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CULTURE ET SOUCI DE SOI

Bérangère Casini

Vrin | « Le Philosophoire »

2006/2 n° 27 | pages 77 à 95
ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380299
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2006-2-page-77.htm
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Pour citer cet article :


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Bérangère Casini, « Culture et souci de soi », Le Philosophoire 2006/2 (n° 27),

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p. 77-95.
DOI 10.3917/phoir.027.0077
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Culture et souci de soi

Bérangère Casini

emploi du terme culture, qui vient du latin colere, renvoie d’abord


L’ au domaine de l’agriculture : cultiver, c’est cultiver une terre en
friche, la faire croître par des soins constants et attendre, au moment
venu, sa production. Le sens figuré, qui lui est postérieur, désigne le
développement des qualités intellectuelles de l’esprit par l’étude et les
exercices prolongés. L’analogie entre le versant matériel et celui intellectuel
met l’accent sur la nécessité d’un préalable capable d’accroissement, de
modification et de perfectionnement. L’idée de culture implique un objet sur
lequel elle agit et qui réagit à son tour.
Toutefois, l’idée de cultiver son esprit est très éloignée conceptuellement

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de son usage agricole. Comme le rapporte Plutarque, un Spartiate auquel on
aurait demandé un jour, « pourquoi ils confiaient aux hilotes le travail des
champs au lieu de s’en occuper eux-mêmes », répondit, « parce que ce n’était
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pas pour nous occuper d’eux, mais de nous-mêmes que nous en avons fait
l’acquisition »1. La référence à Sparte, comme modèle d’éducation, est
l’affirmation d’une forme d’existence liée à un privilège économique, social et
politique : pouvoir déléguer le travail matériel à d’autres libère un temps pour
s’occuper de soi-même. Seulement, s’occuper de soi-même, ce n’est pas, pour
l’éducation spartiate, s’occuper de son esprit selon le temps du « loisir
cultivé ». Apparenter le souci de soi à un souci de la vérité répond à une autre
dimension, très éloignée des préoccupations spartiates définies par une
insertion forte et continue à l’intérieur de règles collectives. La question est
donc de savoir ce qu’est ce soi-même dont il faut s’occuper : s’il s’agit d’un soi
social dont il faut entretenir les vertus de sociabilité en fonction des normes
propres à une société donnée, ou s’il s’agit d’un soi cherchant à accéder à la
vérité et modifiant, en retour, le mode d’être de l’individu. Ces perspectives
déterminent deux manières de se cultiver qui peuvent entrer en conflit selon le

1
Plutarque, Apophtègmes laconiens, 217a.

Le Philosophoire, n°27, 2006, p. 77-95


78 La Culture

mode de vie considéré comme étant le meilleur. Il n’en demeure pas moins que
l’idée de culture s’accompagne, dans les deux cas, d’un certain idéal à
atteindre afin de se réaliser pleinement. Qu’elle renvoie à une activité sociale
constitutive de modèles qui façonnent les jugements de chacun ou qu’elle
aspire à des exigences intellectuelles et morales qui sont universelles, la culture
est l’expression d’un rapport à soi, aux autres et au monde.

I. Culture et éducation
I.1) La culture : ni trop ni trop peu

L’éducation est le moyen d’obtenir ce qu’il est convenu d’appeler la


culture, à savoir l’enseignement de disciplines jugées dignes de participer au
développement des capacités intellectuelles et morales de l’être humain. Une
telle éducation « domestique », puisqu’elle se replie sur l’individu, a pour but
de former l’esprit de l’enfant afin qu’il devienne un être libre, dans ses pensées
comme dans ses actions. La culture est le résultat d’une telle formation dont la
diversité et la richesse des connaissances enseignées permet l’exercice d’un
jugement éclairé. On comprend alors que cette première éducation (au sens
chronologique) réclame une deuxième éducation, une éducation « publique »
dès lors que l’enfant est appelé à trouver sa place dans la communauté des
hommes. La culture serait ainsi une propédeutique à l’entrée dans la vie
publique au sens où elle répond à l’horizon d’attente d’une vie sociale et
politique. Dans ces conditions, comprise comme un simple élément d’une
culture, aucune des disciplines enseignées n’a de valeur en elle-même et est
considérée superflue ou inutile au regard de l’homme accompli. Quel est donc
le sens de cette culture qui apparaît vaine au moment même où s’accomplit,

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semble-t-il, l’humanité de l’homme ? Sa superficialité coïnciderait avec sa
nécessité : elle ne peut pas ne pas être pour celui qui cherche à se former, tout
en n’étant qu’un moyen ponctuel et provisoire qu’il convient de dépasser afin
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de s’occuper enfin de choses sérieuses.


Dans son oraison funèbre, Périclès dit des Athéniens : « nous cultivons la
beauté, mais sans excès ; nous avons le goût du savoir sans que cela nous
amollisse »2. Se cultiver, c’est avoir le goût des choses de l’esprit, avoir
également une culture musicale et artistique, sans toutefois trop s’y attarder : la
civilisation athénienne, comme l’analyse Jaeger3, a su éviter le manque de
fermeté en maintenant une tension harmonieuse entre culture et énergie,
difficile équilibre « de forces contraires se compensant l’une l’autre avec
subtilité ». Ce modèle d’éducation athénienne a perduré à travers les siècles,
avec cette peur du « trop et du trop peu » qui font perdre de vue ce qui est
important et sérieux, à savoir une vie politique réussie. Périclès, Thucydide,
mais aussi Calliclès, reconnaissent l’utilité d’une formation théorique :
philosopher ou se cultiver – c’est la même chose – c’est acquérir des notions

2
Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 3O.
3
Jaeger, Paideia, p. 467.
Culture et souci de soi 79

de mathématiques, d’astronomie et aussi de grammaire, de rhétorique, de


dialectique ; mais philosopher « trop » comme le fait Socrate qui a pourtant
passé l’âge, c’est « ne jamais rien proférer de libre, de grand », c’est devenir
« le contraire d’un homme » et c’est parler « de petites choses et de peu de
valeur »4. Philosopher comme il convient consiste donc à assouplir l’esprit en
l’exerçant à une gymnastique intellectuelle.
Il semblerait que toute forme de culture, portée par un équilibre instable,
porte en elle soit un risque de mollesse soit un risque de dureté ou
d’agressivité. Concernant son versant amolli, elle peut devenir, chez un
individu, un vernis mondain et guindé au point d’être insupportable aux autres,
comme elle s' exprime dans le personnage de Charlus chez Proust ; ses effets se
manifestent également sur le plan politique où la mollesse devient tolérance
indifférente envers toutes les transgressions et curiosité frivole à l’égard de
toute espèce de nouveauté. La culture, dans ses excès, engendre un esprit
décadent, tels ces écrivains du XIXe – Huysmans, Schuré, Mirbeau, d’Aurévilly
et d’autres encore – rêvant de beauté pure et souffrant, à leurs yeux, d’une
« intelligence trop cultivée », « parvenus à cette équité suprême qui légitime
toutes les doctrines en excluant tous les fanatismes »5. La culture apparaît alors
dans son ambivalence, entre être et apparaître, vertus (qualités morales) et
manières (qualités sociales) jusqu’à promouvoir, à travers le dandysme et son
culte de la sophistication, un raffinement exacerbé voire cruel. Il s’agit de
montrer sa culture telle une parure tentaculaire qui pétrifie ou réifie tout ce
qu’elle orne6 : à force de chercher à honorer (sens de colere au XIe), elle
devient mortifère.
Il est intéressant, à ce titre, de rappeler que la notion française de
« civilisation » (généralement datée de l’Ami des hommes de Mirabeau en
1756), qui correspond à la notion allemande de « Kultur » est issue du

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mouvement d’opposition des classes bourgeoises de la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Le polissage des mœurs et du goût est un masque de vertu et définit les
manières spécifiques de l’aristocratie de cour, soucieuse du paraître et des
bienséances7. Une telle culture se coupe volontairement de toute une réalité
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sociale et économique qu’elle méprise et engendre une ségrégation sociale.


Ainsi toute une tradition italienne et française limitera aux couches supérieures
les préceptes d’Erasme expliqués dans son Traité dont le but est, au contraire,
d’établir des règles s’adressant à tous les hommes et non pas à une classe
sociale privilégiée8. L’excès d’une certaine forme de culture risque

4
Gorg., respectivement 484c et 497b.
5
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, 1883.
6
C’est le cas du personnage de Des Esseintes qui se livre à une érudite expérience en
faisant tailler et monter des pierres précieuses dans l’écaille même d’une tortue qu’il
recompose à son goût : « Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de la
salle à manger, la tortue qui rutilait dans la pénombre » in Huysmans, A Rebours.
7
N. Elias dans La Civilisation des moeurs, rend compte de l’antinomie entre civilisation
et « Kultur ».
8
Il sera un des modèles des Traités de convenances, tels que ceux de Castiglione ou de
Della Casa, dans lesquels la question de la bonne conduite devient impérieuse. Le
80 La Culture

d’engendrer finalement son contraire, à savoir le dégoût à l’égard de toute


culture, identifiée à une vaine curiosité qui se repaît d’abstractions et dont la
mollesse provoque la fascination pour des vertus agressives, viriles et frustes.
C’est ce que Leibniz entrevoit dans ce qu’il qualifie de « nouvelle barbarie »
(nova barbaries)9 qui ne concerne pas les nations demeurées en marge du
savoir, mais les nations savantes elles-mêmes et à travers elles, une bonne
partie de la Scolastique. Cette barbarie est cultivée : elle se définit par un
certain traitement de la langue (le discours, à force de métaphores, ne dit plus
rien, il n’est que barbarisme) et par un certain état de la bibliothèque (du savoir
produit partout et en tout sens)10 contre lesquels il est urgent de réagir11.
L’activité intellectuelle témoigne d’un foisonnement qui produit
paradoxalement de l’inanité. Le barbare, en effet, est celui qui méprise le
savoir empirique du faquin parce qu’il n’a que faire de la réalité. Le pire, dans
ces conditions, n’est pas d’être victime des sauvages cannibales mais d’avoir à
vivre chez les Turcs, dans un milieu de totale indifférence au savoir : si la
barbarie est absence de goût pour le savoir, la « nouvelle barbarie » est dégoût
du savoir.
Ce qui alors se réveille et se revendique est ce qui est « inculte » au sens
de non nourri du désir d’apprendre et qui s’exprime à travers toutes les formes
possibles d’ignorance, de préjugés et de haine. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, à
mesure que les expéditions maritimes achèvent de dresser la carte du monde,
un exotisme à la française prolifère et s’époumone : « Gens de lettres ou
artistes (…) fabriquent de la littérature marocaine, de la peinture nègre et de la
sculpture hindoue. Ah ! L’exotisme ! L’exotisme ! » lit-on dans Le Mercure de
France en 1914. L’Occident croit appréhender ce qui n’est pas lui alors qu’il
ne se confronte, à travers ses propriétés et ses comptoirs, qu’à des indigènes
dociles et infantilisés12. On peut être peintre orientaliste, ne jamais quitter son

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courtisan est le joyau de la cour parce qu’il façonne ses dons spirituels et corporels en
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oeuvre d’art ; c’est à cette époque que les arts de la guerre tombent dans le domaine de
l’agrément – équitation, tir à l’arc, escrime- en incarnant un nouveau sens de la grâce.
9
Nouveaux Essais, Préface.
10
On peut se référer au texte ironique de Pérec dans Penser/classer, « Notes brèves sur
l’art et la manière de ranger ses livres » : « Un des mes amis conçut un jour le projet
d’arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L’idée était la suivante : ayant, à partir d’un
nombre n d’ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nb k=361, réputé
correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s’imposer de
n’acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu’après avoir éliminé (..) un ouvrage
ancien Z, de façon à ce que le nb total K d’ouvrages reste constant e égal à 361 : K+X >
361 > K-Z ».
11
Leibniz travaillera aux remèdes en proposant d’abandonner le latin et de bâtir une
caractéristique universelle pour substituer aux controverses le calcul et la loi du
raisonnement.
12
Le discours orientaliste, tenu dès la fin du XVIIIe siècle sur un style occidental de
domination sur l’Orient, a eu une réelle position d’autorité parce qu’il était organisé et
systématisé par des déclarations, des prises de positions, des enseignements, des
administrations et des gouvernements. Ainsi que l’analyse W.Said, dans L’Orientalisme.
L’Orient créé par l’Occident (1978), « la culture européenne s’est renforcée et a précisé
Culture et souci de soi 81

atelier parisien, et ne jamais devenir un Delacroix. Bref, perdurer dans son


ignorance et s’engraisser de préjugés, dans l’absence de vraie culture. Tel est le
vice de l’exotisme, cette atrophie de culture transformée en grand spectacle :
s’en tenir aux apparences, cultiver la bizarrerie et transformer l’autre en
stéréotype – le « bon sauvage », le cannibale, la danseuse orientale ou encore
le sorcier. Plus la distance est grande, plus l’autre est considéré comme
« sauvage » ou « barbare » – trait imparable de l’ethnocentrisme –, comme le
faisait déjà remarquer Hérodote à propos des Perses, des Barbares donc : « ils
estiment entre tous, après eux-mêmes, les peuples qui vivent le plus près d’eux,
en second lieu, les seconds, et ainsi de suite en proportion de l’éloignement »
(Histoires, I, 134). Mais, ironie d’Hérodote qui souligne que les Perses sont les
hommes qui adoptent le plus volontiers les coutumes étrangères : cette
plasticité n’est jamais que la faculté de collectionner les idiosyncrasies, ce qui
définit le barbare, non pas par son étrangeté propre, mais par les merveilles des
autres dont il s’ornemente. Barbare, de ce fait, celui qui se rapporte à la culture
uniquement comme idiosyncrasie des coutumes. Rien de plus catastrophique,
sur le plan individuel et politique, qu’un simulacre de curiosité qui n’est en
réalité qu’indifférence hautaine à l’égard de toute culture différente où la
différence progressivement « altérisée » constitue « de » l’autre puis « de »
l’étranger au fur et à mesure que l’intégrité nationale se conçoit comme
intégrité ethnoculturelle. A mesure qu’une nation cesse de se saisir seulement
comme entité politique pour se comprendre comme entité ethnique et
culturelle, que, conjointement, l’étranger n’est plus seulement le non-citoyen,
mais prend la figure de l’autre : c’est parce qu’il est politiquement constitué
comme étranger qu’il apparaît ensuite comme l’autre et que ses différences
culturelles, ethniques ou sociales sont absolutisées13. L’exclusion de l’étranger,
entre l’homme et le citoyen, résulte d’un barbarisme qui consiste à ethniciser

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un statut politique.

I.2) Le difficile équilibre de la culture dans la formation de


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l’individu

Le difficile équilibre tient à la difficulté de l’éducation de l’enfant en tant


que l’enfant est un être en devenir. Il convient de doser ce qui relève des
connaissances à acquérir, conditions d’un jugement éclairé, et ce qui relève de
la réflexion, à savoir un nécessaire jugement critique par rapport à toute
érudition. L’éducation s’apparentera à un art de la mesure – art de calculer
l’excès ou le défaut de culture – dans le but de former l’enfant au libre exercice
de ses facultés. Or, on le constate, si les bons pères, tel Périclès, ont de

son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même
inférieure et refoulée ».
13
« Fondamentalement, le racisme moderne n’est jamais un simple rapport à l’Autre,
fondé sur une perversion de la différence culturelle ou sociologique, mais c’est un
rapport à l’Autre médié par l’intervention de l’Etat. » E. Balibar, Les frontières de la
démocratie, p. 184.
82 La Culture

mauvais fils, ce n’est pas parce que la vertu ne s’enseigne pas, mais parce que
les pères ne sont pas les seuls à l’enseigner : la cité toute entière fait office
d’enseignement pour chacun. Le modèle de cet enseignement perpétuel et
diffus est celui de l’apprentissage de la langue maternelle, avec ce qu’elle
véhicule en termes de manières d’être et de penser14. Elle joue comme un a
priori de perception à partir duquel une autre appréhension sera peut-être
possible. La langue maternelle est, en effet, ce vecteur culturel d’un
enseignement qui commence dès que l’enfant comprend ce qu’on lui dit, c’est-
à-dire au moment convenu qui est précisément celui où il effectue pour son
compte cette convention que sont les mots – des balbutiements de la nourrice à
l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, de la musique, jusqu’à ces autres
pages d’écriture que sont les lois, tracées par la cité et jusqu’à la reddition des
comptes à la fin des magistratures15. Toutes ces paroles pétrissent l’enfant qui
grossit peu à peu d’opinions souvent contraires les unes aux autres, parce
qu’« étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient
différent de ce qu’il serait s’il avait toujours vécu entre des Chinois ou des
Cannibales »16. Et pourtant, où qu’il ait pu naître et être éduqué, l’enfant doit
apprendre à se détacher de toutes ces opinions et accéder à sa propre liberté de
penser et d’action, c’est-à-dire passer d’une culture qu’il hérite plus ou moins
confusément à une culture qu’il s’approprie selon une distance critique. Quelle
est cette culture qu’il doit faire sienne ? Résulte-t-elle de l’éducation plus
longue que seuls « les plus riches » peuvent donner à leurs enfants ainsi qu’au
fait qu’il y a des professeurs qui « font la différence »17 ?
Il est clair que ce « professeur » ou « pédagogue » dont il est question ne
l’est pas au sens traditionnel du terme, à savoir celui qui enseigne des vérités,
des données et des principes ou qui est un maître de mémoire. Si l’on s’accorde
sur le fait que l’éducation passe par une certaine maîtrise de compétences

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(connaissances et savoir-faire) et une maîtrise de l’exemple (modèles de
comportement transmis par tradition), il reste délicat de reconnaître que ces
maîtrises fonctionnent principalement à l’ignorance et à la mémoire puisqu’il
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s’agit de mémoriser ou de se familiariser avec un modèle ou d’apprendre un


savoir-faire ; pour ces raisons, elles restent insuffisantes si l’on cherche à sortir
de sa propre ignorance au lieu de substituer un savoir à une ignorance qui,
prise comme son contraire, est toujours localisée. Un individu policé et érudit
peut être, en réalité, certes pas ignorant, mais plutôt mal formé, voire déformé :
il détient des savoirs qu’on lui a appris sans être passé par l’étonnement,
l’embarras et la découverte de ce que peut sa propre pensée. Comme le fait
remarquer Sénèque à Lucilius, dans sa lettre 52, l’agitation ou l’irrésolution de

14
Ce sens-là du terme culture fait écho à l’observation de Gadamer à son sujet :
« quelque chose qui se forme, au sens où nous avons coutume de parler de la formation
des montagnes ou d’autres formations naturelles que personne n’a faites et qui sont ce
qu’elles sont devenues. » (« Les trois formes des Lumières », dans Lumières et
Romantisme, Vrin, 1989).
15
Prot.325c-326e.
16
Descartes, Discours de la Méthode, seconde partie.
17
Protagoras,326c et 328a.
Culture et souci de soi 83

la pensée est la « stultitia » et pour sortir par lui-même de cet état, il faut que
quelqu’un l’éduque (oportet aliquis educat) au sens où il lui tende la main18.
Le stultus, c’est celui qui est ouvert à tous les vents des représentations
extérieures et qui n’est pas capable de discriminer entre ce qui est le contenu
de ces représentations et ce qu’il leur a ajouté ou soustrait. Il laisse sa vie
s’écouler, change d’avis sans arrêt, est dispersé et perméable aux passions –
bref, il change de mode de vie selon son âge, adolescent, adulte et vieillard19
puisqu’il demeure dans un rapport d’extériorité avec lui-même. Par
conséquent, le véritable opposé de la figure du sapiens n’est pas l’ignorant,
mais le stultus, non pas en termes de quantité de savoirs appris (le stultus peut
faire étalage de son érudition), mais en termes d’appropriation et
d’intériorisation du savoir.
Celui qui reste extérieur à lui-même, ignorant de ses propres capacités,
peut être facilement manipulé puisqu’il est incapable de juger par lui-même,
par « lâcheté ou par paresse », selon l’expression de Kant dans son opuscule
sur les Lumières. La stultitia de l’individu correspond au peu de cas qu’il fait
de lui-même : le stultus est celui qui n’a pas souci de lui-même. Avoir souci de
soi implique toujours un choix dans le mode de vie et c’est ce mode-là qui
opère la distinction entre ceux – rares – qui ont souci d’eux-mêmes et tous les
autres : la différence n’est plus de statut, de naissance ou de richesses parce
que le souci de soi est une vertu indépendante de la culture reconnue comme
telle par une classe socialement et économiquement privilégiée. Si chacun est
capable d’exercer ce souci de soi, peu en réalité saisissent son importance.
Comme le remarque Epictète, regardez ce qui se passe avec le précepte
delphique, gravé dans la pierre et mis au centre du monde cultivé dont se
réclame Athènes, ce monde lisant, écrivant et parlant grec : placé au centre
géographique et symbolique de cette communauté, il reste, sinon inconnu, du

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moins incompris. « Pas même un sur mille » n’a été persuadé de prendre soin
de lui20 prouve que le partage entre les uns et les autres ne tient pas à un certain
« capital culturel », selon l’expression de Bourdieu, mais par le type de rapport
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à soi que chacun élabore, la manière dont il se prend lui-même comme objet de
soin. Cultiver ce soi ne s’identifie pas avec le fait d’être cultivé. Par
conséquent, le souci de soi n’oppose pas les classes les plus riches aux classes
les plus basses. Les textes des épicuriens et des stoïciens sont là-dessus
itératifs : un esclave peut être plus libre qu’un homme libre si celui-ci ne s’est
pas affranchi de toutes passions et dépendances à l’intérieur desquelles il était
pris. Le souci de soi, au sein de la culture grecque et romaine, a pris forme
dans des institutions et des groupes liés par l’amitié et par des pratiques
cultuelles ou rituelles. Autrement dit, si chaque maître, au sein des différentes

18
Comme le fait remarquer Foucault, dans L’Herméneutique du sujet, Cours 1981-1982,
« educat » est un impératif. « Donc ce n’est pas educare, c’est educere : tendre la main,
sortir de là. (..) C’est une sorte d’opération qui porte sur le mode d’être du sujet lui-
même, ce n’est pas simplement la transmission d’un savoir qui pourrait venir prendre la
place de, ou se substituer à, l’ignorance » (p. 130).
19
Lettre 32.
20
Epictète, Entretiens, III, 1, 18-19.
84 La Culture

écoles, invite à cultiver le souci de soi – au sens où le maître est celui qui se
soucie du souci que l’individu doit avoir pour lui-même – et s’il exclut
nécessairement ceux qui y sont indifférents, une telle exclusion est une
conséquence accidentelle de l’exigence propre à la « formation » de soi. L’idée
de culture comme culture de soi s’affirme en son sens de visée universelle :
universalité de l’appel et rareté de son entente. Un tel sens du terme « culture »
s’oppose à l’idée de culture au sens d’appartenance à une classe sociale
privilégiée. Quelle est cette nouvelle idée d’appartenance ?

I.3) La constitution du sujet et le projet politique

On pourrait croire que le souci de soi dont parle Socrate et qui s’inscrira
dans toute une tradition gréco-romaine, s’apparente en quelque façon au désir
si cher aux Décadents de faire de sa vie une œuvre d’art. Seulement, dans ce
dernier cas, la culture de soi se cristallise surtout autour de l’aspect esthétique
de soi – et c’est précisément de cette limitation qu’a souffert Alcibiade et qui
suscite le souci de Socrate à son égard. En effet, Socrate aborde Alcibiade21
parce qu’il se demande ce que veut Alcibiade, par rapport à tout ce qu’il a déjà
(grande famille riche et traditionnelle, et par ailleurs une grande beauté).
Comment a été formé Alcibiade ? Il a eu certes Périclès comme tuteur, mais ce
dernier a été incapable d’éduquer ses fils et il a confié Alcibiade à un vieil
esclave ignorant. De plus, tous les poursuivants éconduits par Alcibiade
n’avaient pas souci de lui, mais seulement de l’attrait de sa beauté et l’ont
abandonné aussitôt cet attrait passé avec l’âge. Face à ce défaut de pédagogie
scolaire ou amoureuse à cause duquel les jeunes gens sont abandonnés à cet
âge critique où ils auraient besoin d’un maître pour s’exercer à l’action

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politique, la nécessité de s’occuper de soi éclate comme une urgence parce
qu’elle est la condition pour transformer ses privilèges en action politique.
Alcibiade ignore quel est l’objet du bon gouvernement et c’est pourquoi il doit
s’occuper de lui-même22 (te prendre toi-même en souci < epimelêthênai sautou
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> 127e). L’action politique a pour condition nécessaire l’émergence de la


culture de soi. Rien de tel pour le dandy qui cultive ostensiblement un soi
éminemment visible aux yeux des autres et qui réduit la culture de soi au culte
d’un soi de pure extériorité, versatile et fantasmé.
Si l’on sait s’occuper de ses chaussures en allant voir le cordonnier,
comment reconnaître le soi (auto to auto, 129b) dont il faut s’occuper et grâce
à qui ? On peut légitimement supposer que le souci de soi, selon sa visée
politique, est un souci dont le principe est l’affirmation autonome de l’individu
comme sujet – sujet de ses pensées et de ses actions. Et si le terme « sujet »
n’existe pas en grec, on peut toutefois en retenir son sens, notamment avec
l’emploi qu’en fait Socrate lorsqu’il utilise la notion « khrêsthai / khrêsis »
(129b-130c), se servir désignant plusieurs types de relations que l’on peut

21
Alcibiade,103a-105e.
22
Ibid.127d, « Je ne sais plus moi-même ce que je dis. Vraiment, il se pourrait que j’aie
vécu depuis longtemps dans un état d’ignorance honteuse, sans même m’en apercevoir ».
Culture et souci de soi 85

avoir avec quelque chose, avec soi-même, ou encore avec les dieux (« theois
khresthai ») – avoir avec les dieux les relations que l’on doit avoir23, les
honorer. Il s’agit d’un soi qui se soucie de comprendre au lieu de demeurer
étranger à ce qui lui arrive et ainsi étranger à lui-même : le souci ou la culture
de soi est le contraire de ce rapport d’étrangeté avec soi-même parce qu’il a
souci du vrai. Qu’on le rapporte à l’âme ou au sujet, le souci de soi est souci du
vrai afin d’agir conformément à ce vrai retenu en excluant tout ce qui
enchaîne, aveugle ou alourdit.
On comprend, dans ces conditions, la postérité féconde de ce sens-là de
culture de soi tel qu’il sera utilisé par les philosophes des Lumières à travers
leur concept de « formation de soi » (Bildung). Cela entraînera toute une
réforme dans la manière de percevoir l’enfant : non plus comme un être
hybride (sans raison mais pourtant déjà humain), mais comme un être dont il
faut respecter l’ordre de croissance afin qu’il développe progressivement et
librement ses propres facultés physiques et intellectuelles. L’être humain
s’affirme comme sujet capable de vrai et d’autonomie. Une nouvelle ère
philosophique commence qui pose l’être humain comme un sujet faisant usage
de sa raison par lui-même et de sa liberté : être sujet, c’est être fondement de sa
propre existence et être libre, c’est se poser comme sujet. « Se servir » (ou faire
usage) réapparaît dans ce contexte en insistant toujours sur la dimension
« culturelle » de cette activité qui consiste à cultiver son intelligence comme un
devoir envers soi-même et envers les autres. Une telle exigence détermine
l’appartenance à une communauté humaine, pensée non comme lieu de la
transmission des savoirs, mais comme la tâche indéfinie d’une libération
réciproque des uns par les autres : « seul est libre celui qui veut rendre libre
tout ce qui l’entoure »24. Être cultivé, c’est précisément ne pas oublier, autant
que possible, de cultiver un tel souci qui engage une pratique éducative en tant

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que libération commune dans l’élément de la raison. De manière à ce que,
comme l’explique Rousseau, « en recevant vos services avec une sorte
d’humiliation, il [l’enfant] aspire au moment où il pourra s’en passer, et où il
aura l’honneur de se servir lui-même »25.
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Se servir soi-même, c’est conjointement chercher à fonder une société à


l’intérieur de laquelle chacun puisse cultiver ce souci de soi. Si le souci de soi
a des implications morales, il en a également sur le plan politique puisqu’il
comporte la confiance dans les pouvoirs de l’homme ayant la capacité d’établir
la justice, de vouloir en se donnant à soi-même sa loi, et enfin de s’affranchir
de toutes les tutelles religieuses, politiques et sociales. L’être humain peut
compter sur ses propres forces et c’est par ses propres œuvres, et non par un
quelconque salut, qu’il accède à sa propre humanité. Comme l’écrit Fichte
dans La Doctrine de la science, il faut produire la vérité à partir de soi-même,
ce qui se traduit chez l’élève par « une liberté absolue de mouvement » dans le

23
Voir, pour cette explication du terme « se servir », l’analyse de Foucault, Op. Cit., p.
55.
24
Fichte, Conférences sur la destination du savant, II.
25
Emile, ou de l’éducation, livre second.
86 La Culture

savoir et reprend l’idée de Kant selon laquelle « le principal moyen qui aide la
compréhension est la production des choses » (Réflexions sur l’éducation).
Autrement dit, se servir soi-même rend capable d’utiliser ce qui a été compris
en devenant inventif. La culture dont il s’agit, celle qui s’adresse à
l’intelligence de l’individu afin de la rendre d’autant plus inventive qu’elle se
comprend en termes de vérité, est la clef de voûte d’un plan d’éducation
assurant la réalisation d’un projet politique dont le principe est l’autonomie de
chacun. Il est vrai que cette autonomie recouvre d’abord chez le pédagogue un
sens social et économique : la nécessité du travail manuel (la « culture de
l’habileté ») – agriculture, élevage ou filage – participe à la liberté effective de
l’élève en édifiant son indépendance personnelle. Pouvoir se suffire à soi-
même est une condition de la liberté, mais aussi de l’honnêteté du citoyen.
Rien d’étonnant à ce que les innovations pédagogiques, notamment celle de
Pestalozzi (sous l’influence de Rousseau), visent l’autarcie par l’apprentissage
d’un métier, visée d’autant plus justifiée quand on sait que Pestalozzi s’est
exclusivement préoccupé des classes défavorisées. Toutefois, développer et
renforcer les facultés propres de l’élève préfigure, en réalité, l’autonomie
politique d’une future nation et rapproche son sens de la définition
philosophique du sujet : « Tout ce que je suis, tout ce que je veux et tout ce que
je dois vient de moi-même », écrit Pestalozzi dans ses lettres sur l’éducation de
180126.
On comprend ainsi que l’idée de culture est à la croisée de l’intériorité et
de l’extériorité, à l’articulation de l’individuel et du social, à la charnière du
privé et du public et qu’elle commande une approche politique républicaine où
le sujet peut se servir et servir sa propre liberté.
Il convient d’observer, dès lors, que l’idée de culture tient une position
intermédiaire malaisée parce qu’il est un fait qu’on place en elle des espoirs de

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moralisation d’un peuple : de modèle posé, elle devient modèle imposé. En
effet, elle succède à l’étape de socialisation qui englobe les mœurs d’un peuple
et sédimente des usages et des traditions selon des critères déterminés par le
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temps, l’espace et les échanges commerciaux ; et elle annonce l’intervention


politique d’un législateur cherchant à identifier les zones d’inertie des mœurs,
à les informer afin de les moraliser. La Russie de Pierre le Grand et de
Catherine II fera, à ce titre, l’objet d’une réflexion politique importante dans ce
projet de « moralisation » des mœurs, entendue comme désir de s’affranchir de
toute servitude grâce à l’affermissement du gouvernement pratique de la
raison. Si chacun des deux tsars déploya maints efforts pour y parvenir27, et
cela avec dureté et autoritarisme, n’est-ce pas par manque de jugement face à
un modèle se posant dans l’assurance de son universalité (celui des cultures
des cours européennes) et par une imitation servile28 des politiques

26
Pestalozzi, Comment Gertrude instruit ses enfants.
27
Comme Catherine II le dira à Diderot, « vous ne travaillez que sur du papier, qui
souffre tout (...) tandis que moi, pauvre impératrice, je travaille sur la peau humaine, qui
est bien autrement irritable et chatouilleuse ».
28
« Pierre avait le génie imitatif (…) Il a voulu faire des Allemands, des Anglais, quand
il fallait commencer par faire des Russe. » in Rousseau, Du Contrat Social, II, 8.
Culture et souci de soi 87

européennes ? Comme si tout en admettant que la raison est présente en


chacun, elle ne fût en réalité active qu’en Europe. Paradoxalement, au moment
même où se construit l’idée d’une appartenance universelle à la culture comme
« ce processus par lequel l’homme produit simultanément l’être de l’homme et
son idée, l’homme et l’humanisme »29, dans son adresse à tout être humain –
quelles que soient ses particularités physiques, sociales ou économiques –
s’impose une perspective normative où la culture s’affirme comme idéal prêt à
justifier l’avènement d’une forme de colonisation et de xénophobie.

II) Le carcan téléologique de la culture


II.1) Le modèle d’une nature humaine et d’un peuple idéal

Il est à craindre, en effet, que l’idée de culture comme libération


réciproque des volontés particulières et égoïstes, impose de manière violente et
dictatoriale des fins à l’éducation : chaque acte pédagogique, en promulguant
l’appel à agir librement, justifierait sans réserve la contrainte de l’arbitre et son
application au nom d’un modèle de la nature humaine. Ce modèle précise son
contenu – l’avènement du sujet éduqué – et peut, dès lors, comparer, non
seulement les individus entre eux, mais aussi les différents peuples selon leur
place dans la réalisation d’un tel modèle : place encore précoce ou déjà
accomplie. L’idée de culture s’enfonce dans une réflexion génétique centrée
sur les étapes supposées entre un état primitif de socialisation et un état final,
celui institutionnalisé d’une société morale. Entre ces deux extrêmes, degrés et
évaluations rivalisent pour déterminer à l’avance les étapes correspondant au
projet rationnel d’éducation et sont des outils d’interprétation de l’histoire des
sociétés, considérée comme un processus graduel culminant avec

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l’accomplissement du perfectionnement moral d’une nation. Projet rationnel et
processus graduel sont ainsi liés par l’idée déterminante de programme ou de
plan en vertu duquel le devenir des peuples est orienté vers une acculturation
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progressive autant que nécessaire : le degré de leur acculturation rend raison de


la place qu’ils occupent dans la hiérarchie des nations cultivées. Peut-on
éduquer un peuple à vouloir sa liberté, sans faire violemment table rase de ses
coutumes anciennes ? Peut-on, au nom d’une culture qui revendique son
universalité, le modeler conformément à des fins qui lui sont étrangères ? Peut-
on justifier une violence menée au nom de l’obtention d’un bien politique futur
et le forcer à accéder à sa propre « majorité » – majorité au sens où Kant la
définit comme la capacité de se servir de son propre entendement ?
Si, comme nous l’avons vu, l’idée de culture, comme souci de soi, signe
une appartenance universelle à l’humanité au point que l’humanité n’appartient
à personne en particulier, n’est-ce pas raisonner en « barbare » – au sens où
l’entend Leibniz quand il reproche aux Scolastiques leurs usages défigurant
des tropes d’Aristote – bref, raisonner à coups de torture que d’induire, d’une

29
B. Bourgeois, L’homme hégélien, in Etudes hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 193.
88 La Culture

part, l’uniformité d’une nature humaine et d’autre part, l’idée d’un


perfectionnement commun aux diverses sociétés ?
De telles réflexions trouvent l’occasion de leur application en
s’orchestrant autour d’une controverse sur l’empire de la Russie et la question
de savoir s’il est en voie d’intégration, et donc d’acculturation, au sein du
cercle fermé des nations déjà cultivées. Diderot, par exemple, propose un plan
rationnel de politisation en soutenant que le politique peut créer les conditions
économiques propices à la liberté30. Se faisant, il induit une uniformité de
fonction des coutumes dans chaque société de manière à valider l’importation
du modèle « européen », c’est-à-dire étranger à la Russie d’alors. Montesquieu
s’oppose à cette logique inductive qui aboutit à superposer les histoires en
annulant leurs différences. Comme il le fait remarquer dans L’esprit des Lois,
« Il est important que celui qui doit gouverner ne soit point imbu de maximes
étrangères ; elles conviennent moins que celles qui sont déjà établies » (XXVI,
23) : Montesquieu a souci du souci que le peuple, et avec lui son législateur,
doivent avoir d’eux-mêmes en s’attachant, dans ses analyses, au précieux
principe de convenance entre institutions politiques et nature locale des choses.
Il fait preuve d’un esprit vraiment « cultivé », au sens où nous l’avons défini.
C’est au peuple, en effet, qu’appartient la volonté de se politiser de manière
interne sans que lui soit greffé un modèle pseudo-universel, sans aucun doute
insupportable et impuissant à produire quelque modification que ce soit. Si tel
était le cas, l’histoire des sociétés serait l’histoire d’un décalque des sociétés
les unes par rapport aux autres à partir d’un modèle les façonnant toutes, ou
bien celle d’un palimpseste : comprendre l’une serait en puissance comprendre
toutes les autres, celles passées et celles à venir. Selon cette logique, il devient
possible de s’octroyer le droit de faire une histoire universelle de l’humanité en
la circonscrivant aux zones tempérées de l’Europe de manière à affirmer que

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« l’histoire universelle va de l’Est à l’Ouest car l’Europe est vraiment la fin de
l’Histoire dont l’Asie est le commencement »31.
L’entreprise de Montesquieu argumente en insistant sur la diversité des
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esprits généraux qui animent les peuples : il ne cherche pas, par commodité
théorique, à résorber les singularités dans le cadre d’une histoire universelle
qui nivellerait et uniformiserait les expressions politiques diverses des sociétés.
Face au danger d’un modèle unique, et de ce fait tyrannisant, Montesquieu
rappelle le fait de la diversité : son projet est d’ « examiner les histoires des
divers peuples de la terre » sans préjuger de leur orientation selon un progrès
homogène et irréversible. Ce refus d’une perspective universaliste de l’histoire
évite l’écueil de penser le différend en le ramenant à du déjà connu, non
seulement d’un point de vue logique (résorption dans un universel abstrait),
mais d’un point de vue moral, le différend échappe à la moquerie et à la
stupeur qui fait s’exclamer les parisiens mondains, « Monsieur est persan ?

30
Diderot soutient, en effet, que c’est du développement agricole et de l’essor des
manufactures que naîtra une classe opulente, soucieuse de s’adonner aux arts et aux
sciences et ainsi, graduellement, de promouvoir la liberté politique et abolir le servage.
31
Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie.
Culture et souci de soi 89

C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être persan ? ».


Maintenir la pluralité des histoires ouvre la voie à une histoire plurielle, non-
téléologique du fait de cette diversité même et vise uniquement à articuler
entre eux les différents plans des causes efficientes sans les intégrer à la finalité
d’une ruse de la nature ou de la raison. Comme le remarque Lévi-Strauss,
« c’est le fait de la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que
chaque époque lui a donné »32.
On pourrait voir dans la démarche de Montesquieu l’application d’un
principe de prudence qui consiste à se méfier de la nature de ses jugements qui,
de connaissance, se tordent aisément en jugements de valeur, attisent les
rivalités et inspirent le désir de se mettre au-dessus des autres en les rabaissant.
La prudence serait une tonalité de l’esprit cultivé – celui du souci de soi –
parce qu’elle déjoue le piège de la logique comparative qui valorise pour
mieux dévaloriser. Telle est « la mauvaise foi des gens de lettres »33, lorsqu’ils
se servent de la culture comme un moyen de domination en l’utilisant, non
comme un bien qui a sa fin en lui-même, mais en fonction de qu’il permet de
posséder matériellement34 pour en faire étalage aux autres. N’ayant pas souci
d’eux-mêmes, ils confondent, dans l’idée de service, l’usage et la disposition :
exploiter des savoirs sans jamais s’occuper de soi manifeste leur grande
méprise dans la compréhension de ce qu’est la culture.

II.2) Quel usage faire de la culture ?

Il semblerait difficile de s’intéresser à une culture autre que la sienne sans


projeter simultanément ses propres jugements de valeurs. Si l’expérience du
voyage peut bouleverser des certitudes jusque-là inébranlées, il est l’occasion

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d’une comparaison qui conduit soit à renforcer son identité nationale soit à
relativiser les cultures comme autant de points de vue différents
commensurables entre eux. La relation entretenue avec les diverses cultures
n’est pas un rapport purement historique et extérieur. Elle relève moins de
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l’érudition que de l’identification dans la mesure où elle met en jeu la question


de ce que nous sommes, sachant que notre identité, nous la « trouvons » et la
« faisons » tout à la fois. Que faisons-nous avec notre culture et avec celle des
autres ? Quels sont les enjeux, autrement dit, qu’est-ce qui est réellement mis
en jeu, si du moins on mise sur quelque chose ? Pour tenter d’y répondre,
attardons-nous sur l’analyse de trois exemples.

32
Lévi-Strauss, « Le racisme devant la science », Conférence prononcée à l’Unesco,
1956.
33
Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, troisième dialogue.
34
On peut se rappeler, à ce titre, le portrait grinçant que Pérec fait, dans Les Choses, de
ce jeune couple, socialement médiocre, cherchant à tout prix à posséder les « objets
culturels » que toute personne cultivée et de classe sociale élevée est censée avoir chez
soi – tout en ne pouvant se permettre que leurs simulacres.
90 La Culture

a) Construction idéologique d’une Europe chrétienne occidentale et


culture de l’amnésie
L’Europe Occidentale de la Renaissance qui se considère alors comme
lieu originaire de la pensée, est une construction idéologique qui s’est affirmée
à mesure de son oubli volontaire de l’héritage de l’Islam d’Occident dans sa
propre constitution. Pétrarque est le personnage central de l’instauration anti-
arabe de l’humanisme occidental ; il lance le premier l’idée, reprise plus tard
par Pie II, d’assurer la pérennité de l’héritage grec contre ses captateurs arabo-
musulmans : l’anti-arabisme est la première figure historique de la Renaissance
italienne dans laquelle l’Arabe est celui qui barre la route de la Grèce comme il
interdit celle de Jérusalem. Tout en revendiquant ses prétentions universalistes,
l’identité dont se réclame l’Europe Occidentale est une identité partielle,
tronquée et fantasmée. En effet, comme l’analyse A. de Libéra, « ne pas voir
l’appartenance des arabes et des juifs à l’histoire occidentale procède d’une
définition de l’Occident qui suppose elle-même l’effondrement du Moyen-âge
et procède directement de ce que l’on pourrait appeler “l’esprit de 1492”, celui
des Rois Catholiques, qui fait de l’expulsion des juifs le plein achèvement de la
Reconquista »35. En effet, la division entre l’Orient et l’Occident fait partie
intégrante de la conscience arabo-musulmane médiévale : dès 755, avec la
constitution de l’émirat puis, en 929, du califat omeyyade de Cordoue, est
apparu un Etat musulman d’Occident, opposé à l’empire oriental des califes
abbassides de Bagdad : la coupure Orient/Occident, fondée sur le contraste
Cordoue-Bagdad, est jusque-là interne au monde musulman lui-même.
L’occultation des sources arabes de la culture européenne résulte d’une notion
d’« Europe » dans laquelle la pensée arabe serait un corps étranger venu de
l’extérieur. Le caractère exclusivement chrétien, et revendiqué tel, de

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l’Occident provient donc d’une vision politique qui cherche à renouer avec la
Grèce par-delà les parenthèses arabe et juive – vision politique qu’exploitera la
thèse de Pirenne, chantre du colonialisme des années 30, qui déclare que
l’invasion musulmane, marquée par la chute de Constantinople, a mis fin à la
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tradition antique au moment où l’Europe cherchait à se « byzantiner » et l’a


contrainte à se replier vers le nord en donnant essor à une Europe germanique.
Le prix fort de la conquête arabe, c’est que, selon Pirenne, « l’axe de la
civilisation a basculé ». Revendiquer une telle Europe équivaudrait, en réalité,
à revendiquer une Europe privée de tout « transfert culturel », de toute
traduction, de toute « translatio studiorum » constitutif pourtant de son
identité. En effet, c’est dans le regard de l’autre que le monde chrétien
médiéval a originellement lu ce qui est devenu pour lui le fondement de sa
culture et de son identité philosophique. Le Moyen-âge est l’âge de la
traduction, de la « translatio studiorum » du grec à l’arabe via le syriaque
parce qu’il est « acculturation voulue », comme le souligne A. de Libéra, grâce
à la traduction qui est l’instrument privilégié de toutes ces cultures
agglutinantes. Regards croisés, regards fertiles que permet la traduction : dès

35
Revue Manière de Voir, Août-Sept. 2005, « Orient / Occident, amnésie et
xénophobie » par A. de Libéra, pp. 58-61.
Culture et souci de soi 91

que les savants cessent de traduire, le transfert des objets d’étude ainsi que
celui des centres d’étude s’effondrent soudainement, enfermant chacun dans
une vision unilatérale de l’autre. Ne pas traduire les Anciens, c’est aussi ne pas
avoir ses Modernes et ne plus se chercher des contemporains. Le dialogue
s’interrompt au moment même où s’affirme l’idéal d’un point de vue unique à
partir duquel on pourrait découvrir tout ce qui s’offre au regard36. Ne pas
traduire, c’est s’enfermer dans une individualité totalement repliée sur elle-
même qui barbarise, à coups de tabula rasa, l’insensé, cet étranger de la langue
et du logos puisqu’il en exclut même sa possibilité, faute d’avoir été
simplement traduit. Comme en conclut A. de Libéra dans son article, « cette
histoire n’est plus acceptable, ni, avec elle, la double amnésie ethnocentrique
qui nourrit à la fois le discours xénophobe de l’extrême-droite française et le
repli anti « occidental » des fondamentalistes musulmans ».

b) l’idée de science universelle transcendante à toute culture particulière


En 1848, E. Renan écrivait, dans L’Avenir de la science : « la science
étant un des éléments vrais de l’humanité, elle est indépendante de toute forme
sociale, et éternelle comme la nature humaine ». L’universalité de la science
reste une idée largement partagée par opposition à toutes les autres formes de
savoirs qui appartiennent à des cultures, au sens ethnologique du terme.
Toutefois, cette science dite universelle appartient à une tradition somme toute
assez provinciale, celle de l’Europe occidentale et de la culture gréco-judéo-
chrétienne. Si des historiens des sciences ont montré depuis l’importance
d’autres traditions scientifiques, en allant sur place, l’idée perdure que toutes
ont contribué à alimenter le rêve de l’unité de la science et qu’elles ne sont
donc valorisées que pour leurs apports à la science occidentale : on ne les

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considère pas en elles-mêmes, mais selon ce que l’on cherche à prouver. Les
épisodes du développement scientifique sont ainsi perçus comme les phases
successives d’un progrès continu et homogène de la science moderne. Or il y a
des sciences, non pas seulement au sens élémentaire où il existe des disciplines
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scientifiques diverses, mais au sens où les modes de production, d’énonciation


et d’application des connaissances diffèrent selon les lieux et les époques. Une
telle pluralité est irréductible. Bref, les savoirs scientifiques sont
nécessairement pris entre l’universalité des démonstrations et la localité des
données culturelles – tension qui rend compte des processus d’interactions
culturelles dans la formation de telle ou telle théorie. C’est ainsi qu’au Japon
s’est développée une mathématique spécifique – véritable création culturelle,
le wasan – dont les sangaku constituent une forme publique : il s’agit de
tablettes suspendues en offrande et destinées aux divinités. Le wasan ne se
présente pas comme un corps de doctrine axiomatique, du type adopté par la

36
En témoignent les affirmations brutales d’un certain L. Couloubaritsis : « toutes les
tentatives actuelles pour établir que la philosophie existe également ailleurs et qu’elle
n’est pas le propre de la civilisation européenne ne parviennent qu’à dégager des aspects
critiques occasionnels » in Aux Origines de la philosophie européenne, de Boeck, 2003,
p. 41.
92 La Culture

mathématique occidentale depuis Euclide, mais comme une collection de


résultats, arrangements particuliers et énigmatiques de cercles, triangles et
ellipses – dont certains précèdent parfois de un ou deux siècles les théorèmes
occidentaux équivalents. Ces tablettes, souvent dues à des amateurs éclairés,
témoignent d’une conception d’abord esthétique des mathématiques et ont,
pour cela, une fonction votive. Contrairement aux mathématiques occidentales,
les sangaku ne peuvent se comprendre pleinement ni dans une perspective
d’applications techniques, ni dans celle d’une conception philosophique ni
même dans celle d’une interprétation mystique. Il serait donc illusoire de
réfléchir aux conditions d’appropriation et d’apprentissage des sciences sans
prendre en compte les dimensions locales et spécifiques des savoirs37.
L’universel connaît des émergences localisées qui ne font pas obstacle à son
être d’universel. Il suffit d’imaginer une espèce étrangère à la nôtre pour
s’apercevoir que des représentations mentales, des structures scientifiques ou
des langages utilisés à ce point différents des nôtres poseraient non seulement
des problèmes de traduction, mais de compréhension mutuelle. En ce sens, la
culture est ce sol, entouré d’horizons, de notre planète – sens transcendantal de
la culture qui n’est jamais simplement la visibilité d’une culture parmi tant
d’autres, mais plutôt ce sol qui nourrit tout le reste en nous intimant de le
reconnaître dans ce qu’il a d’irréductible.

c) La culture entre enracinement et mobilité : représentations idéales


de l’habitat humain
Que l’on cherche à s’affirmer dans une culture choisie ou que l’on
cherche à se détacher à tout prix de toutes, dans les deux cas, le rapport à la
culture exprime une manière singulière d’habiter le monde. Soit on l’habite en

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se polarisant sur l’idée d’un sol natal, soit on l’habite comme un espace
homogène où chaque culture serait un plan parmi d’autres. Ces manières
opposées de vivre une culture donnée ont été théorisées par deux courants de
pensée qui ont marqué l’histoire de l’architecture des années 30 : celui
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correspondant au projet d’une « maison-organisme », selon la tendance de


l’Art Nouveau, face à l’idéal d’une « maison-sphère », selon les réflexions du
Bauhaus et du Corbusier. Cette confrontation entre figures opposées et
partiellement incompatibles permet de mieux saisir l’ambivalence de
l’exigence humaine relativement à sa réception – on le voit, toujours
problématique – de la culture.
S’agissant de la figure architecturale de la maison-sphère, l’idéal proposé
est un rêve d’émancipation absolue eu égard à tout enracinement et d’une
représentation d’une existence libérée de toute attache terrestre, de tout sol et
de tout lieu. L’évolution architecturale correspond à un nouvel idéal social :
c’est désormais la liberté d’éléments isolés, l’autonomie des parties par rapport
au tout qui sont préférées aux idées d’insertion ou d’intégration. La forme
architecturale valorisée et qui marque un bouleversement sans précédent est

37
Voir l’article de A. Dahan, « La tension nécessaire. Les savoirs scientifiques entre
universalité et localité » in Alliage, n°45-46.
Culture et souci de soi 93

celle de la sphère : la sphère, semblable à un vaisseau spatial et ne touchant la


terre qu’en un point, exprime la négation du rapport à la terre. L’architecture
récuse la nécessité même d’avoir une base : sans sol, elle est supposée pouvoir
flotter dans l’espace. Ainsi en est-il de la villa Savoye du Corbusier qui évoque
un aéronef venant à peine de se poser. C’est là l’enjeu de toute la discussion
autour du « toit plat », prôné par Le Corbusier et le Bauhaus et rejeté par leurs
adversaires traditionalistes, à savoir un toit non reconnaissable comme toit, ce
qui prive ainsi l’édifice de son couronnement symbolique et contribue à
l’interchangeabilité du haut et du bas, de l’avant et de l’arrière. La maison-
sphère se veut délocalisée, susceptible d’être construite n’importe où puisque,
se voulant fin en soi, elle se veut extérieure à tout site. Le primat de la
géométrie est très clair38 et permet d’assimiler l’espace habité à un espace
géométrique, à savoir isotrope, dans lequel toutes les directions sont
équivalentes, sans différence qualitative. Comment habiter un tel espace ?
L’existence semble en suspens, affranchie de la pesanteur terrestre et
constitutive d’un sujet « délocalisé » qui considère le monde de l’extérieur.
Cette suspension indifférente dans un espace homogène l’apparente à une
révolution copernicienne du lieu d’habitation. « La machine à habiter » de Le
Corbusier s’adresse à un sujet faisant table rase de toute localisation (et
tradition), dématérialisé dans une sorte de corps astral et elle témoigne du désir
d’exister d’entrée de jeu dans un espace sans orientation préalable ni directions
privilégiées. Dans quelle mesure une telle visée d’émancipation peut-elle
reconnaître malgré tout le caractère indépassable des traditions dans lesquelles
elle s’insère et son ancrage à la Terre sans le réduire à un caractère
anthropomorphique ? L’idée même de voyage est rendue absurde dans un
espace où, précisément, on ne se déplace pas, où il n’est plus question ni
d’avancer ni de revenir – voyage spatial, voyage en orbite qui ressemble à un

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long ennui.
C’est contre une construction considérée comme abstraite et anonyme que
se dirige un puissant contre-mouvement qui privilégie l’attachement de
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l’individu à son lieu, à travers l’affirmation de l’élément tectonique et de la


pesanteur de la pierre. La maison-organique, le foyer, est le rêve des
protagonistes de l’Art Nouveau au tournant du siècle. Cet Art Nouveau (ou
Jugendstil en allemand) est l’expression d’un rêve de beauté et d’innocence
paradisiaque retrouvée, dominé par les idées de jeunesse et de vie dans leur
plénitude indivise. Indivision, en effet, d’une vie antérieure à toute articulation
– vie invertébrée, végétale – et exubérance de sa croissance, omniprésente dans
les décors des immeubles et de leurs intérieurs. Ce monisme de la vie tend à
exclure toute altérité et tout dehors, menaces de désintégration : l’espace habité
ne doit rien laisser subsister d’extérieur à lui-même et sa visée de totalité a des
accents totalitaires39 qui préfigurent les mouvements politiques du national-

38
Le Corbusier parle du « réveil brutal en nous parce que foudroyant des joies de la
géométrie ».
39
« Les vitraux, les armoires et les chaises, les lampes, la décoration des murs et même
les livres reliés dans la bibliothèque forment une totalité qui, globalement, ne contient
plus rien d’étranger » écrit Sternberger en 1934, dans son essai sur l’Art Nouveau.
94 La Culture

socialisme invoquant l’exclusion de toute altérité et la coïncidence absolue de


l’individu à son lieu, voire à son terroir. L’habitant, tel un Narcisse qui ne
rencontre partout que sa propre image, est dissout dans la croissance organique
et se voit fixé au sol – le mobilier, élément mobile par excellence, en est une
métaphore : armoires encastrées, sièges et tables intégrées aux murs, les
meubles prennent racines. Cette intégration extrême conduit à absorber
l’individu dans un environnement qu’il n’aurait plus à quitter. Sédentarisé
jusqu’à suffocation, on comprend le cri de Munch pour échapper à
l’étouffement organique et aspirer à la force déracinante du vide. Un monde
gorgé de sens de part en part, sans aucun reste d’insignifiance, s’avère insensé
et inhabitable parce qu’entièrement habitable. L’idéal de sédentarité ou le
mythe de l’autochtonie peuvent être tentants, surtout durant des époques d’exil
et de déplacements de populations, en vue de renforcer les « liens » divers qui
rattachent l’être humain au lieu qu’il habite. Mais, comme l’observe
Sternberger lors d’une intervention au Colloque de Darmstadt en 1951 (où
Heidegger prononça sa conférence « Bâtir, habiter, penser »), « ne sacrifions
pas notre liberté de mouvement pour les tentations de l’enracinement dans un
Paradis retrouvé ». Ce risque d’enracinement est celui encouru par un
« taupoïde », décrivant méticuleusement sa demeure-forteresse enterrée, dans
une nouvelle de Kafka, Le Terrier (Der Bau) : terrier et constructeur sont
identitairement intriqués40 au point d’interdire toute interprétation de la part du
lecteur ; ce lieu de sécurité maximale devient celui de tous les dangers où le
moindre bruit est persécution, bref le lieu où la paix du « chez-soi » devient un
tombeau mortel.
Il s’avère que la vie humaine participe de ces deux types de spatialité, à la
fois attachée à un lieu et douée de mobilité, ambivalence propre à la culture qui
signe, se faisant, l’appartenance simultanée des individus à plusieurs mondes

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vécus, à plusieurs domaines d’existence, capables de former une communauté
au-delà de l’enracinement et du déracinement.
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« J’écris pour me parcourir », disait H. Michaux qui n’élevait pas de


frontière étanche entre voyage imaginaire et voyage réel. La « Grande
Garabagne » avait autant d’épaisseur vivante que la Chine, qu’il visita
néanmoins au début des années 30. Quête de soi à travers l’expérience la plus
radicale de l’éloignement, comme ce fut le cas pour les missionnaires jésuites
du XVe siècle, tels Saint François Xavier ou Matteo Ricci, fascination de
l’ailleurs et de ses mille et une nuits de sortilèges, récits – extravagants ou
authentiques – d’explorateurs qui, comme Marco Polo traversa l’Empire
byzantin et, de retour à Venise, ne fut reconnu de personne ; mais aussi,
guerres, colonialisme et ethnocentrisme, orgueils et préjugés : autant de
manières de se confronter à l’autre et à ses particularités, autant de manières de
les éprouver ou de les rejeter, de les transformer en fictions ou de s’en
informer. La culture, esthétique du divers ? « Au fond, comme l’écrit V.

40
« Je ne peux en tout cas me fier qu’à moi-même et à mon terrier » (Le Terrier, p. 31,
coll. Mille et une nuits, 2004).
Culture et souci de soi 95

Segalen dans une lettre à Debussy, à la suite de son séjour en Chine qu’il
parcourut jusqu’aux confins du Tibet, ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je
suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là, je la tiens et j’y
mords à pleines dents ».

Bibliographie

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BOURGEOIS, B., « L’homme hégélien », Etudes hégéliennes, PUF, 1992
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ELIAS, N., Civilisation des Mœurs, Calman-Lévy, 1991
EPICTETE, Entretiens
FICHTE, Conférences sur la destination du savant, Vrin, 1980
FOUCAULT, M., L’Herméneutique du sujet, Cours 1981-1982,
GADAMER, H.G., « Les trois formes des Lumières » in Lumières et
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Classer
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