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LE BERGSONISME, POINT AVEUGLE DE LA CRITIQUE BACHELARDIENNE

DU CONTINUISME D'ÉMILE MEYERSON

Frédéric Fruteau de Laclos


in Frédéric Worms et al., Bachelard et Bergson
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Presses Universitaires de France | « Hors collection »

2008 | pages 109 à 122


ISBN 9782130570264
DOI 10.3917/puf.worm.2008.01.0109
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/bachelard-et-bergson---page-109.htm
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Le bergsonisme, point aveugle
de la critique bachelardienne
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du continuisme
d’Émile Meyerson
Frédéric Fruteau de Laclos

introduction : meyerson/bachelard,
une discontinuité au cœur du xxe siècle ?

G aston Bachelard a entendu rompre de multiples façons avec


le « continuisme » d’Émile Meyerson. De ce geste de rupture est
née, estime-t-on, la « tradition épistémologique française »1. Alors
même que Meyerson avait fixé en français le sens du mot épistémo-
logie comme synonyme de « philosophie des sciences », il a dilué
celle-ci dans une vague « philosophie de l’intellect ». Or Bachelard
juge qu’on ne saurait mettre sur le même plan les efforts du chien
pour prévoir le point où tombera la viande qu’on lui jette et le tra-
vail héroïque de l’esprit scientifique en vue d’étendre le champ de la
rationalité2. Une première coupure s’impose à Bachelard : il faut
rompre avec la philosophie de l’intellect, afin d’instaurer une épisté-
mologie digne de ce nom, tout comme les savants eux-mêmes ont
rompu avec le sens commun.
Bien plus, au cœur même des sciences, une foule de discontinui-
tés se font jour. Car l’esprit scientifique, et plus encore le nouvel

1. Cf. M. Fichant, M. Pêcheux, Sur l’histoire des sciences, Paris, Maspero, 1969.
2. Cf. Le rationalisme appliqué, Paris, puf, 1949, p. 177.

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Philosophie des sciences

esprit scientifique, se signalent par leur capacité à multiplier les


corps de postulats. La rationalité contemporaine s’illustre par son
extrême mobilité, elle élargit en permanence sa base expérimentale.
On est bien loin de cette idée fixe du savant, louée par Meyerson,
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qui consisterait à figer partout et toujours le cours des phénomènes
en choses se conservant identiques à elles-mêmes. De cette mobilité
naît pour l’épistémologue la nécessité de repérer dans l’histoire des
sciences les franches ruptures par lesquelles éclate l’inventivité
scientifique. Aux continuités historiques affirmées par Meyerson,
conséquence de l’insistance de ses thèses épistémologiques sur
l’identité, répondent les discontinuités bachelardiennes, effet de son
attachement à la valeur « inductive » de la rationalité. Telle est la
grande coupure entre Meyerson et Bachelard, l’initiale disconti-
nuité, que relèvent les historiens de la tradition épistémologique
française au cœur du xxe siècle.
Dans les pages qui suivent, nous voudrions rétablir quelques
continuités. Il nous semble en effet possible de montrer que Bache-
lard n’a pas toujours été aussi anti-meyersonien qu’il y paraît ; et
que Meyerson n’est pas si pré-bachelardien qu’on le dit. Par ce
double rapprochement, nous aimerions jeter un pont entre les deux
bords de la césure si souvent décrite. L’opérateur de ce double rap-
prochement sera Henri Bergson, ou plutôt le rapport que nos deux
auteurs entretiennent avec Bergson.

i. bachelard est moins anti-meyersonien


qu’anti-bergsonien

La rupture de Bachelard avec Meyerson n’a pas été aussi franche


qu’on l’affirme généralement. En 1927, au moment de la soute-
nance de ses deux thèses, Bachelard se réclame explicitement de
Meyerson. Son Essai sur la connaissance approchée découle directe-
ment de présupposés meyersoniens ; seule la résistance du réel, mise

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Le bergsonisme, point aveugle de la critique de Bergson

en avant par Meyerson, explique que la connaissance ne puisse être


« exacte » :
« M. Meyerson en a fourni la preuve, la science postule communément
une réalité. À notre point de vue, cette réalité présente dans son inconnu
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inépuisable un caractère propre à susciter une recherche sans fin. Tout son
être réside dans sa résistance à la connaissance. Nous prendrons donc
comme postulat de l’épistémologie l’inachèvement fondamental de la
connaissance. »1

En 1929, La valeur inductive de la relativité se présente bien


comme une réponse à La déduction relativiste écrite par Meyerson
en 1925. Mais la démarche de Bachelard, pour être différente, et
déjà divergente, n’est pas contradictoire avec celle de Meyerson, elle
est seulement plus spécialisée qu’elle : « Nous devons marquer ce
qui sépare notre point de vue spécial du point de vue bien plus
général et important où s’était placé M. Meyerson. Après les tra-
vaux de l’éminent épistémologue, c’est seulement en présentant un
aspect particulier de la pensée relativiste que nous pouvons espérer
faire œuvre utile. »2 Bachelard ne songe nullement à nier la valeur
de la déduction, si bien étudiée par Meyerson. Il veut seulement
insister sur le caractère inductif impliqué par l’effort de création
einsteinien. La différence est donc seulement d’accentuation au sein
d’un dispositif épistémologique qui respecte encore les conclusions
de Meyerson sur la relativité, et s’articule à elles, tout comme la
déduction succède à l’induction, en redéroulant les éléments
d’explication atteints au terme du mouvement d’invention.
Tout change en 1934 dans Le nouvel esprit scientifique. L’oppo-
sition à Meyerson est à présent frontale et sans concession. Pour
Bachelard, la déduction n’a plus lieu d’être, même comme autre
côté de l’explication, comme réexposition des découvertes de l’in-
duction. Elle est sans cesse remise en question, et mise à mal, par la
tendance à créer des hypothèses et à les substituer aux anciens

1. Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 1927, p. 13.


2. Cf. La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, p. 201-202.

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Philosophie des sciences

cadres : « La fonction réaliste devrait avoir plus que toute autre la


stabilité ; l’explication substantialiste devrait garder la perma-
nence » ; or, elle en a de moins en moins : « En fait, la fonction réa-
liste est de plus en plus mobile. »1 Une chose est donc assurée à cette
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époque pour Bachelard : son point de vue ne saurait coexister paisi-
blement avec celui de Meyerson. Là où Meyerson voit une conti-
nuité de l’effort scientifique en vue de maintenir des choses substan-
tielles au fondement des phénomènes, Bachelard instaure pour la
première fois les deux genres de discontinuité sur lesquels il ne
cessera de revenir : d’une part, l’esprit scientifique rompt avec ce
qui l’a précédé ; d’autre part, à travers cette rupture, il s’attache
moins à l’identification d’une chose qu’à la multiplication des
mises en relation rationnelles. La discontinuité historique est la
manifestation d’une diversification gnoséologique.
Pourtant, il nous semble que la critique du continuisme meyerso-
nien est l’effet second d’une attaque qui portait avant tout sur le
« continuisme » bergsonien. Entre 1929 et 1934, entre ces deux
extrêmes chronologiques d’une position conciliante et d’une posture
plus conquérante à l’égard de Meyerson, Bachelard s’est engagé dans
une profonde entreprise de contestation du bergsonisme. En décou-
vrant l’œuvre de Gaston Roupnel, à laquelle il a consacré L’intuition
de l’instant en 1932, Bachelard a accédé à une philosophie du temps
qui lui paraît incompatible avec la conception bergsonienne de la
durée : « Établir métaphysiquement – contre la thèse bergsonienne
de la continuité – l’existence de ces lacunes dans la durée devait être
notre première tâche. »2 Notre hypothèse est que la discussion du
continuisme meyersonien par Bachelard est surdéterminée par sa cri-
tique de la continuité bergsonienne. Nous en voulons pour preuve le
choix des concepts mobilisés dans les dernières pages du Nouvel
esprit scientifique, première attaque en règle contre le continuisme
meyersonien. Ces concepts sont vitalistes, et pour tout dire bergso-
niens, Bachelard projetant sur le terrain de l’épistémologie les termes

1. Le nouvel esprit scientifique, Paris, puf, 1934, p. 137.


2. La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936, p. vii-viii.

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Le bergsonisme, point aveugle de la critique de Bergson

de sa polémique avec Bergson : ainsi est-il question des « synthèses


de la physique mathématique » comme d’une évolution « créa-
trice » ; le nouvel esprit scientifique est animé d’une authentique et
puissante énergie spirituelle : « La compréhension a un axe dyna-
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mique, c’est un élan spirituel, c’est un élan vital. »1
Meyerson est-il la cible réelle ou seulement apparente des coups
portés par Bachelard, ou encore la cible seconde, moyennant une
extension à l’épistémologie des thèses métaphysiques utilisées contre
Bergson – c’est-à-dire en suivant une translation de la philosophie du
temps à la philosophie de l’histoire ? Quelle que soit la réponse à ces
questions, nous pensons que Bachelard manque Meyerson. Nous
venons de voir que Bachelard n’a pas été d’emblée anti-meyersonien.
Nous souhaiterions maintenant aller plus loin, et établir qu’il n’a
jamais été anti-meyersonien, pour la simple et bonne raison que le
Meyerson qu’il décrit n’existe pas. Il est temps de montrer que
Meyerson n’est pas le pré-bachelardien si souvent dépeint. Il n’est
pas le représentant de cette philosophie prétentieuse qui ne com-
prend rien aux sciences et à leur histoire, de cette épistémologie
périmée en attente de son dépassement bachelardien. Au contraire,
Meyerson pense déjà pour son propre compte la discontinuité et les
ruptures. Rien ne le révèle mieux, par un fait presque exprès, que la
nature du différend qui opposa Meyerson et Bergson. C’est par une
double discontinuité par rapport au bergsonisme que pourra être
esquissée une étonnante continuité entre Meyerson et Bachelard.

ii. meyerson est moins pré-bachelardien


qu’anti-bergsonien

Il faut revenir sur les deux sens de la continuité attribués à Meyer-


son. Nous avons parlé tout d’abord de la continuité gnoséologique :
Meyerson demeurerait attaché, dans le champ du savoir, à l’identifi-
cation des phénomènes, à la recherche, pour cela, de supports subs-

1. Op. cit., p. 183.

113
Philosophie des sciences

tantiels, enfin à la calme et sûre déduction du changement à partir de


ces causes profondes. De fait, une certaine forme de continuité
découle de l’application du schème de l’identité. Cette continuité est
celle des « cascades d’équations »1, de ces longues suites de démons-
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trations, de ces chaînes continues de raisonnements par lesquelles on
rend finalement compte des phénomènes. Mais précisément, Meyer-
son ne croit pas à une telle continuité de l’explication. Il le dit main-
tes fois : la déduction est « discontinue », elle est trouée par l’irratio-
nalité que l’expérience oppose aux visées de la pure tendance
rationnelle à l’identification2. Un philosophe comme Hegel a eu le
tort de croire que l’identification pouvait être menée à son terme,
comme si la contradiction apportée par la contingence pouvait être
dépassée selon le double mouvement, de négation et de conservation,
de l’Aufhebung3. Tel n’est pas le cas : pour Meyerson, les contradic-
tions ne sont jamais levées, la contingence jamais dépassée, et l’iden-
tité jamais retrouvée au terme du processus d’explication : « La réa-
lité se révolte »4, la diversité résiste et ne se laisse pas réduire.
Cette résistance du réel n’a pas échappé aux commentateurs.
Toutefois, ceux-ci y ont vu un reste de l’explication, une sorte de
réservoir sur lequel toute explication bute, mais auquel elle pourra
toujours puiser. Ils font ainsi comme si l’irrationnel était le pôle
opposé à la raison, juxtaposé à l’identité et ne l’empêchant guère de
valoir dans ses limites propres. Bachelard lui-même met l’accent sur
la trop grande distance qui sépare ces polarités figées de la
philosophie meyersonienne :
« Une philosophie à deux pôles éloignés, comme celle d’Émile Meyer-
son, où l’on détermine à la fois l’attachement du savant au Réel et à l’Iden-
tique ne nous semble pas manifester un champ épistémologique assez
intense. Faire du savant, à la fois, un réaliste absolu et un logicien rigou-
reux conduit à juxtaposer des philosophies générales, inopérantes. »5

1. De l’explication dans les sciences [1921], Paris, Fayard, 1995, p. 184.


2. Ibid., p. 597.
3. Ibid., p. 479.
4. Identité et réalité [1908], Paris, Vrin, 1951, p. 326.
5. Le rationalisme appliqué, op. cit., p. 8.

114
Le bergsonisme, point aveugle de la critique de Bergson

Pourtant chez Meyerson, loin d’être distants, les pôles rationnel


et irrationnel sont en permanence imbriqués l’un dans l’autre.
L’épistémologie meyersonienne a beau refuser la dialectique, elle
n’en accepte pas moins la complexité. La philosophie de l’intellect
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est une philosophie du mixte et du mélange, et non une philosophie
de l’identité.

1. Discontinuité gnoséologique :
1. plausibilité et théorie du mixte

On estime le plus souvent que l’analyse des principes de conser-


vation par Meyerson témoigne de son « conservatisme », de son
attachement forcené au schème de l’identique. De fait, que l’on
considère la vitesse dans le principe d’inertie, la masse dans le prin-
cipe de conservation de la matière, ou encore l’énergie dans le pre-
mier principe de thermodynamique, toujours l’essentiel est que
« quelque chose demeure constant »1. À cette condition les phéno-
mènes sont expliqués. Mais, précise Meyerson, la nature de ce qui
se conserve importe peu, et ce point change tout. La quantité de
matière se conserve selon Descartes. Or Descartes s’est trompé,
« erreur mémorable » selon Leibniz. Pourtant, cela n’a pas d’impor-
tance, tant que, pour un temps, l’hypothèse a permis d’expliquer
– ce qui lui était demandé, et qu’elle faisait en partie2. Selon Meyer-
son, il faut reconnaître au cœur des principes de conservation du
non déductible, de l’irréductible aux tendances de la raison. Certes,
l’expérience « obéit » strictement à la tendance identificatrice de la
raison, l’esprit n’est jamais « séduit » que par ce qui pourra se
conserver dans l’expérience ; cependant, seule l’expérience indique
ce qui se conserve. Telle est la thèse, essentielle au meyersonisme, de
la « plausibilité »3 des principes de conservation : ils ne permettent

1. Identité et réalité, op. cit., p. 161, 167, 234.


2. Ibid., p. 220, 231-232.
3. Ibid., p. 161-162, 203, 230.

115
Philosophie des sciences

pas d’atteindre au degré de certitude de principes purement


a priori ; ils ne portent pas uniquement le sceau formel de l’identité,
mais sont déterminés matériellement par le divers des phénomènes.
Le dispositif du premier livre de Meyerson rend ainsi compte de
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toute connaissance comme du mélange entre hypothèses théoriques
et matière séduite. Les déductions en apparence les plus rationnelles
sont discontinues, et le mixte, l’impur – voire le trou – sont, bien
plus que le continu, des catégories maîtresses de la pensée
meyersonienne.
Cette discontinuité gnoséologique est formulable en termes
bergsoniens, ou plus exactement anti-bergsoniens. Meyerson a en
effet été amené au contact de Bergson à préciser ses arguments sur
la discontinuité. Dès 1909, Bergson avait remarqué la tension à
l’œuvre dans le premier livre de Meyerson, Identité et réalité : il se
déclarait ravi de voir que Meyerson avait fait une place à une méta-
physique du flux ou de l’irrationnel, en marge de la métaphysique
cartésienne du mécanisme, convaincue un peu trop facilement
d’être parvenue à identifier et solidifier le réel1. Bergson écrit à
Meyerson2 et lui demande de choisir son camp : il devrait prendre
nettement parti en faveur de la résistance du divers face aux préten-
tions de l’intelligence, et opposer au cartésianisme une métaphy-
sique explicitement bergsonienne. Meyerson, quoique impressionné
par l’intérêt manifesté par son illustre contemporain, refuse de se
rallier à sa métaphysique. L’épistémologie du mixte et du mélange
présentée dans Identité et réalité suppose que les deux métaphysi-
ques soient en permanence entremêlées. Le flux du devenir phéno-
ménal apparaît bien comme un « coup de sonde en direction de la
durée pure », qui met à mal les certitudes de la métaphysique carté-
sienne. Mais cette métaphysique n’en continue pas moins d’enca-

1. Cf. « Rapport sur Identité et réalité d’É. Meyerson », Séances et travaux de


l’Académie des sciences morales et politiques, CLXXI, 1909, p. 664-666, repris dans les
Mélanges d’Henri Bergson, Paris, puf, 1972, p. 786-788.
2. Cf. Central Zionist Archives (Jérusalem), Fonds Émile Meyerson A408, Dos-
sier 266.

116
Le bergsonisme, point aveugle de la critique de Bergson

drer le flux, elle ne renonce pas à l’expliquer, et elle y parvient en


partie. Peut-être la métaphysique de l’identité seule n’est-elle qu’il-
lusion et, de fait, immobilité ou absence d’explication. Que serait en
effet une explication qui identifierait, solidifierait et donc nierait ce
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qu’il s’agit d’expliquer ? Néanmoins, la métaphysique de la durée
pour sa part n’explique pas davantage. Au pire, elle nous laisse
désemparés au milieu d’une masse informe de sensations, ces « don-
nées immédiates de la conscience » qui nous assaillent à tout ins-
tant. Au mieux, elle permet l’action, en prévoyant l’ordre de succes-
sion des phénomènes. Mais l’action et la prévision ne sont pas
l’explication, aux yeux de Meyerson, cet anti-positiviste et anti-
pragmatiste qui se réclame de Platon : il y a un désir de com-
prendre, et une façon de comprendre en identifiant, qui sont irré-
ductibles aux besoins de l’action et aux ressources de la prévision.
C’est sur la base de cette discussion très serrée du bergsonisme, à
travers une correspondance passionnante, que Meyerson développe
dans ses moindres implications la théorie du mélange présente dans
Identité et réalité. Ce développement conduit Meyerson à la formu-
lation du « paradoxe épistémologique » dans le chapitre final de
son second livre, De l’explication dans les sciences1.

2. Discontinuité historique : le paradoxe épistémologique

Les deux pôles du rationnel et de l’irrationnel, de la logique et


de l’empirique s’articulent dans les théories comme dans les princi-
pes. Mais ces synthèses sont partielles, et partiellement satisfaisan-
tes. Elles sont par conséquent instables et toujours provisoires,
même dans le cas très « satisfaisant » des principes de conservation
qui parviennent effectivement à encadrer l’expérience. Toutefois, le
divers insiste et grouille sous l’identité. Le devenir s’écoule sans
cesse, il nous présente en permanence de nouveaux faits à identifier.
Meyerson peut ainsi affirmer que l’expérience fait toujours naître

1. De l’explication dans les sciences, op. cit., chap. 18, p. 827-866.

117
Philosophie des sciences

des contradictions ou des paradoxes au cœur de nos théories1.


Comment ne serions-nous pas amenés dans ces conditions à réfor-
mer nos théories ou à en former de nouvelles, à identifier de nouvel-
les choses dans le cours des phénomènes en vue de les expliquer ?
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Le conflit est dès lors inévitable entre les différentes hypothèses por-
tant sur un même faisceau de phénomènes. Comme l’écrit Meyer-
son, « il n’y a et il ne peut y avoir, dans le domaine de la science,
aucune domination d’une doctrine commune, d’une doctrine catho-
lique inébranlable »2. La raison est le théâtre d’un affrontement per-
manent. Elle est « antinomique, divisée contre elle-même dès qu’elle
tient à progresser, dès que le raisonnement a un contenu réel »3.
Telle est la théorie du « paradoxe épistémologique » repérée par
Meyerson au cœur de l’histoire des sciences. Conséquence pour la
philosophie de l’histoire de la discontinuité gnoséologique analysée
dans Identité et réalité, elle est le pendant, ou plutôt le répondant,
du « continuisme » historique tant reproché à Meyerson. On ne
pourra en effet qu’observer de franches polémiques et de grands
bouleversements dans le devenir des théories. La diversité des iden-
tifications produit une histoire des sciences riche en retournements
et en révolutions. L’esprit recherche toujours l’identité, il y a une
continuité de l’effort d’explication. De cela, les commentateurs ont
conclu à l’homogénéisation, par Meyerson, de l’histoire des scien-
ces. C’est tout le contraire qui a lieu : « L’image de la science n’est
pas fixe »4 ; « la vraie science, nous le sentons, doit être un flux,
évoluer, progresser »5. Bien loin de s’identifier entre elles parce
qu’elles naissent du même penchant, les identifications s’opposent
du fait même qu’elles se ressemblent. De la continuité d’essais pour
identifier, on ne peut nullement conclure au plat développement
d’une histoire continue ; on doit au contraire déduire une histoire

1. Cf. ibid., p. 853.


2. Ibid., p. 631.
3. Ibid., p. 865.
4. Ibid., p. 840.
5. Ibid., p. 67.

118
Le bergsonisme, point aveugle de la critique de Bergson

faite de discontinuités discursives, de sauts théoriques et


d’affrontements scientifiques.
Meyerson n’a pas relevé que sa description du paradoxe dans
les sciences contredisait aux prolongements possibles de la philo-
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sophie de la durée en direction d’une théorie de l’histoire d’inspira-
tion bergsonienne. Cette conséquence théorique n’a pas échappé à
Arnaud Dandieu, jeune non conformiste fondateur du personna-
lisme athée au début des années 1930 et auteur de pages remar-
quables opposant toutes les ressources du paradoxe épistémolo-
gique à la molle continuité du spiritualisme bergsonien. Pour
Dandieu, l’ensemble du développement des sciences ne pourra pas
avoir le plat et rassurant déroulement d’une évolution créatrice. Un
tel « évolutionnisme » apparaît à Dandieu comme la transposition
pour la philosophie de l’histoire de ce qu’est l’élan vital pour la
philosophie de la vie, ou la durée pure pour la philosophie de l’es-
prit, et le personnaliste se demande « s’il n’y a pas lieu d’admettre
l’existence [...] de la discontinuité de la durée concrète »1, dans la
mesure où « la durée bergsonienne au lieu donc d’être simple,
contient à tout moment la mise en œuvre du paradoxe épistémolo-
gique meyersonien »2. Grâce à Meyerson, « la durée concrète
apparaît ici comme caractérisée par un rythme plutôt que par un
déroulement régulier et ce rythme lui-même n’est qu’un des carac-
tères de l’accomplissement d’un acte »3. De la structure du
paradoxe épistémologique, avec ses tensions insurmontables au
cœur du savoir rationnel, découle selon Dandieu une histoire
ponctuée d’actes créateurs instantanés qui mettent à mal le doux
écoulement de l’élan vital.

1. « Le conflit du réel et du rationnel dans la psychologie du temps et de l’espace »,


Revue philosophique de la France et de l’étranger, novembre-décembre 1930, p. 448.
2. Ibid., p. 452.
3. Ibid., p. 449. Cf. également de Dandieu « La philosophie d’Émile Meyerson et
l’avenir du rationalisme », Europe, 15 août 1932, no 116, p. 639 : « L’instant créateur
qui seul permet d’opérer un changement de plan, de reporter l’éternel conflit entre iden-
tité et réalité au-delà de l’angoisse, ne saurait être aperçu par le philosophe du devenir. »

119
Philosophie des sciences

conclusion : continuité
de la tradition épistémologique française.
de meyerson à bachelard via les personnalistes
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La mise au jour des concepts d’actes, d’instants et de rythme his-
torique le fait apparaître avec netteté : il y a bien des points de
contact entre Bachelard et Meyerson, notamment à travers leur
affrontement respectif au bergsonisme. D’autres faits attirent
encore l’attention de l’historien de la philosophie sur les rapports
entretenus par Bachelard avec les personnalistes, et par consé-
quent, plus souterrainement, avec l’épistémologie meyersonienne.
En 1936, dans La dialectique de la durée, Bachelard approfondit
son opposition à Bergson. Or, il puise dans ce livre aux mêmes
sources que les personnalistes, en particulier à Pierre Janet, que
Dandieu rapprochait volontiers de Meyerson1. Bien plus, les per-
sonnalistes sont eux-mêmes une des sources de Bachelard. Ainsi
sont cités le personnaliste Alexandre Marc, et le psychiatre Eugène
Minkowski, compagnon de route du personnalisme2.
La réaction du personnaliste Claude Chevalley à la publication
de La dialectique de la durée est particulièrement éclairante sur les
relations théoriques qui unissent Bachelard et le personnalisme, et
sur les liens secrets qui unissent Bachelard et Meyerson à travers
leur commun différend avec le bergsonisme. Mathématicien,

1. Cf. la présentation par Dandieu des textes de Janet dans son Anthologie des phi-
losophes français contemporains : « Tandis que les autres actions sont une lutte dans
l’espace, dirigées contre des objets présents, la mémoire en opposant le passé au présent
constitue une lutte contre le temps qui, dans les théories de M. Janet, se caractérise
comme dans celles de M. Meyerson par l’irréversibilité » (Paris, Éd. du Sagittaire, 1931,
p. 227).
2. Cf. La dialectique de la durée, op. cit., p. 38-51, 94-96. Il est vrai que Min-
kowski lui-même ne cessa de se réclamer de Bergson. Il n’en fut pas moins systématique-
ment lu par les personnalistes dans le cadre de polémiques anti-bergsoniennes. Cf. de
Dandieu et Marc, « Misère et grandeur du spirituel », L’Europe en formation, no 172-
173, juillet-août 1974, 15e année, p. 18-27.

120
Le bergsonisme, point aveugle de la critique de Bergson

Claude Chevalley est l’un des membres fondateurs du groupe Nico-


las Bourbaki1. À la fin des années 1920, il entre à l’École normale
supérieure. Il fréquente Arnaud Dandieu à cette époque, avec qui il
rédige des articles d’épistémologie des mathématiques2. En s’ap-
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puyant sur Meyerson et son « paradoxe épistémologique », les
deux auteurs affirment que dans les mathématiques, seuls des actes
spirituels de création sont à même de rendre raison des progrès
démonstratifs. L’épistémologie générale que les deux hommes pro-
jetaient d’écrire ne verra jamais le jour. Dandieu meurt en 1933
d’une septicémie foudroyante, et Chevalley s’efforce un temps de
reprendre seul le travail entamé, notamment leur « renversement du
bergsonisme ». Il classe les papiers de Dandieu, qui seront plus tard
confiés à la Bibliothèque nationale. Dans ces papiers se trouve un
inédit de Claude Chevalley datant des années 1930 au titre signifi-
catif : « Durée et instant »3. Chevalley vient de prendre connais-
sance du livre de Gaston Bachelard, La dialectique de la durée. Il
s’affirme alors pleinement d’accord avec les thèses philosophiques
qui y sont soutenues, et se réjouit de la convergence de vues qui
apparaît entre l’épistémologie bachelardienne et l’anti-bergsonisme
des personnalistes4.
Faut-il conclure de tout cela à une parenté entre Meyerson et
Bachelard, par le biais d’une discontinuité partagée à l’égard du
bergsonisme ? On parlera plutôt de parenté que d’identité, car

1. Ses travaux concernent la théorie des nombres algébriques (en particulier la


théorie dite du corps de classes), la géométrie algébrique ou encore la théorie des
groupes.
2. Cf. « Logique hilbertienne et psychologie » et « Esquisse d’une phénoménologie
du savant », Revue philosophique de la France et de l’étranger, janvier-juin 1932, p. 99-
111, et juillet-décembre 1933, p. 66-77 ; « De la mesure considérée comme acte »,
Cahiers du Sud, décembre 1932, p. 770-789.
3. BNF, Département des manuscrits, Fonds Arnaud Dandieu, Carton III, Dos-
sier 107.
4. L’espace de quelques textes dans la revue personnaliste Ordre nouveau. La dia-
lectique de la durée devient une référence prisée de Chevalley. Cf. « De la méthode
dichotomique », no 36, décembre 1936, p. 43 ; « La tentation de l’unité », no 37, jan-
vier 1937, p. 46 ; « Le temps de la rigueur », no 43, juillet 1938, p. 29.

121
Philosophie des sciences

Meyerson, s’il admet qu’il y a plusieurs façons d’identifier le divers


des phénomènes, ne conçoit pas qu’on puisse expliquer sans identi-
fier. Or, pour Bachelard, non seulement les connaissances diffèrent
les unes des autres, mais chacune apporte en outre une diversité
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propre, en multipliant les corps de postulats. La parenté est néan-
moins indéniable. On en trouve de nombreux indices dans le cousi-
nage ou le voisinage des personnalistes des années 1930. Leurs
écrits montrent que l’on peut sans contradiction être anti-bergso-
nien, pour cela se fonder sur Meyerson, tout en se reconnaissant in
fine dans Bachelard.

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