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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT DANS LA PENSÉE SAUVAGE

Frédéric Keck

Gallimard | « Les Temps Modernes »

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2004/3 n° 628 | pages 37 à 57
ISSN 0040-3075
ISBN 9782070771721
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Frédéric Keck
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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT
DANS LA PENSÉE SAUVAGE

Pour Sylvia

Lorsque Lévi-Strauss publie en 1962 La Pensée sauvage, il


s’agit d’un véritable événement intellectuel. Avec d’autres ouvrages
qui suivront, Pour Marx d’Althusser en 1965, Les Mots et les
Choses de Foucault et les Ecrits de Lacan en 1966, ce livre marque
l’avènement d’un nouveau courant d’idées sur la scène intellec-
tuelle française, que l’on a baptisé « structuralisme ». D’où la diffi-
culté à lire ce livre aujourd’hui : si l’on y retrouve les mots clés, les
formules les plus brillantes et les intuitions les plus fulgurantes du
structuralisme — le caractère combinatoire de la structure, la dis-
solution du sujet, la mort de l’humanisme — on est dérouté par la
difficulté des analyses techniques qui relèvent à proprement parler
de l’anthropologie structurale, comme si ces analyses n’étaient
que les échafaudages un peu trop lourds d’une pensée structuraliste
qui sera ensuite exprimée de façon plus nette. Une telle lecture
risque cependant de tomber soit dans le mysticisme d’une intuition
structuraliste confuse et obscure, soit dans la nostalgie d’un sujet
collectif appelé « structuralisme » dont on désespérerait de retrou-
ver dans leur vécu originaire les extases partagées. Il convient
donc pour lire cet ouvrage de se déprendre des intuitions les plus
communes du « structuralisme » et de lui appliquer une analyse
qu’on peut dire structurale, non pas pour le refroidir dans le tissu
mort de l’histoire, mais au contraire pour le réinscrire dans sa dyna-
mique historique propre, où peut être ressaisie la fulgurance
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de son apparition. La continuité d’un avènement ne doit pas faire

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perdre de vue la discontinuité d’un événement.
Pour comprendre la signification qu’a pu revêtir la publication
de La Pensée sauvage, il faut situer cet ouvrage dans une série
de cercles concentriques en fonction des publics auxquels il
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s’adresse et dans une échelle de temporalité qui se déploie à quatre


niveaux.
Il s’agit d’abord pour Lévi-Strauss d’un livre intermédiaire
entre les deux pendants majeurs de son oeuvre d’anthropologie
structurale, l’analyse des systèmes de parenté dans les Structures
élémentaires de la parenté (1949) et l’analyse des mythes dans les
Mythologiques (1964-1971). Lévi-Strauss, alors au sommet de sa
gloire intellectuelle et de sa carrière institutionnelle, prend ici « une
sorte de pause », parce que, dit-il, « il nous fallait reprendre souffle
entre deux efforts » et « embrasser du regard le panorama étalé
devant nous » 1. C’est par l’analyse structurale des systèmes de
classification totémiques, dont la largeur de champ avait été ouverte
de façon critique dans Le Totémisme aujourd’hui, que Lévi-Strauss
peut découvrir une pensée logique d’un genre nouveau, dont les
possibilités avaient été entrevues dans l’analyse de la parenté et
seront exploitées avec toutes leurs conséquences dans l’analyse
des mythes. Il ne s’agit pas d’un objet à part sur lequel s’applique
une analyse structurale définitivement établie, mais d’un objet
intermédiaire sur lequel elle peut découvrir toute l’ampleur de ses
possibilités. La Pensée sauvage constitue donc un point de bas-
culement dans l’œuvre de Lévi-Strauss, qui prend véritablement la
mesure de la méthode qu’il s’est donnée.
Par là, Lévi-Strauss se confronte aux grands ouvrages de
l’anthropologie, ceux qui marquent des dates dans la constitution
historique de la discipline : Primitive Culture de Tylor (1871) ou
La Mentalité primitive de Lévy-Bruhl (1922). Comme dans ces
ouvrages, auquel le titre La Pensée sauvage fait référence, il s’agit
de donner au grand public une représentation synthétique des don-
nées de l’ethnologie sur les sociétés dites primitives ou sauvages,
en ne se contentant plus d’en présenter seulement un aspect comme
la parenté ou le totémisme, ou des exemples locaux dans telle ou telle
tribu, mais en en montrant le caractère global et total, c’est-à-dire

1. C. Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964, p. 17.


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en exhibant toute la richesse et la cohérence des différents aspects

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de leur vie intellectuelle : c’est pourquoi il faut se situer au niveau
de leur « culture », de leur « mentalité » ou de leur « pensée », et
non seulement des détails empiriques de leurs conditions matérielles
de vie. Mais, ici, il faut remarquer l’ironie de Lévi-Strauss qui déjoue
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les apories d’un tel programme « culturaliste » : dans le titre de l’ou-


vrage, « la pensée sauvage » ne désigne pas la pensée des sociétés
sauvages, mais une fleur, Viola tricolor ; par là, Lévi-Strauss indique
que l’intérêt de cette pensée pour nous n’est pas tant que ce soit la
leur comparée à la nôtre, dans une comparaison toujours biaisée
entre eux et nous, mais plutôt que cette pensée tire profit de la diver-
sité des formes sensibles de la nature et constitue une « logique du
sensible » que nous avons désappris à penser, mais qui est encore
inconsciemment la nôtre. Par cette ironie, Lévi-Strauss fait peut-être
référence au Rameau d’or de Frazer, autre synthèse anthropolo-
gique des données ethnologiques, qui, s’il reproduisait les naïvetés
de la psychologie empiriste britannique — du type : comment pen-
serais-je si j’étais à leur place? —, avait au moins pour mérite de
raconter des histoires d’herbes et de fleurs. Et c’est bien entendu
Rousseau, « fondateur des sciences de l’homme », qui se dessine
avec ses leçons de botanique et ses rêveries solitaires : l’homme de
l’anthropologie ne peut apparaître qu’à un regard éloigné, dans son
commerce naturel avec les herbes et les fleurs.
On passe alors à un autre niveau de signification, non plus
anthropologique mais philosophique : il s’agit de comprendre
quelle est la portée de l’analyse structurale quand elle découvre
l’ampleur du champ qu’elle peut embrasser, qui est coextensif à
la pensée humaine en général et non plus seulement à la pensée de
ces sociétés dont s’occupe l’anthropologie. Il faut le répéter : la pen-
sée sauvage, ce n’est pas la pensée des sauvages, c’est la pensée à
l’état sauvage, c’est-à-dire non domestiqué, lorsqu’elle retrouve
toute la dynamique de ses possibilités propres 2. On comprend alors
que Lévi-Strauss, saisi par cette découverte, se soit confronté à la

2. Ce point est nettement marqué par B. Karsenti dans « Le problème


des sciences humaines. Comte, Durkheim, Lévi-Strauss », Archives de phi-
losophie, no 63, 2000, pp. 445-465, auquel je dois l’expression « dyna-
mique classificatoire » qui n’apparaît pas chez Lévi-Strauss et qui prend
sens dans la problématisation des sciences humaines que reconstitue
B. Karsenti.
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philosophie qui avait alors le monopole de la définition de ce qu’est

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la pensée et de sa dynamique interne, l’existentialisme phénoméno-
logique de Sartre, et plus précisément ce moment où l’existentia-
lisme de Sartre tente de fonder une anthropologie, la Critique de la
raison dialectique. C’est là le troisième enjeu de cet ouvrage, après
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ceux qu’il présente d’abord pour Lévi-Strauss lui-même dans l’iti-


néraire de son œuvre anthropologique, et ensuite pour la commu-
nauté des anthropologues dans la réfutation des synthèses anté-
rieures : pour le public intellectuel des années soixante, La Pensée
sauvage, c’est la confrontation de Sartre et de Lévi-Strauss, de
l’existentialisme et du structuralisme, qui marque aux yeux de
beaucoup la victoire du second sur le premier. C’est pourquoi cet
ouvrage est un moment majeur de formulation de la signification
philosophique du structuralisme, modèle que suivront les autres
ouvrages que nous avons cités plus haut.
On ne peut cependant en rester à ce niveau, qui reste trop polé-
mique et qui risque vite d’apparaître daté. La Pensée sauvage, si elle
se conclut par un duel féroce avec Sartre, est également un dialogue
permanent avec les grands monuments de la littérature, notamment
A la recherche du temps perdu de Proust et La Comédie humaine de
Balzac. Si ce livre somme toute réduit fait référence à ces romans
qui sont l’œuvre d’une vie, c’est qu’il est porté comme eux par
l’ambition de totaliser l’expérience humaine, au sens que cette
expression prend chez Brunschvicg, c’est-à-dire l’ensemble des
expériences sensibles médiatisées et rendues intelligibles par la
science. Si Lévi-Strauss peut se confronter à Sartre, c’est parce qu’il
est animé par la même ambition totalisatrice qui donne à leurs deux
œuvres un caractère proprement philosophique ; reste que cette
totalisation est issue de points de départ différents, la phénoméno-
logie pour Sartre, l’anthropologie pour Lévi-Strauss, et se réalise
par des voies différentes, l’action politique pour Sartre, la littérature
et l’art pour Lévi-Strauss. C’est ainsi que La Pensée sauvage pré-
tend en quelque sorte échapper à la conjoncture de son temps pour
dialoguer avec les grandes œuvres universelles, hors du temps.
Ayant ainsi situé les différents niveaux de signification de cet
ouvrage dans leurs temporalités propres, et parmi tous les autres
livres dont il constitue en quelque sorte une transformation, on
est amené à mieux comprendre en quel sens La Pensée sauvage a
pu faire événement. Nous nous proposons donc d’appliquer à cet
ouvrage ce qui nous semble être la leçon principale qu’il faut en
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tirer : à savoir que la signification d’un événement ne peut appa-

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raître que si on le replace dans les différents niveaux combinatoires
de la structure qu’il vient bouleverser et qui parvient à l’absorber
en elle. Cette leçon nous semble pouvoir, en effet, donner sens aux
quatre niveaux que nous venons de distinguer. C’est pourquoi nous
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proposons une lecture de cet ouvrage qui se veut structurale, c’est-


à-dire qui suit l’enchaînement combinatoire de tous ses moments
argumentatifs, dont la signification apparaît simultanément à ces
quatre niveaux. On lit trop souvent La Pensée sauvage à partir de
son premier et de son dernier chapitre, qui donnent en quelque
sorte la leçon du structuralisme de Lévi-Strauss : il nous semble
au contraire qu’il faut prendre ce livre par son milieu, c’est-à-dire
au point où la structure qu’il met en place se trouve confrontée à un
point d’impossibilité et doit basculer sur elle-même pour l’intégrer.
Ce point central, c’est le chapitre 7, « L’individu comme espèce »,
qui est une véritable réflexion sur l’événement.

C’est, en effet, le problème de la place de l’individu dans les


sciences sociales que Sartre avait posé dans la Critique de la raison
dialectique. Lévi-Strauss avait passé un an à lire cet ouvrage dans
le cadre de son séminaire à l’Ecole pratique des hautes études,
en compagnie du philosophe Lucien Sebag, et à partir d’un exposé
de Jean Pouillon 3, grand « passeur » entre Sartre et Lévi-Strauss :
ce simple fait indique que la philosophie de Sartre ne constituait
pas une cible facile pour le structuralisme de Lévi-Strauss, mais
représentait le lieu de formulation d’un véritable problème pour
l’anthropologie. Sartre avait, en effet, tenté de prolonger sa philo-
sophie existentialiste du projet individuel, capacité de néantisation
des choses qui constitue l’homme comme « pour-soi » et le dis-
tingue des autres êtres de la nature, dans une anthropologie inspirée
du marxisme, fondement d’une politique de l’engagement. Il fallait
alors pour Sartre écarter une version du marxisme qui ramène
l’homme au niveau des choses en l’expliquant par ses seules condi-
tions économiques de vie que Sartre identifiait au « matérialisme
transcendantal » d’Engels 4. Cette version du marxisme, qui consi-

3. Cf. F. Dosse, Histoire du structuralisme, t. 1, Paris, La Découverte,


1991, pp. 23-24.
4. Cf. J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard,
1960, p. 124.
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dère les hommes « comme des fourmis », ne parvient pas à rendre

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compte selon Sartre de deux phénomènes humains : d’une part, la
façon dont l’individu vit pour lui-même sa position sociale comme
un projet, d’autre part, la capacité des individus à transformer leurs
conditions économiques de vie dans ce qu’on peut appeler des
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événements. C’est en vue de cette réintégration de l’individu et


de l’événement dans la science du social que le marxisme a besoin,
pour Sartre, de l’existentialisme : « [...] l’existentialisme [...]
découvre le point d’insertion de l’homme dans sa classe, c’est-à-
dire la famille singulière comme médiation entre la classe univer-
selle et l’individu 5 » ; « l’existentialisme ne peut donc qu’affirmer la
spécificité de l’événement historique : il cherche à lui restituer sa
fonction et ses multiples dimensions 6. »
Comment alors expliquer que les faits sociaux, s’ils peuvent
être analysés de l’extérieur « comme des choses », peuvent cepen-
dant produire des individus qui vivent leur position sociale comme
un projet, susceptible de produire des événements ? C’est pour
répondre à cette question qu’il faut selon Sartre entreprendre, en
un sens kantien, une « critique de la raison dialectique », c’est-
à-dire délimiter le champ de phénomènes dans lequel la raison
dialectique — celle qui définit l’homme comme un projet néan-
tisant les choses — peut intervenir légitimement dans le champ
de la raison analytique, qui étudie les faits objectivement. Il faut
pour cela un fait de l’expérience qui résiste à l’analyse, parce qu’il
se présente comme une puissance synthétique irréductible. Ce fait
est la praxis des individus, qui trouve son origine dans le besoin
organique : à la fois manque et dépassement de ce manque, donc
appréhension totalisante du monde. Dans certaines circonstances,
principalement sous une menace extérieure (encerclement du quar-
tier Saint-Antoine par les troupes royales le jour de ce qui va deve-
nir la prise de la Bastille), les praxis individuelles peuvent s’unir
provisoirement en une pratique commune et former ainsi une mul-
tiplicité d’un genre nouveau, le groupe. Sartre écrit : « L’erreur
commune de beaucoup de sociologues est de poser le groupe
comme relation binaire (individu-communauté) alors qu’il s’agit
d’une relation ternaire. L’individu comme tiers est lié dans l’unité
d’une même praxis à l’unité des individus comme moments insépa-

5. Ibid., p. 47. Je souligne.


6. Ibid., p. 81. Je souligne.
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rables de la totalisation non totalisée et à chacun d’eux comme tiers,

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c’est-à-dire par la médiation du groupe. Je saisis le groupe comme
ma réalité commune et simultanément comme médiation entre moi
et chaque autre tiers 7. » Pour Sartre le groupe est caractérisé par un
fonctionnement particulier de l’intersubjectivité, la relation ter-
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naire : chaque individu se rapporte à tous les autres par la médiation


du groupe.
Même si ce rapport intersubjectif détotalise en même temps
qu’il totalise (le tiers ne relève, en effet, du groupe que dans la
mesure où il s’en excepte, et il en va de même pour chacun à l’égard
de tous), Lévi-Strauss ne voit là qu’une forme socialisée ou socio-
logisée du Cogito. Il écrit de façon cinglante : « Sartre devient cap-
tif de son Cogito : celui de Descartes permettait d’accéder à l’uni-
versel, mais à la condition de rester psychologique et individuel ;
en sociologisant le Cogito, Sartre change seulement de prison.
Désormais, le groupe et l’époque de chaque sujet lui tiendront
lieu de conscience intemporelle 8. » Mais une telle attaque n’est
possible à la fin de La Pensée sauvage que parce que tout le livre
a pu répondre au défi lancé par Sartre : comment intégrer l’individu
et l’événement dans une analyse du social inspirée du marxisme
— puisque Lévi-Strauss se réfère lui aussi à cette source dans sa
propre anthropologie — en tenant compte du fait que l’individu
n’est pas une « chose » comme les autres ? Un tel problème n’est
pas posé seulement par Sartre : il vient directement de la sociolo-
gie durkheimienne qui avait tenté de rejoindre le « vécu » des indi-
vidus à travers l’analyse de leurs représentations collectives dans
leur dimension symbolique 9, et il apparaît déjà dans l’analyse lévi-
straussienne de la parenté lorsqu’il s’agit de comprendre pourquoi
une société particulière choisit un système plutôt qu’un autre 10.

7. Ibid., p. 404.
8. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 297.
9. Sur ce point, cf. B. Karsenti, L’Homme total. Sociologie, anthro-
pologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997.
10. Lévi-Strauss se demande, par exemple, pourquoi les Kariera choi-
sissent un système d’échange restreint, les Murngin un système pur
d’échange généralisé et les Katchin un système d’échange généralisé avec
achat. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article, « L’esprit
humain, de la parenté aux mythes, de la théorie à la pratique », in Archives
de philosophie, no 66, 2003, pp. 9-32.
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La lecture de la Critique de la raison dialectique permet à Lévi-

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Strauss de poser nettement ce problème en lui donnant une solution
radicalement différente de celle de Sartre. Il faut cesser de partir de
l’individu comme conscience de soi et prendre un point de départ
tout à fait autre, la pensée de toutes les sociétés dans leur dimension
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anonyme, telle qu’elle s’analyse par exemple dans les systèmes de


classification, pour montrer ensuite comment ces systèmes se res-
serrent autour d’individus particuliers. Ce qui suppose aussi une
autre façon de poser le rapport entre raison dialectique et raison ana-
lytique : au lieu de partir de la raison dialectique comme une exi-
gence première qu’il faudrait insérer dans le champ de la raison ana-
lytique, il s’agit de partir de la raison analytique pour montrer
qu’elle est elle-même, dans la dynamique propre par laquelle elle se
propose d’analyser tout le réel, entièrement et nécessairement dia-
lectique. C’est cet objectif que remplit minutieusement et rigou-
reusement toute la démonstration de La Pensée sauvage, et c’est
seulement une fois cet objectif rempli que la critique de Sartre
devient possible. C’est pourquoi Lévi-Strauss ne part pas de l’indi-
vidu et de l’événement mais les rencontre.
Reprenons, en effet, l’opposition entre le bricoleur et l’ingénieur,
qui illustre dans le premier chapitre la différence entre pensée
magique et pensée scientifique. « Le bricoleur est apte à exécuter
un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de
l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de
matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de
son projet 11. » Le modèle de l’ingénieur fait ici référence à l’homme
cartésien, « maître et possesseur de la nature », séparé de la
matière sensible par sa conscience qui lui permet d’y appliquer
des formes intelligibles, dont Sartre a repris la figure en tentant
de l’insérer dans la totalité complexe des praxis et des effets en
retour qu’inflige à celles-ci la matérialité. Comment alors concevoir
une pensée qui ne se définisse pas par la conscience de soi indivi-
duelle, sans la ramener à de simples besoins vitaux ou des réflexes
immédiats ? C’est tout l’enjeu de la description de la pensée sau-
vage, cette pensée qui, contrairement aux analyses de Lévy-Bruhl
et de Malinowski, ne se contente pas de formules mystiques ou
utilitaires, mais se développe à de hauts niveaux d’abstraction et
témoigne d’un réel intérêt spéculatif pour la diversité du réel. On

11. La Pensée sauvage, p. 31.


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peut bien dire qu’il s’agit d’une pensée, car elle vise à produire

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des formes intelligibles ; mais à la différence de la pensée de l’in-
génieur, ces formes intelligibles ne sont pas trouvées dans une
conscience de soi séparée du monde, mais elles sont produites à
même le monde, dans les combinaisons entre des formes sensibles
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déjà données. C’est ici que la métaphore du bricoleur prend sens :


il y a bien une pensée chez le bricoleur, mais ce n’est pas une
pensée universelle par purs concepts ; c’est une pensée « à demi
particularisée », « à mi-chemin entre des percepts et des concepts »,
car le bricoleur se contente de disposer autrement un ensemble
d’éléments déjà formés et de lui donner ainsi une autre signifi-
cation. C’est donc une pensée interne au sensible, produite par les
différences observables dans le sensible, qu’elle combine dans
des classifications à chaque fois hétérogènes, comme dans les mou-
vements d’un kaléidoscope. On comprend alors pourquoi c’est une
pensée sans auteur, sans sujet, sans conscience de soi : car ramener
toutes ces formes intelligibles à l’acte d’un sujet serait leur faire
perdre ces différences sensibles toujours mouvantes dans lesquelles
elles apparaissent. Il s’agit d’une pensée anonyme, venue de plus
loin que le sujet, issue des hasards de l’histoire et de l’environne-
ment propres à chaque société.
Dans les deux chapitres suivants, Lévi-Strauss illustre cette
« logique du sensible » par l’exemple des systèmes de classification
totémiques qu’il avait déjà analysés dans Le Totémisme aujour-
d’hui. L’erreur des théories du totémisme, c’est en effet d’avoir
pris l’animal-totem comme une représentation (de l’ancêtre selon
Frazer, du père selon Freud, de la société selon Durkheim), ce qui
revient à concevoir le totem comme un individu et à faire de lui
le reflet d’un sujet individuel ou collectif. Ce que montre Lévi-
Strauss, au contraire, c’est que le totem est une totalité décompo-
sable : ce qui intéresse les sociétés totémiques dans le totem, c’est
la diversité des formes sensibles qui le constituent. Si les totems
sont compris comme des systèmes de différences, on cesse alors de
chercher ce qu’ils représentent, pour comprendre de quoi ils dif-
fèrent. Ce qui est signifiant, pour le clan de l’Ours, ce n’est pas
qu’il ressemble à un ours, c’est en quoi l’ours diffère du tapir, ce qui
permet au clan de l’Ours de se distinguer du clan du Tapir. Le but
de l’ethnologue, lorsqu’il veut reconstituer la logique des classi-
fications totémiques, est donc de relever toutes les différences
sensibles entre les espèces totémiques, sans préjuger quelle diffé-
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rence sera considérée comme signifiante dans un contexte donné.

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Les sociétés totémiques « bricolent » avec leurs animaux-totems,
c’est-à-dire que ceux-ci constituent un stock limité de données
sensibles qu’elles peuvent exploiter pour penser le réel, en fonction
des problèmes que lui pose celui-ci : ainsi, l’ours carcajou devien-
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dra signifiant pour la chasse aux aigles des Hidatsa parce qu’il ne
se laisse jamais prendre dans les pièges, ce qui permet de résoudre
le problème de rapport entre ciel et terre posé par la chasse aux
aigles ; mais il aura une autre signification dans un autre contexte
en fonction d’un autre problème. La logique d’un système de clas-
sification totémique sera donc l’ensemble des différences sensibles
rapportées les unes aux autres que peut exploiter un groupe social :
Lévi-Strauss en donne un exemple dans le troisième chapitre, en
montrant que les organisations totémiques du continent australien
observées par Spencer et Gillen exploitent toutes un nombre limité
de différences dans ce qu’il appelle un système de transformation.
Il faut donc cesser de concevoir le totémisme comme rapport
d’un individu (la conscience) à un autre individu (le totem), pour le
penser comme un système de différences, différences des groupes
sociaux entre eux et différences des espèces naturelles entre elles,
qui se rapportent les unes aux autres. C’est ce système de diffé-
rences qui constitue la pensée sauvage.
Le chapitre suivant, intitulé « Totem et caste », marque cepen-
dant une objection. Il existe des systèmes où les groupes sociaux
ne se définissent pas par leurs différences, au moyen d’espèces
naturelles, mais par leurs identités, notamment professionnelles :
c’est le cas des sociétés à castes et, de façon plus complexe, des
sociétés à classes. On retrouve ici le problème de l’individu : celui-
ci serait-il le produit des sociétés modernes qui se seraient en
quelque sorte repliées sur elles-mêmes, en cessant de se rapporter
à la riche diversité de la nature et en définissant leurs membres
par leurs seules fonctions professionnelles ? Une telle analyse serait
assez proche de certaines tendances de la sociologie durkhei-
mienne, notamment dans le passage des sociétés totémiques méca-
niques aux sociétés organiques plus individualisées constituées
par la division du travail. Mais Lévi-Strauss refuse un tel schéma
évolutionniste qui considérerait la formation de l’individu moderne
comme la finalité de l’évolution sociale ; c’est pourquoi il étudie
la caste et non la classe sociale définie par la conscience de soi, car
le système des castes est, comme le système totémique, une façon
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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT DANS LA PENSÉE SAUVAGE 47


de classer les individus sans passer par leur conscience, mais en

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partant de différences sociales et non plus seulement naturelles.
Classer, c’est toujours rapporter des différences à d’autres diffé-
rences, que celles-ci soient prises dans la nature ou dans la culture.
Dans le système des castes, la société devient à elle-même son
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propre miroir, au lieu de chercher son image dans la nature, mais


c’est toujours une image brisée, comme dans les fragments d’un
kaléidoscope.
Le chapitre « Totem et caste » est cependant un lieu de bifur-
cation majeur dans l’ouvrage, car il permet de concevoir le système
de différences qu’est la pensée sauvage non plus comme un système
statique, sur le modèle des différences de la nature constituant
un stock fini, mais comme un système dynamique, capable d’in-
venter de nouvelles différences pour se reproduire. Le cadre limité
des classifications totémiques est donc radicalement dépassé en
direction d’une dynamique classificatoire de portée universelle. De
fait, les chapitres suivants, dont les titres « Catégories, éléments,
espèces, nombres » et « Universalisation et particularisation »,
peuvent paraître obscurs, décrivent les différents niveaux d’abstrac-
tion et les deux directions contraires où se déploie cette dynamique
classificatoire. Lévi-Strauss y analyse de nouveaux exemples eth-
nographiques où les éléments signifiants ne sont plus des espèces
naturelles mais des nombres (selon la dichotomie pair/impair) ou
des catégories abstraites (haut/bas, être/non-être). La pensée sau-
vage est ainsi animée d’un double mouvement d’universalisation,
qui lui permet d’inclure des éléments de plus en plus abstraits
(lorsque par exemple elle s’interroge sur ce qui est humain et ce
qui ne l’est pas 12), et de particularisation, qui lui permet de décom-
poser les détails les plus concrets du sensible. Elle constitue « une
classification “à pas variable”, donnant au groupe qui l’adopte,
sans changer d’instrument intellectuel, le moyen de se mettre
“au point” sur tous les plans, du plus abstrait au plus concret, et du
plus naturel au plus culturel 13 ».
On comprend alors pourquoi les classifications totémiques
constituaient un point de départ nécessaire pour étudier cette pensée
plus large qu’elles et coextensive à l’ensemble des réflexions
humaines lorsqu’elles s’étendent du particulier à l’universel : c’est

12. Cf., ibid., p. 198 sq.


13. Ibid., p. 165.
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48 LES TEMPS MODERNES

que les espèces naturelles constituent un niveau intermédiaire entre

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le particulier et l’universel et jouent à ce titre le rôle d’« opérateurs »
dans les rapports établis par la pensée entre ces deux termes-limites
de son activité. « Si les typologies zoologiques et botaniques sont
utilisées plus souvent et plus volontiers que les autres, ce ne peut
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être qu’en raison de leur position intermédiaire, à égale distance


logique entre les formes extrêmes de classification, catégoriques et
singulières 14. » Il était donc essentiel de ne pas comprendre l’espèce
totémique comme un individu, puisqu’elle joue plutôt le rôle d’opé-
rateur d’individualisation : en tant qu’espèce, elle peut en effet
être soumise à un processus de différenciation (on distinguera le
Bec d’Aigle, les Serres d’Aigle, etc.) ; mais en tant qu’elle fait par-
tie d’un genre plus abstrait logiquement, elle peut être ramenée
à une unité supérieure (les oiseaux ou les animaux). « La notion
d’espèce possède donc une dynamique interne : collection suspen-
due entre deux systèmes, l’espèce est l’opérateur qui permet de pas-
ser (et même y oblige) de l’unité d’une multiplicité à la diversité
d’une unité 15. »
C’est ce mouvement qui va des catégories les plus abstraites
de la réflexion logique jusqu’au détail particulier le plus concret
qui intéresse alors Lévi-Strauss, car il détient avec la notion d’opé-
rateur totémique un moyen de répondre aux objections de Sartre : il
n’y a pas besoin de partir d’un individu tout constitué pour l’inté-
grer ensuite à l’analyse structurale du social, puisque cette analyse
parvient par elle-même, en se situant au niveau des classifications
sociales, à rendre compte de l’existence des individus dans leur sin-
gularité 16. C’est tout l’objet du chapitre intitulé « L’individu comme
espèce ». Lévi-Strauss y montre, à partir d’une analyse brillante
des noms propres, qu’attribuer un nom à un individu est toujours
une façon de le classer, c’est-à-dire de l’intégrer dans une structure
de différences qui lui préexiste. Un nom propre ne désigne donc
pas une entité singulière et irréductible, mais une position dans
un système de relations : c’est pourquoi il n’y a pas de différence

14. Ibid., p. 165.


15. Ibid., p. 166.
16. La sociologie de P. Bourdieu paraît ainsi beaucoup plus proche de
l’anthropologie de Lévi-Strauss que de la philosophie de Sartre, malgré le
renvoi dos à dos de l’un et de l’autre dans Le Sens pratique (Paris, Minuit,
1981).
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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT DANS LA PENSÉE SAUVAGE 49


linguistique entre les noms communs appliqués aux espèces et les

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noms propres appliqués aux individus; le nom propre, rapporté au
système dans lequel il prend sens, est homologue à un nom commun,
comme l’individu, rapporté aux relations sociales dans lesquelles
il est inséré, est homologue à une espèce. C’est ainsi qu’un individu
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peut changer de nom propre à l’occasion de cérémonies d’initiation


en fonction des différentes positions qu’il occupe dans le système
social.
Si l’individu n’est donc rien d’autre qu’un ensemble de dif-
férences, c’est-à-dire de relations sociales, reste cependant qu’il y
a bien derrière ces relations un substrat, ce qu’on appelle aussi
un « sujet » au sens de suppôt, subjectum, qui porte ces relations
sociales. Et c’est ici que l’on réintroduira l’identité de l’individu
dont le seul critère est qu’elle est vécue par lui dans sa conscience
au cours du temps. Lévi-Strauss n’ignore pas cette objection, et
c’est tout l’intérêt de sa discussion sur l’individu : si l’individu est
bien considéré par la pensée sauvage comme une différence parmi
d’autres, décomposable en parties comme tous les éléments du réel,
ce qui met fin au mythe de l’individu ineffable, indivisible et irré-
ductible à l’analyse logique, il reste que l’individu est bien le terme
de la dynamique classificatoire, celui où elle reconnaît qu’elle
ne peut plus continuer son activité logique de classification, mais
seulement indiquer un élément qui est pour elle irréductible : « [...]
dans chaque système, les noms propres représentent des quanta
de signification au-dessous desquels on ne fait rien que montrer 17. »
Cependant cette limite n’est pas une limite de droit, au-delà de
laquelle se trouverait un élément réellement irréductible, mais une
limite de fait : la société pourrait continuer son entreprise de diffé-
renciation et de classification, mais elle l’arrête pour des raisons
propres à son organisation et à son environnement. « Les noms
propres forment la frange d’un système général de classification :
ils en sont à la fois le prolongement et la limite. Quand ils entrent
en scène, le rideau se lève sur le dernier acte de la représentation
logique. Mais la longueur de la pièce et le nombre d’actes sont des
faits de civilisation, non de langue. Le caractère plus ou moins
“propre” des noms n’est pas déterminable de façon intrinsèque, ni
par leur seule comparaison avec les autres mots du langage : il

17. La Pensée sauvage, p. 258.


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50 LES TEMPS MODERNES

dépend du moment auquel chaque société déclare achevée son

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œuvre de classification 18. »Tout se passe comme si la reconnais-
sance d’un individu clos sur lui-même et irréductible était le fait
d’un épuisement de la dynamique classificatoire, qui renonce à aller
plus loin dans une analyse du réel qui est en droit infinie.
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On tient alors le motif de la fascination qu’exerce sur nous la


pensée des sociétés sauvages : c’est qu’elle est allée beaucoup plus
loin que la nôtre dans cette dynamique classificatoire et n’a pas
hésité à créer sans cesse des mots nouveaux pour désigner cette
part du réel qui lui échappe 19. Ce que montre, en effet, l’analyse des
noms propres dans les sociétés sauvages, c’est que de nouveaux
noms sont constamment créés pour désigner ces nouveaux êtres
qui apparaissent à la frange du système classificatoire. En ce sens,
les sociétés sauvages nous fascinent parce qu’elles nous permettent
d’assister à la naissance du sacré. Le sacré, c’est justement ce qui
se situe en dehors du système de classification — c’est pourquoi
Durkheim définissait le sacré par la séparation —, mais aussi ce
qui peut toujours y entrer ; c’est pourquoi Lévi-Strauss refuse de
substantialiser le sacré et en donne une définition relative au travail
de classification de chaque société. C’est parce qu’il y a du sacré
hors du système de classification que celui-ci n’est pas statique
mais dynamique, car il est poussé en avant, comme aimanté, pour
intégrer en lui ce qui lui résiste. « Les noms propres contaminent
les noms communs ; ceux-ci, expulsés hors du langage ordinaire,
passent dans la langue sacrée, laquelle permet de former des noms
propres en retour 20. » La dynamique classificatoire de la pensée
sauvage est donc animée d’un double mouvement analogue à celui
de la systole et de la diastole, par lequel Feuerbach désignait
l’essence de la religion : elle sort d’elle-même pour se porter vers ce
qui lui échappe, et elle revient à elle pour l’intégrer dans sa logique
propre — sans que ce processus se close sur un terme final, puis-
qu’il est constitutif de la vie de l’esprit. « Le système fonctionne par
pompage alternatif de la charge sémantique, des noms communs
aux noms propres, et de la langue profane à la langue sacrée. »
De ce point de vue, notre système de classification témoigne
d’un formidable rétrécissement par rapport à la dynamique de la

18. Ibid., p. 258.


19. Ibid., p. 252.
20. Ibid., p. 253.
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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT DANS LA PENSÉE SAUVAGE 51


pensée sauvage. Selon Lévi-Strauss, tout se passe comme si notre

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système de classification avait décidé de s’arrêter à ce qui constitue
la vie d’un individu, ses idées, ses conduites, sa façon particulière et
insaisissable de se déplacer dans l’existence, toutes ces caractéris-
tiques que l’on rassemble sous le terme de « personnalité ». « La vie
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sociale opère dans ce système une étrange transformation, car elle


invite chaque individu biologique à développer une personnalité,
notion qui n’évoque plus le spécimen au sein de la variété, mais plu-
tôt un type de variété ou d’espèce qui n’existe probablement pas
dans la nature [...] et qu’on pourrait appeler “mono-individuelle”.
[...] Tout se passe comme si, dans notre civilisation, chaque individu
avait sa propre personnalité pour totem : elle est le signifiant de
son être signifié 21. » La formation de la notion de personnalité est
donc le moment où s’arrête dans notre société la dynamique clas-
sificatoire : elle correspond à des noms propres qui ne peuvent
plus devenir — à de rares exceptions près — des noms communs,
elle est un espace sacré qui ne peut plus s’intégrer dans les classifi-
cations profanes. Il ne restera alors que les évocations vagues pour
en parler, comme lorsqu’on tente de décrire le parfum d’une fleur
ou le souvenir d’un être aimé.
Lévi-Strauss peut ainsi, à partir d’une dynamique classificatoire
plus large, rendre compte de la formation de la notion moderne
d’individu, à partir de la notion de personnalité, espace sacré
reconnu par la société. Si on retrouve ici les réflexions de Durkheim
sur la production de l’individualisme par les sociétés modernes,
on est en fait plus proche de Mauss dans son analyse de la notion
de personne 22. La personne, c’est le masque que l’individu tend à
la société (au sens de la persona latine) : c’est par ce masque que la
personne se livre aux classifications de la société, mais c’est aussi
par lui qu’elle se dérobe à cette entreprise classificatoire en se réfu-
giant dans une individualité inaccessible que l’on ne peut entrevoir
que par esquisses. La personne, c’est bien cet espace sacré à la
limite du système de classification, mais c’est un espace purement
formel et non substantiel. Lévi-Strauss évacue ainsi de la pensée
durkheimienne de l’individu ce qui restait en elle d’évolutionnisme,

21. Ibid., pp. 257-258.


22. Cf. M. Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de
personne, celle de “moi” », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF,
1950, pp. 333-364.
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52 LES TEMPS MODERNES

en cessant de voir dans la personne la fin de l’évolution sociale de

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la pensée pour y voir seulement une solution relative à un problème
posé à toutes les sociétés et que d’autres sociétés ont peut-être
mieux résolu.
Revenons alors à ce problème, qui constitue le point central
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autour duquel tourne toute la démonstration de La Pensée sauvage.


Pourquoi la pensée classificatoire doit-elle reconnaître en dehors
d’elle un résidu qu’elle ne peut absorber et qu’elle doit considérer
comme sacré ? On l’a dit, c’est parce que l’individu n’est pas seule-
ment un ensemble de relations sociales mais un substrat biolo-
gique. Mais on peut bien concevoir que l’identification sociale
devienne coextensive à ce substrat, en épuisant toutes ses possibi-
lités. Si la vie pose un problème à la pensée sociale, ce n’est pas
seulement parce qu’elle produit des organismes, mais surtout parce
qu’elle produit des êtres nouveaux. Le problème de l’individuation
se pose plus cruellement à la pensée sauvage que le problème des
catégories abstraites, parce qu’au niveau des individus elle a affaire
à un réel qui se renouvelle constamment. C’est pourquoi la pensée
sauvage se pose des problèmes non pas tant au sujet de la mort
comme on l’a longtemps cru mais au sujet de la naissance. « Seuls
les nouveaux-venus, c’est-à-dire les enfants qui naissent, posent un
problème : ils sont là. Or n’importe quel système qui traite l’indivi-
duation comme une classification [...] risque de voir sa structure
remise en cause chaque fois qu’il admet un membre nouveau 23. »
On comprend alors pourquoi la pensée sauvage suit un mouvement
essentiellement dynamique : c’est qu’elle tente de suivre le mouve-
ment même de la vie qui la pousse en permanence au-delà d’elle-
même. Ce qui est au-delà de la dynamique classificatoire, c’est
ce qu’on pourrait appeler la vie dans son état nu, comme pure
existence — Lévi-Strauss joue ici sur le mot Dasein : les nouveaux-
venus apparaissent dans leur « être-là », « ils sont là » — avant
sa qualification dans un espace social — si une telle possibilité est
réelle, et même concevable.
A travers ce thème de la nouveauté, et sous couvert d’une
réflexion sur les rapports entre la part biologique et la part sociale
de l’individu, c’est en fait le thème de l’histoire qui s’introduit
subrepticement dans la démonstration de La Pensée sauvage. On

23. La Pensée sauvage, p. 237.


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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT DANS LA PENSÉE SAUVAGE 53


est, en effet, frappé par la rupture apparente entre le chapitre intitulé

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« L’individu comme espèce » et le chapitre suivant, « Le temps
retrouvé », qui pose la question du temps, et donc de l’histoire,
avant la confrontation finale avec Sartre. Mais la progression est
entièrement logique si l’on comprend que l’analyse de l’individu
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était en fait déjà une façon d’introduire le problème du temps, car le


propre de l’individu est de se manifester comme événement quand
il apparaît sur la scène sociale. De ce point de vue, ce chapitre se
situe dans la continuité du précédent, puisqu’il montre comment la
dynamique classificatoire de la pensée sauvage parvient à intégrer,
non plus l’individu comme être biologique nouveau, mais l’événe-
ment comme singularité historique.
Le chapitre intitulé « Le temps retrouvé » est, en effet, construit
sur la succession de trois analyses apparemment décousues, consa-
crées l’une à une réfutation de l’évolutionnisme de Comte, l’autre à
une étude des rapports entre totémisme et sacrifice et la dernière
à une évocation des « churingas », emblèmes du totem dans les
systèmes australiens. La logique de ces trois analyses, du point
de vue du projet général de l’ouvrage, apparaît cependant si on les
comprend comme trois façons différentes d’intégrer l’événement
dans une structure classificatoire, c’est-à-dire trois réponses de la
pensée sauvage au problème de l’événement : le progrès, le sacri-
fice, l’archive.
Auguste Comte, lorsqu’il a construit sa loi des trois états, a en
effet bien compris le caractère total de la pensée sauvage, qui est
originairement tout ce qu’elle doit être, selon le modèle du germe
qui commande toute la pensée comtienne. Mais il a subordonné la
pensée sauvage, qu’il désigne comme état théologique, à une pen-
sée supérieure, la pensée scientifique ou état positif, parce qu’il
s’est représenté la pensée sauvage comme une pensée essentielle-
ment subjective, projection sur le monde des intentions humaines.
Comte ignore ainsi, contre l’enseignement même de sa sociologie,
que la pensée ne commence pas par l’individu ou le sujet, mais
qu’elle est d’abord anonyme, a-subjective, plus attentive aux détails
concrets du monde sensible qu’aux émotions de l’individu. Tout
modèle du progrès, celui de Comte comme celui de Sartre, malgré
la diversité de leurs pensées, commence donc par poser un sujet à
l’origine de l’histoire pour l’intégrer ensuite à l’ordre objectif du
monde. C’est inverser le cours de la pensée sauvage qui commence
par le monde avant de se resserrer autour du sujet. C’est pourquoi
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54 LES TEMPS MODERNES

Lévi-Strauss est soucieux dans ce chapitre de montrer que la pensée

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sauvage ne désigne pas une origine au sens d’un événement qui
ouvre la série temporelle d’un progrès : si elle invoque parfois l’ori-
gine d’une espèce naturelle dans ses mythes, c’est seulement « pour
monter en épingle quelque détail ou pour “marquer” une espèce 24. »
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Cette analyse permet alors à Lévi-Strauss d’étudier un autre


récit de l’histoire : celui qui ramène l’histoire à un événement situé
hors de la série temporelle, transcendant par rapport à elle. C’est
l’analyse du totémisme par Robertson Smith, reprise par Frazer et
Freud, selon laquelle le totémisme serait issu d’un festin originaire,
si violent qu’il se situe hors de l’histoire dans le domaine du divin.
Selon Lévi-Strauss, cette analyse a pour inconvénient d’établir
une continuité entre le monde humain et l’intervention divine, alors
que la pensée totémique fonctionne par discontinuités entre séries
naturelles et séries temporelles, sans supériorité de l’une par rapport
à l’autre. On comprend alors que le modèle du sacrifice comme le
modèle du progrès tirent la pensée classificatoire dans la direction
du sacré, en effaçant toutes les discontinuités nécessaires au fonc-
tionnement de celle-ci : le modèle du progrès ramène la pensée sau-
vage à la continuité d’une série horizontale et temporelle, le modèle
du sacrifice la ramène à l’axe vertical du rapport entre le divin et
l’humain ; or le propre de la pensée sauvage est de se déplacer sur
les deux axes, vertical et horizontal, à la fois. Comment alors inté-
grer l’événement dans la pensée sauvage sans rabattre l’un des
deux axes qui la constituent sur l’autre ?
C’est ici que prend sens l’analyse du « churinga », emblème
totémique figurant à la fois des cercles concentriques et des lignes
horizontales et verticales, que porte sur soi chaque individu dans les
sociétés australiennes 25. Contre l’analyse de Durkheim, qui voit
dans cet emblème la représentation liant l’individu au social, Lévi-
Strauss y trouve l’équivalent de nos archives, intégration de la dia-
chronie dans la synchronie, « être incarné de l’événementialité 26 ».
Le « churinga » est un objet sacré, parce qu’il indique la dimension
singulière de chaque individu tout en représentant sur sa face la
structure classificatoire de la société : comme les tatouages des

24. P. 276.
25. Cf., ibid., figure 11, p. 286.
26. Ibid., p. 289.
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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT DANS LA PENSÉE SAUVAGE 55


Caduveos, il parvient à singulariser la structure sociale et, ainsi, à lui

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donner une dimension particulièrement émouvante. Ce n’est donc
pas l’individu qu’il représente, c’est l’intégration de l’individu dans
le social qu’il opère.
Parvenus à ce point, on peut alors mieux comprendre la dis-
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cussion avec Sartre qui clôt l’ouvrage. En voulant lui aussi intégrer
l’individu et l’événement dans le social, Sartre a procédé comme la
pensée sauvage ; c’est pourquoi il produit un nouveau mythe, celui
de l’individu moderne libéré, constitué à partir de l’événement de la
Révolution française. Mais il a ainsi considérablement réduit les
possibilités de la pensée sauvage, car il n’en a exploré qu’un aspect :
après avoir exploité les modalités de la pensée sacrificielle dans
L’Etre et le Néant, en rétablissant une transcendance de l’existence
par rapport à l’individu, il est revenu à un modèle du progrès dans
la Critique de la raison dialectique, en faisant de l’événement révo-
lutionnaire l’origine de toute existence sociale. Il a ainsi hypostasié
l’individu et l’événement au détriment de la logique complexe qui
leur donne sens. C’est pourquoi Lévi-Strauss procède dans le der-
nier chapitre à une brillante analyse historique de l’événement de
la Révolution française, inspirée à la fois de la notion braudélienne
de longue durée et de l’« anti-histoire » de Gobineau 27, qui montre
la relativité de cet événement aux échelles temporelles que l’on
choisit pour écrire l’histoire : la Révolution française, c’est 1789,
mais aussi 1792, 1793, mais aussi la Fronde, mais aussi la révolu-
tion industrielle... L’histoire est ainsi ramenée à ce qu’elle doit
être du point de vue de la pensée sauvage : non pas le lieu abstrait
de réalisation d’un individu qui s’identifie à un événement et en
souhaite la réalisation de façon dialectique, mais le travail concret
de déchiffrage et de découpage de l’événement dans l’ensemble
des structures qui se croisent en lui, ce qui est le travail de l’archive.
Lévi-Strauss, à mon sens, parvient donc à triompher dans son
combat avec Sartre non pas grâce à la force de quelques formules
cinglantes, mais au terme d’une longue et rigoureuse analyse
appuyée sur l’ensemble du savoir ethnologique, qui est parvenue à
dégager, contre la mythologie sartrienne de l’événement, une
logique de l’événement. Logique qui n’est pas seulement analytique
mais bien dialectique, puisqu’elle consiste en un effort pour décou-

27. Cf., C. Lévi-Strauss, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1990,


p. 223.
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56 LES TEMPS MODERNES

per et rendre intelligible dans une structure des événements qui lui

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échappent. « La raison dialectique est toujours constituante : c’est
la passerelle sans cesse prolongée et améliorée que la raison analy-
tique lance au-dessus d’un gouffre dont elle n’aperçoit pas l’autre
bord tout en sachant qu’il existe 28. »
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Mais il se peut que, dans son triomphe sur Sartre, Lévi-Strauss


en vienne à oublier les leçons les plus cruciales de sa démonstra-
tion. Ce que veut faire Lévi-Strauss, en effet, contre l’attitude de
Sartre qui reste à l’intérieur de la pensée sauvage ou mythique et
se condamne à n’en exploiter qu’un des aspects, c’est produire une
représentation de la totalité de la pensée sauvage dans toutes
les dimensions de son activité, ce qui revient à en produire de l’ex-
térieur une conception scientifique. Or cette entreprise — qui défi-
nit l’anthropologie — est rendue possible, selon Lévi-Strauss, parce
que les sciences modernes, biologie, sémiotique, etc., montrent
que l’univers est régi par la discontinuité, retrouvant alors un des
enseignements de la pensée sauvage. « Le procès tout entier de la
connaissance humaine assume ainsi le caractère d’un système clos.
C’est donc rester encore fidèle à l’inspiration de la pensée sauvage
que de reconnaître que l’esprit scientifique, sous sa forme la plus
moderne, aura contribué, par une rencontre qu’elle seule eût pu
prévoir, à légitimer ses principes et à la rétablir dans ses droits 29. »
Cette conclusion a quelque chose de décevant, bien qu’elle
ferme l’ouvrage de manière splendide en revenant sur l’opposition
entre pensée scientifique et pensée sauvage qui le commençait ;
car elle fait perdre la dimension dynamique qui avait été introduite
au milieu de l’ouvrage. Au lieu d’une logique de l’événement,
entreprise toujours instable et constamment relancée, on semble
aboutir au projet d’une logique pure, couronnement définitif de
l’activité scientifique et de la pensée humaine. Mais le sens de
cette conclusion brillante apparaît mieux si l’on revient à la fin du
premier chapitre, où Lévi-Strauss analyse la structure de l’art, dont
il montre qu’elle est intermédiaire entre la pensée mythique et la
pensée scientifique. Si la pensée scientifique considère chaque
structure qu’elle produit comme un événement — c’est le moteur
des révolutions scientifiques — et si la pensée mythique cherche
inversement à intégrer les événements dans des structures qui leur

28. La Pensée sauvage, p. 293.


29. Ibid., p. 321.
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INDIVIDU ET ÉVÉNEMENT DANS LA PENSÉE SAUVAGE 57


préexistent, seul l’art parvient à faire coïncider la structure et l’évé-

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nement, en montrant dans l’événement de l’apparition d’un phéno-
mène la structure interne qui le régit : c’est pourquoi la peinture de
la Renaissance, à laquelle Lévi-Strauss pense ici en priorité à travers
l’exemple de Clouet, est intermédiaire historiquement entre la pen-
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sée mythique et la science moderne. C’est donc l’art qui indique à


la science la direction de la coïncidence avec la pensée sauvage qui
permettrait à la connaissance humaine de se clore sur elle-même ; et
c’est pourquoi Lévi-Strauss, dans le caractère trop brillant de cette
conclusion en figure de cercle, est bien conscient du caractère esthé-
tique d’une telle vision. D’où les références à Proust et à Balzac qui
sont parvenus à inclure dans leurs romans l’événement même de
leur production : la décision de devenir écrivain chez Proust, la
transformation sociale opérée par la Révolution française chez
Balzac. Avant que le procès de la connaissance prenne un caractère
définitivement clos, Lévi-Strauss ne peut que représenter de façon
un peu « sauvage » l’événement même de sa découverte, en ce qu’il
révèle de sa structure. Mais comme la science ne se clôt pas, comme
il reste d’autres événements à intégrer dans la structure de la pensée
sauvage, Lévi-Strauss entreprend d’écrire les Mytho-
logiques. La logique de l’événement le conduit ainsi à aller toujours
au-delà de lui-même.

Frédéric KECK

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