans Essai sur les
données immédiates de la conscience, Bergson part du moi, de l’esprit, et découvre de
livre en livre que ce n’est pas le monde qui est anthropomorphe, mais l’esprit qui est
cosmomorphe : l’homme a la même forme que le cosmos, il est un moment d’un
processus qui a partout la même teneur créatrice, le temps. Ce qu’il finit par penser,
96 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

c’est « l’unité vivante » qui traverse le cosmos et apparente tous les rythmes de
durée. J’appelle pensée cosmomorphe toute pensée qui saisit cette entre-expression
des différences, qui renonce au monisme indifférencié comme à l’Un transcendant,
au matérialisme comme à l’idéalisme, pour se placer dans un plan univoque
nécessairement cosmologique où l’homme ne peut plus apparaître que comme
consonant avec d’autres processus et non plus comme exception totale. Selon moi,
penser de manière cosmomorphe, c’est construire un plan de nature illimité, qui
fasse communiquer les différences au lieu d’y introduire des coupures, des rigidités,
des segmentarités, des oppositions. C’est ce qu’a fait Bergson avec la durée, c’est ce
qu’a fait Nietzsche avec la volonté de puissance, avec cette coupe magistrale de la
nature qui concerne physique, biologie, anthropologie, cultures… Il redonne sens à
la Terre comme puissance immanente de création qui traverse tous les champs. On
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conçoit l’importance de ces thèmes aujourd’hui : comment prétendre sauver la Terre
si l’on ne voit pas comment nous sommes liés à toutes ses strates, si l’on continue à
penser à travers des régimes de sens anthropomorphes où l’on ne voit que soi dans
les choses, à travers des dispositifs d’exceptionnalité, où l’on pense l’homme séparé
de tout, à travers des modèles naturalistes qui postulent de fait une radicale
opposition entre nature et culture, matière et esprit.

J. ROSANVALLON : Un célèbre commentateur de Deleuze, Manuel De Landa, a forgé, dans


Intensive Science and Virtual Philosophy (Bloomsbury Academic, 2002), le concept
d’« ontologie plate » qui semble articuler l’exigence d’univocité et celle d’immanence. Le terme
a depuis fait florès, tristan Garcia le revendiquant notamment comme source de son séminal
essai ontologique Forme et objet. Un traité des choses (PUF, 2014). Une telle ontologie
plate utilisant le concept de chose comme opérateur d’univocité, comme le faisait finalement
Bergson avec celui d’image (dans Matière et mémoire) ou de durée (comme vous l’avez bien
rappelé), ne vous semble-t-elle pas instaurer une forme de plan d’immanence ? Et, si ce n’est pas
le cas, que lui manque-t-elle ? J’ai l’impression que l’écart entre une telle ontologie plate et la
métaphysique de Deleuze et Guattari est celui qui existe entre deux versants de l’immanence –
une immanence seulement « statique » traçant le plan commun de choses ou objets envisagés
PAROLE | 97

comme donnés et une immanence que l’on pourrait qualifier par contraste de « dynamique »
visant à rendre compte de la genèse des choses, de toute chose, sans ne laisser subsister aucun
donné, c’est-à-dire aucune extériorité au plan.

P. MONTEBELLO : L’ontologie plate peut ressembler à un projet univoque quand elle


cherche à définir le minimum d’être commun aux choses, sans supériorités ni
hiérarchies, à l’inverse de l’être superlatif de la métaphysique classique. Ce
minimum qui n’exclut rien et ne se soumet à rien, ce serait le quelque chose, le fait
de dire que chaque chose est quelque chose. Il en va comme si on voulait d’abord
laisser être tous les êtres possibles. Puis la métaphysique penserait les relations entre
ces êtres possibles en sacrifiant un peu de leur solitude pour qu’ils acquièrent une
puissance effective. En quoi peut-on parler d’univocité ici ? Dans le fait de distribuer
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également le « quelque chose » à un rêve, un désir, un quantum de forces, un végétal,
une cellule, un souffle de vent… ? Dans le fait de chercher un modèle faible de l’être
(quelque chose, objet) que chaque chose peut recevoir sans exclure les autres ? Mais
peut-on vraiment assimiler l’univocité de Deleuze et Guattari à l’ontologie plate, à
l’irréductionnisme de Latour (aucune entité n’est réductible à une autre) ou au
multiple de Badiou ? Je ne le crois pas.
Car dans l’univocité défendue par Deleuze et Guattari, ce sont d’autres
problèmes qui se posent. D’abord l’univocité est bien une libération du multiple de
toute hiérarchie et tutelle, c’est vrai, mais on ne dit rien du multiple en le rendant
indéterminé. La différence entre les êtres est un point crucial, elle ne peut
absolument pas être minorée ni rendue invisible : vivant, cristal, espace-temps,
image, désir, couleur, son… Deleuze et Guattari portent une attention extrême à
ces différences, aux manières de les saisir dans leur être-multiple, à leur modalité de
consistance. Pour eux, ce sont les régimes de multiplicités, de processualités qui
engendrent des différences irréductibles, singulières. Ces différences sont
appréhendées par des prises multiples sur le réel (sciences, arts, philosophies).
L’opération univoque ne consiste pas à annuler ces différences, mais au contraire à
les exhausser, les singulariser, elle leur donne une dimension irréductible pour le
98 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

coup : « l’être est égal pour toutes les choses mais elles-mêmes ne sont pas égales »
(Dr, p. 53). Et, chez les contemporains, y compris Latour et Badiou, on ne voit pas
très bien en quoi les choses sont foncièrement inégales, on ne voit pas ce qui
explique leur inégalité, leur être propre.
L’autre composante de l’univocité, c’est la communication entre ces
différences. À chaque fois, c’est la question de la compossibilité des différences qui
met en branle les rouages de l’univocité, cette machinerie égalisatrice. Ainsi pour
Duns Scot, la tension fini / infini. Aux XIIIème et XIVème siècles, une nouvelle entité
mathématique fait irruption : l’infini en acte. Cet infini n’est plus l’illimité mais ce
qui est sans rapport à la limite parce qu’il contient en lui actuellement toute
perfection (infini en magnitude, infini intensif). C’est du coup le rapport entre infini
et fini qui devient un problème majeur : qu’est-ce que le fini dans l’infini ? Duns Scot
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introduit l’infini mathématique en théologie. Mais il ne veut pas de théologie
négative, de rupture totale entre Dieu et les créatures. C’est pourquoi il a besoin
d’une théorie de l’univocité, il veut établir une communication entre fini et infini. Il
fait alors de l’être ce qui s’atteint par abstraction, ce qui se tire de toutes les
différences, ce qui est commun entre elles. L’être n’est pas moins être dans le fini
que dans l’infini. L’univocité s’entendra comme « primauté de communauté »
lorsque l’être se dira directement (genres, espèces, individus) et « primauté de
virtualité » lorsqu’il se dira indirectement de l’un, du vrai, du bon ou encore du
nécessaire et du possible, du fini ou de l’infini, du créé ou de l’incréé… On voit ce
qui s’est passé : l’être est pour Scot un formidable moyen d’égaliser sans nier
l’altérité, de rapporter sans exclure, de faire communiquer ce qui est
disproportionné sans le réduire au même. De même Spinoza ou Nietzsche. Spinoza
redonne une puissance aux modes de la nature en les enveloppant dans la substance
infinie avec un nouveau but : éviter dualisme et séparation, négation et exception.
Pour Nietzsche la question serait : comment penser toutes les différences
appréhendées par les physiologistes, les biologies néo-lamarckiennes et
évolutionnistes, les cultures, les matérialismes, etc., dans leur articulation, sans
sacrifier la plus grande part de ce que montre l’expérience même d’être corporé et
PAROLE | 99

vivant ? Comment refaire une nature où le vivant ne serait plus ce qui s’oppose au
pré-organique, l’esprit ce qui s’oppose au corps, la volonté ce qui s’oppose à
l’inerte, l’homme ce qui s’oppose à la Terre, la pensée ce qui s’oppose à la vie ? La
volonté de puissance inventera son plan d’immanence et d’univocité, la Terre
comme unique plan de communication des différences.
Deleuze et Guattari tirent des leçons de ces pensées antérieures. Ils sont
intéressés par la puissance d’une pensée qui jamais ne s’exerce à vide, abstraitement,
qui au contraire fait effort pour tracer le plan de compénétration des différences
réelles. Chez eux, la pensée n’anticipe pas le réel, elle répond à des problèmes qui
surgissent dans la confrontation au réel. La plupart des ontologies réalistes sont, à la
suite de Badiou, des dispositifs formalistes qui prétendent déduire le réel au lieu d’en
subir l’impact. Il y a dans le réalisme spéculatif une tendance logicienne évidente,
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une abstraction formelle indifférente au réel. C’est en ce sens que le réalisme
spéculatif est pour moi le signe d’une finitude qui n’en finit pas, il veut enserrer le
monde dans un champ de pensabilité sans avoir à faire l’épreuve du monde. Qu’on
compare juste un instant la formidable présence des expériences du réel sous toutes
ses formes chez Deleuze et Guattari, littératures, arts, biologie, physique,
anthropologie, psychanalyse, économie, etc. à la pauvreté de ce qui est présenté
comme « objet » ou « chose » dans le réalisme spéculatif (même dans la perspective
d’une ontologie minimaliste et libérale à la Garcia). Alors oui en effet, quand on se
met à l’écart des épreuves du réel, on ne peut plus avoir qu’une immanence statique
et une univocité monotone, composées d’objets sans aucune détermination précise,
isolés des processus qui les engendrent, réduits à de vagues squelettes, momies
prenant l’apparence de choses, voire pétrifications langagières. Le monde entier
prend l’allure d’un appendice logique où être vivant ou non ne fait plus aucune
différence, d’une collection hétéroclite et antiquaire d’objets, d’une théorie
ensembliste monotone, itération du même, d’un plan d’univocité minimaliste qui ne
fait plus entendre la voix discordante des êtres, « la clameur de l’être », mais qui se
met à ressembler à un schème abstrait.
100 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

J. ROSANVALLON : Dans votre Deleuze, vous analysez longuement la caractéristique


fondamentale de l’immanence, du plan d’immanence, à savoir l’identité de la pensée et de
l’être (qu’il faudrait nommer « principe de Parménide » et qui constituerait le troisième
versant non plus « statique » ni « dynamique » mais « gnoséologique » de l’immanence).Vous
insistez notamment sur la réversibilité comme opérateur permettant de penser cette identité,
comme « double réversion de l’être dans la pensée et de la pensée dans l’être ». Qu’est-ce à dire ?
Et comment cet opérateur se distingue-t-il ou évite-t-il de réinstaurer des illusions de
transcendance, qui ne consistent pas seulement en l’illusion d’un dehors de la nature (ou plutôt
donc de la nature-culture ou nature-Pensée) mais plus subtilement et insidieusement, comme
vous le montrez bien, en l’illusion d’une transcendance de l’être sur la pensée (le réalisme et
toutes ses variantes matérialistes, empiriques, etc.) comme d’une transcendance de la pensée sur
l’être (l’idéalisme et toutes ses variantes, ontologique, transcendantale ou même absolue) ?
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P. MONTEBELLO : Vous avez raison de placer l’immanence deleuzienne à son niveau
réel : le rapport de l’être et de la pensée. C’est une question qui excède de loin le
simple refus de se donner un point de transcendance, absolu et séparé. Deleuze et
Guattari en font la grande question de la philosophie. Il faudrait nous replacer dans
leur époque pour bien comprendre ce qui est en jeu. Il y a dès l’origine un problème
précis qui est le suivant : comment la conscience peut-elle renouer avec le monde ?
C’est le problème de Sartre, de Heidegger, de Merleau-Ponty. Tous inventent un pli,
un entrelacs, un chiasme, une réversibilité. Tous veulent dépasser l’intentionnalité en
établissant un rapport au monde. Tous rejouent la scène parménidienne du rapport
entre être et pensée, mais sous une forme moderne. Que ce soit l’horizon de toute
une époque, c’est très clair : Deleuze le dit dans LS à propos de Sartre, il le répète
dans IM à propos de Bergson et Husserl, au point de faire du cinéma un moyen de
concilier mouvement du monde et mouvement de conscience, il y insiste encore dans
son F en invoquant Merleau-Ponty et Heidegger. Il finira par poser directement la
question dans PLB et dans QPh. Il en va comme si le rapport de la conscience au monde
qui occupe le devant de la scène s’était imposé à lui comme question fondamentale et
non résolue. Deleuze mentionne les solutions qui veulent étendre l’intentionnalité au
PAROLE | 101

monde. Mais il n’est pas convaincu. Il pressent qu’on perd le rapport de la conscience
au monde de deux façons. Soit parce que la conscience annexe le monde, soit parce
que le monde annexe la conscience. Le naturalisme et le psychologisme sont les deux
dangers de la philosophie, et plus encore les deux écueils de la phénoménologie.
Husserl n’a cessé de le dire, Deleuze ne manque pas de le souligner aussi. Dans le
cadre de la bifurcation de la nature, il est difficile d’éviter de tout ramener à un
naturalisme sans dimension mais il est aussi difficile d’éviter de tout ramener à un
psychologisme sans profondeur externe (ou à une constitution transcendantale qui
absorbe le monde). Et de toute manière, ce n’est pas la conscience qui intéresse
Deleuze et Guattari, trop personnelle, trop subjective, mais la pensée.
Pourquoi Deleuze a-t-il besoin de l’opération du tissage qui a une si longue
histoire dans la littérature occidentale (sa référence fréquente au tissage platonicien) ?
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C’est que les manières de lier être et pensée sont très inégales et que souvent elles
échouent. On affiche un primat de l’être ou de la pensée, de sorte que la philosophie se
condamne à une bataille gigantomachique sans issue possible, perdant au passage tout
ce qui fait sa force. Le pli va jouer un rôle fondamental pour sortir de cette mauvaise
alternative. Affirmer que la philosophie commence unilatéralement par un primat de
l’être ou par un primat du pensable, c’est perdre soit la pensée, soit l’être. Il y aura
toujours le soupçon d’une soumission, d’une référence pure, d’un pôle fixe, joués par
la pensée ou l’être. Pour répondre à l’aporie de ces deux voies sans issue, une
philosophie de l’être-réaliste ou une philosophie du sujet-conscience, Deleuze écrit
avec Guattari ce chapitre inouï sur l’immanence, le plus central de sa philosophie. Il
porte sur le sens même de l’activité philosophique. Moment fort difficile parce que
c’est le moment où il lui faut dire, à la presque toute fin de sa vie, ce qu’est la
philosophie. Dans une lettre à Jean-Clet Martin, il se plaint de la difficulté de la tâche,
il lui dit qu’il écrit « moins comme un oiseau inspiré que comme un âne qui se frappe
lui-même » (dans L, p. 97).
Ce que va découvrir Deleuze par cet intense travail, c’est cela : la
philosophie ne commence que quand il y a échange, fulgurance, éclair,
« réversibilité » entre pensée et être. Pli. On ne peut ni raturer l’être (intuition), ni
102 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

se passer de la force constructive de la pensée. Il faut garder ensemble les deux


puissances, les conjuguer, les tisser. D’où l’aspect passablement compliqué du
chapitre sur l’immanence. Le tissage consiste à plier la pensée sur l’être (le rôle de
l’intuition) et l’être sur la pensée (ce qui ne peut être que pensé). C’est pour cela
que Deleuze souligne le rôle fondamental de l’intuition de Leibniz à Bergson. Toute
intuition est forcément une intuition d’être pré-conceptuelle, une image et non un
concept, une image où s’enveloppent tous les mouvements de la pensée à l’infini, au
point que lire un auteur, c’est déplier en concepts les mouvements infinis de pensée
qui sont donnés dans une vision. Chaque grande philosophie débute par une épreuve
de vie, une vision, elle a une dimension pathétique, une façon d’être touchée par les
choses. Sans quoi ses concepts sont vides, formels, abstraits. Il y a chez Deleuze un
farouche instinct contre l’axiomatisme, le formalisme, les abstractions. Ils touchent
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si peu à l’épreuve du réel. Mais en complément de cette intuition, Deleuze souligne
dans un deuxième temps le rôle de la force constructive de la pensée, la construction
d’une matière de l’être, le quid juris kantien de ce qui ne peut être que pensé mais pas
connu. Et là ce sont les objectivismes, les positivismes, les réalismes naïfs qui sont
mis hors-jeu, ils peuvent faire lourdement chuter la pensée, l’entraîner dans une
soumission absurde à un réel qui serait déjà donné (mais comment et par quoi ?). Or
la pensée philosophique a ce rôle immense, construire une image du pensable, une
image de la nature qui n’est jamais donnée. La substance de Spinoza n’existe pas dans
la nature, ni la volonté de puissance, ni la durée. Ces notions expriment ce qui est,
mais pour l’exprimer il faut qu’elles en construisent l’image avec patience et
entêtement.
C’est pourquoi Deleuze et Guattari affirment que le plan d’immanence a
deux faces pliées l’une sur l’autre, être et pensée, Nature et Pensée, Physis et noùs.
Tant que ne s’opère pas un passage entre les deux, on n’est pas dans la philosophie.
On sacrifie à un absolu réel ou idéel. Pour éviter cette réinjection de transcendance,
il faut que l’être impose ses conditions à la pensée, en même temps que la pensée
impose ses conditions à l’être. Et ça, ça ne se passe qu’en philosophie, ça définit la
philosophie. Lorsqu’elle instaure des plans d’immanence, ce sont donc toujours de
PAROLE | 103

vastes métiers à tisser, de « gigantesques navettes », où se joue le rapport de la


pensée à l’être. Il n’y a plus d’absolu réel ou spirituel. Le seul absolu est le plan
d’immanence lui-même qui tisse être et pensée. Désert des sujets et des objets sur le
plan. Tâche immense, libératrice, nous libérer des illusions objectivantes et
subjectivantes, naturalistes et formalistes, en passant par l’épreuve de l’être sous
toutes ses formes et par la vitalité de la construction de la pensée. Si l’immanence est
l’opération la plus centrale de la philosophie, c’est parce qu’elle réussit ce tissage.
De là l’importance du livre sur Leibniz. Deleuze explore la méthode du
tissage, il montre qu’elle s’impose pour penser notre époque et ses enjeux, il nous
dit pourquoi elle concerne toute métaphysique de la nature. Ce qui caractérise
Leibniz, ce sont deux choses. D’abord, il porte le pli à l’infini par la méthode
infinitésimale, qui se prolongera en loi de continuité ou principe des indiscernables.
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Il y a comme une unité extensive et intensive du baroque, le monde se plisse
infiniment, s’étire et s’élargit, s’enveloppe et se creuse. Ensuite le pli passe
infiniment entre les corps et les âmes, l’intérieur et l’extérieur, le bas et le haut, les
matières et les manières, la texturologie et la logologie (le nom d’œuvres de Jean
Dubuffet) en instaurant un régime de séparation (deux étages) et de communication
généralisée, distance et connexion entre opposés. Ici, les opposés communiquent en
étant séparés. Chez les Grecs, « l’entrelacement en reste aux textures », on cherche
une « commune mesure » entre les choses, c’est pourquoi le pli grec n’atteint pas à
une forme d’expression, il ne s’élève pas vers ce rapport entre âme et matière, la
tapisserie du monde ne s’invagine pas dans l’âme. Au fond, l’apport fondamental de
Leibniz pourrait se résumer ainsi : le monde n’est pas dans le sujet sans que le sujet
soit pour le monde. Ou encore l’âme n’est pas pour le monde sans que le monde ne
soit dans l’âme. C’est ce véritable pli de l’âme et du monde qui engendre
perspectivisme et maniérisme.
Et Deleuze en tire des leçons pour lire ses contemporains. Il joue Leibniz
contre Heidegger et Merleau-Ponty. Il reproche à Heidegger d’avoir manqué le
rapport d’expression entre pensée et être en voulant que le Dasein soit toujours déjà
au dehors comme être-au-monde. Heidegger ne perçoit pas que la clôture
104 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

monadique de l’âme est la condition de son être pour le monde, il ne voit pas que le
monde doit être tissé avec l’âme et l’âme avec le monde. Heidegger finira par
rabattre le Dasein sur l’être, sur la diction de l’être comme s’il ne réussissait pas à
sauvegarder le constructivisme de la pensée, ni même la méthode de pliage lorsqu’il
lui faut rapporter le dehors au-dedans et le dedans au-dehors. De même Merleau-
Ponty. Avec son chiasme et son entrelacs, avec sa réversibilité charnelle, il dissémine
l’intentionnalité dans le visible, il ne rompt pas le cercle subjectif, il l’étend. Tous
deux manquent le tissage, le pliage d’une condition sur l’autre. Le pli de tissage ne
sera ni l’entrelacs, ni le chiasme de Merleau-Ponty, ni le pli de l’être et de l’étant de
Heidegger. Tout cela n’est pas sans faire penser à l’objection que Jacobi adresse à
Fichte. Dans sa célèbre Lettre du 21 mars 1799, Jacobi déplore : Fichte ne sait pas
tisser, il prétend tisser le Moi avec le monde réel, par aller et retour du fil, mais il
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n’en retient que des images fantomatiques, car « la navette entre le fil du Moi et le
Non-moi de la trame métallique » ne fait rien passer du monde réel. « Qu’en est-il
du simple tissage ? » demande Jacobi, comment sortir de la pure immanence
spéculative ? Comment tisser la pensée avec le monde et non sans le monde ?
Le sens philosophique du pli se dévoile : le choix n’est pas entre un réalisme
métaphysique qui affirmerait la réalité positive de l’être ou un idéalisme qui
affirmerait l’idéalité de l’âme, mais dans le pli, ou le rabattement de l’un sur l’autre.
C’est cela l’immanence, le refus radical d’un pôle de transcendance, quel qu’il soit.
La philosophie y puise sa plus profonde singularité, réussir à arriver à ce point où
l’on a tissé la pensée avec l’être sans perdre la pensée et sans perdre l’être. Mais c’est
très difficile à faire et c’est toujours à reprendre. Comme si la philosophie ne tenait
qu’à un fil, le fil du pli. Sans quoi reviennent les illusions objectives et subjectives.

J. ROSANVALLON : 3/ Il reste à envisager la généalogie de cette métaphysique deleuzo-


guattarienne de l’immanence ou de la nature-pensée. Dès 2003, dans L’Autre métaphysique
(rééd. Les Presses du réel, 2015), vous avez dégagé le plan d’une « métaphysique non-kantienne
de la nature » qui passerait par nietzsche, ravaisson, Bergson, se distinguerait tant de la lignée
post-kantienne que de la lignée phénoménologique – et bien sûr aussi de la tradition analytique
PAROLE | 105

qui n’est finalement qu’une autre lignée métaphysique… Comment résumeriez-vous les enjeux
et la logique générale de cette lignée : est-ce dans son désir de rendre non seulement à nouveau
possible mais même nécessaire la pensée de l’absolu ? Est-ce un nouveau statut donné à la
connaissance ?

P. MONTEBELLO : Dans L’Autre métaphysique, mon travail a consisté à replonger dans


quelques-unes des métaphysiques oubliées du XIXème siècle qui constituent pourtant
un tournant majeur de la philosophie de la nature après Kant. J’y ai vu un
mouvement de fond s’y dessiner, une refonte radicale du statut de la connaissance,
une nouvelle distribution des êtres, une nouvelle composition de l’image de la
nature. C’est pour moi, après Kant, le commencement d’une pensée cosmomorphe
où l’on va chercher à articuler les différences dans un même schéma de pensée, sans
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exceptionnalité humaine, sans anthropomorphisme (même si subsistent en elles des
reliquats de pensée anthropomorphique). Bien entendu, Deleuze et Guattari, qui
citent et utilisent ces métaphysiques, en sont directement les héritiers. Ils suivent
une impulsion première. Le trait principal de ces métaphysiques, c’est en effet
l’abandon du thème de la relativité de la connaissance, cette manière de dire depuis
Kant que nous ne connaissons rien en soi, que tout est relatif à nos facultés de
connaître. Il est symptomatique que tous s’en détournent. Une nouvelle expérience
a fait son apparition, l’expérience de la vie. Et cela change tout, car être vivant nous
place en situation de participation au monde, d’inclusion au monde, d’immersion.
Du coup, la connaissance ne peut plus être détachée, elle prolonge le mouvement de
la vie, elle a déjà un sens vital, et par-delà, elle témoigne toujours d’une forme de
participation au monde. Ce vitalisme de la connaissance surgit chez Schopenhauer et
Nietzsche, Bergson et James, Canguilhem et Hans Jonas, Simondon et
Deleuze/Guattari… Nous participons au monde, notre activité intellectuelle est
participation vitale au monde. Toute connaissance est implication vitale au monde et
non connaissance externe du monde : « Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique une issue
à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés. Tout ce que j’ai écrit était vitaliste »
(P, p. 196). Alors, non, il n’y a pas de connaissance de l’absolu, si l’on entend par
106 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

absolu un être fixe, dont on prendrait une vue de surplomb, externe, comme avec
une caméra, car le monde se donne variablement, de manière toujours située,
impliquée, en tension. On aurait plutôt une sorte de perspectivisme nouveau,
pluriel, des mondes multiples, autant de connexions vitales, de manières de faire
monde.
Mais ce perspectivisme réclame lui-même l’établissement d’un plan
d’immanence, une coupe de la nature, qui donne la loi des perspectives, l’horizon
absolu d’où elles émergent. C’est ce que font tous ces auteurs, Bergson érige un plan
de durée qui fait communiquer les rythmes de durée, Nietzsche un plan de puissance
qui fait communiquer les volontés de puissance, Tarde un plan psychomorphique qui
fait communiquer les réalités monadiques, Ruyer un domaine de survol qui traverse
atome, cellule, vivant… On le voit, l’absolu n’est plus de même nature que dans la
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métaphysique classique. Il ne surplombe pas le réel. Il ne transcende par le réel. Il est
ce qu’on peut penser à partir de toutes les expériences de participation au monde,
les plus simples comme les plus complexes. On retrouve cet horizon absolu chez
Deleuze et Guattari lorsqu’ils parlent de l’immanence. C’est en ce sens que ce sont
des philosophies non-kantiennes : il y a une expérience multiple du monde, un
foisonnement de prises sur le monde, toute connaissance est déjà participation,
relation dans le monde et non relation au monde, si bien que l’on ne peut pas dire
que nous soyons coupés du monde. Stengers et Prigogine le disent très bien :
Que notre connaissance ne puisse être pensée sans référence à la relation que nous
entretenons avec le monde n’est pas en soi synonyme de limite, de renoncement, ce
peut être la source de nouvelles exigences de cohérence et de pertinence, l’ouverture
à de nouvelles interrogations qui donnent un sens positif à la multiplicité des relations qui
nous situent dans le monde » (Entre le temps et l’éternité, Fayard, 1988, p. 40-41).
L’absolu est cette ouverture, ce constructivisme : il revient à se tenir à la fois dans les
relations immergées au monde et dans la compréhension de sens qui traverse les
multiplicités de relations. On voit toute la différence avec un absolu positif (déjà
donné). Et cela concerne aussi les mathématiques. Elles sont situées elles aussi. C’est
le sens de la belle formule de Ruyer sur les mathématiques. D’où vient qu’elles
PAROLE | 107

soient adaptées au monde ? D’où vient que « le calcul “sait” la physique » ?


Simplement parce que le calcul est dans le monde. Ce n’est pas le monde qui est
mathématique, mais la mathématique qui est dans le monde (à travers celui qui vit et
pense le monde).
C’est pourquoi je ne partage pas du tout l’idée qu’il faille revenir à Descartes
ou Platon pour dépasser Kant. Badiou et Meillassoux font des mathématiques la seule
possibilité de se situer dans l’absolu, de sortir de la corrélation, de parler d’un monde
en soi. Alors que la métaphysique non-kantienne nous montre tout l’inverse : la
mathématisation est le comble de la corrélation, une corrélation sans limite, une
manière d’annexer le monde à un formalisme d’où l’on a évacué toutes les
multiplicités hétérogènes. Monde hyper humain, hyper intellectualisé. Croire qu’on ne
sort de la corrélation qu’en allant vers un absolu positif, c’est précisément ce que les
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métaphysiques de la nature nous ont enseigné à ne pas faire. Pire, ce qu’on nomme
post-finitude me semble être l’acmé de la finitude, l’extension totale du formalisme
humain, le monde vu seulement à travers un prisme logique et axiomatique. Alors que
pour les métaphysiques de la nature, dont celle de Deleuze et Guattari, l’absolu est un
tracé, un plan, une construction, à partir des expériences foisonnantes et multiples. On
ne sort de la corrélation qu’en traçant un plan de nature illimité qui contraint à chaque
moment à se décaler de la perspective humaine en prenant en compte les autres modes
d’être, les autres captations d’être (sciences), les autres manières d’être, les autres
expériences d’être. C’est tout autre chose que d’annexer le monde à un champ de
pensabilité a priori (Badiou), à une vérité mathématique (Meillassoux). Ce n’est que de
cette manière qu’on atteint un « monde d’avant l’homme, même s’il est produit par
l’homme » (QPh, p. 178).

J. ROSANVALLON : Quelle figure précise ou spécifique de l’absolu retrouve-t-on justement


dans QPh ? Quels enjeux l’idée d’un « horizon absolu » ou d’une « déterritorialisation
absolue de la pensée » impliquent-ils ? En quoi ne se confondent-ils pas avec quelque « vérité
absolue » que ce soit ?
108 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

P. MONTEBELLO : QPh est un immense effort pour se détacher des deux dangers de la
philosophie contemporaine : l’absolu superlatif classique, l’absolu de conscience
kantien et leurs dérivés contemporains (esprit absolu de Hegel, mathématisme,
logicisme, ontologies réalistes, naturalismes…). Mais aussi pour se détacher de tout
absolu exclusif, d’exclusion. Ils ont fait de l’absolu un tissage, un pli, un tissu, et non
pas un réel premier, un fondement, un sol. Leur absolu est fragile, précaire, c’est une
exigence plus qu’une chose.
Si l’on veut comprendre comment est née cette exigence d’absolu, et
pourquoi elle est si fragile, il faut revenir à la naissance de la philosophie exposée
dans « Géophilosophie ». Pure contingence de son surgissement. Pour Deleuze et
Guattari, la naissance de la philosophie n’a dépendu ni de conditions externes
historiques, ni de conditions internes spirituelles. Il y eut des conditions prises dans
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des processus anhistoriques, qui touchaient le rapport à la Terre plus qu’à l’histoire
et qui formaient un milieu, un monde ambiant, une atmosphère et non pas une
origine historique. Ils reprennent l’idée que la philosophie naît par une
« déterritorialisation absolue », par la création d’un plan d’immanence, Un-tout ou
Nouvelle Terre. Par déterritorialisation absolue, il faut entendre que la Terre est ici
ce qui ne peut être que pensée, qu’elle devient une pure exigence de penser. Mais
sans la déterritorialisation relative de la cité, cette déterritorialisation de la Terre eût
été impossible. La naissance de la philosophie en Grèce, ce sont ces deux conditions
réunies, déterritorialisation relative du socius (la cité comme milieu d’association,
d’amitié, d’opinion) et déterritorialisation absolue de la pensée (« plan
d’immanence qui absorbe la terre »). Il n’y avait aucune nécessité à la philosophie,
seulement elle est arrivée par cette conjonction qui ne se présentait pas ailleurs.
C’est cette contingence qui fait que le concept a acquis en philosophie une
dimension propre, sans référentialité, nouveau territoire sans image transcendante.
Avec la philosophie, la déterritorialisation absolue de la pensée se reterritorialise sur
le concept, et c’est tout autre chose que de se reterritorialiser sur Dieu ou sur des
figures de sagesse. On peut toujours construire un plan d’immanence pré-
philosophique, mais quand devient-il philosophique ? On a pu reprocher à Deleuze
PAROLE | 109

et Guattari d’opposer les figures extra-conceptuelles plutôt orientales (« les


hexagrammes chinois, les mandalas hindous, les sephirot juifs, les “imaginaux
islamiques”, les icônes chrétiennes ») et les concepts plutôt occidentaux. Pensée
encore coloniale ? À l’inverse, on pourrait objecter à cette critique de ne pas voir le
rôle de la déterritorialisation de la pensée. Entre figures et concepts, il ne s’agit pas
d’une opposition du plus ou du moins, mais d’une manière différente de penser, avec
ou sans référence. Qu’est-ce qu’une figure de pensée pour eux ? D’abord une
projection géométrique, la projection d’un plan sur un autre, de la transcendance sur
un plan inférieur. La transcendance projette son ombre. Elle se maintient comme
une référence qui surdétermine tout. On peut dire ce qu’on veut, mais il y a une
différence entre une pensée qui agence sans transcendance et une autre qui y a
recours. On peut aimer davantage la transcendance et dire que ça a autant de force
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de pensée, mais ce n’est pas le problème, ce n’est pas la même manière de penser. La
philosophie est pour eux la création d’une Terre sans transcendance, sans point de
fixation, sans vérité exclusive.
Aujourd’hui, les rivaux de la philosophie, ce ne sont plus les sophistes, les
publicistes, les communicants, ce sont de nouvelles figures de vérités exclusives,
d’exclusion (selon la belle analyse qu’en a faite Jan Assmann dans ses livres sur le
monothéisme). On le voit aujourd’hui lorsque les discours anthropologiques,
postcoloniaux, écologistes, etc. pourtant si importants pour notre époque, dérivent
en vérités autoritaires et en discours contre la philosophie (trop blanche, trop
occidentale, trop conceptuelle). Dans Politiques de la nature, Latour a fait tout un
travail sur une forme d’écologie politique qui dérive en religion de la nature, en
religion naturaliste, comme si son discours répétait la contre-religion mosaïque,
comme si la nature était maintenant la nouvelle table de vérité indiscutable dictant
tous les choix politiques. Ce sont de nouvelles figures de vérité à côté des plus
anciennes, religions, sagesses. Je crois que Deleuze et Guattari ont eu le sentiment
vif que la philosophie, c’est très contingent, ça peut disparaître, c’est une lutte
permanente contre l’emprise des figures de vérité, aussi forte aujourd’hui que par le
passé. Il y a chez eux comme une nostalgie : nous modernes, disent-ils, nous avons
110 | PIERRE MONTEBELLO & JEROME ROSANVALLON

perdu le rapport au plan d’immanence, ce rapport à l’Un-Tout, à la pensée-être et


pensée-nature. Nous avons des concepts et de la réflexion mais plus d’immanence.
Partout des gens qui réfléchissent, mais plus aucune immanence, plus aucune nature.
Notre présent est là, notre résistance au présent est là aussi. La Grèce invente le plan
d’immanence contre les figures d’Orient mais peine à le peupler de concepts ou
alors, elle traite les concepts comme une chose extérieure à contempler. Tandis que
nous, nous « laissons la nature dans un profond mystère alchimique que nous ne
cessons de profaner » (QPh, p. 98).

J. ROSANVALLON : Ils affirment aussi dans cet ouvrage que la philosophie (c’est-à-dire au
final le plan d’immanence) donne consistance au chaos (comme le font la science et l’art par
leurs plans respectifs qui sont donc, par l’opération de réversibilité ou de tissage que vous venez
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de rappeler, aussi bien des formes de la pensée que des matières de l’être ou modes de production
du réel). Mais est-ce à dire que le chaos (ou variation pure, ou vitesse infiniment infinie, etc.)
serait aussi une forme d’absolu, un dehors absolu non philosophique, ni artistique ni
scientifique ? Le penser ainsi ne réintroduirait-il pas une forme de datif de l’immanence
(l’immanence des plans au chaos) et donc une transcendance ?

P. MONTEBELLO : La philosophie est cette exigence d’absolu où ce qui est absolu


c’est le renoncement à tout absolu chosique ou spirituel, à tout dogme, à toute
idéocratie. Exigence fragile et combien nécessaire au moment où les forces
mortifères de déterritorialisation du capitalisme nous menacent et où de nouvelles
figures de vérité ne cessent d’imposer leur absolu exclusif. C’est pourquoi aussi, je
ne crois pas qu’une réalité quelconque joue le rôle d’un absolu chez Deleuze et
Guattari, fût-ce le chaos : le chaos, c’est bien ce plan réel que l’on cherche à penser
mais il n’est jamais donné comme tel, il est l’indétermination, la vitesse infinie,
l’inconsistance. Tout l’objet de la science et de la philosophie est de le capter dans
des dispositifs différents, par des limites, des suspensions, des ralentissements, des
arrêts ou des prises de consistance. En faisant du chaos un infini inactuel, un virtuel,
Deleuze et Guattari n’en font pas une réalité chosique, un dehors absolu, mais
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l’envers du travail des sciences et de la philosophie, ce qui est toujours impliqué en


elles sans être vraiment expliqué par elles, la bordure de toute expérience, le
transcendant qui n’est jamais saisi et créé que dans l’immanence elle-même,
immense ligne de fuite, mouvement infini. Il y a bien un réalisme de Deleuze et
Guattari, mais ce n’est pas un réalisme naïf, le réel n’est jamais donné en lui-même,
la nature n’est pas donnée non plus, il faut qu’ils soient construits pour être donnés
et c’est parce qu’ils sont infiniment insistants sans être consistants qu’on ne peut
s’en procurer que des images toujours variables au fil du temps. La seule exigence
est : comment ne pas réintroduire de faux points de fixation, de fausses idoles,
d’inutiles illusions ? Arriver à l’image de la nature la plus libre possible de toute
illusion, de toute imposition de pouvoir, de tout dogme.
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