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SECOND EMPIRE
Guillaume Cuchet
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Sociabilités et sensibilités
Guillaume CUCHET
NAISSANCE DU SPIRITISME 75
Jusqu’à une date récente, le spiritisme n’avait guère retenu l’attention des
chercheurs, comme s’il flottait autour du sujet un léger relent d’infamie.
Aberration mentale pour les uns, superstition pour les autres, on voyait mal
comment élever à la dignité d’objet scientifique un tel phénomène. Depuis
quelques années cependant, un nombre croissant d’historiens, dans le sillage
des travaux fondateurs de Nicole Edelman, mais aussi de sociologues et d’an-
thropologues l’étudient en France et à l’étranger4. Le phénomène intéresse des
spécialistes venus d’horizons très divers : histoire des femmes, des sciences, de
la psychologie, de la religion, de la mort, des cultures urbaines et des imagi-
naires sociaux. Le revers inévitable de cette dispersion thématique et discipli-
naire est que chacun tire le sujet dans le sens de ses problématiques spécifiques
sans qu’on aie toujours une connaissance assez précise des événements, de leur
chronologie et de leur insertion dans la société qui les a vus naître. Le but de
cet article est de contribuer à une clarification, en se limitant au premier grand
moment de l’histoire du spiritisme : les années du Second Empire5.
Trois précisions liminaires seront utiles. La première concerne le vocabu-
laire. On a pris l’habitude en France de désigner par « spiritisme » l’ensemble des
pratiques nées aux États-Unis en 1848 et importées en Europe autour de 1852,
qui consistaient à faire tourner les tables et à communiquer avec les esprits. En
fait, il y a là un abus de langage, même si l’usage l’a consacré. Le mot n’a été
inventé par Allan Kardec qu’en 18576. Jusque-là, on parlait de « spiritualisme
américain », de « spiritualisme moderne », de « phénomènes magnétiques » ou de
« phénomènes des tables ». Si le terme s’est imposé rapidement, ce n’est pas seu-
lement à cause des talents de propagandiste de Kardec, mais aussi parce qu’il
permettait de lever une ambiguïté lexicale. En effet, la traduction de « spiritua-
lism » – le terme en usage dans les pays anglo-saxons – par « spiritualisme »
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passait mal en français, parce que le mot avait déjà une signification. Il désignait
la position de ceux qui, contre les partisans de la philosophie « sensualiste » ou
« matérialiste » du XVIIIe siècle, admettaient l’immortalité de l’âme et en étudiaient
les facultés. Au sens strict, les « spirites » étaient donc des « spiritualistes » qui
croyaient aux communications avec les esprits. Le saint-simonien Paul François
Mathieu (1793-1877) avait proposé de les appeler, d’une formule assez juste,
les « enfants terribles du spiritualisme »7.
La deuxième remarque est d’ordre documentaire. Il existe une énorme litté-
rature spirite : des brochures, des livres, des périodiques, dont la durée de vie est
généralement assez courte, qui témoignent à la fois de l’intérêt suscité dans la
société par ces questions, et du tournant que constituent les années 1860 dans la
démocratisation de l’imprimé8. Mais cette production, comme la littérature de
piété de la même époque, n’est pas toujours facile à utiliser. Sa lecture, terrible-
ment répétitive et le plus souvent d’une asphyxiante médiocrité, n’est déjà pas en
soi une mince épreuve. Surtout elle est fort peu référencée : sans indication de
sources, sans datation précise, voire sans auteurs identifiés (anonymes et pseudo-
nymes étant légion). Pour bien faire il faudrait donc, avant tout essai d’interpréta-
tion, établir méthodiquement tout un ensemble de noms, de lieux et de dates qui,
en l’état de nos connaissances, font souvent défaut.
Une question de géographie, enfin, qui révèle un aspect original et assez
méconnu de l’exception culturelle française. Le spiritisme français est très diffé-
rent de celui qui a cours dans les pays anglo-saxons, même si tout au long du
Second Empire, on continue d’accueillir en France des médiums « américains ». En
Angleterre ou aux États-Unis, les spéculations religieuses d’Allan Kardec firent
longtemps figure de curiosité ou d’aberration « française ». Inversement, ce dernier
ne cachait pas son peu d’estime pour les expériences américaines, jugées par lui
trop peu « philosophiques ». De sorte que le spiritisme est à la fois un phénomène
mondial, et même à ma connaissance le premier véritable américanisme de la cul-
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LA CHRONOLOGIE
Nicole Edelman a montré que son irruption au début du Second Empire avait
été préparée par plus d’un demi-siècle de recherches magnétistes et spiritualistes,
si bien qu’en France, il constituait au moins autant un point d’arrivée qu’un point
de départ. Il reste que les événements, par leur ampleur et la tournure qu’ils ont
pris, ont profondément surpris les contemporains.
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9. Sur l’histoire de la famille Fox du village de Hydesville et les premiers pas du mouvement, on verra
pour son information l’ouvrage classique de la spirite Emma HARDINGE-BRITTEN : Modern American
Spiritualism :A TwentyYears’Record of the Communion between Earth and theWorld of Spirits, New York, 1870,
reprint : New Hyde Park (N.Y.), University Books, 1970.
10. On peut lire ses mémoires : Les lumières et les ombres du spiritualisme, Paris, Dentu, 1883.
11. Par l’intermédiaire notamment de la revue de M. Barthès : Le spiritualiste de la Nouvelle Orléans.
12. Sur le spiritisme allemand : numéro spécial de l’Österreichische Zeitschrift für Geschichtswissenschaft,
« Orte des okkulten », n° 4, 2003, et recherches en cours de Katrin Heuser sur le spiritisme à Leipzig.
13. Cité dans la Revue spirite, février 1867, p. 44.
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des thèmes assez disparates, issus aussi bien du magnétisme et des doctrines
humanitaires que du spiritisme, se répand dans la littérature populaire18, le théâtre,
la presse, voire certains sermons catholiques comme ceux des pères Blot, Félix et
Gratry, pour ne citer que les plus illustres. Au centre des préoccupations : le com-
merce des vivants et des morts, la présence invisible des défunts, les existences
antérieures, la pluralité des mondes habités, toutes choses qui imprègnent pro-
fondément l’imaginaire collectif.
« Décidément, écrit Émile Zola, les romanciers, à court d’imagination en ces temps de pro-
duction incessante, vont s’adresser au Spiritisme pour trouver des sujets nouveaux et étranges.
[…] Peut-être le Spiritisme va-t-il fournir au génie français le merveilleux nécessaire à tout
époque bien conditionnée »19.
La seconde est liée aux scandales suscités par les médiums américains, en par-
ticulier les frères Davenport, qui sont convaincus de fraude en Angleterre, à
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Léon Rivail, plus connu sous son nom druidique d’Allan Kardec, passe à
juste titre pour le « prophète » ou le « pape » du spiritisme, même s’il récusait
(assez mollement) le titre. Il est l’inventeur du mot et de la doctrine. Mais il
n’était pas le seul à l’époque à prétendre à la tiare : il eut des concurrents,
18. Théophile GAUTIER, Spirite. Histoire fantastique (d’abord en feuilleton dans le Moniteur universel
– donc le journal officiel – puis en volume chez Charpentier en 1866) ; Ange de KÉRANIOU, La Femme du
spirite, Paris, 1866 ; Elise BERTHET, La double vue (feuilleton du Siècle paru entre septembre et
octobre 1865) ; X. B. SAINTINE, La seconde vie (feuilleton paru dans le Moniteur en février 1864) ; Charles
BARBA, L’assassinat du Pont-Rouge (feuilleton de l’Evénement en 1866) ; Elie SAUVAGE, Mirette, Paris, 1867.
19. L’Événement, 19 février 1866.
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20. Parmi eux : A. D’ORIENT [A. VIAL], Des destinées de l’âme, Paris, Comon, 1845 ; Eugène PELLETAN,
Profession de foi du dix-neuvième siècle, Paris, Pagnerre, 1852 ; Louis JOURDAN (rédacteur au Siècle), Prières
de Ludovic, Paris, Librairie nouvelle, 1854 ; Jean REYNAUD, Terre et Ciel, Paris, Furne, 1854 ; Dr RONZIER-
JOLY, Les horizons du ciel, étude sur les futures destinées de l’homme, Paris, E. Dentu, 1856 ; Camille
FLAMMARION, La pluralité des mondes habités, Paris, Mallet-Bachelier, 1862 ; Charles LAMBERT, Le système
du monde moral, Paris, Michel Lévy frères, 1862 ; André PEZZANI, La pluralité des existences de l’âme, Paris,
Didier, 1865.
21. Il s’agit de la brochure Qu’est-ce que le spiritisme ?, publiée en 1862, qui connut une diffusion très
large.
22. « Un épisode contemporain de l’histoire du merveilleux. Le spiritisme et les spirites », Revue des
deux mondes, septembre-octobre 1863, p. 390.
23. Henri SAUSSE, Biographie d’Allan Kardec, Tours, E. Arrault, 1896 ; Christian BOUCHET, Kardec,
Puiseaux, Pardès, 2003.
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pour le journal catholique L’Univers, sans qu’on sache si l’information est exacte,
à quel poste et jusqu’à quand. En tout cas L’Univers, qui a combattu le spiritisme,
ne s’en est jamais vanté ! Pour le reste, Kardec est un « quarante-huitard » assez
typique, lecteur de Fourier et de Saint-Simon, et très soucieux de conciliation,
même théologique, avec l’Église catholique. Il s’intéresse au magnétisme animal
depuis 1823, et aux tables depuis 1854, mais il ne se fait connaître qu’avec la
publication du Livre des Esprits au printemps 1857.
Sa doctrine repose sur deux piliers : l’identification des esprits avec les âmes
des morts et le principe de la réincarnation. Lors du décès, explique-t-il, l’âme
se sépare du corps mais elle conserve une sorte d’enveloppe semi-matérielle
qu’il appelle le « périsprit » (peri-spiritus). Celui-ci permet aux défunts de conti-
nuer à agir sur la matière et d’entrer en contact avec les vivants. Dans l’au-delà,
les esprits alternent les phases de désincarnation et de réincarnation, jusqu’à
extinction complète de leurs dettes envers la justice divine et libération du
corps. Dans le détail, le monde des esprits est peuplé de bons et de mauvais élé-
ments, sans que le contrôle d’identité soit jamais aisé. D’où la nécessité, dans
les contacts avec les morts, de faire montre d’une certaine prudence et d’un
contrôle rationnel du contenu des « révélations » recueillies.
Les idées de Kardec ne sont pas originales. Lui-même n’en faisait pas mys-
tère : tout, ou presque, était déjà dans le magnétisme ou les spéculations religieuses
de Charles Fourier et Jean Reynaud. Au magnétisme, il emprunte sa physiologie
tripartite : corps, âme et « corps fluidique », rebaptisé « périsprit ». Sans surprise, la
plupart des premiers « spirites » furent d’abord « magnétistes », sinon toujours
« magnétiseurs », et les premières « médiums », « somnambules ». Le magnétisme
animal, introduit en France à partir de 1778 par le médecin viennois Anton
Mesmer et complété par son disciple français le marquis de Puységur (qui passe
pour avoir découvert l’hypnose sous le nom de « somnambulisme provoqué »), a
connu un certain succès au crépuscule des Lumières, à Paris et dans quelques
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24. Robert DARNTON, La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Perrin, 1984.
25. Michel NATHAN, Le ciel des fouriéristes,habitants des étoiles et réincarnations de l’âme, Lyon, Presses uni-
versitaires de Lyon, 1981 ; Guillaume CUCHET, « Utopie et religion au XIXe siècle. L’œuvre de Jean Reynaud
(1806-1863), théologien et saint-simonien », Revue historique, 631, 2004, p. 577-599.
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Si ses idées sont sans originalité, reste à comprendre pourquoi elles ont ren-
contré un tel succès alors que beaucoup d’autres, qui défendaient des thèses
assez semblables avant ou en même temps que lui, n’ont guère percé. Première
raison probable : l’incontestable talent pédagogique de Kardec, qui les a
« manuélisées » avec beaucoup d’efficacité, tout en les attribuant aux esprits, de
sorte qu’elles eussent l’air de « tomber du ciel », et non plus des rêveries de
quelque philosophe désétabli des grandes traditions religieuses. Deuxième rai-
son : le caractère à la fois complet et syncrétique de son système. Complet parce
que jusqu’à sa mort en 1869, il s’est attaché à lui donner, outre son point de
départ « philosophique » de 1857 (complété dans la deuxième édition de 1860),
une partie expérimentale (Livre des Médiums, 1861), une partie morale
(L’Évangile selon le spiritisme, 1864) et des développements religieux sur le ciel
et les miracles26. Syncrétique, surtout, parce qu’il réussit la synthèse des pra-
tiques américaines, des doctrines « humanitaires » et du magnétisme animal, le
tout au service d’une morale inspirée du protestantisme libéral.
La synthèse de Kardec présente trois caractéristiques qui vont contribuer
à donner au spiritisme français son profil particulier. Sa dimension religieuse
d’abord, qui a pris une importance croissante à la fin de sa vie, jusqu’à le
brouiller avec certains de ses amis qui la jugeaient excessive. Elle laissa très per-
plexes la plupart des spirites anglo-saxons. Kardec considérait en effet qu’il
avait pour mission de diffuser la « révélation » spirite. Elle était censée prolon-
ger celles de Moïse et de Jésus, mais s’en distinguait par son caractère collectif,
expérimental et accessible au grand nombre. Ce qui lui vaudra le mépris des
« occultistes », amateurs de métaphysiques plus aristocratiques ou plus ésoté-
riques comme René Guénon27. Sa dimension funéraire ensuite, à l’heure où
redémarre chez les catholiques la dévotion aux âmes du purgatoire et où se
généralise, dans la société française, le « culte des morts », avec ses institutions
caractéristiques : concessions funéraires, caveaux et chapelles de famille, pèle-
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26. Le Ciel et l’Enfer ou la Justice divine selon le Spiritisme (août 1865), Caractère de la révélation spi-
rite (1867), La Genèse, les Miracles et les prédictions selon le Spiritisme (janvier 1868).
27. Jean-Pierre LAURENT, L’ésotérisme chrétien en France au XIXe siècle, Paris, L’Âge d’Homme, coll.
« Politica Hermetica », 1992.
28. Guillaume CUCHET, Le crépuscule du purgatoire, op. cit.
29. Le Livre des Esprits, Paris, 1857, p. 149.
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30. Sur le rapport des catholiques aux techniques : Michel LAGRÉE, La bénédiction de Prométhée.
Religion et technologie, Paris, Fayard, 1999.
31. Prévisions concernant le spiritisme, Œuvres posthumes, 1927, p. 212-213.
32. Comme le fait remarquer Charles de Rémusat, en franc tireur de l’école éclectique, dans un
remarquable article : « De la vie future », Revue des deux mondes, 15 juillet 1865, p. 300-328.
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conserve une longueur d’avance tout au long du Second Empire. Tout a com-
mencé par la « danse des tables » ou « tables tournantes » (à roulettes sur parquet
ciré, de préférence), même si en réalité on a fait tourner tout ce qu’on avait sous
la main, comme guéridons, fauteuils, chapeaux, etc. Puis sont venues les tables
« frappantes », à l’aide de codes plus ou moins compliqués (oui/non ou le
numéro d’ordre des lettres de l’alphabet). On a beaucoup ironisé à l’époque sur
l’orthographe calamiteuse des esprits ou sur la longue patience des médiums
polonais égrenant des messages hérissés de y et de z ! Le tournant décisif se pro-
duit vers le mois de juin 1853 avec l’apparition de l’écriture, d’abord sous la
forme d’un crayon attaché à une corbeille ou une planchette, puis directement
dans la main du médium. Plus tard, certains médiums se contenteront de par-
ler. Les premières expériences de « photographies des esprits » ou « photogra-
phie spiritualiste » ont lieu aux États-Unis dans les années 1850, le premier essai
français ayant eu lieu, à ma connaissance, à Dijon en 185833.
Les pratiques sont plus diverses qu’une vue superficielle du sujet pourrait
le laisser croire. Il faut distinguer en premier lieu les séances organisées et sou-
vent payantes, qui rassemblent autour d’un médium et d’un groupe constitué
un public hétéroclite de passionnés et de simples curieux, de riches et de
pauvres, avec généralement plus d’hommes que de femmes. Jules Claretie a
donné dans l’Événement du 26 août 1866 le compte rendu (malveillant) d’une
séance de ce type :
« Êtes-vous allé jamais dans quelque réunion de Spirites, un soir de désœuvrement ou de
curiosité ? C’est un ami qui vous conduit généralement. On monte haut – les Esprits aimant
se rapprocher du ciel, – dans quelque petit appartement déjà rempli ; vous entrez en jouant
du coude. Des gens s’entassent, à figures bizarres, à gestes d’énergumènes. On étouffe dans
cette atmosphère, on se presse, on se penche vers les tables où des médiums, l’œil au plafond,
le crayon à la main, écrivent les élucubrations qui passent par là. C’est d’abord une surprise ;
on cherche parmi tous ces gens à reposer son regard, on interroge, on devine, on analyse.
Vieilles femmes aux yeux avides, jeunes gens maigres et fatigués, la promiscuité des rangs et
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Les séances domestiques ensuite, en famille ou avec des amis, qui réunis-
sent des groupes plus intimes, plus homogènes et plus féminins. Elles étaient
relativement rares au début, mais se sont multipliées à mesure que les familles
purent trouver plus facilement parmi leurs membres les médiums adéquats,
généralement des vieillards, des jeunes filles ou des enfants. Dans son livre de
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1865 sur Les Apôtres, paru deux ans après sa célèbre Vie de Jésus, Renan rap-
procha spontanément l’état d’esprit des premiers disciples du Christ avec le cli-
mat psychologique des séances spirites :
« Pour concevoir la possibilité de pareilles illusions, il suffit de se rappeler les scènes de
nos jours où des personnes réunies reconnaissent unanimement entendre des bruits sans
réalité, et cela, avec une parfaite bonne foi. L’attente, l’effort de l’imagination, la disposition à
croire, parfois des complaisances innocentes, expliquent ceux de ces phénomènes qui ne
sont pas le produit direct de la fraude. Ces complaisances viennent, en général, de personnes
convaincues, animées d’un sentiment bienveillant, ne voulant pas que la séance finisse mal, et
désireuses de tirer d’embarras les maîtres de la maison. Quand on croit au miracle, on y aide
toujours sans s’en apercevoir. Le doute et la négation sont impossibles dans ces sortes de
réunions. On ferait de la peine à ceux qui croient et à ceux qui vous ont invité.Voilà pourquoi
ces expériences, qui réussissent devant de petits comités, échouent d’ordinaire devant un
public payant, et manquent toujours devant les commissions scientifiques »34.
LA SOCIOLOGIE DU SPIRITISME
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Toute la question est de savoir s’il s’agit d’une nouvelle croyance, née de la
ville et des sensibilités qui s’y expriment, ou de l’importation, via l’exode rural
de pratiques funéraires et thérapeutiques en usage dans les campagnes41.
Croyance urbaine sui generis ou contamination rurale des mentalités urbaines ?
Le problème de la modernité ou de l’archaïsme des pratiques spirites est plus
compliqué qu’il n’y paraît, et seule une étude précise des contextes locaux et de
la composition des premiers groupes d’adeptes permettrait d’y voir plus clair.
D’autant qu’il existe une sociabilité spirite, qui s’exprime parfois sous la forme
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40. « Les sorciers contemporains », Revue du monde catholique, IX, 74, mai 1864, p. 164.
41. Comme l’a bien vu Jean-Pierre CHANTIN dans son article : « Nizier Philippe, guérisseur lyonnais
ou l’histoire d’une mythe », Ésotérisme et religion, EPHE, section de sciences religieuses, Politica Hermetica,
XVIIIe colloque international, Paris, décembre 2003.
42. Anne-Sophie CHAMBON, « Le spiritisme à Lyon : 1860-1920 », mémoire de maîtrise, université
Lyon III (dir. Régis Ladous), 1989.
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« les expériences sommaires, tentées entre deux tasses de thé par quelques femmes adul-
tères et quelques jeunes prétentieux, ont suffi à la curiosité des Parisiens. Si la table faisait
mine de tourner, on riait beaucoup ; si, au contraire, la table ne bougeait pas, on riait encore
plus fort et c’est ainsi que la question se trouvait approfondie. Il en était autrement chez la
population plus réfléchie de la province »43.
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46. Des tables tournantes, du surnaturel en général et des esprits, Paris, Dentu, 1854, 2 volumes.
47. Émile POULAT, « Le catholicisme comme culture », in Modernistica, Paris, Nouvelles éditions
latines, 1982, p. 58-77.
48. Catalogue raisonné des ouvrages pouvant servir à fonder une bibliothèque spirite, Paris, 1869.
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