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Le rêve chinois : imaginaire social ou slogan politique ?

Yun Wang
Dans Sociétés 2014/2 (n° 124), pages 101 à 110
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782804190163
DOI 10.3917/soc.124.0101
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 17/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.106.31.246)

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Marges

LE RÊVE CHINOIS : IMAGINAIRE SOCIAL


OU SLOGAN POLITIQUE ?
Yun WANG *

Résumé : Cet article a pour but d’étudier ce que recouvre le « rêve chinois » au para-
digme de la sociologie compréhensive. Cette expression renvoie au pouvoir d’imaginer
l’ensemble spécifique qu’est la société chinoise dans tous ses éléments historiques, psycho-
logiques et culturels. Si le paradigme compréhensif nous permet d’entendre le rêve collectif
comme le choix d’un mode de vie sociale, son application dans le cas de la Chine nous
permet de conclure à une double modalité du « rêve chinois ». Premièrement, étant assi-
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milable à un slogan politique, le rêve chinois préconisé par le président chinois Xi Jinping
ne peut durablement exister ; deuxièmement, les rêves chinois multidimensionnels sont en
train de déborder dans une lutte contre la politique du « contrôle total ».
Mots clés : imaginaire, rêve chinois, mode de vie.

Abstract: This article examines the signification of the “Chinese Dream” in the perspec-
tive of interpretive sociology. This expression reveals the power of imagining the specific
Chinese society in covering all fundamental elements i.e., historical, psychological and
cultural. If the interpretive paradigm allows us to conceive the “collective dream” as social
agents’ choice of social lifestyle, its application in the case of China permits us to conclude
the dual modality of “Chinese Dream”. First, the Chinese dream imposed by the Chinese
President Xi Jinping, being akin to a political slogan, cannot sustain in long-term; second,
multidimensional Chinese dreams have emerged (or are emerging) in a struggle against
the policy of “total control”.
Keywords: imaginary, Chinese Dream, lifestyle.

* Doctorant en sociologie à l’Université de Strasbourg, Laboratoire Dynamiques euro-


péennes (UMR 7367).

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102 Le rêve chinois : imaginaire social ou slogan politique ?

Introduction
Le 29 novembre 2011, Xi Jinping, le nouveau secrétaire général du Comité cen-
tral du PCC (Parti Communiste Chinois), a employé l’expression « rêve chinois ».
Après avoir accédé aux fonctions de chef d’État, il en a donné sa définition person-
nelle qui est immédiatement devenue la définition officielle : le rêve chinois signe
en effet le grand renouveau des Chinois. Cette expression a attiré l’attention des
observateurs du monde entier 1.
Cependant, nous regrettons de voir ce terme si souvent traité en économie
ou en géopolitique alors que son analyse sous l’angle sociologique est absente ou
incomplète. « En effet qui propose, s’expose » 2 ; les confusions ne portent donc pas
seulement sur le contenu de cette expression, mais aussi sur les discours qui l’en-
tourent. Notre but est de mettre en évidence ce qu’on entend par le « rêve chinois »
en rassemblant tous les éléments et toutes les relations sociales concernés. Pour ce
faire, il nous faut initier une recherche en utilisant le paradigme compréhensif à
propos de l’ensemble social réellement donné. D’une part, ce paradigme permet
de montrer la plausibilité interne d’un phénomène sans tenter d’en trouver une
loi mécanique ou d’en calculer la probabilité statistique ; d’autre part, cette vision
compréhensive amène à voir les différents aspects sociaux dans leur ensemble
social en gardant la typification phénoménologique de chacun d’eux.
Le rêve chinois possède à la fois une existence concrète donnée par son champ
social et un sens formel. Il indique que des règles formelles communes dépassent
les phénomènes concrets jusqu’à nous en apporter une compréhension crédible
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qui n’est pas limitée aux divers déterminismes.
Il y a une double modalité du « rêve chinois ». D’une part, « le renouveau des
Chinois » préconisé par Xi est synchronisé à un slogan politique parmi d’autres et
ne peut être durable. D’autre part, l’autonomisation de la société en conformité
avec les règles formelles de socialisation permet de créer les véritables rêves chinois
qui sont multiples et divers. Pourtant, l’émergence de ces rêves est longue et tor-
tueuse dans cette société fortement orientée par la politique.

Le rêve collectif, l’identification et le mode de vie


Un rêve est un mouvement individuel mené en fonction des mécanismes du cer-
veau et/ou des émotions. Il est donc lié à l’ensemble cognitif constitué par le corps
et l’esprit. Pourtant, nous pouvons parler d’un rêve collectif au niveau social, en gar-
dant à l’esprit que ce rêve collectif issu de telle culture ou de telle socio-circonstance
n’est rien d’autre que l’expression d’un imaginaire collectif 3. Si le rêve est un produit

1. E.g., « Xi JinPing and the Chinese Dream », The Economist, 4 mai 2013.
2. M. Maffesoli, La connaissance ordinaire (1985), Klincksieck, Paris, 2007, p. 33.
3. G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1984 ;
M. Maffesoli, La connaissance ordinaire, op. cit. ; P. Watier, Le Savoir sociologique, Desclée
de Brouwer, Paris, 2000.

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réel de l’irréalité, le rêve collectif comporte des reconnaissances et revendications


réelles et précises. Nous nous confrontons donc à une transformation métaphorique
du singulier au collectif, de l’individuel à l’interindividuel et peut-être encore du dis-
cours herméneutique psychologique au discours phénoménologique sociologique.
Cette transformation invalide le traitement de la pure psychologie individuelle.
Nous reprochons donc à ce que dit Adler, « à la base du rêve se trouve donc une
prise de position envers la vie » 4, en considérant qu’au moins du point de vue
social, le rêve collectif n’est pas seulement basé sur la vie, il est lui-même une partie
de la vie. G. Durand a aussi critiqué ce défaut d’Adler 5 et a préféré adopter un
point de vue anthropologique s’intéressant à tout ce qui concerne l’homme et la
vie des hommes ; et ce point de vue doit être partagé par toutes les disciplines en
sciences sociales et humaines.
L’individu n’est pas produit par une société, mais à l’inverse, il parvient à co-
créer la société avec les autres à travers ses activités et ses relations quotidiennes.
La recherche a donc pour but d’étudier le phénomène à la fois en soi et pour
soi. Le rêve collectif est un phénomène complexe qui représente globalement la
vie dont tous les éléments psychologiques, historiques et culturels sont à prendre
en compte. Psychologiquement, c’est souvent et notamment un complexe formé
de diverses et de multiples pulsions qui donne une impulsion collective à ce phé-
nomène. En imaginant un rêve collectif nous supposons un accord entre moi et
l’autrui au sujet d’un mode de vie. Un rêve collectif est donc d’abord un accord
sur une sollicitation psychologique dans laquelle les diverses pulsions personnelles
se fondent sur l’impulsion de l’identification pour maintenir ce rêve collectif. Ainsi,
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les éléments historiques ou culturels sont indispensables afin de fonder cette impul-
sion. C’est donc une conjonction organique de ces éléments qui conduit un rêve
collectif, dans laquelle l’identification elle-même ne peut déterminer ce processus,
mais est déterminée par lui.
Un rêve collectif représente la conscience de l’identification qui est produite par
les relations sociales ; identification qui donne naissance au rêve collectif permet-
tant d’assembler une série d’éléments et d’événements. Un ensemble du mode de
vie évoque l’importance que revêt pour les êtres humains le fait de vivre ensemble ;
les notions d’identification et de rêve collectif servent à saisir ce mode de vie pour
la connaissance et pour les savoirs. En ce sens, le rêve collectif est simultanément
l’état et la fin de l’homme en société : en rêvant un mode de vie nous pouvons vivre
ensemble ; et cette vie ensemble nous permet de rêver ensemble. Le rêve collectif
résulte donc d’un corrélat entre le processus de l’identification et le mode de vie.
Formellement, ce qui se situe à la source du pouvoir de rêver est une conjonc-
tion de multiples éléments. Et cette conjonction donne naissance à l’éthique
groupale qui se réfère aux relations sociales concrètes comprises comme « la loi
du milieu » 6. À travers cette éthique, tous les éléments psychiques, historiques et

4. A. Adler, Connaissance de l’Homme, Payot, Paris, 1955, p. 130.


5. G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 36.
6. Michel Maffesoli, Le temps des tribus, Klincksieck, Paris, 1988, p. 28.

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culturels, supposés juxtaposés, se transforment et s’organisent en une société faite


à la fois d’ordre et de chaos. Les études sur le rêve collectif ne peuvent donc se
réaliser en dehors de la situation, à savoir sans l’ensemble des individus et leur
psychologie individuelle d’un côté ; et sans les éléments externes issus de la culture
ou de l’histoire d’un autre côté.

Un rêve chinois synchronisé au slogan politique


L’histoire de la Chine communiste peut se diviser en deux phases : l’époque de Mao
(1949-1976) et l’époque de la réforme (depuis 1976). Cette typification possède sa
pertinence, car nous pouvons constater une grande différenciation entre ces deux
époques du fait du changement politique du Parti : l’économie planifiée a laissé
place à l’économie de marché, la politique favorisant la lutte des classes s’est chan-
gée en une politique maintenant la modernisation et l’industrialisation, et l’efferves-
cence homogène révolutionnaire a laissé place au pluralisme de modes de vie. Or,
malgré les changements et la discontinuité politique, la priorité du pouvoir n’a qua-
siment jamais changé : le PCC préfère toujours un État fort et un pouvoir centralisé.
Un article a expliqué pourquoi la Chine, depuis la réforme économique des
années 1980, insiste sur la grande participation des entreprises publiques 7. En
effet, le PCC reste très vigilant devant les investisseurs étrangers et privés, et pense
que le développement de l’économie privée peut causer le déclin du contrôle de
l’économie par le politique, jusqu’à mener le pays vers une transition politique que
le pouvoir redoute. Cette idéologie politique a des conséquences lourdes. D’abord,
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elle ne peut établir un État basé sur la loi. Chaque groupe politique cherche, depuis
la réforme, à utiliser instrumentalement la politique pour prendre l’avantage, en
refusant l’application des contraintes légales et en préférant négocier avec le Parti
pour maintenir sa position. Puis, le management politique a pris l’habitude de
diriger avec force et violence afin d’atteindre ses buts politiques, ce qui engendre
une société homogène et fortement organisée dans laquelle les individus n’ont pas
le loisir de s’exprimer et d’échanger librement au niveau public 8. Nous pouvons
en conclure que toutes les particularités de la Chine moderne sont donc plus ou
moins à attribuer à sa politique spécifique. Le PCC saisit et tente de maintenir par
une violence instrumentalisée tout ce qui naît et croît socialement afin d’assurer
son propre pouvoir et sa propre existence. En conséquence, la Chine devient une
société centripète, tout convergeant vers le PCC 9.

7. J.-F. Huchet, « The Emergence of Capitalism in China: an Historical Perspective and


its Impact on the Political System », Social Research, vol. 73, n° 1, 2006, pp. 1-26.
8. Ibid., p. 8.
9. Weber a affirmé que l’État permet d’améliorer la vie du peuple seulement s’il joue le
rôle de serviteur et non de décideur. Il est évident que le système politique en Chine ne
possède pas ce rôle de serviteur de l’État. Cf. M. Weber, « Essai sur le sens de la “neutra-
lité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques » (1917), in Essai sur la
Théorie de la Science (1904-1917), Plon, Paris, 1965, pp. 431-432.

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Une des conséquences majeures de cette stratégie visant au « contrôle total »


est la déconsidération de la notion de société tant pour le PCC que pour le peuple.
La société pour les Chinois, y compris le Parti, devient alors quelque chose de
chaotique et de partiel, quelque chose qui se situe à l’extérieur du pouvoir et de
l’État et qui est à contrôler ou à diriger par la politique et donc par le Parti. Elle est
plus ou moins négative et, sans l’orientation et la correction de l’État, le chaos dans
la société aboutirait à l’affaiblissement de la nation.
La politique actuelle à la fois cause et est causée par cette méprise à propos de
la société. L’effervescence révolutionnaire est historiquement considérée comme
l’outil qui a permis de faire sortir les Chinois de la Chine « demi-féodale et demi-
coloniale » 10. La politique du « contrôle total » peut donc être comprise comme un
choix historiquement rationnel du Parti, mais aussi du peuple. Et cette politique
renforce l’idée selon laquelle la Chine serait une victime de l’histoire du XIXe siècle.
Par conséquent, elle apparaît comme raisonnable et consensuelle au niveau social.
Autrement dit, en tant que mémoire collective, l’histoire de la Chine du XIXe siècle
affiche d’abord et historiquement une expression chaotique de la société et de
la nation. Le PCC s’affirme comme le sauveur de ce chaos et a résolu politique-
ment le problème de l’établissement d’une rupture entre l’histoire et le présent, et
entre la politique et la société. Et cette idée est historiquement considérée comme
raisonnable par le peuple, ce qui donne en retour la légitimité au régime. Nous y
trouvons sans conteste une trace de l’idéologie anticoloniale ou antioccidentale
issue de l’histoire contemporaine. En effet, nous pouvons désormais dire que le
pouvoir politique et le nationalisme idéologique fonctionnent de pair en Chine : le
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premier a besoin du second comme justification, et en même temps elle renforce
ce dernier par l’autolégitimation.
C’est bien dans cette fusion qu’est né le rêve chinois préconisé par Xi. Et cette
revendication tient une place dans la société chinoise 11. Si historiquement cette
fusion a mis l’accent sur la lutte anticapitaliste et anti-impérialiste, avec le progrès
économique du pays, il produit certaines expressions de confiance ou de gloire
jusqu’au rêve d’un renouveau de la nation aujourd’hui, où l’économie du pays

10. Langage du PCC largement diffusé dans la société chinoise.


11. Depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, la revendication du renouveau et de la révolu-
tion se mêle à une effervescence sociale en Chine. Cf. les slogans suivants : « soumettre les
ennemis par l’apprentissage de leurs points forts » (Wei Yuan, Hai Guo Tu Zhi [l’Encyclo-
pédie géographique des Pays Océans], 1843) ; « expulser les étrangers, ranimer la Chine »
(Sun Yat-Sen, 1894) ; « se renforcer et se développer » (Kang You Wei, La Réforme des
Cent Jours du 11 juin au 21 septembre 1898) ; « renversons les Qings, détruisons les étran-
gers » (Révolte des Boxers, 1898) ; « l’essence du mouvement de la nouvelle vie » (Tchang
Kaï-Chek, Xin Sheng Huo Yun Dong Fa Fan [Principes du Mouvement de la Nouvelle Vie],
1934). Récemment et bien avant Xi, un auteur a prédit le déclin des États-Unis et rêvé d’un
remplacement de ceux-ci par la Chine. Cf. M. F. Liu, Zhong Guo Meng: Hou Mei Guo Shi
Dai de Da Guo Si Wei yu Zhan Lue Ding Wei [Le Rêve chinois. Idéologie et stratégie du
Grand Pays à l’époque post-américaine], Zhong Guo You Yi Chu Ban Gong Si, [Société
de Publication d’Amitié de Chine], Beijing, 2010.

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se développe d’une manière indéniable et où la politique du PCC paraît plus


ambitieuse 12.
Le rêve préconisé par Xi répond donc à la fois aux revendications sociales
réelles dans la société chinoise et aux exigences politiques du Parti. Néanmoins, ce
type de rêve collectif se situe dans un dilemme déterminé par la contradiction entre
d’un côté l’autonomie de la société et d’un autre côté la stratégie politique basées
sur l’absence d’autonomie de la société.
Un rêve collectif en tant qu’imaginaire social implique toujours l’existence d’une
société autonome. L’omniprésence de la politique ne peut alors causer que tensions
et conflits supplémentaires 13. La conséquence est simple : une société fortement
orientée par le pouvoir politique ne peut que réduire le rêve collectif par l’assimila-
tion et l’homogénéisation à un slogan politique 14. D’une part, nous sommes privés
de la liberté de rêver au niveau social, et d’autre part, faute d’autonomie de la
société par rapport à la manipulation politique, nous ne savons plus comment rêver
collectivement. De ce point de vue, le rêve chinois comme renouveau des Chinois,
s’il n’est pas directement un slogan politique dans certains cas, est généralement un
rêve collectif fortement influencé par la politique dans la société chinoise.

Les rêves chinois autonomes et leurs difficultés


D’un autre côté, l’effervescence révolutionnaire en Chine est affaiblie aujourd’hui
en raison de son attitude réformiste d’une part, et de l’influence de la mondialisa-
tion d’autre part. La seule dimension politique ne peut plus ni déterminer autoritai-
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rement ni représenter parfaitement la globalité de cette société. L’autonomisation de
la société amène phénoménalement vers une diversification de la société chinoise
à long terme. En conséquence, d’autres types de rêves chinois apparaissent, mais
ils ne sont pas en phase avec la politique du Parti.
Un artiste a choisi d’exposer une veste traditionnelle dans différents environne-
ments pour exprimer son rêve chinois. Pour lui, le rêve chinois est la recherche de
l’indice de la culture chinoise dans l’histoire, et le grand renouveau ne peut exister
qu’à travers l’exclusion de la contrainte politique 15. Ainsi, depuis la réforme écono-
mique des années 1980, le déclin de l’enthousiasme révolutionnaire après la mort

12. D. D. Chen, J. W. Wang, « Lying low no more? China’s New Thinking on the Tao Guang
Yang Hui Strategy », in China: An International Journal, vol. 9, n° 2, 09/11, pp. 195-216.
13. M. Maffesoli, La Violence totalitaire : essai d’anthropologie politique, Presses universi-
taires de France, Paris, 1979.
14. Cf. des exemples : http://xian.qq.com/a/20130619/009362.htm (La région de Si Chuan
envoie les commissaires aux instituts religieux pour réaliser le rêve chinois) ; http://www.
zijing.org/htmls/dujia/471613.shtml (L’établissement des bureaux du rêve chinois dans les
gouvernements locaux) ; http://news.xinhuanet.com/photo/2013-11/10/c_125679285.
htm (La région de Hu Nan où est né Mao organise en 2013 une cérémonie de mariage
pour 500 couples, lors de laquelle les couples prêtent serment de « faire effort pour le rêve
chinois » devant la statue de Mao).
15. H. Wu, « A Chinese Dream by Wang Jin », Public Culture, vol. 12, 1, pp. 74-92.

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de Mao tant pour le PCC que pour le peuple replace la société dans un rythme
relativement plus autonome et plus autosuffisant, société dans laquelle l’économie
et les autres dimensions sociales ayant été réprimées par l’enthousiasme révolu-
tionnaire prennent de plus en plus d’importance. L’émergence du capitalisme et
l’augmentation du nombre de nouveaux riches et de la classe moyenne 16 en Chine
deviennent des phénomènes considérables ; en même temps, grâce au développe-
ment économique, mais à travers d’autres aspects sociaux, cette société chinoise
se diversifie sans cesse et de plus en plus intensivement.
Le capitalisme ou la classe moyenne possèdent non seulement un sens écono-
mique, mais aussi un sens social. Si le capitalisme désigne un mode de travail en
vue d’obtenir des ressources ou un mode d’organisation pour la production, il doit
retourner dans la société globale afin de conforter sa subsistance. Outre son sens
étroit économique, la culture du capitalisme permet de créer un certain consensus
social tenant à la fois de la rationalité du calcul et de l’émotion ou de la valeur dans
la société moderne. En ce sens, dans la société moderne où est né le capitalisme,
celui-ci possède un sens plus large qui renvoie à la liberté de l’homme, à l’État de
loi, à l’éthique laïque, etc. Il en va de même pour la notion de « classe moyenne » :
elle n’évoque pas seulement une quantité de revenu, mais aussi un mode ou une
attitude de vie, qui relève elle aussi d’un ensemble de situations économiques,
politiques, juridiques, esthétiques, etc.
Par rapport au cas de la Chine, nous sommes confrontés à un double proces-
sus d’augmentation et de déclin de la classe moyenne. D’une part, l’augmentation
de ce groupe social est un fait avéré. Non seulement les revenus des agents ont
augmenté, mais leurs modes de vie ont considérablement changé. L’homogénéité
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révolutionnaire est remplacée par l’hétérogénéité des éthiques et des esthétiques.
On a pu observer, par exemple, l’émergence d’ONG s’appliquant à protéger
les prostituées ou les orphelins, de communautés en ligne, l’augmentation de
l’étude des langues étrangères, etc. Nous pouvons aussi observer une nouvelle
conscience féministe se distinguant de celle de l’époque de Mao 17. C’est grâce à

16. Nous voulons faire entendre la classe moyenne au sens des couches sociales inter-
médiaires, sans distinguer la nuance du mot dans les différentes circonstances et pays.
En Chine, la classe moyenne est largement utilisée pour appeler les nouveaux riches, la
petite bourgeoisie et les autres couches sociales intermédiaires. L’émergence de ces groupes
n’apparaît qu’après la réforme en Chine. À l’époque de Mao, la Chine possède naturelle-
ment sa classe « moyenne », située entre la classe inférieure, constituée par les paysans, et
la classe supérieure constituée par les fonctionnaires du gouvernement et du Parti.
17. Les étudiantes à l’Université des Langues étrangères de Pékin s’expriment sur un
forum en annonçant « mon vagin dit » lorsqu’elles s’entraînent pour la représentation de
la pièce « Les Monologues du vagin ». Cette formule est un signe qui rappelle le respect dû
aux femmes et la conscience du genre féminin :http://zh.wikipedia.org/wiki/%E5%8C%97
%E5%A4%96%E5%A5%B3%E7%94%9F%E9%98%B4%E9%81%93%E7%8B%AC%
E7%99%BD%E7%85%A7. À comparer au poème, « Most Chinese daughters have desire
so strong to face the powder and not to powder the face », Mao Zedong, d’Autographe à la
Milice féminine, février, 1961, traduit par Y. C. Xu. Ce poème est compris comme la bous-
sole de la conscience féministe de l’époque de Mao, durant laquelle les femmes n’étaient
respectées que lorsqu’elles jouaient un rôle d’homme.

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cette hétérogénéité de la société que les agents peuvent rêver collectivement. Nous
revenons à l’opposition entre une harmonie conflictuelle dont est issue la solidarité
sociale, et une harmonie mécanique – silences ou clameurs sous l’oppression poli-
tique à vrai dire – basée sur l’homogénéité sociale. L’augmentation de ce groupe
d’agents en Chine est donc indispensable au processus d’autonomisation de la
société. Et cette augmentation produit en même temps des véritables rêves chinois.
D’autre part, cependant, la politique du « contrôle total » empêche l’augmentation
de la classe moyenne en favorisant paradoxalement les nouveaux riches. Par le
contrôle excessif de ce qui naît et croît dans la société, les phénomènes deviennent
des objets à manipuler en vue d’une stratégie utilitariste du PCC. Le PCC préfère
une classe de nouveaux riches qui favorise la stabilité politique et sociale du pays.
Devant le processus d’autonomisation de la société, l’orientation de la politique
se fait en vue de l’augmentation d’une couche sociale intermédiaire basée sur la
réduction de l’autonomie de l’économie dans la société 18.
Depuis 2003, le PCC a lancé une stratégie économique d’urbanisation afin de
promouvoir la modernisation. Sans analyser ici la méprise quant à la relation entre
la modernisation et l’urbanisation, et plus précisément l’économie de l’immobilier
en Chine, nous devons souligner que cette politique qui visait instrumentalement
l’accroissement PIB et l’urbanisation n’a été que très peu profitable aux classes
intermédiaires. Elle a abouti en fait à découpler statut social des agents et niveau
statistique de leurs revenus : les bénéficiaires de cette stratégie politico-économique
ne sont pas ceux qui ont le plus de savoirs ou ceux qui travaillent le plus dans
une société autonome, mais seulement ceux qui ont le plus de connexions avec la
politique. En conséquence, parmi ceux qu’on classe comme nouveaux riches en
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Chine, il en existe un grand nombre dont la situation économique les classe dans la
couche sociale intermédiaire. Bien qu’ils soient désignés comme nouveaux riches,
il manque à ces membres la technique, les savoirs, l’éthique et l’esthétique permet-
tant l’autonomie interactive de la société. Les individus suivent donc, de manière
contrainte ou volontaire, l’ordre totalitaire en tentant de négocier avec le PCC afin
de récolter des bénéfices. De plus, cette séparation entre les nouveaux riches et la
classe moyenne est perçue par le peuple, notamment par ceux qui se situent dans
la couche inférieure. Et cela crée un sentiment d’injustice. Ce sentiment d’injustice,
du fait de la situation historique et culturelle, pousse à vouloir résoudre ce paradoxe
non par la réforme sociale, mais par un retour à l’époque de Mao où l’effervescence
révolutionnaire supprima les riches en vue d’atteindre l’égalitarisme au nom de la
morale. Cette situation ne peut mener qu’au déclin de l’autonomie de la société et
de la confiance sociale 19, ce qui replace les rêves chinois dans une situation précaire.

18. Cf. L. Tomba, « Middle Classes in China: Force for Political Change or Guarantee
of Stability? », PORTAL, Journal of Multidisciplinary International Studies, vol. 6, n° 2,
2009, pp. 1-12 ; J. Brinkley, « China’s Looming Crisis », World Affairs, March/April, 2013,
pp. 23-31 ; J. Chen, C.L. Lu, « Does China’s Middle Class Think and Act Democrati-
cally? », Journal of Chinese Political Science, vol. 11, n° 2, 2006, pp. 1-20.
19. Pour la confiance qui est à la fois une forme de socialisation et une pulsion psycho-
logique, cf. N. Luhmann, La Confiance, Economica, Paris, 2006 ; P. Watier, Éloge de la
confiance, Belin, Paris, 2008.

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Yun WANG 109

Dans un article intitulé « Rural China in Ruins » 20, nous constatons la ten-
sion entre d’un côté l’État qui veut relocaliser un village pour l’urbanisation et
l’économie de l’immobilier, et d’un autre côté les habitants locaux qui protestent.
L’État accuse les villageois d’être égoïstes et de ne pas comprendre la stratégie
nationale, alors que l’intérêt des habitants est soit de garder leurs propriétés, soit
de les vendre à prix juste. Du fait de la politique « du haut vers le bas », les inté-
rêts des habitants sont exclus de la stratégie, si bien que la tension et le déclin de
cette société villageoise deviennent inéluctables. La destruction du rêve chinois
confronté à l’ordre de l’État dans le processus de l’urbanisation paraît donc cer-
taine 21. Ou, plus précisément, nous sommes confrontés à un paradoxe profond :
d’un côté, la politique du PCC empêche l’autonomie de la société et l’émergence
du rêve collectif, mais d’un autre côté, du fait du développement indéniable de la
société, l’autonomisation de la société et l’émergence du rêve collectif affaiblissent
le contrôle du PCC. Bref, le rêve chinois formellement émergeant est un imaginaire
social. Sa fondation et son maintien s’inscrivent dans l’échange social et les rela-
tions sociales autonomes de la société. Ce rêve chinois est en plein essor, pourtant
son émergence s’inscrit toujours dans une lutte contre la politique du « contrôle
total ». C’est à travers ce processus de lutte que la société chinoise sort peu à peu
de l’ombre du pouvoir absolu et que le véritable rêve chinois devient possible. Mais
cela détermine aussi que son développement est loin d’être totalement concrétisé.

Conclusion
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Un rêve collectif est un imaginaire social. Il est à comprendre à travers l’analyse
des membres, des interactions, des relations et des circonstances de la situation
présente. Dans cette optique, le consensus anticolonial et l’effervescence révo-
lutionnaire ont donné naissance à un rêve chinois qui souligne le renouveau des
Chinois en tant qu’assurance substantielle de la nation. Et la politique du « contrôle
total » du PCC coexiste dans une réciprocité avec ce rêve. Dans ce cas, ce rêve du
renouveau des Chinois est synchrone au slogan politique. En réduisant l’autono-
mie de la société, ce qui reste au niveau social n’est que le produit d’une politique
de prééminence du Parti. La politique du « contrôle total » réduit l’autonomie de la
société en créant des problèmes sociaux tels le double processus d’émergence et
de déclin de la classe moyenne ou encore la séparation entre les nouveaux riches
et les classes intermédiaires. Mais à long terme, la politique de prééminence du
Parti est appelée à se restreindre, du fait du déroulement incontournable des règles
formelles dans la société. Nous pouvons donc imaginer l’émergence inéluctable du
rêve chinois dans sa diversité et sa multiplicité, où l’entrecroisement et l’accroisse-
ment de la société s’effectuent par et pour la vie des hommes.

20. A. Lora-Wainwright, « Rural China in Ruins », Anthropology Today, vol. 28, n° 4,


2012, pp. 8-13.
21. G. Lemos, The End of the Chinese Dream. Why Chinese People Fear the Future, New
Haven, Yale University Press, Londres, 2012.

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110 Le rêve chinois : imaginaire social ou slogan politique ?

En effet, il n’y a peut-être pas seulement un rêve chinois totalitaire, mais des
rêves chinois en fonction de différents intérêts qui donnent ensemble l’image
générale. Et ces rêves chinois détaillés se mêlent en se distinguant dans les inte-
ractions et dans les relations sociales. Un surdéveloppement de la politique en
Chine empêche le déroulement autonome de la société. La politique n’est plus elle-
même, mais une hyperpuissance suprasociale. Ce n’est qu’après que la politique
sera devenue ce qu’elle devrait être que le rêve chinois – ou les rêves chinois –
existera véritablement.

Bibliographies
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Brinkley J., « China’s Looming Crisis », World Affairs, mars/avril, 2013, pp. 23-31.
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of Chinese Political Science, vol. 11, n° 2, 2006, pp. 1-20.
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Haven, Yale University Press, Londres, 2012.
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Wei [Le rêve chinois. Idéologie et stratégie du Grand Pays à l’époque post-américaine],
Zhong Guo You Yi Chu Ban Gong Si [Société de Publication d’Amitié de Chine],
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Maffesoli M., La Connaissance ordinaire (1985), Klincksieck, Paris, 2007.
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PORTAL, Journal of Multidisciplinary International Studies, vol. 6, n° 2, 2009, pp. 1-12.
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