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LA MOUCHE PEINTE : U N TALISMAN

L'un des plus petits détails de la nature qui peuvent être rendus dans la
peinture, est l'insecte. Nous ne parlerons dans ce qui suit que des mouches en tant
que «sujet» de tableaux. Bien que ces représentations — plus exactement des détails
minuscules de tableaux — n'apparaissent que comme curiosités,, le fait que leur
présence dans certaines périodes doit être considérée comme un phénomène cohérent
et non comme autant d'idées individuelles toujours nouvelles, ne demande pas une
explication plus ample. Elle permet de conclure à des contacts artistiques entre les
peintres respectifs, franchissant même plus d'une fois les frontières des pays, et la
représentation de la mouche, ce menu détail des tableaux presque contemporains,
témoigne, tel un cachet de légalisation, d'influences réciproques.
U n tel détail minuscule réunit aussi diverses branches d'études assez disparates.
C'est en premier lieu l'histoire de l'art, et dans une moindre mesure l'ethnographie,
mais en quelque sorte aussi la science naturelle, qui sont intéressées dans la pré-
sence des mouches figurant sur des tableaux et dans le développement de ce motif.
e
Selon nos connaissances actuelles, le milieu du X V siècle et l'an 1515 sont les
deux dates limites entre lesquelles divers maîtres néerlandais, italiens et allemands
avaient, à l'occasion, peint à un endroit bien visible de leurs tableaux une, éventuelle-
ment deux mouches. I l s'agit donc d'une mode curieuse de plus d'un demi siècle. E .
Panofsky fut le premier à signaler ce phénomène, en mentionnant sous ce rapport des
1
oeuvres de Petrus Christus, de Crivelli et de Dürer. Or, un «entomologue» plus assidu
constatera que les peintres qui faisaient figurer des mouches dans leurs tableaux,
étaient bien plus nombreux.
Ne prétendant pas de dresser une liste complète des représentations subsistant y
relatives, nous les énumérerons ci-dessous approximativement dans l'ordre chronolo-
gique, et nous y mentionnerons aussi dans quel endroit du tableau se trouve le motif
de la mouche. Ceci est d'autant plus nécessaire que, par suite de la petitesse, le motif en
question ne peut, sur les reproductions, être distingué que dans quelques cas à peine.
Le nombre relativement grand des reproductions publiées sert à démontrer aussi
ad oculos la présence du motif dans un entourage très varié.

1. Petrus Christus: Portrait en buste d'un Chartreux; daté de 1446. New Y o r k ,


Metropolitan Museum (fig. 34). En bas, au milieu, au-dessus de la signature.
2. Giorgio Schiavone : La Vierge de Majesté ; vers 1460. Londres, National Gallery
(fig. 35). En bas, à côté du cartellino.
3. Giorgio Schiavone: La Vierge et l'Enfant; des années 1460. Turin, Galleria
Sabauda (fig. 36). En bas, à gauche, sur le dos de l'angelot.

1
Panofsky, E . : Albrecht D ü r e r . Princeton, N . J., 1948. I I . p. 12.
34. Petrus Christus.
New Y o r k , Metropolitan Museum

35. Giorgio Sehiavone.


Londres, National Gallery
36. Giorgio Schiavone.
T u r i n , GaTleria Sabauda

37. Carlo Crivelli.


New Y o r k , coll. A. W. Erickson

4 Bulletin 24 4!»
4. Carlo Crivelli: La Vierge et l'Enfant (ex-Bache); vers 1470. New York,
Metropolitan Museum (fig. 38). En bas, à gauche.-
5. Carlo Crivelli: La Vierge de Majesté (ex-Benson); datée de 1472. New York,
collection A. W . Erickson (fig. 37). En bas, devant le pied de la Vierge.
6. Carlo Crivelli: Sainte Catherine d'Alexandrie; entre 1470 et 1475. Londres,
National Gallery (fig. 39). A gauche, sur le mur de la niche.
7. Nicola d i Maestro Antonio d'Ancona: La Vierge de Majesté (ex-Robinson) ;
des années 1470. Capetown, National Gallery of South Africa (fig. 41). Sur l'escalier
du trône.
8. Carlo Crivelli: La Vierge et l'Enfant (ex-Jones); vers 1480. Londres, Victoria
and Albert Museum (fig. 40). E n bas, à droite.
9. École de Ferrare, vers 1480: La Vierge et l'Enfant avec deux anges. Edin-
burgh, National Gallery of Scotland (fig. 44). En bas, à gauche, sur l'un des lambeaux
de parchemin.
10. École souabe, vers 1480: U n membre féminin de la famille Hofer. Londres,
National Gallery (fig. 42). Sur la coiffe blanche.
3
U . École tyrolienne (?), vers 1480: Portrait d'un jeune homme. Lugano-
Castagnola, collection Schloss Rohoncz (fig. 43). En haut, sur la fenêtre.
4
12. École de l'Allemagne du Sud. vers 1480: Portrait d'homme («Pius Joachim»).
Bâle, Öffentliche Kunstsammlung. En haut, à droite, près des lunettes.
13. Peintre de la cour, de Innsbruck, vers 1480—1490: Portrait de l'Archiduc
Sigismund de Tyrol. Vienne, Österreichische Galerie (fig. 40). Sur la robe, au-dessus
de la poitrine.
14. Giovanni Santi: Le Christ avec deux anges; des années 1480. Budapest,
Musée des Beaux-Arts (fig. 45). Sur la poitrine du Christ, au-dessus de la plaie du côté.
15. Peintre d'Urbino (?). «Jaco . . Bai' . . .»: Portrait de Fra Luca Pacioli et
5
d'un jeune homme; daté de 1495. Naples, Galleria Nationale di Capodimonte.
E n bas, à droite, sur le cartel! i no.
16. Cima da Conegliano: L'Annonciation; datée de 1495. Leningrad, Ermitage
(fig. 48). Une mouche sur le cartellino et l'autre sur l'un des pieds du prie-Dieu.
17. « Maître de Francfort » (Heyndrick van Wueluwe) : Portrait de l'artiste et
de sa femme; daté de 1496. Rome, collection particulière (fig. 47). Une mouche
sur la coiffe de la femme et l'autre près du plat à fruits.
18. Albrecht Dürer: «Rosenkranzfest»; daté de 1506. Prague, Národní Galerie.
Sur le genou de la Vierge.
19. Lorenzo Lotto: Portrait d'Agostino et de Niccolô Delia Torre; daté de 1515.
Londres, National Gallery (fig. 49). En bas, à gauche, sur le fichu.

La répartition topographique des tableaux figurant sur cette liste s'étend des
Pays-Bas jusqu'au Tyrol, des villes de la région des Marches jusqu'en Allemagne.

2
V . le d é t a i l du tableau avec la mouche, Z a m p e t t i , P. : Carlo Crivelli. Milano,
1961. f i g . 69.
3
Son origine de TAllemagne du N o r d est peu probable; cf. B u c h n e r, E . : Das
deutsche Bildnis der S p ä t g o t i k u n d der f r ü h e n Dürerzeit. Berlin, 1953. pp. 43, 189;
S t a n g e , A . : Deutsche Malerei der Gotik, V I . M ü n c h e n — B e r l i n , 1954. p. 116. Buchner,
en pensant à la p a t e r n i t é de Michael Pacher, s'est mieux a p p r o c h é de l'école dont le ta-
bleau est sorti.
4
Reproduit dans B ü c h n e r , E. : op. cit. f i g . 55 ; W i n k l e r , F. : Jos A m m a n n
von Ravensburg. Jahrbuch der Berliner Museen I . 1959. p. 109.
5
Reproduit entre autres dans B e r e n s o n, B. : I t a l i a n Pictures of the Renais-
sance, Venetian School. London, 1957. I , f i g . 305.
La plupart des documents de cette coutume bizarre nous sont fournis par la peinture
des régions italiennes mentionnées. D'autre part dans l'ordre chronologique c'est
une oeuvre du sud des Pays-Bas qui marche en tête, ce qui semble appuyer avec une
grande autorité l'opinion de O. Fischel et de E. Panofsky qui disent le motif de la
6
mouche visible sur les tableaux d'origine flamande. L'observation profonde, pleine
d'admiration dévouée même pour les éléments les plus minuscules de la nature,
ainsi que la tendance illusionniste accompagnée d'une maîtrise inouïe, caractéristiques
de la peinture néerlandaise ancienne, plaident en effet en faveur de la justesse de
l'origine flamande. I l convient en outre de mentionner que l'exemple apparamment
le premier, le portrait d'un Chartreux par Petrus Christus, fut suivi aussi aux Pays-
Bas d'une création qui s'y rapporte: le double portrait du «Maître de Francfort»,
7
exécuté exactement cinquante ans plus tard à Anvers. I l faut donc nous en tenir
à cette opinion tant que l'apparition éventuelle d'un exemple italien encore plus ancien
permette que le Midi s'avère la patrie du motif. Quelle que soit la chose, i l convient
de fixer une fois de plus que la mode de représenter la mouche sur les tableaux
a été familière, rémunération de ci-dessus le témoigne, surtout dans les régions de
Padoue, fie Venise et des Marches. Pour le prouver il nous suffit de signaler que
chez Dürer le motif n ' a p p a r a î t pas en rapport avec son voyage au Pays-Bas; à
savoir le maître avait peint à Venise son chef-d'oeuvre, le « Rosenkranzfest », où
il applique ce motif d'une manière démonstrative.
Done, en acceptant sous réserve l'origine flamande de ce motif curieux, i l con-
e
vient de toute façon de souligner que dans la décoration du livre flamand du X V
8
siècle — éventuellement inspirée des modèles de l'Italie du N o r d —les représentations
naturalistes des mouches apparaissant sur les marges avec d'autres insectes dans
0
une distribution décorative, ne se rattachent pas directement au phénomène ici étudié.
C'est qu'il est évident que les mouches visibles sur les tableaux, seules, ou tout au plus
par deux, ont une signification et une fonction toute autre que la multitude d'insectes
fourmillant sur les marges des manuscrits enluminés, où la mouche n'est qu'un
membre de la société des cigales, des chenilles, des papillons et des libellules.
Une partie considérable des tableaux portant le motif de la mouche est consti-
tuée des oeuvres de Carlo Crivelli, et entre les autres tableaux compris dans la liste
on peut établir plus d'une liaison historique digne d'être mentionnée. Ainsi Crivelli
et Giorgio Schiavone avaient travaillé, on le sait, pendant longtemps l'un près de
10
l'autre à Padoue et en Dalmatie. Chez Nicola di Maestro Antonio la présence du
motif de la mouche n'est pas particulièrement surprenante, car ce peintre de la
région des Marches fut un imitateur de Carlo Crivelli. Le portrait de Fra Luca
Pacioli, peint en 1495, est rattaché au tableau de Giovanni Santi, peint à Urbino,

6
F i s e h e 1, O. : A Pietà by Giovanni Santi. The Burlington Magazine X L Y .
1924. p. 138. V e n t u r i , L . : Collection Marczell de Nemes, Catalogue de la vente pub-
lique, F. Müller, Amsterdam, le 13 novembre 1928. N° 19. P a n o f s k y , E . : loc. cit.
L a s a r e f f , V. : Opère nuove e poco note d i Cima da Conegliano. A r t e A^eneta X I ,
1957. p. 46.
7
V a l e n t i n e r , W . R. : Jan de Vos, the Master of Frankfort. The A r t Quarterly
V I I I , 1945. p. 202. D e 1 e n , A . J. J . : i n Miscellanea Leo v a n Puyvelde. Bruxelles, 1949.
pp. 74—83.
8
Cf. P ä c h t, O. : The Master of Mary of Burgundy. London, 1948. p. 29, p i . 42 a.
P a c h t , O. : Early I t a l i a n Nature Studies and the Early Calendar Landscape. Journal
of the Warburg and Courtauld Institutes, X I I I . 1950. p. 21, p i . 5 a.
9
Cf. P a n o f s k y , E . : loc. cit.
1 0
Z a m p e 11 i , P. : op. cit. pp. 9, 10.

4* .".I
38. Carlo Crivelli.
New York, Metropolitan Museum

39. Carlo Crivelli.


Londres, National Gallery
40. Carlo CriveUi.
Londres, Victoria and Albert Museum

41. Nicola d i Maestro A n t o n i o d'Ancona.


Capetown, National Gallery of South Africa
42. École souabe, vers 1480. Londres, National Gallery
43. École tyrolienne ( î ) , vers 1480. Lugano-Castagnola, coll. Schloss Rohoncz
11
par l'identité probable du lieu de son exécution. I l est également frappant que ce
dernier portrait porte la mouche assise sur le carteUino tout comme sur le
tableau de Cima da Conegliano, peint dans la même année, où l'une des mouches est
12
descendue juste sur le papier portant l'inscription. I l ne manque pas d'intérêt de
noter en rapport avec le portrait de Luca Pacioli et le tableau d'autel de Dürer que
l'idée tentante des relations personnelles éventuelles entre le moine mathématicien
13
et le peintre allemand a déjà plus d'une fois surgi. En outre i l ne peut être douteux
que le portrait du «Maître de Francfort» et de sa femme (fig. 47) fut peint — directe-
ment ou plutôt indirectement — en rapport avec le portrait d'un membre féminin
de la famille Hofer, exécuté une ou deux dizaines d'années plus t ô t (fig. 42): la mouche
assise sur l'un et l'autre tableau sur la coiffe blanche joue le même rôle exposé. Tel
que la bouteille nageant sur les flots suit les courants de la mer, ce motif minuscule
montre lui aussi la voie de certaines connexions artistiques. I l n'est pas exagéré de
conclure de la place de la mouche, peinte sur le portrait de l'archiduc Sigismond
(fig. 46), à certaines orientations italiennes du peintre de la cour d'Innsbruck:
ce motif qui dans les siècles futurs arrachera un sourir des lèvres des spectateurs,
ne put avoir sa place sur la poitrine du grand seigneur qu'en raison du fait que l'ar-
tiste savait d'une manière ou d'une autre, et put alléguer pour sa propre justification,
que l'opinion publique italienne n'était pas choquée de voir une mouche peinte sur la
poitrine du Sauveur (fig. 45).
Au-delà de ces connexions historiques et en continuant à analyser la liste de
ci-dessus, i l nous est possible de faire deux constatations négatives et de former une
conjecture.
Tout d'abord nous sommes frappés de voir que les types de représentation com-
portant le motif de la mouche sont relativement nombreux. Des Vierges de Majesté,
des demi-figures de la Vierge, l'Annonciation, le Vir dolorum alternent sur la
liste avec des saintes et des portraits, donc des types iconographiques qui ne se ratta-
chent pas l'un à l'autre et ne peuvent aucunement être réunis sous un même titre.
Ainsi s'élimine l'hypothèse éventuelle que la mouche figurerait sur les tableaux en
14
question en tant que symbole, car i l serait inconcevable que le même symbole ait
eu la même signification dans chacun de ces types de représentation si nombreux et
d'un caractère tellement divergeant. I l est certain que par exemple le papillon se
posant près du carteUino, sur la Pietà du Santuario di Monte Berico de Vicenze,
peinte en 1500 — une oeuvre-maîtresse de Bartolomeo Montagna — est dans cet
15
entourage et en rapport avec ce sujet un symbole de la m o r t , mais i l serait erroné
d'attribuer cette signification à la mouche visible sur la Sainte Catherine de Crivelli
(fig. 39) et sur l'Annonciaton de Cima da Conegliano (fig. 48). E t si sur ces deux der-
niers tableaux la signification symbolique est exclue, la probabilité d'une telle i n -
tention sera, aussi dans le cas des autres représentations de mouches énumérées,
réduite au minimum.
I l convient de relever qu'aucun des tableaux compris dans la liste n'est une
représentation de la mort. Sur la Pietà de Giovanni Santi (fig. 45) le Christ appa-
raît dans la beauté parfaite de la vie, assis par sa seule force, les yeux ouverts. Donc

1 1
K e l l e r , I I . : Die Kunstlandschaften Italiens. München, 1960. p. 155.
1 2
L a s a r e f f , Y. : loc. cit. p. 52.
1 3
Cf. P a n o f s k y , E . : D ü r e r s Kunsttheorie. Berlin, 1915. pp. 23, 44. A r n o l d s ,
G . : «Opus quinque dierum». Festschrift Friedrich Winkler. Berlin, 1959. p. 187.
1 4
Déjà M . Levey le m i t en doute: National Gallery Catalogues, The German School.
London, 1959. p . 106.
1 5
Reproduit dans P u p p i , L . : Bartolomeo Montagna. Venezia, 1962. f i g . 100, 102.
dans ces représentations la mouche est présente non en rapport avec le thème, non
en cherchant la nourriture, et non comme le cortège de la pourriture et de la décom-
position. Elle demande donc une explication toute autre que les mouches dont
e e
la présence sur quelques tableaux des X V I et X V I I siècles est en effet motivée
objectivement, car ces mouches adhérent à l'horreur de la destruction, à la tête
16
de mort, au crâne posé ici ou l à . Malgré que la différence semble peu importante,
ces deux groupes de présentations doivent être nettement séparés l'un de l'autre.
Le papillon cité sur l'une des oeuvres de Bartolomeo Montagna, ou l'escargot
dans le premier plan d'un des tableaux de Giovanni Bellini, de Carlo Crivelli ou de
Francesco del Cossa, sont plutôt des traits capricieux que les marques d'une coutume
enracinée. Pareillement, i l serait pénible de chercher les autres consorts des araignées
apparaissant, pour le moment sans explication satisfaisante, sur quelques tableaux
17
néerlandais de sujet religieux.
A l'encontre de ces exemples, les mouches ont, entre les limites topographiques
et chronologiques ci-dessus établies, presque acquis droit de cité dans la peinture.
La présence de cet élément additionnel devenu familier pour la plupart sur des
tableaux de sujet religieux, est d'autant plus curieuse que la mouche était pour
e e
l'homme du X V et du X V I siècle aussi odieux, un compagnon aussi maudit, duquel i l
voulait se débarrasser, que pour l'homme d'aujourd'hui, bien que son rôle dans la
diffusion des épidémies n'ait pas encore été exactement connu. András Horváth, par
exemple, le premier entomologue hongrois, qui, en utilisant les résultats de ses
maîtres étrangers, Ulysse Aldrovandi et Johannes Sperling, et en les développant
ls
dans certaine mesure, écrit dans sa Disputatio Physica de Insectis, éditée en 1637
à Wittenberg, entre autres : « Est ergo musca insectum importunum, inquietum,
protervum et obliviosum . . . Musca animal immundum est, stercore suo tabulata,
picturas, vestes, libros, aliaque conspurcans. » I l ne manque pas d'intérêt de noter
que parmi les « sinistrés » ce sont justement les tableaux que l'auteur cité met au
premier plan. Et, en effet, les restaurateurs d'aujourd'hui en sont témoins, combien
les tableaux anciens sont souillés de taches provenant de mouches, et quel travail
patient demande souvent l'élimination de ces souillures.
Dans le passé on s'était efforcé de lutter contre les mouches par des moyens et
procédés magiques. Mizaldo, en se fondant sur des prescriptions antérieures, résume
19
le mode de leur expulsion de la manière suivante: «Cum volueris fugare muscas a
quopiam loco, ut nulla ibi amplius videatur, fac imaginent muscae in lapide annuli,
vel, ut habet codex meus, figura in lamina aeris, cupri, aut stanni muscam, araneam,
et ser pente m secunda facie Piscium ascendente. Et inter formandum dicas : Haec est
imago, quae omnes muscas exterminât in aeternum. Deinde sepelias earn in media

1 6
Quelques exemples de ce dernier cas (Joos v a n Cleve, Vecchietta, Guercino) sont
cités par P a n o f s k y , E . : E a r l y Netherlandish Painting. Cambridge, Mass., 1953. I ,
pp. 488 s. — Cf. « V a n i t é » , de Barthel B r u y n l ' A î n é (1524), Otterlo, Rijksmuseum
Kröller—Müller; repr. dans S t e r l i n g , Ch.: L a Nature Morte de l ' a n t i q u i t é à nos
jours. Nouv. éd. Paris, 1959. p l . 8.
17
Par exemple sur la copie de l a Sainte Famille du «Maître de Flémalle», et sur le
tableau perdu de Herman van der Mast, r e p r é s e n t a n t le Christ portant sa croix. Cf.
B l o c h , V . : A n U n k n o w n Composition by the Master of Flémalle. The Burlington
Magazine CV. 1963. p. 46. M a n d e r , C. v a n : H e t Leven der , . . Nederlandtsche
. . . Schilders, (1617), ed. H . Floerke, München—Leipzig, 1906. I , p. 324.
1 8
Cf. S z é k e s s y, W. : «Disputatio Physica de Insectis» von Andreas H o r v á t h .
Annales Musei N a t i o n a ï i s Hungarici, X X X I I I , Pars zoologica. 1940. pp. 1 — 13.
19
M i z a 1 d u s, A . : Memorabilium, sive Arcanorum omnis generis, per aphorismos
digestorum, centuriae I X . Coloniae, 1574. 67 v.
44. École de Ferrare, vers 1480. Edinburgh, National Gallery of Scotland
45. Giovanni Santi. Budapest, Musée des Beaux-Arts
domo, vei suspende ad aliquem locum illius. Si habueris adhuc quatuor similes, et in
quatuor angulis domus sepeliveris, vel suspender is, aut inter parietes ita ocultaveris,
ut a nullo possint auf er ri, longe melius er it. Sed haec repositio debet fieri prima facie
Tauri ascendente, sic enim nulla musca ingredietur, nec remanebit. Experimentum
vidi, inquit Ptolemaeus, in domo Adebari regis sapientissimi et in magia naturali
exercitatissimi. In cuius palatio nec musca erat, nec vermis aliquis nocens, aut molestiam
deferens. Quod ut explorarem, ait, produxi ibi muscas vivas, quae ilico interierunt.
Hactenus ille. » En ce qui concerne la pierre de bague, mentionnée en premier dans
cette instruction, i l est aisé de reconnaître que ses ancêtres sont les pierres gravées,
e e
les gemmes grecques des V et I V siècles, qui représentent avec une certaine signi-
20
fication et destination secrètes, une mouche vue de dos, les ailes écartées. Pareille-
ment, la référence à Ptolémée prouve de même que la recette citée pour éloigner
les mouches, remonte dans l'essentiel à l'antiquité. C'est cette circonstance qui lui
assurait du crédit et un prestige particulier. Elle était dans toutes les mains et
passait d'un pays dans l'autre. Ainsi, par exemple, deux dizaines d'années après
21
Mizaldo, l'Anglais Lupton, dans sa compilation, l'a presque littéralement adoptée.
C'est par son propre image qu'on peut se défendre contre le parasite. E>ans l'essen-
ce c'est d'après une telle conception que la magie naturelle du moyen âge et de la
Renaissance a pensé pouvoir chasser la mouche p é n é t r a n t partout. Cette croyance
est une ancienne analogie du principe fondamental de la thérapie homéopathique,
selon lequel similia simAlibus curantur. On a proposé d'enfouir dans la terre ou
de suspendre au mur les amulettes représentant rinsecte non seulement dans
les maisons d'habitation; cette méthode fut appliquée aussi dans les palais
royaux et les bâtiments publics. Selon l'opinion générale la raison de l'absence
des mouches dans le Palais de Tolède et le Palais des Doges à Venise était que leurs
22
représentations gravées les tenaient à l'écart. Sans doute, faut-il comprendre sous
le Palais de Tolède le palais du Marques de Villena. Ce Don Enrique de Aragon,
e
Marques de Villena, v é c u t au début du X V siècle et eut la réputation d'un grand
23
sorcier. Même des villes entières auraient été épargnées de l'invasion des mouches,
pour la raison que sur leurs portes étaient fixés des talismans en métal représentant
la mouche. C'est cette légende qui s'est répandue, par exemple sur Constantinople,
d'où Apollonius de Tyana avait chassé les mouches et les moustiques par leurs
24
simulacres de bronze.
La mieux connue de toutes est la légende de Virgile, devenu au moyen âge un
gentil mage prêt à aider ; dans celle-ci les oeuvres salutaires de ce grand mage, créées
pour Naples, sa ville préférée, jouent un rôle très marqué. De notre point de vue i l
est assez indifférent si la légende de Virgile le mage est en effet le résumé des croyan-

2 0
V. quelques exemples dans F u r t w ä n g l e r , A . : Die antiken Gemmen.
Leipzig—Berlin, 1900. I , p l . I X , 50; X , 53. Collection de Clercq, Tome V I I , R i d d e r,
A . de: Les bijoux et les pierres gravées, I L partie. Paris, 1911. p l . X X V I I , 3354.
2 1
Cf. B o d e n h e i m e r, F. S. : Materiahen zur Geschichte der Entomologie.
I . Berlin, 1928. pp. 226 s.
2 2
Hoffmann Krayer, E. — B ä c h t o l d Stäubli, H . : Hand-
w ö r t e r b u c h des deutschen Aberglaubens. I L Berlin — Leipzig, 1929/30. Sp. 1628. Selon
une autre version, sous le seuil du palais de Tolède et sous celui du palais de Venise se
cachait une statuette de mouche. Cf. B o d i n, J. : De la d é m o n o m a n i e des sorciers
(1580); cité ici de l ' é d i t i o n latine. Francfort, 1603. p. 72.
2 3
M a y e r , A . L . : Toledo ( B e r ü h m t e K u n s t s t ä t t e n , 51). Leipzig, 1910. p. 54.
2 4
C o m p a r e t t i , D . : Virgilio nel medio evo (1872), ed. G. Pasquali. Firenze,
1955. I I , pp. 31 s. S p a r g o, J. W . : V i r g i l the Necromancer. Cambridge, Mass., 1934.
pp. 74, 78, 346 ss.

0(1
ces nées au milieu du peuple napolitain, comme Domenico Comparetti l'a prise
pour une chose allant de soi, ou bien si elle était née de l'imagination nordique, et
dans ce cas c'est de là qu'elle se projetait en arrière à Naples et à Home et dans la
littérature italienne, tel que le prétend Giorgio Pasquali, l'éditeur et le critique mo-
25
derne de Comparetti. Toujours est-il que dans les écrits de personnalités ecclésias-
tiques anglaises et allemandes (John of Salisbury, Konrad von Querfurt, Gervasius of
26
T i l b u r y ) la légende qui s'occupe des talismans que Virgile prépara pour Naples
e
apparaît de temps à autre déjà dès le milieu du X I I siècle ; cette même légende ne se
e
répandra dans la littérature italienne qu'au X I V siècle («La Cronica di Partenope»
par un auteur anonyme napolitain, un ouvrage de Cino da Pistoia et un d'Antonio
Pucci, poète populaire toscan, ainsi que les commentaires de Cecco d'Ascoli sur
27
Alcabitius et ceux de Boccace sur la Comédie Divine). L'origine locale de la légende,
notamment qu'elle est issue du sol napolitain, paraît pourtant plus plausible et natu-
relle, même si le foyer d'où elle est sortie n'était pas le peuple ordinaire mais plutôt la
société obscure et trouble de ceux qui s'occupaient de magie, de nécromancie et
d'autres pratiques mystérieuses. I l n'est absolument pas improbable que les auteurs
nordiques n'aient dépassé les Italiens que dans la rédaction écrite de la légende très
répandue. Selon celle-ci une mouche de bronze faite par Virgile et fixée sur l'une des
28
portes de la forteresse de Naples, avait éloigné les mouches de la v i l l e .
I l est évident qu'on avait attribué aux représentations incisées et gravées, donc
tracées comme des dessins, la même force magique q u ' à la mouche de bronze plas-
tique.
En connaissance des légendes énumérées, l'hypothèse selon laquelle sur les ta-
bleaux figurant dans la liste la mouche peinte fut appliquée pour servir de talisman
contre la multitude de mouches vivantes, ne semble pas trop osée. Le moyen magi-
que ap2)elé à empêcher la souillure des oeuvres d'art, a dû plaire et se répandre d'au-
tant plus qu'il a contribué, en tant que simple trompe Voeu, en grande mesure à ce que
le tableau éveillât l'intérêt des spectateurs n'importe qu'ils aient été connaisseurs ou
ignares.
La supposition selon laquelle les mouches peintes avaient eu une destination ma-
gique se trouve finalement confirmée grâce à la Madone ferraraise, conservée à Edin-
burgh (fig. 44). Ce tableau est de tout point de vue une curiosité. Bien que sa concep-
tion presque maniérée et son sens de la forme soient absolument individuelles, on n'a
jusqu'à présent pas encore réussi à l'identifier avec aucun nom de maître, et en ce qui
concerne l'audace, même le raffinement du tour d'adresse illusionniste employé sur les
bords, i l est unique dans la peinture du Quattrocento. Le tableau est peint d'une
façon à faire croire — et son maître possédait pour cela un don de persuasion excep-
tionnel -—- que la représentation de la Vierge a été recouverte d'une pellicule protec-
trice, sans doute d'une feuille de parchemin tendue devant la surface du tableau et
cloué au cadre de bois moyennant de minces stries de parchemin. Le peintre démontre
ensuite lui-même de manière ostentatoire que la couche protectrice est superflue:
on dirait qu'on avait arraché du tableau la feuille de parchemin permettant ainsi

2 5
Prefazione dcU'Editore, dans le Tome I de l'ouvrage de C o m p a r e t t i , D .
1955. p. X X I I .
2 6
C o m p a r e t t i , D . : op. cit. I I , pp. 24, 173, 175. S p a r g o, J . \V. : op. cit.
pp. 6 0 - 6 8 .
2 7
C o m p a r e t t i , D . : op. cit. I I , pp. 217, 133, 132. S p a r g o, J . W . : op. cit.
pp. 63 ss. T h o r n d i k e, L . : A H i s t o r y of Magic and Experimental Science during the
First Thirteen Centuries of our Era. London, 1923. I I , p. 959.
2 8
C o m p a r e t t i , D . : op. cit. I I , passim. S p a r g o, J. W. : op. cit. pp. 69 — 79.
46. Peintre de la cour, d'Innsbruck,
vers 1480 — 1490. Vienne,
Österreichische Galerie

47. «Maître de Francfort».


Rome, coll. particulière
48. Cima da Conegliano.
Leningrad, Ermitage

49. Loren/.o L o t i o .
Londres, National Gallery
de voir la charmante Madone, les anges aux ailes pointus et le doux paysage, tandis
que sur les bords le parchemin ne subsiste qu'en lambeaux et en languettes redressées.
La raison pourquoi la pellicule protectrice devint superflue est expliquée aux initiés
par la présence de la mouche magique disposée dans l'angle gauche inférieur, des-
tinée à éloigner du tableau ses semblables vivants. L'idée fantastique du talisman
magique appelé à protéger le tableau de l'impureté, n'aurait jamais pu se manifester
dans un langage visuel plus clair.
La question se pose ici de savoir pourquoi les tableaux portant les mouches,
subsistant de cette période de soixante à soixante-dix ans, sont si peu nombreux, et
pourquoi la représentation du talisman n ' é t a i t pas plus répandue. Bien entendu, i l
est très difficile d'en donner un réponse absolument satisfaisante, mais nous indi-
querons, en tant qu'analogie, le fait que les peintres de cette époque n'avaient m a r q u é
les tableaux de leur nom et de la date de leur exécution que fort rarement, et plutôt
accidentellement. Néanmoins, i l est intéressant de noter incidemment que Crivelli,
qui exceptionnellement a souvent signé ses tableaux, marche en tête dans l'appli-
cation fréquente du talisman.
Quant à la rare présence des mouches peintes sur les tableaux des temps posté-
rieurs, tout plaide en faveur du fait que celles-ci n'eurent pas une destination apotro-
païque. Non seulement les représentations d'insectes figurant avec les symboles de la
mort (par exemple les crânes ci-haut mentionnés) trouvent une motivation dans le
«thème» des tableaux, mais aussi les mouches apparaissant par-ci par-là sur les
e
natures mortes aux fleurs et aux fruits néerlandaises du X V I I siècle. La splendeur
des couleurs des bouquets de Ambrosius Bosschaert, le parfum des fruits de Willem
van Aelst, leur rondeur et leur velouté rendus avec une fidélité frappante à s'y
méprendre, attirèrent les insectes: c'est bien ça que les Feinmahr voulurent
faire croire. L'intention d'étonner et d'amuser le spectateur n'a ici plus rien à voir
avec la superstition médiévale ; cette nouvelle variante de l'illusionnisme accompagne,
sur un autre plan, l'essor des sciences de la nature.

A N D R É PIGLEPv
DESSINS M A N I É R I S T E S NÉERLANDAIS

Le fonds néerlandais de la collection de dessins du Musée des Beaux-Arts de


Budapest renferme nombreuses feuilles intéressantes qui ne sont pas encore iden-
e
tifiées et dont une partie considérable date de la seconde moitié du X V I et des
e
premières décades du X V I I siècle. En p r é p a r a n t le catalogue scientifique de la
collection, nous avons, dans ces derniers temps, réussi à en identifier quelques dessins
dignes d'attention.
C'est comme l'oeuvre d'Abraham Bloemaert que figurait dans la collection,
un dessin de très bonne qualité représentant un prophète (fig. 51 )J I I y a quelques
années, M . Haverkamp Begemann, lors de sa visite au Musée de Budapest, m i t en
doute la justesse de cette attribution et donna le dessin à Jan Muller. La feuille
porte, dans un paysage marqué par quelques traits, la figure assise d'un vieillard à
longue barbe, tourné à gauche et gesticulant de sa main droite. Sur ce dessin au
pinceau, exécuté au bistre de teintes différentes, les lignes énergiques tracées à
la plume et les rehauts blanc audacieusement appliqués augmentent la plasticité
des formes et le caractère décoratif et pittoresque de la composition.
Ce dessin est plus vigoureux et plus exjDressif que les oeuvres de Bloemaert en
général, et sa qualité est bien meilleure que celle des créations de Jan Muller. On
retrouve ses analogies les plus proches parmi les oeuvres de jeunesse de sujet iden-
tique de Goltzius. Le dessin est un produit caractéristique du maniérisme nordique
tardif, dont la personnalité de premier plan fut dans les années 1580 Barthélémy
Spranger. La plupart des artistes nordiques de l'époque ont subi — du moins pendant
un certain temps —• l'influence de ce maître. Goltzius exécuta dès les années 1585
des gravures sur cuivre d'après les compositions de Spranger, et suivit à partir
de cette date, même dans ses oeuvres indépendantes, la conception artistique et le
style du grand maître de Prague. C'est vers 1587 que le style sprangerien de Goltzius
s'épanouit le plus complètement. Dans ses dessins exécutés dans ces années-là les
2
«figures semblent être tenues en le pouvoir d'une force magique», et toutes les parties
du corps trahissent une énergie tendue à l'extrême. C'est ce trait qui caractérise
aussi la figure du prophète prêt à bondir, tourné de côté et écartant les doigts. Tous
ses membres, ses gestes et même son vêtement ample expriment une tension intérieure
du mouvement et une énergie extraordinaire. La figure vue d'en bas fait, sur le
dessin de petit format, un effet monumental. La chaîne des montagnes et les édifices
de l'arrière plan sont éclipsés par la puissante figure du prophète. D'un caractère

1
N ° d ' i n v . 1294, «Abraham Bloemaert»: P r o p h è t e . Bistre, pinceau, plume, rehauts
de blanc, 152 X 119 m m . Legs de Delhaes.
2
R e z n i c e k, E. K . J. : Die Zeichnungen v o n Hendrick Goltzius. Utrecht, 19(51.
p. 69.

5 Bulletin 2i 65
50. Hendriek Goltzius: Saint Marc l ' E v a n g é l i s t e . Vienne, Albertina,

semblable, quant à la disposition de la figure dans l'espace, la monumentalité et


l'arrière plan marqué par quelques traits, sont les dessins de Goltzius, représentant la
prophetess© Hulda (Londres, Collection W i t t ) , la Patience (Haarlem, Musée Teyler), le
Roi David (ancienne collection Lugt) et les héros de l'Ancien Testament (Amsterdam,
3
Rijksprentenkabinet). En dehors de la p a r e n t é des sujets, la feuille de Budapest
est en connexion étroite avec ces feuilles quant à la représentation plastique et
décorative des figures aux vêtements amples, et à la solution technique. Néanmoins,
la conception de ces dessins attrayants, figurant des personnages debout élégants, est
plus enjouée et plus décorative que celle du nôtre. Des analogies bien plus proches

3
R e z n i c e k , E. K . J . : op. cit. K . 23, A 84; K . 21, A . 94; K . 18, A . 90; K.17,
A . 92; K . 18, A . 90; K . 19, A . 91.
5 1 . Hendriek Goltzius: P r o p h è t e . Budapest, Musée des Beaux-Arts

de notre dessin, en ce qui concerne le rendu du contenu psychologique et de la ten-


sion spirituelle, sont les deux études de têtes d'apôtre, exécutées en 1587 (Limbourg
et Paris, Louvre), mais plus encore l'Ermite (Philadelphie, Academy of Fine Arts)
4
et le Saint Marc l'Evangéliste (Vienne, Albertina — fig. 50). L'expression du visage
de Saint Marc, absorbé dans ses pensées, et ses yeux enfoncés dans l'orbite reflètent
une hantise et une énergie semblables à celles du prophète de Budapest. Sur l'un et
1
R e z n i e e k , E. K . J . : op. cit. K . 07, A . 70; K . 68, A 7 1 ; K . 79, A . 82;
K . 69, A . 83. Saint Mare l ' E v a n g é l i s t e . Plume, encre brune, lavée de brun-gris et rehauts
de blanc. 152 x 140 m m .
52. Jan Muller:
Vanitas.
Haarlem,
Musée Teyler

l'autre dessin les traits à la plume agités et rapides, rendent sensible le caractère pas-
sionné et la tension spirituelle des personnages. Le dessin datable des années autour
de 1587 est l'une des créations les plus typiques, les plus sprangériennes et en même
temps les plus excellentes de la période de jeunesse de Goltzius se terminant par son
voyage en Italie. I l est possible qu'il ait été fait en vue d'une série de gravures sur
cuivre qui n'a jamais été exécutée.
C'est de la collection Esterházy que pro vient la feuille représentant u n des-
sin aux trois crayons (fig. 53), qui a été considérée pendant longtemps comme une
5
oeuvre de Jacob Jordaens. Le type des personnages est caractéristique do Goltzius,
i l est donc évident que l'on doit chercher l'auteur de la feuille parmi les élèves du
grand maître de Haarlem.
C'est le Dr. Reznicek qui a attiré notre attention sur la parenté entre cette feuille
6
et les oeuvres de Jan Muller. La composition est la plus proche des crayons tardifs

5
N ° d ' i n v . 1422. «Maître néerlandais autour de 1600». Trois crayons, 226 X 248 m m .
De la collection E s t e r h á z y .
6 r
Je tiens à exprimer i c i ma reconnaissance au D Reznicek, pour ses conseils et
indications utiles.

ON
53. Jan Muller: Couple enlacé. Budapest, Musée des Beaux-Arts

de Muller.Le dessin intitulé «Vanité» (Haarlem, Musée Teyler — fig. 52) exécuté à
la sanguine et au crayon, correspond aussi par le type du visage, la peau, les vêtements
7
et le dessin des mains, à la feuille de Budapest. Le «Couple enlacé» est un exemple
caractéristique du style tardif de Jan Muller: le modelé délicat des visages irréguliers,
les mèches floues désordonnées, la coiffe panachée de l'homme et l'estompage d'une
partie du fonds visent tous à intensifier l'effet pittoresque de la composition. On ne
connaît aucun dessin de portrait ou de paysage de Jan Müller qu'il aurait fait d'après
nature, et ses compositions à un ou à deux personnages, exécutées dans les années
1610—1620, sont également des portraits de fantaisie typiques. Pourtant, nous
sommes frappés — surtout en considérant ses feuilles antérieures — par la familiarité
et le naturel de ces dessins. Les deux personnages du «Couple enlacé » évoquent encore
le type idéal de Spranger et de Goltzius, tout en contenant beaucoup de traits carac-
téristiques individuels.

7
Jan Muller: Vanitas. Trois crayons, 299 X 229 m m . Haarlem, Musée Teyler.
R e z n i c e k , E. K . J. : Jan Harmensz Muller als tekenaar. Nederlands Kunsthistorisch
Jaarboek. 7. 1956. pp. 115, f i g . 24, n ° du cat. 24.
54. D é t a i l de La gravure 55. D é t a i l du dessin d ' a p r è s la gravure
sur cuivre «Chilon» de «Chilon». Braunschweig,
J a n Muller Landesmuseum

Le dessin de Budapest se rattache par son sujet aux feuilles d'Amsterdam portant
la légende «Et Venus in vinis», ainsi qu'au «Couple amoureux» allégorique de Con-
8
stance. Or, n i l'un, ni l'autre n'atteignent au degré de familiarité et d'intimité qui
caractérisent la feuille de Budapest. Les représentations bibliques, mythologiques
ou allégoriques du «Couple amoureux» sont parmi les créations de Spranger et de
Goltzius — les deux modèles de Muller — très fréquentes. I l est à présumer que
c'est de leurs oeuvres que Muller s'était inspiré en représentant ce sujet. Parmi les
nombreux tableaux de Spranger figurant des dieux antiques amoureux, notre dessin
9
rappelle le mieux le tableau de Vienne, intitulé «Vénus et Mars», mais i l est plus
proche encore, quant à son esprit et la solution technique, de la feuille de Goltzius,
10
intitulée «Baiser» (autrefois à Gand, collection Delacre). Ce dessin, tout comme la
composition de Budapest, ne représente que les deux personnages, sans indication
allégorique, inscription ou attribut. I l est cependant peu probable que ces deux
dernières feuilles n'auraient pas eu une signification allégorique. Elles ont dû en
e
avoir une, or le contenu allégorique sera au début du X V I I siècle —• dans ce type
de représentation — de moins en moins important.
Reznicek, dans son étude sur Jan Muller, publie un dessin conservé à Braun-
11
schweig, qu'il considère comme le dessin préparatoire de la gravure de Muller,
12
intitulée «Chilon» (fig. 54). L a collection de Budapest renferme aussi un dessin

8
R e z n i c e k , E. K . J. : article cité, p. 112, f i g . 23, n° d u cat. 8; p. 114, f i g . 22,
n ° du cat. 20.
9 e
Kunsthistorisches Museum. K a t a l o g der Gemäldegalerie i n Wien. 2 Partie. W i e n ,
1958. n° 365.
1 0
R e z n i c e k, E. K . J. : Die Zeichnungen v o n Hendrick Goltzius. Utrecht, 1961.
K . 180, A. 359.
1 1
<Jan Muller»: Chilon. Plume. 447 X 341 m m . Braunschweig, Landesmuseum ( H .
Muller). R e z n i c e k , E. K . J . : J a n Harmensz Muller . . . pp. 91, 113, f i g . 13, n ° d u cat.
13 (dessin p r é p a r a t o i r e de Jan Muller en vue de la gravure).
12
Jan M u l l e r : Chilon. Gravure sur cuivre. 1596. B . 13, 474 X 363 m m . H o l l s t e i n ,
F . W. H . : D u t c h and Flemish Etchings, Engravings and Woodcuts ca 1450—1700. X I V ,
p. 11, n° 80.
56. Copie d ' a p r è s la gravure sur cuivre «Chilon» de Jan Muller.
Budapest, Musée des Beaux-Arts

13
à la plume analogue, imitant la technique de la gravure sur cuivre (fig. 56), dont la
confrontation avec la gravure de Muller était fort instructive. L'exemplaire de Buda-
pest est sans aucun doute une copie de la gravure sur cuivre; la comparaison des
photos de détails des deux feuilles fait nettement ressortir la maladresse, les défor-
mations du copiste, et son effort anxieux de suivre fidèlement les lignes de la gravure.

1 8
N ° d'inv. 58.802. Copie d'après J a n Muller: Chilon. Plume, bistre. 440 X 341 m m .

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