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Ji Eun Shin
Dans Sociétés 2015/1 (n° 127), pages 97 à 106
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782807301320
DOI 10.3917/soc.127.0097
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)
« LA TÂCHE DU TRADUCTEUR »
ET LA SENS-COMMUNOLOGIE *
Jieun SHIN **
* This work was supported by Pusan National University Research Grant, 2014.
** Professeur de sociologie à l’Université nationale de Pusan (Corée du Sud).
3. Ibid., p. 257.
4. P. de Man, « Conclusions : “La tâche du traducteur” de Walter Benjamin », TTR :
Traduction, terminologie, rédaction, vol. 4, n° 2, 1991, pp. 21-52.
5. Ibid., p. 37.
6. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2010.
raisonnement. Nous pourrions supposer que le concept d’« état d’exception » sub-
sume des phénomènes fort différents les uns des autres. À propos de la forme de
la loi, Agamben cite une parabole de Kafka, Devant la loi (Vor dem Gesetz). En
fait, Kafka écrit plusieurs textes concernant la loi. « La parabole de la loi » est une
parabole racontée par un prêtre à Joseph K, le personnage principal du roman Le
Procès. Elle a fait l’objet d’une publication séparée, sous la forme de la nouvelle
Devant la loi. Dans le monde kafkaïen, la loi se présente souvent comme insaisis-
sable, secrète, illusoire et mensongère, et fonctionne d’une manière assez bizarre.
Par conséquent il n’est guère possible de définir ce que Kafka entend par loi ou à
quel type de loi il se réfère. Dans Le Procès, un beau matin, Joseph K., employé de
banque est arrêté et accusé pour des faits non évoqués. Qui l’accuse ? De quoi ?
Quand aura lieu son procès ? À ces questions, une réponse implacable : « C’est
la loi. » Ainsi, au rythme de l’administration, la vie de K. tourne au cauchemar.
Avocats désabusés, juges peu scrupuleux, tribunal déserté…
« Or quel est, messieurs, le sens de cette vaste organisation ? C’est d’arrêter
des personnes innocentes et d’engager contre elles des procédures absurdes
et généralement (comme dans mon cas) sans résultat. 9 »
« Non, dit le prêtre, on n’a pas à tenir tout pour vrai, on a seulement à le tenir
pour nécessaire. / Triste opinion, dit K. ; c’est le mensonge érigé en loi de
l’univers. 10 »
Dans Devant la loi, les deux protagonistes – une sentinelle postée devant la Loi
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Normalement on pense que la loi est tout à fait séparée du récit fictif, de l’his-
toire, de l’œuvre littéraire ou narrative, etc. Or Derrida montre dans sa lecture de
Kafka que cette séparation ne tient plus. La loi est quelque chose de contradictoire,
marquée de l’essence pure, marquée de la différence. Ainsi est-elle étroitement liée
à la littérature qui à son tour dépend de la loi. D’après Derrida, l’œuvre littéraire se
tient devant la loi, mais érige aussi sa propre loi. Elle la répète, mais elle la détourne
et la contourne. Elle est devant la loi et hors-la-loi. Elle joue sur l’équivoque, sur la
subversion performative 11.
Dans Le monolinguisme de l’autre, Derrida pose deux postulats contradic-
toires : « on ne parle jamais qu’une seule langue » et « on ne parle jamais une seule
langue ». Parler une seule langue, cela signifie qu’il n’est pas possible de parler hors
de la langue, qu’on ne peut parler d’une langue que dans cette langue. Par contre,
avec le deuxième postulat, « on ne parle jamais une seule langue », Derrida insiste
sur le fait que la langue maternelle n’est jamais naturelle, ni propre, ni habitable.
On n’habite jamais une langue, fût-elle maternelle, et toute langue n’appartient en
propre à personne 12. Cet état de fait a pour conséquence d’amplifier la posture de
tout sujet dans la langue. Cela nous conduit enfin à l’hospitalité dans la langue.
Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Car il parle une langue autre et de
l’autre. Cela nous fait repenser la tâche benjaminienne en tant que théoricien du
matérialisme historique : « brosser l’histoire à rebrousse-poil ». Pour nous, il s’agirait
de la traduction/la réécriture de l’histoire à partir de l’autre.
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11. J. Derrida, « Préjugés : Devant la loi », in J. Derrida et al., La faculté de juger, Minuit,
Paris, 1985, pp. 87-139.
12. J. Derrida, Le monoliguisme de l’autre, Galilée, Paris, 1996, pp. 43, 117.
13. W. Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., pp. 260, 257.
populaire) 14. Pour écrire, il faut, selon Deleuze, « être comme un étranger dans sa
propre langue ». Il rapproche l’écriture et le style de la question du devenir et du
balbutiement ou tâtonnement dans une langue nouvelle 15.
Donc, nous pouvons considérer que l’activité de traduction est productrice de
différences qui expriment des simulacres (ou des fantasmes), et elle se situe dans
l’interstice, l’entre-deux qui sépare la langue étrangère de la langue maternelle
et conduit à une métamorphose ou altération des deux langues. Pour montrer la
conséquence sociologique, nous allons examiner l’activité de la traduction mineure
de la vie quotidienne en nous demandant comment lier la pensée savante et la
connaissance ordinaire (le sens commun).
La tâche du théoricien du matérialisme historique à brosser l’histoire à
rebrousse-poil ; la tâche à instaurer le véritable état d’exception ; la tâche de tra-
duire en poète. À ces tâches benjaminiennes nous pourrions ajouter celle d’être
comme un étranger dans sa propre langue. Il s’agit ici de démolir la frontière entre
la loi et la littérature, de négocier avec l’altérité, d’introduire l’hétérogénéité dans
la traduction mineure et d’essayer d’interpréter le monde imaginaire et la vie quo-
tidienne.
Les histoires (non écrites) de l’autre se composent des dissonances vives, de la
multiplicité chatoyante de tons et de nuances, des contradictoriels, des actions non
linguistiques, non logiques, des sentiments comme la tristesse et le désespoir, l’arrêt
et le silence, l’accent et le rythme, etc. Elles sont dans l’état d’exception aux yeux
de la pensée savante et de la loi de la traduction homogénéisée, centralisée, stan-
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14. G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1996,
pp. 33-34.
15. G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 2008, p. 10.
16. M. Maffesoli, La conquête du présent, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p. 24.
17. M. Maffesoli, « Annexe : La pensée de la place publique », Le temps des tribus, La
Table ronde, Paris, 2000, p. 282.
toutes choses 23. Cela nous permet de réfléchir à la manière de maintenir la conti-
nuité entre la connaissance savante sociologique et la connaissance ordinaire et
la possibilité d’une sens-communologie. En accord avec Schütz, selon lequel la
sociologie de la connaissance doit être redéfinie car elle n’étudie que très peu la
distribution sociale de la connaissance, P. Berger et T. Luckmann souhaitent redé-
finir la sociologie de la connaissance sur les fondements de la connaissance dans
la vie quotidienne. Il s’agit de tous les savoirs et connaissances en circulation dans
les sociétés 24.
Notre curiosité pour les formes rhétoriques et les genres littéraires, qui pour-
raient être utilisés par les sociologues, a pour objet de comprendre et de décrire
des éléments très surprenants, mais vécus quotidiennement, où la fiction devient
réalité 25. Comme dans les œuvres de « cinéma-vérité » de Jean Rouch, dans notre
vie quotidienne, on vit le mélange de la science avec la poésie, de la réalité avec la
fiction. Rouch fait sauter tout le jeu des oppositions réglées, confortables, fausses,
par lequel on pensait les catégories du documentaire, de la fiction, du naturel, de
l’artifice. À cheval entre les techniques, entre les cultures, Rouch joue de plus en
plus systématiquement cet entre-deux, dont il va faire le moteur d’une longue geste
fictionnelle. Le traducteur-poète qui est lié à sa langue sur un double mode : celui
de l’« enracinement » et celui du « dépassement » 26. Par l’enracinement, la traduc-
tion mineure de la vie sociale s’enfouit dans l’épaisseur de la langue natale. Et par
le dépassement, elle s’arrache à elle en produisant une autre langue étrangère dès
lors à la langue commune. La traduction mineure de la vie quotidienne fait radica-
liser le mouvement de subversion de l’interprétation standardisée, homogénéisée.
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Bibliographie
Agamben G., État d’exception. Homo sacer, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
2003.
Benjamin W., « La tâche du traducteur », Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000.
Benjamin W., « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2010.
Berger P., Luckman T., La construction sociale de la réalité, Masson/Armand Colin, Paris,
1996.
Berman A., L’Âge de la traduction. « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin. Un
commentaire, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2008.
Deleuze G., Guattari F., Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1996.