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LE RETOUR DES ESPRITS, OU LA NAISSANCE DU SPIRITISME SOUS LE

SECOND EMPIRE

Guillaume Cuchet

Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine »

2007/2 n° 54-2 | pages 74 à 90


ISSN 0048-8003
ISBN 9782701145709
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Sociabilités et sensibilités

Le retour des esprits,


ou la naissance du spiritisme sous le Second Empire

Guillaume CUCHET

« La croyance au monde surhumain des esprits et des fantômes


se retrouve chez tous les peuples : née de l’aspiration impatiente qui
nous porte sans cesse à nous échapper du réel pour aborder un uni-
vers merveilleux où le temps et l’espace n’existent plus, elle a été
entretenue, de génération en génération, par l’ignorance des phéno-
mènes naturels. Les sciences modernes lui ont porté un coup dont
elle ne se relèvera plus, et ce qui était naguère une foi pour des
esprits même éminents ne nous paraît plus qu’une crédulité à peine
excusable chez les intelligences faibles ou ignorantes »1.

Pour les rédacteurs du Magasin pittoresque, le célèbre journal fondé par le


saint-simonien Édouard Charton, il ne faisait pas de doute en 1850 que la
croyance aux esprits appartenait à une époque révolue de la « civilisation ». Ironie
de l’histoire, à peine trois ans plus tard, la France urbaine tout entière faisait tour-
ner les tables et prétendait communiquer avec les esprits. Le plus surprenant est
que la pratique ait survécu aux premiers engouements et se soit implantée dura-
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blement dans le paysage des croyances contemporaines. Aujourd’hui encore, la
tombe de son principal théoricien, Allan Kardec (1804-1869), demeure l’une
des plus fleuries du cimetière du Père-Lachaise et l’on ne compte plus le nombre
de groupes, revues, livres, sites internet qui lui sont consacrés. Le spiritisme est
la seule des doctrines spiritualistes du XIXe siècle qui ait réussi à survivre à la
mort de son fondateur et à se transformer en « religion » au sens sociologique du
terme. Le cas est rare dans un siècle que l’on a coutume de présenter comme
celui de la « fin des dogmes »2 et dans un pays où le « travail religieux » de l’époque
est passé par la transformation des cultes existants, beaucoup plus que par la
création ou l’importation de nouvelles doctrines3.

1. Magasin pittoresque, XVIII, juin 1850, p. 192.


2. Pour reprendre l’expression du philosophe Théodore JOUFFROY dans son article célèbre :
« Comment les dogmes finissent », Le Globe du 24 mai 1825, repris dans ses Mélanges philosophiques, Paris,
1833, p. 3-29.
3. L’expression « travail religieux » est employée par Ernest RENAN dans son grand article : « De l’ave-
nir religieux des sociétés modernes », Revue des deux mondes, XXIX, 15 octobre 1860, p. 764.

REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE


54-2, avril-juin 2007.
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NAISSANCE DU SPIRITISME 75

Jusqu’à une date récente, le spiritisme n’avait guère retenu l’attention des
chercheurs, comme s’il flottait autour du sujet un léger relent d’infamie.
Aberration mentale pour les uns, superstition pour les autres, on voyait mal
comment élever à la dignité d’objet scientifique un tel phénomène. Depuis
quelques années cependant, un nombre croissant d’historiens, dans le sillage
des travaux fondateurs de Nicole Edelman, mais aussi de sociologues et d’an-
thropologues l’étudient en France et à l’étranger4. Le phénomène intéresse des
spécialistes venus d’horizons très divers : histoire des femmes, des sciences, de
la psychologie, de la religion, de la mort, des cultures urbaines et des imagi-
naires sociaux. Le revers inévitable de cette dispersion thématique et discipli-
naire est que chacun tire le sujet dans le sens de ses problématiques spécifiques
sans qu’on aie toujours une connaissance assez précise des événements, de leur
chronologie et de leur insertion dans la société qui les a vus naître. Le but de
cet article est de contribuer à une clarification, en se limitant au premier grand
moment de l’histoire du spiritisme : les années du Second Empire5.
Trois précisions liminaires seront utiles. La première concerne le vocabu-
laire. On a pris l’habitude en France de désigner par « spiritisme » l’ensemble des
pratiques nées aux États-Unis en 1848 et importées en Europe autour de 1852,
qui consistaient à faire tourner les tables et à communiquer avec les esprits. En
fait, il y a là un abus de langage, même si l’usage l’a consacré. Le mot n’a été
inventé par Allan Kardec qu’en 18576. Jusque-là, on parlait de « spiritualisme
américain », de « spiritualisme moderne », de « phénomènes magnétiques » ou de
« phénomènes des tables ». Si le terme s’est imposé rapidement, ce n’est pas seu-
lement à cause des talents de propagandiste de Kardec, mais aussi parce qu’il
permettait de lever une ambiguïté lexicale. En effet, la traduction de « spiritua-
lism » – le terme en usage dans les pays anglo-saxons – par « spiritualisme »
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4. Christine BERGÉ, La voix des Esprits. Ethnologie du spiritisme, Paris, Métailié, 1990 ; Nicole
EDELMAN, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France 1785-1914, Paris, Albin Michel, 1995 ; Clara
GALLINI, La sonnambula meravigliosa. Magnetismo e ipnotismo nell’Ottocento italiano, Milan, Feltrinelli,
1983 ; Janet OPPENHEIM, The Other World. Spiritualism and Psychical Research in England, 1850-1914,
Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Ann BRAUDE, Radical Spirits : Spiritualism and Women’s
Rights in Nineteenth-Century America, Boston, Beacon press, 1989 ; Alex OWEN, The Darkened Room.
Women, Power and Spiritualism in Late Victorian England, Philadelphie, University of Pennsylvania Press,
1990 ; Régis LADOUS, Le spiritisme, Paris, Labor et Fides, 1989 ; Lynn L. SHARP, « Fighting for the after-
life : spiritists, catholics, and popular religion in nineteenth-century France », Journal of Religious History,
23-3, octobre 1999, p. 282-295 ; Giordana CHARUTY, « La “boîte aux ancêtres”. Photographie et science
de l’invisible », Terrain, 33, septembre 1999, p. 57-80 ; John Warne MONROE, « Cartes de visite from the
Other World : spiritism and the discourse of laïcisme in the early Third Republic », French Historical Studies,
26-1, hiver 2003, p. 119-153 ; Françoise PAROT, « Honorer l’incertain : la science positive au XIXe siècle
enfante le spiritisme », Revue d’histoire des sciences, 57-1, 2004, p. 33-63 ; Guillaume CUCHET, Le crépuscule
du purgatoire, Paris, Armand Colin, 2005.
5. Je retiens l’année de la mort d’Allan Kardec comme terminus ad quem de cette étude, mais on pour-
rait aussi bien prolonger jusqu’au fameux « procès des spirites » de 1875. Sur ce dernier épisode : Giordana
CHARUTY, « La “boîte aux ancêtres” », art. cit. Deux autres « moments » spirites ressortent nettement des
sources, chacun avec un profil bien caractérisé : les années 1890, dans le contexte de la réaction antipositi-
viste de l’époque, et les deuils de la Grande Guerre, le choc se prolongeant jusqu’au seuil des années 1920.
6. Dans son Livre des Esprits, il avait proposé aussi « spiritain », qui n’a pas pris, sans doute à cause de
l’existence de la congrégation des Pères du Saint-Esprit, qu’on appelait justement les « spiritains » !
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passait mal en français, parce que le mot avait déjà une signification. Il désignait
la position de ceux qui, contre les partisans de la philosophie « sensualiste » ou
« matérialiste » du XVIIIe siècle, admettaient l’immortalité de l’âme et en étudiaient
les facultés. Au sens strict, les « spirites » étaient donc des « spiritualistes » qui
croyaient aux communications avec les esprits. Le saint-simonien Paul François
Mathieu (1793-1877) avait proposé de les appeler, d’une formule assez juste,
les « enfants terribles du spiritualisme »7.
La deuxième remarque est d’ordre documentaire. Il existe une énorme litté-
rature spirite : des brochures, des livres, des périodiques, dont la durée de vie est
généralement assez courte, qui témoignent à la fois de l’intérêt suscité dans la
société par ces questions, et du tournant que constituent les années 1860 dans la
démocratisation de l’imprimé8. Mais cette production, comme la littérature de
piété de la même époque, n’est pas toujours facile à utiliser. Sa lecture, terrible-
ment répétitive et le plus souvent d’une asphyxiante médiocrité, n’est déjà pas en
soi une mince épreuve. Surtout elle est fort peu référencée : sans indication de
sources, sans datation précise, voire sans auteurs identifiés (anonymes et pseudo-
nymes étant légion). Pour bien faire il faudrait donc, avant tout essai d’interpréta-
tion, établir méthodiquement tout un ensemble de noms, de lieux et de dates qui,
en l’état de nos connaissances, font souvent défaut.
Une question de géographie, enfin, qui révèle un aspect original et assez
méconnu de l’exception culturelle française. Le spiritisme français est très diffé-
rent de celui qui a cours dans les pays anglo-saxons, même si tout au long du
Second Empire, on continue d’accueillir en France des médiums « américains ». En
Angleterre ou aux États-Unis, les spéculations religieuses d’Allan Kardec firent
longtemps figure de curiosité ou d’aberration « française ». Inversement, ce dernier
ne cachait pas son peu d’estime pour les expériences américaines, jugées par lui
trop peu « philosophiques ». De sorte que le spiritisme est à la fois un phénomène
mondial, et même à ma connaissance le premier véritable américanisme de la cul-
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ture européenne, et dans ses prolongements religieux et funéraires, un phénomène
assez typiquement français, qui s’est surtout répandu dans les pays de culture
catholique comme l’Italie, la Belgique ou l’Espagne.

LA CHRONOLOGIE

Nicole Edelman a montré que son irruption au début du Second Empire avait
été préparée par plus d’un demi-siècle de recherches magnétistes et spiritualistes,
si bien qu’en France, il constituait au moins autant un point d’arrivée qu’un point
de départ. Il reste que les événements, par leur ampleur et la tournure qu’ils ont
pris, ont profondément surpris les contemporains.

7. « Le spiritualisme et les spiritualistes », Revue spiritualiste, III-1, 1860, p. 4.


8. Dominique KALIFA, « L’entrée de la France en régime “médiatique” : l’étape des années 1860 », in
Jacques MIGOZZI (éd.), De l’écrit à l’écran, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2000, p. 39-51.
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Le spiritisme est né aux États-Unis dans l’État de NewYork en 18489. Autour


de 1852, il se répand en Europe, en commençant modestement par les groupes
ou les individus qui s’adonnaient aux recherches magnétistes, redevenues à la
mode en Europe depuis les années 1820. On ne sait pas très bien quand ni com-
ment les tables ont franchi l’Atlantique. L’Angleterre, par ses liens privilégiés avec
les États-Unis, constitue la principale tête de pont en Europe. On a parlé à
l’époque du rôle de l’Écosse, mais il est possible qu’il s’agisse simplement d’un
rapprochement avec les origines de Daniel Dunglas Home (1833-1886), le
médium le plus célèbre de l’époque10. Il a également été question de la Louisiane
comme d’une étape possible entre l’Amérique et la France11. En tout cas, les pra-
tiques américaines ont pénétré sur le continent par l’Allemagne12, en commen-
çant par Brême et Hambourg, et la France, par Strasbourg et Paris. Au milieu de
l’année 1853, le phénomène explose littéralement. Jusque-là en effet, il s’agissait
surtout de faire tourner les tables, mais autour du mois de juin, les tables se met-
tent à délivrer des messages ! Il ne s’agit donc plus de banales expériences de phy-
sique récréative mais de communications avec l’au-delà. Le dominicain Henri
Lacordaire écrit à son amie Mme Swetchine le 29 juin :
« Avez-vous vu tourner et entendu parler des tables ? – J’ai dédaigné de les voir tourner,
comme une chose trop simple, mais j’en ai entendu et fait parler. Elles n’ont dit des choses
assez remarquables sur le passé et sur le présent. […] De tous temps il y a eu des modes plus
ou moins bizarres pour communiquer avec les Esprits ; seulement autrefois, on faisait mystère
de ces procédés, comme on faisait mystère de la chimie ; la justice, par des exécutions ter-
ribles, refoulait dans l’ombre ces étranges pratiques. Aujourd’hui, grâce à la liberté des cultes
et à la publicité universelle, ce qui était un secret est devenu une formule populaire. Peut-être
aussi, par cette divulgation, Dieu veut-il proportionner le développement des forces spiri-
tuelles au développement des forces matérielles, afin que l’homme n’oublie pas, en présence
des merveilles de la mécanique, qu’il y a deux mondes inclus l’un dans l’autre : le monde des
corps et le monde des Esprits »13.

En quelques semaines, le phénomène suscite un engouement généralisé dans


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la plupart des grandes villes d’Europe. Il semble avoir été particulièrement vif en
France, avec des effets de contagion dans certains pays francophones comme le
Canada et la Belgique. Les correspondances de l’époque et la presse parlent de
« mode », de « fièvre », d’« épidémie », en souvenir du dernier passage du choléra à
Paris. Les autorités ecclésiastiques commencent à s’inquiéter et les premières réac-
tions épiscopales tombent à partir du mois de novembre, en particulier celles de
Mgr Guibert, évêque de Viviers et futur archevêque de Paris, et de Mgr Bouvier,

9. Sur l’histoire de la famille Fox du village de Hydesville et les premiers pas du mouvement, on verra
pour son information l’ouvrage classique de la spirite Emma HARDINGE-BRITTEN : Modern American
Spiritualism :A TwentyYears’Record of the Communion between Earth and theWorld of Spirits, New York, 1870,
reprint : New Hyde Park (N.Y.), University Books, 1970.
10. On peut lire ses mémoires : Les lumières et les ombres du spiritualisme, Paris, Dentu, 1883.
11. Par l’intermédiaire notamment de la revue de M. Barthès : Le spiritualiste de la Nouvelle Orléans.
12. Sur le spiritisme allemand : numéro spécial de l’Österreichische Zeitschrift für Geschichtswissenschaft,
« Orte des okkulten », n° 4, 2003, et recherches en cours de Katrin Heuser sur le spiritisme à Leipzig.
13. Cité dans la Revue spirite, février 1867, p. 44.
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évêque du Mans et célèbre théologien : « Jamais, se souvint le Siècle quelques


années plus tard, on ne se livra à de pareils excès de table » (24 avril 1868).
Mais passé l’hiver 1854, la guerre de Crimée aidant, les choses semblent être
un peu retombées. La mode passe et la pratique se banalise.Victor Hugo, comme
beaucoup d’autres, fait tourner les tables à Jersey avec Mme de Girardin et
quelques amis. En 1862, le théologien jésuite Ambroise Matignon écrit avec rai-
son : « Il y a quelques années, peut-être on en faisait plus de bruit ; aujourd’hui,
sans en parler autant, on les pratique davantage »14. Mais il faut distinguer deux
principaux canaux de diffusion. La filière des médiums « américains » d’abord,
comme Home et les frères Ira et William Davenport, qui font des tournées dans
toute l’Europe, à base surtout de manifestations « physiques » spectaculaires. « Ils
se disent médiums, ironise Kardec, et n’ont garde d’omettre le titre d’américains,
passeport indispensable, comme les noms en i pour les musiciens »15. Le pre-
mier passage de Home à Paris en octobre 1855 réveille l’intérêt du public et le
13 février 1857, il est même reçu aux Tuileries par le couple impérial, qui semble
s’être intéressé d’assez près au phénomène. La filière « philosophique » du spiri-
tisme proprement dit ne démarre vraiment qu’avec la publication le
18 avril 1857 du fameux Livre des Esprits, la bible du spiritisme jusqu’à nos jours.
Profitant de la vitesse acquise, Kardec fonde en janvier 1858 la Revue spirite et
le 1er avril, la Société parisienne des études spirites.
La vague redémarre au milieu de l’année 1859, au moment où l’Empire se
brouille avec les catholiques sur la question romaine. Dans ce contexte, les
sociétés spirites bénéficient d’une plus large tolérance administrative. Kardec,
au début des années 1860, s’en félicite à plusieurs reprises : il souligne que nulle
part les réunions spirites n’ont rencontré la moindre opposition et il remercie
les autorités civiles de leur bienveillance. Dès lors, l’expansion est rapide. En
janvier 1860, Kardec note que « les idées spirites sont dans l’air » et qu’on les
confesse plus facilement, sans craindre le ridicule. Le théoricien se fait mis-
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sionnaire : il effectue à partir de septembre 1860 des voyages de propagande en
France (Sens, Mâcon, Lyon, Saint-Étienne, Bordeaux, etc.) et en Belgique
(Bruxelles et Anvers en 1864). Dans les années 1860-1862, la Revue spirite
manifeste même une sorte d’euphorie apostolique :
« Si […] le Spiritisme trouve de si nombreuses sympathies, écrit Kardec, c’est que son
temps est venu, c’est que les esprits étaient mûrs pour le recevoir ; c’est qu’il répond à un
besoin, à une aspiration. Vous en avez la preuve dans le nombre, considérable aujourd’hui,
des personnes qui l’accueillent sans surprise, comme une chose toute naturelle, lorsqu’on
leur en parle pour la première fois, et qui disent qu’il leur semblait que les choses devaient
être ainsi, mais sans pouvoir les définir »16.
« On peut dire, écrit le catholique N.C. Le Roy, que le spiritisme est la tenta-
tion publique de la société »17. De façon plus diffuse, un fonds de pensée qui réunit

14. Les morts et les vivants, Paris, 1862, p. II.


15. « Nouveaux médiums américains à Paris », Revue spirite, février 1862, p. 53.
16. Voyage spirite en 1862, s.l., p. 23.
17. « Le spiritisme », Revue des sciences ecclésiastiques, VII, 1863, p. 416.
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des thèmes assez disparates, issus aussi bien du magnétisme et des doctrines
humanitaires que du spiritisme, se répand dans la littérature populaire18, le théâtre,
la presse, voire certains sermons catholiques comme ceux des pères Blot, Félix et
Gratry, pour ne citer que les plus illustres. Au centre des préoccupations : le com-
merce des vivants et des morts, la présence invisible des défunts, les existences
antérieures, la pluralité des mondes habités, toutes choses qui imprègnent pro-
fondément l’imaginaire collectif.
« Décidément, écrit Émile Zola, les romanciers, à court d’imagination en ces temps de pro-
duction incessante, vont s’adresser au Spiritisme pour trouver des sujets nouveaux et étranges.
[…] Peut-être le Spiritisme va-t-il fournir au génie français le merveilleux nécessaire à tout
époque bien conditionnée »19.

En fait, le spiritisme n’a jamais trouvé, au grand dam de Kardec, le romancier


de premier plan qui aurait pu donner à ses thèses ses lettres de noblesse, comme
en son temps les doctrines religieuses de Pierre Leroux et Jean Reynaud avaient
trouvé George Sand, ou l’occultisme, plus tard, Huysmans.
La progression du mouvement spirite marque le pas dès 1863. La plupart des
périodiques spirites de province auront même disparu en 1868. Deux raisons à
cela. La première est qu’à ce moment-là, le spiritisme a fait le plein de tous ceux
qui s’intéressaient déjà à ce genre de manifestations sous des dénominations
diverses et que Kardec appelait les « spirites inconscients » :
« Le Spiritisme, écrit-il dans la Revue spirite en septembre 1866, a dès l’abord rallié à lui
tous ceux à qui ces idées étaient pour ainsi dire à l’état d’intuition ; il n’a eu qu’à se montrer
pour en être accepté avec empressement ; c’est ce qui explique son accroissement numérique
rapide. Aujourd’hui qu’il a moissonné ce qui était mûr, il agit sur la masse réfractaire ; le tra-
vail est plus long ».

La seconde est liée aux scandales suscités par les médiums américains, en par-
ticulier les frères Davenport, qui sont convaincus de fraude en Angleterre, à
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Liverpool en février 1865, puis à Paris, salle Herz le 12 septembre 1865. Ces scan-
dales rejaillissent sur l’ensemble des spirites « philosophes », en provoquant dans la
presse un redoublement des attaques, tant rationalistes que catholiques.

LE SYSTÈME D’ALLAN KARDEC

Léon Rivail, plus connu sous son nom druidique d’Allan Kardec, passe à
juste titre pour le « prophète » ou le « pape » du spiritisme, même s’il récusait
(assez mollement) le titre. Il est l’inventeur du mot et de la doctrine. Mais il
n’était pas le seul à l’époque à prétendre à la tiare : il eut des concurrents,

18. Théophile GAUTIER, Spirite. Histoire fantastique (d’abord en feuilleton dans le Moniteur universel
– donc le journal officiel – puis en volume chez Charpentier en 1866) ; Ange de KÉRANIOU, La Femme du
spirite, Paris, 1866 ; Elise BERTHET, La double vue (feuilleton du Siècle paru entre septembre et
octobre 1865) ; X. B. SAINTINE, La seconde vie (feuilleton paru dans le Moniteur en février 1864) ; Charles
BARBA, L’assassinat du Pont-Rouge (feuilleton de l’Evénement en 1866) ; Elie SAUVAGE, Mirette, Paris, 1867.
19. L’Événement, 19 février 1866.
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80 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

aujourd’hui bien oubliés, comme Zoé Piérart, directeur de la Revue spiritualiste,


Louis-Alphonse Cahagnet, le baron de Güldenstubbe, et des disciples dissi-
dents comme le magistrat bordelais Jean-Baptiste Roustaing, tous mis à l’Index
par l’Église romaine. Plus largement, le spiritisme appartient à la dernière géné-
ration des « théologies humanitaires » (Paul Bénichou), celle des « années 1850 »,
qui vulgarise les thèmes développés depuis 183020. Pour ces spiritualistes de
gauche, souvent marqués par l’échec des utopies sociales de la Deuxième
République, les spéculations religieuses ont constitué, au plus fort de la dicta-
ture impériale, des positions de repli ou d’attente du retour des opportunités
politiques.
Le moins qu’on puisse dire est que le système de Kardec ne manquait pas
d’ambition et les commentateurs de l’époque ont généralement souligné avec
condescendance la candeur un peu « primaire » de sa métaphysique. Edgar
Saveney écrivait par exemple dans la Revue des deux mondes :
« Il aborde les principales questions qui ont occupé de tout temps l’humanité, et montre
comment le spiritisme fournit pour tous ces grands problèmes des solutions commodes et
expédientes, alors que tous les philosophes y ont perdu leur métaphysique. De fait, ce petit
livre21 ne manque point d’intérêt, et il offre un genre tout particulier d’utilité que l’auteur n’a
point cherché. On y trouve une parodie vraiment instructive de l’effort que tant de cerveaux
ont fait pour convertir en réalités leurs imaginations. On y surprend dans leur naïve bonho-
mie ces procédés d’explication qui n’expliquent rien, et qui, mieux déguisés ailleurs, affec-
tant dans des systèmes en renom des allures transcendantes, n’en aboutissent pas moins à
des tautologies »22.

Il existe plusieurs biographies de Kardec, qui émanent généralement de par-


tisans de sa doctrine, mais en définitive on ne sait pas grand chose de lui23. Ce
Lyonnais d’origine catholique est issu d’une famille bourgeoise de magistrats et
d’avocats. Il a été élevé en Suisse protestante, à l’école du grand pédagogue rous-
seauisant Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). Il est ensuite venu à Paris
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pour fonder en 1829 un institut inspiré des principes de son maître, qui dut fer-
mer ses portes à la suite d’un revers de fortune. À partir de 1835, il mène une
carrière de professeur libre et d’auteur de manuels scolaires (arithmétique,
grammaire, orthographe) qui lui valent une certaine notoriété. Ses ennemis l’ac-
cuseront, une fois devenu célèbre, d’avoir travaillé sous un premier pseudonyme

20. Parmi eux : A. D’ORIENT [A. VIAL], Des destinées de l’âme, Paris, Comon, 1845 ; Eugène PELLETAN,
Profession de foi du dix-neuvième siècle, Paris, Pagnerre, 1852 ; Louis JOURDAN (rédacteur au Siècle), Prières
de Ludovic, Paris, Librairie nouvelle, 1854 ; Jean REYNAUD, Terre et Ciel, Paris, Furne, 1854 ; Dr RONZIER-
JOLY, Les horizons du ciel, étude sur les futures destinées de l’homme, Paris, E. Dentu, 1856 ; Camille
FLAMMARION, La pluralité des mondes habités, Paris, Mallet-Bachelier, 1862 ; Charles LAMBERT, Le système
du monde moral, Paris, Michel Lévy frères, 1862 ; André PEZZANI, La pluralité des existences de l’âme, Paris,
Didier, 1865.
21. Il s’agit de la brochure Qu’est-ce que le spiritisme ?, publiée en 1862, qui connut une diffusion très
large.
22. « Un épisode contemporain de l’histoire du merveilleux. Le spiritisme et les spirites », Revue des
deux mondes, septembre-octobre 1863, p. 390.
23. Henri SAUSSE, Biographie d’Allan Kardec, Tours, E. Arrault, 1896 ; Christian BOUCHET, Kardec,
Puiseaux, Pardès, 2003.
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NAISSANCE DU SPIRITISME 81

pour le journal catholique L’Univers, sans qu’on sache si l’information est exacte,
à quel poste et jusqu’à quand. En tout cas L’Univers, qui a combattu le spiritisme,
ne s’en est jamais vanté ! Pour le reste, Kardec est un « quarante-huitard » assez
typique, lecteur de Fourier et de Saint-Simon, et très soucieux de conciliation,
même théologique, avec l’Église catholique. Il s’intéresse au magnétisme animal
depuis 1823, et aux tables depuis 1854, mais il ne se fait connaître qu’avec la
publication du Livre des Esprits au printemps 1857.
Sa doctrine repose sur deux piliers : l’identification des esprits avec les âmes
des morts et le principe de la réincarnation. Lors du décès, explique-t-il, l’âme
se sépare du corps mais elle conserve une sorte d’enveloppe semi-matérielle
qu’il appelle le « périsprit » (peri-spiritus). Celui-ci permet aux défunts de conti-
nuer à agir sur la matière et d’entrer en contact avec les vivants. Dans l’au-delà,
les esprits alternent les phases de désincarnation et de réincarnation, jusqu’à
extinction complète de leurs dettes envers la justice divine et libération du
corps. Dans le détail, le monde des esprits est peuplé de bons et de mauvais élé-
ments, sans que le contrôle d’identité soit jamais aisé. D’où la nécessité, dans
les contacts avec les morts, de faire montre d’une certaine prudence et d’un
contrôle rationnel du contenu des « révélations » recueillies.
Les idées de Kardec ne sont pas originales. Lui-même n’en faisait pas mys-
tère : tout, ou presque, était déjà dans le magnétisme ou les spéculations religieuses
de Charles Fourier et Jean Reynaud. Au magnétisme, il emprunte sa physiologie
tripartite : corps, âme et « corps fluidique », rebaptisé « périsprit ». Sans surprise, la
plupart des premiers « spirites » furent d’abord « magnétistes », sinon toujours
« magnétiseurs », et les premières « médiums », « somnambules ». Le magnétisme
animal, introduit en France à partir de 1778 par le médecin viennois Anton
Mesmer et complété par son disciple français le marquis de Puységur (qui passe
pour avoir découvert l’hypnose sous le nom de « somnambulisme provoqué »), a
connu un certain succès au crépuscule des Lumières, à Paris et dans quelques
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villes de province24. Après un temps d’arrêt sous la Révolution, il est redevenu à
la mode dans les années 1820 et depuis 1840, brochures, séances, périodiques ne
cessent d’attiser la curiosité du public. « Le magnétisme, écrit Kardec dans la Revue
spirite de mars 1858, a préparé les voies du spiritisme, et les rapides progrès de
cette dernière doctrine sont incontestablement dûs à la vulgarisation des idées sur
la première ». Ses idées religieuses n’ont guère plus d’originalité. Il s’inspire très
directement des thèses du saint-simonien Jean Reynaud, dont le livre Terre et Ciel
de 1854 a rencontré un franc succès25, et plus largement, de la famille des doc-
trines humanitaires plus ou moins dérivées des deux « pères spirituels du roman-
tisme » (selon Georges Gusdorf) que sont Emmanuel Swedenborg (1688-1745)
et Louis-Claude de Saint Martin (1743-1803), dit le « Philosophe inconnu ».

24. Robert DARNTON, La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Perrin, 1984.
25. Michel NATHAN, Le ciel des fouriéristes,habitants des étoiles et réincarnations de l’âme, Lyon, Presses uni-
versitaires de Lyon, 1981 ; Guillaume CUCHET, « Utopie et religion au XIXe siècle. L’œuvre de Jean Reynaud
(1806-1863), théologien et saint-simonien », Revue historique, 631, 2004, p. 577-599.
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82 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Si ses idées sont sans originalité, reste à comprendre pourquoi elles ont ren-
contré un tel succès alors que beaucoup d’autres, qui défendaient des thèses
assez semblables avant ou en même temps que lui, n’ont guère percé. Première
raison probable : l’incontestable talent pédagogique de Kardec, qui les a
« manuélisées » avec beaucoup d’efficacité, tout en les attribuant aux esprits, de
sorte qu’elles eussent l’air de « tomber du ciel », et non plus des rêveries de
quelque philosophe désétabli des grandes traditions religieuses. Deuxième rai-
son : le caractère à la fois complet et syncrétique de son système. Complet parce
que jusqu’à sa mort en 1869, il s’est attaché à lui donner, outre son point de
départ « philosophique » de 1857 (complété dans la deuxième édition de 1860),
une partie expérimentale (Livre des Médiums, 1861), une partie morale
(L’Évangile selon le spiritisme, 1864) et des développements religieux sur le ciel
et les miracles26. Syncrétique, surtout, parce qu’il réussit la synthèse des pra-
tiques américaines, des doctrines « humanitaires » et du magnétisme animal, le
tout au service d’une morale inspirée du protestantisme libéral.
La synthèse de Kardec présente trois caractéristiques qui vont contribuer
à donner au spiritisme français son profil particulier. Sa dimension religieuse
d’abord, qui a pris une importance croissante à la fin de sa vie, jusqu’à le
brouiller avec certains de ses amis qui la jugeaient excessive. Elle laissa très per-
plexes la plupart des spirites anglo-saxons. Kardec considérait en effet qu’il
avait pour mission de diffuser la « révélation » spirite. Elle était censée prolon-
ger celles de Moïse et de Jésus, mais s’en distinguait par son caractère collectif,
expérimental et accessible au grand nombre. Ce qui lui vaudra le mépris des
« occultistes », amateurs de métaphysiques plus aristocratiques ou plus ésoté-
riques comme René Guénon27. Sa dimension funéraire ensuite, à l’heure où
redémarre chez les catholiques la dévotion aux âmes du purgatoire et où se
généralise, dans la société française, le « culte des morts », avec ses institutions
caractéristiques : concessions funéraires, caveaux et chapelles de famille, pèle-
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rinages sur les tombes et autres dépôts de fleurs28. Kardec, tout en s’efforçant
de donner au spiritisme un contenu philosophique, était très conscient de la
nécessité pour lui de proposer sur ce terrain des « consolations » efficaces :
« La possibilité d’entrer en communication avec les esprits, est une bien douce consola-
tion, puisqu’elle nous procure le moyen de nous entretenir avec nos parents et nos amis qui
ont quitté la terre avant nous. Par l’évocation nous les rapprochons de nous ; ils sont à nos
côtés, nous entendent et nous répondent ; il n’y a pour ainsi dire plus de séparation entre eux
et nous. Ils nous aident de leurs conseils, nous témoignent de leur affection et le contente-
ment qu’ils éprouvent de notre souvenir. C’est pour nous une satisfaction de les savoir heu-
reux, d’apprendre par eux-mêmes les détails de leur nouvelle existence, et d’acquérir la
certitude de les rejoindre à notre tour »29.

26. Le Ciel et l’Enfer ou la Justice divine selon le Spiritisme (août 1865), Caractère de la révélation spi-
rite (1867), La Genèse, les Miracles et les prédictions selon le Spiritisme (janvier 1868).
27. Jean-Pierre LAURENT, L’ésotérisme chrétien en France au XIXe siècle, Paris, L’Âge d’Homme, coll.
« Politica Hermetica », 1992.
28. Guillaume CUCHET, Le crépuscule du purgatoire, op. cit.
29. Le Livre des Esprits, Paris, 1857, p. 149.
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NAISSANCE DU SPIRITISME 83

Sa dimension « scientifique » enfin, caractérise le spiritisme, qui se donne


pour une science, même s’il a des prolongements religieux. Il n’a guère été pris
au sérieux par les scientifiques eux-mêmes, mais le contexte des années 1850
aide à comprendre comment ce scientisme du pauvre a pu être accueilli favo-
rablement dans certains milieux, ou simplement avec curiosité. L’époque va à
la vulgarisation scientifique et à la célébration des « merveilles » de l’industrie, la
science le disputant aux exploits traditionnels du « surnaturel » chrétien30. Les
témoins de l’hiver 1854 ont été par exemple très frappés par la concomittance
de la généralisation du télégraphe électrique, avec tout ce qu’il avait d’extraor-
dinaire du point de vue de la vitesse de circulation des informations, et de l’ir-
ruption du spiritisme, aussitôt rebaptisé « télégraphe spirituel » (d’autant que
dans les deux cas les États-Unis faisaient figure de pays pionnier) :
« Il y a 50 ans, écrivait Kardec, si l’on eût dit purement et simplement à quelqu’un qu’on
pouvait transmettre une dépêche à 500 lieues et en recevoir la réponse dans une heure, il vous
eût ri au nez, il n’aurait pas manqué d’excellentes raisons scientifiques pour prouver que la
chose était matériellement impossible. Aujourd’hui que la loi d’électricité est connue, cela
n’étonne personne, pas même le paysan. Il en est de même de tous les phénomènes spirites »31.

Ainsi le progrès technique, en brouillant les frontières du possible et de l’im-


possible, a pu faciliter la pénétration du spiritisme dans une partie de la société.
D’autant plus que l’interface de l’âme et du corps correspondait à une sorte de
no man’s land philosophique et scientifique dans la culture établie de l’époque. La
médecine officielle comme la psychologie spiritualiste qui dominait l’enseigne-
ment universitaire, l’avaient pratiquement abandonné aux spéculations humani-
taires et aux sciences plus ou moins « occultes », comme le magnétisme, la
phrénologie ou l’homéopathie32. Sous ce rapport, on peut remarquer que de
toutes les « sciences occultes » du XIXe siècle, le spiritisme et l’homéopathie sont
les seules à avoir survécu et bien survécu, sans doute parce qu’elles ont à voir avec
des questions anthropologiques de fond : la mort, le deuil, la santé, le corps.
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LES PRATIQUES

Les pratiques et le rôle dévolu à la figure centrale du médium sont au moins


aussi importants que les idées, dans l’histoire du spiritisme. Elles ont évolué vers
toujours plus de simplicité, pour des raisons de facilité d’exécution – le
médium, généralement une femme, représentant déjà une simplification
notable par rapport au magnétisme puisqu’il fait office à la fois de magnétiseur
et de magnétisé – mais aussi sous l’impulsion du modèle américain, qui

30. Sur le rapport des catholiques aux techniques : Michel LAGRÉE, La bénédiction de Prométhée.
Religion et technologie, Paris, Fayard, 1999.
31. Prévisions concernant le spiritisme, Œuvres posthumes, 1927, p. 212-213.
32. Comme le fait remarquer Charles de Rémusat, en franc tireur de l’école éclectique, dans un
remarquable article : « De la vie future », Revue des deux mondes, 15 juillet 1865, p. 300-328.
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conserve une longueur d’avance tout au long du Second Empire. Tout a com-
mencé par la « danse des tables » ou « tables tournantes » (à roulettes sur parquet
ciré, de préférence), même si en réalité on a fait tourner tout ce qu’on avait sous
la main, comme guéridons, fauteuils, chapeaux, etc. Puis sont venues les tables
« frappantes », à l’aide de codes plus ou moins compliqués (oui/non ou le
numéro d’ordre des lettres de l’alphabet). On a beaucoup ironisé à l’époque sur
l’orthographe calamiteuse des esprits ou sur la longue patience des médiums
polonais égrenant des messages hérissés de y et de z ! Le tournant décisif se pro-
duit vers le mois de juin 1853 avec l’apparition de l’écriture, d’abord sous la
forme d’un crayon attaché à une corbeille ou une planchette, puis directement
dans la main du médium. Plus tard, certains médiums se contenteront de par-
ler. Les premières expériences de « photographies des esprits » ou « photogra-
phie spiritualiste » ont lieu aux États-Unis dans les années 1850, le premier essai
français ayant eu lieu, à ma connaissance, à Dijon en 185833.
Les pratiques sont plus diverses qu’une vue superficielle du sujet pourrait
le laisser croire. Il faut distinguer en premier lieu les séances organisées et sou-
vent payantes, qui rassemblent autour d’un médium et d’un groupe constitué
un public hétéroclite de passionnés et de simples curieux, de riches et de
pauvres, avec généralement plus d’hommes que de femmes. Jules Claretie a
donné dans l’Événement du 26 août 1866 le compte rendu (malveillant) d’une
séance de ce type :
« Êtes-vous allé jamais dans quelque réunion de Spirites, un soir de désœuvrement ou de
curiosité ? C’est un ami qui vous conduit généralement. On monte haut – les Esprits aimant
se rapprocher du ciel, – dans quelque petit appartement déjà rempli ; vous entrez en jouant
du coude. Des gens s’entassent, à figures bizarres, à gestes d’énergumènes. On étouffe dans
cette atmosphère, on se presse, on se penche vers les tables où des médiums, l’œil au plafond,
le crayon à la main, écrivent les élucubrations qui passent par là. C’est d’abord une surprise ;
on cherche parmi tous ces gens à reposer son regard, on interroge, on devine, on analyse.
Vieilles femmes aux yeux avides, jeunes gens maigres et fatigués, la promiscuité des rangs et
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celle des âges, des portières du voisinage et des grandes dames du quartier, de l’indienne et
des guipures, des poétesses de hasard et des prophétesses de rencontre, des tailleurs et des lau-
réats de l’Institut ; on fraternise dans le Spiritisme. On attend, on fait tourner des tables, on
les soulève, on lit à haute voix les griffonnages qu’Homère ou le Dante ont dicté aux
médiums assis. Ces médiums, ils sont immobiles, la main sur le papier, rêvant. Tout à coup
leur main s’agite, court, se démène, couvre les feuillets, va, va encore et s’arrête brusque-
ment. Quelqu’un alors, dans le silence, nomme l’Esprit qui vient de dicter et lit. Ah ! ces lec-
tures ! […] La plupart du temps Lamennais fait des fautes d’orthographe et Cervantes ne sait
pas un mot d’espagnol ».

Les séances domestiques ensuite, en famille ou avec des amis, qui réunis-
sent des groupes plus intimes, plus homogènes et plus féminins. Elles étaient
relativement rares au début, mais se sont multipliées à mesure que les familles
purent trouver plus facilement parmi leurs membres les médiums adéquats,
généralement des vieillards, des jeunes filles ou des enfants. Dans son livre de

33. Revue spiritualiste, VI, n° 4, 1863, p. 117.


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NAISSANCE DU SPIRITISME 85

1865 sur Les Apôtres, paru deux ans après sa célèbre Vie de Jésus, Renan rap-
procha spontanément l’état d’esprit des premiers disciples du Christ avec le cli-
mat psychologique des séances spirites :
« Pour concevoir la possibilité de pareilles illusions, il suffit de se rappeler les scènes de
nos jours où des personnes réunies reconnaissent unanimement entendre des bruits sans
réalité, et cela, avec une parfaite bonne foi. L’attente, l’effort de l’imagination, la disposition à
croire, parfois des complaisances innocentes, expliquent ceux de ces phénomènes qui ne
sont pas le produit direct de la fraude. Ces complaisances viennent, en général, de personnes
convaincues, animées d’un sentiment bienveillant, ne voulant pas que la séance finisse mal, et
désireuses de tirer d’embarras les maîtres de la maison. Quand on croit au miracle, on y aide
toujours sans s’en apercevoir. Le doute et la négation sont impossibles dans ces sortes de
réunions. On ferait de la peine à ceux qui croient et à ceux qui vous ont invité.Voilà pourquoi
ces expériences, qui réussissent devant de petits comités, échouent d’ordinaire devant un
public payant, et manquent toujours devant les commissions scientifiques »34.

Troisième type de séance : le spectacle pur et simple, autour de médiums


« américains » qui se produisent contre argent. Le public cherche d’abord les
manifestations physiques spectaculaires et les impressions fortes. Le cas le plus
célèbre est celui des frères Davenport et de leur impresario William Fay, qui
furent eux aussi reçus par Napoléon III au château de Saint-Cloud, dans la soi-
rée du 28 octobre 1865. Le cas de Home est un peu différent puisqu’il se pro-
duisait gracieusement dans un milieu choisi, sans s’exposer aux dangers de la
foule et de la critique rationaliste. En 1858 toutefois, après un passage par la pri-
son de Mazas pour vol et affaires de mœurs, ce Cagliostro du XIXe siècle est dis-
crètement chassé de France par des autorités qui cherchent à éviter le scandale.
Toutes ces pratiques ne sont pas de même nature. Il existe un premier type
de pratique qu’on pourrait qualifier de « philosophique ». C’est celui que recom-
mande Kardec. Les participants s’adressent à des esprits célèbres (de Socrate
au curé d’Ars en passant par Napoléon), dans le cadre de groupes ou de socié-
tés constituées, à jours et heures fixes (les esprits ayant, paraît-il, leurs habitudes)
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en vue d’obtenir des « révélations » sur les arcanes de la vie et de la mort. Il s’agit
d’une pratique minoritaire, sans doute, mais importante parce que ce sont ces
« croyants » du spiritisme qui assurent la permanence du milieu. La pratique
ludique ou de curiosité est beaucoup plus largement représentée. Plus aléatoire
et fantaisiste, elle concerne des gens qui veulent se divertir, qui ont des loisirs ou
du temps à tuer, comme les rentiers et les militaires encasernés. Ils improvisent
ensemble une réunion ou ils vont, en curieux, assister à une séance plus régu-
lière. On y consulte ses défunts de famille mais aussi un peu tous ceux qui se
présentent, au gré de l’imagination et des opportunités. La pratique thérapeu-
tique, appelée aussi « médiumnité guérissante », se distingue mal de la pratique
magnétique. Elle s’est développée à partir de 1865, autour de quelques figures
de guérisseurs comme le charpentier Simonet, près de Bordeaux, ou M. Jacob,
un spirite bourguignon qui était zouave au camp de Châlons, dans un contexte

34. Les Apôtres, Paris, Lévy frères, 1866, note 2, p. 22.


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86 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

de tolérance relative des autorités à l’égard de l’exercice illégal de la médecine35.


La pratique de consolation enfin, liée à un deuil douloureux, représentait selon
Kardec près de 60 % du public. « Parlez leur, ils vous répondront ! » disait-il. C’est
elle surtout qui donne au spiritisme français sa coloration particulière. On « ques-
tionnait » alors ses « chers esprits » comme on « priait ses chers défunts », ou
comme on « visitait ses morts ». De nombreux récits de conversion montrent que
c’est généralement le sentiment d’être entré en contact avec un mort regretté
(souvent des enfants) qui emporte la décision, les défunts ayant (si l’on peut
dire) « les vivants à l’émotion ». Même Louis Figuier, le vulgarisateur scientifique
le plus connu de l’époque, et ardent adversaire des spirites, finira pas se conver-
tir à une sorte de spiritisme après la mort de son fils36. Léon Favre, frère de Jules,
le célèbre opposant républicain, s’est rallié à la nouvelle croyance en 1858 après
être entré en contact avec sa mère et une petite sœur morte en bas-âge. Il a très
bien vu du reste que le « culte des morts » de l’époque était le ressort affectif de
masse qui avait permis au spiritisme de se répandre dans la société :
« C’est par l’amour que s’est infiltrée la nouvelle croyance, et la consolation s’est trouvée
immense pour tous ceux qui pleuraient sans espoir et qui, tout d’un coup, tantôt au moyen
de la table, tantôt sous la main d’un médium, ont reconnu le caractère, la personnalité, la ten-
dresse dont ils croyaient l’expression anéantie à jamais. Les religions officielles offrent si peu
de certitude, l’inconnu place avec des ténèbres si épaisses sur la vie qui succèdent au tom-
beau, la foi qui devrait l’illuminer repose sur des bases si fragiles, que l’annonce de la possi-
bilité d’une communication devait produire l’effet d’une révélation, et qu’elle a conquis
aveuglément tous ceux qui ont eu le bonheur de saisir un rapport qui ne fût pas en opposi-
tion trop directe avec les exigences de leur raison »37.

LA SOCIOLOGIE DU SPIRITISME

Peut-on préciser l’ampleur et la nature de la pénétration du spiritisme dans


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la société française du Second Empire ? Il est pratiquement impossible d’éva-
luer sérieusement le nombre des spirites, sans compter qu’il y a bien des
manières de participer à cette sensibilité sans être à proprement parler « spi-
rite ». Kardec lui-même estimait leur nombre à 600 000 en 1869. On peut en
revanche essayer de préciser quelques caractéristiques du monde spirite38. Il
s’agit d’abord d’un phénomène urbain. Une historienne américaine, Lynn
Sharp, a même parlé de « nouvelle religion urbaine »39. Une géographie plus
fine de la diffusion du spiritisme permettrait sans doute de montrer que les
campagnes proches des grandes agglomérations, surtout dans les régions

35. Nicole EDELMAN, Voyantes, guérisseuses…, op. cit., p. 55-56.


36. Le quatrième et dernier volume de son Histoire du merveilleux dans les temps modernes (Paris,
Hachette, 1860) est entièrement consacré au spiritisme et très critique. En 1892, il publie Les Bonheurs
d’Outre-Tombe chez Flammarion.
37. Revue spiritualiste, XII, n° 4 et 5, 1869, p. 98.
38. On verra l’analyse sociologique proposée par Kardec lui-même : Revue spirite, janvier 1869, p. 1-9.
39. L. SHARP, « Fighting for the afterlife », art. cit.
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NAISSANCE DU SPIRITISME 87

déchristianisées, furent également touchées. Le mouvement a commencé dans


les capitales et les grandes villes avant de descendre la pyramide urbaine. En
1863, Mgr Pavy, archevêque d’Alger, explique par exemple que le spiritisme
dans son diocèse affecte les villes principales, mais guère les petites agglomé-
rations et les campagnes. Celles-ci sont restées largement en dehors : mieux
tenues par le clergé, plus à l’écart des courants de la modernité, elles bénéfi-
cient déjà d’un système complet et satisfaisant de relations entre vivants et
morts qui associe tacitement christianisme et traditions folkloriques. Dans ces
conditions, les publicistes catholiques qui dénoncent fréquemment le retour du
« paganisme » dans la société moderne, ont le sentiment d’assister à une urba-
nisation de la superstition :
« Le sorcier est très florissant, écrit Eugène Veuillot en 1864, le frère du célèbre polé-
miste. Si le zèle du clergé lui a fait perdre de son crédit dans les campagnes, il gagne, en
revanche, du terrain dans les villes. Les journaux le recommandent et les salons lui sont
ouverts. On l’écoute en affectant un sourire d’incrédulité ; néanmoins, il inspire de la
confiance, un peu de crainte et presque du respect. Il convient de noter que c’est surtout
parmi les lettrés, les artistes et les gens du monde, ennemis du surnaturel, que le sorcier
contemporain rencontre ses plus fervents adeptes. Ces esprits forts admettent les thèses de
M. Renan sur les miracles de Notre-Seigneur, mais ils n’hésitent pas à croire que M. Home
peut faire apparaître les morts »40.

Toute la question est de savoir s’il s’agit d’une nouvelle croyance, née de la
ville et des sensibilités qui s’y expriment, ou de l’importation, via l’exode rural
de pratiques funéraires et thérapeutiques en usage dans les campagnes41.
Croyance urbaine sui generis ou contamination rurale des mentalités urbaines ?
Le problème de la modernité ou de l’archaïsme des pratiques spirites est plus
compliqué qu’il n’y paraît, et seule une étude précise des contextes locaux et de
la composition des premiers groupes d’adeptes permettrait d’y voir plus clair.
D’autant qu’il existe une sociabilité spirite, qui s’exprime parfois sous la forme
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de sociétés mutuelles, et que les groupes qui s’en réclamaient ont également
constitué des lieux d’accueil et d’entraide pour tous ceux qui, comme les ruraux
déracinés du quartier de la Guillotière à Lyon, étaient dans la ville sans être véri-
tablement de la ville.
Il s’agit ensuite d’un phénomène assez largement provincial. Il faut distin-
guer, de ce point de vue, les « tables tournantes » de l’hiver 1854 du spiritisme pro-
prement dit. Les premières ont commencé à Paris dans les milieux de la
bourgeoisie et de l’aristocratie mais, passé l’effet de mode, le spiritisme s’est mieux
implanté en province, notamment à Bordeaux, Strasbourg, Metz, Toulouse et
Lyon, véritable capitale du spiritisme français42 . Selon une revue spirite,

40. « Les sorciers contemporains », Revue du monde catholique, IX, 74, mai 1864, p. 164.
41. Comme l’a bien vu Jean-Pierre CHANTIN dans son article : « Nizier Philippe, guérisseur lyonnais
ou l’histoire d’une mythe », Ésotérisme et religion, EPHE, section de sciences religieuses, Politica Hermetica,
XVIIIe colloque international, Paris, décembre 2003.
42. Anne-Sophie CHAMBON, « Le spiritisme à Lyon : 1860-1920 », mémoire de maîtrise, université
Lyon III (dir. Régis Ladous), 1989.
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88 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

« les expériences sommaires, tentées entre deux tasses de thé par quelques femmes adul-
tères et quelques jeunes prétentieux, ont suffi à la curiosité des Parisiens. Si la table faisait
mine de tourner, on riait beaucoup ; si, au contraire, la table ne bougeait pas, on riait encore
plus fort et c’est ainsi que la question se trouvait approfondie. Il en était autrement chez la
population plus réfléchie de la province »43.

En 1862, Kardec estimait à 25 ou 30 000 le nombre de ses adeptes à Lyon,


avec 600 groupes constitués44, 10 000 à Bordeaux. Paris aurait démarré plus
tardivement, vers 1864, Kardec estimant alors généreusement le nombre de ses
adeptes à 100 000.
Il s’agit enfin d’un phénomène qui concerne surtout la petite bourgeoisie,
les artisans et les ouvriers. Quelques groupes saillants émergent, comme les
militaires (la troupe plus que les officiers), les médecins homéopathes (Kardec
est un admirateur de Häneman, le fondateur de l’homéopathie), les instituteurs,
encore très majoritairement spiritualistes à cette date45, les canuts lyonnais ou
les ouvriers des chemins de fer, quelques notables, hommes de loi ou avocats.
Le spiritisme français se singularise donc par rapport à ses homologues étran-
gers qui sont généralement moins plébéiens : middle et upper classes en
Angleterre, plus franchement aristocratique en Russie, Espagne, Autriche,
Pologne. En fait, il faut distinguer là-encore la mode de l’hiver 1854, partie des
hautes classes et des salons mondains, du spiritisme proprement dit dont le
public est beaucoup plus démocratique. Ce qui explique en partie le mépris
dans lequel savants et intellectuels l’ont tenu. Ce n’est pas un hasard, par
exemple, si Flaubert fait faire du spiritisme à Bouvard et Pécuchet, petits
employés parisiens devenus rentiers en Normandie.
Il faut enfin s’interroger sur la signification religieuse du spiritisme. Parmi ses
adeptes se trouvent des catholiques, des protestants, des israélites, des incrédules.
Dans certaines familles, même dévotes, on a continué longtemps de pratiquer un
spiritisme réduit aux communications avec les défunts sans trop s’inquiéter des
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mises en garde du clergé. Mais Kardec lui-même reconnaissait qu’il s’agissait le
plus souvent de catholiques aux convictions flottantes, ou d’incrédules d’origine
catholique. Les sources américaines et protestantes du spiritisme l’ont d’emblée
rendu suspect au clergé catholique, en dépit des tentatives d’ouverture de Kardec.
Le spiritisme ne prétendait pas en effet remplacer les religions existantes, et jus-
qu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à sa mise à l’Index le 25 avril 1864, Kardec a cher-
ché contre toute évidence la conciliation avec l’Église catholique.
Que le spiritisme soit né dans le monde protestant, en particulier en milieu
méthodiste, n’est pas un hasard non plus : en autorisant à la marge une forme
de commerce entre vivants et morts, sans grand danger dogmatique, il a pu
servir de purgatoire de substitution dans une branche du christianisme qui

43. Cité dans la Revue spirite, septembre 1866, p. 271.


44. A.-S. Chambon les estime plutôt autour de 10 000 (« Le spiritisme à Lyon 1860-1920 », mém.
cit., p. 55-57).
45. Les liens de Kardec avec Jean Macé et la Ligue de l’enseignement sont assez étroits.
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manquait un peu de potentiel anthropologique en matière de culte des morts.


Mais en France, on ne voit pas que les protestants s’y soient intéressés plus que
les autres, à l’exception du livre du comte Agénor de Gasparin, qui est isolé et
d’esprit très rationaliste46. Le lecteur de Kardec, au contraire, est frappé par
les nombreux éléments désorbités de catholicisme qu’il incorpore, à commen-
cer par le purgatoire pour lequel il professe la plus grande admiration. Le spi-
ritisme kardéciste, dans son dernier état, est une « religion » de la prière pour les
morts, des mérites et des œuvres. Son public donne donc plutôt le sentiment
d’avoir affaire à des gens qui ont quitté le dogme catholique mais qui restent
dans le champ magnétique de sa culture : questions, habitudes mentales et
émotions47. Comme s’il s’agissait pour eux de sortir à moindre frais du chris-
tianisme, en se ménageant des étapes de transition et des compensations psy-
chiques. De là aussi sans doute la géographie très « catholique » de l’expansion
du kardécisme en Europe, bloqué dans les pays de culture protestante mais
bien accueilli en Italie, Espagne et Belgique.

***

Allan Kardec a dit un jour du spiritisme qu’il était une « utopie du


XIXe siècle », un de ces rêves de modernisation de la religion si caractéristiques
de l’âge romantique. À la fin de sa vie, il a publié une bibliographie commen-
tée qui rassemblait, dans un esprit très œcuménique, les principales doctrines
religieuses du siècle qui lui semblaient avoir annoncé le spiritisme48.Toutes pré-
sentent un air de famille certain, mais le destin paradoxal de l’utopie spirite ne
ressort que mieux de la comparaison, dans la mesure où elle est à la fois une
des plus tardives et la seule qui ait vraiment « réussi » dans la société du
XIXe siècle.
Qu’y avait-il donc de plus dans le spiritisme qui pourrait expliquer son
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succès ? Pas les idées religieuses en tout cas, puisque Kardec reconnaissait lui-
même n’avoir rien inventé dans ce domaine. Du reste, dans un contexte mar-
qué par l’essor d’une mentalité positiviste, nombre de ses héritiers se
désintéresseront de cette partie de son œuvre pour la tirer plutôt du côté de ce
que le docteur Charles Richet appellera à la fin du siècle les « sciences méta-
psychiques ». La clé du succès spirite réside plutôt dans le corps de pratiques
simples et excitantes sur lequel Kardec a greffé son système, et dans sa capa-
cité à apporter des consolations aux hommes et aux femmes de son temps. Le
vrai ressort du spiritisme, qui lui permettra ensuite de surmonter les change-
ments de conjoncture idéologique et intellectuelle, est d’ordre affectif. Il faut
aller le chercher dans la grande tristesse collective qui fait le fond du « culte des

46. Des tables tournantes, du surnaturel en général et des esprits, Paris, Dentu, 1854, 2 volumes.
47. Émile POULAT, « Le catholicisme comme culture », in Modernistica, Paris, Nouvelles éditions
latines, 1982, p. 58-77.
48. Catalogue raisonné des ouvrages pouvant servir à fonder une bibliothèque spirite, Paris, 1869.
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morts » de l’époque et qui se généralise dans les années 1850, au moment où


le romantisme achève de devenir un véritable état des sensibilités collectives.
Il en résulte une demande massive de « consolation » – le mot religieux de
l’époque – qui s’est exprimée simultanément par la généralisation de la reli-
gion familiale du souvenir et de la tombe, le redémarrage du culte du purga-
toire et la naissance du spiritisme.
Guillaume CUCHET
Université d’Avignon
U.F.R. Lettres et Sciences Humaines
74, rue Louis Pasteur,
84029 Avignon Cedex 1
guillaume.cuchet@univ-avignon.fr
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