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Pour vivre il faut une espérance folle

TROIS VOIX POÉTIQUES D’UKRAINE AUJOURD’HUI

Kateryna Kalytko, Lubov Yakymtchouk, Serhiy Jadan, Présentées et traduites par


Iryna Dmytrychyn

Belin | « Po&sie »

2022/1 N° 179-180 | pages 31 à 44


ISSN 0152-0032
ISBN 9782410025651
DOI 10.3917/poesi.179.0031
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-poesie-2022-1-page-31.htm
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Pour vivre il faut une espérance folle.

Trois voix poétiques d’Ukraine


aujourd’hui
Kateryna Kalytko
Lubov Yakymtchouk
Serhiy Jadan
Présentées et traduites par Iryna Dmytrychyn

Iryna Dmytrychyn, traductrice et historienne, maître de conférences à l’INALCO.


Les poèmes choisis font partie des textes rédigés ces dernières années, dans le contexte de la
guerre qui se déroule en Ukraine depuis 2014 et, pour le premier ensemble, depuis février 2022.

Kateryna Kalytko
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Née en 1982 en Podolie, région du centre-est de l’Ukraine, poétesse et traduc-
trice, auteure de recueils de poésie et de prose.

Je ne sais pas comment parler. Ni à quoi sert la poésie.


Les morts la liraient-elle comme ceux qui sont en vie,
N’est-elle pas en train de trahir nos lieux, de corriger les tirs -
Son relief qui témoigne des brûlures et de la lumière de ta figure
Est plus complexe avec les limites et les indications.
Je suis une femme venant d’un point chaud. C’est la fin de l’hiver et la
guerre.
Les amis sont sur messenger avec des identifiants tchèques et polonais.
N. a rejoint le Walhalla. Gloire et mémoire éternelles.
Je reste ici, les mains et les lèvres gercées,
À suivre les voies des cigognes et des réfugiés.
Mon ami est allé au front, mais il a pris le temps de bouturer son jardin.
Je t’ai demandé s’il était décent d’écrire en ce moment,
Tu n’en es pas certain, toi non plus. La réalité a la chair sombre,
Les tendons brûlés, les articulations tordues, les muscles contractés.
Elle est plus lisible. Regarde comme elle attaque notre
Frêle sincérité. Mais je ne peux pas autrement.
Tenir à la gorge la bête noire du cauchemar.
Se coiffer, en se mirant dans la lame du large couteau.

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Pieds nus sur le verre brisé du plus amer des malheurs.


Les héros de la grande histoire avancent droit, sans peur.
Il reste à Enée son glaive et un chemin de vérité, infini.
C’est pourquoi il ne se retourne pas. Pourquoi le ferait-il ?

Lubov Yakymtchouk
Née en 1985 dans la région de Louhansk que sa famille a quittée avec le début du conflit,
Lubov Yakymtchouk intitule son recueil consacré à l’Est de l’Ukraine Les Abricots du Donbas,
car « là où s’arrêtent les abricotiers, commence la Russie ». Passionnée du futurisme ukrainien et
de son maître Mykhaïl Semenko, elle œuvre à la modernisation de la culture ukrainienne. Elle a
quitté les environs de Kyïv et réside temporairement à Vienne.

Lyuba Yakimchuk, Apricots of Donbas, Lost Horse Press, Sandpoint, Idaho, 2021. Любов
Якимчук, Абрикоси Донбасу, Видавництво Лост Горс, Сендпойнт, Айдаго, 2021.
(édition bilingue)

Mélanger la nuit
Tes seins sont les seuls obus que j’aime.
Guillaume Apollinaire
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Je mesure le temps avec des allumettes – des ponts entre deux gouttes sur la
table
Ce qui reste, je le mélange avec un brin d’herbe, comme le lait chauffé pour
la gorge
Ce qui reste, je le mélange avec une aiguille de l’horloge

Je veux revenir dans le ventre de maman, je veux ne pas naître de nouveau

Le café
Il est comme moi, sans lait, il est long, sans lait

Je ne dors pas la nuit, je regarde la télé à la place des rêves


Dans la tasse de la pièce je mélange les nuits avec une aiguille de l’horloge
2008-2009

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Les lettres ne parviennent plus


Cela fait longtemps que les lettres ne parviennent plus
Pas parce que quelqu’un est tombé au front
Ou est tombé près de sa maison
Telle une jarre qui ne tient plus en un seul morceau
Comme des cheveux coupés
Comme le foin avec des insectes et des fleurs
Pas pour ça

Les chroniques sont écrites par des poètes


Et sont surtout destinées aux cœurs
Mais le cœur bat comme une horloge ronde
Et le demi-cercle de la lune, retourné en calice
Avec des étoiles des mains tendues
Demandent à réussir
Demandent à être
Se souviennent de ma grand-mère Maria
Elle aimait écrire en grandes lettres
Sur les feuilles aux lignes de pluie

Mais les lettres ne parviennent plus


Ni avec les aigrettes de pissenlit
Ni avec les pigeons voyageurs
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De nos jours, les pigeons transportent exclusivement la grippe
Et les aigrettes – uniquement le vent

Ma postière
Distribue aussi les retraites
Ma gentille postière
A commencé à m’écrire des lettres
C’est le dernier apôtre
Qui connaît toutes les lettres

À Ioanne Velytchkovsky [environ 1630 – 1701, poète et écrivain ukrainien, tra-


ducteur, théoricien de la littérature, prêtre]

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Signature
Tu tambourines
Dans la porte de mon dos
Avec une toux sèche
On t’a apporté
Comme une feuille
Et on demande de signer
Une page blanche
− Les blouses des saints sont aussi blanches -
− Me dis-je et signe
Ma signature s’enfuit dans la rue
Se cache derrière les barricades
Qui s’enfoncent dans l’enfer
De la maison des syndicats
Avec ses yeux vides

De ces trous descendent les anges


Aux habits sombres
Les anges ne portent plus l’uniforme
Car ce sont les anges
Ils peuvent choisir
Pas nous
Et puis tout devient blanc
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Comme à l’intérieur des sacs de neige
Si blanc
Comme les blouses des saints
Qui me sauvent des balles
Si blanc
Comme seul peut l’être le bonheur

Et sur ce fond blanc


Un petit
Point
Noir
Signature
Troue
Le papier
La blouse
La tempe
2014

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Collecte
Mais l’eau va descendre
Laissant apparaître les puits des mines
Telle une plante mystérieuse et tentaculaire
Et l’eau comme l’amour
Avalera tout d’une gorgée –
Pour ramasser les débris
Et enfantera la mer
Nouvelle et vivante
Et donnera naissance à de nouveaux êtres
Non pas des hommes
Qui vogueront comme les poissons
Là où on n’a plus besoin d’hommes
2014

Les Obus
Inspiration-explosion
Inspiration-explosion

Je sursaute des bruits sonores


Et des sourds aussi
Je sursaute des sons calmes
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Et de la respiration
Je sursaute comme un tremble
Comme un frelon jeté dans le froid
Là où attend ma douleur
Ma mort blanche
Sans explosion
Ni inspiration
2014

Les gratte-ciels
Peigne mes cheveux
Parce que les gratte-ciels ne pourront plus
peigner les nuages

Recouds les plaies de l’immeuble


Recouvre de petites croix blanches
Cette peau brûlée

De ta main – calmement –
Recouvre les dents cassées des fenêtres
Pour protéger contre les pilleurs

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Sois prudente
Garde près de ton lit
Tout ce qui peut couper
Et s’il le faut, coupe, lacère
Mais survis
2014

Retour
Nous rentrons à la maison qui garde nos cheveux blancs
Là où le ciel s’engouffre dans les fenêtres en flots bleus
Où on a planté un arbre et élevé un fils
Où on a construit la maison devenue humide sans nous

Notre chemin fleurit de mines


La stipa et le brouillard recouvrent les cratères
Nous rentrons amers, taiseux, coupables
Il nous faudrait juste une maison et un peu de paix

Il nous faudrait juste être là, respirer l’humidité


Extraire les photos des albums familiaux
Nous rentrons à la maison où nous avons grandi
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Attendus par les parents, les tombes et les murs

Nous marcherons, même les pieds nus


Si nous ne retrouvons pas notre maison
Nous en construirons une autre au-dessus des abricots
Du ciel bleu, des nuages généreux

Des couverts d’acier


Maman n’est pas une tasse
Papa n’est pas une bête
Mais maman est ébréchée
Et papa la soutient par les anses des bras
Et ne la laisse pas prendre
Une gorgée d’air

Maman n’est pas une tasse


Mais elle se casse
Lorsqu’elle se cogne aux coins du lit
Et le coin entre dans sa coquille
Plie et se retire

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Papa ne grogne pas comme une bête


Lorsqu’elle se répand
En larmes
Et met ses mains
Telles des anses
Sur sa taille

Ses larmes sont chaudes


Comme le thé sucré
Que j’avale sans souffler
Avec le reflet
De papa et maman
2013

Un cendrier
Ce n’est pas un immeuble
Ce n’est plus une maison
Pour maman, pour papa, pour moi
Et des légumes au réfrigérateur, non

Ce n’est plus une khata


Ce n’est plus une maison mais une forteresse
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Ce ne sont plus les quatre murs
(cela ne peut même plus prétendre
être une valise ou un sac à dos)

ce n’est qu’un cendrier


grand
noir
enfumé
Où Dieu fume
Attrapant la fumée
Et laissant échapper des mouches de sa bouche
2013

Marsala
Il était évident que c’était toi
Par ta manière de caresser chacun de mes orteils
Comme si je n’en avais jamais eu d’orteils
Que tu venais de créer de rien

Les doigts des mains pour travailler


Les doigts des pieds sont inutiles –

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Me disais-je en proie aux doutes


Mais tu as insisté
Car il faut avoir quelque chose sans raison

Toucher après toucher


Tu créais quelque chose de nouveau en moi :
Un petit grain de beauté sur le cou sous les cheveux
Un grand grain de beauté sur le sein gauche
Qu’on ne voit pas dans le décolleté de la robe
Tu as redessiné les sourcils –
Sous tes baisers ce ne sont plus les mêmes sourcils
Que sous l’eau chaude du robinet -
Et dans le dos tu déployais des cercles concentriques
Plongeant profondément
En tremblant comme un poisson

Et je me tiens devant le miroir


En robe de vin de marsala
D’un œil enivré
Je vois
Le grain de beauté sous l’encolure
Le grain de beauté sur le cou
Le duvet sur le dos
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Et tes lèvres continuent à créer ce monde
Et je redoute un peu l’arrivée de samedi
2016

Les Amis communs


Nous avons des amis communs sur Facebook
Des amis communs morts
Personne ne supprime leur profil
Se contentant d’afficher des fleurs

C’est comme d’avoir une grand-mère


Enterrée au cimetière municipal
Et dont le pommier planté sur sa tombe a entremêlé ses racines au thuya de
la tombe voisine

Je viens nettoyer la veille de Pâques


Si jamais elle décidait
De se relever cette année

J’enlève les mauvaises herbes


Pour ne pas avoir honte lorsqu’elle se lèvera

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J’allume des bougies


Pour avoir de la lumière lorsqu’elle se lèvera

Mais que faire des amis Facebook


Qui ont rejoint un monde meilleur
Alors que leur profil est resté dans ce bas monde

Est-ce qu’ils se relèveront


Vont-ils écrire quelques mots dans le chat
Feront-ils un selfie
Ou mettront-ils un like à ce poème ?
2015

Serhiy Jadan

Poète et écrivain de premier plan, Serhiy Jadan est traduit dans de nombreuses langues. Il est
une voix puissante du Donbas dont il chante la liberté et le combat.

Originaire de la région de Louhansk, il n’a cessé depuis 2014 de sillonner l’Est de l’Ukraine
en guerre avec ses textes et avec les concerts de son groupe Les Chiens dans l’espace, en apportant,
à travers sa fondation une aide aux bibliothèques et aux écoles, aux hôpitaux militaires et civils.
Depuis les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, Jadan n’a
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pas quitté Kharkiv, son lieu de résidence et s’où il rend compte de la vie et de la résistance de la
ville à travers des messages quotidiens. Ceux du soir, se terminent immanquablement par :
« Bonne nuit, demain, nous nous réveillerons un jour plus près de notre victoire. »

Сергій Жадан, Антена, Meridian Czernowitz, Чернівці, 2018

Le fils de la Vierge, cinq lettres, la première J


La rosée de la nuit sur l’herbe d’automne luit.
L’odeur matinale du pain dans les boulangeries.
Tout le monde est en vie, répètes-tu,
Tout le monde est encore en vie.
Le sang transpire sur les bords, à la couture sinistre.
Riez, les hommes, dans les hôpitaux et les cachots.

Ils rient et croient aux mystères


La rosée reste sur l’herbe, veille l’hiver.
Le sang des blessures, tel la résine des conifères.
Les hommes assoiffés lèvent leurs yeux vers les airs.
La faux l’été a coupé les brins solitaires
L’amour presse dans la gorge comme le sang dans les artères.

Mon amour est comme la résine raffinée.


Où étais-tu, amour quand on nous tuait, où étais-tu caché ?

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Combien de temps vas-tu passer par les interstices percés ?


Combien de temps vas-tu pousser depuis le corps brûlé ?
Celui qui a créé ce monde a oublié la méchanceté
Nous sommes trop vulnérables, amour, trop désarmés.

Nous sommes trop dépendants de tes oboles.


Je veux que ce feu continue son envol.
Je veux que le fils de la Vierge ne renonce pas à ses proches.
Les rivières coulent vers le Sud, vers les grandes eaux.
Nous sommes séparés, amour, par un ravin profond
Le soleil se lève pour nous aux confins orientaux.

La rosée s’évanouit des champs de l’automne.


Les hommes rient, en montant sur les bateaux.
Tout ne fait que commencer, tout est encore en ces lieux.
Tout le monde est encore en vie, répètes-tu, il est temps de choisir son
milieu.
Les hommes rient dans les hôpitaux et dans les cachots.
Les serpents dorment dans le vide du berceau.

Et si tu le vois, passe-lui mon salut.


Je veux que le vol des oiseaux migrateurs soit doux,
Je veux que le soleil brille au-dessus des bateaux,
Que les oiseaux se reflètent sur la surface des eaux,
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Que tu continues à garder ce monde beau.
Tout ce monde.
Avec ses bonheurs et ses malheurs.

&

Encore une année, on se soutient les uns les autres, les amis.
Les lumières de nuit ressemblent à des comètes et la poussière
Que fait la mort ? Elle désunit,
Brise la langue comme les ponts ferroviaires.

Et lorsque la colonne vertébrale de la langue est cassée,


On la redresse toujours, le premier choc passé,
Les poètes sont des renards : ils sentent la mort les premiers,
Ils hurlent à la lune qui n’est pas encore levée.

Ils écrivent les signes qui nous entourent.


Mais les signes changent, comme chacun d’entre nous.
Tout change.
L’écriture se modifie.

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Change le style –
Qui témoigne du passé.

On cite les noms au passé,


Et la plupart des verbes,
Au passé s’écrivent les territoires, alors que la guerre
S’écrit toujours au présent
Et en minuscule dans chaque lettre.

Au présent on parle des visiteurs nocturnes.


L’obscurité ajoute du poids aux mots.
Et les hommes baptisent leur progéniture
Comme s’ils nommaient les îles et les fleuves.

Lorsque chaque lettre du mot « tendresse » est importante et nouvelle,


Lorsque l’écriture ancienne s’en va en ribambelle
Apprends à parler comme si tes nouveaux mots
Étaient les derniers qu’entendra celui qui demain sera mort.

L’herbe entoure les rivières en été.


La rame touche l’eau attiédie
Les oiseaux en haut, en verbes alignés
Riment, malgré tout, riment.
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&

Adresse à Kyiv, école terminée.


Mort à Popasna, début de l’automne.
Les champs de tournesol non moissonnés
Un infini d’or les emprisonne.

Ils se tiendront debout tout l’hiver.


En lettres noires des journaux,
Attrapant du silence le mystère
Comme un renard dans les roseaux.

Les oiseaux au-dessus se figent de guerre lasse –


Sensibles, comme des instruments de mesure.
Être un tournesol dans les champs du Donbass
C’est savoir comment vivre et pourquoi mourir.

C’est réunir de sa tige câble de métal


Les eaux souterraines et la terre

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S’accrochant au sol noir automnal


Avec l’amère fidélité de l’univers.

Patrie qui console et qui prie


Douleur lancinante dans le poumon,
Laisse-moi ce cadeau à l’avenir
Être un tournesol et un roseau.

Laisse-moi ce plaisir assassin


De me tenir aux frontières des vents
En lettre d’un livre non fini,
Le souffle froid dans les mains.

&

Une histoire étrange.


L’histoire de nos illusions
Et de notre impuissance.

Dans sa bibliothèque,
Elle se tenait toujours près des livres
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De ses auteurs préférés.
Debout près des rayons,
Comme se tiennent les femmes devant leur miroir :
En confiance, mais toujours avec hésitation.

Les poètes aux rimes assurées


ne peuvent pas se tromper.
Ils indiqueront toujours la sortie.
Ils consoleront dans la nuit.

Un des premiers obus


a touché la bibliothèque.
Les manuels volaient dans la rue
Comme des oreillers éventrés,
Et les lettres restaient suspendues
Dans l’air de juin
En cendre des synagogues brûlées.

La poésie n’a pas sauvé.


Les poètes se sont tus.
Personne n’a trouvé la rime juste
Au nom de l’écolière déchiquetée

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Venue le matin
Rendre les livres.

Lorsque l’armée est entrée,


Lorsqu’on a réparé l’abri,
Quand on lui a apporté de nouveaux livres
Comme si on voulait la remplir
D’une nouvelle langue,
D’une nouvelle joie,
Elle ne bougeait pas et disait quelque chose
Tentant d’être claire,
Tentant d’être convaincante.

Qui l’écoutait alors ?


Qui avait besoin de ses paroles ?
Illusion que de s’abriter
Derrière une grande littérature morte,
Devant les gens
Qui vont à la mort.
Désespérant,
Malhonnête.

L’essentiel est que je n’aie pas trahi mes poètes, -


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Se disait-elle. Je ne les ai pas trahis.

Le pensait-elle sans le dire ?


Effrayée.
Reconnaissante.
Elle se tenait près du rayon
Rempli de poètes morts
Comme près d’un radiateur
Qui depuis longtemps
Ne réchauffe plus personne

&

Les yeux brûlés, du fer dans l’épaule


Pour vivre il faut une espérance folle.
Elle lui dit en regardant ses creux :
Ne t’inquiète pas, je serai tes yeux.

Je pourrai toujours te conseiller.


Je te dirai le temps qu’il fait.

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Je t’aime trop pour te mentir


Ce n’est qu’un caprice, ton désir de mourir

Mais il sent que son corps a trop de métal.


Il sait que sa vie sera infernale.
Il entend les voix de ceux qui de la gare sortent.
Il trouve la larme touchant la paupière morte.

Et il demande : dis-moi ce que je ne vois pas ?


Comment est le ciel au-dessus de moi ?
Dis, comment tu vas convaincre mon âme aveuglée ?
Dis, comment tu vas t’entendre avec mes rêves envolés ?
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