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L'HYPERGHETTO
Loïc Wacquant
2011/2 n° 12 | pages 13 à 25
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749214719
DOI 10.3917/nrp.012.0013
Article disponible en ligne à l'adresse :
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psychosociologie-2011-2-page-13.htm
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Loïc Wacquant
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PRÉSENTATION DE L’ARTICLE
1
PRÉSENTATION DE L’AUTEUR
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Curtis insiste pour m’emmener à l’église de son quartier, rendre visite
à son pasteur. À peine installé dans son 4x4, il met à pleins tubes une
cassette de rap du groupe No More Colors, et, sur un rythme obsédant
et frénétique, un son complètement distordu envahit l’habitacle. « C’est
la chanson que j’préfère, parce qu’elle est positive, elle dit aux jeunes :
assez de tueries et de drogues et de coups de feu et tout ça, faites
pas ça parce que “We’re All Blacks, We’re All in the Same Gang 1” ! »
– c’est le refrain rauque et édifiant de la chanson. De la paume, il donne
un grand coup irrité sur le tableau de bord pour tenter de faire marcher
le haut-parleur côté conducteur puis il se cale, bien droit, dans son siège
en cuir (il est très fier des « sièges avion » de son véhicule). Et le lugu-
bre spectacle du couloir de désolation qu’est la 63e rue se met à défiler
sous nos yeux alors qu’on fonce vers Stony Island Avenue, sous la ligne
rouillée du train aérien.
1. Expression qu’on peut traduire par « On est tous Noirs, on est tous du même
bord ! » (sens élargi) ou « on est tous dans le même gang ! » (sens restreint).
les années 1960, au début ou à la fin des années 1960. Ouais, avant
c’était l’endroit branché ici.
– Quels genres de trucs t’as, qui se passe ici dans la rue, sur la 63e ?
– Ben, t’as pas mal de nanas qui tapinent, t’as des mecs des gangs
[gang-bangers], t’as des dealers, t’as des camés – j’veux dire (un peu sur
la défensive) c’est comme ça dans tous les quartiers, hein, j’dis pas que
c’est juste ce quartier ici, mais tu vois, c’est ce que t’as ici.
Et c’est grave pour les gamins qui grandissent dans le quartier, parce
que c’est ça les modèles qu’ils ont en mire. Ils ont des gens comme
ces types (il pointe de la main vers un groupe d’hommes qui « tiennent
les murs » à l’entrée d’un débit d’alcool), qui donnent que des mauvais
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exemples. Sérieux ! C’est des choses à apprendre à un môme, ça, de
dealer ou de se shooter ou maquer des meufs ?
Tu vois, genre, ces mecs, ils sont là, ils traînent, ils font que ça,
que zoner, taper du blé à droite à gauche pour se payer une bouteille de
vinasse. (Sévèrement.) C’est affreux tu sais, ces mecs, ils ont foutu leur
vie en l’air et tout, quoi, ou ils s’en foutent un peu, de savoir comment
leur vie est en train de tourner, quoi. Tu vois, la moitié d’entre eux, ils
ont la quarantaine passée, la trentaine passée, et ils en ont plus rien à
foutre, mais c’est grave d’avoir ces mecs-là dehors comme ça, juste pour
l’exemple que ça donne aux mômes.
Les gens qui connaissent vraiment rien au Southeast Side, ils s’amè-
nent ici et ils voient ça et le premier truc qu’y s’disent (moqueur, il prend
une voix de fausset exagérément apeurée) « Ouh ! J’vais pas sortir de ma
voiture ! Je vais pas laisser ma voiture là. Je veux pas que mes gosses
mettent un pied ici, non quoi », tu vois. Mais c’est quelque chose qu’ils
devraient faire. (Il klaxonne après une Cadillac bleue qui lambine devant
nous.) Tu vois, tout est condamné [boarded up : les devantures murées
par des planches]. Ils essayent d’ouvrir une laverie, là (il montre un
immeuble abandonné), de mettre un Lavomatic là-bas, ça, ça serait bien
pour le quartier, pour les habitants.
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de cette possibilité.) Je pouvais pas, tu sais, ça te prend la tête – je
pouvais pas me lever, je me voyais pas me lever tous les matins et tout,
me lever en espérant trouver quelqu’un, quoi, qui a un plan thune qui va
m’aider à dégotter un peu de fric, à me mettre du fric dans la poche pour
moi et mes gosses.
– Les mecs avec qui t’as grandi, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
– Tu sais, ma mère elle m’a dit, quand j’étais ado et tout, je pense
autour de quatorze-quinze ans, elle m’a dit : un jour viendra où tu verras
qu’un tas de tes amis, t’en a qui seront morts et d’autres qui seront en
prison. Et ben pour sûr, j’en ai vu, un paquet d’entre eux, quasiment la
moitié – bon, pas la moitié, faut pas pousser quand même, mais un tas
de mes potes sont morts : à traîner avec les gangs [gang banging] ou
plein d’autres mecs qui vendaient de la came, j’ai beaucoup de mes potes
qui font que vendre, que dealer de la came, (d’une voix plus forte, pas
indignée, mais scandalisée) accros grave à la came, qui vendent de la
cocaïne juste pour s’acheter un autre genre de came, heu – ils appellent
ça le Karachi je crois, c’est un downer.
(Sa voix va s’efficholant.) Et un tas de mes potes, ils sont en taule.
Certains de me potes, j’veux dire, je peux les compter sur les doigts d’une
main ceux de mes amis qui ont fini le lycée, quoi, et qui font une carrière
dans heu, tu vois, dans les affaires, heu tu sais, qui essaient juste de faire
quelque chose de leur vie. Je peux les compter sur les doigts d’une main.
Mais je les vois encore, tu vois, et je leur parle quand même…
(Extrait de mon journal de terrain, Woodlawn, 17 octobre 1990)
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([1912] 1993), l’exploration novatrice des « Variations saisonnières des
sociétés eskimo » par Marcel Mauss et Henri Beuchat ([1906] 1979), et
la subtile Esquisse d’une psychologie des classes sociales dressée par
Maurice Halbwachs ([1942] 1958). Mais ces liens n’ont que rarement
été abordés de front par les chercheurs qui travaillent sur l’inégalité et
la pauvreté urbaines. De Robert Park et Ernest Burgess à Louis Wirth et
à ses successeurs de l’après-guerre, l’école de Chicago a bien postulé
une correspondance entre la morphologie de la ville et la psychologie
urbaine, notamment par la désignation de « régions morales » distinctes
correspondant grosso modo à l’évolution de la division sociale et ethnique
de l’espace des villes américaines (Hannerz, 1980). Mais ses partisans
étaient si engagés dans le combat contre l’anti-urbanisme congétinal de
la culture nationale de l’Amérique et accaparés par l’élaboration de la
notion de diversité (sous-)culturelle qu’ils n’ont guère consacré d’atten-
tion à la synergie négative entre la détérioration matérielle, la défaillance
institutionnelle et l’atmosphère mentale des quartiers déshérités, en dépit
des tensions raciales explosives et des transformations conflictuelles
de la structure des classes qui secouaient la métropole sous leurs yeux
(Hirsch, 1982 ; Cohen, 1992). Plus problématique encore, ils ont été
aveugles au rôle de l’État comme instance de classification et de stra-
tification qui exerce une influence prépondérante sur l’ordre social et
symbolique de la ville.
De même, si les ouvrages classiques sur la crise du ghetto noir
pendant et après les convulsions des années 1960 ont bien abordé les
problématiques de la dévalorisation et de la dépression collectives, ils les
ont reliées en premier lieu au chômage endémique et à la persistance de
la discrimination raciale infligée aux Noirs des classes populaires (Clark,
1965 ; Liebow, 1967 ; Rainwater, 1970 ; Glasgow, 1980 ; Wilson, 1987),
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Young, 2004 ; Gay, 2005 ; Jamoulle, 2005), donc, les observateurs des
paysages de désolation urbaine des sociétés contemporaines n’on prêté
que peu d’attention à la charge symbolique et à la teneur psychologique
de l’enfermement en bas de la hiérarchie des quartiers qui composent la
ville. Cet article est une invitation à combler ce manque.
Le décor dévasté que dépeint la photo en tête d’article se situe à
Woodlawn, à quelques centaines de mètres à peine de l’école de droit de
l’université de Chicago (richissime établissement privé fondé par la dynas-
tie Rockefeller), mais comme à des années-lumière d’elle, à quelques rues
à l’est du club de boxe qui fut mon principal poste d’observation pour le
volet ethnographique de deux enquêtes imbriquées : la première, menée
de 1988 à 1991, est une anthropologie charnelle de la boxe comme
métier et art du corps plébéiens, et la seconde, qui s’est étendue sur la
décennie suivante, une sociologie comparative de l’expérience et de la
dynamique de la marginalité urbaine dans le ghetto noir américain et la
périphérie des villes de l’Europe de l’Ouest (Wacquant, 2000 ; 2008).
Il donne un aperçu de la décrépitude matérielle, de la décomposition
sociale et du saisissant dépeuplement qui étaient les premiers traits
saillants de la vie quotidienne dans l’hyperghetto américain à la fin du
siècle. Entre 1950 et 1990, le nombre d’habitants à Woodlawn s’est
effondré de 81 300 à moins de 27 500 tandis que la composition raciale
du quartier basculait de 62 % de Blancs à 98 % de Noirs 3. Le nombre
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tique du « Nouveau fédéralisme » imposée par Washington après 1980,
les priorités de la politique municipale ont viré du soutien aux districts et
aux classes populaires vers les mesures visant à attirer les entreprises et
à développer les équipements et les services à destination des classes
moyennes et supérieures. La détérioration des services publics qui s’en
est suivie dans les quartiers déshérités a sapé le fonctionnement des
institutions locales, essentielles aux stratégies de préservation des ména-
ges démunis (Sánchez-Jankowski, 2008), les abandonnant au chômage
endémique, à une pauvreté écrasante et une criminalité galopante alors
que le commerce de prédation de la rue s’enflait pour combler le vide
laissé par le retrait de l’économie légale.
Comment ces forces économiques, démographiques et politiques
racialement infléchies, qui se sont conjuguées pour saper la « Black
Metropolis » si fière d’autrefois (Drake et Cayton, 1945 et 1962) et la
plonger dans un état d’abandon infrastructurel et institutionnel inconnu
et inimaginable en Europe de l’Ouest (pour la comparaison, voir Kazepov,
2005), ont-elles impacté et imprégné la conscience de ses habitants ?
La description que donne Curtis de la 63e rue montre comment la déso-
lation urbaine se traduit tout d’abord par la démoralisation collective.
Cette démoralisation transparaît à travers les sentiments d’abattement,
d’angoisse et de colère des habitants comme au travers les taux extra-
ordinairement élevés, dans l’hyperghetto, de malnutrition et d’obésité
sont eux-mêmes compilés à partir des données géocodées par lotissement lors
du recensement de 1990.
4. Ce n’est pas une particularité de Chicago, comme en atteste le saisissant
montage photographique que Vergara (2003) a réalisé sur les ruines fantomati-
ques des ghettos à l’agonie de New York, Newark, Camden (dans le New Jersey),
Philadelphie, Baltimore, Gary (dans l’Indiana), Detroit et Los Angeles.
(voir la publicité pour « The Big Fish » sur la photo de première page),
d’alcoolisme et de toxicomanie, de dépression et de diverses afflictions
mentales. L’effondrement matériel du quartier n’est rien d’autre que la
manifestation physique de la fermeture soudaine de la structure des
opportunités, fermeture incarnée par ces fantômes sociaux, errant le
long de la rue, dont l’existence est réduite à la simple survie (« dehors,
c’est comme ça qu’ils gagnent leur vie, ils vivent au jour le jour »).
L’amputation des chances de vie objectives, en retour, écrase l’hori-
zon social des attentes subjectives, ne laissant guère d’espace entre le
désespoir absolu (« imagine-toi juste, de pas avoir un rêve ») et l’onirisme
social qui trouve un exutoire, côté légal, dans la participation massive à la
loterie de l’Illinois et, côté illégal, dans le commerce et la consommation
de stupéfiants.
Les anthropologues de l’espace nous enseignent que les lieux publics
sont imprégnés de significations civiques (Low et Smith, 2005). Sous
cet angle, la détérioration matérielle et le délabrement institutionnel du
quartier ne peuvent que générer chez ses habitants un puissant sentiment
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d’infériorité sociale, en ce qu’ils leur communiquent le message qu’ils
ne sont que des citoyens de seconde, voire de troisième zone, indignes
de l’attention des officiels de la ville et du soutien des institutions qu’ils
représentent. Ce signal de nullité sociale est envoyé non seulement
par les ponts croulants, les trottoirs ébréchés, les égouts qui fuient et
la carcasse de métal mangée par la rouille de la ligne de train aérienne
(elle sera rasée quelques années plus tard), mais aussi par la transition
graduelle du traitement social à la gestion punitive de la marginalité par
le déploiement agressif de la police, des tribunaux et des prisons au sein
et autour de l’hyperghetto – que traduit le taux d’incarcération astro-
nomique des Noirs urbains des classes populaires (Wacquant, 2009).
L’imagerie publicitaire caractéristique qui domine visuellement les rues
renforce encore ce sentiment. Des panneaux invitent les passants à cher-
cher le réconfort dans les alcools forts (« Vampin’ with the Brothers : Colt
45 », « Misbehavin’ : Canadian Mist », « Be Cool : Smirnoff Vodka 5 ») ;
d’autres les rappellent à leurs dilemmes économiques et au sombre destin
qui attend leurs enfants (« Get A Job – Call Now – 19 dollars », « No
School, No Future 6 ») ; d’autres enfin les invitent à résoudre par eux-mê-
mes des problèmes purulents qui devraient relever de la responsabilité de
l’État (« Stop Black on Black Crime ») ou encore à collaborer activement
avec son bras répressif (« Save A Life : Tell On Your Neighborhood Drug
Dealer 7 »).
L’inquiétante affiche qui hurle « Addiction is Slavery » (« La toxico-
manie, c’est l’esclavage ») au-dessus d’une main noire serrant des gélu-
les de stupéfiants réactive le déshonneur historique de l’esclavage et le
relie syntagmatiquement au dénuement urbain – sauf à suggérer que
les épaves sociales de l’hyperghetto sont responsables de leurs propres
maux, si tant est que leur servitude est figurée comme le produit, non
pas de la subordination structurale à un maître (blanc) soutenu par un
appareil politique indifférent à leur sort, mais d’un rapport personnel de
soi à soi, conformément au trope néolibéral de la responsabilité indivi-
duelle qui a filtré jusqu’aux échelons les plus bas de l’ordre social. Ainsi
Curtis cherche-t-il à démontrer sa bona fides civique en s’exclamant, à
propos des zombies des rues pris dans le tourbillon de la drogue et de la
désespérance : « C’est la vie qu’ils voulaient mener mais moi j’ai choisi
l’inverse » (en l’occurrence une carrière dans la boxe professionnelle). De
fait, joints par leur invisibilité empirique et leur responsabilité causale, les
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Blancs et l’État hantent cette image de leur présence absente.
Le délabrement avancé du cadre de vie, le dysfonctionnement sans
freins des institutions, la démoralisation usante et l’atmosphère étouf-
fante d’indignité collective qui imprègne l’hyperghetto se conjuguent pour
affecter ses habitants d’une « différentialité indésirée » porteuse « d’un
effet de discrédit très large » (Goffman, 1963, p. 5, 3), en l’occurrence
un stigmate territorial qui redouble et se superpose aux stigmates de la
race et de la pauvreté. Les gens pris dans la nasse de ces districts de
perdition sociale, communément perçus comme des verrues urbaines, des
nids de vice et de violence où seuls les rebuts de la société toléreraient
de vivre, répondent à la souillure attachée au fait de résider dans la regio
non grata de leur ville en déployant quatre stratégies d’autoprotection
symbolique 8. La première est la distanciation mutuelle et l’élaboration des
micro-différences : ils nient connaître leurs voisins et mettent en avant la
moindre propriété personnelle leur permettant d’établir une distance avec
une population et un lieu qu’ils savent salis et salissants. La seconde
stratégie est le dénigrement latéral qui consiste à reprendre à son compte
les représentations injurieuses des gens de l’extérieur pour les appliquer
à ses voisins, ce qui revient à relayer et à propager le regard méprisant
que la société porte sur ses parias urbains (« ces mecs, ils ont foutu leur
vie en l’air et tout, quoi, ou ils s’en foutent un peu, de comment leur vie
est en train de tourner »). Une troisième réaction à la diffamation spatiale
7. « Stop aux crimes des Noirs contre les Noirs » ; « Sauvez une vie : dénoncez
le dealer de votre quartier ».
8. Sur les spécificités du stigmate territorial – par opposition aux stigmates
physiques, moraux et tribaux identifiés par Erving Goffman – et les inextricables
dilemmes qu’il engendre quant à l’émergence de collectifs et de revendications
communes au sein du précariat urbain, voir Wacquant (2007).
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citoyens, des entreprises commerciales et des agents des administrations
publiques 10. Les gens de « l’extérieur » redoutent de venir dans le quar-
tier et attribuent tout une gamme de propriétés nocives à ses habitants.
Les entreprises répugnent à y ouvrir des établissements ou à fournir
leurs services aux clients des « no-go areas » et autres « zones de non-
droit ». Les employeurs hésitent à embaucher les demandeurs d’emploi
qui en proviennent, car ils les suspectent mécaniquement de manquer
d’ardeur au travail et d’avoir des cadres moraux relâchés, ce qui conduit
à répandre la « discrimination à l’adresse ». Plus décisif encore, quand la
décrépitude urbaine et la dépréciation symbolique s’exacerbent au point
que certains quartiers de relégation apparaissent comme irrécupérables,
ils offrent aux décideurs politiques et aux bureaucrates d’État un prétexte
commode pour déployer des politiques visant à endiguer, discipliner et
disperser les pauvres qui les désorganisent encore plus, sous prétexte
d’améliorer leurs conditions et leurs chances de vie – comme on peut le
constater, par exemple, avec la campagne de « déconcentration » des
logements sociaux publics lancée aux États-Unis dans les années 1990
(Crump, 2002) et avec les politiques cousines de démolition des grands
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Pays-Bas, etc. – distord les liens entre l’écologie urbaine, la morphologie
sociale et la psychologie collective et fausse du même coup le fonction-
nement des institutions qui modèlent le destin des parias urbains à l’ère
de l’insécurité sociale montante.
BIBLIOGRAPHIE
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RÉSUMÉ
Cet article part de la description ethnographique d’une artère fantomatique du
ghetto noir de Chicago à la fin du siècle pour réfléchir sur les connexions entre le
cadre urbain, la structure sociale et la psychologie collective. Il pointe la nécessité
d’élaborer théoriquement et empiriquement les relations entre désolation urbaine
et dénigrement symbolique dans les quartiers de relégation des métropoles polari-
sées des sociétés avancées, afin de saisir comment l’expérience quotidienne de la
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déliquescence matérielle, de l’enfermement ethnoracial et de la marginalité socio-
économique se traduit par la corrosion du soi, le limage des liens interpersonnels,
et la torsion des politiques publiques impulsée par les perceptions sulfureuses
attachées à ces lieux diffamés.
MOTS-CLÉS
Pauvreté urbaine, psychologie collective, dénigrement symbolique, démoralisa-
tion, stigmate territorial, sentiment d’infériorité, relégation.
ABSTRACT
This article uses the ethnographic depiction of a devastated corridor of Chicago’s
collapsing black ghetto at century’s close as springboard to reflect on the link-
ages between the built environment, social structure, and collective psychology.
It points to the need to elaborate theoretically and empirically the connections
between urban desolation and symbolic denigration in neighborhoods of relega-
tion in the dualizing metropolis of the advanced societies : how the everday expe-
rience of material disrepair, ethnoracial seclusion and socio-economic marginality
translates into the corrosion of the self, the rasping of interpersonal ties, and the
skewing of public policy through the mediation of sulfurous cognition fastened
onto a defamed place.
KEYWORDS
Urban poverty, social psychology, symbolic denigration, demoralization, territorial
stigma, sense of inferiority, relegation.