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Catherine Paoletti
Dans Rue Descartes 2016/2 (N° 89-90), pages 70 à 79
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.089.0070
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CATHERINE PAOLETTI
Derrida fantôme
Qu’est-ce que donner à lire ce qui fut déjà donné à entendre par la voix ? Une voix portée par une scène 1, en
colloque, ex cathedra quoiqu’on dise. D’un colloque (cum-loqui) à son origine mystérieux et confidentiel
qui s’est élargi pour devenir public au point que son succès se mesure désormais à l’aune de son « public ».
Pourquoi s’est imposé ce 11 décembre 2014 un supplément de scène : un dispositif / une disposition fantômes,
construit(e), par la diffusion d’un enregistrement, à commencer par la voix numérisée de Derrida, soutenue par
la projection de l’œuvre, fantôme-textuel, de Robert Malaval : Le fantôme et Carte postale pour un
fantôme (1980) 2. Beaucoup trop de fantômes direz-vous.Toujours plus de deux, certes, puisque l’intervenante
elle-même y ajouta sa voix « propre », pour l’écouter hors-scène dans le public et tenter ainsi d’entendre encore
quelque chose, ou peut-être autre chose, dans et par l’effet de voix d’un devenir texte qui s’essaierait à en
retrouver une lecture initiale stupéfiante qui, presque par facilité, court toujours le risque de s’émousser et
devenir « inhertiante ».
Ébranler les racines d’une passivité active, traduire et se retraduire sans cesse et « lier ce que l’on sait avec
ce que l’on ignore 3 » pour tenter, à tort ou à raison, la chance et risquer un pas de plus, un autre pas vers
une nouvelle aventure possible.Tenter de retraduire sans prétention la nouveauté du fantôme, de la marge,
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du différant, du public, de la scène etc., réveiller le passible pour qu’il emporte le passif de la capacité
anesthésiée contemporaine d’aventure. Car c’est à partir du fantôme que nous sommes toujours vivant !
Évoquer Derrida et les fantômes, comme lui-même n’aurait pas manqué de le faire remarquer
avec cette ironie impitoyable propre au « philosophe qui voit clair / voyant ? », c’est d’abord
invoquer son propre fantôme (étrange farce, d’ailleurs, où invoquant le sien, on ne peut
qu’invoquer les siens, les nôtres, les miens et donc le sien qui fut mien). Or, il s’agit là de faire
revenir le fantôme du philosophe qui avoua ne pas savoir s’il croyait ou non aux fantômes, mais
qui pourtant un jour affirma : « Vive les fantômes ! », « Que vivent les fantômes ! » Réveiller
en quelque sorte le fantôme de celui qui se savait déjà fantôme, un fantôme à la puissance n, et
qui l’attesta de son vivant : « Est-ce qu’on demande à un fantôme s’il croit aux fantômes ? Ici
le fantôme, c’est moi ! » Il s’agit donc de revenir sur le philosophe qui a fait du festin (ou du
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destin) philosophique une affaire de fantômes, et qui sans conteste, fut un infatigable, non pas
mémoire autant que de sa perte. « Enter the Ghost, exit the Ghost, re-enter the Ghost », dit Hamlet,
cité dans Spectres de Marx.
Le fantôme est le sourire de la vitesse. Il passe toujours très vite : « à la vitesse infinie d’une
apparition furtive, dans un instant sans durée, présence sans présent d’un présent qui
seulement revient ». Mais son apparition n’est pas rien. Il ne s’agit en rien d’une apparence,
mais bien d’un apparaître en référence au phainesthai [manifestation] qui suggère ce « presque
invisible » par défaut de corporéité. Et ce qui n’a pas de corps nous met à l’épreuve de notre
propre corps, au corps du texte. Et le présent qui revient n’est autre que la fable de la
philosophie sous le masque, la personne du revenant ou survivant que traduit tout récit, toute
fiction. « Cette “synthesis as a ‘phantom’” permet de reconnaître, dans la figure du fantôme, l’œuvre
de ce que Kant ou Heidegger assignent à l’imagination transcendantale dont les schèmes
temporalisateurs et le pouvoir de “synthèse” sont bien ceux d’un fantastique et, selon le mot de
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Kant, d’un art caché dans les profondeurs de l’âme » (Mémoires, pour Paul de Man). La
que passé absolu, depuis ce passé absolu, grâce à l’autre dont la sur-vivance, c’est-à-dire l’être-
mortel aura toujours excédé le “nous” d’un présent commun ? » (Mémoires, pour Paul de Man).
La théorie derridienne du « fantôme » s’articule donc à la question du deuil. Question qui se
poursuit en filigrane à travers toute son œuvre. À commencer par Glas où le travail du deuil
« serait coextensif de tout travail » : ce qu’il ne cessera de répéter jusque dans Échographies –
de la télévision, en passant par Schibboleth, Feu la cendre, De l’esprit. Heidegger et la question (où le
revenant apparaît à l’ouverture même du texte 5), Mémoires – pour Paul de Man, Donner le temps,
Spectres de Marx et autres « survivre », sans oublier tous les spectres qui hanteront ses ouvrages
suivants, tels que Chaque fois unique la fin du monde, Adieu ou Apories... Il faut ajouter toute une
conceptualisation affinée concernant la mémoire, l’effacement, la trace, la lisibilité qui efface
la date et son inscription même, la revenance, la survivance, l’adresse, l’envoi, le poème, la
main, le gage, la promesse, l’alliance et la chance, la signature, la différance, la restance, la
cendre, la coupure, le partage, le propre, la frontière, la dette et le don, sans compter
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parler de ma voix, précisément parce que je crois parler de ma voix, je la laisse parasiter par la
voix de l’autre, pas de n’importe quel autre mais de mes propres fantômes si l’on peut dire ; à
ce moment-là il y a des fantômes, et ce sont eux qui vont vous répondre, qui vous ont peut-
être déjà répondu… » (Jacques Derrida, dans Ghost Dance, Kenneth McMullen).
« la fuite des dieux » et pour « jouer le rôle d’un fantôme exténué ». L’usage ou les « effets de
drogues » constituent le mode le plus classique « d’une provocation méthodique, d’une
technique d’appel au fantôme : à l’esprit (ghost, Geist), à l’inspiration, à la dictée », mais c’est
aussi le plus retors, car il s’agit là d’une « méthodologie du contre-fantôme ». Un « fantôme
qu’on joue contre un autre fantôme mais aussi bien le fantôme du fantôme, le fantôme alibi,
l’autre fantôme. N’aurait-on le choix qu’entre des fantômes ou simulacres de fantômes ? »
(« Rhétorique de la drogue », dans L’Esprit des drogues).
au moment de la sortie du film), il aura pourtant avoué : « C’est au fond pour tenter les
fantômes que j’ai accepté de figurer dans un film en me disant que, peut-être, on aurait, les
uns et les autres, la chance de laisser venir à nous des fantômes : fantôme de Marx, fantôme de
Freud, fantôme de Kafka, fantôme de cet américain ! Vous, je vous connais depuis ce matin, et
déjà vous êtes traversée pour moi par toutes sortes de figures fantomatiques ». De même qu’il
avouera plus tard que sa visite au fantôme de Kafka lui valut l’accusation d’être un passeur de
drogue, alors qu’il était en réalité le contrebandier de textes interdits. Et il n’est peut-être pas
anodin de souligner que c’est précisément à ce moment-là, qu’à son corps défendant, il fut
surpris par la télévision allemande dans le train qui le ramenait de son incarcération de
Prague. Une crypte aura permis de faire ressurgir le fantôme qu’il était. Tel un effet de pensée
qui passe par le procès qu’engage sans appel la déconstruction dans son inscription d’une
certaine répétition, ainsi que son effet de drogues qui, bien sûr, est à différencier de l’effet des
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BIBLIOGRAPHIE
Charles Alunni, « Spettro di Derrida », dans Spettri di Derrida, Analli fondazione europea del
disegno (Fondation Adami, 2009/V), Genova, Il Melangolo, 2010, p. 355-374.
Jacques Derrida, De l’Esprit, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987,
184 p.
Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en
effet », 1988, 252 p.
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
1993, 279 p.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir (Écrits sur les arts du visible 1979-2004), Paris, Éditions de La
Différence, coll. « Essais », 2013, 385 p.
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Catherine Paoletti, Sur Parole (avec Jacques Derrida), Éditions de L’aube, 1999, 20053.
RÉFÉRENCES AUDIOVISUELLES :
Alejandro Amenabar. Les Autres, Espagne, 2001, 1h 45min, avec Nicole Kidman,
Elaine Cassidy, Christopher Eccleston.
Kenneth McMullen, Ghost Dance, Looseyard Productions for Channel 4, Zweites Deutsches
Fernsehen (ZDF), Grande Bretagne et Allemagne de l’ouest, 1982, 35mm, 94 min, avec
Jacques Derrida, Pascale Ogier, Robbie Coltrane, Dominique Pinon.
Catherine Paoletti, « Speculum tabulae » & « La fable de Psyché », dans Effets de miroir, Les
Chemins de la Connaissance, France-Culture, 2 x 30 min, (14 et 15 juin 1990).
NOTES
2. 1980, date de parution d’une autre « carte postale » : La Carte postale. De Socrate à
Freud et au-delà, Éditions Flammarion, collection « La philosophie en effet », par un
curieux hasard objectif, découvert dans l’après-coup de la scène du colloque.
3. Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, Éditions La Fabrique, 2008, p. 28.
4. Et ce n’est pas un hasard si dès l’ouverture de Spectres de Marx, Jacques Derrida
relève celui initial, déjà levé par Marx, incipit au Manifeste : « Un spectre hante
l'Europe – le spectre du communisme », « Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des
Kommunismus », p. 15-16.
5. « Je parlerai du revenant, de la flamme et des cendres », p. 11.
6. P. 119.
7. Voir Penser à ne pas voir, « La danse des fantômes » : « Le cinéma est un art fantôme,
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