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Bérangère Casini
Vrin | « Le Philosophoire »
2006/2 n° 27 | pages 77 à 95
ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380299
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2006-2-page-77.htm
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Bérangère Casini
pas pour nous occuper d’eux, mais de nous-mêmes que nous en avons fait
l’acquisition »1. La référence à Sparte, comme modèle d’éducation, est
l’affirmation d’une forme d’existence liée à un privilège économique, social et
politique : pouvoir déléguer le travail matériel à d’autres libère un temps pour
s’occuper de soi-même. Seulement, s’occuper de soi-même, ce n’est pas, pour
l’éducation spartiate, s’occuper de son esprit selon le temps du « loisir
cultivé ». Apparenter le souci de soi à un souci de la vérité répond à une autre
dimension, très éloignée des préoccupations spartiates définies par une
insertion forte et continue à l’intérieur de règles collectives. La question est
donc de savoir ce qu’est ce soi-même dont il faut s’occuper : s’il s’agit d’un soi
social dont il faut entretenir les vertus de sociabilité en fonction des normes
propres à une société donnée, ou s’il s’agit d’un soi cherchant à accéder à la
vérité et modifiant, en retour, le mode d’être de l’individu. Ces perspectives
déterminent deux manières de se cultiver qui peuvent entrer en conflit selon le
1
Plutarque, Apophtègmes laconiens, 217a.
mode de vie considéré comme étant le meilleur. Il n’en demeure pas moins que
l’idée de culture s’accompagne, dans les deux cas, d’un certain idéal à
atteindre afin de se réaliser pleinement. Qu’elle renvoie à une activité sociale
constitutive de modèles qui façonnent les jugements de chacun ou qu’elle
aspire à des exigences intellectuelles et morales qui sont universelles, la culture
est l’expression d’un rapport à soi, aux autres et au monde.
I. Culture et éducation
I.1) La culture : ni trop ni trop peu
2
Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 3O.
3
Jaeger, Paideia, p. 467.
Culture et souci de soi 79
4
Gorg., respectivement 484c et 497b.
5
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, 1883.
6
C’est le cas du personnage de Des Esseintes qui se livre à une érudite expérience en
faisant tailler et monter des pierres précieuses dans l’écaille même d’une tortue qu’il
recompose à son goût : « Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de la
salle à manger, la tortue qui rutilait dans la pénombre » in Huysmans, A Rebours.
7
N. Elias dans La Civilisation des moeurs, rend compte de l’antinomie entre civilisation
et « Kultur ».
8
Il sera un des modèles des Traités de convenances, tels que ceux de Castiglione ou de
Della Casa, dans lesquels la question de la bonne conduite devient impérieuse. Le
80 La Culture
oeuvre d’art ; c’est à cette époque que les arts de la guerre tombent dans le domaine de
l’agrément – équitation, tir à l’arc, escrime- en incarnant un nouveau sens de la grâce.
9
Nouveaux Essais, Préface.
10
On peut se référer au texte ironique de Pérec dans Penser/classer, « Notes brèves sur
l’art et la manière de ranger ses livres » : « Un des mes amis conçut un jour le projet
d’arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L’idée était la suivante : ayant, à partir d’un
nombre n d’ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nb k=361, réputé
correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s’imposer de
n’acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu’après avoir éliminé (..) un ouvrage
ancien Z, de façon à ce que le nb total K d’ouvrages reste constant e égal à 361 : K+X >
361 > K-Z ».
11
Leibniz travaillera aux remèdes en proposant d’abandonner le latin et de bâtir une
caractéristique universelle pour substituer aux controverses le calcul et la loi du
raisonnement.
12
Le discours orientaliste, tenu dès la fin du XVIIIe siècle sur un style occidental de
domination sur l’Orient, a eu une réelle position d’autorité parce qu’il était organisé et
systématisé par des déclarations, des prises de positions, des enseignements, des
administrations et des gouvernements. Ainsi que l’analyse W.Said, dans L’Orientalisme.
L’Orient créé par l’Occident (1978), « la culture européenne s’est renforcée et a précisé
Culture et souci de soi 81
l’individu
son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même
inférieure et refoulée ».
13
« Fondamentalement, le racisme moderne n’est jamais un simple rapport à l’Autre,
fondé sur une perversion de la différence culturelle ou sociologique, mais c’est un
rapport à l’Autre médié par l’intervention de l’Etat. » E. Balibar, Les frontières de la
démocratie, p. 184.
82 La Culture
mauvais fils, ce n’est pas parce que la vertu ne s’enseigne pas, mais parce que
les pères ne sont pas les seuls à l’enseigner : la cité toute entière fait office
d’enseignement pour chacun. Le modèle de cet enseignement perpétuel et
diffus est celui de l’apprentissage de la langue maternelle, avec ce qu’elle
véhicule en termes de manières d’être et de penser14. Elle joue comme un a
priori de perception à partir duquel une autre appréhension sera peut-être
possible. La langue maternelle est, en effet, ce vecteur culturel d’un
enseignement qui commence dès que l’enfant comprend ce qu’on lui dit, c’est-
à-dire au moment convenu qui est précisément celui où il effectue pour son
compte cette convention que sont les mots – des balbutiements de la nourrice à
l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, de la musique, jusqu’à ces autres
pages d’écriture que sont les lois, tracées par la cité et jusqu’à la reddition des
comptes à la fin des magistratures15. Toutes ces paroles pétrissent l’enfant qui
grossit peu à peu d’opinions souvent contraires les unes aux autres, parce
qu’« étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient
différent de ce qu’il serait s’il avait toujours vécu entre des Chinois ou des
Cannibales »16. Et pourtant, où qu’il ait pu naître et être éduqué, l’enfant doit
apprendre à se détacher de toutes ces opinions et accéder à sa propre liberté de
penser et d’action, c’est-à-dire passer d’une culture qu’il hérite plus ou moins
confusément à une culture qu’il s’approprie selon une distance critique. Quelle
est cette culture qu’il doit faire sienne ? Résulte-t-elle de l’éducation plus
longue que seuls « les plus riches » peuvent donner à leurs enfants ainsi qu’au
fait qu’il y a des professeurs qui « font la différence »17 ?
Il est clair que ce « professeur » ou « pédagogue » dont il est question ne
l’est pas au sens traditionnel du terme, à savoir celui qui enseigne des vérités,
des données et des principes ou qui est un maître de mémoire. Si l’on s’accorde
sur le fait que l’éducation passe par une certaine maîtrise de compétences
14
Ce sens-là du terme culture fait écho à l’observation de Gadamer à son sujet :
« quelque chose qui se forme, au sens où nous avons coutume de parler de la formation
des montagnes ou d’autres formations naturelles que personne n’a faites et qui sont ce
qu’elles sont devenues. » (« Les trois formes des Lumières », dans Lumières et
Romantisme, Vrin, 1989).
15
Prot.325c-326e.
16
Descartes, Discours de la Méthode, seconde partie.
17
Protagoras,326c et 328a.
Culture et souci de soi 83
la pensée est la « stultitia » et pour sortir par lui-même de cet état, il faut que
quelqu’un l’éduque (oportet aliquis educat) au sens où il lui tende la main18.
Le stultus, c’est celui qui est ouvert à tous les vents des représentations
extérieures et qui n’est pas capable de discriminer entre ce qui est le contenu
de ces représentations et ce qu’il leur a ajouté ou soustrait. Il laisse sa vie
s’écouler, change d’avis sans arrêt, est dispersé et perméable aux passions –
bref, il change de mode de vie selon son âge, adolescent, adulte et vieillard19
puisqu’il demeure dans un rapport d’extériorité avec lui-même. Par
conséquent, le véritable opposé de la figure du sapiens n’est pas l’ignorant,
mais le stultus, non pas en termes de quantité de savoirs appris (le stultus peut
faire étalage de son érudition), mais en termes d’appropriation et
d’intériorisation du savoir.
Celui qui reste extérieur à lui-même, ignorant de ses propres capacités,
peut être facilement manipulé puisqu’il est incapable de juger par lui-même,
par « lâcheté ou par paresse », selon l’expression de Kant dans son opuscule
sur les Lumières. La stultitia de l’individu correspond au peu de cas qu’il fait
de lui-même : le stultus est celui qui n’a pas souci de lui-même. Avoir souci de
soi implique toujours un choix dans le mode de vie et c’est ce mode-là qui
opère la distinction entre ceux – rares – qui ont souci d’eux-mêmes et tous les
autres : la différence n’est plus de statut, de naissance ou de richesses parce
que le souci de soi est une vertu indépendante de la culture reconnue comme
telle par une classe socialement et économiquement privilégiée. Si chacun est
capable d’exercer ce souci de soi, peu en réalité saisissent son importance.
Comme le remarque Epictète, regardez ce qui se passe avec le précepte
delphique, gravé dans la pierre et mis au centre du monde cultivé dont se
réclame Athènes, ce monde lisant, écrivant et parlant grec : placé au centre
géographique et symbolique de cette communauté, il reste, sinon inconnu, du
à soi que chacun élabore, la manière dont il se prend lui-même comme objet de
soin. Cultiver ce soi ne s’identifie pas avec le fait d’être cultivé. Par
conséquent, le souci de soi n’oppose pas les classes les plus riches aux classes
les plus basses. Les textes des épicuriens et des stoïciens sont là-dessus
itératifs : un esclave peut être plus libre qu’un homme libre si celui-ci ne s’est
pas affranchi de toutes passions et dépendances à l’intérieur desquelles il était
pris. Le souci de soi, au sein de la culture grecque et romaine, a pris forme
dans des institutions et des groupes liés par l’amitié et par des pratiques
cultuelles ou rituelles. Autrement dit, si chaque maître, au sein des différentes
18
Comme le fait remarquer Foucault, dans L’Herméneutique du sujet, Cours 1981-1982,
« educat » est un impératif. « Donc ce n’est pas educare, c’est educere : tendre la main,
sortir de là. (..) C’est une sorte d’opération qui porte sur le mode d’être du sujet lui-
même, ce n’est pas simplement la transmission d’un savoir qui pourrait venir prendre la
place de, ou se substituer à, l’ignorance » (p. 130).
19
Lettre 32.
20
Epictète, Entretiens, III, 1, 18-19.
84 La Culture
écoles, invite à cultiver le souci de soi – au sens où le maître est celui qui se
soucie du souci que l’individu doit avoir pour lui-même – et s’il exclut
nécessairement ceux qui y sont indifférents, une telle exclusion est une
conséquence accidentelle de l’exigence propre à la « formation » de soi. L’idée
de culture comme culture de soi s’affirme en son sens de visée universelle :
universalité de l’appel et rareté de son entente. Un tel sens du terme « culture »
s’oppose à l’idée de culture au sens d’appartenance à une classe sociale
privilégiée. Quelle est cette nouvelle idée d’appartenance ?
On pourrait croire que le souci de soi dont parle Socrate et qui s’inscrira
dans toute une tradition gréco-romaine, s’apparente en quelque façon au désir
si cher aux Décadents de faire de sa vie une œuvre d’art. Seulement, dans ce
dernier cas, la culture de soi se cristallise surtout autour de l’aspect esthétique
de soi – et c’est précisément de cette limitation qu’a souffert Alcibiade et qui
suscite le souci de Socrate à son égard. En effet, Socrate aborde Alcibiade21
parce qu’il se demande ce que veut Alcibiade, par rapport à tout ce qu’il a déjà
(grande famille riche et traditionnelle, et par ailleurs une grande beauté).
Comment a été formé Alcibiade ? Il a eu certes Périclès comme tuteur, mais ce
dernier a été incapable d’éduquer ses fils et il a confié Alcibiade à un vieil
esclave ignorant. De plus, tous les poursuivants éconduits par Alcibiade
n’avaient pas souci de lui, mais seulement de l’attrait de sa beauté et l’ont
abandonné aussitôt cet attrait passé avec l’âge. Face à ce défaut de pédagogie
scolaire ou amoureuse à cause duquel les jeunes gens sont abandonnés à cet
âge critique où ils auraient besoin d’un maître pour s’exercer à l’action
21
Alcibiade,103a-105e.
22
Ibid.127d, « Je ne sais plus moi-même ce que je dis. Vraiment, il se pourrait que j’aie
vécu depuis longtemps dans un état d’ignorance honteuse, sans même m’en apercevoir ».
Culture et souci de soi 85
avoir avec quelque chose, avec soi-même, ou encore avec les dieux (« theois
khresthai ») – avoir avec les dieux les relations que l’on doit avoir23, les
honorer. Il s’agit d’un soi qui se soucie de comprendre au lieu de demeurer
étranger à ce qui lui arrive et ainsi étranger à lui-même : le souci ou la culture
de soi est le contraire de ce rapport d’étrangeté avec soi-même parce qu’il a
souci du vrai. Qu’on le rapporte à l’âme ou au sujet, le souci de soi est souci du
vrai afin d’agir conformément à ce vrai retenu en excluant tout ce qui
enchaîne, aveugle ou alourdit.
On comprend, dans ces conditions, la postérité féconde de ce sens-là de
culture de soi tel qu’il sera utilisé par les philosophes des Lumières à travers
leur concept de « formation de soi » (Bildung). Cela entraînera toute une
réforme dans la manière de percevoir l’enfant : non plus comme un être
hybride (sans raison mais pourtant déjà humain), mais comme un être dont il
faut respecter l’ordre de croissance afin qu’il développe progressivement et
librement ses propres facultés physiques et intellectuelles. L’être humain
s’affirme comme sujet capable de vrai et d’autonomie. Une nouvelle ère
philosophique commence qui pose l’être humain comme un sujet faisant usage
de sa raison par lui-même et de sa liberté : être sujet, c’est être fondement de sa
propre existence et être libre, c’est se poser comme sujet. « Se servir » (ou faire
usage) réapparaît dans ce contexte en insistant toujours sur la dimension
« culturelle » de cette activité qui consiste à cultiver son intelligence comme un
devoir envers soi-même et envers les autres. Une telle exigence détermine
l’appartenance à une communauté humaine, pensée non comme lieu de la
transmission des savoirs, mais comme la tâche indéfinie d’une libération
réciproque des uns par les autres : « seul est libre celui qui veut rendre libre
tout ce qui l’entoure »24. Être cultivé, c’est précisément ne pas oublier, autant
que possible, de cultiver un tel souci qui engage une pratique éducative en tant
23
Voir, pour cette explication du terme « se servir », l’analyse de Foucault, Op. Cit., p.
55.
24
Fichte, Conférences sur la destination du savant, II.
25
Emile, ou de l’éducation, livre second.
86 La Culture
savoir et reprend l’idée de Kant selon laquelle « le principal moyen qui aide la
compréhension est la production des choses » (Réflexions sur l’éducation).
Autrement dit, se servir soi-même rend capable d’utiliser ce qui a été compris
en devenant inventif. La culture dont il s’agit, celle qui s’adresse à
l’intelligence de l’individu afin de la rendre d’autant plus inventive qu’elle se
comprend en termes de vérité, est la clef de voûte d’un plan d’éducation
assurant la réalisation d’un projet politique dont le principe est l’autonomie de
chacun. Il est vrai que cette autonomie recouvre d’abord chez le pédagogue un
sens social et économique : la nécessité du travail manuel (la « culture de
l’habileté ») – agriculture, élevage ou filage – participe à la liberté effective de
l’élève en édifiant son indépendance personnelle. Pouvoir se suffire à soi-
même est une condition de la liberté, mais aussi de l’honnêteté du citoyen.
Rien d’étonnant à ce que les innovations pédagogiques, notamment celle de
Pestalozzi (sous l’influence de Rousseau), visent l’autarcie par l’apprentissage
d’un métier, visée d’autant plus justifiée quand on sait que Pestalozzi s’est
exclusivement préoccupé des classes défavorisées. Toutefois, développer et
renforcer les facultés propres de l’élève préfigure, en réalité, l’autonomie
politique d’une future nation et rapproche son sens de la définition
philosophique du sujet : « Tout ce que je suis, tout ce que je veux et tout ce que
je dois vient de moi-même », écrit Pestalozzi dans ses lettres sur l’éducation de
180126.
On comprend ainsi que l’idée de culture est à la croisée de l’intériorité et
de l’extériorité, à l’articulation de l’individuel et du social, à la charnière du
privé et du public et qu’elle commande une approche politique républicaine où
le sujet peut se servir et servir sa propre liberté.
Il convient d’observer, dès lors, que l’idée de culture tient une position
intermédiaire malaisée parce qu’il est un fait qu’on place en elle des espoirs de
26
Pestalozzi, Comment Gertrude instruit ses enfants.
27
Comme Catherine II le dira à Diderot, « vous ne travaillez que sur du papier, qui
souffre tout (...) tandis que moi, pauvre impératrice, je travaille sur la peau humaine, qui
est bien autrement irritable et chatouilleuse ».
28
« Pierre avait le génie imitatif (…) Il a voulu faire des Allemands, des Anglais, quand
il fallait commencer par faire des Russe. » in Rousseau, Du Contrat Social, II, 8.
Culture et souci de soi 87
29
B. Bourgeois, L’homme hégélien, in Etudes hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 193.
88 La Culture
esprits généraux qui animent les peuples : il ne cherche pas, par commodité
théorique, à résorber les singularités dans le cadre d’une histoire universelle
qui nivellerait et uniformiserait les expressions politiques diverses des sociétés.
Face au danger d’un modèle unique, et de ce fait tyrannisant, Montesquieu
rappelle le fait de la diversité : son projet est d’ « examiner les histoires des
divers peuples de la terre » sans préjuger de leur orientation selon un progrès
homogène et irréversible. Ce refus d’une perspective universaliste de l’histoire
évite l’écueil de penser le différend en le ramenant à du déjà connu, non
seulement d’un point de vue logique (résorption dans un universel abstrait),
mais d’un point de vue moral, le différend échappe à la moquerie et à la
stupeur qui fait s’exclamer les parisiens mondains, « Monsieur est persan ?
30
Diderot soutient, en effet, que c’est du développement agricole et de l’essor des
manufactures que naîtra une classe opulente, soucieuse de s’adonner aux arts et aux
sciences et ainsi, graduellement, de promouvoir la liberté politique et abolir le servage.
31
Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie.
Culture et souci de soi 89
32
Lévi-Strauss, « Le racisme devant la science », Conférence prononcée à l’Unesco,
1956.
33
Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, troisième dialogue.
34
On peut se rappeler, à ce titre, le portrait grinçant que Pérec fait, dans Les Choses, de
ce jeune couple, socialement médiocre, cherchant à tout prix à posséder les « objets
culturels » que toute personne cultivée et de classe sociale élevée est censée avoir chez
soi – tout en ne pouvant se permettre que leurs simulacres.
90 La Culture
35
Revue Manière de Voir, Août-Sept. 2005, « Orient / Occident, amnésie et
xénophobie » par A. de Libéra, pp. 58-61.
Culture et souci de soi 91
que les savants cessent de traduire, le transfert des objets d’étude ainsi que
celui des centres d’étude s’effondrent soudainement, enfermant chacun dans
une vision unilatérale de l’autre. Ne pas traduire les Anciens, c’est aussi ne pas
avoir ses Modernes et ne plus se chercher des contemporains. Le dialogue
s’interrompt au moment même où s’affirme l’idéal d’un point de vue unique à
partir duquel on pourrait découvrir tout ce qui s’offre au regard36. Ne pas
traduire, c’est s’enfermer dans une individualité totalement repliée sur elle-
même qui barbarise, à coups de tabula rasa, l’insensé, cet étranger de la langue
et du logos puisqu’il en exclut même sa possibilité, faute d’avoir été
simplement traduit. Comme en conclut A. de Libéra dans son article, « cette
histoire n’est plus acceptable, ni, avec elle, la double amnésie ethnocentrique
qui nourrit à la fois le discours xénophobe de l’extrême-droite française et le
repli anti « occidental » des fondamentalistes musulmans ».
36
En témoignent les affirmations brutales d’un certain L. Couloubaritsis : « toutes les
tentatives actuelles pour établir que la philosophie existe également ailleurs et qu’elle
n’est pas le propre de la civilisation européenne ne parviennent qu’à dégager des aspects
critiques occasionnels » in Aux Origines de la philosophie européenne, de Boeck, 2003,
p. 41.
92 La Culture
37
Voir l’article de A. Dahan, « La tension nécessaire. Les savoirs scientifiques entre
universalité et localité » in Alliage, n°45-46.
Culture et souci de soi 93
38
Le Corbusier parle du « réveil brutal en nous parce que foudroyant des joies de la
géométrie ».
39
« Les vitraux, les armoires et les chaises, les lampes, la décoration des murs et même
les livres reliés dans la bibliothèque forment une totalité qui, globalement, ne contient
plus rien d’étranger » écrit Sternberger en 1934, dans son essai sur l’Art Nouveau.
94 La Culture
40
« Je ne peux en tout cas me fier qu’à moi-même et à mon terrier » (Le Terrier, p. 31,
coll. Mille et une nuits, 2004).
Culture et souci de soi 95
Segalen dans une lettre à Debussy, à la suite de son séjour en Chine qu’il
parcourut jusqu’aux confins du Tibet, ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je
suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là, je la tiens et j’y
mords à pleines dents ».
Bibliographie