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LES ROUTES GRONDENT SOURDEMENT ET AUTRES POÈMES

Vasyl Stus, Traduit et présenté par Georges Nivat

Belin | « Po&sie »

2022/1 N° 179-180 | pages 21 à 25


ISSN 0152-0032
ISBN 9782410025651
DOI 10.3917/poesi.179.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-poesie-2022-1-page-21.htm
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Ukraine 2022

Claude Mouchard

Georges Nivat

Vasyl Stus

Kateryna Kalytko

Lubov Yakymtchouk
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Serhiy Jadan

Iryna Dmytrychyn
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Vasyl Stus

Les routes grondent sourdement


et autres poèmes
Traduit et présenté par Georges Nivat

Vasyl Stus est né à Rakhniva, Ukraine, en 1938. Il grandit à Stalino, maintenant Donetsk.
Il fait ses études en russe bien sûr, mais sa mère lui chante des chansons en ukrainien. Après ses
études à l’Institut pédagogique de Stalino, Stus devient instituteur dans un village. Il est appelé
comme conscrit dans l’Armée rouge. Il commence alors à traduire Gœthe et Rilke en ukrainien,
soutient une thèse de doctorat à l’Institut Chevtchenko de Kiev, se marie, a un fils.
Mais en 1965 Stus prit part aux protestations contre l’arrestation de Paradjanov, dont le film
Les Ombres des ancêtres oubliés l’avait fortement impressionné. La carrière universitaire lui fut
alors définitivement fermée. Il devint alors ouvrier, pompier, technicien, tout en composant ses
premiers recueils poétiques. Arbres d’hiver fut refusé par la censure, et il en parut en Belgique en
1970, un choix à tirage très petit – mais grand était le crime aux yeux des autorités soviétiques.
En 1972, Stus fut arrêté, envoyé au bagne en Mordovie, puis à Magadan dans la région de
la Kolyma. Un de ses compagnons de camp, l’écrivain Mikhaïl Heifetz, écrit de lui : « Stus était
orgueilleux, hautain comme un empereur chinois ». Son inflexible résistance aux autorités du
camp lui valut un an de cachot. Il écrivait ses vers en cachette, les incluait dans les lettres à sa
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femme. Rentré cinq ans après, en 1979, redevenu ouvrier dans une fonderie, Stus était désormais
reconnu par beaucoup comme le plus grand poète de sa génération. Mais à peine rentré du camp,
il prit la défense du Groupe ukrainien d’Helsinki. Ce qui lui valut en août 1980 une seconde
condamnation à dix ans de bagne. Cette fois-ci, il fut envoyé à Perm-36. Doté d’une mémoire
exceptionnelle, il composait « mentalement de nouveaux palimpsestes ». Il mourut le 4 septembre
1985 d’une grève de la faim qu’il avait déclarée « indéfinie », le 28 août 1980. Il avait 47 ans.
L’œuvre de Stus est aujourd’hui publiée, lue, étudiée, récitée en Ukraine. Son fils Dmytro a
publié des Œuvres complètes. Ce grand brûlé rejoint les grands poètes combattants comme Byron
ou Lermontov. Pour lui, comme pour eux, la poésie est une résistance à toutes les négations
esclavagistes de l’homme, et, par-là-même, une entrée dans le mystère de l’Être.

&

Les roues grondent sourdement


Comme l’eau contre la barque.
Accueille-nous, camarade Charon,
Bien ou mal, qu’importe !
Grondent les roues, grondent les roues,
Frayant la route, mais vers où ?
Ça y est, plus de retour !
Plus de retour à la maison.
Les roues grondent sourdement,

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Fracas des roues et des jurons


Par le Christ, le Guide, tous les bons dieux,
Et par la mère, la sainte Mère !
Moscou, Mont-d’Ours, Kem,
Île de Popov – tous les chemins
Par-delà grilles et barbelés,
Chemin de larmes tout boursouflé.
Puis à nouveau Viatka, Kotlas, Oust-
Vim et jusqu’à Tchi-Biou.
L’Union Sov-Rad-Goul,
Par le Seigneur oubliée,
Par le diable aussi. À présent
Un autre Dieu y gouverne,
Marxiste-raciste-mangeur d’hommes,
Un en trois, trois en un.
Moscou-Tchi-Biou, Moscou-Tchi-Biou.`
La voie ferrée de Pétchora
Pour nous construit destin nouveau
Sur le sang, sur les ossements.

Stus a travaillé au bagne d’Oust-Vim, à Kotlas, d’où partait le chemin de fer de la


Petc.hora, 2000 km vers la mer Blanche, achevé en 1941, et abandonné aujourd’hui. « Rad »
vint de « radestski » (soviétique en ukrainien).
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&

Seul le temps a de la conscience,


Il coule et coule, comme le Dniepr.
Est-ce bien, est-ce mal, je ne sais.
Cette énigme sans réponse
Déjà court à sa conclusion.
Et puis, vivre ou mourir
C’est tout pareillement ! En vérité
C’est tout pareil. Toi ou pas toi,
Nous mourrons à l’étranger,
Cherchant la porte du père.

&

Vous êtes des puits de nuit,


(Chuinte l’eau dans sa folie)
Perdus entre des monts gris.
En-haut clapotis des constellations.

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Ah, ce silence ! Ah, ces ténèbres !


Et cette solitude sans fond !
Ô mon pays sans pitié,
Que doux tu es, et si cruel !
Ah ! me coucher sans bras, ni jambes !
L’œil est seul – il a mon corps dévoré
En entier – il a crié comme une larme -
Cul-de-jatte aveugle et aux cent-bouches.

&

Déjà Sainte-Sophie émerge de la brume,


Scintille comme grappe de lilas.
Tu es venue à moi, tu ne m’as pas atteint.
Vint un hurlement, vint un grondement,
Tel un monstre en un cercle de l’enfer,
Et puis, par derrière – ces ombres, ces mourants.
Laisse-moi bénir ta libre volonté,
Chemin-destin, Chemin-douleur !
Neige et gel, vent et glace,
Pleurs, jurons, malédictions,
Abois des mâtins, râle des locos,
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Camions de zeks, wagons de zeks,
Phares, molosses et cerbères,
Rails, verges, barbelés !
On tombe – marche ! On se relève – marche !
Les mitraillettes fichées dans nos épaules.
Cœurs au carré – cercles au carré !
Au carré de la mort, nous tombons front à terre.
Laisse-moi bénir ta libre volonté,
Chemin-destin, Chemin-douleur !
Sur cette croix sans fin, sur cet effroi,
Vision sans fin d’un cri de mort,
Ukraine ! accorde-moi chemin d’honneur !
Ukraine ! accorde-moi Visage sans peur !

Il s’agit de la cathédrale de Sainte-Sophie, fondée à Kiev par le roi Yaroslav le Sage, en


1037, à l’exemple de celle de Constantinople.

&

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Un pin émerge de la nuit comme un mât.


A touché ma poitrine comme l’eau – l’aviron,
Comme les mots – les lèvres, emportant souvenirs
Comme vague rêveuse. L’oreiller est mouillé.
Un pin émerge de la nuit comme un mât.
Le loin s’est de douleur tout illuminé.
M’encerclant, de partout, m’assiégeant,
Sur le chemin il ne pousse qu’épines.
Le pin émerge de la nuit. Un escadron d’oiseaux
Illumine Sainte-Sophie bénie,
La galaxie de Kiev devient bronze
Au scintillement des visages chers.
Le pin émerge de la nuit, croît, – et grandit,
Comme peureuse voile de l’attente.
Et toi, déjà, tu es outre-part, hors du champ,
Là où paraît un fantôme et chancelle,
Là-bas où est l’Ukraine. Là-bas. Loin là-bas.
À gauche du cœur. De son neuf chagrin,
Un pin dans la nuit se perd, tel un mât.
Dieu chuchote avide : À moi la Vengeance !

&
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Plus de Seigneur sur cette terre !
Dieu n’a pas supporté – il s’est tiré –
Ne veut plus voir l’inhumaine iniquité,
Les diaboliques tortures, les cruautés !
Á hideux pays – dieu hideux.
Maître d’horreur, caïd des délirantes
Férocités. Quel bonheur a-t-il
À besogner ainsi ? à massacrer à fond,
À Tout humilier, à lentement abaisser
Le ciel au sol – pour que naisse un monde
Sans ciel. Patrie démente
De bourreaux aux bourreaux livrés.
Monsieur-Dieu en vérité, te v’là mort. (132)

&

Mot, comme tu es malade ! Très malade !


Toi qui ne sers qu’à prier, à faire des poèmes,
Qui as renoncé à la vanité des vanités

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Des jours de fausses fêtes. Tombent les mondes,


S’étiole la terre ! Quelle angoisse
Dans les cœurs, avec le refrain bien connu :
Mieux vaut mourir que concevoir
Les chants funèbres. Seigneur, accorde
Au souffrant ton aide ultime –
Puissé-je trouver pour moi le chemin
Du viril amour pour toi, ô pays
Mien, dans l’aride steppe, comme tu brilles !
Écoute-moi ! Réponds-moi, pays aimé !
Et veuille de moi ne pas penser à mal !
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