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Yun Wang
Dans Sociétés 2014/2 (n° 124), pages 101 à 110
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782804190163
DOI 10.3917/soc.124.0101
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 17/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.106.31.246)
Résumé : Cet article a pour but d’étudier ce que recouvre le « rêve chinois » au para-
digme de la sociologie compréhensive. Cette expression renvoie au pouvoir d’imaginer
l’ensemble spécifique qu’est la société chinoise dans tous ses éléments historiques, psycho-
logiques et culturels. Si le paradigme compréhensif nous permet d’entendre le rêve collectif
comme le choix d’un mode de vie sociale, son application dans le cas de la Chine nous
permet de conclure à une double modalité du « rêve chinois ». Premièrement, étant assi-
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Abstract: This article examines the signification of the “Chinese Dream” in the perspec-
tive of interpretive sociology. This expression reveals the power of imagining the specific
Chinese society in covering all fundamental elements i.e., historical, psychological and
cultural. If the interpretive paradigm allows us to conceive the “collective dream” as social
agents’ choice of social lifestyle, its application in the case of China permits us to conclude
the dual modality of “Chinese Dream”. First, the Chinese dream imposed by the Chinese
President Xi Jinping, being akin to a political slogan, cannot sustain in long-term; second,
multidimensional Chinese dreams have emerged (or are emerging) in a struggle against
the policy of “total control”.
Keywords: imaginary, Chinese Dream, lifestyle.
Introduction
Le 29 novembre 2011, Xi Jinping, le nouveau secrétaire général du Comité cen-
tral du PCC (Parti Communiste Chinois), a employé l’expression « rêve chinois ».
Après avoir accédé aux fonctions de chef d’État, il en a donné sa définition person-
nelle qui est immédiatement devenue la définition officielle : le rêve chinois signe
en effet le grand renouveau des Chinois. Cette expression a attiré l’attention des
observateurs du monde entier 1.
Cependant, nous regrettons de voir ce terme si souvent traité en économie
ou en géopolitique alors que son analyse sous l’angle sociologique est absente ou
incomplète. « En effet qui propose, s’expose » 2 ; les confusions ne portent donc pas
seulement sur le contenu de cette expression, mais aussi sur les discours qui l’en-
tourent. Notre but est de mettre en évidence ce qu’on entend par le « rêve chinois »
en rassemblant tous les éléments et toutes les relations sociales concernés. Pour ce
faire, il nous faut initier une recherche en utilisant le paradigme compréhensif à
propos de l’ensemble social réellement donné. D’une part, ce paradigme permet
de montrer la plausibilité interne d’un phénomène sans tenter d’en trouver une
loi mécanique ou d’en calculer la probabilité statistique ; d’autre part, cette vision
compréhensive amène à voir les différents aspects sociaux dans leur ensemble
social en gardant la typification phénoménologique de chacun d’eux.
Le rêve chinois possède à la fois une existence concrète donnée par son champ
social et un sens formel. Il indique que des règles formelles communes dépassent
les phénomènes concrets jusqu’à nous en apporter une compréhension crédible
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1. E.g., « Xi JinPing and the Chinese Dream », The Economist, 4 mai 2013.
2. M. Maffesoli, La connaissance ordinaire (1985), Klincksieck, Paris, 2007, p. 33.
3. G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1984 ;
M. Maffesoli, La connaissance ordinaire, op. cit. ; P. Watier, Le Savoir sociologique, Desclée
de Brouwer, Paris, 2000.
12. D. D. Chen, J. W. Wang, « Lying low no more? China’s New Thinking on the Tao Guang
Yang Hui Strategy », in China: An International Journal, vol. 9, n° 2, 09/11, pp. 195-216.
13. M. Maffesoli, La Violence totalitaire : essai d’anthropologie politique, Presses universi-
taires de France, Paris, 1979.
14. Cf. des exemples : http://xian.qq.com/a/20130619/009362.htm (La région de Si Chuan
envoie les commissaires aux instituts religieux pour réaliser le rêve chinois) ; http://www.
zijing.org/htmls/dujia/471613.shtml (L’établissement des bureaux du rêve chinois dans les
gouvernements locaux) ; http://news.xinhuanet.com/photo/2013-11/10/c_125679285.
htm (La région de Hu Nan où est né Mao organise en 2013 une cérémonie de mariage
pour 500 couples, lors de laquelle les couples prêtent serment de « faire effort pour le rêve
chinois » devant la statue de Mao).
15. H. Wu, « A Chinese Dream by Wang Jin », Public Culture, vol. 12, 1, pp. 74-92.
de Mao tant pour le PCC que pour le peuple replace la société dans un rythme
relativement plus autonome et plus autosuffisant, société dans laquelle l’économie
et les autres dimensions sociales ayant été réprimées par l’enthousiasme révolu-
tionnaire prennent de plus en plus d’importance. L’émergence du capitalisme et
l’augmentation du nombre de nouveaux riches et de la classe moyenne 16 en Chine
deviennent des phénomènes considérables ; en même temps, grâce au développe-
ment économique, mais à travers d’autres aspects sociaux, cette société chinoise
se diversifie sans cesse et de plus en plus intensivement.
Le capitalisme ou la classe moyenne possèdent non seulement un sens écono-
mique, mais aussi un sens social. Si le capitalisme désigne un mode de travail en
vue d’obtenir des ressources ou un mode d’organisation pour la production, il doit
retourner dans la société globale afin de conforter sa subsistance. Outre son sens
étroit économique, la culture du capitalisme permet de créer un certain consensus
social tenant à la fois de la rationalité du calcul et de l’émotion ou de la valeur dans
la société moderne. En ce sens, dans la société moderne où est né le capitalisme,
celui-ci possède un sens plus large qui renvoie à la liberté de l’homme, à l’État de
loi, à l’éthique laïque, etc. Il en va de même pour la notion de « classe moyenne » :
elle n’évoque pas seulement une quantité de revenu, mais aussi un mode ou une
attitude de vie, qui relève elle aussi d’un ensemble de situations économiques,
politiques, juridiques, esthétiques, etc.
Par rapport au cas de la Chine, nous sommes confrontés à un double proces-
sus d’augmentation et de déclin de la classe moyenne. D’une part, l’augmentation
de ce groupe social est un fait avéré. Non seulement les revenus des agents ont
augmenté, mais leurs modes de vie ont considérablement changé. L’homogénéité
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16. Nous voulons faire entendre la classe moyenne au sens des couches sociales inter-
médiaires, sans distinguer la nuance du mot dans les différentes circonstances et pays.
En Chine, la classe moyenne est largement utilisée pour appeler les nouveaux riches, la
petite bourgeoisie et les autres couches sociales intermédiaires. L’émergence de ces groupes
n’apparaît qu’après la réforme en Chine. À l’époque de Mao, la Chine possède naturelle-
ment sa classe « moyenne », située entre la classe inférieure, constituée par les paysans, et
la classe supérieure constituée par les fonctionnaires du gouvernement et du Parti.
17. Les étudiantes à l’Université des Langues étrangères de Pékin s’expriment sur un
forum en annonçant « mon vagin dit » lorsqu’elles s’entraînent pour la représentation de
la pièce « Les Monologues du vagin ». Cette formule est un signe qui rappelle le respect dû
aux femmes et la conscience du genre féminin :http://zh.wikipedia.org/wiki/%E5%8C%97
%E5%A4%96%E5%A5%B3%E7%94%9F%E9%98%B4%E9%81%93%E7%8B%AC%
E7%99%BD%E7%85%A7. À comparer au poème, « Most Chinese daughters have desire
so strong to face the powder and not to powder the face », Mao Zedong, d’Autographe à la
Milice féminine, février, 1961, traduit par Y. C. Xu. Ce poème est compris comme la bous-
sole de la conscience féministe de l’époque de Mao, durant laquelle les femmes n’étaient
respectées que lorsqu’elles jouaient un rôle d’homme.
cette hétérogénéité de la société que les agents peuvent rêver collectivement. Nous
revenons à l’opposition entre une harmonie conflictuelle dont est issue la solidarité
sociale, et une harmonie mécanique – silences ou clameurs sous l’oppression poli-
tique à vrai dire – basée sur l’homogénéité sociale. L’augmentation de ce groupe
d’agents en Chine est donc indispensable au processus d’autonomisation de la
société. Et cette augmentation produit en même temps des véritables rêves chinois.
D’autre part, cependant, la politique du « contrôle total » empêche l’augmentation
de la classe moyenne en favorisant paradoxalement les nouveaux riches. Par le
contrôle excessif de ce qui naît et croît dans la société, les phénomènes deviennent
des objets à manipuler en vue d’une stratégie utilitariste du PCC. Le PCC préfère
une classe de nouveaux riches qui favorise la stabilité politique et sociale du pays.
Devant le processus d’autonomisation de la société, l’orientation de la politique
se fait en vue de l’augmentation d’une couche sociale intermédiaire basée sur la
réduction de l’autonomie de l’économie dans la société 18.
Depuis 2003, le PCC a lancé une stratégie économique d’urbanisation afin de
promouvoir la modernisation. Sans analyser ici la méprise quant à la relation entre
la modernisation et l’urbanisation, et plus précisément l’économie de l’immobilier
en Chine, nous devons souligner que cette politique qui visait instrumentalement
l’accroissement PIB et l’urbanisation n’a été que très peu profitable aux classes
intermédiaires. Elle a abouti en fait à découpler statut social des agents et niveau
statistique de leurs revenus : les bénéficiaires de cette stratégie politico-économique
ne sont pas ceux qui ont le plus de savoirs ou ceux qui travaillent le plus dans
une société autonome, mais seulement ceux qui ont le plus de connexions avec la
politique. En conséquence, parmi ceux qu’on classe comme nouveaux riches en
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18. Cf. L. Tomba, « Middle Classes in China: Force for Political Change or Guarantee
of Stability? », PORTAL, Journal of Multidisciplinary International Studies, vol. 6, n° 2,
2009, pp. 1-12 ; J. Brinkley, « China’s Looming Crisis », World Affairs, March/April, 2013,
pp. 23-31 ; J. Chen, C.L. Lu, « Does China’s Middle Class Think and Act Democrati-
cally? », Journal of Chinese Political Science, vol. 11, n° 2, 2006, pp. 1-20.
19. Pour la confiance qui est à la fois une forme de socialisation et une pulsion psycho-
logique, cf. N. Luhmann, La Confiance, Economica, Paris, 2006 ; P. Watier, Éloge de la
confiance, Belin, Paris, 2008.
Dans un article intitulé « Rural China in Ruins » 20, nous constatons la ten-
sion entre d’un côté l’État qui veut relocaliser un village pour l’urbanisation et
l’économie de l’immobilier, et d’un autre côté les habitants locaux qui protestent.
L’État accuse les villageois d’être égoïstes et de ne pas comprendre la stratégie
nationale, alors que l’intérêt des habitants est soit de garder leurs propriétés, soit
de les vendre à prix juste. Du fait de la politique « du haut vers le bas », les inté-
rêts des habitants sont exclus de la stratégie, si bien que la tension et le déclin de
cette société villageoise deviennent inéluctables. La destruction du rêve chinois
confronté à l’ordre de l’État dans le processus de l’urbanisation paraît donc cer-
taine 21. Ou, plus précisément, nous sommes confrontés à un paradoxe profond :
d’un côté, la politique du PCC empêche l’autonomie de la société et l’émergence
du rêve collectif, mais d’un autre côté, du fait du développement indéniable de la
société, l’autonomisation de la société et l’émergence du rêve collectif affaiblissent
le contrôle du PCC. Bref, le rêve chinois formellement émergeant est un imaginaire
social. Sa fondation et son maintien s’inscrivent dans l’échange social et les rela-
tions sociales autonomes de la société. Ce rêve chinois est en plein essor, pourtant
son émergence s’inscrit toujours dans une lutte contre la politique du « contrôle
total ». C’est à travers ce processus de lutte que la société chinoise sort peu à peu
de l’ombre du pouvoir absolu et que le véritable rêve chinois devient possible. Mais
cela détermine aussi que son développement est loin d’être totalement concrétisé.
Conclusion
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En effet, il n’y a peut-être pas seulement un rêve chinois totalitaire, mais des
rêves chinois en fonction de différents intérêts qui donnent ensemble l’image
générale. Et ces rêves chinois détaillés se mêlent en se distinguant dans les inte-
ractions et dans les relations sociales. Un surdéveloppement de la politique en
Chine empêche le déroulement autonome de la société. La politique n’est plus elle-
même, mais une hyperpuissance suprasociale. Ce n’est qu’après que la politique
sera devenue ce qu’elle devrait être que le rêve chinois – ou les rêves chinois –
existera véritablement.
Bibliographies
Adler A., Connaissance de l’Homme, Payot, Paris, 1955.
Brinkley J., « China’s Looming Crisis », World Affairs, mars/avril, 2013, pp. 23-31.
Chen D. D., Wang J. W., « Lying low no more? China’s new thinking on the Tao Guang
Yang Hui strategy », China: an International Journal, vol. 9, n° 2, 09/11, pp. 195-216.
Chen J., Lu C. L., « Does China’s Middle Class Think and Act Democratically? », Journal
of Chinese Political Science, vol. 11, n° 2, 2006, pp. 1-20.
Durand G., Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1984.
The Economist, 4 mai 2013.
Huchet J. F., « The Emergence of Capitalism in China: an historical perspective and its
impact on the political system », Social Research, vol. 73, n° 1, 2006, pp. 1-26.
Lemos G., The End of the Chinese Dream. Why Chinese People Fear the Future, New
Haven, Yale University Press, Londres, 2012.
Liu M. F., Zhong Guo Meng: Hou Mei Guo Shi Dai de Da Guo Si Wei yu Zhan Lue Ding
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