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L’ornithorynque

Chico de Oliveira, Traduit de l'anglais par Cécile Arnaud


Dans Agone 2015/2 (n° 57), pages 41 à 64
Éditions Agone
ISSN 1157-6790
ISBN 9782748902334
DOI 10.3917/agone.057.0041
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chico de oliveira 41

L’ornithorynque

En publiant « L’ornithorynque », une métaphore du Brésil tout entier,


Francisco (ou Chico) de Oliveira a jeté un pavé dans la mare du côté
de ses amis du Parti des travailleurs (PT), qu’il avait contribué à fonder.
À l’heure où Luiz Inácio Lula da Silva venait d’être élu président et où
il semblait incarner l’espoir d’un nouveau Brésil, de Oliveira affirmait
que cette victoire était celle d’une nouvelle classe sociale, où les « couches
supérieures du vieux prolétariat » étaient devenues les administrateurs
de fonds de pension d’une économie irrémédiablement financiarisée et
dont l’ambition de remettre en cause une structure économique et sociale
fondamentalement inégalitaire avait disparu. Dans la préface qu’il a
donnée à ce texte, Roberto Schwarz fait le rapprochement avec l’immédiat
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après-guerre, autre époque d’épuisement de l’espoir et de promesses non
tenues 1 .
Chico de Oliveira est un sociologue brésilien né en 1933, qui travailla très
tôt avec le grand économiste Celso Furtado (1920-2004), futur conseiller
de Lula, d’abord dans le cadre gouvernemental puis en exil après le coup
d’État militaire de 1964. Déjà en 1972, de Oliveira avait pris ses distances
avec ses amis en publiant une « Critique de la raison dualiste » dont le
titre s’inspirait de Sartre et qui critiquait l’image fausse que se faisaient les
spécialistes du sous-développement brésilien d’une économie duale où le
progrès viendrait de la disparition de sa part archaïque au bénéfice de son
secteur moderne. Chico de Oliveira défendait au contraire l’idée que les
caractères primitifs de l’agriculture, l’économie de subsistance de zones
urbaines entières et le tertiaire hypertrophié de petits boulots sans espoir
participaient des fondements mêmes de l’économie moderne de l’époque.

1. Roberto Schwarz, « Preface With Questions », NLR II-24, novembre-


décembre 2003.

Agone, 2015, 57 : 41–65


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C’est dans le cadre de ce débat sur la nature du sous-développement et sur


les manières d’en sortir que Chico de Oliveira est donc revenu quarante
ans plus tard pour poser la question en termes d’évolutionnisme et de part
de la conscience dans l’histoire. Tel un « Quichotte sociologue » (Roberto
Schwarz), il prend radicalement ses distances avec la foi mi-naïve et mi-
idéologique d’une grande partie de la gauche brésilienne convaincue du
progrès. Dans cette manière de montrer que sortir du sous-développement
ne signifie aucunement sortir d’une position périphérique et durablement
dominée, on peut trouver une critique de la notion de « pays émergent ».

Agone

L’ornithorynque exhibe une incroyable série d’étran-


getés : premièrement, un habitat inhabituel auquel
il est adapté par une curieuse anatomie ; deuxiè-
mement, un énigmatique mélange de caractères
reptiliens (ou du type des oiseaux) avec d’autres,
proprement mammaliens – la vraie raison de sa
place particulière dans l’histoire de la zoologie. Iro-
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niquement, le trait qui suggéra en premier lieu qu’il
avait des affinités non mammaliennes – le « bec de
canard » – n’a pas ce sens en réalité. Le museau
de l’ornithorynque est une adaptation purement
mammalienne à l’alimentation en eau douce et non
un retour à une forme ancestrale.

Stephen Jay Gould


La Foire aux dinosaures (1993)

La théorie du sous-développement – seule alternative originale aux


théories classiques de la croissance de Smith et Ricardo – n’est
résolument pas évolutionniste. On le sait, l’évolutionnisme a eu
une influence majeure dans presque tous les domaines scientifiques.
Marx lui-même nourrissait une grande admiration pour Darwin, le
concepteur d’un des plus importants paradigmes scientifiques de
tous les temps, dont la domination est aujourd’hui quasi absolue,
mais ni Marx, ni les théoriciens du sous-développement ne sont
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évolutionnistes. La théorie de Marx, focalisée sur les ruptures, voit


dans les intérêts de classe concrets le moteur de l’histoire – c’est-à-
dire la conscience, aussi imparfaite soit-elle, de sujets constituants :
« Les hommes font leur propre histoire. » Or l’évolutionnisme exclut
la « conscience » : la sélection naturelle opère au hasard pour
éliminer le plus faible. De leur côté, les théoriciens de la Commission
économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) 2 des
Nations unies ont été influencés par Weber (et marginalement par
Marx), dont le paradigme est la singularité : pas la sélection mais
l’action imprégnée de sens. Il n’y a pas d’équivalent wébérien à la
« finalité » évolutionniste de la reproduction des espèces.
Le sous-développement n’est donc pas le maillon d’une chaîne
évolutionniste allant du monde primitif jusqu’au plein développe-
ment via des étapes successives, mais plutôt une singularité histo-
rique : la forme du développement capitaliste dans les anciennes
colonies, aujourd’hui à la périphérie du système mondial, qui ont
fourni des intrants pour l’accumulation du capital dans le centre.
Cette relation, qui a persisté malgré d’énormes transformations, a
précisément empêché les anciennes colonies d’« évoluer » jusqu’aux
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stades les plus avancés de l’accumulation capitaliste, c’est-à-dire de
rattraper le centre dynamique, en dépit des fréquentes injonctions
à la modernisation lancées par ce dernier. Le marxisme, doté de
l’arsenal le plus impressionnant pour la critique de l’économie
classique, disposait d’une explication générale du développement
capitaliste dans sa théorie de l’accumulation mais n’a pas su préciser
ses formes historiques concrètes, en particulier dans la périphérie.
Lorsqu’il s’y est essayé, il a obtenu des résultats majeurs – la « voie
prussienne », la « révolution passive » –, quoique très généraux. En
fait, pendant longtemps, une espèce d’ « évolutionnisme marxiste »

2. Fondée en 1948 dans le cadre de la nouvelle Organisation des Nations


unies, la CEPALC fit pendant plusieurs décennies la promotion d’une stratégie de
développement fondée sur le protectionnisme et le rôle actif de l’État. Le choc de la
Grande Dépression avait ouvert la voie à une remise en cause de la théorie libérale
de l’avantage comparatif et la CEPALC fut le cadre d’épanouissement de théories
économiques dites « structuralistes » ou « de la dépendance » pour lesquelles, sans
volontarisme politique, les termes de l’échange ne pouvaient qu’être défavorables
à une périphérie réduite à la production de biens primaires. La CEPALC prônait
notamment l’industrialisation par substitution des importations (ISI). [ndlr]
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a dominé, proposant une théorie branlante de la périphérie capi-


taliste, basée sur le schéma stalinien des étapes historiques, allant
du communisme primitif d’avant l’apparition des classes jusqu’au
communisme moderne d’après leur disparition. Dans le cas de
l’Amérique latine, où la théorie du sous-développement était jugée
« réformiste » et alliée à l’impérialisme américain, celle des « étapes
de développement » a conduit à de graves erreurs de stratégie
politique.
On pourrait classer le sous-développement comme un cas de
« révolution passive », telle que définie par Gramsci 3 , ainsi que
le soutiennent Carlos Nelson Coutinho et Luis Jorge Werneck
Vianna 4 . Mais contrairement à la théorie du sous-développement,
cette notion ne nous dit rien du statut particulier d’anciennes
colonies des États d’Amérique latine, qui leur donne leur spécificité
politique. Le fait que le travail descende d’institutions avilissantes
comme l’esclavage et l’encomienda, ce qui leur donne leur spécificité
sociale, n’est pas non plus abordé. Florestan Fernandes s’est rap-
proché d’une interprétation gramscienne dans A Revolução Burguesa
no Brasil (1975), mais il doit également beaucoup à la CEPALC
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et à Celso Furtado. Derrière ces auteurs, on retrouve les analyses
classiques du Brésil faites dans les années 1930, qui insistaient sur
les particularités de la colonie portugaise en Amérique du Sud et sur
une sociabilité façonnée à la fois par un héritage ibérique et par un
système d’exploitation fondé sur l’esclavage.
Le sous-développement n’était donc pas une évolution tronquée
mais le produit d’une dépendance – imposée par la place du Brésil
dans la division internationale capitaliste du travail, conjuguée à
l’articulation des intérêts économiques locaux. Pour cette raison,

3. Gramsci désignait comme une « révolution passive » le processus par lequel la


classe dominante faisait une série de concessions aux dominés afin de maintenir
son hégémonie. Il rangeait dans cette catégorie des phénomènes aussi différents
que le fascisme ou le taylorisme, et la notion fut notamment utilisée par des
intellectuels latino-américains pour qualifier certains mouvements politiques dits
« populistes » comme le péronisme, par exemple. [ndlr]
4. Lire Luiz Jorge Werneck Vianna, A Revolução Passiva, Rio de Janeiro, 1997, et
Carlos Nelson Coutinho, « Uma via não-clássica para o capitalismo », in Maria da
Conceição D’Incao (dir.), História e Ideal : Ensaios sobre Caio Prado Jr, São Paulo,
1989.
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au moment d’un changement dans cette division internationale du


travail, la lutte des classes interne a offert une ouverture, sous la
forme de la Révolution de 1930 ayant amené Vargas au pouvoir
et de l’industrialisation par substitution aux importations qui a
alors été mise en place. Dans Formação Econômica do Brasil (1959),
Celso Furtado nous a donné la clé de cette conjonction : le krach
de 1929 menant à une espèce de 18 Brumaire brésilien, dans
lequel l’industrialisation est apparue comme un projet visant la
poursuite de la domination à travers d’autres formes de division
sociale du travail – quitte même à priver les producteurs de café
de leur position centrale dans la bourgeoisie locale. Le terme
« sous-développement » n’est pas neutre : son préfixe indique
que les formations périphériques ainsi constituées ont une place
dans la division internationale capitaliste du travail, hiérarchisée en
conséquence, sans quoi le concept serait dépourvu de sens. Il ne
s’agit pas d’une « étape » de développement, au sens darwinien ou
stalinien.

Dépasser l’arriération
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Ma « critique de la raison dualiste 5 » tentait d’emprunter ces deux
chemins croisés : en tant qu’exercice critique elle s’inscrivait dans
la tradition marxiste, et en tant qu’étude d’une spécificité dans la
ligne de la CEPALC. Bien que les passions du moment m’aient
porté à quelques invectives contre les cepalciens, je me suis depuis
longtemps repenti de ces erreurs, qui étaient une manière mal-
adroite d’essayer d’introduire de nouvelles considérations dans la
construction d’un modèle de sous-développement spécifiquement
brésilien – à leur façon, un hommage du vice à la vertu. Cet
essai était marxiste et cepalcien dans le sens où il cherchait à
montrer comment l’articulation des formes économiques du sous-
développement incluait des forces politiques, non pas comme
contingence externe, mais comme facteur structurant. Furtado
l’avait évoqué dans son analyse de la crise de surproduction du

5. Francisco de Oliveira, A economia brasileira : crítica à razão dualista, Cebrap,


São Paulo, 1972.
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café dans les années 1930, avant d’abandonner sa grande idée. Le


18 Brumaire de Louis Bonaparte aurait dû enseigner aux marxistes
que la politique n’est pas extérieure aux mouvements de classe
et que les classes se forgent dans la lutte, mais eux aussi ont
oublié la leçon. J’avais puisé à ces deux sources pour tenter de
comprendre pourquoi et comment des dirigeants comme Vargas et
leurs créatures – le Partido trabalhista brasileiro (PTB) et le Partido
social-democrático (PSD) 6 – avaient mené l’industrialisation du
Brésil, faisant reposer un secteur manufacturier moderne sur une
agriculture de subsistance arriérée.
Trois points ressortaient. Le premier concernait la fonction de
l’agriculture de subsistance dans l’accumulation interne du capital.
Raúl Prebisch et Furtado avaient martelé l’idée que le secteur arriéré
était un obstacle au développement, une thèse encore en vogue
dans des analyses telle celle d’Arthur Lewis sur la formation du
revenu dans des conditions d’excès de main-d’œuvre 7 . Cette thèse
manquait de fondement historique, dans la mesure où l’économie
brésilienne affichait depuis le xixe siècle un taux de croissance
sans équivalent dans une autre économie capitaliste 8 . Les études
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sur l’économie du café ont montré que, lors du cycle d’expansion
initial, les parcelles de subsistance des cueilleurs étaient utilisées
pour assurer leurs besoins à moindre coût, un système incorporé
ensuite à celui des fazendas – la bienfaisance comme « accumulation
primitive ». Furtado lui-même, en étudiant l’agriculture de subsis-
tance dans le Nord-Est et le Minas, a identifié sa « fonction » dans la
genèse de l’accumulation et dans l’expansion des marchés à partir de

6. Tous les deux fondés en 1945 au moment de l’effondrement de la dictature de


Getúlio Vargas (l’Estado Novo), le PTB et le PSD étaient les instruments politiques
par lesquels les partisans de ce dernier s’efforçaient de conserver le contrôle du
pouvoir. Le PTB, particulièrement, avait pour fonction de chasser sur les terres
du mouvement ouvrier pour contrer la progression du communisme. [ndlr]
7. Arthur Lewis, Theory of Economic Growth, Londres, 1955 ; Raúl Prebisch, « El
desarrollo económico de América Latina y algunos de sus principales problemas »,
El Trimestre Económico, vol. 16, nº 63, 1949. On peut trouver ce rapport fécond de
la CEPALC dans Adolfo Gurrieri (dir.), La obra de Prebisch en la CEPAL, Mexico,
1982.
8. Lire Angus Maddison, Monitoring the World Economy 1820-1992, Paris, 1995.
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São Paulo. Je soutenais donc que l’agriculture arriérée avait financé


l’agriculture moderne et l’industrialisation.
La naissance du système bancaire moderne brésilien, dont l’un
des berceaux se trouvait dans le Minas, offrait une preuve supplé-
mentaire de la relation entre des formes de subsistance et les secteurs
les plus avancés du capital, un thème présent dans La Guerre civile
en France de Marx. Je notais que l’agriculture de subsistance n’avait
pas seulement contribué à faire baisser le coût de la reproduction de
la force de travail dans les villes, facilitant l’accumulation du capital
industriel, mais produit aussi un surplus qui, ne pouvant pas être
réinvesti, avait été écoulé dans la spéculation immobilière. L’essai de
Francisco Sá Jr à la même période explorait ce processus dans les
conditions locales du Nord-Est 9 .
Ces imbrications entre agriculture de subsistance, système ban-
caire, financement de l’accumulation industrielle et baisse du coût
de la reproduction de la force de travail dans les villes ont
formé le pivot de l’expansion capitaliste au Brésil. Mais cela n’a
pas été perçu par la ligne de Furtado et de la CEPALC, malgré
toute sa valeur heuristique. J’étais en profond désaccord avec les
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théories dans lesquelles l’agriculture arriérée était vue seulement
comme un obstacle, la croissance explosive des villes traitée comme
un phénomène marginal et la législation en faveur d’un salaire
minimum jugée incompatible avec l’accumulation du capital. Pour
autant, je ne considérais pas tout ça comme des fondations solides
pour l’expansion du capitalisme brésilien. Au contraire, c’était et
c’est la faiblesse de ce dernier que de générer une répartition des
revenus inégale au point de constituer une entrave grave à une future
accumulation.
De là a découlé mon explication du rôle d’« armée de réserve »
joué par les activités informelles en ville. Pour la plupart des
penseurs de l’époque, elles n’étaient guère plus que des consom-
matrices de surplus ou simple lumpen ; de mon point de vue,
elles constituaient un des moyens de faire baisser le coût de la
reproduction de la force de travail urbaine. Le phénomène de l’auto-
construction expliquait le paradoxe selon lequel les pauvres, parmi

9. « O desenvolvimento da agricultura nordestina e a função das atividades de


subsistência », Estudos CEBRAP, janvier 1993.
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lesquels les ouvriers d’usine, étaient propriétaires de leur maison –


si on peut appeler ainsi les horreurs des favelas –, réduisant ainsi le
coût monétaire de leur propre reproduction.
Il ne s’agissait absolument pas d’une adaptation darwinienne aux
conditions rurales et urbaines de l’expansion capitaliste au Brésil,
ni d’une « stratégie de survie » (comme le voudrait une certaine
anthropologie), mais bien plutôt des formes non résolues de la
question agraire et du statut de la force de travail, d’une subordi-
nation du prolétariat, en tant que nouvelle classe sociale urbaine,
à l’État – autant d’expressions d’un type de transformisme purement
brésilien, soit une modernisation conservatrice ou une révolution de
la production sans révolution bourgeoise. Une fois rejeté le dualisme
des théories de la CEPALC, on voyait mieux apparaître le caractère
« productif » de notre arriération, son rôle indispensable dans
l’expansion capitaliste. Le sous-développement pouvait dès lors être
vu comme une exception permanente au système capitaliste à sa
périphérie. Comme l’a dit Walter Benjamin, les opprimés savent ce
qui leur arrive. En définitive, le sous-développement est l’exception
faite pour les opprimés : les bidonvilles apparaissent comme une
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exception urbaine, le travail informel comme une exception au
regard de la marchandise, le patrimonialisme une exception dans
la compétition inter-capitaliste, la contrainte étatique une exception
à la règle de l’accumulation privée, du keynésianisme avant la
lettre – cette dernière se retrouvant également dans les « capitalismes
tardifs 10 ».
La condition singulière du sous-développement aurait pu être
résolue d’une manière non évolutionniste à partir de ses propres
contradictions, s’il avait existé une volonté sociale de tirer avantage
de la « richesse de l’iniquité » à la périphérie. La place du Brésil
dans la division internationale capitaliste du travail, reconfirmée
par chaque cycle de modernisation, aurait pu fournir les moyens
techniques modernes de « sauter des étapes », comme dans les
périodes Vargas et Kubitschek. La croissance des syndicats aurait
pu mettre fin aux forts taux d’exploitation, rendus possibles par
le bas coût de la force de travail. La réforme agraire aurait pu non

10. Lire José Luis Fiori (dir.), Estados e Moedas no Desenvolvimento das Nações,
Petrópolis, 1999 – en particulier la deuxième partie.
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seulement endiguer l’« armée de réserve » dans les villes, mais aussi
liquider le pouvoir patrimonial. Mais il manquait la moitié de la
solution : une telle émancipation n’était pas un objectif partagé
par la bourgeoisie nationale. Au contraire, déjà affaiblie par la
mondialisation croissante de l’industrie, surtout dans les branches
manufacturières les plus nouvelles, elle a tourné le dos à une alliance
avec les classes subordonnées 11 . Le coup d’État de 1964, suivi par
d’autres dans la majorité des pays d’Amérique latine, a refermé les
possibilités qui avaient été à un moment ouvertes.
La longue dictature militaire de 1964 à 1984 a opté sans
ambiguïté pour la « voie prussienne » : sévère répression politique,
contrôle strict des syndicats, haut degré de coercition étatique,
accroissement du poids des entreprises publiques dans l’économie,
dont même les nationalistes de l’époque antérieure n’auraient pu
rêver, ouverture aux capitaux étrangers – l’industrialisation « à
marche forcée », selon l’expression d’Antonio Barros de Castro. Rien
n’a été fait pour en finir avec le patrimonialisme, ni pour résoudre le
problème aigu du financement interne de l’expansion capitaliste, le
talon d’Achille de la précédente constellation de forces. Au lieu de
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cela, on a eu recours à la dette extérieure, ce qui a ouvert la porte à
la financiarisation de l’économie et de l’État. Les conséquences sont
apparues clairement à l’époque du dernier gouvernement militaire,
sous le même tsar économique qui avait présidé au précédent
« miracle brésilien », Delfim Netto. Considéré comme un faiseur de
miracles, il s’est alors révélé un véritable imposteur.

11. Dans Empresário Industrial e Desenvolvimento Econômico (São Paulo, 1964),


Fernando Henrique Cardoso a reconnu que la bourgeoisie industrielle nationale
avait préféré faire alliance avec le capital international. Il s’agit peut-être du
meilleur ouvrage académique de cet ancien sociologue, maintenant ex-président
et éternel candidat à l’occupation du palais présidentiel du Planalto. Roberto
Schwarz soutient que, pendant sa présidence, Cardoso a mis en pratique à la lettre
les conclusions de son livre : ayant renoncé à un projet national, la bourgeoisie
locale a opté sans hésitation pour l’intégration du pays au capitalisme mondial.
50 l’ornithorynque

L’anatomie de l’ornithorynque
À quoi ressemble l’ornithorynque ? Très urbanisé, il a une faible
population rurale et une faible main-d’œuvre, donc peu de résidus
précapitalistes, mais possède un puissant secteur agro-industriel.
Son secteur secondaire, bien développé, a connu la deuxième
révolution industrielle et se rapproche aujourd’hui de la troisième –
la révolution « moléculaire-digitale » ou de l’information. D’un côté
(celui des très hauts revenus), son secteur des services est très
diversifié, quoique plus gaspilleur que sophistiqué ; de l’autre, il
est extrêmement primitif et lié aux faibles dépenses des pauvres.
Le secteur financier est encore un peu atrophié, mais en raison
de la financiarisation de l’économie et de la forte dette intérieure,
il représente une part importante du PIB : 9 % en 1998, contre
seulement 4 % aux États-Unis, en Allemagne et en France et 6 % au
Royaume-Uni – des économies au centre financier du capitalisme
mondialisé 12 . Pour ce qui est de la population active, la proportion
des ruraux est faible et en déclin, l’emploi industriel, après avoir
connu un pic dans les années 1970, décline aussi, tandis qu’il y a eu
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un boom constant des emplois du secteur tertiaire. C’est le portrait
d’un animal dont « l’évolution » a suivi les traces familiales : si c’était
un primate, ce serait presque un homo sapiens.
L’ornithorynque semble doté de « conscience », puisqu’il a été
démocratisé il y a presque trois décennies. Mais il lui reste à produire
de la connaissance, de la science et de la technologie : il en est encore
essentiellement au copiage, bien que le séquençage du génome de
xylella fastidiosa indique qu’il n’est peut-être pas loin de certaines
avancées dans le domaine de la biogénétique 13 . Espérons seulement

12. Le chiffre brésilien vient de l’IBGE, System of National Account ; pour les
autres pays, les moyennes pour la période 1985-1991 proviennent de Fernando
Cardim de Carvalho, et sont disponibles sur www.mre.gov.br. Notez cependant
que le chiffre brésilien date de la période de faible inflation après le Plano Real,
faussant le calcul du produit du secteur financier, ce qui pose différents problèmes
méthodologiques. Par comparaison, en 1993, le secteur financier représentait
environ 32,8 % du PIB brésilien.
13. Mariluce Moura, « O novo produto brasileiro », Pesquisa FAPESP, nº 55, juillet
2000. Xylella fastidiosa est une bactérie qui provoque différentes maladies des
plantes, affectant notablement les orangers et les caféiers.
chico de oliveira 51

qu’il ne décidera pas de se cloner lui-même. Que manque-t-il à


son « évolution » ? La réponse se trouve dans son système cardio-
vasculaire : l’importance de la dette dans le PIB démontre que
l’économie ne peut pas fonctionner sans un apport extérieur de
devises. Les avances reçues sont colossales : en 2001, la dette
extérieure totale atteignait un inquiétant 41 % du PIB, et son seul
service représentait 9,1 % du PIB. Il y a peu d’économies capitalistes
comme ça. Certes, la proportion est la même aux États-Unis, mais
avec une différence cruciale : le fluide vital qui circule partout dans
le monde pour retourner aux États-Unis est son propre sang, le
dollar, que le pays crée lui-même. De ce point de vue, « l’évolution »
a fait un pas en arrière : il ne s’agit plus de sous-développement
mais d’une situation qui ressemble à celle précédant la crise de
1930, où les coûts du service de la dette (c’est-à-dire le paiement
des intérêts et l’amortissement du principal) consommaient toutes
les recettes d’exportation du pays 14 . Il y a pourtant une différence
fondamentale : avant 1930, l’économie brésilienne se résumait
aux exportations de café, alors qu’on a aujourd’hui affaire à un
pays industrialisé qui se retrouve pourtant dans la même situation
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de subordination financière 15 . Cette dépendance extérieure a en
outre créé un fardeau de la dette intérieure tout aussi terrible,
comme un mécanisme pour absorber les liquidités injectées par
l’afflux de capital spéculatif étranger. Mais c’est aussi une avance
sur la production future, si bien que, si on additionne les dettes
intérieure et extérieure, il ressort que, pour produire un PIB annuel

14. Lire Annibal Villanova Villela et Wilson Suzigan, Política do Governo e


Crescimento da Economia Brasileira, 1889-1945, Rio de Janeiro, 1973. J’ai fait
référence à leur recherche dans un essai sur l’extrême violence de la crise de
l’entre-deux-guerres, « A Emergência do Modo de Produção de Mercadorias : uma
interpretação teórica da economia da República Velha no Brasil », in Boris Fausto
(dir.), História Geral da Civilização Brasileira, vol. III, O Brasil Republicano, São
Paulo, 1975.
15. Entre le dernier trimestre de 2002 et mars 2003, les prêts extérieurs qui
finançaient les exportations brésiliennes se sont taris, et le real a perdu 30 % de
sa valeur. Une fois passée la peur suscitée par l’accession au pouvoir du Parti des
travailleurs, les fonds étrangers se sont remis à couler et le taux de change s’est
raffermi. Cette spectaculaire dépendance financière et ses inquiétants niveaux de
volatilité sont maintenant pratiquement irréversibles.
52 l’ornithorynque

donné, le Brésil doit accumuler un montant de dettes équivalent. La


financiarisation de l’économie est devenue un processus réitératif.

Assujettissement du travail virtuel


Dans le passé sous-développé, le travail « informel » pouvait être
considéré comme une transition temporaire vers une formalisation
des rapports salariaux, dont on a vu des signes vers la fin des années
1970 16 – combinant, d’après moi, une accumulation globale insuffi-
sante et une préférence pour l’industrie. En termes théoriques, c’était
une forme « au-dessous de la valeur » : la main-d’œuvre créée par la
migration vers les villes a été utilisée, plutôt que comme une armée
de réserve de travail précapitaliste, pour fournir des services aux
villes en pleine industrialisation.
Sous la contrainte de la révolution moléculaire-digitale, associée
à l’internationalisation du capital, la productivité du travail a fait
un saut périlleux vers la plénitude du travail abstrait. Dans sa
constitution duale – formes concrètes et « essence » abstraite –, la
consommation de travail vivant a toujours rencontré un obstacle
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dans la frontière poreuse entre le temps de travail total et le temps de
travail productif. Toute hausse de la productivité du travail provient
de la tentative faite par le capital de réduire l’écart entre ces deux
quantités. Son but, idéalement, serait de transformer le temps de
travail total en travail non rémunéré, ce que seul un sorcier pourrait
accomplir. Ici, plus-value absolue et relative se mélangent presque :
absolue, parce que le capital utilise l’ouvrier quand il a besoin de
lui ; relative, puisque cela n’est possible qu’en raison d’une immense
productivité.
Il y a là une contradiction : la voie de la plus-value relative devrait
être celle d’une baisse du travail non payé mais, dans la réalité,
c’est l’inverse. L’augmentation de la productivité du travail signifie
que les intervalles de non-travail disparaissent et que tout le temps
de travail devient du temps de production. Les services sont la

16. Lire Elson Luciano Silva Pires, « Metamorfoses e Regulação : O Mercado


de Trabalho do Brasil nos Anos Oitenta », thèse de doctorat, département de
sociologie, université de São Paulo, 1995.
chico de oliveira 53

partie de la division sociale du travail où cette rupture est la plus


visible. Il s’est créé une sorte de « travail abstrait virtuel ». Ses formes
« exotiques » se trouvent là où le travail ressemble à une récréation,
un divertissement, une communauté entre les travailleurs et les
consommateurs : dans les centres commerciaux. Mais c’est dans
l’information qu’il réside surtout. On le trouve aussi dans le genre
de travail le plus pesant et le plus primitif. Il prend la forme d’une
fantasmagorie, un non-lieu et un non-temps, égal au temps total.
Imaginez une personne chez elle, accédant à son compte bancaire
via un ordinateur et faisant le travail autrefois alloué à un employé
de banque : quel genre de travail est-ce là ? Les concepts tels que
« formel » ou « informel » n’ont ici plus de pouvoir explicatif.
Dans cette perspective, le sous-développement apparaîtrait
comme une évolution à l’envers. Les classes dominantes, incor-
porées dans une division du travail qui dresse les producteurs de
matières premières contre les producteurs de biens d’équipement,
ont choisi une forme interne de division du travail qui préservait leur
domination. Un choix fait « en conscience » et non pas par hasard.
Si bien que la porte restait ouverte à la transformation. Aujourd’hui,
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l’ornithorynque a perdu la capacité de choisir : son évolution est
tronquée. La littérature sur l’économie de la technologie, évolu-
tionniste et néo-schumpetérienne, suggère que le progrès technique
est incrémental et dépend donc d’une accumulation scientifique
antérieure 17 . Alors que, durant la deuxième révolution industrielle,
le progrès technique se fondait sur un savoir largement diffusé,
permettant aux pays de faire un « bond en avant » en se l’appro-
priant, le nouveau type de savoir scientifique n’est pas accessible
dans les rayons du supermarché de l’innovation mais enfermé dans
des brevets. Comme l’a montré Derrida, il est également jetable et
éphémère. Ce mélange entre un savoir jetable et éphémère et un
progrès incrémental bloque la voie aux économies et aux sociétés qui
restent à l’arrière-garde du progrès technico-scientifique. Il semble
que le séquençage du génome xylella fastidiosa ne sera guère plus
qu’un élément décoratif de fierté nationale, une démonstration des

17. Lire Carlos Eduardo Fernandez da Silveira, « Desenvolvimento tecnológico


no Brasil : Autonomia e dependência num país industrializado periférico », thèse
de doctorat, université de Campinas, 2001.
54 l’ornithorynque

compétences des chercheurs brésiliens dans une niche spécialisée et


non pas le présage d’une nouvelle règle pour la production à venir
du savoir.

La matrice inatteignable
La révolution moléculaire-digitale efface la frontière entre science
et technologie : les deux sont façonnées par un processus unique.
On fait de la science en faisant de la technologie et vice versa. Cela
signifie que les produits technologiques ne sont pas prêts à l’emploi,
dissociés de la science qui les a fait naître. Inversement, le savoir
scientifique ne peut être produit sans la technologie appropriée : la
fabrication des bombes atomiques et la production correspondante
d’énergie nucléaire – bien que la fusion doive encore être réalisée
avec succès – illustrait déjà cette annulation, ou substitution.
La révolution moléculaire-digitale efface définitivement la barrière
entre les deux. Les produits purement technologiques qui restent
ne sont que des produits de consommation.
Cette transformation a de profondes conséquences en termes
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d’accumulation du capital. La première et la principale : les pays,
ou systèmes périphériques, ne peuvent copier que des marchandises
jetables, pas la matrice technoscientifique qui les a produites, d’où
une course perpétuelle contre la montre. La deuxième conséquence,
moins évidente : l’accumulation réalisée en copiant des biens
jetables subit elle aussi une obsolescence accélérée et ne laisse rien
derrière elle, contrairement à l’accumulation basée sur la deuxième
révolution industrielle. La nouvelle matrice nécessite des niveaux
d’investissement qui demeurent toujours au-delà des capacités des
forces d’accumulation domestiques, renforçant les mécanismes de
la dépendance financière extérieure. Les résultats sont toujours en
deçà des efforts : les taux d’accumulation, mesurés par le coefficient
d’investissement rapporté au PIB, déclinent, comme les taux de
croissance. Pour reprendre des termes fréquemment utilisés par les
théoriciens de la CEPALC, le ratio production/capital se détériore :
il faut de plus en plus de capital pour obtenir de moins en moins
chico de oliveira 55

de produits 18 . Dans la mesure où la mondialisation augmente la


productivité du travail sans générer d’accumulation de capital – en
raison de la nature divisible de la forme technique moléculaire-
digitale –, les revenus demeurent extrêmement inégaux, ce qui
accentue cette contradiction. Pour donner un autre exemple : la
productivité des vendeurs de soda à l’entrée des stades a augmenté
du fait du système des inventaires « juste-à-temps » adopté par les
fabricants et distributeurs de boissons, mais le travail par lequel
les vendeurs réalisent la valeur de cette marchandise pourrait
difficilement être plus primitif. L’accumulation moléculaire-digitale
se combine à l’utilisation la plus rudimentaire de la force de travail.

Les impasses de la périphérie


Pour surmonter le caractère jetable et éphémère de la production,
il faudrait un effort colossal en termes de recherche scientifique
et technique, soit une multiplication de la part de la recherche et
développement dans le PIB, afin d’arriver à la pointe du progrès
technologique. D’après Carlos Fernandez da Silveira, en 1997, cette
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part était inférieure à 1,5 % au Brésil. Pour faire grimper ces
proportions, il serait nécessaire, non seulement d’augmenter le taux
d’investissement sur une longue période – en 1999, il était d’environ
18 % –, mais surtout de changer le mix d’investissement en consa-
crant une plus large part à la recherche et développement 19 . À cer-
taines périodes historiques, des sous-systèmes économiques ont

18. Il y a actuellement des discussions pour savoir si le Brésil devrait produire


ses propres postes de télévision digitale ou copier ce qui est accessible dans le
monde entier. Une autre possibilité serait d’entrer dans un consortium technico-
scientifique avec la Chine. Le ministre du Trésor du Parti des travailleurs,
Antonio Palocci, estime que ça ne vaut pas la peine, puisque ça nécessiterait un
investissement de plusieurs milliards de reais pour un résultat précaire, compte
tenu de la taille réduite du marché brésilien et du système de brevets encadré par
l’OMC. D’après lui, toute velléité d’exporter des télévisions digitales fabriquées au
Brésil relève d’un dangereux fantasme. Le même dilemme s’était posé dans le cas
de la télévision couleur et avait été résolu par l’adoption des modèles Palm-M et
NTSC, c’est-à-dire des copies jetables. Aucun effort technico-scientifique n’a été
fait pour créer un modèle original, seulement pour adapter des brevets existants.
19. Donnée trouvée dans Revista BNDES, juin 2001.
56 l’ornithorynque

accompli cette prouesse, au prix d’une intense répression politique


et d’un régime extrêmement frugal, dans lequel la production de
biens de consommation restait insignifiante. Dans le cas du Japon,
par exemple, la population s’est tellement habituée à économiser
que le pays dispose maintenant d’un énorme surplus d’épargne
qui n’est pas converti en investissements ; même la consommation
de gadgets électroniques (dont la production a été délocalisée en
Chine) ne réussit pas à absorber les revenus japonais. Dans le cas
de l’Union soviétique, la production de biens de consommation
a été complètement dédaignée, ce qui a paralysé l’agriculture au
point de mener à une vaste famine. Là-bas, les formes techniques de
l’accumulation du capital de la deuxième révolution industrielle ont
permis des avancées extraordinaires, mais étant indivisibles, elles ne
pouvaient être utilisées pour produire des biens de consommation
courante : les équipements métallurgiques ne font pas le pain 20 .
Le paradoxe, c’est que l’accumulation du capital sous les formes de
la deuxième révolution industrielle pouvait avancer en utilisant le
savoir technico-scientifique disponible, bien que ces formes elles-
mêmes soient indivisibles ; dans la révolution moléculaire-digitale,
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les formes sont divisibles mais le savoir technico-scientifique
devient quant à lui indivisible dans l’unité de la science et du
développement.
Le cas du Brésil était très différent. Même pendant les meilleures
années sous Kubitschek, l’investissement n’a jamais dépassé 22 %
du PIB. Pour l’augmenter, la dictature militaire a eu recours à un
financement extérieur, créant une dette énorme, qui est devenue
le moteur d’une croissance coercitive et d’une subordination finan-
cière. Mais dans la mesure où l’accumulation incrémentale doit
être continue, vu qu’il n’y a plus de « lendemain » quand des taux

20. Dans les débats théoriques des années 1950, le « modèle » adopté par l’Union
soviétique semblait lui donner un avantage, comme le soutenaient Maurice Dobb
et Nicholas Kaldor, parce que les biens d’équipement tiraient le développement
économique. Mais on n’a pas prêté une attention théorique suffisante au caractère
indivisible des formes techniques de la deuxième révolution industrielle, qui
a fini par mener au goulot d’étranglement de l’expérience soviétique. Dans
l’équation keynésienne, Y=C+S ou I. Ce qui signifiait, dans le cas soviétique, que
la consommation ne pouvait que souffrir, même si le modèle a produit des taux
de croissance étonnant dans la première période des plans quinquennaux.
chico de oliveira 57

d’investissement élevés ne sont plus nécessaires, il semble qu’il ne


reste plus rien à la portée d’un pays qui vient de créer un programme
« Faim zéro » pour parer aux terribles conséquences concrètes d’une
distribution du revenu immensément inégalitaire.
Lorsqu’ils atteignent la périphérie, les effets de l’augmentation stu-
péfiante de la productivité du travail (ce travail abstrait virtuel) sont
dévastateurs. Profitant de l’immense réserve de travail « informel »
créée par l’industrialisation, l’accumulation moléculaire-digitale n’a
pas eu besoin de beaucoup ébranler les formes concrètes-abstraites
du travail, sauf dans certaines petites niches fordistes. L’extraction
de plus-value a pu s’accomplir sans résistance, sans être entravée
par les anciennes barrières à l’exploitation totale.
Dans les années 1980, la tendance à la formalisation des rapports
salariaux a ralenti puis s’est arrêtée, et ce qu’on appelle encore
improprement le « travail informel » a augmenté. Convergeant avec
la « restructuration productive », il en a résulté ce que Robert Castel
a qualifié de « désaffiliation », ou déconstruction de la relation
salariale 21 . Ce processus peut être observé dans tous les secteurs
de l’économie et à tous les niveaux. Tertiairisation, précarisation,
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flexibilité ; taux de chômage de près de 30 % dans la métropole de
São Paulo, de 25 % à Salvador ; et, moins contradictoire qu’il n’y
paraît, des « occupations » plutôt que des emplois – des marchands
ambulants partout et des groupes de jeunes aux croisements qui
vendent à peu près n’importe quoi, salissent autant qu’ils lavent
des pare-brises. À São Paulo, les rues Quinze et Boa Vista, quartier
traditionnel des banquiers et de leurs employés, sont devenues de
vastes étalages de quincaillerie diverse et variée. Les environs du
beau et lumineux théâtre municipal forment une scène où se jouent
les drames d’une société en ruines, un bazar multiforme où l’on vend
les copies horriblement kitsch des biens de consommation haut de
gamme. Des milliers de vendeurs de Coca-Cola, de Guaraná, de
bière et d’eau minérale pullulent devant les entrées des stades deux
fois par semaine. Nous sommes théoriquement stupéfaits : c’est du
travail abstrait virtuel. Des programmes pieux tentent de « former »
cette main-d’œuvre, de lui fournir des « qualifications » – une
tâche à la Sisyphe, comme de remplir d’eau un panier, poursuivie

21. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
58 l’ornithorynque

dans la croyance que le bon vieux travail à l’ancienne, l’emploi


salarié, reviendra avec le changement de cycle économique 22 . Or,
ce sera l’inverse : la reprise, quand elle surviendra, sera intermittente
et d’une durée imprévisible. Dans toutes les futures périodes de
croissance, le travail abstrait virtuel ne fera que s’enraciner plus
profond.
Malgré des taux de croissance impressionnants, soutenus pendant
une longue période, l’ornithorynque est une des sociétés capitalistes
les plus inégalitaires du monde – plus même que les économies
les plus pauvres d’Afrique, qu’on ne peut pas considérer comme
capitalistes. Et pour cause, suis-je tenté de dire. La contradiction
brésilienne tient avant tout à la combinaison entre dépendance
extérieure et dégradation du statut du travail. Ce dernier a pré-
cédemment entretenu un mode d’accumulation qui a financé
l’expansion (c’est-à-dire le sous-développement) mais, associé à la
première, il crée un marché intérieur qui ne peut que consommer
des copies, en un cercle vicieux.
Une fois que la révolution moléculaire-digitale devient la prin-
cipale forme technique de l’accumulation du capital, le marché
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peut être segmenté sans donner lieu à des crises de réalisation,
dérivées d’un excès d’accumulation. Celles-ci ne se produisent que
quand la concentration galopante des richesses décélère. En ce qui
concerne la consommation populaire, malgré des critiques bien
intentionnées, il n’y a pas de crise de réalisation : la segmentation
digitale est pleinement capable de descendre dans les enfers d’une
répartition des revenus déséquilibrée. Les crises de suraccumulation
se posent uniquement sous la forme de problèmes de concurrence
oligopolistique, comme dans le secteur des télécoms aujourd’hui,
après la privatisation. Avides de récolter les plus beaux trophées,
les géants mondiaux des télécoms se sont lancés dans une bataille
prédatrice, installant des systèmes de téléphonie mobile et baissant
le prix des appareils (augmentant les importations), tout ça pour
se heurter aux obstacles constitués par l’indigence des pauvres.

22. Dans ces cours de « requalification », les ouvriers apprennent un peu


d’informatique, l’équivalent d’un appel à Dieu pour le nouvel employé polyvalent.
Il n’y a rien de plus tragique : on leur apprend les fondements mêmes du caractère
jetable.
chico de oliveira 59

Cependant, presque tous les produits de la révolution moléculaire-


digitale réussissent à atteindre les groupes à faibles revenus et à en
faire des consommateurs durables, comme en témoignent les forêts
d’antennes et même de paraboles satellites sur les toits des taudis des
favelas. On pourrait dire, à la manière de l’école de Francfort, que
cette capacité à apporter la consommation jusque dans les secteurs
les plus pauvres de la société est le plus puissant narcotique social 23 .

Émergence d’une nouvelle classe


En principe, bien sûr, les organisations de la classe ouvrière
pourraient transformer la structure inégalitaire de notre répartition
des revenus, comme elles l’ont fait dans les sous-systèmes nationaux
d’Europe avec la création de l’État-providence – l’extension des
relations salariales permettant au travail d’acquérir un pouvoir
collectif. Ça a été le cas dans les années 1970, jusqu’à un certain
point. Le coup d’État militaire de 1964 avait déjà montré des
signes que les organisations ouvrières n’étaient plus seulement des
« courroies de transmission » de ce que la littérature sociologique
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appelait la domination « populiste 24 ». L’émergence des grands
mouvements syndicaux dans les années 1970, dont le Parti des
travailleurs (PT) était largement le produit, semblait indiquer qu’on
pouvait suivre une voie « européenne 25 ». La part des salaires
dans le revenu national a augmenté, et la visée universaliste des

23. Celso Furtado a déjà mis en garde contre cette évolution, mais, à mon avis,
en soulignant à l’excès le caractère importé de ces schémas de consommation
prédatrice au lieu de voir dans la répartition des revenus son principal déter-
minant. Dans son dernier livre, court mais magnifique, il rectifie le tir. (Lire,
respectivement, Subdesenvolvimento e estagnação na América Latina, Rio de Janeiro,
1966 ; Análise do “Modelo” Brasileiro, Rio de Janeiro, 1972 ; puis Em busca de novo
modelo : reflexões sobre a crise contemporânea, São Paulo, 2002.)
24. Il y a aujourd’hui un réexamen de cette littérature, qui considérait le
populisme en Amérique latine comme une forme quasi-fasciste fleurissant sur la
passivité des classes ouvrières. Lire Alexandre Fortes, « Trabalhismo e Populismo :
Novos Contornos de um Velho Debate », inédit ; et Jorge Ferreira (dir.), O
Populismo e sua História. Debate e Crítica, Rio de Janeiro, 2001.
25. Il y avait là une contradiction : ce qui était appelé le mouvement syndical
« authentique », par opposition aux larbins installés dans les grands syndicats par
60 l’ornithorynque

revendications formulées par les syndicats « authentiques » (dans


l’automobile, le pétrole et la banque) semblait ouvrir la voie à un
élargissement du salariat et de ce qui va avec, la sécurité sociale
et différents bénéfices indirects. Les entreprises publiques étaient
le fer de lance de ce processus – les ouvriers du pétrole étaient
des « fonctionnaires publics » impliqués dans la production de
marchandises –, ce qui a donné naissance à de gros fonds de
pension.
Le mouvement s’est arrêté dans les années 1980, avant de décliner
brusquement. Érodé par la restructuration de la production, le
travail abstrait virtuel et la « force » politique, les forces de travail
n’avaient plus de « force » sociale. Les évolutions de la base technico-
matérielle de l’économie ne pouvaient manquer d’avoir des réper-
cussions sur la formation des classes. Si Edward Thompson avait
raison d’insister sur le fait qu’un « ouvrier » n’est pas uniquement
une place dans le processus de production, il n’en reste pas moins
que si cette place n’existait pas, il n’y aurait pas d’ouvriers. La
représentation de classe a perdu sa base, et le pouvoir politique
fondé dessus s’est étiolé. Dans les conditions propres au Brésil, cette
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perte a une énorme signification : aujourd’hui, il n’y a pas de rupture
en vue avec la longue « voie passive » brésilienne, mais il ne s’agit
plus de sous-développement.
La structure de classe aussi a été tronquée ou modifiée. Les
couches supérieures du vieux prolétariat sont devenues, en partie, ce
que Robert Reich a appelé des « analystes symboliques 26 ». Ils sont
les administrateurs des fonds de pension émanant des anciennes
entreprises publiques, dont le plus important est Previ – le fonds
des fonctionnaires de la Banco do Brasil, encore publique. Cette
strate siège, en tant que représentante des ouvriers, au conseil
d’administration d’institutions financières clés, telle la Banque

la dictature, fonctionnait sur le modèle américain. Des négociations au niveau


de l’usine puis étendues ailleurs, précisément parce que les employeurs étaient
de grosses multinationales, surtout dans le secteur automobile, qui a toujours
mené le mouvement dans la banlieue industrielle de São Bernardo. L’exemple
classique était Metalúrgicos de São Paulo. Plus tard, la crise de la dette extérieure
et l’incapacité inhérente des industriels à répercuter les coûts plus élevés sur les
consommateurs a rapproché ces syndicats à l’américaine des modèles européens.
26. Robert Reich, The Work of Nations, New York, 1992.
chico de oliveira 61

nationale pour le développement économique et social (BNDES). La


dernière floraison de protection sociale, essentiellement organisée
dans les entreprises publiques, a généré ces fonds. Et la Constitution
de 1988 a établi le Fonds de soutien aux travailleurs (FAT),
qui est maintenant la plus importante source de capital à long
terme du pays, opérant précisément à travers la BNDES 27 . Ce
simulacre de socialisme a produit ce que Robert Kurz appelle des
« sujets monétaires 28 ». La fonction des ouvriers accédant à ces
fonctions est d’assurer la rentabilité des fonds mêmes qui financent
la restructuration de la production, créatrice de chômage.
Les syndicats du secteur privé organisent maintenant aussi leurs
propres fonds de pension en suivant l’exemple de ceux du secteur
public. Ironiquement, c’est précisément ainsi que Força sindical a
battu le syndicat de l’industrie sidérurgique (Siderúrgica nacional),
publique à l’époque, qui était lié à la CUT (Central unica dos
trabalhadores) – en formant un « club d’investisseurs » pour financer
la privatisation de l’entreprise 29 . Personne n’a ensuite demandé ce
qu’il était advenu des actions des ouvriers, qui sont soit tombées
en poussière soit ont été rachetées par le groupe Vicunha, qui
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contrôle maintenant l’industrie. C’est ce qui explique les récentes
convergences pragmatiques entre le PT et le PSDB (Parti de la social-
démocratie brésilienne), et le paradoxe apparent qui fait que le
gouvernement de Lula applique le programme de Cardoso, en le
radicalisant. Il ne s’agit pas d’une erreur mais de l’expression d’une
strate sociale véritablement nouvelle, basée sur des techniciens et

27. La part des fonds du FAT en obligations de la BNDES est passée de 2 % en


1989 à 40 % en 1999. Lire Relatório de Atividades do BNDES de 1994 a 1999. La
part des dépenses de la BNDES en formation brute de capital fixe, c’est-à-dire, en
investissement total, a fluctué entre 3,25 % en 1990 et 6,26 en 1998 et 5,93 en
1999 (Revista BNDES, juin 2001).
28. « Die letzten Gefechte », Krisis (Berlin), 1995, nº 18.
29. En s’appuyant sur des syndicats de São Paulo, Força sindical a été
fondée en 1991 par Luiz Antonio Medeiros, un ancien dirigeant communiste
« pragmatique » ; l’un de ses leaders actuels, Antonio Rogério Magri, a été ministre
du Travail sous Collor, avant d’être démis de ses fonctions sur des allégations
de corruption. La CUT a été formée en 1983 par des syndicalistes d’origines
diverses : des communistes prosoviétiques et d’autres prochinois, des trotskistes
et des catholiques.
62 l’ornithorynque

des intellectuels assurant aussi des fonctions de banquiers – le


noyau du PSDB – et des ouvriers devenus gestionnaires de fonds
de pension – le noyau du PT 30 . Ils ont en commun un contrôle
sur l’accès aux fonds publics et une connaissance de l’intérieur de la
topographie du monde financier 31 .
La formation de cette classe à la périphérie du capitalisme
mondialisé – les théories de Reich s’intéressent essentiellement au
centre dynamique du système – mérite d’être regardée de plus près.
Car, non seulement il y a une nouvelle place pour elle dans le
système (en particulier dans le secteur financier et ses relais dans
l’État), ce qui remplit l’un des critères marxistes définissant une
classe, mais il y a aussi une nouvelle « expérience » de classe, pour
reprendre l’expression de Thompson. La récente fête d’anniversaire
de l’ancien trésorier de la CUT aurait difficilement pu offrir une
illustration plus éclatante du fait que cette expérience est confinée
à cette nouvelle strate 32 et ne s’étend pas aux ouvriers au sens
large. Parce que ces gens ne sont plus des ouvriers. Ils se retrouvent
dans des nouveaux « pubs », où ils fraient avec la bourgeoisie et
ses cadres, bien qu’il ne faille pas confondre les deux : leur « place
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dans la production », c’est le contrôle sur l’accès aux fonds publics,
qui n’est pas celle de la bourgeoisie. Cette classe remplit aussi les

30. Le conseil d’administration de FRB-Par, la holding qui contrôle la compagnie


aérienne Varig, a offert trois sièges au PT. Parmi ceux qui sont entrés dans ses
instances dirigeantes, l’un est, ou était jusqu’à récemment, membre du conseil
d’administration de la BNDES, la banque publique qui a financé la restructuration
du secteur de l’aviation civile, dans lequel Varig constitue l’entreprise principale
(et très déficitaire).
31. Dans le cas extrême de la Russie post-soviétique, cette connaissance assurée
par un ancien contrôle des entreprises publiques a viré au pillage pur et simple,
mais il n’y a qu’une différence de degré avec les privatisations au Brésil et en
Argentine. Nombreux sont ceux qui, économistes sous Cardoso, sont maintenant
banquiers. L’histoire des privatisations de Menem aurait pu venir de Chicago
pendant la prohibition. Lire l’analyse dévastatrice de Horacio Verbitsky, Robo para
la corona : los frutos prohibidos del árbol de la corrupción, Buenos Aires, 1991.
32. Un des grands moments des festivités, après la victoire du PT aux élections
présidentielles de 2002, a été la réception donnée par l’ancien trésorier de la CUT
et de la campagne de Lula. La presse a dénombré entre quinze et dix-huit jets
privés et petits avions atterrissant à la fazenda où se tenait la fête. Qui aurait pu
se douter que les ouvriers possédaient autant d’avions ?
chico de oliveira 63

critères gramsciens, puisqu’elle découle précisément d’un nouveau


consensus sur l’État et le marché. Enfin, comme les classes se forgent
dans la lutte, sa dynamique se trouve dans l’appropriation de larges
portions des fonds publics. C’est là sa spécificité : son droit de
rétention ne porte pas sur les profits du secteur privé mais sur
l’endroit où se fait une partie de ces profits, c’est-à-dire les finances
publiques. Un wébérien dirait que la nouvelle classe prend forme
dans l’« action rationnelle en valeur », qui est en définitive la forme
de sa conscience 33 .
Vu sous un autre angle, l’ornithorynque a ceci de particulier que,
chez lui, les principaux fonds d’investissement sont la propriété
des ouvriers. « C’est le socialisme ! », s’exclamerait un revenant des
premières décennies du xxe siècle. Mais contrairement aux espoirs
de certains, l’ornithorynque est privé de moment éthico-politique.
L’hégémonie, d’après la formulation de Gramsci, se développe dans
la superstructure, et là, l’ornithorynque n’a pas de « conscience »,
seulement une réplique superstructurelle. Le théoricien qui l’a
anticipé est Ridley Scott, avec Blade Runner.
Tel est l’ornithorynque. Il ne lui est plus possible de rester
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sous-développé et de tirer parti des ouvertures permises par la
deuxième révolution industrielle, et il lui est tout aussi impossible
de progresser par accumulation moléculaire-digitale – il ne remplit
pas les critères internes nécessaires à une telle rupture. Il lui reste
des « accumulations primitives », du type de celles favorisées par
la privatisation. Mais sous la domination du capital financier, elles
ne sont guère que de simples transferts de propriété et non plus
de l’« accumulation » à proprement parler. L’ornithorynque est
condamné à tout balancer dans le tourbillon de la financiarisation.
Sous le PT, c’est le tour de la sécurité sociale, ce qui l’empêchera de
redistribuer le revenu et de créer un nouveau marché susceptible
de fournir les bases d’une accumulation moléculaire-digitale. L’orni-
thorynque capitaliste est une accumulation tronquée et une société

33. J’ai abordé ce phénomène dans « Medusa ou as Classes Médias e a


Consolidação Democrática » – in Guillermo O’Donnell et Fábio Reis (dir.),
A Democracia no Brasil : Dilemmas e perspectivas, São Paulo, 1988 –, j’estimais
que les experts (la « méduse ») constituaient une partie importante des classes
moyennes.
64 l’ornithorynque

irrémédiablement inégalitaire. Vive Marx et Darwin : la périphérie


capitaliste a fini par les rapprocher. Marx, qui recherchait tant
l’approbation de Darwin, qui de son côté, n’avait pas le temps de
lire Le Capital. Mais n’est-ce pas dans ce pays, aux Galápagos, que
Darwin a eu sa grande révélation ?

Francisco de Oliveira

Traduit de l’anglais par Cécile Arnaud

Texte original « The Duckbilled Platypus »,


NLR II-24, novembre-décembre 2003
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