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Derrida fantôme

Catherine Paoletti
Dans Rue Descartes 2016/2 (N° 89-90), pages 70 à 79
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.089.0070
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CATHERINE PAOLETTI
Derrida fantôme

Être hanté par un fantôme, c’est avoir la mémoire


de ce qu’on n’a jamais vécu au présent.
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Est-ce qu’on demande à un fantôme s’il croit
aux fantômes ? Ici le fantôme, c’est moi.
Jacques Derrida, Ghost Dance.

Qu’est-ce que donner à lire ce qui fut déjà donné à entendre par la voix ? Une voix portée par une scène 1, en
colloque, ex cathedra quoiqu’on dise. D’un colloque (cum-loqui) à son origine mystérieux et confidentiel
qui s’est élargi pour devenir public au point que son succès se mesure désormais à l’aune de son « public ».
Pourquoi s’est imposé ce 11 décembre 2014 un supplément de scène : un dispositif / une disposition fantômes,
construit(e), par la diffusion d’un enregistrement, à commencer par la voix numérisée de Derrida, soutenue par
la projection de l’œuvre, fantôme-textuel, de Robert Malaval : Le fantôme et Carte postale pour un
fantôme (1980) 2. Beaucoup trop de fantômes direz-vous.Toujours plus de deux, certes, puisque l’intervenante
elle-même y ajouta sa voix « propre », pour l’écouter hors-scène dans le public et tenter ainsi d’entendre encore
quelque chose, ou peut-être autre chose, dans et par l’effet de voix d’un devenir texte qui s’essaierait à en
retrouver une lecture initiale stupéfiante qui, presque par facilité, court toujours le risque de s’émousser et
devenir « inhertiante ».
Ébranler les racines d’une passivité active, traduire et se retraduire sans cesse et « lier ce que l’on sait avec
ce que l’on ignore 3 » pour tenter, à tort ou à raison, la chance et risquer un pas de plus, un autre pas vers
une nouvelle aventure possible.Tenter de retraduire sans prétention la nouveauté du fantôme, de la marge,
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du différant, du public, de la scène etc., réveiller le passible pour qu’il emporte le passif de la capacité
anesthésiée contemporaine d’aventure. Car c’est à partir du fantôme que nous sommes toujours vivant !

Évoquer Derrida et les fantômes, comme lui-même n’aurait pas manqué de le faire remarquer
avec cette ironie impitoyable propre au « philosophe qui voit clair / voyant ? », c’est d’abord
invoquer son propre fantôme (étrange farce, d’ailleurs, où invoquant le sien, on ne peut
qu’invoquer les siens, les nôtres, les miens et donc le sien qui fut mien). Or, il s’agit là de faire
revenir le fantôme du philosophe qui avoua ne pas savoir s’il croyait ou non aux fantômes, mais
qui pourtant un jour affirma : « Vive les fantômes ! », « Que vivent les fantômes ! » Réveiller
en quelque sorte le fantôme de celui qui se savait déjà fantôme, un fantôme à la puissance n, et
qui l’attesta de son vivant : « Est-ce qu’on demande à un fantôme s’il croit aux fantômes ? Ici
le fantôme, c’est moi ! » Il s’agit donc de revenir sur le philosophe qui a fait du festin (ou du
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destin) philosophique une affaire de fantômes, et qui sans conteste, fut un infatigable, non pas

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chasseur, mais traceur de fantômes. Traceur de traces qui font récits, qui sont récits et donc
pratiques d’écriture. Fantômes, auxquels il n’aura de cesse de rendre la justice qui leur est due
en les convoquant dans son travail philosophique, ou plus simplement, en les invoquant. Car,
pour Jacques Derrida, il n’est de devoir de justice ou de responsabilité qui n’est à répondre,
d’un « au-delà de la vie présente ou de son être là effectif, de son effectivité empirique ou
ontologique : non pas vers la mort mais vers une sur-vie, à savoir une trace dont la vie et la
mort ne seraient elles-mêmes que des traces et des traces de traces, une survie dont la
possibilité vient d’avance disjoindre ou désajuster l’identité à soi du présent vivant comme de
toute effectivité » (Spectres de Marx). C’est parce qu’ainsi il y a de l’esprit, et certainement plus
d’un, que Jacques Derrida fit de la tâche du philosophe un incessant appel aux fantômes, aux
spectres et aux esprits qui hantent, entre autres, la culture occidentale. « Et il faut, dit-il,
compter avec eux. On ne peut pas ne pas devoir, on ne doit pas ne pas pouvoir compter avec
eux, qui sont plus d’un : le plus d’un. » (Spectres de Marx) Et, déjà, du (+) comme
augmentation, résonne le plus du manque, celui d’un un qui n’a jamais existé tant il est déjà
depuis toujours contaminé par d’autres, par tant d’autres.

Pourquoi faut-il compter avec et peut-être sur les fantômes ?


C’est qu’ils sont avant tout affaire de justice, peut-être sont-ils précisément la justice même :
le nom de l’autre de la justice, l’autre sans lequel la justice est sans nom. « Si je m’apprête à
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parler longuement de fantômes, d’héritage et de générations, de générations de fantômes,


c’est-à-dire de certains autres qui ne sont pas présents, ni présentement vivants, ni à nous ni en
nous ni hors de nous, c’est au nom de la justice. ». On ne saurait être plus clair ! « De la justice
là où elle n’est pas encore, pas encore là, là où elle n’est plus, entendons là où elle n’est plus
présente, et là où elle ne sera jamais, pas plus que la loi, réductible au droit ». D’une justice à
venir à celle qui n’est plus, « Il faut parler du fantôme, voire au fantôme et avec lui, dès lors
qu’aucune éthique, aucune politique, révolutionnaire ou non, ne paraît possible et pensable et
juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces
autres qui ne sont pas encore là, présentement vivants, qu’ils soient déjà morts ou qu’ils ne
soient pas encore nés ». Le fantôme n’est autre que le passeur de cette justice au-delà de la loi,
irréductible au droit, facteur de la vérité dans et devant l’histoire 4 [vérité] à l’aune de ce que
nous dirons être la déconstruction bien entendue, au sens de « ce qui arrive comme
l’impossible » et qui ne peut être « possible ou pensable sans le principe de quelque
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responsabilité, au-delà de tout présent vivant, dans ce qui disjointe le présent vivant, devant
les fantômes de ceux […] victimes ou non des guerres, des violences politiques ou autres, des
exterminations nationalistes, racistes, colonialistes, sexistes ou autres, des oppressions de
l’impérialisme capitaliste ou de toutes les formes du totalitarisme ». Ainsi le fantôme est bien
affaire de politique, spectre de toute politique, politique qui en appelle aux spectres.

Mais qu’est-ce qu’un fantôme pour Jacques Derrida ?


Un fantôme, pour jouer la réversibilité de sa proposition, serait une idée. « Les idées sont
éternelles, personne ne peut tuer une idée, les idées sont des fantômes » (Kenneth McMullen,
Ghost Dance). Si les idées sont des fantômes, c’est parce qu’elles reviennent. Leur furtivité
ainsi que la dimension incantatoire de la philosophie s’imposent comme une évidence dans la
pensée de Jacques Derrida. « Un fantôme passe toujours très vite, à la vitesse infinie d’une
apparition furtive, dans un instant sans durée » (Mémoires, pour Paul de Man).
Le fantôme est hors-temps, il appartient au hors-Zeit que constitue le moment spectral.
Moment qui a rompu avec la flèche du temps en ne répondant plus à l’axiologie d’une
temporalité orientée dans ses modalités classiques : passé, présent, futur. « Furtive et
intempestive, l’apparition du spectre n’appartient pas à ce temps-là, elle ne donne pas le
temps » (Spectres de Marx). Le fantôme « n’est pas » de ce temps-là, il est de celui de la
revenance, de l’apparition et de la disparition, de la présence-absence, et donc aussi de la
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mémoire autant que de sa perte. « Enter the Ghost, exit the Ghost, re-enter the Ghost », dit Hamlet,
cité dans Spectres de Marx.
Le fantôme est le sourire de la vitesse. Il passe toujours très vite : « à la vitesse infinie d’une
apparition furtive, dans un instant sans durée, présence sans présent d’un présent qui
seulement revient ». Mais son apparition n’est pas rien. Il ne s’agit en rien d’une apparence,
mais bien d’un apparaître en référence au phainesthai [manifestation] qui suggère ce « presque
invisible » par défaut de corporéité. Et ce qui n’a pas de corps nous met à l’épreuve de notre
propre corps, au corps du texte. Et le présent qui revient n’est autre que la fable de la
philosophie sous le masque, la personne du revenant ou survivant que traduit tout récit, toute
fiction. « Cette “synthesis as a ‘phantom’” permet de reconnaître, dans la figure du fantôme, l’œuvre
de ce que Kant ou Heidegger assignent à l’imagination transcendantale dont les schèmes
temporalisateurs et le pouvoir de “synthèse” sont bien ceux d’un fantastique et, selon le mot de
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Kant, d’un art caché dans les profondeurs de l’âme » (Mémoires, pour Paul de Man). La

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philosophie est donc bien une affaire de fantômes.

Le fantôme pose le problème de la mémoire.


Son apparition même est provocation, provocation du passé, et c’est pourquoi le fantôme a
trait essentiellement à l’art de la mémoire. Un art mnémonique au sens où, pour reprendre
Charles Baudelaire, « Le passé, tout en gardant le piquant du fantôme, reprendra la lumière et
le mouvement de la vie, et se fera présent ». Cette mémoire est hantise : « être hanté par un
fantôme, c’est avoir la mémoire de ce qu’on n’a jamais vécu au présent, avoir la mémoire de
ce qui au fond n’a jamais eu la forme de la présence » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance,
Kenneth McMullen). Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle n’ait jamais existé. C’est une
mémoire sans deuil, qui passe par la fidélité d’une affirmation, pour ainsi dire amnésique, car
sans mémoire, immémoriale, et qui s’écrit au passé absolu tout autant qu’elle procède « d’une
hypermnésie oublieuse », au titre de la vérité de ce « présent vivant » qui tient lieu d’amitié.
Un présent qui engage « auprès d’un passé absolu, irréductible à aucune forme de présence ;
l’être-mort qui ne revient plus jamais lui-même, qui ne sera plus jamais là, présent pour
répondre à cette foi ou pour la partager ? Certains en concluraient aussitôt que Narcisse alors
fait retour, retour sur lui-même, dans l’économie de l’intériorité, du deuil et de la dialectique,
dans la fidélité à soi. Oui, c’est vrai [!] mais quoi de cette vérité si le soi-même n’a ce rapport à
soi que depuis l’autre, depuis la promesse (pour l’avenir, trace d’avenir) faite à l’autre en tant
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que passé absolu, depuis ce passé absolu, grâce à l’autre dont la sur-vivance, c’est-à-dire l’être-
mortel aura toujours excédé le “nous” d’un présent commun ? » (Mémoires, pour Paul de Man).
La théorie derridienne du « fantôme » s’articule donc à la question du deuil. Question qui se
poursuit en filigrane à travers toute son œuvre. À commencer par Glas où le travail du deuil
« serait coextensif de tout travail » : ce qu’il ne cessera de répéter jusque dans Échographies –
de la télévision, en passant par Schibboleth, Feu la cendre, De l’esprit. Heidegger et la question (où le
revenant apparaît à l’ouverture même du texte 5), Mémoires – pour Paul de Man, Donner le temps,
Spectres de Marx et autres « survivre », sans oublier tous les spectres qui hanteront ses ouvrages
suivants, tels que Chaque fois unique la fin du monde, Adieu ou Apories... Il faut ajouter toute une
conceptualisation affinée concernant la mémoire, l’effacement, la trace, la lisibilité qui efface
la date et son inscription même, la revenance, la survivance, l’adresse, l’envoi, le poème, la
main, le gage, la promesse, l’alliance et la chance, la signature, la différance, la restance, la
cendre, la coupure, le partage, le propre, la frontière, la dette et le don, sans compter
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l’héritage… Il en serait ainsi de la mémoire comme du deuil. De même qu’il existe une
différence, déjà déployée par Hegel dans son Encyclopédie, entre intériorisation du souvenir
comme incorporation (Erinnerung) et mémoire pensante (Gedächtnis), il existe une différence
entre le deuil normal, décrit par Freud comme processus d’intériorisation et d’idéalisation, et
le deuil « pathologique » dans lequel, en raison d’une mauvaise incorporation « le mort est
pris en nous, mais ne devient pas nous-même ». Il se prend à parler tout seul à « ventriloquer
notre propre corps, notre propre discours, tant et si bien que le fantôme est retenu en nous
comme dans une crypte. De sorte que nous devenons un cimetière pour les fantômes... »
(Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen). Toutefois, la théorie de la « crypte »,
développée par Nicolas Abraham et Maria Torok, ne recouvre pas entièrement celle du
« fantôme », car celle-ci retient plutôt un mort-vivant qu’un fantôme, même si le fantôme
reste lié à la crypte. « Le fantôme, cela peut être aussi notre propre inconscient, mais
précisément c’est l’inconscient d’un autre. C’est l’inconscient de l’autre qui parle à notre
place. C’est non seulement notre inconscient mais l’inconscient d’un autre qui nous joue des
tours, ce qui peut être terrifiant... » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen).
Ainsi, le fantôme pose la question de la voix. Qui parle, et par quelles voies ? Notre voix est
hantée par la cohorte des fantômes qui répondent à notre place, et nous condamnent à être
ventriloqués par la voix d’un autre, par le chœur de ces voix qui nous ont précédés, qui
hantent à notre insu autant qu’à notre su, le corps de notre esprit et donc son cœur. « Croyant
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parler de ma voix, précisément parce que je crois parler de ma voix, je la laisse parasiter par la
voix de l’autre, pas de n’importe quel autre mais de mes propres fantômes si l’on peut dire ; à
ce moment-là il y a des fantômes, et ce sont eux qui vont vous répondre, qui vous ont peut-
être déjà répondu… » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen).

Le fantôme, double de l’esprit ? L’esprit doublé par le fantôme…


Le fantôme instruit le problème qui se pose à la métaphysique occidentale et dont l’enjeu est
celui de la déconstruction substituant au « pourquoi ? » le « Qui parle ? » « de quelle(s)
voix ? », car il est impossible de savoir qui écrit en ignorant qui parle, et donc qui dicte. Dans la
Carte Postale, en couverture, ce qui dicte prend la forme de la représentation d’un frontispice
du XVIIIe siècle où, insinuant le doute, Socrate semble écrire sous la dictée de celui qui,
depuis, laisse entendre sa voix : « Derrière le grand homme le nain au chapeau plat, l’esclave
ou le précepteur cherche à se hisser » (La Carte postale). « Le fantôme comme double de
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l’esprit qui se surprend toujours à ventriloquer l’autre. Un fantôme surprend toujours à
revenir ventriloquer l’autre. La métaphysique revient toujours, je l’entends au sens du
revenant, et le Geist est la figure la plus fatale de cette revenance. Du double qu’on ne peut
jamais séparer du simple. […] l’inévitable même, n’est-ce pas ce double de l’esprit, le Geist
comme Geist du Geist, l’esprit comme esprit de l’esprit qui vient toujours avec son double ?
L’esprit est son double » (De l’esprit. Heidegger et la question). Ce fantôme est pris dans les
triangulations ou dans l’impossible quadrature de ses déterminations multiples :
« Esprit/âme/vie, pneuma/psyché/zoè ou bios, spiritus/anima/vita, Geist/Seele/Leben, voilà les
triangles et les carrés dans lesquels nous feignons imprudemment de reconnaître des
déterminations sémantiques stables, puis de circonscrire, ou de contourner les abîmes de ce
que nous appelons ingénument la traduction 6 » (De l’esprit). C’est en ce sens,
qu’inlassablement Derrida traque les spectres, s’y confronte, arc-boutant sa réflexion
philosophique à la logique spectrale qu’il essaie de déchiffrer en regard de ce qui se passe au
présent. Car les fantômes commandent, instruisent une certaine écriture, y compris dans sa
dimension la plus maîtrisée, ou la plus « consciente ». Jacques Derrida y descelle aussi des
formes de « l’être-livré à », de « l’être en proie » ou de « la quasi-possession », qui valent pour
la littérature comme pour la philosophie ou encore le politique, et qui en appellent aux
« figures de la dictée ». Soit toute une kyrielle de dieux, de démons, de muses, et autres
substituts, drogues comprises, qui s’invitent pour occuper cette place demeurée vacante par
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« la fuite des dieux » et pour « jouer le rôle d’un fantôme exténué ». L’usage ou les « effets de
drogues » constituent le mode le plus classique « d’une provocation méthodique, d’une
technique d’appel au fantôme : à l’esprit (ghost, Geist), à l’inspiration, à la dictée », mais c’est
aussi le plus retors, car il s’agit là d’une « méthodologie du contre-fantôme ». Un « fantôme
qu’on joue contre un autre fantôme mais aussi bien le fantôme du fantôme, le fantôme alibi,
l’autre fantôme. N’aurait-on le choix qu’entre des fantômes ou simulacres de fantômes ? »
(« Rhétorique de la drogue », dans L’Esprit des drogues).

Une science du fantôme


Jacques Derrida pose l’équation suivant laquelle : cinéma + psychanalyse = science du fantôme.
En 1892, Jules Verne avait déjà entrevu dans Le Château des Carpathes la possibilité d’un subtil
dispositif d’illusion capable de conserver la voix et le mouvement, qui donnerait à croire à une
apparition surnaturelle, mais qui était également un moyen de faire survivre l’être aimé disparu.
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« Le cinéma est un art de fantômachie, […] : c’est un art de laisser revenir les fantômes. » Si le
cinéma est bien un dispositif technologique pour produire de l’illusion, en ce sens qu’il donne
corps à la phantasia, à l’imagination et donc aux fantasmes en produisant des apparitions
fantastiques, il instaure également une stratégie qui donne à voir en apparence des apparitions
bien réelles, se différenciant en ce sens du dispositif holographique 7. Si le fantôme est « l’effet de
mon inconscient dans la crypte d’un autre » (L’Oreille de l’autre), la psychanalyse en constitue
effectivement la théorie, tandis que le cinéma, comme art de la revenance, du donner à voir les
fantômes, en constitue la pratique 8, (CQFD = Ce Que Fait Derrida).
Le temps de reposer la question : « Quel avenir pour les fantômes ? » que son fantôme aura
déjà répondu par cette affirmation, à la fois grave et légère, qui découle de l’équation
précédente, alliance d’une science et d’une prescience : « l’avenir est aux fantômes ! ». Il
suffit, en effet, de revenir sur ses analyses et son insistance réitérées concernant les nouvelles
technologies d’information et de communication, pour se convaincre que, loin de restreindre
l’espace des fantômes, « […] la technologie moderne de l’image, de la cinématographie, de la
télécommunication décuple le pouvoir des fantômes et le retour des fantômes » (Ghost Dance
& Échographies – de la télévision). À Pascale Ogier, à qui il expliqua pour la première fois en
1982, dans le très beau film de Kenneth McMullen voué à la danse du fantôme, ce qu’était un
fantôme (sans qu’ensuite ils ne puissent jamais ensemble « se regarder voir l’autre », ni
témoigner de leur commune présence spectrale, puisqu’elle avait déjà repris sa route inverse
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au moment de la sortie du film), il aura pourtant avoué : « C’est au fond pour tenter les
fantômes que j’ai accepté de figurer dans un film en me disant que, peut-être, on aurait, les
uns et les autres, la chance de laisser venir à nous des fantômes : fantôme de Marx, fantôme de
Freud, fantôme de Kafka, fantôme de cet américain ! Vous, je vous connais depuis ce matin, et
déjà vous êtes traversée pour moi par toutes sortes de figures fantomatiques ». De même qu’il
avouera plus tard que sa visite au fantôme de Kafka lui valut l’accusation d’être un passeur de
drogue, alors qu’il était en réalité le contrebandier de textes interdits. Et il n’est peut-être pas
anodin de souligner que c’est précisément à ce moment-là, qu’à son corps défendant, il fut
surpris par la télévision allemande dans le train qui le ramenait de son incarcération de
Prague. Une crypte aura permis de faire ressurgir le fantôme qu’il était. Tel un effet de pensée
qui passe par le procès qu’engage sans appel la déconstruction dans son inscription d’une
certaine répétition, ainsi que son effet de drogues qui, bien sûr, est à différencier de l’effet des
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drogues sur la pensée.

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Est-il encore besoin d’une autre preuve pour rendre visible l’intime enchâssement de ces
deux logiques : logique spectrale et logique déconstructive ? La logique spectrale est
définitivement « l’élément de hantise où la déconstruction trouve son lieu le plus hospitalier,
au cœur du présent vivant, dans la pulsation la plus vive du philosophique »
(« Spectographies », Échographies – de la télévision). Ensemble, elles conjuguent les ressources
diaboliques de la boîte de Pandore et du tonneau des Danaïdes. « Tenter les fantômes » comme
on tente la chance pour « laisser venir à nous des fantômes » cette incitation toute derridienne
ne provoque-t-elle pas, réciproquement, une nouvelle interrogation ? Quel espace, quel lieu
n’aurions-nous pas annexé aux fantômes pour qu’au lieu « d’être livrés » ou « en proie »,
commandés ou ventriloqués, il devienne possible d’entendre cet autre murmure spectral :
« Les intrus s’en vont ce matin, mais d’autres viendront ensuite. Nous pourrons sentir leur
présence, quelquefois pas du tout, il en a toujours été ainsi 9. »
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BIBLIOGRAPHIE

Charles Alunni, « Spettro di Derrida », dans Spettri di Derrida, Analli fondazione europea del
disegno (Fondation Adami, 2009/V), Genova, Il Melangolo, 2010, p. 355-374.
Jacques Derrida, De l’Esprit, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987,
184 p.
Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en
effet », 1988, 252 p.
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
1993, 279 p.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir (Écrits sur les arts du visible 1979-2004), Paris, Éditions de La
Différence, coll. « Essais », 2013, 385 p.
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Catherine Paoletti, Sur Parole (avec Jacques Derrida), Éditions de L’aube, 1999, 20053.

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Catherine Paoletti, « Feu la mort », dans Le Passage des frontières. Autour du travail de Jacques
Derrida, Paris, Éditions Galilée, 1994.
Catherine Paoletti, « Aldo G. Gargani. Du (dé)constructivisme en philosophie », dans
Philosophes en Italie II, Archives de Philosophie, Paris, Éditions Beauchesne, 1994/2.

RÉFÉRENCES AUDIOVISUELLES :
Alejandro Amenabar. Les Autres, Espagne, 2001, 1h 45min, avec Nicole Kidman,
Elaine Cassidy, Christopher Eccleston.
Kenneth McMullen, Ghost Dance, Looseyard Productions for Channel 4, Zweites Deutsches
Fernsehen (ZDF), Grande Bretagne et Allemagne de l’ouest, 1982, 35mm, 94 min, avec
Jacques Derrida, Pascale Ogier, Robbie Coltrane, Dominique Pinon.
Catherine Paoletti, « Speculum tabulae » & « La fable de Psyché », dans Effets de miroir, Les
Chemins de la Connaissance, France-Culture, 2 x 30 min, (14 et 15 juin 1990).

NOTES

1. Je tiens à remercier ici Jean Frederiks, compagnon d’aventures radiophoniques à France-


Culture, sans lequel cette performance n’aurait pu être rendue techniquement possible.
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2. 1980, date de parution d’une autre « carte postale » : La Carte postale. De Socrate à
Freud et au-delà, Éditions Flammarion, collection « La philosophie en effet », par un
curieux hasard objectif, découvert dans l’après-coup de la scène du colloque.
3. Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, Éditions La Fabrique, 2008, p. 28.
4. Et ce n’est pas un hasard si dès l’ouverture de Spectres de Marx, Jacques Derrida
relève celui initial, déjà levé par Marx, incipit au Manifeste : « Un spectre hante
l'Europe – le spectre du communisme », « Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des
Kommunismus », p. 15-16.
5. « Je parlerai du revenant, de la flamme et des cendres », p. 11.
6. P. 119.
7. Voir Penser à ne pas voir, « La danse des fantômes » : « Le cinéma est un art fantôme,
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c’est à dire qu’il n’est ni image ni perception. Il n’est pas comme la photographie ou
comme la peinture. La voix au téléphone a aussi une apparence fantomatique. C’est quelque
chose qui n’est ni réel ni irréel : qui revient, qui est reproduit, enfin, c’est une
question de reproduction. À partir du moment où la première perception d’une image est
liée à une structure de reproduction, on a affaire à du fantomatique », p. 308.
8. En effet, dans son art de cultiver les « greffes » de spectralités, le cinéma
« inscrit des traces de fantômes sur une trame générale, la pellicule projetée, qui est
elle-même un fantôme […] Mémoire spectrale, le cinéma est un deuil magnifique, un travail
de deuil magnifié », op. cit., « Le cinéma et ses fantômes, » p. 322.
9. Une dernière affirmation tout droit sortie de la bouche même des fantômes, fait le pont
avec toute une réflexion essentielle de Jacques Derrida sur l’hospitalité, l’hôte et le
parasite, qui n’est pas forcément celui attendu, dont le rapport n’est certainement pas
aussi univoque que nos mythologies contemporaines le laissent accroire, et qui constitue
en quelque sorte l’avatar politique de la problématique des spectres. S’il fallait
insister, aujourd’hui, la problématique du fantôme s’arc-boute à celle de l’exil.

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