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L’ornithorynque
Agone
Dépasser l’arriération
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10. Lire José Luis Fiori (dir.), Estados e Moedas no Desenvolvimento das Nações,
Petrópolis, 1999 – en particulier la deuxième partie.
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seulement endiguer l’« armée de réserve » dans les villes, mais aussi
liquider le pouvoir patrimonial. Mais il manquait la moitié de la
solution : une telle émancipation n’était pas un objectif partagé
par la bourgeoisie nationale. Au contraire, déjà affaiblie par la
mondialisation croissante de l’industrie, surtout dans les branches
manufacturières les plus nouvelles, elle a tourné le dos à une alliance
avec les classes subordonnées 11 . Le coup d’État de 1964, suivi par
d’autres dans la majorité des pays d’Amérique latine, a refermé les
possibilités qui avaient été à un moment ouvertes.
La longue dictature militaire de 1964 à 1984 a opté sans
ambiguïté pour la « voie prussienne » : sévère répression politique,
contrôle strict des syndicats, haut degré de coercition étatique,
accroissement du poids des entreprises publiques dans l’économie,
dont même les nationalistes de l’époque antérieure n’auraient pu
rêver, ouverture aux capitaux étrangers – l’industrialisation « à
marche forcée », selon l’expression d’Antonio Barros de Castro. Rien
n’a été fait pour en finir avec le patrimonialisme, ni pour résoudre le
problème aigu du financement interne de l’expansion capitaliste, le
talon d’Achille de la précédente constellation de forces. Au lieu de
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L’anatomie de l’ornithorynque
À quoi ressemble l’ornithorynque ? Très urbanisé, il a une faible
population rurale et une faible main-d’œuvre, donc peu de résidus
précapitalistes, mais possède un puissant secteur agro-industriel.
Son secteur secondaire, bien développé, a connu la deuxième
révolution industrielle et se rapproche aujourd’hui de la troisième –
la révolution « moléculaire-digitale » ou de l’information. D’un côté
(celui des très hauts revenus), son secteur des services est très
diversifié, quoique plus gaspilleur que sophistiqué ; de l’autre, il
est extrêmement primitif et lié aux faibles dépenses des pauvres.
Le secteur financier est encore un peu atrophié, mais en raison
de la financiarisation de l’économie et de la forte dette intérieure,
il représente une part importante du PIB : 9 % en 1998, contre
seulement 4 % aux États-Unis, en Allemagne et en France et 6 % au
Royaume-Uni – des économies au centre financier du capitalisme
mondialisé 12 . Pour ce qui est de la population active, la proportion
des ruraux est faible et en déclin, l’emploi industriel, après avoir
connu un pic dans les années 1970, décline aussi, tandis qu’il y a eu
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12. Le chiffre brésilien vient de l’IBGE, System of National Account ; pour les
autres pays, les moyennes pour la période 1985-1991 proviennent de Fernando
Cardim de Carvalho, et sont disponibles sur www.mre.gov.br. Notez cependant
que le chiffre brésilien date de la période de faible inflation après le Plano Real,
faussant le calcul du produit du secteur financier, ce qui pose différents problèmes
méthodologiques. Par comparaison, en 1993, le secteur financier représentait
environ 32,8 % du PIB brésilien.
13. Mariluce Moura, « O novo produto brasileiro », Pesquisa FAPESP, nº 55, juillet
2000. Xylella fastidiosa est une bactérie qui provoque différentes maladies des
plantes, affectant notablement les orangers et les caféiers.
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La matrice inatteignable
La révolution moléculaire-digitale efface la frontière entre science
et technologie : les deux sont façonnées par un processus unique.
On fait de la science en faisant de la technologie et vice versa. Cela
signifie que les produits technologiques ne sont pas prêts à l’emploi,
dissociés de la science qui les a fait naître. Inversement, le savoir
scientifique ne peut être produit sans la technologie appropriée : la
fabrication des bombes atomiques et la production correspondante
d’énergie nucléaire – bien que la fusion doive encore être réalisée
avec succès – illustrait déjà cette annulation, ou substitution.
La révolution moléculaire-digitale efface définitivement la barrière
entre les deux. Les produits purement technologiques qui restent
ne sont que des produits de consommation.
Cette transformation a de profondes conséquences en termes
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20. Dans les débats théoriques des années 1950, le « modèle » adopté par l’Union
soviétique semblait lui donner un avantage, comme le soutenaient Maurice Dobb
et Nicholas Kaldor, parce que les biens d’équipement tiraient le développement
économique. Mais on n’a pas prêté une attention théorique suffisante au caractère
indivisible des formes techniques de la deuxième révolution industrielle, qui
a fini par mener au goulot d’étranglement de l’expérience soviétique. Dans
l’équation keynésienne, Y=C+S ou I. Ce qui signifiait, dans le cas soviétique, que
la consommation ne pouvait que souffrir, même si le modèle a produit des taux
de croissance étonnant dans la première période des plans quinquennaux.
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21. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
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23. Celso Furtado a déjà mis en garde contre cette évolution, mais, à mon avis,
en soulignant à l’excès le caractère importé de ces schémas de consommation
prédatrice au lieu de voir dans la répartition des revenus son principal déter-
minant. Dans son dernier livre, court mais magnifique, il rectifie le tir. (Lire,
respectivement, Subdesenvolvimento e estagnação na América Latina, Rio de Janeiro,
1966 ; Análise do “Modelo” Brasileiro, Rio de Janeiro, 1972 ; puis Em busca de novo
modelo : reflexões sobre a crise contemporânea, São Paulo, 2002.)
24. Il y a aujourd’hui un réexamen de cette littérature, qui considérait le
populisme en Amérique latine comme une forme quasi-fasciste fleurissant sur la
passivité des classes ouvrières. Lire Alexandre Fortes, « Trabalhismo e Populismo :
Novos Contornos de um Velho Debate », inédit ; et Jorge Ferreira (dir.), O
Populismo e sua História. Debate e Crítica, Rio de Janeiro, 2001.
25. Il y avait là une contradiction : ce qui était appelé le mouvement syndical
« authentique », par opposition aux larbins installés dans les grands syndicats par
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Francisco de Oliveira