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Caterina Resta
Dans Rue Descartes 2014/3 (n° 82) , pages 125 à 128
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.082.0125
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 21/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.65.240.16)
CATERINA RESTA
La passion de l’impossible
[…] n’ayant jamais aimé que
l’impossible […]
Jacques Derrida, Circonfession
l’événement se réfère donc non seulement à l’interruption qui déchire le continuum temporel,
mais aussi à un im-pouvoir, à un non-pouvoir qui en dévoile l’immaîtrisabilité. L’ultra-
puissance de l’événement, en excédant ma capacité de contrôle, révoque mon pouvoir et
m’expose à la venue d’une altérité irréductible, inappropriable ; l’événement arrive « au-delà
de la maîtrise, au-delà du “je peux”, au-delà de l’économie d’appropriation d’un “cela est en
mon pouvoir” 8 ». Si l’événement n’était que la réalisation, l’actuation d’un possible dont une
ipséité aurait la maîtrise, il serait encore de l’ordre du pouvoir d’un je peux maître de soi ; mais
c’est précisément cette maîtrise qui en empêcherait la venue, qui empêcherait l’événement
d’a-venir. Car il y a événement seulement là où l’on ne peut plus être maître de soi, c’est-à-
dire seulement quand la puissance irruptive de ce ou de celui qui vient est plus forte que moi.
L’im-possible est le nom de cette passion, d’une certaine passivité active, d’une vulnérabilité
exposée à la venue d’une altérité qui l’affecte, en lui faisant expérimenter son ne-pouvoir-plus-
pouvoir. Cette ouverture à la venue de l’autre, justement parce que non maîtrisable, nous
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y va justement d’une autre pensée du possible (du pouvoir, du “je peux” maître et souverain,
de l’ipséité même) et d’un im-possible qui ne serait pas seulement négatif 12 ». Il se réfère à
une puissance sans pouvoir et à une faiblesse « puissante 13 », assez pour faire l’impossible. Il
s’agirait de cette im-possible inconditionnalité sans souveraineté que Derrida nous a laissée à
penser à travers les figures, entre autres, de l’hospitalité, du don, du pardon ou d’une justice
hétérogène au droit. Figures d’un non-pouvoir sans condition qui, d’une façon affirmative, font
allusion non pas à une impuissance, mais plutôt à un excès, à la puissance même de l’im-
possible, qu’il faut pâtir et alimenter jusqu’à en faire notre plus folle passion : il faut une
« endurance infinie de l’im-possible comme impossible 14 ».
Comment ne pas trembler face à la passion la plus « folle » qui soit, à savoir celle pour l’im-possible ?
La déconstruction tremble de cette passion et aucun autre terme ne pourrait être plus adéquat
que celui de « tremblement » pour dire la secousse tellurique et l’onde de choc qu’elle a su
donner à la pensée, pour nommer l’événement, chaque fois singulier et unique, d’une
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tremblement de terre comme effondrement du sol, du fondement, du Grund, un tremblement survenant tout à coup,
et là où on ne sait plus sur quoi reposer. Et ça, c’est la situation typique, archétypique, voir archéologique de la
déconstruction [...]. Je pense que l’on ne commence à penser qu’au sein de ce tremblement. Tout d’un coup, il n’y a
plus rien de garanti, plus rien de solide. Mais je dirai aussi que cette expérience est toujours une expérience de
responsabilité. […] Il n’y a jamais de vraie responsabilité sans tremblement. On tremble quand on prend une
décision. […] Et on doit trembler.Tout d’un coup, le corps et le sol tremblent 15.
NOTES
1. Parmi les nombreux textes où cette formule est citée, cf. J. Derrida, « Psyché.
Invention de l’autre », dans Psyché. Inventions de l’autre, Éditions Galilée, 1987,
p. 27 : « L’intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir si elle en a,
c’est une certaine expérience de l’impossible ».
2. J. Derrida, L’Université sans condition, Éditions Galilée, 2001, p. 74.
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3. J. Derrida, « Lettre à un ami japonais », dans Psyché. Inventions de l’autre, op. cit.,
p. 391.
4. J. Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 75.
5. Pour le développement de ce thème, je me permets de renvoyer à C. Resta, L’evento
dell’altro. Etica e politica in Jacques Derrida, Bollati Boringhieri, 2003.
6.J. Derrida, « Artefactualités », dans Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies
de la télévision. Entretiens filmés, Éditions Galilée-INA, 1996, p. 17.
7. J. Derrida, Voyous. Deux essais sur la raison, Éditions Galilée, 2003, p. 198.
8. J. Derrida, États d’âme de la psychanalyse. L’impossible au-delà d’une souveraine
cruauté, Éditions Galilée, 2000, p. 39.
9. J. Derrida, « Artefactualités », dans Échographies, op. cit., p. 18.
10. J. Derrida, L’Université sans condition, op. cit., p. 19.
11. Cf. J. Derrida, « Spéculer – sur “Freud” », dans La carte postale. De Socrate à Freud
et au-delà, Éditions Flammarion, 1980.
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