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LA FOLIE DE PIERRE RIVIÈRE

Daniel Fabre

Gallimard | « Le Débat »

1991/4 n° 66 | pages 96 à 109


ISSN 0246-2346
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ISBN 9782070724147
DOI 10.3917/deba.066.0096
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Le mémoire de Pierre Rivière, tel qu’il fut publié en 1973, est serti d’un double discours. Le premier
le situe comme un document capital : autour de ce cas et de ce texte le conflit entre aliénisme et justice pénale
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viendrait au jour. Le second nous le présente comme un météore tombé d’un ciel inconnu : sa « beauté sidé-
rante » suspend l’analyse – « ... nous avons décidé de ne pas l’interpréter » (M. Foucault, p. 14) – ou, même,
la déjoue puisque « son étrange pouvoir est de prendre au piège toute interprétation à prétention totalisante »
(Ph. Riot, p. 314). Et, pour conclure, on nous livre le secret de cette résistance : comment prétendre éclai-
rer les raisons d’un homme qui « pouvait échanger le travail aliénant de la raison avec le travail libéré du
désir » (A. Fontana, p. 350) ? L’interdit a d’ailleurs été respecté à la lettre : bien peu ont osé – si nous excep-
tons René Allio et Christine Lipinska, deux cinéastes – lire vraiment ce qui était écrit. On s’en est tenu à
la surprise, au silence ou à la célébration mimétique. Pourtant, dès l’ouverture, Michel Foucault désignait,
très vite, des pistes délaissées et qu’il pressentait fertiles : « Nous savons que nous avons négligé beaucoup
d’aspects majeurs. On aurait pu analyser le merveilleux document d’ethnologie paysanne constitué par la
première partie du mémoire de Rivière. Ou évoquer encore ce savoir et cette définition populaire de la folie
qui se dessinent à travers le témoignage des villageois » (p. 15).
En effet, Pierre Rivière a tué le 3 juin 1835 sa mère, sa sœur, son frère, mais ce ne sont pas les aliénistes
qui ont décidé que le garçon était « fou », autour de lui, dans son village, bien avant le crime s’est exprimé
ce que Foucault a nommé ailleurs une « conscience énonciative » de la folie1. Le maire, M. Harson, inter-
rogé le 15 juillet, traduit l’opinion commune lorsqu’il stigmatise cette « tête exaltée, opiniâtre, que les repré-
sentations de son père et de sa famille ne parvenaient pas à détourner de faire une chose, si son idée l’y
portait » (p. 44). Fortin, un charpentier qui connaît Pierre depuis l’enfance, explique qu’à douze ans « il
parut devenir idiot » (p. 46). Tel autre parle de ses « extravagances », des « choses ridicules qu’il accom-
plissait », de sa « bizarrerie », de son caractère « farouche », « taciturne », de ses rires d’« imbécile ». « Je
vous dirai seulement, dépose Charles Grelley, un marchand, qu’il passait généralement pour fou et que quand
on parlait de lui on disait communément l’imbécile de Rivière » (p. 53).
Avant d’être un sujet de débat qui aboutit, sous forme tronquée, dans les Annales d’hygiène publique...,
le cas Pierre Rivière existe ici, entre Aunay et Courvaudon, dans le Bocage normand. Son. crime est certes
horrible mais aussitôt compris ; loin de surprendre absolument on l’associe à sa folie et celle-ci est immé-
diatement décrite par les témoins, construite dans sa logique inverse. Ne fournit-elle pas l’occasion d’énoncer

1. M. Foucault, Histoire de la folie..., Paris, Gallimard, éd. 1972, p. 184.

Daniel Fabre est ethnologue des sociétés rurales européennes. Il achève actuellement un livre sur l’anthropologie de
l’initiation masculine : Le Roi des oiseaux.
Cet article est paru en septembre-octobre 1991 dans le n°66 du Débat (pp. 107 à 122).
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en clair ce qui ne se dit pas, ce qui est l’ordre implicite de la coutume ? De plus, Rivière lui-même reprend
les faits que citent ses voisins, les témoins. Il les ressasse, il les organise, trace la courbe d’un destin dont,
pour l’essentiel, il partage les clés avec les gens de son pays. C’est cette interprétation « indigène » qui nous
importe, c’est elle que nous allons tenter de déplier et de situer dans la lumière de la culture paysanne boca-
gère du XIXe siècle – telle que la décrivent les « antiquaires » de la Normandie2 – et d’une ethnologie plus
large des jeunes gens et de leurs folies dans les campagnes d’Europe.
Le récit de Pierre Rivière – Détail et explication de l’événement arrivé le 3 juin à Aunay, village de la
Fauctrie écrite par l’auteur de cette action –, en dépit de ses ruptures de ton, n’a rien de chaotique, il
retient plutôt par l’explicite fermeté de sa composition. N’enchaîne-t-il pas : un long « résumé des peines
et afflictions » du père, une explication du « caractère » de Pierre, le fils aîné, puis le « détail » de l’acte
criminel et des mois d’errance qui jettent le meurtrier sur les routes et dans les bois ? Soit quatre temps
d’inégale ampleur, liés comme causes et effets par une mécanique inéluctable, mais aussi quatre moments
qui se font écho par maints aspects que le narrateur a retenus, dont on perçoit pour lui l’importance, dont
on éprouve la cohérence. Dans ce mémoire écrit en douze jours avec le désir d’exposer la vérité complète,
avec la volonté d’une exhaustive mise en ordre, « tout se tient », en effet, et de là vient sans doute son atta-
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chante beauté.

Les misères du mariage

D’emblée, dès le titre, nous savons : le geste meurtrier n’est pas né d’une impulsion, d’une rage démente
et soudaine, il est le fruit tardif d’une histoire commencée bien plus tôt, deux ans avant la naissance de Pierre,
l’année où se marient ses parents, en 1813. Cette date deux fois répétée se donne comme le flagrant indice
d’une distorsion, aussi n’a-t-elle pas besoin de commentaire. 1813, en effet, est une de ces années terribles
autour desquelles se cristallise la mémoire villageoise. Encore un demi-siècle plus tard Erckmann et
Chatrian n’eurent qu’à en transcrire la persistance : « ... le 8 janvier on mit une grande affiche à la mairie
où l’on voyait que l’Empereur allait lever, avec un sénatus-consulte, comme on disait dans ce temps-là,
d’abord 150 000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premier ban de 1812, qui se croyaient déjà
réchappées, ensuite 100 000 conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jusqu’à la fin, de sorte que tous les
trous seraient bouchés, et que même nous aurions une plus grande armée qu’avant d’aller en Russie. »
Comme beaucoup d’autres en ce temps-là, Pierre-Marguerie, le second fils de Jean Rivière, un cultivateur
assez modeste, n’éprouve aucune fierté à devenir un « conscrit de 1813 ». Il n’a certes pas tiré les premiers
numéros et son aîné sert déjà dans l’armée, mais il sait bien que l’Empereur puise très vite dans les réserves ;
comme il n’a pas de quoi « acheter un homme » qui le remplacerait, il ne lui reste pour retarder son départ
qu’une solution, le mariage. Énoncer cette date suffit donc à jeter une ombre sur la noce. Le tourbillon de
la grande Histoire exerce jusqu’au fond du Bocage ses effets perturbateurs, il force les destins. Des conscrits
du temps n’ont pas hésité à accepter des unions ouvertement impossibles, grotesques même, et dérisoires
à leurs propres yeux, en épousant des veuves depuis longtemps sorties du marché matrimonial3. Le futur
père de Pierre n’a pas à aller jusque-là ; on lui présente Victoire Brion, de Courvaudon, un village voisin,

2. J’utilise et je cite : Richard Seguin (attribué à), Histoire archéologique des Bocains, Vire, 1822 ; Frédéric Pluquet, Contes
populaires de Bayeux, Rouen, 1834 ; Jules Lecœur, Esquisses du Bocage normand, 2 vol., Condé-sur-Noireau, 1883-1887 ;
Jean Seguin, Comment naît, vit et meurt un Bas-Normand, Paris, Clavreuil, 1937.
3. Erckmann-Chatrian, Le Consent de 1813, 1re éd. 1864, et, pour les opinions du XIXe siècle sur ces mariages, André
Armengaud, « Les mariages de 1813 à Toulouse », in Hommages à Marcel Reinhard, Paris, 1973, pp. 11-18.
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« les âges et les fortunes s’accordaient à peu près », il en fait sa « bonne amie » et au bout de six mois il
l’épouse. Solution d’apparence harmonieuse qui, pourtant, demeure, pour le narrateur, une union oppor-
tuniste, une alliance contre nature, bref un mariage de 1813.
Ce défaut originel va marquer toute l’histoire. D’abord les composantes les plus régulières de la cou-
tume locale prennent aussitôt une tonalité négative. Ainsi la Normandie bocagère est un pays d’intermédiaires
de mariage, une dizaine de termes désignent l’entremetteur – badochet, colibard et autre chausse noire... –
qui connaît les fermes et trame les alliances. Rien d’étonnant que Pierre-Marguerie Rivière, pressé de
prendre femme, y ait eu recours ou ait accepté son service, mais, vingt-deux ans plus tard, son fils men-
tionnera le nom de celui qui arrangea la rencontre de ses parents et qui tenta, plus tard, de remettre Victoire
Brion « dans son devoir » – médiation piteuse et toujours inutile. De même, ce mariage de petits proprié-
taires a lieu, comme il convient, sous le régime dotal qui prévoit à la fois la communauté de jouissance et
l’intégrité des apports de chacun. Pierre connaît par cœur le contrat qui détaille les modalités de l’union, il
l’a sans doute lu et relu, son père l’a toujours arboré pour sa défense, mais sa complexité même, son énu-
mération maniaque des devoirs et des biens de chaque époux semblent annoncer déjà l’impossibilité d’une
vie vraiment commune.
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Il n’y aurait là que prédispositions vagues si, par la suite, des trous béants dans l’ordre des rites et des
convenances ne venaient confirmer et approfondir ces fissures. Le récit de Pierre Rivière inventorie toutes
ces entorses et prend sens de tous ces manques. D’abord ses parents « ne tinrent pas de noces et le jour de
leur mariage ils ne couchèrent pas ensemble », sa mère préférant attendre que la réforme soit officielle. Un
peu plus loin nous apprenons que la belle énumération des biens de l’épouse qu’a dressée le notaire n’est
qu’un trompe-l’œil. Elle n’a en fait ni lit ni armoire. Cette dernière manque surtout : n’était-elle pas deve-
nue dans le Bocage le meuble par excellence du mariage ? Les menuisiers de Tinchebray s’en étaient fait
une spécialité, ils sculptaient sur son fronton « deux amoureuses colombes, les ailes ouvertes et se becquetant
toutes frémissantes de bonheur » (Lecœur, I, 48). Enfin les Rivière ne vivent pas ensemble. Chacun demeure
d’abord dans sa maison de famille, lui à la Fauctrie, un hameau d’Aunay, elle à Courvaudon. Et Pierre-
Marguerie vient « en gendre » travailler les biens de sa femme, « faire le labour..., apprêter du grain, cou-
per du bois, planter des arbres, faire du cidre », portant chaque jour « tous les équipages dans une charrette,
le temps d’arranger toutes ces choses » et revenant souvent à la nuit tombante sans trouver place dans la
maison de l’épouse.
Les enfants qui naissent entre 1815 et 1828 -deux ; filles et quatre garçons – semblent, à lire Pierre, le
fruit de rapprochements furtifs, en tout cas loin de resserrer les liens entre les époux, ils alimentent leur guerre
ouverte. D’où la chronique méticuleuse de ces batailles où Victoire Brion défend âprement sa vie autonome
– « elle avait toujours eu l’idée de maîtriser et de se faire une bourse à part » (p. 109) –, refuse de donner
ses enfants à leur père, fait des dettes sur les biens de la communauté et, surtout, multiplie les humiliations
et les dénonciations de son mari. Elle se présente vêtue en mendiante au vicaire d’Aunay pour l’accuser d’être
« un lubrique [qui] entretenait des putains », en 1824 elle vêt son dernier-né, Jean, de haillons le jour de son
baptême... Tout rapprochement – ils sont plus nombreux lorsque Victoire vient habiter une maison de la
Fauctrie – donne naissance à une spirale de violence où les « niargues », les « paroles mortifiantes » laissent
bientôt place aux coups échangés. Très tôt la justice prend le relais et devient le champ clos de ces affron-
tements. Dès 1825, Victoire Brion a recours au juge de paix de Villers pour récupérer Pierre, son aîné. Le
juge d’Aunay intervient ensuite, puis des avocats de Vire, de Beauquay, de Caen. Voulant arracher la
séparation elle fait enfin convoquer son époux par le président du tribunal de Vire, un huissier porte
l’ordonnance. C’est donc au cours de l’audience, devant les autres plaideurs qui colporteront la scène, que
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les Rivière s’entredéchirent. Le théâtre judiciaire, loin d’être un lieu d’apaisement, exalte, tout au contraire,
leur inimitié et l’on voit se mettre en branle – d’Aunay à Caen – une surenchère qui, comme dans la lutte
sorcellaire, prend acte de la force croissante du recours, étranger et de plus en plus lointain, qui doit détruire
l’autre4.
Dans les cours de ferme, à Courvaudon et Aunay, dans les prétoires, à Villers, Aunay et Vire, la guerre
se poursuit et se répète. L’affaire n’est donc pas renfermée dans le secret domestique, elle est publique dès
son début, dès le triste jour de la noce sans invités ni festin. Certes, au fur et à mesure que le conflit s’am-
plifie, quand disparaissent les vieux parents, quelques villageois s’interposent. La dame Hébert passant sur
le chemin reproche spontanément à Rivière de houspiller sa femme et prétend même qu’on dit « qu’il la bat
comme une chair de bœuf ». Le plus souvent c’est Rivière qui va quérir les témoins qui lui sont proches –
des hommes avec qui il sosonne, il partage un attelage – ou qui incarnent l’autorité, tel l’adjoint au maire
de Courvaudon qui l’assiste à deux reprises. Le curé d’Aunay tente aussi, plus secrètement, de jouer les
faiseurs de paix. Mais toutes ces médiations restent, selon le mémoire, sans effet durable. Elles peuvent dans
l’instant calmer la bataille, elles ne font qu’en retarder et aggraver l’explosion. Ponctuelles et personnelles
elles ne parviennent pas à infléchir le cours des choses.
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Pourtant, dans la société du temps, le cas – si l’on peut dire – est parfaitement caractérisé. Même si le
père Rivière traite parfois sa femme avec une certaine fermeté, lui infligeant, quand il est à bout, quelque
taloche, il exerce, dit-on, trop mollement son droit. Tel est, bien sûr, l’avis de l’aîné de ses enfants mais il
est pleinement conforme à l’opinion commune. Lorsque, le 15 juillet 1835, le juge d’instruction de Vire
interroge les gens du lieu, la réponse est unanime. « Rivière père est d’un caractère très doux et les témoins
de ses nombreuses querelles avec sa femme ont toujours donné tort à celle-ci », explique le maire d’Aunay
interrogé d’abord. Le docteur Morin renchérit au mot près : « ... Tout le monde sait qu’ils vivaient mal en-
semble et l’opinion publique a constamment donné tort à la femme. » Le charpentier Fortin dira de même.
Au point que le juge semble ensuite avoir renoncé à poser la question pour se concentrer sur le caractère
du meurtrier et ne plus susciter ce discours qui, en quelque façon, l’excuse. Donc le père Rivière est un mari
sans autorité, publiquement contrarié par son épouse. Maintes fois « grimé », égratigné jusqu’au sang
quand il tente de l’apaiser, il est même un mari battu.
Mais il y a plus encore. Pierre, avons-nous vu, prend toujours le parti de son père, allant jusqu’à déceler
dans sa faiblesse une naturelle aménité. Sur un point, cependant, il lui donne carrément tort et c’est là un
des thèmes récurrents de son récit. Le père Rivière affiche une confiance absolue dans la fidélité de son
épouse. Quand elle l’accuse de dilapider le patrimoine avec des filles, lui, devant le juge d’Aunay qui la
suspecte d’aimer d’autres hommes, prend sa défense et Pierre rapporte en note les termes de la conversa-
tion : « Non. Je ne la soupçonne pas de cela. Cela m’étonne, dit le juge, que vous me dites qu’elle n’a pas
de religion, qu’elle est comme cela, qu’elle ne vous aime pas, et qu’elle ne soit pas d’une mauvaise vie, mon
père dit : Je ne le pense pas... » De même, à l’approche du drame, alors qu’elle est enceinte de six mois,
comme le révélera l’autopsie, il se refuse à y croire, convaincu « qu’elle se met de quoi sur le ventre pour
se le faire grossir » et attirer ainsi la compassion du juge. Pierre est d’un tout autre avis. Il a surpris une
conversation entre sa sœur et sa mère qui ne laisse rien ignorer de son état et, surtout, il entend la rumeur
publique. Sa mère sème partout des dettes, achète du linge au mercier, des chaussures au cordonnier,
emprunte de l’argent à plaisir et son fils sait et écrit : « Tous ces gens-là que ma mère allait consulter étaient
des célibataires, et peu délicats sur la pureté. » Il sait aussi que depuis quelques mois sa mère reçoit dans

4. Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977.
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sa maison voisine le menuisier de Courvaudon, elle compte payer ses services avec les outils de charpen-
tier de son époux. Pierre-Marguerie Rivière aux yeux de tous et de son fils est donc aussi un mari cocu.
En Normandie on dit du benêt battu et complaisant qu’il est « un Jean » ou « un Gilles » (Seguin,
p. 127). Une situation aussi flagrante est donc stigmatisée par la coutume et, en général, ailleurs en France,
elle déclenche un charivari dramatisé. Il amplifie à la mesure du cas le chahut qui est de mise pour les rema-
riages de veufs ou les frasques d’une jeune fille. Cacophonie nocturne, chanson qui, sur un mode allusif et
obscène, détaille l’affaire, pièce de théâtre, parfois, qui brode sur la scène de ménage dont on a retenu les
gestes et les mots et, enfin, promenade à rebours sur un âne du mari ou, plus souvent, du garçon qui le repré-
sente et qu’accompagnent les masques de la femme et ses amants, composent une panoplie de la dérision
qui peut prendre place le mercredi des Cendres dans le final du carnaval. En Poitou, Aquitaine, Pays basque
et Languedoc, le charidane, l’asouade, le toberak, le tribunal camivore et la cour coculaire mettent bon ordre
aux frasques domestiques provoquant parfois la fuite de leurs auteurs. Quand il passe à Béziers, pour le
carnaval de 1825, Agricol Perdiguier assiste à ce rite qui n’existait plus, semble-t-il, dans son Avignonnais
natal : « Je vis sur une place publique une espèce de représentation qu’on appelait la paillade. C’était un
homme en jupon, une femme en pantalon ; celle-ci maltraitait celui-là ; et des chœurs se mêlaient à l’ac-
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tion par des chansons patoises et des danses grotesques. Cette paillade, ou parodie, ou satire, était dirigée
contre un perruquier et sa moitié, ménage mal assorti. Elle allait de place en place, et se faisait partout applau-
dir. Chaque année on joue des paillades nouvelles. Malheur au pauvre mari que sa femme berne ! Il sera
encore berné par le public... Fatale destinée5 ! » En Flandre et Picardie, à la même époque, une cour
carnavalesque statue sur les durmenés et dénonce les mégères. Ce sont souvent des artisans qui mènent
l’affaire, leur atelier devient le lieu du complot et, comme ils manient mieux la plume, ils transcrivent
pièces et chansons pour les jeunes garçons, fer de lance du charivari. À Aunay et Courvaudon rien de tel
ne se passe, semble-t-il, et cette absence mérite réflexion.
Sans doute marque-t-elle un reflux local de la coutume dont prend acte l’enquête nationale de 1937 sur
le sujet. Les réponses bas-normandes y sont fort monotones. À l’exception du maire de Bayeux qui atteste
du rite tout en constatant sa disparition « depuis la guerre » et sa localisation strictement campagnarde, tous
les témoins affirment l’inexistence du charivari dans sa forme la plus banale et dans son application com-
mune aux remariages. « Les coutumes dont il s’agit [ont] disparu depuis longtemps » (Falaise) ; « [elles]
ont peut-être existé dans des temps très anciens mais depuis des générations elles sont inconnues » (Dom-
front) ; « les plus vieux habitants de Vimoutiers ne se souviennent pas avoir vu de manifestation de ce type ».
Si l’on remonte dans le temps, l’effacement précoce se confirme : aucune affaire normande ne suscite un
recours à la grâce – royale, impériale ou présidentielle – tout au long du XIXe siècle alors que tant de régions
connaissent même une reviviscence de la coutume6. Jules Lecœur, dans ses précieuses Esquisses du Bocage
normand (1883), cite bien le chavarin aux remariés mais précise qu’il ne reste rien de la dramatisation
ancienne, celle qui s’appliquait aux maris battus et cocus et à leurs harpies de femmes : « On ne voit plus
le bidoche, machine en carton à grossière tête de cheval, couvert d’une pièce d’étoffé et ayant par-derrière
une longue queue de crins, que chevauche un individu grotesquement affublé, trottant, galopant, ruant,
hennissant... » (II, p. 328). La carte française de cette régression mériterait une analyse. On pourrait souli-
gner les effets dissolvants de la dispersion des hameaux et des fermes, l’élargissement des aires matrimo-

5. Agricol Perdiguier, Mémoires d’un compagnon, Paris, 1977, p.161.


6. Cf. Le Charivari, sous la direction de J. Le Goff et J.-C1. Schmitt, Paris, 1981. J’ai dépouillé l’enquête Fortier-Beaulieu
de 1937 (musée des Arts et Traditions populaires, Paris) et les recours en grâce du XIXe siècle (Arch. nat., séries BB 18, BB 21
et BB 24).
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niales, les progrès de la propriété paysanne et la clôture corrélative des espaces et des vies privées. L’inter-
diction officielle correspond à l’attente locale, on recourt donc plus volontiers à des instances extérieures
de règlement des conflits comme le démontrent, avec éclat, les époux Rivière.
Cependant le « mémoire » de Pierre ne confirme pas simplement cette mutation – advenue en Normandie
plus tôt qu’ailleurs. L’absence du charivari, de la proclamation spectaculaire du déshonneur, de la morigé-
nation théâtrale y est d’autant plus criante que l’on perçoit, en contrepoint et en filigrane, sa présence
latente. En effet, le point de vue de la collectivité sur le ménage désaccordé a déjà pris forme et Pierre, le
fils, ne peut que s’en faire l’écho. Devant le juge d’Aunay qui l’incite à s’installer sous le toit conjugal,
Victoire Brion lance une phrase ambiguë : « Elle se plaignit à cette audience que mon père laissait sa terre
à labourer, pour labourer celle des autres. Ces paroles entendues par les auditeurs furent tournées en ridicule.
On les entendait de deux manières, et mon père était ainsi le jouet de la risée publique. » Nous saisissons
là, dans la salle d’audience, le jaillissement du trait essentiel de l’esprit charivarique, qui décrit, représente
et dénonce en exploitant les doubles sens, les métaphores par lesquelles le scandale s’expose et s’avoue.
Pourtant, le rite collectif, celui qui impose justice, ne vient pas, la sanction est inhibée comme si l’ampleur
même de la déchirure qu’elle serait appelée à désigner et à recoudre était, en ce temps et en ce pays, au-delà
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de sa puissance. On passe cependant tout près mais, ironie suprême, la dénonciation satirique est pervertie
dans ses fondements. C’est la dernière scène du « résumé des peines de mon père ».
Le menuisier de Courvaudon arrive chez Victoire à la Fauctrie, il ne se gêne pas pour « l’embrasser et
lui faire plusieurs cajoleries » puis il vient boire chez Rivière, juste en face. Les villageois assemblés ne les
quittent pas du regard, Pierre est là aussi. La conversation achoppe sur les outils de charpentier que Victoire
a promis à son amant présumé ; Rivière se rebiffe, accéder devant tout le monde aux promesses de sa
femme serait assumer son rôle de « Jean » ou de « Gilles ». D’autant que la lecture imagée de la scène est
dans tous les esprits sans que l’explicitation en soit jamais faite ; on sait bien ce que sont les « outils » d’un
homme, les vieux qui ne font plus l’amour le disent partout avec les mêmes mots : « J’ai remisé les outils
au galetas. » Pierre-Marguerie refuse donc de transmettre publiquement les siens à son rival surtout quand
sa femme confirme le don qu’elle en a fait. La discussion semble close, les deux hommes s’attablent dans
la cour, l’atmosphère est lourde. C’est alors que le menuisier entonne la chanson du charivari dont il aurait
dû être l’une des trois victimes : « Il dit qu’il allait dire une chanson, eh bien, dit François Senecal, dites-
nous en deux mots, le menuisier commença et dit une chanson qui s’adonnait à niarguer mon père et à rire
de sa duplicité. La fin du premier couplet était : que tout entre et rien ne sorte ; dans le second couplet il
était dit : que Lise a fin de force d’avoir toujours laissé entrer par la même porte au bout de neuf mois il
fallait bien que quelqu’un sorte. »
Tous ont compris. Le père Rivière se lève et rentre – « Nous sommes plutôt en position de pleurer que
de chanter » – et quand reprend la discussion, il se rend sans résistance : « Tenez menuisier vous prendrez
les outils et cela ira pour cela. » L’ordre du monde est tourneboulé, la morale la plus élémentaire est tour-
née en dérision. Des hommes tentent de secouer Rivière « hébété », les femmes en s’éloignant déclarent
qu’une pareille famille fait « son purgatoire sur terre », un voisin glisse à Pierre : « N’abandonne jamais
ton père. » Le lendemain matin, Pierre-Marguerie part à pied pour Tessel mais il n’y arrive qu’à trois heures
de la nuit au grand désespoir de sa mère qui l’attendait. L’incident trouble Pierre, il en notera l’explication
donnée par son père : « ... il s’était reposé un peu sur le chemin, il s’était endormi et... à son réveil il
avait pris le chemin à contresens..., il avait fait près d’une lieue. » Les repères perdus, les rôles brouillés et
inversés, l’homme s’égare. C’est ce jour-là que son fils fut confirmé dans sa décision d’agir.
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La folie de Pierre Rivière

Pierre, c’est le premier fruit de ce couple impossible. De sa naissance il retient qu’elle advint sous le signe
de la discordance, celle que le corps fait connaître avec la plus grande violence : « Dans le commencement
de 1815 ma mère accoucha de moi, elle fut bien malade de cette couche. Mon père prit tous les soins qu’il
fallait prendre envers elle, il ne coucha pas pendant six semaines [...] les mamelles lui pourrirent et mon père
les lui suçait pour en extraire le venin, ensuite il le vomissait à terre » (p. 77).
Que le lait lui soit refusé, qu’il se mue en poison, manifeste la vraie nature maternelle, ce flux venimeux
passera ensuite dans les griffes qui déchirent le visage paternel et dans les paroles dont on a vu combien elles
blessent au plus vif ses proches, ses ennemis. Mais le geste du jeune père, son abnégation spontanée ont un
effet que Pierre n’ignore pas. Les anciennes sages-femmes modelaient, quand il le fallait, le mamelon des
accouchées, elles tiraient avec leur bouche le premier lait et dégorgeaient les seins de toute sécrétion
maligne. Mais n’étaient-elles pas, ici et là, concurrencées par un étrange personnage dont les médecins, depuis
le XVIe siècle, dénoncent la malséance et les méfaits ? Ce « téteur », ce « tireur de lait » est encore actif dans
les montagnes languedociennes jusqu’au XXe siècle, mais il l’est aussi dans l’Ouest et le Nord. Arnold Van
Gennep en rencontra un à Raismes, près de Valenciennes, vers 1930, et à propos de ce célibataire « qu’on
allait chercher quand il fallait régulariser la venue du lait chez les nouvelles mamans », il s’interroge : est-
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il un arriéré ? un bisexué ? Les enquêtes récentes nous découvrent en effet un niais, la tête couverte d’un
sac de jute, les mains entravées parfois qui, surveillé par les matrones et les voisines, tire le lait et le « mal »
à la jeune mère debout, consentante mais inquiète. Que le mari – ce qui arrivait – prenne la place de cet enfant
monstrueux, qui tète, certes, mais que l’on repousse à bonne distance, et le voilà pour toujours marqué par
cette fonction7. Nous venons d’en voir les conséquences sur Pierre-Marguerie Rivière. Son fils n’est donc
pas seulement le rejeton d’une alliance hâtive et malencontreuse mais sa naissance brouille durablement les
rôles, fait éclater les dissonances. Et toute sa vie, il sera, comme il le dit lui-même, « le témoin », le spec-
tateur affecté mais silencieux qui voit s’amplifier le désastre que déclencha sa venue au monde.

Portrait de l’aîné

Pour ceux qui déposent, après le crime, cette existence de bruit et de fureur a sans doute marqué le jeune
homme mais ce n’est point cette genèse qui fonde, dans leur discours, l’imbécillité, l’idiotie, la folie de Pierre
Rivière. De plus, la transcription du greffe n’a pas laissé passer les mots du dialecte qui proposent au moins
un classement élémentaire des désordres de l’esprit et de leur appréhension sociale8. « L’idiot est un inno-
cent et ce mot révèle une pitié touchante pour l’infortuné privé de sa raison. Quant au niais qui a la respon-
sabilité de ses actions, celui-là est un assoti, un fanot, un éberlué », écrit J. Lecœur (I, p. 203), laissant
pressentir une classification bocaine des folies. Or rien ne filtre de ce savoir, ni dans les témoignages ni dans
le mémoire du coupable, en revanche s’accumulent et se répètent les faits précis, les épisodes dont on se
souvient. Ils sont la matière première du caractère que le village a poli et dans lequel Pierre se mire.
Saisissons ici le fil que le dossier d’instruction nous propose : la moitié des dix témoins paysans et artisans
les plus proches de Pierre signalent au juge sa relation particulière aux animaux, aux oiseaux surtout.
Rivière lui-même en fera le leitmotiv de son récit, c’est par lui qu’il enchaîne les deux temps de sa vie, avant
et après son crime. Les magistrats retiendront immédiatement le fait tout en lui faisant subir une réduction,

7. A. Van Gennep, Le Folklore de la Flandre..., Paris, 1935, t. I, p. 50. J’ai utilisé aussi Valérie Cabrol, Le Téteur, D.E.A.
E.H.E.S.S.-Toulouse, 1991.
8. On trouvera des aperçus sur ces classifications dans Giordana Charuty, Le Couvent des fous, Paris, Flammarion, 1985 ;
elle m’a également indiqué des travaux de sémantique sur ce vocabulaire dans les dialectes d’oc.
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La folie de Pierre Rivière

un gauchissement qui nous mettent en éveil. Qu’écrivent en effet ces autorités ? « Dès son jeune âge il eut
les penchants les plus cruels », résume le procureur de Vire ; ce que reprend son collègue de Caen en ces
termes : « Ses dispositions à la cruauté se sont dans tous temps révélées par ses amusements ; ils consis-
taient habituellement dans des actes de barbarie sur des animaux ; il aimait à les soumettre à des tortures
dont le spectacle le réjouissait » (pp. 67-68). On peut voir là, à juste titre, un indice de la récente conver-
sion des élites au respect des animaux qui s’épanouira au cours du siècle, mais ce jugement moral – qui fait
mal aux bêtes peut tuer un homme, d’ailleurs Pierre n’était-il pas également cruel à l’égard des enfants ? –
efface tous les détails. Or c’est à partir d’eux que le débat s’engage au sein même du village et, déjà, entre
Pierre et son premier juge, Exupère Boulin, de Vire, le 9 juillet 1835 : « D. On vous reproche d’avoir dans
votre enfance commis divers actes d’une cruauté froide et réfléchie, d’avoir par exemple écrasé de jeunes
oiseaux entre deux pierres...
» R. Je ne me rappelle pas avoir fait cela, il m’est arrivé seulement de tuer quelques fois des oiseaux
en leur lançant des pierres, comme font les écoliers pour tuer des coqs » (p. 42).
Pierre place sa réponse sous le signe d’une conformité qu’il n’explicite guère mais aucun de ses mots
n’est vague ou général. Les garçons qui fréquentent les petites écoles normandes à cette époque organisent
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pour Carnaval, tout comme leurs homologues bretons, champenois ou wallons, soit des combats de coqs,
soit des lapidations. C’est ce dernier rite qui a cours dans le Bocage où pour le jeudi gras – dit jeudi ardent
ou jeudi angot – les écoliers rangés en deux files exécutent à coup de pelote un chapon. L’auteur du coup
mortel emporte triomphalement le volatile et l’offre à son instituteur9. Telle est la tradition et Pierre en une
phrase la rappelle au juge. À une question de celui-ci sur le « sentiment » qu’il éprouve à accomplir de pareils
actes, il répondra simplement : « J’y prenais plaisir », ce que le juge s’empresse d’interpréter comme une
« jouissance » dont il était « avide ». Et Pierre de préciser alors : « Il est vrai que je m’amusais à cela ; il
est possible que j’aie ri, mais je n’avais pas pourtant bien grand plaisir » (p. 55). Ces gestes de « cruauté »
ne sont donc qu’un jeu de garçons que l’école elle-même accueille et légitime. Comme tous actes coutu-
miers ils n’impliquent aucune profonde et durable passion, ils sont de l’ordre de « ce qui se fait » et doit se
faire. D’ailleurs ces mises à mort rituelles ne sont-elles pas contrebalancées, au grand embarras du juge, par
une tout autre attitude à l’égard des oiseaux ? Ce qui nous vaut cet étonnant dialogue : « D. Il y a environ
deux ans, vous avez eu, à ce qu’il paraît, la cruauté de donner la mort à un geai qui appartenait à votre frère
Prosper et auquel le malheureux enfant, alors infirme, était beaucoup attaché.
» R. Je n’ai contribué en rien à la mort du geai ; je lui avais donné à manger, cet oiseau ne mangeait pas
encore seul.
» D. [...] vous fûtes, accompagné des petits enfants du village, et en simulant les pompes d’une inhu-
mation, enterrer le geai auquel vous fîtes même une épitaphe ?
» R. Le fait est vrai, je m’amusai à faire cela » (P. 56).
En pourchassant les oiseaux à coups de pierre, puis en apprivoisant et nourrissant avec trop de soin un
geai parleur au plumage moiré qu’il ensevelit avec tous les honneurs, Pierre emprunte tout simplement la
voie des oiseaux. Chateaubriand, non loin de là, l’a fait naguère d’autre façon : il a déniché les pies au collège
de Dol où l’on sait que les élèves, jusqu’en 1840, faisaient combattre des coqs. Cet itinéraire possède en
Normandie ses inflexions propres, elles n’ont pas échappé aux « antiquaires » du temps. Chez Jules Lecœur
le patour, le jeune berger, le garçon de ferme est un fieffé dénicheur, « il sait hardiment grimper au plus haut
des arbres, aller chercher dans le fourchu des branches ou au dernier rameau quelque nid de pie ou de

9. Cf. J. Vandereuse, « Le coq et les écoliers », Le Folklore brabançon, t. XXIV, 1951, pp. 182-208.
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La folie de Pierre Rivière

corbin sans crainte des coups d’ailes ou de bec, qui, parfois, ne lui sont pas ménagés ». Dans les longues
attentes, dans les errances bocagères entre varets et pâtis, il coupe branches et tiges et confectionne, avec
pour seuls outils « ses doigts et son coûté », toutes sortes d’objets ingénieux : « des trébuchets, des gran-
gettes » pour prendre les oiseaux, des pièges à grenouilles, des moulins qui tournent au fil de l’eau et puis
« tout un orchestre d’instruments d’écorce de saule, de paille et de sureau qu’il essaye tour à tour ». La tâche
est minutieuse, « il sait s’y appliquer avec l’adroite patience du sauvage » note Lecœur. Ici deux rites ponc-
tuent l’espace, l’année et le temps juvénile de la vie, marquant la force de cette relation des garçons et des
oiseaux, exprimant la nécessité de leur maîtrise. Nous connaissons le premier, il prend place le jeudi gras
dans la cour de l’école, les gamins y lapident le chapon. Le second est réservé aux jeunes hommes, il a lieu
en pleine campagne, la nuit de Noël. Une Histoire archéologique du Bocage, parue à Vire en 1822, le décrit
en détail. Ce soir-là, les hameaux se dirigent vers l’église du bourg pour la messe de minuit ; c’est un gar-
çon qui mène la bande, il brandit une torche de paille et il alouette, il lance le cri de cet oiseau ami des
lointains célestes, ces « notes aiguës, culbutantes et pressées » qui sont le langage appris dans les pâtures,
le langage des garçons achevés. De tous les points de la nuit les groupes s’appellent et se répondent10. Nul
n’aurait l’idée, au village, d’imputer à Pierre Rivière de telles expériences, tous les garçons les vivent et l’on
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admet qu’elles leur sont nécessaires ; lui-même l’a laissé entendre au juge. Pourquoi faut-il alors que ses
gestes d’oiseleur dénoncent pour tous l’extravagance, la bizarrerie de Pierre ? Que leur ajoute-t-il qui les
rendent à ce point intolérables, déjà avant le crime et plus encore après ?
Il apparaît d’abord qu’il vit ces moments sur un mode excessif, extrême. Son voisin, Louis Hamel, lui
demande un jour d’attacher une corde à l’arbre qu’il doit abattre, sollicitant directement une compétence
de jeune dénicheur, d’escaladeur qui ose défier le vertige ; « Rivière ne se fit [...] pas presser et monta avec
agilité jusqu’au sommet du hêtre qui avait plus de trente pieds de haut et qui était presque sans branches,
il était monté bien au-delà du point où il fallait fixer la corde, il descendit de l’arbre très promptement et en
se laissant tomber de dix à douze pieds de haut. Ce qu’il avait fait là me confirma dans l’idée qu’il était fou »
(p. 53). En outre les villageois insistent sur un décalage qui prend dans leur discours la force d’un symp-
tôme. Ainsi la dame Hébert, l’une des voisines qui a assisté à l’enterrement du geai, encadre son récit de
précisions temporelles : ceci s’est passé « il y a environ deux ans » avertit-elle et elle conclut que Pierre « avait
alors dix-huit ans ». Agir ainsi à dix-huit ans ! Là est l’extravagance. En effet, Pierre Rivière ne fréquente
jamais ceux de sa « classe », « il n’est pas allé au cabaret trois fois dans sa vie » et lui-même écrit : « J’avais
plus de société avec les enfants de neuf à dix ans qu’avec les gens de mon âge. » Il a donc laissé filer les
garçons, ses contemporains. Telles sont, pour les gens du lieu, la marque et la racine de sa folie. Et la clé
des oiseaux que nous leur avons empruntée va confirmer l’ampleur de ce hiatus. Car ce chemin est ponc-
tué d’abandons qui en marquent les étapes : le temps des dénicheurs s’arrête vers dix ou douze ans et
lorsqu’on accède aux vraies chasses, cinq ou six ans après, on délaisse les frondes, les arcs, les petits pièges,
on passe « de l’enfant à l’homme », écrit Chateaubriand le jour où l’on tire au fusil11. Or Pierre n’a renoncé
à rien de son univers d’enfance, il est resté autant dénicheur que piégeur, son canif de gamin est toujours
dans sa poche et sans doute n’a-t-il jamais alouetté dans la nuit de Noël. Aux petits qui l’accompagnent et sur

10. Ce cri prend des noms ci des formes diverses ; uffer en Creuse (Jouhandeau, Le Langage de la tribu, 1955, p. 215) ;
ahuquer en Languedoc et Massif central ; houper en Haute-Bretagne..., il exprime, après la mue adolescente, la pleine
possession de la voix d’homme.
11. Mémoires d’outre-tombe, liv. III, chap. VI. J’ai examiné ce parcours d’initiation dans « La voie des oiseaux, sur quelques
récits d’apprentissage », L’Homme, n° 99, 1986, pp. 7-40. La conversion des oiseleurs au lire et à l’écrire est analysée aussi dans
« Le maître et les oiseleurs », préface à A. Perbosc, Le Langage des bêtes (éd. J. Bru), Carcassonne, 1988, pp. 7-50.
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lesquels il règne comme un « roi du coq » des écoles, avec une rigueur qui explique peut-être les châtiments
dont il les menace, il confectionne des « arbalêtres ». Il pousse jusqu’au raffinement l’ingéniosité des
bergers dont Lecœur remarquait la sauvage patience : « Je crucifiais des grenouilles et des oiseaux, j’avais
aussi imaginé un autre supplice pour les faire périr. C’était de les attacher avec trois pointes de clou dans
le ventre contre un arbre. J’appelais cela enuepharer, je menais les enfants avec moi pour faire cela et
quelques fois je le faisais seul. » Parmi les « instrumens tous nouveaux » qu’il imagine, figure la calibene,
une machine à tuer les oiseaux à laquelle il travaille « pendant longtemps les dimanches et au soir ». La
jugeant inutilisable il l’enterrera dans un pré puis la déterrera en compagnie de sa bande d’enfants. Cette
activité, d’autant mieux remarquée qu’elle n’est « plus de son âge », est prolongée par des pratiques qui
viennent se cristalliser à son entour. La basse-cour est la quintessence symétrique et inverse du monde des
oiseaux sauvages, elle est, de plus, gouvernée par les femmes, Pierre prend donc en aversion les poulets, il
joue à les tuer aussi. Comme les chats sont au printemps les concurrents habiles des pilleurs de nichées, Pierre
les poursuit de sa vindicte, M. Nativel l’a vu en tuer un avec un croc à fumier.
Mais cette adolescence est aussi habitée par la passion des livres et plus largement des écrits que Pierre
glane et engrange un peu au hasard – almanachs et récits d’histoire, catéchisme et cours de collège, Bible
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et récits de voyageurs, abrégés de philosophes. On pourrait concevoir que, selon le modèle que l’école met
en place à cette époque, cette expérience du lire transpose dans d’imaginaires aventures la très concrète voie
des oiseaux. Or il n’en est rien, Pierre s’empare des livres dans le secret absolu – seul le curé d’Aunay fait
allusion à son « aptitude pour les sciences » et à sa « mémoire prodigieuse » – et ces lectures ne prennent
pas le relais d’autres épreuves, elles le confirment plutôt dans ses écarts, il y cherche et il y découvre
d’abord des prolongements de ses goûts. Ainsi de l’« arbalêtre », son arme préférée : « J’avais lu qu’autre-
fois on se servait de cela pour aller à la chasse et même pour se battre à la guerre. » Quant à l’écriture qu’il
pratique avec une certaine aisance, elle lui sert, par exemple, à immortaliser en vers le geai enseveli :

« Ci repose le corps du geai Charlot de Prosper, originaire du bas du grand Yos, décédé le...
Au nombre des vivants, naguères il fut porté.
Des soins d’un être humain il était tout l’objet,
L’espérance disait qu’un jour de son langage,
Tous les peuples ébahis viendraient lui rendre hommage.
Et il est mort ! » (p. 56).

De quelqu’un qui vit ainsi au-dessus de la réalité des choses, dans un monde détaché, exactement aérien,
on dit, avec une nuance d’indulgence, qu’il est « tête en l’air ». Italo Calvino a pris au pied de la lettre l’ex-
pression. Son Baron perché (1957) raconte l’histoire, étrange mais d’une cohérence maintenue, d’un garçon
qui décide le jour de sa communion, à douze ans, après une réprimande familiale, de passer sa vie en haut,
de ne plus quitter les ramures, de se faire oiseau. Geneviève Rivière ne retient-elle pas le même trait quand
il s’agit de décrire au juge l’égarement particulier de Pierre ? « Rivière avait l’habitude constante de se
retirer dans des lieux écartés, il fuyait la compagnie au point que pour aller à l’église ou en revenir, il ne sui-
vait point le chemin fréquenté ; il parlait seul la tête levée, comme s’il eût parlé aux arbres » (p. 50). Et dans
la maison paternelle le grenier et la cheminée sont les lieux de ses rites intimes, des relais vers la hauteur.
Mais la voie des oiseaux ne conduit pas seulement à la maîtrise des marges foraines, à l’épreuve de la
peur, à la subtile connaissance des chasseurs. Elle fonde et dessine plus complètement encore l’identité
d’homme. Dans le Bocage comme ailleurs, le sexe enfantin emprunte ses noms à l’oiseau. C’est donc lui
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qu’il faut aller saisir au plus haut, à la cime des arbres, c’est lui dont il faut faire couler le sang. D’où
l’interdit rigoureux qui écarte les filles de ces manières : leur sexe et leur sang, c’est en elles qu’elles les
découvrent dans le mouvement régulier du temps qui les accorde au monde12. De plus, dans la compagnie
des oiseaux les garçons apprennent à jouer d’un langage qui reconnaît la différence des sexes. Les merles,
les œufs, les nids et tant de volatiles encagés et libérés suffisent à en marquer les nuances. Mais, quand l’âge
avance, ces oiseaux-là se métamorphosent, ils deviennent les éveilleurs, les messagers, les acteurs. Ils incar-
nent toutes les figures de l’échange amoureux. Ils lui prêtent leur langage, celui que les gamins maladroits
ont essayé d’imiter par leur sifflement, puis sur leur flûteau de saule ou de paille, devient enfin parole. Et
ces mots sont partagés, les filles les entendent fort bien, savent broder à leur tour dessus et les renvoyer vers
les galants. C’est ainsi qu’il faut comprendre les ramages et les envols qui traversent la chanson amoureuse
au point d’en constituer, au sens fort, le lieu commun. Aussi la Normandie est-elle également bruissante de
rossignols à la fontaine et de coucous dénonciateurs qui déclinent toutes les situations de l’amour. Les
bons chanteurs y ont du prestige et les conscrits de vingt ans, chargés de rubans multicolores, alouettant et
chansonnant y sont bien le parangon de la jeunesse, des gars « bons pour les filles ».
En toute logique, cet aboutissement reste inaccessible à Pierre Rivière. Il n’a pas parcouru les étapes
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jusqu’à la conversion galante. Il le reconnaît sans détour : « ... c’était surtout lorsqu’il se rencontrait des filles
dans la compagnie, que je manquai de paroles pour leur adresser » (p. 126). Il en est resté à la conscience
d’une différence qui le tourmente – « la passion charnelle me gênait » – et qu’il pousse jusqu’à l’aversion
absolue : « On disait aussi que j’avais horreur des autres femmes car lorsqu’[elles] se plaçaient quelquefois
à côté de ma g[rand]-m[ère] et de ma sœur, je me retirais d’un autre côté, Marianne Renaut alors servante
chez nous ouvrant un jour la porte du jardin, je jettai promptement la main à ma culotte. » Pour conjurer
l’attraction perverse de toutes les femmes, surtout des plus familières qui suggèrent l’inceste abhorré, il exé-
cute quand elles apparaissent d’étranges signes de la main et éclate de rire quand on s’enquiert de leur sens ;
il ne peut décidément pas s’adresser à l’autre sexe.
Dire que Pierre Rivière est fixé à cet âge où l’on se soucie des oiseaux revient, pour les gens d’Aunay,
à désigner précisément l’inachèvement qui le marque. Toujours dans la marge sauvage il n’est jamais revenu
de son exploration. Les seuls êtres avec lesquels il converse sont le diable et les fées qui se tiennent à
demeure dans les bois ou dans les recoins sombres de la maison et de la grange. Il n’a jamais transmuté en
langage ses apprentissages naturels. S’il est fasciné par le splendide ramage de Charlot le geai, il ne sait pas
le déchiffrer et le faire servir à sa séduction juvénile. Il n’invente qu’un mot – enuepharer – qui reste asso-
cié au traitement enfantin des grenouilles et des oiseaux ; un mot pour lui seul, qui ne lui ouvre aucun hori-
zon, qui ne l’émancipé pas. Pierre est vraiment impuissant à déployer les métaphores. Il est certes attentif à
leur profération – il sait parfaitement ce que sont les « outils » d’un homme et ce que signifie « labourer »
une femme –, mais ce sont toujours les autres qui jouent des mois, contre son père et sa famille. Lui demeure
incapable de répliquer sur le même mode, il est un garçon inaccompli, un jeune homme en souffrance.

Le sens du crime

Dans le beau roman de Tarjei Vesaas, Les Oiseaux (1957), le héros Mattis, simple d’esprit, n’est éveillé
que par le vol bas des bécasses. Il sait décrypter les hiéroglyphes que tracent leurs pattes et leurs becs sur

12. Cette formulation a pris forme dans des conversations avec Yvonne Verdict qui avait encouragé l’écriture de ce texte
que je lui dédie.
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la glaise humide dans le creux des vallons. Elles lui font don d’un rêve où ses trois souhaits se réalisent : il
devient un homme fort, il trouve soudain dans sa bouche « les paroles qu’il faut dire aux filles » et il reçoit
celle qui va l’aimer, « née de la passée des bécasses ». Même si, se sentant abandonné de sa sœur qui a accom-
pagné sa vie, il choisit pour finir la mort dans l’abîme du lac dont il est le passeur, les oiseaux qui le tra-
versent et l’exaltent auront suffi à sa joie. Très proche de Pierre Rivière par le langage qui décrit sa folie –
Vesaas l’emprunte aux villageois du nord de la Norvège – il n’en est pas moins, et c’est toute la différence,
un innocent enchanté13. La vie de Pierre est au contraire perçue et décrite, par les autres et par lui-même,
comme l’effet désastreux de deux incomplétudes successives et cumulées. Ses parents s’établissent dans
l’inachevé. Lui n’a pas été soldat, elle n’a pas apporté l’armoire aux colombes, il n’y a pas eu de noce, pas
de toit commun non plus, à la naissance de Pierre le mari a fait le téteur, proximité excessive qui le met pour
toujours à l’écart. Cette alliance aberrante se projette en quelque sorte sur le destin de l’aîné qui ne quitte
jamais l’enfance et ses oiseaux pour entrer dans l’âge d’homme.
Ce parcours, défaillant et inexorable, place Pierre du côté paternel. Ils portent le même prénom – c’est
ainsi chez les Rivière –, ils partagent la même expérience : comme l’un est victime des femmes, l’autre est
voué à les éviter. Pierre subit d’ailleurs des humiliations maternelles qui confirment sa position et la tournent
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en dérision du même coup. Ainsi en 1824, lorsqu’il doit « nommer » son frère Jean, le porter sur les fonts
baptismaux comme parrain, comme père spirituel, sa mère a enveloppé le bébé dans « quelques mauvais
haillons » pour jeter l’opprobre sur l’homme qui la laisse dans la misère. La décision de Pierre s’imposera
peu après : « J’allai habiter avec mon père à l’âge de dix ans et depuis j’ai toujours resté avec lui. » En face,
un clan maternel se constitue, avec la fille aînée, elle aussi prénommée Victoire. Les enfants venus ensuite
se répartissent entre l’une et l’autre maison après maints conflits et arrachements. Aimé et Prosper rejoin-
dront les deux Pierre, le petit Jean mourra auprès d’eux en 1834. Jules, quant à lui, restera avec les deux
Victoire. C’est ce camp ennemi, toujours assaillant, toujours vainqueur, que Pierre prit le parti d’anéantir
au début de mai 1835. Un mois durant il attendra son crime. L’acte advient sous l’empire de cette néces-
sité que les villageois, d’une part, et Pierre, de l’autre, mettent en place dans leurs récits. Encore prend-elle
sous la plume de Pierre une cohérence accrue dans la mesure où son geste porte la certitude de tout résoudre,
d’un seul coup. Le crime « insensé » est donc justifié par les deux ensembles de raisons que nous avons iden-
tifiés – le père bafoué, l’aîné inachevé –, il vise à produire instantanément un double effet.
La mère est enceinte d’un autre homme – Pierre en est convaincu – et elle entreprend devant la justice
une action en séparation qui sonne comme un défi. Les gens savent, quelques-uns rient sous cape, les plus
proches sont atterrés. Aucun recours n’est possible. Les tribunaux ne dénouent rien, bien au contraire. La
communauté se tait. Nul charivari ne remettra à leur place l’épouse dévergondée et son amant, tout en
admonestant le faible mari. Pierre vient d’assister à la scène où le menuisier a détourné la satire qui dit la
norme et l’impose. Lui-même que pourrait-il faire ? Il a sans doute rêvé de se venger des moqueurs et des
filles qui l’embrassent par surprise « en faisant des chansons [...], en faisant des écrits sur tous eux [pour]
les diffamer et les faire bannir du pays » (p. 126). Mais cette prétention est aussi chimérique que les duels
qu’il lui arrive de fomenter, et nous avons vu combien Pierre est forcément malhabile dans le double sens,
le mot d’esprit qui dévoile et châtie. De plus il ne parvient pas à prendre « un air sociable avec les jeunes
gens de [son] âge », or ils sont la force collective qui pourrait agir et être entendue. Enfin, n’est-il pas
impensable qu’un fils orchestre ou alimente le procès de ses propres parents ?
13. Tarjei Vesaas, Les Oiseaux, trad. fr. Régis Boyer, Paris, 1975. On trouve une autre figure très forte de l’innocent
aux oiseaux chez le romancier espagnol Miguel Delibes, Los santos inocentes, Barcelone, 1981 (trad. française à paraître aux
Éditions Verdier).
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D’ailleurs, ce fléau qui frappe une famille et qu’aucune instance ne peut parer témoigne d’un désordre
plus général, d’un tohu-bohu essentiel, Pierre trouve dans ses livres les mots pour le décrire : « Ce sont les
femmes qui commandent à présent. Ce beau siècle qui se dit siècle de lumière, ce[tte] nation qui semble avoir
tant de goût pour la liberté et pour la gloire, obéit aux femmes, les romains étaient bien mieux civilisés, les
hurons et les hottentots, les alquogins, ces peuples qu’on dit idiots, le sont même beaucoup mieux, jamais
ils n’ont avili la force, ce sont toujours été les plus forts de corps qui ont toujours fait la loi chez eux » (p. 132).
Pierre agira donc pour son père et pour le monde. Tout comme le charivari rétablit l’ordre en passant par
la cacophonie, le chaos et l’obscène, son crime épouvantable et inouï restaurera l’autorité et, en outre, il
produira un bienfait tout personnel.
Pierre Rivière est resté le jeune oiseleur, il n’a pas suivi le chemin de son âge. S’il a des raisons pour
se défier des femmes, il en a autant de vouloir, contre elles, s’affirmer comme un homme fort. C’est encore
dans les livres qu’il puise ses modèles d’héroïsme : « Je me représentai les guerriers qui mourraient pour leur
patrie et pour leur roi. » À ses yeux, les élèves de l’École polytechnique en 1814, Eleazar frère Macchabées,
Henri de La Rochejacquelein, Nôtre-Seigneur Jésus-Christ sont autant de figures entrées dans l’Histoire
en sacrifiant leur vie. Ils offrent un exemple, fondent parfois un ordre neuf et d’un coup sont portés au-dessus
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du marais des hommes. Telle est l’ambition de Pierre mais, tout comme la voie commune des garçons
obscurs, elle ne peut se passer de rites. C’est pour cela qu’il tient, pour tuer, à revêtir l’habit du dimanche
et des fêtes et qu’il entreprend de composer un écrit qui expliquera l’acte tout en le solennisant. Après le
récit de la triste vie paternelle, dit-il, « je mettrai secrètement les raisons de la fin et du commencement ».
Ce geste, rédempteur et héroïque, rend inutile et dérisoire l’autre rite que Pierre allait devoir subir, dont il
ne dit rien mais que l’auteur local de la complainte souligne : « Ce monstre indigne du nom d’homme était
âgé de 20 ans et devait satisfaire au tirage prochain. » Tout comme son père, pour son malheur, n’a pas été
un soldat de 1813, Pierre ne sera pas un conscrit de 1835 car d’un bond il aura pris place dans le panthéon
des guerriers.

Quand il séjourne pour la première fois aux îles d’Aran, en 1898, le poète J. M. Synge entend de la bouche
du plus vieil homme de l’île du milieu une histoire vraie, celle d’un jeune parricide à peu près contempo-
rain de Pierre Rivière. Dix ans plus tard, il étoffe l’anecdote, l’enrichit des mots et des gestes de la jeunesse
et de la folie telles qu’on les pense dans les comtés de l’Ouest irlandais et en fait son chef-d’œuvre drama-
tique : The Playboy of the Western World14. Christy a donc tué son père d’un coup de bêche sur le crâne et
dès qu’il raconte son histoire dans un village perdu, filles et femmes s’entichent du héros. Il est doué de la
beauté du corps et de la parole. Quand vient la fête il remporte au saut, à la course, aux jeux d’adresse et
de hasard, tous les prix. On le porte en triomphe, il devient « l’enjôleur des terres de l’Ouest ». Mais tout
ceci n’est peut-être qu’un rêve. Mahon, son père, ressurgit et révèle quel nigaud était son Christy. Il ne
travaillait guère, « il faisait la bête avec des petits oiseaux qu’il avait – des pinsons et des grives – ou bien
il se faisait des grimaces à lui-même dans le petit bout de miroir que nous avions accroché au mur ». Ces
façons d’enfant l’éloignent des hommes – il ne va pas au cabaret, l’odeur d’une pinte le saoule – et aussi
des femmes et des filles : « S’il voyait un jupon rouge venir par-dessus la colline en se balançant au vent,

14. J. M. Synge, Les îles Aron, trad. P. Leyris, Paris, Arthaud, 1981 ; et Le Baladin du monde occidental, trad. M. Bourgeois,
Paris, Librairie théâtrale, 1978.
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il panait se cacher dans les branches. » Au point qu’il est devenu la risée de tout le comté : « Quand les filles
le voyaient venir sur la route elles s’arrêtaient de sarcler pour lui brailler à la figure et l’appeler l’imbécile
de chez Mahon. »
Brutal retour au réel qui saisit aussi Pierre Rivière dès l’instant où tout est accompli. Le massacre du
3 juin ne change pas la face du monde et ne transfigure pas son auteur. « [...] je jettai ma serpe dans un blé
prés la Fauctrie et m’en allait. En m’en allant je sentit s’affaiblir ce courage et cette idée de gloire qui
m’animait. » Nul ne semble pressé de s’emparer de lui. Il erre donc presque librement, retrouvant toutes les
manières du petit oiseleur qu’il est. Il refait « un arbalêtre », des flèches pour lesquelles il aiguise patiem-
ment un clou trouvé sur la route. Il veut tuer des oiseaux, pour s’en nourrir certes, à côté des racines, des
genottes et du pain de coucou, mais aussi pour se « distraire ». Il n’atteindra qu’un mauvis qu’il fera rôtir
sur un feu de bois mort dans la forêt. Il prend bien soin de préciser qu’il n’a pas dérobé poules et canes comme
les maraudeurs ou les conscrits en bande ; il s’en est tenu au petit gibier sauvage, celui qui lui revenait. Même
si, quand il est pris, il joue d’abord les inspirés – « J’ai obéi à Dieu, je n’ai pas cru qu’il y eût du mal à justifier
sa providence », déclare-t-il au juge – il revient bien vite à sa vérité et à ses raisons, au déshonneur de son
père bafoué, à son propre inachèvement. Il les confie à l’écriture comme par un dernier acte de foi en son
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pouvoir de révélation. Bien sûr la tentation est forte de faire de Pierre Rivière un révolté moderne, un
Lorenzaccio paysan – « Il faut que le monde sache un peu qui je suis et qui il est » –, un être au-delà du
bien et du mal, un héros du libre désir. N’est-il pas plutôt apparu comme le héraut de la conformité ? Il tue
pour rendre justice et pour s’accomplir, ce qu’on appelle sa « folie » est conscience, aiguë jusqu’à la douleur,
de l’ordre perdu des coutumes.

Daniel Fabre.

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