Vous êtes sur la page 1sur 11

« La tâche du traducteur » et la sens-communologie

Ji Eun Shin
Dans Sociétés 2015/1 (n° 127), pages 97 à 106
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782807301320
DOI 10.3917/soc.127.0097
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-societes-2015-1-page-97.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Marges

« LA TÂCHE DU TRADUCTEUR »
ET LA SENS-COMMUNOLOGIE *
Jieun SHIN **

Résumé : « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin nous permet de repenser l’intra-


ductibilité des textes. Dans ce travail, nous examinons la traductibilité de l’intraductibilité
et l’impénétrabilité de la vie quotidienne, qui fonctionne de manière « exceptionnelle » aux
yeux de la pensée simplifiante. Pour traduire la vie quotidienne en tant que telle avec ses
plis et pour réécrire l’histoire à partir de l’autre, nous réfléchirons sur la sens-communologie
considérée comme une tentative de construire le lien entre la connaissance savante et le
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


sens-commun/la sagesse populaire.
Mots clés : traduction, état d’exception, vie quotidienne, sens-communologie, connaissance

Abstract: “The Task of Translator” and the Sens-communolog


Walter Benjamin’s essay on “the task of the translator” leads us to think about the impos-
sibility of the translation in general. This paper considers how to translate the everyday life,
which seems to work in exceptional ways, namely in an untranslatable way. To translate
the everyday life as it is, we must think about the possibility of sens-communology, which
is understood as a trial to bridge the gap between the knowledge of everyday people and
that of intellectuals.
Keywords: translation, state of exception, everyday life, sens-communology, knowledge

* This work was supported by Pusan National University Research Grant, 2014.
** Professeur de sociologie à l’Université nationale de Pusan (Corée du Sud).

Sociétés n° 127 — 2015/1


98 « La tâche du traducteur » et la sens-communologie

1. « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin


« La tâche du traducteur (Die Aufgabe des Übersetzers) » est la préface de la
traduction par Benjamin des Tableaux parisiens de Baudelaire. Ce texte a acquis
maintenant un statut canonique dans les discours traductologiques. Benjamin y
insiste sur le fait que la finalité de la traduction n’est pas de transmettre un message
(le sens) ou de passer un texte d’une langue à l’autre, mais d’être un lien entre les
langues et d’accomplir le rapport de l’œuvre à sa langue. Pour Benjamin, la tra-
duction n’a pas pour seul enjeu la restitution d’un ou du sens, mais a une fonction
eschatologique : avancer vers ce que Mallarmé appelait le « suprême ». Benjamin
prend comme exemple une métaphore religieuse : celle du vase brisé. Les langues
réelles seraient autant de tessons, complémentaires, mais jamais semblables, dont
le recollement donnerait une idée de la splendeur à jamais perdue du vase origi-
nel. De cette métaphore Benjamin déduit que la pratique de la traduction ne doit
jamais consister à passer un texte écrit directement dans la langue visée. Il s’agit
bien plutôt, par le recours à la langue étrangère, de faire sauter les cadres vermoulus
de la langue maternelle.
Selon Benjamin, la traduction doit faire apparaître la « langue pure » (reine
Sprache), l’original n’est donc qu’un prétexte pour l’accomplissement messia-
nique. La langue pure est constituée du non-dit de toutes les autres langues et
celles-ci participent à la formation de la langue pure. La traduction ne doit pas
aspirer à remplacer l’original, mais elle doit être transparente grâce à sa littéralité
qui porte un « ton émotionnel » et ainsi laisse entrevoir l’écart irrécupérable. Une
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


fois que la traduction est réalisée, il reste, comme une variation musicale, l’incom-
municable dans l’original. En effet, la traduction réfléchit sur l’écart et ainsi rend
sensible cette dimension indicible de la langue pure qui anime tout effort créateur.
On dirait que c’est l’idée d’une totalité qui englobe et fait se rejoindre toutes les
différentes manières de dire.
On reconnaît qu’un bon traducteur doit aussi faire œuvre de poète pour
recréer un texte original dans une langue donnée. Comme l’écrit Benjamin, on
s’oppose à l’infériorité de la traduction par rapport à la création, mais il considère
que la traduction révèle au contraire quelque chose d’essentiel du langage. Pour
lui, la traduction est le terrain privilégié de la théorie du langage, au sens où celle-
ci naît de la pratique, et où cette pratique contient la poétique du langage et du
sujet qu’elle met en œuvre. En effet, la question de la (in)traductibilité d’une œuvre
manifeste une parenté entre les langues et la manière dont elles font signe vers ce
que Benjamin appelle le noyau même de pur langage. « Racheter dans sa propre
langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant le
pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur 1. »
Le traducteur-poète traduit/représente l’intraductibilité : l’insaisissable, le mys-
térieux et le « poétique » 2. C’est à cet insaisissable, qui réside dans l’expérience

1. W. Benjamin, « La tâche du traducteur », Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p. 258.


2. Ibid., p. 245.

Sociétés n° 127 — 2015/1


Jieun SHIN 99

même du traducteur, que la traduction doit s’abandonner et se perdre. C’est pour-


quoi la traduction ne peut que renoncer au projet de communiquer 3. Revenons à
« Die Aufgabe des Übersetzers », dont le titre est profondément ambigu, Aufgabe
pouvant aussi bien signifier la « tâche », le « devoir », que l’« abandon ». « Aban-
don » parce que Benjamin n’ignore pas que toute traduction est nécessairement
seconde, parce que les fragments du vase brisé conservent les traces de la brisure
et risquent de ne pas suffire à la reconstitution du vase dans son intégralité. Si l’on
substitue le mot « abandon » à la « tâche », le titre de cet essai se transforme en
« l’abandon du traducteur » 4.
La traduction n’est donc pas une opération technique de transposition d’une
langue à une autre, il s’agit plutôt d’une activité transformatrice de et dans l’his-
toire. « La traduction est comme l’histoire 5. » Comme l’histoire, la traduction est la
maturation, l’intensification de la vie. Elle participe dès lors au procès historique. Il
s’agit de « la séquence historique de la théorie linguistique ». Le geste benjaminien
fait écho à l’étymologie allemande de übersetzen. En allemand, traduire signifie au
sens propre « transporter au-delà », « mettre plus loin ». Nous pouvons y voir tout
l’enjeu de l’historicisation de la théorie de Benjamin. À partir de là, nous pouvons
tenter de démontrer que la tâche du traducteur et celle du théoricien du matéria-
lisme historique sont étroitement liées puisque l’on doit comprendre la tâche du
traducteur comme une opération créatrice de l’histoire.

2. L’état d’exception et la vie quotidienne


© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


Walter Benjamin écrit dans ses Thèses sur le concept d’histoire VII :
« La nature de cette tristesse devient plus évidente lorsqu’on se demande avec
qui proprement l’historiographie historiciste entre en intropathie. La réponse
est inéluctable : avec le vainqueur. [...] Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté
la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui
marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. À ce cortège triomphal [...]
appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. Quiconque
professe le matérialisme historique ne les peut envisager que d’un regard plein
de distance. [...] Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les
créèrent, mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contem-
porains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi un
document de barbarie. [...] C’est pourquoi, autant qu’il le peut, le théoricien
du matérialisme historique se détourne d’eux. Sa tâche, croit-il, est de brosser
l’histoire à rebrousse-poil 6. »

3. Ibid., p. 257.
4. P. de Man, « Conclusions : “La tâche du traducteur” de Walter Benjamin », TTR :
Traduction, terminologie, rédaction, vol. 4, n° 2, 1991, pp. 21-52.
5. Ibid., p. 37.
6. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2010.

Sociétés n° 127 — 2015/1


100 « La tâche du traducteur » et la sens-communologie

En suivant Benjamin, nous pourrions supposer que la tâche du traducteur


ressemble à celle du théoricien du matérialisme historique révélant les choses qui
n’étaient pas intégrées dans l’histoire des vainqueurs. Malgré la différence des
modalités des oppressions (ethniques, religieuses, classes, etc.), on peut considérer
que les formes de chaque situation où « les maîtres marchent sur les corps des vain-
cus » est la même. La vie quotidienne des vaincus n’est pas intégrée dans l’histoire
des vainqueurs. Nous pourrions la considérer comme « la vie souterraine » de Goffman,
« la société silencieuse » de Halbwachs, ou encore « la centralité souterraine » de
Maffesoli. Ces expressions soulignent qu’il existe une bonne partie de l’existence
qui échappe à l’ordre de la rationalité instrumentale, qui ne se laisse pas réduire à
une simple logique de la domination (une simple logique de la traduction).
À trop vouloir une existence authentique, on oublie souvent que la quotidien-
neté se fonde sur une série de libertés intersticielles et relatives, sur la duplicité,
la ruse et le vouloir-vivre. À trop vouloir une traduction parfaite littéralement, on
oublie souvent qu’il existe empiriquement de multiples « exceptions ». Exception,
c’est l’intraduisibilité : l’insaisissable, le mystérieux, le poétique… On ne traduit
jamais l’ambiance, l’atmosphère, lorsqu’on cherche à transmettre la communi-
cation d’un sens exact. D’après Wölfflin, « moins de perception concrète, plus
d’atmosphère… les éléments les moins définis : lumière et ombre, deviennent les
véritables moyens d’expression », d’où « l’intérêt croissant qu’on manifeste pour
“l’ambiance” au sens moderne du terme » 7.
Selon Benjamin, « la tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’excep-
tion” dans lequel nous vivons est désormais la règle. Nous devons parvenir à une
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons
alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception 8. »
Il existe un décalage temporel entre le contexte pour Benjamin qui était celui
d’une « lutte contre le fascisme » et l’état d’exception dans lequel nous vivons
« aujourd’hui ». Il est vrai qu’il paraît difficile donc d’appliquer directement son
constat à notre situation. Or, sans compter le décalage temporel et la différence
des situations, pourrions-nous suggérer que la vie quotidienne des opprimés est
dans cet état d’exception dans la mesure où elle n’a pas de sens dans la cohérence
rationnelle ? Dans les représentations dominantes de traductologie sociologique de
la vie sociale, les mouvements des hommes « sans qualités », leurs actes perdent
toute qualité propre. Rien donc. Alors comment traduire la vie quotidienne ? Com-
ment représenter les autres situés à l’extérieur du monde de la représentation ? Et
comment appréhender l’hétérogène et le mouvant à partir de l’altérité ? Comment
traduire l’« état d’exception » ?
Pour répondre à ces questions, nous pourrions nous référer à Agamben et son
« état d’exception ». Il entend l’« état d’exception » au gré des preuves historiques
qui soutiennent sa démarche pour l’organisation philosophique qui motive son

7. M. Maffesoli, Au creux des apparences, Plon, Paris, 1990, pp. 156-157.


8. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 433, p. 98. Cité par G. Agamben,
État d’exception. Homo sacer, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 2003, p. 98.

Sociétés n° 127 — 2015/1


Jieun SHIN 101

raisonnement. Nous pourrions supposer que le concept d’« état d’exception » sub-
sume des phénomènes fort différents les uns des autres. À propos de la forme de
la loi, Agamben cite une parabole de Kafka, Devant la loi (Vor dem Gesetz). En
fait, Kafka écrit plusieurs textes concernant la loi. « La parabole de la loi » est une
parabole racontée par un prêtre à Joseph K, le personnage principal du roman Le
Procès. Elle a fait l’objet d’une publication séparée, sous la forme de la nouvelle
Devant la loi. Dans le monde kafkaïen, la loi se présente souvent comme insaisis-
sable, secrète, illusoire et mensongère, et fonctionne d’une manière assez bizarre.
Par conséquent il n’est guère possible de définir ce que Kafka entend par loi ou à
quel type de loi il se réfère. Dans Le Procès, un beau matin, Joseph K., employé de
banque est arrêté et accusé pour des faits non évoqués. Qui l’accuse ? De quoi ?
Quand aura lieu son procès ? À ces questions, une réponse implacable : « C’est
la loi. » Ainsi, au rythme de l’administration, la vie de K. tourne au cauchemar.
Avocats désabusés, juges peu scrupuleux, tribunal déserté…
« Or quel est, messieurs, le sens de cette vaste organisation ? C’est d’arrêter
des personnes innocentes et d’engager contre elles des procédures absurdes
et généralement (comme dans mon cas) sans résultat. 9 »

« Non, dit le prêtre, on n’a pas à tenir tout pour vrai, on a seulement à le tenir
pour nécessaire. / Triste opinion, dit K. ; c’est le mensonge érigé en loi de
l’univers. 10 »

Dans Devant la loi, les deux protagonistes – une sentinelle postée devant la Loi
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


et un homme de la campagne qui veut pénétrer dans la Loi – sont dans un rapport
de force inégal. En effet, la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce
moment, soulignant un pouvoir, une dépendance d’une autorité, mais indiquant
aussi qu’il y aurait un moment favorable pour appréhender la Loi. L’homme de la
campagne ne serait pas prêt à recevoir la Loi, la vérité de la Loi. Il est surpris, car
il ne s’attendait pas à une telle situation pensant que la Loi devait être accessible à
tout moment et en tout temps.
Par ces récits mimétiques, Kafka ouvre un horizon nouveau à la littérature
impossible. C’est bien cette impossibilité à laquelle nous nous trouvons confrontés,
et qui nous oblige à rompre avec nos certitudes et à sortir de notre emprisonne-
ment. Ces deux histoires nous invitent à lire d’une manière minutieuse ce qui peut
apparaître comme une aporie, et interpellent sur ce qu’est la loi. La loi dit-elle
toujours la vérité ? Prend-elle toujours le parti du juste ? Qui fait la loi ? Pour qui ?,
etc. Autant de questions qu’il est troublant de se poser et que Le Procès nous oblige
à nous poser. Cela nous montre aussi l’état de confusion entre l’espace public et
l’espace privé. Que la justice n’est plus qu’absurdité, simulacre d’une liberté déjà
perdue. Derrida dit à ce propos que Devant la loi ne peut pas être distingué claire-
ment de « devant l’œuvre littéraire ». Ainsi pourrions-nous supposer l’impossibilité
de distinguer la loi de la fiction, la réalité de la surréalité, la raison de l’imaginaire ?

9. F. Kafka, Le Procès, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1983, p. 69.


10. Ibid., p. 302.

Sociétés n° 127 — 2015/1


102 « La tâche du traducteur » et la sens-communologie

Normalement on pense que la loi est tout à fait séparée du récit fictif, de l’his-
toire, de l’œuvre littéraire ou narrative, etc. Or Derrida montre dans sa lecture de
Kafka que cette séparation ne tient plus. La loi est quelque chose de contradictoire,
marquée de l’essence pure, marquée de la différence. Ainsi est-elle étroitement liée
à la littérature qui à son tour dépend de la loi. D’après Derrida, l’œuvre littéraire se
tient devant la loi, mais érige aussi sa propre loi. Elle la répète, mais elle la détourne
et la contourne. Elle est devant la loi et hors-la-loi. Elle joue sur l’équivoque, sur la
subversion performative 11.
Dans Le monolinguisme de l’autre, Derrida pose deux postulats contradic-
toires : « on ne parle jamais qu’une seule langue » et « on ne parle jamais une seule
langue ». Parler une seule langue, cela signifie qu’il n’est pas possible de parler hors
de la langue, qu’on ne peut parler d’une langue que dans cette langue. Par contre,
avec le deuxième postulat, « on ne parle jamais une seule langue », Derrida insiste
sur le fait que la langue maternelle n’est jamais naturelle, ni propre, ni habitable.
On n’habite jamais une langue, fût-elle maternelle, et toute langue n’appartient en
propre à personne 12. Cet état de fait a pour conséquence d’amplifier la posture de
tout sujet dans la langue. Cela nous conduit enfin à l’hospitalité dans la langue.
Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Car il parle une langue autre et de
l’autre. Cela nous fait repenser la tâche benjaminienne en tant que théoricien du
matérialisme historique : « brosser l’histoire à rebrousse-poil ». Pour nous, il s’agirait
de la traduction/la réécriture de l’histoire à partir de l’autre.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


3. La sens-communologie
Cela nous amène à nous référer à l’essayiste Rudolf Pannwitz. D’après celui-ci il
faut éviter de germaniser le grec ou l’indien, mais il faut au contraire indianiser
l’allemand, c’est-à-dire « se laisser violemment ébranler par la langue étrangère ».
Benjamin souligne, à la suite de Pannwitz, qu’il faudrait « soumettre sa langue à
la puissante action de la langue étrangère », et, « au lieu de s’assimiler au sens
de l’original, la traduction doit [...] bien plutôt, amoureusement et jusque dans le
détail, adopter dans sa propre langue le mode de visée de l’original » 13. Dans ce
sens, on est bien tenté de nommer cela « la traduction mineure ».
Deleuze écrit que le mot « mineur » ne désigne pas certaines littératures,
mais « les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle que l’on
appelle grande (ou établie) ». Et pour cela il faudrait « trouver son propre point
de sous-développement, son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à
soi ». C’est par « la possibilité d’instaurer du dedans un exercice mineur d’une
langue même majeure » qu’on pourrait définir la littérature mineure (marginale,

11. J. Derrida, « Préjugés : Devant la loi », in J. Derrida et al., La faculté de juger, Minuit,
Paris, 1985, pp. 87-139.
12. J. Derrida, Le monoliguisme de l’autre, Galilée, Paris, 1996, pp. 43, 117.
13. W. Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., pp. 260, 257.

Sociétés n° 127 — 2015/1


Jieun SHIN 103

populaire) 14. Pour écrire, il faut, selon Deleuze, « être comme un étranger dans sa
propre langue ». Il rapproche l’écriture et le style de la question du devenir et du
balbutiement ou tâtonnement dans une langue nouvelle 15.
Donc, nous pouvons considérer que l’activité de traduction est productrice de
différences qui expriment des simulacres (ou des fantasmes), et elle se situe dans
l’interstice, l’entre-deux qui sépare la langue étrangère de la langue maternelle
et conduit à une métamorphose ou altération des deux langues. Pour montrer la
conséquence sociologique, nous allons examiner l’activité de la traduction mineure
de la vie quotidienne en nous demandant comment lier la pensée savante et la
connaissance ordinaire (le sens commun).
La tâche du théoricien du matérialisme historique à brosser l’histoire à
rebrousse-poil ; la tâche à instaurer le véritable état d’exception ; la tâche de tra-
duire en poète. À ces tâches benjaminiennes nous pourrions ajouter celle d’être
comme un étranger dans sa propre langue. Il s’agit ici de démolir la frontière entre
la loi et la littérature, de négocier avec l’altérité, d’introduire l’hétérogénéité dans
la traduction mineure et d’essayer d’interpréter le monde imaginaire et la vie quo-
tidienne.
Les histoires (non écrites) de l’autre se composent des dissonances vives, de la
multiplicité chatoyante de tons et de nuances, des contradictoriels, des actions non
linguistiques, non logiques, des sentiments comme la tristesse et le désespoir, l’arrêt
et le silence, l’accent et le rythme, etc. Elles sont dans l’état d’exception aux yeux
de la pensée savante et de la loi de la traduction homogénéisée, centralisée, stan-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


dardisée. Il y a, écrit Maffesoli, « une résistance têtue du concret le plus proche vis-
à-vis de toute explication réductrice et simplificatrice. La riche et dense concrétude
quotidienne reste allergique au positivisme schématique, parce que les actes et les
situations qui l’expriment ne s’épuisent pas dans une causalité ou un finalisme qui
leur donnerait sens. On peut maîtriser le passé et évaluer l’avenir d’une manière
plus ou moins objective, il est impossible d’apprécier toute la richesse de ce que
W. Benjamin appelait l’intérêt d’à présent 16. »
Pour traduire la vie quotidienne et les autres dans l’état d’exception, il est néces-
saire donc d’inventer la nouvelle manière par laquelle on parle sa propre langue
comme langue étrangère. En ce sens, nous rejoignons la proposition maffesolienne
de la « sens-communologie ». G.E. Moore, l’auteur de l’Apologie du sens commun,
remarque avec pertinence que « la plupart des philosophes [...] vont contre ce sens
commun, auquel ils participent pourtant dans leur vie quotidienne » 17. En citant
les auteurs qui focalisent leurs investigations sur une thématique proche, ainsi la

14. G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1996,
pp. 33-34.
15. G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 2008, p. 10.
16. M. Maffesoli, La conquête du présent, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p. 24.
17. M. Maffesoli, « Annexe : La pensée de la place publique », Le temps des tribus, La
Table ronde, Paris, 2000, p. 282.

Sociétés n° 127 — 2015/1


104 « La tâche du traducteur » et la sens-communologie

phénoménologie sociologique (A. Schütz, P. Berger, Th. Luckmann), Maffesoli


montre leurs relations étroites avec le vitalisme et la « sens-communologie » 18.
Le vide de la communication verbale, celle de la raison, permet une autre com-
munication, plus horizontale, plus silencieuse, plus corporelle, ou, ce qui revient au
même, plus bruyante, en tout cas plus globale en ce que les sens y ont leur part.
Les expériences de la vie quotidienne engendrent une exaltation spécifique, ne
discriminant pas le bien du mal, étant même indifférente à une telle partition, exal-
tation qui, dès lors, souligne le surréel au sein même de l’existence quotidienne de
tout un chacun. Cela nous conduit naturellement à la notion fameuse de Verstehen
chez Weber. Elle a par ailleurs le rôle-charnière entre la connaissance et la vie quo-
tidienne, entre la connaissance savante et la sagesse populaire/le sens commun.
« La sagesse populaire nous enseigne qu’une chose peut être vraie bien qu’elle ne
soit et alors qu’elle n’est ni belle, ni sainte, ni bonne 19. »

4. Le sociologue comme auteur


L’expression de « sociologue comme auteur » est issue de Clifford Geertz et de
sa formule de « l’anthropologue comme auteur ». Ici et Là-Bas. L’anthropologue
comme auteur 20 de Geertz constitue une nouvelle phase dans ses œuvres après
vingt ans d’études où il interprète la culture comme un texte, un manuscrit étran-
ger. Et il élabore une méthode pour « la description dense » (thick description). Le
défi de la description dense est celui de la narration qui doit intégrer la diversité
des niveaux de signification. Sa méthode de l’anthropologie textualiste 21 nous fait
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


repenser la méthode littéraire qui pourrait être utilisée pour la sociologie. Il s’agit de
multiplier les détails, les « plis » : une démarche qui n’est pas familière à ceux qui
veulent l’élaboration d’un texte académique (simplifié, standardisé, homogénéisé).
Au lieu d’expliquer ou d’ôter les plis (ex-plicare) de l’opacité humaine, les détails
et les exceptions, il faudrait chercher une manière de les garder et de les traduire.
« À l’ambition totalisante de grandes théories, [...] qui enferment la réalité soit dans
le palais de cristal de l’esprit, soit dans la machinerie économique » se substitue
« une exploration sophistiquée à partir de marges, avec une prédilection pour les
configurations indécises ou floues 22. »
En fait, le sociologue de la vie quotidienne essaie de comprendre qu’il existe
un pli dans tout un chacun, comme il y a de multiples pliures dans le corps social
dans son entier. Il ne pourra jamais les « mettre à plat », ôter les « plis », expliquer

18. Ibid., p. 283.


19. M. Weber, Le savant et le politique, traduit de l’allemand par Julien Freund, révisé par
E. Fleischmann et Éric de Dampierre, 10/18, Paris, 2002, p. 92.
20. C. Geertz, Ici et Là-Bas. L’anthropologue comme auteur, traduit de l’anglais par Daniel
Lemoine, Métailié, Paris, 1996.
21. Une anthropologie qui fait du texte une métaphore pour l’analyse des phénomènes
sociaux.
22. C. Geertz, Interprétation et culture, Éditions des Archives contemporaines, Paris,
2010, p. 45.

Sociétés n° 127 — 2015/1


Jieun SHIN 105

toutes choses 23. Cela nous permet de réfléchir à la manière de maintenir la conti-
nuité entre la connaissance savante sociologique et la connaissance ordinaire et
la possibilité d’une sens-communologie. En accord avec Schütz, selon lequel la
sociologie de la connaissance doit être redéfinie car elle n’étudie que très peu la
distribution sociale de la connaissance, P. Berger et T. Luckmann souhaitent redé-
finir la sociologie de la connaissance sur les fondements de la connaissance dans
la vie quotidienne. Il s’agit de tous les savoirs et connaissances en circulation dans
les sociétés 24.
Notre curiosité pour les formes rhétoriques et les genres littéraires, qui pour-
raient être utilisés par les sociologues, a pour objet de comprendre et de décrire
des éléments très surprenants, mais vécus quotidiennement, où la fiction devient
réalité 25. Comme dans les œuvres de « cinéma-vérité » de Jean Rouch, dans notre
vie quotidienne, on vit le mélange de la science avec la poésie, de la réalité avec la
fiction. Rouch fait sauter tout le jeu des oppositions réglées, confortables, fausses,
par lequel on pensait les catégories du documentaire, de la fiction, du naturel, de
l’artifice. À cheval entre les techniques, entre les cultures, Rouch joue de plus en
plus systématiquement cet entre-deux, dont il va faire le moteur d’une longue geste
fictionnelle. Le traducteur-poète qui est lié à sa langue sur un double mode : celui
de l’« enracinement » et celui du « dépassement » 26. Par l’enracinement, la traduc-
tion mineure de la vie sociale s’enfouit dans l’épaisseur de la langue natale. Et par
le dépassement, elle s’arrache à elle en produisant une autre langue étrangère dès
lors à la langue commune. La traduction mineure de la vie quotidienne fait radica-
liser le mouvement de subversion de l’interprétation standardisée, homogénéisée.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)


Ce sera peut-être une tâche d’instaurer le véritable état d’exception, comme disait
Benjamin.

Bibliographie
Agamben G., État d’exception. Homo sacer, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
2003.
Benjamin W., « La tâche du traducteur », Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000.
Benjamin W., « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2010.
Berger P., Luckman T., La construction sociale de la réalité, Masson/Armand Colin, Paris,
1996.
Berman A., L’Âge de la traduction. « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin. Un
commentaire, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2008.
Deleuze G., Guattari F., Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1996.

23. M. Maffesoli, La part du diable, Flammarion, Paris, 2004, p. 178.


24. P. Berger, T. Luckman, La construction sociale de la réalité, Masson/Armand Colin,
Paris, 1996.
25. J. Rouch, « Comment le lecteur d’Éluard tourne La Pyramide humaine », internet.fr/
cine.beaujolais/Rouch. htm, pp. 7-8.
26. A. Berman, L’Âge de la traduction. « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin. Un
commentaire, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2008, p. 53.

Sociétés n° 127 — 2015/1


106 « La tâche du traducteur » et la sens-communologie

Deleuze G., Parnet C., Dialogues, Flammarion, Paris, 2008.


De Man P., « Conclusions : “La tâche du traducteur” de Walter Benjamin », TTR : Traduc-
tion, terminologie, rédaction, vol. 4, n° 2, 1991.
Derrida J., « Préjugés : Devant la loi », in J. Derrida et al., La faculté de juger, Minuit, Paris,
1985.
Derrida J., Le monoliguisme de l’autre, Galilée, Paris, 1996.
Geertz G., Ici et Là-Bas. L’anthropologue comme auteur, traduit de l’anglais par Daniel
Lemoine, Métailié, Paris, 1996.
Geertz G., Interprétation et culture, Éditions des Archives contemporaines, Paris, 2010.
Kafka F., Le Procès, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1983.
Maffesoli M., Au creux des apparences, Plon, Paris, 1990.
Maffesoli M., La conquête du présent, Desclée de Brouwer, Paris, 1998.
Maffesoli M., Le temps des tribus, La Table ronde, Paris, 2000.
Maffesoli M., La part du diable, Flammarion, Paris, 2004.
Weber M., Le savant et le politique, traduit de l’allemand par Julien Freund, révisé par
E. Fleischmann et Éric de Dampierre, 10/18, Paris, 2002.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.166.143.107)

Sociétés n° 127 — 2015/1

Vous aimerez peut-être aussi