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La Divine Comédie, Paris, 2017

René de Ceccatty
Dans Po&sie 2021/3 (N° 177-178), pages 341 à 352
Éditions Belin
ISSN 0152-0032
ISBN 9782410023633
DOI 10.3917/poesi.177.0341
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La table des traducteurs

René de Ceccatty

Michel Orcel

Danièle Robert
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Livija Ekmecic : Kolja Micevic

Appareil à capter l’avenir, Dante est aussi devenu en France une pierre de
touche des traductrices et des traducteurs comme put l’être naguère Hölderlin.
La revue a demandé à une traductrice et à deux traducteurs de Dante de situer
leur travail, leur horizon traductif : de nous expliquer comment ils s’étaient laissés
capter par Dante.
Livija Ekmecic rend hommage à Kolja Micevic.
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René de Ceccatty

La Divine Comédie, Paris, 2017

Avant d’affronter Dante, vous aviez derrière vous une activité considérable de tra-
ducteur de la littérature italienne (Pasolini, Moravia, Saba, Patrizia Cavalli, mais
aussi Leopardi et Pétrarque). Pourriez-vous nous dire comment est né le projet de
vous tourner vers la Comédie ? Comment il s’est imposé à vous ? Comment il a mûri
en vous ?
J’ai osé entreprendre la traduction de la Divine Comédie pour des raisons stric-
tement personnelles. Je me rendais compte en traduisant des auteurs italiens
modernes et même en parlant avec des amis italiens que les citations de ce poème
et les références à son auteur étaient constantes, aussi bien dans les textes litté-
raires que dans la conversation. Et je n’étais pas toujours capable de reconnaître
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précisément les passages cités ou évoqués. Il me manquait donc quelque chose de
fondamental qui est une sorte de mémoire inconsciente collective. Et je me suis dit
que la meilleure manière de réparer (du moins partiellement) cette lacune était de
lire en profondeur le texte et je sais qu’il n’est de meilleur lecteur qu’un traducteur.
J’ai donc traduit pour moi la totalité du texte et, cherchant un rythme analogue
à l’hendécasyllabe italien, j’ai pensé que c’était l’octosyllabe, plus bref, mais vif et
chantant. C’est du reste le vers le plus souvent utilisé avant l’alexandrin et le déca-
syllabe par les poètes de la fin du Moyen-Âge en France. Et Dante lui-même
quand il écrira une « suite » du Roman de la Rose (qui est en octosyllabes) utilisera
en italien l’hendécasyllabe. Par ailleurs, comme je voulais que cette traduction
mette au jour un texte français agréablement lisible, et comme je voulais être sûr
de comprendre clairement moi-même ce que j’écrivais en traduisant, j’ai exclu les
notes, espérant que le texte parlerait de lui-même. Ce qui m’a amené à quelques
solutions radicales. Curieusement, j’ai rarement été amené à couper dans le texte,
mais j’ai souvent explicité des références, et j’ai parfois omis des « chevilles » utili-
sées par Dante dans la narration, et des termes qui ne me semblaient, même si
cette impression peut paraître choquante aux grands spécialistes de Dante, pré-
sents que pour la rime ou le rythme dans la version originale. C’est en parlant avec
Véronique Ovaldé, qui dirigeait la collection « Points Poésie » aux éditions du
Seuil où je suis moi-même éditeur, que j’ai fini par accepter l’idée de publier mon
travail. C’est elle qui m’y a incité. Mais je savais que je m’exposais par mes prin-
cipes de traduction à des reproches. Je n’aurais jamais osé publier ma traduction
si je n’avais su qu’il existait d’autres traductions auxquelles les lecteurs ont accès et
qui obéissent à des systèmes, disons, plus classiques. Qu’il s’agisse de traductions
littérales et abondamment annotées, ou des traductions en vers, ou des traductions
en prose, donnant, autant que faire se peut, toutes les nuances du texte. Ou de la
traduction de Jacqueline Risset qui me semble une grande réussite d’équilibre
entre rigueur et lisibilité, élégance et précision, mais avec des passages obscurs qui

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me gênaient. Mon expérience de traduction de grands poètes (Leopardi, Pasolini,


Saba, Penna) me rend plutôt modeste. Je sais quelles difficultés rencontre tout tra-
ducteur de poésie et les choix qu’il est contraint de faire, sacrifiant toujours
quelque chose, dans la musique ou dans la précision des termes. Toute traduction
est un compromis, a fortiori une traduction de poésie. J’ai traduit très rapidement,
en quelques mois. Je ne voulais pas perdre le rythme. Je voulais préserver le plaisir.
Je ne voulais pas m’arrêter exagérément sur des hésitations qui, avec le temps,
m’auraient empêché de trancher. Mieux valait aller de l’avant. Bien entendu, je
connaissais l’œuvre et l’avais souvent lue depuis mes études. Ma première
approche a été assez précoce (en hypokhâgne) avec un professeur admirable,
Catherine Weber, qui elle-même avait établi une édition des Amours de Ronsard,
en mettant en rapport les poètes de la Pléiade avec ceux du dolce stil nuovo et
Pétrarque. Elle m’a donné des clés pour entrer dans la Divine Comédie et a établi
les ponts nécessaires entre la littérature italienne et la littérature française, nous
incitant à trouver ce passage facile et évident. Sa grande qualité était de lire Dante,
comme elle lisait Leopardi et Pavese, avec même passion, et la même familiarité
admirative, en faisant de lui notre frère. C’est la raison pour laquelle je me réfère
à elle maintenant. Les grands enseignants sont ceux qui apprennent aux jeunes lec-
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teurs à se désinhiber face aux monuments. Qui leur font comprendre que les
grands textes leur parlent d’eux. J’avais d’ailleurs essayé, quand j’étais étudiant, de
traduire selon ce système (de condensation un peu abstraite) le Canzoniere de
Pétrarque, que finalement j’ai traduit (après la Divine Comédie, juste après) à la
demande d’André Velter. Mais je dois dire aussi que l’expérience de la traduction
des Canti de Leopardi (que j’ai traduits en vers non rimés, mais rythmés) m’avait
aussi donné une certaine assurance (d’autres pourraient dire inconscience…) En
revanche, pour Saba, Pasolini, Patrizia Cavalli, je n’ai jamais tenté d’équivalents
rythmiques. Sauf pour Supplique à ma mère de Pasolini, que j’ai même fait rimer.
Si je réfléchis bien, il y a certainement eu un autre élément qui m’a poussé à tra-
duire la Divine Comédie, c’est que j’ai écrit un roman un peu bizarre (Objet
d’amour, Flammarion) parti d’un inédit de Stendhal, Chi mi difenderà dal tuo bel
volto (sur Michel-Ange et Tommaso Cavalieri), et d’un autoportrait d’un peintre
mineur nîmois, Xavier Sigalon, que j’ai vu au Musée Fabre de Montpellier et qui
se trouve avoir fait la première copie en couleurs, presque grandeur nature, du
Jugement dernier. Je raconte la vie de ce copiste, son travail à Rome, à la Chapelle
sixtine, mais je m’étends également sur Michel-Ange. Or Le Jugement dernier était,
lui-même, inspiré par L’Enfer de Dante. Par ailleurs, la question du copiste en
peinture m’intéressait parce que les problèmes techniques, psychologiques et artis-
tiques qu’il rencontre sont tout à fait analogues à ceux du traducteur. Surtout
avant l’invention de la photographie et du tourisme de masse. Voir une œuvre ori-
ginale était très difficile. Les copies étaient donc absolument nécessaires. Elles cir-
culaient souvent sous forme de gravures, elles-mêmes faites à partir d’une copie de
petites dimensions. Sigalon avait une tâche considérable de responsabilité, tout
comme un traducteur. Sigalon est le modèle du peintre imaginaire, génial et raté,
Joseph Bridau dans la Comédie humaine. Alors que Balzac est très clair, qu’il décrit
très précisément les œuvres de Sigalon qu’il avait rencontré, les spécialistes de
Balzac ne l’ont pas identifié et rares sont les historiens de l’art qui s’en sont rendu

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compte. Lorsque sa copie a été présentée à Paris, c’était vraiment la première fois
que les Parisiens pouvaient évaluer cette œuvre, aux proportions de 7/10. En écri-
vant ce livre, je pensais beaucoup au travail et à la responsabilité du traducteur. Et
on peut vraiment comparer Le Jugement dernier et La Divine Comédie.

Pour recourir au lexique d’Antoine Berman, il semble que Dante soit une mise à
l’épreuve d’exception des catégories d’analyse de la traductologie (« projet de traduc-
tion », « idéal de traduction », « horizon traductif »). Pourriez-vous préciser quelles
sont les grandes options qui vous ont guidé ?
Je théorise très peu sur la traduction, même si j’ai beaucoup traduit (non seule-
ment de l’italien, mais du japonais, de l’anglais et de l’espagnol, et même du grec
— Aristophane— et du latin —Ovide—, pour le théâtre). Je n’ai jamais eu de prin-
cipes généraux ni beaucoup de goût pour les théories de la traduction. Car les
textes d’origine sont trop divers et un même tercet peut poser des problèmes très
divers eux-mêmes et donc appelant des solutions différentes. Et la posture du tra-
ducteur face au texte varie constamment. Je pense que tout traducteur sent intuiti-
vement s’il est « fait » pour un auteur ou un texte, ou s’il n’est pas la « bonne
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personne ». Mon principe ne va pas au-delà de cette intuition. On m’a proposé de
traduire Manganelli, et je me suis rendu compte que je n’étais pas le bon traduc-
teur (alors que Philippe Di Meo s’en est formidablement sorti, comme du reste
pour tous les écrivains italiens particulièrement difficiles qu’il a traduits). Pour-
quoi ne m’en suis-je pas senti capable ? Parce que j’écris moi-même, j’ai un vocabu-
laire, une syntaxe qui me sont naturels, et j’essaie, dans une certaine mesure, de ne
pas les forcer et les distordre. Bien entendu, l’imaginaire et l’expérience des auteurs
que je traduis ne sont pas les miens, mais il faut qu’ils soient compatibles avec les
miens. Même chez des auteurs japonais (classiques ou modernes) que j’ai traduits
avec Ryôji Nakamura (Ôe, Abé, Mishima, Tanizaki, Sôseki, Ôgai, etc.), puis,
depuis quelque temps, seul (Sôseki, Kawabata, Fumiko Hayashi), qui sont appa-
remment très éloignés, linguistiquement, culturellement, quotidiennement de moi.
Mais j’ai besoin d’éprouver une affinité qui consiste à me donner le sentiment de
pouvoir exprimer ce que dit l’auteur en usant de termes qui seraient ceux auxquels
j’aurais spontanément recours si j’étais l’auteur. Cela limite donc les auteurs et les
livres que j’ai envie de traduire et que je me sens en mesure de traduire, indépen-
damment de problèmes strictement techniques. Il faut que le fait d’être le passeur,
le porte-voix ait un sens pour moi. Pour en revenir aux Italiens, il y a des auteurs
dont je me sens très proches, qui sont même essentiels dans ma vie (comme Paso-
lini, bien sûr, mais aussi Umberto Saba et Sandro Penna) et que je suis naturelle-
ment dans chaque aspect de leur création littéraire (même quand cela peut être
extrêmement éprouvant, comme Pétrole de Pasolini) : je m’y sens bien. De même
Leopardi, je m’y sens bien, et je lui ai consacré un livre, Noir souci. J’ai récemment
refusé de traduire La città dei vivi de Nicola Lagioia, à la fois parce que l’univers
de son livre (un crime gratuit dans le milieu gay de Rome) ne correspondait pas à
ma vision de Rome et des rapports humains, et parce que son utilisation de la
langue moderne (codée sur les réseaux sociaux, ou parlée par des voyous) m’était
trop étrangère. J’ai du reste aussi refusé de retraduire les deux premiers romans de

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Pasolini (Ragazzi di vita et Una vita violenta), parce que je n’aurais pas eu naturel-
lement, culturellement aussi, la juste approche en français de l’oralité des borgate
reconstruite par Pasolini. Pour Dante, il serait un peu présomptueux et même ridi-
cule de dire que « je m’y sens bien », comme s’il avait été un interlocuteur avec qui
j’aurais senti une complicité et qui m’aurait attendu ! Dante, c’est autre chose. Il y
a eu chez moi le dépit de ne pas avoir connu plus tôt le Banquet (que j’ai fini par
traduire), qui est une mine philosophique et théologique, un extraordinaire com-
mentaire de l’œuvre d’Aristote (l’Ethique à Nicomaque, mais aussi la Métaphysique
et la Physique, le Ciel, le Traité des parties des animaux, etc., œuvres que j’avais étu-
diées pendant mes études de philosophie), ou de Boèce et de Cicéron. Et il y a
aussi mon enthousiasme pour le regard très critique qu’il porte sur l’Eglise et ses
dérives « temporelles » et matérielles. Son idéal de pauvreté, son franciscanisme
me plaisent énormément. Et peu à peu, ce qui m’impressionnait chez lui (l’immen-
sité de son savoir encyclopédique, sa culture arabo-andalouse, sa connaissance du
ciel, sa pénétration de l’histoire romaine, ses conflits politiques florentins) et aurait
pu me décourager, est passé au second plan. Sans aucun doute, Pasolini m’a aidé.
Et j’ai beaucoup lu Dante à travers le filtre de Pasolini. L’épigramme À un pape,
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de Pasolini, me semble hériter de l’animosité de Dante. Du reste, Pasolini n’a
jamais caché sa dette à l’égard de Dante. Et c’est donc plutôt « psychologique-
ment » que je me suis armé pour accompagner cette œuvre en la traduisant, que
« théoriquement » (je veux dire par là en obéissant à des principes ou en me fixant
un objectif). Sinon l’objectif que j’ai déjà dit : rendre le texte clair à mes propres
yeux, et naturel dans ma langue. Ma langue ce n’est pas seulement le français.
Mais un français que j’ai amadoué à ma manière et qui porte les traces de ma
culture, de mes habitudes de lecture, des refrains poétiques que chacun de nous a
dans sa tête (en ce qui me concerne Ronsard, Du Bellay, Charles d’Orléans, Villon,
La Fontaine, Racine, Verlaine, Apollinaire, Mallarmé et plus près de nous le belge
Jacques Izoard, et même des auteurs de chansons comme Charles Trenet, Barbara,
Léo Ferré ou Jacques Brel). J’ai pris très au sérieux la lettre à Cangrande della
Scala, où Dante donne l’étymologie de comédie, « chant de village », c’est-à-dire
une langue qu’un auditeur non lettré peut comprendre, ou du moins dont il peut
comprendre l’essentiel.

Depuis la traduction d’André Pézard, les traductions françaises de la Comé-


die n’ont pas manqué. Pourriez-vous nous dire si vous vous inscrivez en continuité ou
en rupture avec cette histoire ?
Je n’ai pas lu dans le détail la totalité des traductions françaises de Dante, bien
entendu. Mettons à part la tentative farfelue et décourageante d’André Pézard,
dont on peut regretter le résultat étant donné l’érudition de ce grand savant. Mais,
disons, il n’avait pas la grâce du français… On a pour le japonais, avec un chef-
d’œuvre équivalent (Genji monogatari) un exemple similaire dans la traduction de
René Sieffert, admirable connaisseur de la littérature classique, incroyable décou-
vreur et enseignant, et qui, pour certains textes (pas tous heureusement), a tenté
d’inventer un faux archaïsme fait de bric et de broc (sans aller toutefois jusqu’à la
folie du néologisme qu’avait Pézard). Parmi les traductions de la Divine Comédie,

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deux m’ont semblé se détacher : celle de Lamennais, remarquablement claire et


juste, en prose. (Celle d’Alexandre Masseron est également intéressante.) Et celle
de Jacqueline Risset, qui était en plus une personne délicieuse, que je connaissais,
que j’admirais, dont j’aimais la poésie en français et en italien, dont je trouvais for-
midable la complicité avec Fellini, et qui avait inventé comme je l’ai dit une juste
mesure, même si çà et là (mais que dirait-on alors de moi ?) on pouvait trouver à
redire. Mais je l’aime pour les mêmes raisons pour lesquelles je traduis ou je ne
traduis pas. Je l’aime parce qu’elle use en traduisant en français Dante d’une
langue qui lui est naturelle à elle, qui ressemble à celle de ses poèmes. On aura
compris que je n’aime pas l’artifice revendiqué, affiché. Ni la mise à distance cri-
tique et académique. Je ne suis pas universitaire et je n’écris pas sous surveillance.
Et je ne propose pas une traduction qui puisse servir de modèle à un excellent étu-
diant, érudit et rigoureux. Je propose une solution, une approche, une voie d’accès,
en sachant qu’il en existe d’autres, et je pense qu’il faut même, pour connaître vrai-
ment Dante, aller voir aussi ailleurs, d’autres traductions, d’autres commentaires.
Je n’ai pas pour autant « modernisé » ou « simplifié » comme on fait dans cer-
taines collections destinées à un jeune public ou à des lecteurs étrangers au voca-
bulaire limité en français. J’ai tenté, dans la mesure de mes moyens et en
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m’appuyant sur plusieurs éditions critiques italiennes, de ne pas distordre le sens.
Mais comme on sait, les « dantistes » se crêpent le chignon pour certains vers ou
termes obscurs sans parvenir à une solution qui satisfasse tout le monde. C’est
assurément, en tout cas, pour répondre à votre question, de Jacqueline Risset que
je me sens le plus proche. J’ai trouvé aussi très originale l’approche du traducteur
d’origine serbe Kolia Micevic. Elle m’intéresse parce qu’on sent une démarche
poétique authentique, spontanée. Il y a un poète belge pour lequel j’ai une très
grande admiration, c’est même selon moi un des plus grands poètes de langue
française, William Cliff. Il a proposé une traduction à sa manière, mais malheureu-
sement on sent une insuffisante connaissance de la langue italienne et il y a plu-
sieurs passages omis. Il a traduit également les Sonnets de Shakespeare, un poète
catalan, Gabriel Ferrater, et un poète espagnol, Jaime Gil de Biedma, selon ce sys-
tème. Mais là, je pense qu’il y a un problème avec Dante. Car pour traduire Dante,
il faut avoir une grande expérience de la langue parlée italienne et de toutes sortes
de registres. Il est impossible, pour le traduire, de faire l’économie de cette expé-
rience. Quelqu’un qui ne parle pas couramment italien et qui n’a pas eu connais-
sance de textes littéraires très différents et n’a pas tenté de les rendre en français
n’est pas assez outillé pour traduire Dante. La grande difficulté de Dante est le
fameux « salto ». Comme il est dit dans le chant 23 du Paradis :

e così, figurando il paradiso,


convien saltar lo sacrato poema,
come chi trova suo cammin riciso.

Pour figurer le Paradis,


Mon poème doit faire un bond
Comme on saute en route un obstacle.

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Ce « saut », Dante y recourt, non seulement pour les nombreux silences qu’il
s’impose devant l’indicible, mais aussi dans des changements de registre. Or c’est
là que les traducteurs sont le plus timorés. Ils osent rarement accepter le langage
populaire partout présent (et pas moins au Paradis qu’en Enfer) et parfois pour
concentrer des thèses théologiques d’une grande complexité (comme le rapport à
la Vierge ou la résurrection charnelle… ou la question du premier homme, Salo-
mon ou Adam, ou la mort sur la croix, ou la rédemption et le repentir, etc.) et
même des théories d’optique ou des hypothèses biologiques et cosmologiques.
Mais, bien sûr, il faut, tout en tentant de faire un « bond » équivalent en français,
comprendre ce que l’on saute, d’où l’on saute et vers quoi l’on saute. Et c’est là que
la lecture approfondie du Banquet est absolument nécessaire, puisqu’il explicite de
nombreuses questions théologiques, qu’il explique son système littéraire (en pre-
nant exemple sur les trois chansons qu’il va commenter et interpréter selon diffé-
rents principes). On a là un « atelier de Giacometti » inespéré ! Parmi les
traductions de Dante dans d’autres langues, celle de José María Micó en espagnol,
parue en même temps que la mienne, est assez proche de mes principes (mais, étant
professeur de littérature italienne dans une université, il est tout de même moins
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radical et son édition est annotée de façon classique). Et, pour répondre à votre
question plus précisément, on est toujours plus en continuité qu’en rupture avec
ses prédécesseurs. On leur est toujours plus redevable qu’on ne veut bien le
reconnaître.

Tiphaine Samoyault a su montrer récemment que la violence n’était pas absente


de la traduction et de son histoire : n’hésitez pas à nous faire part de vos refus car il
n’est pas impensable de supposer que vos choix aient été aussi dictés par ces refus. Il
n’est pas impensable non plus qu’ils portent la trace de certaines admirations.
Je crois avoir déjà répondu à cette question, qui était implicite au fond dans la
première, du moins telle que je l’ai comprise. Je ne peux pas traduire un auteur ou
un texte avec lequel je suis en désaccord sur des points essentiels. Je n’aurais pas
pu traduire n’importe quel texte de Mishima, dont nous avons traduit, Ryôji
Nakamura et moi, cependant deux livres, mais que j’approuvais. Il s’agit là de rai-
sons idéologiques. Mais aussi stylistiques (je l’ai dit pour Manganelli, que pour-
tant j’admire immensément). Et techniques. J’ai traduit, il y a bien longtemps, un
bref roman de Stefano D’Arrigo (Cima delle nobildonne) et Georges Piroué m’avait
proposé ensuite de traduire Horcynus Orca, mais je n’étais pas de taille, car ce livre
énorme inventait un langage. L’autre, de dimensions modestes, était une digression
fantasque sur Hatshepsout, la pharaonne, et sur le changement de sexe. Mais la
langue était simple. Bien entendu, il y a des livres que je trouve littérairement trop
médiocres pour vouloir les traduire et qui parfois ont été achetés par des éditeurs
qui n’ont pas vraiment lu l’original avant de les proposer à des traducteurs. Dans
de tels cas, il va de soi que je refuse. La plupart de mes traductions viennent de
mon initiative, puisque j’ai été conseiller littéraire de plusieurs maisons d’édition
(Gallimard, Rivages, Stock, à présent le Seuil). Mais parfois bien entendu on m’a
offert de traduire des textes dont je n’avais pas eu l’idée et parfois des auteurs
s’adressent à moi pour que je les traduise. Cela a été le cas de Ginevra Bompiani,

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que j’ai beaucoup traduite. Le cas de Moravia, qui a fini par prendre une telle
importance dans ma vie intellectuelle et même personnelle, est particulier, puisque
c’est Flammarion qui me l’a proposé, sa traductrice habituelle ayant déclaré for-
fait et Michel Orcel ayant refusé. C’était La cosa, des nouvelles érotiques que j’ai
trouvées extraordinaires. Et dès lors, le lien s’est fait, s’est approfondi, j’ai enchaîné
de très nombreuses traductions de ces livres récents ou plus anciens, j’ai découvert
l’homme, une confiance s’est établie, que je n’avais connue avec aucun autre écri-
vain. Beaucoup des auteurs que j’ai traduits ou dont je conseillais la traduction
étaient des amis : Giuseppe Bonaviri, Elisabetta Rasy, Rosetta Loy, Francesca
Sanvitale et, tout récemment, la fabuleuse Edith Bruck (dont je viens de traduire
Pane perduto, et un choix de poèmes sous le titre Pourquoi ai-je survécu ?). Mais si
vous parlez de refus dans le texte même, ou d’omissions de passages que je trouve-
rais ou « mauvais » ou négligés ou éloignés de mon idée de la littérature, non, en
italien, je n’y ai jamais procédé, bien entendu, à partir du moment où j’avais
accepté ou proposé de les traduire. Parfois on peut avoir des désillusions ou des
échecs. On peut par exemple beaucoup admirer comme lecteur une œuvre et avoir
des difficultés à en restituer en français ce qui vous a charmé. Je m’en suis rendu
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compte en partie avec Patrizia Cavalli, qui est « italianissime », et avec Sandro
Penna, dont la poésie minimaliste, sensuelle, allusive s’appauvrit beaucoup en
français. Les poèmes de Pasolini sont d’une difficulté et d’une qualité très inégales.
Son intelligence, sa sensibilité, elles, sont toujours à leur sommet. Mais la forme
qu’il donne à ses vers peut être d’une grande obscurité par surcharge de références
et d’allusions devenues totalement inintelligibles sans abondance de notes. Le cas
de Pasolini poète est particulier, parce qu’il faisait beaucoup de vers de circons-
tance, réactifs à des situations politiques, à des événements sociaux, à des crises
personnelles. Mais il n’en restait pas moins toujours poète. Pour ce qui est de la
violence de la traduction, elle est toujours présente, parce que toute traduction est
un « choix de Sophie ». On sacrifie un des deux aspects qu’on est censé devoir
aimer pareillement, pour que l’autre survive. En poésie, plus qu’en prose bien sûr,
même si ce choix s’opère aussi en prose : le sens et le son. Toute traduction est une
interprétation, comme en musique. Pour faire entendre une ligne mélodique, com-
bien de pianistes, de violonistes, de chanteurs, de chefs d’orchestre sacrifient une
polyphonie, une harmonie, dessinent une seule ligne quand la partition en com-
porte d’innombrables. C’est particulièrement sensible dans l’interprétation de
Bach.

Entrons mieux dans votre travail. Pourriez-vous nous faire part d’une solution
dont vous êtes satisfait et nous expliquer la raison de votre satisfaction ? De la même
manière pourriez-nous nous indiquer un passage dont vous n’êtes pas satisfait et nous
expliquer pourquoi ?
Non, je ne peux pas être satisfait, car je ne peux pas et ne veux pas donner en
exemple mon travail. Bien entendu, la version publiée est celle que je juge la plus
achevée, mais j’ai demandé que l’on ne mette pas en regard la version italienne
(contrairement à ce que j’ai demandé pour d’autres poètes, comme Pasolini, Leo-
pardi, Patrizia Cavalli). Pour la raison que ma traduction est trop libre pour qu’un

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lecteur n’ayant que quelques notions de l’italien s’y reconnaisse et pour qu’un
érudit parfaitement bilingue ne soit pas constamment agacé s’il n’accepte pas mon
système. Pour ne donner qu’un exemple dans le célèbre passage sur Francesca da
Rimini où le terme Galeotto a trouvé son origine pour la langue moderne (entre-
mise amoureuse ainsi que le comprend encore tout lecteur italien contemporain),
je n’ai pas fait figurer « Galehaut » qui, pour un français, n’a aucun autre sens que
le nom du chevalier de la Table Ronde. Disons que je ne suis pas trop mécontent
quand il me semble que la traduction française donne l’impression qu’on est à un
moment de grande intensité poétique dans le texte original. Donc sans doute, jus-
tement, cette fin du chant 5 de l’Enfer. De même le Chant 28 (le Paradis terrestre)
du Purgatoire. Le chant 18 du Paradis (l’apparition de l’Aigle) et le chant 23 du
Paradis (l’apparition du Christ). Mais cette hiérarchie générale de satisfaction ne
correspond en réalité qu’à mon émotion à la lecture du texte original, plus qu’à
ma version même. J’ai seulement tenté (je ne donne pas ici le détail) de trouver des
équivalents, qui soient à la fois élégants et pas trop obscurs dans les références. En
revanche, tout ce qui est référentiel directement à la vie florentine est plus faible
à mes propres yeux, et je m’y suis moins investi. Je pense que les trois chants sur
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Cacciaguida, par exemple, qui se trouvent au Paradis (les chants 15-16-17) sont
d’une grande baisse d’intensité poétique (venant après un chant sublime, qui est le
14e sur la réincarnation), ce qui ne signifie pas que Dante soit moins impliqué, loin
de là. Car sa fureur est immense contre Florence. Et comme Pasolini, la rage
l’inspire beaucoup ! Mais encore une fois, je suis gêné pour évaluer moi-même,
même d’un point de vue subjectif, une « satisfaction » de traducteur. Toute traduc-
tion est criticable et perfectible, et défaillante et faillible (même en adoptant les cri-
tères du traducteur, je veux dire même dans son propre système). La seule
satisfaction que j’ai eue, c’est d’entendre ma version lue par plusieurs comédiens
en public et de constater que le public suivait. Bien sûr je prenais soin de choisir
les passages les plus directement accessibles, et de toute façon je les présentais, je
les remettais dans leur contexte. Or l’un de mes objectifs, je l’ai dit, était cet accès
à un texte qui, je le rappelle, quand il a été écrit était fait pour être entendu en
public, puisque l’imprimerie n’avait pas été inventée. Ce qui me retient aussi de
clamer ma satisfaction ou d’exprimer des repentirs, c’est que je risque de m’expo-
ser à des critiques plus sévères, dans la mesure où tous mes choix peuvent être
contestés, même si je peux sans doute les justifier au cas par cas. Et il faudrait aussi
commenter les diverses solutions que j’ai eues pour les fameux néologismes de
Dante (quand il fait un verbe à partir de « moi », de « dieu », de « toujours », de
« ciel », de « futur », « peut-être », etc.) inluiarsi, inleiarsi, intuarsi, immiarsi,
intrearsi, infuturarsi, inventrarsi, impolarsi, inzaffirarsi, inforsarsi, insemprarsi, incie-
larsi… Sans compter le célèbre « trasumanar »…

La bibliothèque des commentateurs de Dante est considérable. Pourriez-vous


nous indiquer quelques-uns des essais qui vous ont accompagné ? Marqué ?
Aux commentaires, j’ai toujours préféré les textes de Dante. Et donc, même si
j’ai lu des essais et des biographies, j’ai travaillé en me servant de l’édition des

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« Meridiani », d’Anna Maria Chiavacci Leonardi, de l’édition critique de Giu-


seppe Vandelli, de celle de Giovanni Fallani et Silvio Zennaro, de celle de Raffaello
Fornaciari et du dictionnaire de Giorgio Siebzehner-Vivanti. J’ai pris soin de
mélanger des éditions savantes et des éditions populaires, volontairement. En ce
qui concerne les textes savants, je citerai le malheureux André Pézard (son com-
mentaire du Banquet, reparu aux Belles-Lettres), le remarquable essai de Jean-
Louis Poirier Ne plus ultra, Dante et le dernier voyage d’Ulysse (Les Belles-Lettres,
2017), et les grands classiques que sont les commentaires de Mandelstam (Propos
sur Dante, La Barque) et de Borges (Neuf essais sur Dante, Gallimard). Et bien sûr
Carlo Ossola (Introduction à la Divine Comédie, Le Félin) et les essais de Jacque-
line Risset (Dante, une vie, Flammarion). Et l’essai de Richard W.B. Lewis. Ceux
de Giorgio Petrocchi, de Mario Tobino, d’Enrico Malato, de Miguel Asin Pala-
cios, de Maxime Rodinson, de Louis Massignon. La traduction que Ralph Emer-
son a faite de la Vita Nuova et ses commentaires par Igor Candido (Aragno), etc.
Ou même les commentaires de Philippe Sollers (ses entretiens avec Benoît Chantre
chez Desclée de Brouwer). Il s’agit, comme dirait Patrick Chamoiseau, plutôt
d’une « sentimenthèque », que d’une bibliographie de spécialiste. Mais certains de
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ces livres, je les ai lus après coup. Comme le récent essai d’Alessandro Barbero
(chez Flammarion) ou le livre de Carlo Ussola sur Dante, la récente édition de la
Pléiade qui reprend la traduction de Jacqueline Risset ainsi que la publication de
ses 33 écrits sur Dante (éd. de J-P. Ferrini et de S. Slovacchia). Certaines conversa-
tions avec Jean Louis Schefer ont été très précieuses, notamment sur la question
des sources arabes de Dante. Je cite, de toute façon dans mes trois préfaces (de la
Divine Comédie, de la Vita Nuova et du Banquet), les différentes recherches qui
m’ont servi de guides.

Pourriez-vous suggérer le rôle que vous imaginez pouvoir faire jouer au poème de
Dante dans le paysage de la poésie contemporaine ? Certains poètes contemporains
ont-ils exercé une influence sur votre traduction ?
Dante est assurément notre contemporain. Sollers en publiant Dante, écrivain
de Jacqueline Risset dans sa collection « Tel Quel » en 1982, avait fait, dans ce
sens, un geste, qui poursuivait ceux de Mandelstam, de Borges, d’Ezra Pound, de
Pasolini, de Joyce d’une certaine manière et que lui-même poursuivra d’une autre
façon avec Paradis. Pasolini avait l’intention, avec la Divina Mimesis, puis avec
Pétrole (qui s’y réfère) d’écrire une Divine Comédie moderne. Mais surtout Paso-
lini avait la même conception du rôle de poète civil que Dante. C’est-à-dire qu’il
inscrivait l’intimité au cœur d’un combat politique, non seulement avec son temps,
mais avec l’Histoire. L’épigramme est au centre du dispositif, renouant, du reste,
avec une tradition antique. Mais La Divine Comédie est l’œuvre d’une vie, et
l’œuvre d’un exilé, c’est-à-dire d’un homme que l’on force à fuir la vie politique et
sociale. Ses seules armes sont des mots et des mots poétiques. Pasolini, lui, était
resté un artiste en pleine action et un homme politique. D’une certaine manière un
poète comme Edouard Glissant, avec son Tout-monde, serait assez proche de
Dante (dans l’esprit), avec une réflexion importante sur la langue. Sinon qu’il était

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dans un mouvement inverse de celui de Dante, car la créolisation est plutôt l’écla-
tement d’une langue dominante en interpendances diverses avec d’autres langues,
d’autres lieux. Alors que Dante, même s’il est attentif à la multiplicité des registres,
les ramène tous à une langue nuancée, colorée, mais unitaire, qui est le toscan. Les
passages en latin (que j’ai systématiquement traduits en français, sauf quand il
s’agissait d’un latin d’église connu), en provençal ou en hébreu (ou dans une
langue imaginaire) viennent il est vrai interférer, mais trop peu pour altérer
l’ensemble. Derek Walcott a également tenté quelque chose (en anglais) avec
Omeros. Au Japon, Kenzaburô Ôé a dit tout ce qu’il devait à Dante. Il cite très sou-
vent, notamment dans Lettres aux années de nostalgie, la Divine Comédie, qu’il
analyse avec finesse. « Le pèlerin de l’Enfer découvre dans son périple les person-
nages et les choses au moyen de ses cinq sens, comme un monde autonome, indé-
pendant de l’imagination. Mais dans le Purgatoire, les choses nouvelles ne lui sont
montrées qu’à travers le “drame du cœur”… Autrement dit, tout se joue comme
un théâtre qui se déroule dans la subjectivité du pèlerin. Comme c’est le cas dans
le quinzième chant du Purgatoire, tout n’apparaît que quand la subjectivité est en
jeu. C’est donc une vision de rêve qu’a le pèlerin. » Il y a aussi le cas d’une autre
exilée, la québécoise Marie-Claire Blais récemment décédée qui dans Soifs (une
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saga romanesque en onze volumes, située à Key West, mais décrivant la vie poli-
tique et culturelle du monde entier dans un flux de consciences et recouvrant plu-
sieurs décennies, tout en se référant à un passé plus ou moins lointain, exactement
comme Dante), qui donne une idée de ce que serait une Divine Comédie moderne
(du reste un de ses personnages est un vieux poète qui écrit un poème intermi-
nable). Parmi les poètes français ou francophones, j’ai déjà cité William Cliff, mais
aucun de ses recueils n’est comparable, bien entendu, à la Divine Comédie. En
revanche, on comprend qu’il ait été sensible à la confrontation d’une langue parlée,
crue, enfantine, sexuelle même, à un cadre classique sur un sujet, malgré tout,
sacré. C’est son propre système, puisqu’il écrit des sonnets, des poèmes en alexan-
drins réguliers, en y intégrant des confidences érotiques, un peu canailles, et des
invectives, où il retrouve un certain esprit insolent dantesque. Quant au voyage
chez les morts, il a toujours obsédé une certaine littérature mystique (et même
arabe pré-dantesque, comme je le signale dans ma préface, et comme bien des ara-
bisants et spécialistes de la pensée musulmane, l’ont signalé). Parmi les grands
poètes actuels, il y a aussi Adonis (dont j’ai publié Le livre, Al-Kitâb, en trois
volumes au Seuil, et Adoniada). Il s’agit d’une entreprise de vaste ampleur que l’on
peut, par son érudition et la diversité de ses références, comparer à celle de Dante.
D’ailleurs Adonis est lui-même un exilé. Mais il écrit en arabe. De manière géné-
rale, je pense que Dante ne peut que faire partie de tout patrimoine imaginaire et
littéraire d’un poète (comme Shakespeare, Rimbaud, Bashô, Rûmi, ou la Bagha-
vad-Gita et la Conférence des Oiseaux d’Attar ou l’œuvre de Calderón). Un poète
moderne ne peut pas s’abstraire de cet image collectif, mondial. Et Dante demeure
à jamais le maître des visions. On ne peut que regretter le merveilleux projet d’une
adaptation cinématographique de la Divine Comédie, où l’Enfer aurait été confié à
Fellini, le Purgatoire à Bergman et le Paradis à Bresson. Malheureusement, ce film
n’a jamais été tourné et aucun film, inspiré par lui, n’a été à la hauteur des visions
de Dante. Paradjanov sans doute a été, avec Fellini et Pasolini, celui qui a, dans

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ses films, approché de plus près ces visions (paradisiaques, dans son cas). Je n’ai
pas eu, je l’ai dit, le souci de « moderniser » outre mesure le texte. De le rendre
clair et accessible, oui, mais pas au prix d’anachronismes. Je ne suis pas favorable
aux archaïsmes, mais l’usage de termes très récents me semble absurde. J’ai été
assurément influencé dans ma traduction par mon idée de la poésie, par ma sensi-
bilité à un certain type de poètes. Poètes du patrimoine français, de Charles
d’Orléans à nos jours. Je lis beaucoup de poésie, parce que plusieurs poètes
m’envoient leurs livres. La lecture de la poésie fait partie de mes pratiques cou-
rantes et de mes besoins. Les proses que j’aime et publie en tant qu’éditeur sont
celles d’écrivains qui écrivent la prose comme la poésie. Silvia Baron Supervielle
par exemple dont je viens de préfacer les œuvres complètes (En marge). Les poètes
que je suis, qui m’envoient leurs livres et leurs manuscrits sont très limpides, mais
ont des tempéraments ardents, passionnés. J’ai souvent préfacé des recueils d’amis
(Brane Mozetic, Marek Bartelik, Jacques Izoard, Nico Naldini, Christophe
Lamiot, Markus Hediger). Je lis régulièrement les poèmes de Jean Ristat, Victor
Blanc, Franck Delorieux, Philippe Leuckx, Eric Sautou, Nicole Brossard, Ben
Arès, Valéry Meynadier, Benoît Gréan ou Jeanne Teisson. C’est une communauté
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à laquelle j’ai le sentiment d’appartenir. Eux-mêmes le sentent, puisqu’ils
m’envoient leurs textes, bien que je ne sois pas poète, au sens habituel, et que je
n’aie ni collection poétique ni chronique critique spécialisée en poésie. J’ai été
proche, pendant des années, de Paul de Roux et d’Henri Thomas. L’œuvre de Jean
Sénac et celle de Rabah Belamri sont essentielles pour moi. Profondément, je ne
fais pas de réelle différence entre la prose et la poésie, car je n’aime les prosateurs
que s’ils écrivent en poètes. Comme la Chinoise francophone Ying Chen, qui me
demande du reste de participer à sa revue-blog virtuelle, Isola Poetry, où je n’ai
publié qu’un seul très bref poème en japonais, italien, anglais et français qui obéit
aux règles prosodiques chinoises ! Si, cependant, on parle de poésie expérimentale,
ou formaliste, je m’en sens éloigné. Le seul poète un peu formaliste que j’aime
parmi les Italiens est Andrea Zanzotto. Mais c’est un formalisme enfantin et déli-
cieux. Proche de Biagio Marin et de Giacomo Noventa. Parmi les poètes italiens
dont, en dehors de Patrizia Cavalli et de Giuseppe Bonaviri, je me suis senti le plus
proche, il y avait Valentino Zeichen. Et je viens de traduire les poèmes de Moravia.
Poèmes retrouvés et secrets, douloureux et candides, où pourtant on le reconnaît
parfaitement dans sa lucidité éclatante, son intelligence implacable, sa totale hon-
nêteté. Si la question sous-entend que j’aie voulu tirer Dante vers la poésie
moderne, non, je n’ai pas voulu faire faire le grand écart à Dante. J’ai également
traduit récemment les poèmes d’Edith Bruck, en grande partie inspirés de sa
déportation, à l’âge de treize ans. Umberto Todini, le veuf de Jacqueline Risset,
rappelait, à ce propos, le rapprochement que sa femme, comme bien d’autres spé-
cialistes de Dante, avait fait entre l’Enfer du poète et l’indicible de l’Holocauste.

Traduire Dante a-t-il influencé votre propre écriture ?


Je cite très souvent Dante dans mes essais critiques, dans mes textes circonstan-
ciels. Notamment sur des peintres qui parfois me demandent de commenter leur
œuvre. Je suis très souvent tenté de rapprocher les sensations que j’éprouve devant

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l’art non écrit (peinture, mais aussi musique) de ce que décrit Dante au Paradis
notamment, qui tourne autour de l’indicible, qui est plein de couleurs et de tonali-
tés musicales. J’ai consacré un long texte à l’œuvre de Geneviève Asse qui aspire à
la représentation de l’absolu et de la transfiguration, en citant des tercets du Para-
dis. Et plusieurs peintres, comme Erika Magdalinski m’ont offert leurs illustra-
tions de l’œuvre de Dante. Quant à mes textes plus personnels, j’écris des poèmes
depuis longtemps. Je ne les ai jamais publiés. Ils font partie de mon écriture très
intime, comme mes rêves et mon journal. Et le rythme que j’ai choisi pour mes
poèmes est celui du haïku (5-7-5), mais, si j’ose dire, je dénature le haïku, puisque
j’enchaîne ces tercets pour un long discours, donc, on peut le dire, à la manière
d’un « poemetto » comme disent les Italiens. Les seuls poèmes que j’aie rendus
publics sont ceux que j’ai écrits pour des amis compositeurs qui les ont mis en
musique. Enfin il serait grotesque de ma part de faire une comparaison avec Dante.
Et de toute façon, cette pratique poétique a commencé bien avant que j’aie décidé
de traduire Dante. Mes livres publiés sont des proses, romans, récits, essais ou
pièces de théâtre. J’ai toujours cherché à être clair et direct, même si parfois j’écris
de longues phrases. Mais je n’ai pas un monde imaginaire foisonnant, contraire-
ment à bien des écrivains que j’aime ou à Alfredo Arias avec qui j’ai écrit de
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nombreuses pièces de théâtre. Je revendique une certaine transparence autobiogra-
phique. Sinon que je me réfère beaucoup à la peinture, aux peintres. Donc c’est un
univers très visuel en littérature. J’ai souvent une violence retenue qui finit par
exploser. Et c’est cette caractéristique qui me plaît le plus chez Dante. C’est un
point de rencontre psychologique, disons. Encore une fois se comparer littéraire-
ment à un tel génie serait absurde et stupide de ma part. La lecture de Dante et
(de premières traductions que j’avais faites, à cette époque, de La Vita Nuova) m’a
beaucoup inspiré, en revanche, quand j’ai traduit avec Ryôji Nakamura des textes
classiques japonais comme le Journal d’Izumi-shikibu ou le Journal de Tosa. Et
vice versa. La traduction de ces textes japonais m’a influencé pour traduire la
Divine Comédie et La Vita Nuova. C’est après avoir cessé (pendant quelques
années, car après je m’y suis remis seul) de traduire du japonais avec Ryôji Naka-
mura (qui est reparti pour le Japon) des livres extraordinaires comme les clas-
siques, mais aussi les romans de Kenzaburô Ôé, de Kôbô Abé, de Kunio Ogawa,
de Sôseki, que j’ai ressenti une frustration. J’avais besoin de traduire un livre qui
serait aussi riche, aussi mystérieux, aussi complexe que ces romans japonais, pour
moi. La plupart des auteurs italiens que je traduisais ne me posaient en général
pas de problème techniques, linguistiques, culturels, parce que je pratique beau-
coup l’italien dans ma vie et que j’utilise également cette langue pour écrire, à titre
privé ou dans des conférences et des débats. Alors j’ai cherché un texte italien qui
poserait tous les problèmes que m’avait posés le japonais. La Divine Comédie a
joué ce rôle. Et du reste, ce n’est pas un hasard, c’est après l’avoir traduite, que j’ai
osé me lancer seul, ce que je n’avais jamais fait, pour traduire des romans japonais
(de Nôseki, Fumiko Hayashi et Kawabata). C’est le motif secret que je gardais
pour la fin.

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