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PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE
ANDRÉ GAUDREAULT ET THIERRY GROENSTEEN
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LiliirÉRATURE

1 .. COLLOQUE DE CERISY

Éditions Nota bene Centre national


Québec de la bande dessinée
et de l'image
Angoulême
LA TRANSÉCRITURE
POUR UNE THÉORIE DE L'ADAPTATION
LITTÉRATURE
CINÉMA
BANDE DESSINÉE
THÉÂTRE
CLIP
AVEC LA PARTICIPATION DE

MONIQUE CARCAUD-MACAIRE
JEAN-CLAUDE CARRIÈRE
GILLES CIMENT
JEANNE-MARIE CLERC
ANDRÉ GARDIES
ANDRÉ GAUDREAULT
BERTRAND GERVAIS
THIERRY GROENSTEEN
FRANÇOIS JOST
PHILIPPE MARION
BENOÎT PEETERS
MARIE-CLAIRE ROPARS-WUILLEUMIER
FRANÇOIS RIVIÈRE
LUCIE ROY
JACQUES SAMSON
PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE
ANDRÉ GAUDREAULT ET THIERRY GROENSTEEN

LA TRANSÉCRITURE
POUR UNE THÉORIE DE L' ADAPTATION

LITTÉRATURE
CINÉMA
BANDE DESSINÉE
THÉÂTRE
CLIP

COLLOQUE DE CERISY

Édition préparée par Thierry Groensteen

ÉDITIONS NOTA BENE CENTRE NATIONAL


DE LA BANDE DESSINÉE ET DE L'IMAGE
QUÉBEC ANGOULÊME
I
LE C0Ns1:1L DES ARTS Tttll CANADA CouNCIL
DU CANADA l'OR TJIE ARTS
DEPUIS 1957 SJNCE 1957

Les Éditions Nota bene remercient le Conseil des arts du Canada,


le Ministère du patrimoine du Canada et la Société de développement
des entreprises culturelles (SODEC) du Québec pour leur soutien financier.

© 1998, Éditions Nota bene


ISBN: 2-921053-98-5
Centre national de la bande dessinée et de l'image
ISBN : 2-907848-15-l
AVANT-PROPOS

Du 14 au 21 août 1993 s'est tenu au Centre culturel inter­


national de Cerisy-la-Salle un colloque portant le même titre
que le présent volume. Pour cette publication, les communica­
tions présentées à Cerisy ont été complétées par des entretiens
avec deux auteurs qui n'avaient pu être des nôtres.
Le sujet de ce collectif est des plus actuels. Non seulement
les adaptations se taillent, face aux créations originales, une
place qui ne cesse d'aller grandissant, mais le phénomène inté­
resse désormais beaucoup ceux qui font profession de réfléchir
à l'évolution des arts et des médias, comme en témoigne une
bibliographie de plus en plus abondante. Cependant, il nous a
semblé que les travaux autour de l'adaptation n'ont pas jusqu'ici
pris véritablement la mesure du sujet, et s'en tiennent trop
souvent à une approche doublement réductrice, en ceci que
l'adaptation de romans par les cinéastes est seule prise en
considération, d'une part, et que la question de la fidélité à
l'œuvre souche demeure trop souvent au cœur de l'interroga­
tion (quand elle ne l'épuise pas), d'autre part.
Nous avons voulu sortir de ces limites qui bloquent la
réflexion. En nous intéressant, non seulement au roman et au
film, mais aussi au clip, au théâtre, à la bande dessinée, nous
nous sommes efforcés de penser le transit des codes, des in­
trigues et des discours entre les différents modes d'expression
comme un seul et vaste phénomène - peut-être bien l'un des
plus caractéristiques de la culture moderne. En évitant autant
que possible de nous focaliser sur la question de la fidélité -
fidélité à quoi ? Un texte, une essence, des intentions, une struc­
ture?... -, nous avons privilégié deux autres approches: l'une,
assurément pragmatique, consistant à décrire au plus près
certaines opérations dans leur technicité ; l'autre, peut-être bien
6 La transécriture

philosophique, visant à mieux cerner les véritables enjeux d'une


pratique culturelle.
Fallait-il, pour atteindre ces objectifs, proposer un nouveau
vocable, un néologisme de plus ? Le lecteur jugera de la perti­
nence du concept de « transécriture », pour remplacer celui,
passe-partout et quelque peu galvaudé, d' « adaptation». Simple
proposition de travail, il n'a cessé tout au long du colloque d'être
disséqué, retourné, détourné, ignoré, revisité, et n'a finalement
pas trop mal résisté à ces divers traitements.

A.G.&T.G.
ÉLÉMENTS DE THÉORIE
-
FICTIONS SANS FRONTIÈRES

Thierry Groensteen

Le phénomène désigné, dans ce colloque, sous le nom de


« transécriture », sera considéré ici comme relevant de !'Esthé­
tique. Il demande à être mis en perspective dans l'évolution
générale des pratiques artistiques, et en situation au sein du
paysage culturel d'aujourd'hui. Mon postulat est que le phéno­
mène de l'adaptation (qui, au sens où nous l'entendons, est une
pratique somme toute assez récente) oblige à reprendre à
nouveaux frais une très ancienne et vaste discussion : celle de
la spécificité de chacun des arts.
La multiplication des adaptations est en effet la conséquence
historique d'un bouleversement général du champ artistique et
culturel. Car c'est l'apparition de nouveaux arts narratifs, au
premier rang desquels le cinéma et la bande dessinée, puis celle
de nouveaux canaux de diffusion (les mass medias), qui ont·
permis et encouragé non seulement la prolifération des récits
(la catégorie de la narration tendant à supplanter celle, millé­
naire, de la représentation), mais le commerce de ceux-ci entre
disciplines rivales.

ARTS PURS, ARTS HIÉRARCHISÉS


La question de la spécificité des arts connaît sa première
formulation moderne avec le Laocoon (1766) de Lessing.
Réagissant contre la confusion qui régnait alors dans les esprits
et chez les aitistes mêmes, Lessing s'était efforcé de montrer
que les beaux-arts sont irréductibles les uns aux autres, pour
cette raison qu'ils mobilisent des matériaux différents, des signes
d'un genre particulier. Sa thèse consiste, on le sait, en une
10 La transécriture

réfutation de l'ut pictura poesis, cette théorie qui, s'autorisant


de citations empruntées à Horace et à Aristote, postulait une
analogie profonde entre la poésie et la peinture. Pendant quatre
siècles environ (du XV e au milieu du XIXe), la peinture a pris
modèle sur la littérature, dont elle croyait partager la nature
profonde et la finalité.
La théorie de l'ut pictura poesis ne validait pas tant la pos­
sibilité d'une traduction d'un art vers l'autre, qu'elle ne légiti­
mait l'imitation des mêmes sujets. La peinture était considérée
comme sœur de la poésie parce que l'une comme l'autre se
voyaient assigner comme fin première la « description » des
objets du monde et des activités humaines. Cette assimilation
n'était pas dépourvue d'un certain militantisme; elle exprimait
la prétention des artistes de la Renaissance à gagner, pour la
peinture, la même dignité que celle accordée depuis longtemps
à la poésie.
Ainsi, les traités d'esthétique, sous couvert de disputer des
fins respectives de chaque forme d'art, et des moyens pour cha­
que artiste de parvenir à l'excellence dans sa partie, ont, expli­
citement ou non, longtemps mis au centre de leur réflexion le
problème de la hiérarchie entre les arts. Connue sous le nom de
« paragone », la question de savoir quel art, de la peinture ou
de la sculpture, était naturellement supérieur à l'autre, était la
grande affaire qui, au XVI e siècle, agitait les académies de
Florence et d'ailleurs 1. Mais, à cette époque comme au cours
des siècles suivants,jusques, et y compris, sous le Romantisme,
c'est à la littérature, et singulièrement à la poésie, en tant que
modèle et prototype reconnu de tous les arts imitatifs, qu'est
revenu le privilège d'occuper le sommet de la hiérarchie.
En 1967 déjà, Jean Ricardou constatait: (( L'on n'assimile
plus guère, comme au temps de Lessing, peinture et poésie. Le
problème s'est déplacé: l'on préfère aujourd'hui confondre
roman et cinéma2 • » Plusieurs facteurs d'évolution ont conduit
1. La rage de tout hiérarchiser aboutira bientôt à discriminer le mérite
des genres et des sujets au sein d'une même forme d'art. La peinture à sujet
historique ou religieux sera plus prestigieuse que le portrait, qui lui-même le
sera davantage que le paysage ou la nature morte.
2. « Plume et caméra», dans Problèmes du nouveau roman, Paris,
Éditions du Seuil, (coll.« Tel Quel»), 1967, p. 69.
Fictions sans frontières 11

à ce déplacement. Et les conditions du débat que nous avons


aujourd'hui sur l'adaptation ont commencé d'apparaître au
moment même où l'ancienne problématique se dénouait.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les avant-gardes,
s'opposant aux conceptions bourgeoises et académiques de l'art,
ont mis l'accent sur la forme des œuvres plutôt que sur leur sujet.
Ce n'est pas un hasard si l'article fameux dans lequel le critique
américain Clement Greenberg a commenté cette évolution a pour
titre « Towards a newer Laocoon » (1940). Il y relève, par
exemple, qu'avec les impressionnistes la peinture devint « un
exercice qui concerne la vibration des couleurs plutôt que la
représentation de la nature». Chaque art s'est engagé dans la
voie d'une purification censée le reconduire à ce qu'il a d'es­
sentiel et d'irréductible, à sa matérialité constitutive. Bref, la
« physicité » de l'art s'est vue érigée en ontologie, jusqu'à lui
dicter ses fins 3 .
Greenberg a mis en évidence le fait que, supplantant la lit­
térature, la musique était à son tour devenue le premier des arts,
le parangon de toutes les disciplines. Pourquoi la musique ? « En
raison de sa nature "absolue", de son éloignement de l'imita­
tion, de son absorption presque totale dans la qualité propre­
ment physique de son médium, et aussi à cause de son pouvoir
de suggestion ». La musique apparaissait soudain comme l'art
abstrait, la« forme pure» par excellence4. Évoquant notamment
Mallarmé, Picasso et Paul Klee, Greenberg observait :
Se laissant gouverner, consciemment ou inconsciemment, par
une notion de pureté dérivée de l'exemple de la musique,
les arts d'avant-garde ont au cours des cinquante dernières
années atteint un degré de pureté et une délimitation radi­
cale de leur champ d'activité sans précédent dans l'histoire
de la culture. Désormais, les arts campent en sareté à

3. J'emprunte le terme« physicité » à Luigi Pareyson, le préférant à celui


de « morphologie » employé par Greenberg.
4. Notons au passage que, dans les années 1920, le Bauhaus avait incarné
une tentative de regroupement de tous les arts sous l'autorité de l'architecture.
12 La transécriture

l'intérieur de leurs frontières« naturelles», et le règne du


libre échange a été remplacé par le régime de l'autarcie5.
Aucune citation ne résume mieux ce vaste mouvement de
reconduction de chaque art à son principe matériel que la célèbre
définition proposée par Maurice Denis en 1890, selon laquelle
un tableau,«avant d'être un cheval de bataille, une femme nue
ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface
plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées».
Ainsi, les beaux-arts ne se sont pas seulement, selon le vœu de
Lessing, «émancipés de la tutelle du langage6», mais, jetant
en quelque sorte le bébé avec l'eau du bain, ils se sont aussi
affranchis de la dictature du sujet et de l'obligation de«repré­
senter» le monde.
Si la question de la suprématie de tel ou tel art sur les autres
cesse progressivement d'être un enjeu théorique, l'émergence
de l'art moderne coïncide cependant avec un nouveau dévelop­
pement des recherches en «esthétique comparée>>. Un livre
comme La correspondance des arts d'Étienne Souriau (1947)
atteste la faveur dont jouit encore au milieu du siècle cette dis­
cipline.« Une anatomie et une physiologie de tous les êtres qui
peuplent [leJ monde de l'art»: ainsi Souriau définit-il l'hori­
zon de ses recherches, en précisant que«c'est évidemment le
programme d'une science, non le sujet d'un livre». En fait,
l'auteur semble avoir eu pour ambition de répondre à une né­
cessité nouvelle: celle de retrouver des principes communs entre
des activités créatrices qui, engagées dans l'approfondissement
de leurs identités respectives, semblaient vouées à diverger
toujours davantage. Comme si le besoin s'était soudain fait sentir
de «sauver» le concept même d'art, en réaffirmant, par-delà
la diversité de ses manifestations, son unité profonde. La ques­
tion liminaire posée par Souriau est celle-ci: «Qu'y a-t-il de

5. Clement Greenberg, « Towards a newer Laocoon», Partisan Revicw,


(juillet-août), 1940. Repris dans The Collccted Essays and Criticism, vol. 1 :
Perceptions and Judgments, 1939-1944, The University of Chicago Press,
1986. Les extraits cités sont traduits par mes soins.
6. Comme le fommle la quatrième de couverture de la plus récente édition
française du Laocoon (Hermann, Paris, 1990).
Fictions sans frontières 13

commun entre une cathédrale et une symphonie, un tableau et


une amphore, un film et un poème ?»

LE RÉCIT: UN GENRE EN EXPANSION


Ce qui ne devrait pas laisser de nous étonner, c'est qu'à
l'époque où Greenberg et Souriau,parmi d'autres,réfléchissent
aux rapports entre les différentes disciplines de l'art, ni l'un ni
l'autre ne prennent véritablement en compte un certain nombre
de bouleversements majeurs qui, déjà alors, dessinent les
contours d'un nouveau paysage culturel. La pratique de plus en
plus massive de l'adaptation en est peut-être le symptôme le
plus manifeste. Parmi ces bouleversements, j'en mentionnerai
quatre qui me paraissent avoir eu une incidence directe sur le
développement du phénomène de l'adaptation.
Il revient à Walter Benjamin d'avoir formulé le premier dans
son texte capital sur L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduc­
tion mécanisée (1936). Les progrès techniques ont rendu pos­
sible de multiplier en grand nombre les textes, les images, les
documents sonores. L'œuvre d'art y gagne une diffusion de
masse et une forme d'ubiquité, mais elle reçoit du même coup
le statut de marchandise,avec la perte d'aura que cela suppose.
Benjamin note que lorsqu'une œuvre, comme c'est en particu­
lier le cas des films,est proposée à une« réception collective»,
sa fonction sociale en est transformée, de même que le mode
de participation du public ; le« recueillement » cède la place à
la« distraction». (Parce que,contrairement à Benjarnin,je m'in­
téresse ici au film en tant qu'il s'agit d'un art narratif, je parle­
rais plutôt du passage d'une attitude contemplative à une attitude
participative. Mais, ce point mérite d'être noté, la catégorie du
récit n'est pas plus déterminante pour Benjamin qu'elle ne l'est
pour Greenberg ou pour Souriau.)
Le deuxième facteur de changement est la multiplication
du nombre des lecteurs. L'analphabétisme est en régression
constante depuis le Siècle des lumières ; et les lois qui, en France
comme en Anglete1Te, rendent l'école primaire gratuite et obli­
gatoire dans les années 1880 parachèvent les progrès de la
lecture. Après avoir été pendant des siècles l'apanage de la classe
bourgeoise, la jouissance directe de la littérature (j'entends :
14 La transécriture

autrement que par le biais de la lecture oralisée) devient, au


moins théoriquement, accessible à tous.
Or, l'instrnction se généralise alors que la hiérarchie des
genres littéraires est elle-même bouleversée. Longtemps reine
incontestée des lettres, la poésie est détrônée par le roman, dont
Balzac, Sand, Stendhal, Zola, Flaubert et bien sûr les auteurs
rnsses assurent le triomphe. Naguère objet de suspicion, le roman
s'impose comme le genre Je plus apte à rendre compte de la vie
moderne et de la condition humaine dans toutes leurs dimen­
sions. C'est le troisième élément fondateur du nouveau paysage
culturel qui émerge au tournant du siècle : les nouvelles caté­
gories gagnées à la lecture (femmes, employés, ouvriers) liront
avant toute chose des romans, c'est-à-dire des histoires, de la
fiction. Peu importe ici qu'elles aient été exposées à des chefs­
d'œuvre ou seulement aux feuilletons et aux« romans à quatre
sous ».
Enfin, cette consécration du roman et l'accroissement
corrélatif du public acquis à la fiction coïncident à peu près avec
l'apparition de nouveaux arts narratifs rendus possibles par les
progrès techniques. La bande dessinée est « inventée » par le
Suisse Rodolphe Topffer dans les années 1830, soit au cours
de la même décennie qui voit la mise au point du daguerréo­
type. Elle ne suscite une production régulière et massive, à des­
tination de la presse, qu'à partir des années 1890, marquées,
quant à elles, par l'invention du cinématographe.
Depuis des siècles sinon des millénaires, la création artis­
tique s'incarnait dans six disciplines qui paraissaient épuiser le
domaine du possible : l'architecture, la musique, la danse, la
peinture, la sculpture et la littérature. Voici qu'en à peine plus
d'un demi-siècle surgissent plusieurs nouveaux supports à
l'investissement créatif. Et cette extension des voies offe1tes à
l'art ne s'arrêtera pas là, puisque le siècle suivant, le nôtre,
inventera successivement la radio, puis la télédiffusion, la vidéo,
enfin les images de synthèse.
Il est remarquable que, par-delà la diversité des techniques
et des matériaux mis en œuvre, les arts de l'époque moderne se
sont tous voués en partie, et pour certains en quasi-totalité, à
une même fonction : celle de raconter des histoires. La littérature
Fictions sans frontières 15

avait jusqu'alors l'apanage, et presque l'exclusivité, de cette


vocation narrative, qu'elle déclinait d'ailleurs sur différents
modes, du roman à la satire en passant par le poème épique,
sans oublier le théâtre ni les livrets d'opéra. Mais pour nous, le
récit est devenu, avec l'image, l'une des deux grandes catégories
génériques à partir desquelles il est possible de penser ensemble
des œuvres physiquement très dissemblables. L'art cinémato­
graphique et celui de la bande dessinée n'ont emprunté des che­
mins non narratifs qu'a titre expérimental et très minoritaire7 •
La narration s'est très rapidement imposée comme leur pente
naturelle, leur vocation objective. La photographie connaît des
usages plus variés mais, depuis l'interview du centenaire Eugène
Chevreul immortalisée par Nadar (1886) jusqu'aux séquences
qui font la réputation d'un Duane Michals depuis 1966 - et pour
ne rien dire des romans-photos-, elle n'a cessé de s'intéresser
au déroulement de situations évolutives. On sait l'impact que
les feuilletons radiophoniques ont eu sur les générations d'avant
la télévision, et comme le petit écran, ensuite, privilégiera la
fiction dans ses programmes.
Sous l'effet conjugué de ces langages et médias colporteurs
d'histoires, le récit, et plus particulièrement le récit de fiction,
n'a cessé d'étendre son empire. Or, cette extension du domaine
fictionnel s'est accomplie alors que la peinture et la sculpture,
pour leur part, tournaient majoritairement le dos au concept de
représentation. Tout s'est passé, en somme, comme si l'une des
fonctions majeures de l'art: parler aux hommes d'eux-mêmes,
exprimer leur mode de vie, leurs rêves, leur condition et leur
destin, se trouvant délaissée par les arts plastiques traditionnels,
s'était trouvée réendossée au même moment par les nouvelles
formes narratives. Le « quoi » de la création - son sujet, ou
référent - avait été chassé par la porte ; il est revenu par la
fenêtre.
Les mouvements d'avant-garde, on ne l'ignore pas, ont
creusé un fossé d'incompréhension entre le grand public et !'rut.

7. Sur les tentatives de bandes dessinées non narrntives, je me permets


de renvoyer à mon texte « La narration comme supplément », Bande dessinée,
récit et modemité, colloque de Cerisy, Paris, Futuropolis, 1988, p. 45-69.
16 La transécriture

La peinture non figurative, l'art conceptuel, la musique sérielle


et telles directions de la danse contemporaine ne concernent
qu'un public averti et constituent désormais ce que certains ont
appelé la« culture cultivée». Au contraire, le cinéma, la bande
dessinée, le roman-photo, les feuilletons ou téléfilms, et une
partie au moins de la littérature (les polars, les romans
historiques ou sentimentaux, les biographies) parlent -
tendanciellement sinon effectivement - au plus grand nombre.
Le cas particulier de la musique mis à part, il apparaît que l'art
n'est jamais si populaire aujourd'hui que lorsqu'il raconte des
histoires.
Non seulement nous consommons un nombre de fictions
sans précédent8, mais la sensibilité contemporaine est structurée
par la forme récit ; il faut que le monde et notre propre exis­
tence nous soient relatés pour que nous ayons prise sur eux, pour
que nous ayons au moins l'illusion de les comprendre. L'une
des différences majeures entre la« réclame» d'autrefois et la
publicité moderne n'est-elle pas que les produits ont cessé de
nous être seulement présentés et vantés pour devenir les enjeux
de mini-scénarios ? Des reality shows aux émissions qui (telles
hier La nuit des héros ou Les marches de la gloire) reconstitue
des actes de bravoure, la télévision s'emploie à fictionnaliser la
vie quotidienne et les fait divers. L'actualité elle-même est traitée
comme un feuilleton ; là encore, et pour le pire, la fiction
parvient d'ailleurs à s'immiscer, comme l'ont suffisamment
montré la révolution roumaine et la guerre du Golfe. Du débat
politique aux grands événements sportifs en passant par les
émissions de jeux, partout il faut introduire ou fabriquer des
péripéties, du suspense et de l'émotion, soit les ingrédients de
base d'une intrigue.

8. Tout comme Paul Ricœur, je rassemble « sous le titre général de récit


de fiction toutes les œuvres qui, d'une manière ou d'une autre, visent à créer
une mimésis de l'action», reléguant au second plan« la distinction entre mode
diégétique et mode dramatique, [qui] répond à la question du "comment" de
la mimésis et non à celle de son "quoi"». Voir la conclusion de Temps et
récit, II: la configuration du temps dans le récit defiction, Paris, Éditions du
Seuil, (Coll.« L'ordre philosophique»), 1984, p. 226-228.
Fictions sans frontières 17

Le triomphe du récit modifie, de façon jusqu'ici insidieuse


et discrète, notre mode d'insertion dans le réel, nos schémas
mentaux. Mais il affecte de manière bien plus visible notre
relation à l'art, nos attentes à l'égard de la chose artistique. Que
l'art soit le premier concerné n'a d'ailleurs rien d'étonnant: si
le modèle narratif a essaimé partout, jusqu'à devenir une sorte
de nouveau paradigme anthropologique, c'est bien la tradition
littéraire qui l'a d'abord constitué.

LE COMMERCE DES FABLES


Dans l'appréciation critique que nous émettons à propos
d'une œuvre narrative, nous mêlons ordinairement des consi­
dérations sur son sujet à des jugements d'ordre formel. C'est
que, dans un récit, l'idéel et le matériel sont étroitement intri­
qués, et qu'en définitive, il est souvent malaisé de déterminer
auquel de ces deux domaines ress011it la « valeur » artistique
de l'œuvre. Jadis, le poète, le peintre ou le sculpteur étaient
célébrés pour leurs qualités d' « imitation ». Nous voyons
qu'aujourd'hui, chez qui se mêle de raconter des histoires, c'est
plutôt l' « imagination » qui passe pour une qualité ; et un conteur
sera loué, entre autres critères, parce qu'il développe un sujet
neuf ou, d'un thème éprouvé, tire des effets inédits en adoptant
sur lui un « point de vue » original.
Il est dans la nature de tout récit de focaliser l'attention du
public sur son déroulement fictionnel et d'occulter, dans une
certaine mesure, le travail accompli par l'artiste sur les signes à
travers lesquels le récit se manifeste. Les linguistes parlent à
cet égard d'un « effet de traversée», mais ils en parlent géné­
ralement comme d'un phénomène propre à la langue, et qui tien­
drait à ce que, de cette langue, nous faisons, dans le quotidien,
un usage familier et transitif. Leur position est indûment
restrictive car cette transparence relative de la forme n'est nul­
lement un effet spécifique à la littérature; elle s'observe (avec
des nuances) dans tous les arts narratifs. Elle est le résultat de
l'impérialisme intrinsèque de la forme récit qui, toujours, récu­
père à son profit l'ensemble des éléments composant l'œuvre.
Comme le dit Christian Metz : « Dans un film narratif, tout
devient narratif, même le grain de la pellicule ou le timbre des
18 La transécriture

voix9 ». Bref, un film, un roman ou une BD sont essentielle­


ment, pour un public avide d'histoires et aiguillonné par la
curiosité, la manifestation concrète d'un scénario, son corps
phénoménologique. Serge Daney parlait à bon droit de ces gens
« qui n'ont jamais eu d'émotions cinématographiques et les ont
toujours confondues avec des émotions littéraires 10».
Le développement de l'adaptation peut donc apparaître
comme une conséquence du mode de participation que suscite
le genre narratif en tant que tel. Adapter un récit pour un autre
médium, c'est, semble-t-il, assumer jusqu'au bout le postulat
de cette prééminence de l'histoire, et tenir pour contingents son
lieu d'apparition, son corps initial. C'est reconnaître, avec
Philippe Hamon, que « la caractéristique fondamentale » des
« énoncés narratifs (récits, mythes, contes, etc.) » serait « d'être
résumables (Balzac en digest), transposables (Balzac au cinéma),
traductibles (Balzac en anglais), paraphrasables ... » 11 • Il suffi­
sait que se multiplient les systèmes sémiotiques à vocation
narrative et les canaux de diffusion pour que la migration des
sujets et des intrigues devienne la règle. Philippe Hamon rap­
pelle, dans la même page, que le« but principal» d'une société
de consommation est de « faire circuler les objets». L'œuvre
d'art y échappe d'autant moins que, vivant à l'ère de sa
« reproduction mécanisée», nous avons appris à en jouir sans
être nécessairement en contact avec l'original.
Sitôt après avoir inventé la bande dessinée, Rodolphe
Topffer n'a rien de plus pressé que de la confronter à la littéra­
ture. En 1840, il publie simultanément deux versions des
Voyages et aventures du docteur Festus, l'une étant une
« histoire en estampes » - ainsi nomme-t-il la BD-, l'autre un

9. Voir Michel Marie et Marc Vernet,« Entretien avec Christian Metz>>,


Christian Metz et la théorie du cinéma, colloque de Cerisy, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1990, p. 290.
10. Propos rapportés par Pascal Kané dans les Cahiers du cinéma, n° 458
(juillet-ao0t) 1992, p. 20.
11. « Texte littéraire et métalangage », Poétique, n° 31, Paris, Éditions du
Seuil, (été), 1977, p. 263-284. Extrait p. 264. L'auteur ajoute aussitôt:
« ... étant bien entendu qu'il restera toujours un "résidu" inidentifiable, Je style
(de Balzac), et que l'analyse ou la traduction ne s'effectuera pas sur la base
d'un gain (de sens, de lisibilité, de plaisir, etc.) mais d'une perte».
Fictions sans frontières 19

roman (avec quelques illustrations hors texte). Dans sa préface


au roman, Topffer remarque, à propos de ces deux versions, que
« ce qu'elles ont de différent change beaucoup ce qu'elles ont
de semblable». Plus près de nous, les Japonais ont réalisé des
dessins animés inspirés du Journal d'Anne Frank ou de telles
pages de Michelet. Les « ciné-romans » (romans-photos tirés
d'un film) ont été publiés par milliers et ont connu une vogue
énorme pendant l'entre-deux-guerres. France 2 a entamé en 1992
la diffusion d'une série intitulée La grande collection, dont le
principe est d' « offrir à certains chefs-d'ceuvre de la littérature
déjà adaptés au cinéma une troisième forme d'existence, la plus
contemporaine de toutes: celle d'ceuvres télévisuelles 12 ». Jules
et Jim et Senso, notamment, seront du nombre. Quant au film
Dracula de Francis Ford Coppola, d'être lui-même déjà adapté
du célèbre roman de Bram Stoker ne l'empêche nullement de
susciter à son tour une version « novellisée » du scénario (soit
le roman issu d'un film issu d'un roman), ainsi qu'une bande
dessinée. Poussée par son mercantilisme, l'industrie des loisirs
s'abandonne désormais sans aucune réserve à l'ivresse des adap­
tations en cascade. Et s'il est encore des cas où l'adaptation sert
une véritable intention artistique, il en est de plus en plus où
elle se confond avec une simple opération de merchandising.
Pour toutes les raisons qui ont été évoquées, je crois que le
phénomène de l'adaptation apparaît comme particulièrement
révélateur d'un état histotique de la création. J'ai dit, en com­
mençant, qu'il obligeait à reconsidérer différemment certaines
questions fondamentales d'Esthétique. J'en formulerai trois,
pour tenter ensuite d'apporter quelques éléments de réponse.
1) Que reste-t-il, aujourd'hui, de l'idée d'une hiérarchie entre
les arts ? 2) Les arts narratifs connaissent-ils encore la tentation
de l' « art pur » ? Comment revendiquent-ils désormais leur
spécificité respective ? 3) Existe-t-il une adéquation spontanée
entre certains sujets de récits et telle ou telle forme naiTative ?
Y a-t-il des « sujets de romans » et des « sujets de films » ?

12. Arguments de la chaîne (dossier de presse?) cités dans Télérama,


n" 2241, (décembre), 1992, p. 33.
20 La transécriture

Ces questions sont souvent abordées par les créateurs eux­


mêmes au cours d'interviews ou d'autres interventions. Qu'ils
en parlent de façon directe, incidente ou seulement par allusion,
presque tous énoncent comme des faits d'évidence universelle­
ment valables et reconnus ce qui n'est que des opinions fondées
sur une pratique singulière. Ces propos définissent des positions
idéologiques sur l'art. (Je n'utilise pas le terme d'idéologie dans
son acception politique, mais en référence à des doctrines
esthétiques, dont quelques-unes sont historiquement constituées,
et d'autres, implicites, sont demeurées informulées ou inorga­
nisées.) Plus qu'aucun autre fait culturel, le phénomène de
l'adaptation se tient, me semble-t-il, au carrefour des idéologies
artistiques contemporaines.

LA LITTÉRATURE, MATRICE ET TERRE D'ÉLECTION


DE TOUTES LES FICTIONS
L'apparition d'un nouveau mode d'expression suscite
toujours des interrogations quant à ses potentialités et, au-delà,
quant à sa légitimité. Cherchant quelle place lui faire au sein de
ce que Henri Van Lier a nommé« le concert des médias», on
compare immanquablement les mérites du dernier venu à ceux
des autres disciplines. Tout au long du XIXe siècle, on a disputé
sur la valeur artistique respective de la peinture et de la photo­
graphie. Dès son apparition, le cinéma a été glorifié et vilipendé
en termes également excessifs. Ces débats appmiiennent certes
au passé, mais le problème d'une hiérarchisation entre les arts
trouve sans cesse une actualité nouvelle. Un récent ministre de
la Culture se mêle-t-il d'aider la création et la diffusion de la
musique rock, de la haute couture et de la bande dessinée ? Il
n'en faut pas davantage pour que des voix autorisées crient à la
confusion des valeurs et appellent à distinguer entre les a1ts
majeurs et les arts mineurs. Le cinéma suscite des positions
moins tranchées, mais il est intéressant d'observer que la bande
dessinée, elle, ne manque pour ainsi dire jamais d'être reléguée
parmi les arts mineurs (appellation réservée jadis aux arts
décoratifs). Pour le roman-photo, la question n'est pas même
posée.
Fictions sans frontières 21

Si, comme le suggère Greenberg, la musique avait, au


tournant du siècle, détrôné la littérature comme art de référence,
la montée en puissance des arts narratifs a eu pour effet de réins­
taller le roman à une place éminente. Pour tous les défenseurs
de la culture humaniste traditionnelle, fondée sur l'écrit, la
littérature fait même figure, vis-à-vis des autres arts du récit, à
la fois d' Ur-sprache (langue mère) et de modèle insurpassable.
L'une des personnalités les plus combattives de ce « Parti
de l'écrit» en France est actuellement Danièle Sallenave. Dans
un essai sur la littérature, elle assène des fo1mules aussi péremp­
toires que : « Il y a un privilège du livre sur tout le reste» (p. 41),
ou encore : « Ce qui nous porte vers la littérature ne peut se
comparer à rien d'autre» (p. 114). Mais comment ne pas re­
marquer que, dans nombre de passages visant à établir la supé­
riorité de l'œuvre écrite sur les autres créations artistiques, et
notamment sur les récits en images, les arguments qu'elle avance
concernent la fiction en général et sous toutes ses formes, sans
rien avoir de spécifiquement littéraire ? Lisons (p. 97) : « Ce qui
nous porte donc vers la littérature, c'est une demande qui n'est
comblée par aucun autre ordre de la spéculation ou de la jouis­
sance esthétique. Lire, comme écrire, repose sur l'idée que ce
monde-ci pour être compris, et pour être vécu, doit être doublé
d'un monde autre, d'un monde imaginé 13• » C'est là, il me
semble, ce qui nous porte, non pas pa1ticulièrement vers le
roman, mais vers la fiction comme telle, et donc aussi bien, à
qualité égale, vers un film ou une bande dessinée.
« À qualité égale » : oui, mais justement, le privilège
reconnu à la littérature se fonde sur la conviction de sa supério­
rité naturelle, ontologique, sur les autres ruts narratifs. Toute
adaptation de roman, par exemple à l'écran, serait alors a priori
un appauvrissement de l'œuvre. L'adaptation ne pourrait se parer
d'aucune autre justification que pédagogique: en vulgarisant
les chefs-d'œuvre, elle les fait circuler, les garde vivants,
permettant au plus grand nombre d'y être, fût-ce indirectement,
exposé.

13. Les trois citations de Danièle Sallenave proviennent de son livre Le


don des morts, Gallimard, 1991.
22 La transécriture

Ce n'est pas, on l'aura compris, ma position. Il me suffira


d'évoquer les films, d'animation ou en prises de vue réelles,
réalisés d'après Little Nemo in Slumberland et Tintin, ou encore
tel roman inspiré de Krazy Kat 1 4 , pour établir qu'une bande
dessinée, par exemple, dès lors qu'elle exploite magistralement
les ressources particulières du médium, a tout autant à perdre
dans une transposition que le meilleur des romans.

ENTRE LES ARTS, LA FIN DE L'ÉTANCHÉITÉ


Un éllt doit-il cultiver sa spécificité, se développer dans un
sens où il est seul à pouvoir aller? Non moins que la précé­
dente, cette question suscite des positions idéologiques très
contrastées. Écrivant en 1940, Greenberg analysait la reconduc­
tion des arts plastiques, de la musique et de la poésie à leur
physicité. On imaginerait facilement les arts narratifs gommant
au contraire leurs spécificités respectives, puisqu'ils partagent
cette vocation à raconter des histoires, et puisqu'elle les conduit,
comme on l'a vu, à multiplier les échanges de sujets, sinon les
copies d'œuvres. En fait, l'idéologie de la purification de l'art
ne les a nullement épargnés. Et pour un art néllrntif, quel que
soit son support physique, les velléités de purifi cation ont
toujours pris la même forme : celle d'un affranchissement vis­
à-vis du récit, c'est-à-dire, et non sans paradoxe, d'un reniement
de sa vocation narrative.
Sans doute, il a fallu peu d'années au septième art pour s'ap­
proprier la comédie, le récit historique, le western et la science­
fiction. Mais d'Eisenstein à Godard, des cinéastes parmi les plus
grands ont plaidé pour une « dé-anecdotisation » des films. Le
mot est du réalisateur d' Octobre, qui proclamait: « Est ciné­
matographique le film dont le sujet peut se résumer à deux

14. Les adaptations de Tintin sont bien connues. Je me contenterai donc


de rappeler que l 'œuvre de Winsor McCay a inspiré Nemo du Français Arnaud
Sélignac (1984) et le film d'animation nippo-américian Little Nemo,
Adventures in Slumberland de William Hurtz et Masami Hata ( 1989), tandis
que l'univers de George Herriman a connu une transposition romanesque par
Jay Cantor: Krazy Kat, a Novel in Five Panels, New York, A. Knopf,
1988.
Fictions sans frontières 23

mots 15. » Le roman lui-même avait, dès le XIX e siècle (à une


époque, donc, où il n'avait pas encore de concmTent direct en
matière de fiction), manifesté des velléités de s'affranchir du
narratif dans sa dimension anecdotique et proprement roma­
nesque, bref d'empêcher les marquises de sortir à cinq heures.
Ce sacrifice du sujet répondait à une volonté de s'ennoblir pour
rivaliser avec la poésie, encore considérée comme l'étage
supérieur de la littérature. Répondant à la fameuse enquête de
Jules Huret sur l'évolution littéraire, Edmond de Goncourt ne
craignait pas d'affirmer : « Ma pensée, en dépit de la vente plus
grande que jamais du roman, est que le roman est un genre usé,
éculé, qui a dit tout ce qu'il avait à dire, un genre dont j'ai tout
fait pour tuer le romanesque, pour en faire des sortes d'auto­
biographies de gens qui n'ont pas d'histoire». Et chacun a en
mémoire la magnifique rêverie de Flaubert à propos d'un
« [l]ivre sur tien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait
de lui-même par la force interne de son style [ ... ] » (Lettre à
Louise Colet, 16 janvier 1852).
De l'épisode plus récent du « Nouveau Roman », je ne rap­
pellerai que ces quelques lignes très explicites de Jean Ricardou :
« [ ... ]selon toutes sortes de procédures, le Nouveau Roman met
en cause [ ... ], avec une virulence croissante, un phénomène
d'envergure, insidieusement actif dans la plupart des institutions
humaines et peut-être l'objet d'un tabou idéologique clandestin
le RÉCIT 16 ».
Le roman, donc, n'a pas été épargné par la tentation de la
forme pure. Entre la tradition du roman « miroir du monde»,
dominante de Stendhal à Kundera, et celle du roman« jeu d'écri­
ture», la littérature moderne n'en finit pas d'être écartelée,
quelques grandes œuvres de référence (notamment celles de
Cervantès, Flaube1t, Proust, Joyce, ou plus près de nous Georges
Perec) tirant leur exemplarité du fait qu'en elles les deux voies
convergent, s'équilibrent et se réconcilient.

15. Cité dans Jacques Aumont, Montage Eisensrein, Albatros, 1979,


p. 166-167. Voir aussi Patrick de Haas, Cinéma intégral, Transédition, 1985,
à propos du cinéma d'avant-garde des années vingt.
16. le Nouveau Roman, Paris, Éditions du Seuil, (Coll. « Écrivains de
toujours»), 1978, p. 25.
24 La transécriture

Mais tout en étant travaillé par ce mythe de la forme pure,


l'art du xx e siècle s'est caractérisé, dans toutes les disciplines,
par une perte d'homogénéité. Comme l'observe, en sémioticien,
Roger Odin, au sein de chaque médium les œuvres expérimen­
tales opèrent un renversement des traits pertinents dans la grande
production 17 . Si bien qu'il est devenu à peu près impossible
aujourd'hui de donner une définition scientifique, non réduc­
trice et non normative, de ce que sont le cinéma, la musique, la
sculpture, la bande dessinée et la vidéo, chacun de ces domaines
s'étant révélé un champ de possibles au sein duquel peuvent
coexister des options contradictoires.
Nombreux sont même aujourd'hui les créateurs qui, tels
Jean-Luc Godard ou Jean-Christophe Averty, se réclameraient
au contraire d'une « impureté spécifique». Auteur de nom­
breuses adaptations d' œuvres littéraires pour la télévision (no­
tamment Hugo, Shakespeare, Lautréamont, Jarry, Apollinaire,
Roussel), Averty n'a eu de cesse que de croiser les disciplines:
« Il met en image des textes de peintres (Henri Rousseau, Pablo
Picasso), il choisit des œuvres qui convoquent d'emblée
plusieurs arts», l'exemple le plus célèbre étant le ballet Parade.
Ses émissions montrent que « l'éclectisme étant inhérent au
système télévisuel lui-même, le spécifique et l'hétérogène ne
s'y opposent pas 18 ». S'agissant de Godard, Marie-Claire
Ropars-Wuilleurnier a développé l'idée d'une« écriture de l'im­
propriété 19 ». On se souvient aussi du texte fameux d'André
Bazin en faveur de l'adaptation, dont le titre était Pour un
cinéma impur. Mais n'est-il pas déjà significatif que bien des
films, lorsqu'ils connaissent les phases successives du scénario
et du storyboard, mobilisent d'abord l'écriture puis le dessin,
avant de revêtir leur habit photosensible ?
Lessing fait pourtant encore des émules, et l'idéologie de
la spécificité est loin d'avoir disparu. Elle peut même réunir des

17. Voir Cinéma et production de sens, Armand Colin, 1990, chapitre 2.


18. Anne-Marie Duguet, Jean-Christophe Averty, Paris, Dis Voir, 1991.
Citations p. 21 et 23.
19. « Totalité et fragmentaire: la réécriture selon Godard», Hors Cadre,
n" 6, Contrebande, Paris, (printemps), 1988, p. 207.
Fictions sans frontières 25

cinéastes aussi dissemblables que Peter Greenaway et Éric


Rohmer. Conversant avec Bernard-Henri Levy, le réalisateur
de Prospero' s Books dit ceci : « L'essentiel du cinéma
d'aujourd'hui est resté fidèle à cette volonté d'illustrer le monde
dont, pour ma part, je ne veux plus. De quoi est-il contemporain,
au fond? Du roman du XIX e . Même pas le roman du xx'\ Le
roman du XIX e .[... ] La question est: pourquoi le cinéma n'a+
il pas davantage confiance en lui-même? Pourquoi s'oblige+
il toujours à prendre, par exemple, son origine dans la
littérature ? [ ... ] Il y a sûrement des résistances de fond - en
Angletene et en Amérique en tout cas - face à l'idée que le
cinéma puisse être un art20. » Quant à Rohmer, « il se plaît
régulièrement à rappeler une de ses "idées-force" selon laquelle
"le cinéma n'est pas un art qui imiterait avec plus ou moins de
succès les autres arts, un art qui dirait dans un langage les mêmes
choses qu'eux: le cinéma est un art qui veut dire des choses
différentes" 21 ».

VERS L'ABOLITION DES FRONTIÈRES ?


La fortune de l'adaptation n'a donc pas entraîné l'abandon
de l'idée de spécificité. Mais elle relance - et contribue sans
doute à renouveler - la réflexion sur les compétences respec­
tives des différents médias. Ne plus « illustrer le monde », dire
« des choses différentes» : il s'agit moins de sacrifier le sujet
que de le redéfinir à partir de critères matériels et formels propres
à chaque art.
Il est assez rare qu'on assigne des limites a priori aux
capacités d'expression du langage, donc de la littérature. En
revanche, on s'interroge encore fréquemment sur la possibilité
de dire telle ou telle chose à travers les autres formes narra­
tives, comme le film ou la bande dessinée. Ce qui nous ramène
à ce soupçon d'une infériorité constitutive des médias modernes

20. « Conversation avec Peter Greenaway », La Règle du jeu, n" 7, mai


1992, p. 10-11. Parmi les films qui sortent sur les écrans parisiens, on en
recense chaque année entre 80 et 100 qui sont adaptés d'œuvres littéraires.
21. Cité dans Carole Desbarats, « Pauline à la plage » d'Éric Rohmer,
Yellow Now, « Long métrage», 1990, p. 12.
26 La transécriture

au regard de la chose littéraire ... Quoi qu'il en soit, la question


du lien motivé et des affinités spontanées qui pourraient exister
entre un système sémiotique donné, d'une part (système homo­
gène comme la littérature ou composite comme la BD et le
cinéma), et un répertoire thématique fini, d'autre part, constitue
un enjeu théorique d'importance.
Je serais personnellement enclin à l'examiner sous deux
aspects, selon que le référent envisagé ressortit davantage à
l'existant ou au spéculatif. Deux questions se poseraient alors:
1 er Quelles strates du Réel chaque médium peut-il représenter
ou questionner? Que peut-il prendre en charge de la condition
humaine, du vivant et de son environnement ? 2 e Quelles voies
particulières ouvre chacune des formes nanatives à l'imagina­
tion ? Est-ce que des signes de natures différentes suscitent (né­
cessairement ou tendanciellement) des imaginaires différents,
est-ce qu'ils engendrent leurs propres chimères?
Le cadre limité de cette communication ne permet pas de
discuter des questions aussi vastes. Juste d'entrevoir comment
elles traversent les discours contemporains sur l'art et les médias.
Introduisant la dernière édition du Laocoon, Jolanta Bialostocka
remarque que le postulat d'un nécessaire accord entre le carac­
tère du signe et celui de l'objet représenté est la partie la plus
anachronique de la théorie de Lessing. Ce postulat est en effet
celui-là même que Ricardou dénonçait naguère sous le nom
d' « illusion réaliste » ; quand on prétend « représenter les choses
mêmes», alors, de « deux systèmes de signes, c'est celui qui
est censé se rapprocher le plus, en sa représentation, du contenu
préalable, qui est de préférence choisi22 ». Si ce postulat est
devenu anachronique, et se voit aujourd'hui dénoncé comme
illusion, la multiplication des adaptations n'y est certainement
pas étrangère, puisqu'elle suggère que tous les systèmes de
signes s'équivalent quant à leur capacité représentative.
Mais est-il bien sûr que les idées aient beaucoup évolué sur
ce point? Dans Pour un cinéma impur, André Bazin écrivait
déjà : « De ce que sa matière première est la photographie, il
ne s'ensuit pas que le septième art soit essentiellement voué à

22. Op. cit., p. 75 et 87. Souligné par l'auteur.


,
Fictions sans frontières 27

la dialectique des apparences et à la psychologie du comporte­


ment23 . » En sens inverse, un pédagogue de l'image assurait
pourtant encore, il n'y a guère (et sans autre démonstration),
que « de tous les héros modernes, Corto Maltese est le plus
graphique, James Bond le plus cinématographique (malgré son
origine littéraire) et Maigret le plus littéraire24 ».
Plutôt qu'une diachronie dans la réflexion, les prises de
position des créateurs et des critiques font apparaître un clivage
idéologique fondamental, dont les termes évoluent peu dans le
temps. Cette dimension idéologique du débat se marque dans
la dimension prescriptive des propos qu'il suscite: s'agissant
des compétences d'un médium, on tend fréquemment à
confondre le possible avec le souhaitable, voire avec l'impératif.
La question:« Que m'est-il permis de dire dans ce langage?»
conduit souvent à l'affirmation d'un génie propre à tel ou tel
art ; puis à la conclusion que la création doit se mettre au service
exclusif de ce génie supposé, qu'elle aurait pour fin de mani­
fester avec le plus d'éclat possible. De Stevenson à Kundera,
nombreux sont les romanciers qui ont tenu des propos de cette
nature. Régis Debray résume cette position en une phrase :
« Chaque art doit faire ce que les autres ne peuvent pas faire,
en cette originalité réside sa raison de vivre25 • »
Or, il n'est pas impossible que toute dispute sur le génie
respectif des modes d'expression soit condamnée à l'inanité. Soit
l'exemple du fantastique comme genre, et la question de son
terrain d'élection. C'est encore André Bazin qui écrivait:« Le
fantastique au cinéma n'est permis que par le réalisme de l'image
photographique. C'est elle qui nous impose la présence de
l'invraisemblable, qui l'introduit dans l'univers des choses
visibles26. » L'analyse ne manque pas de pertinence. Pourtant,
si le réalisme de l'image conditionnait notre adhésion au

23. Dans Cinéma, un œil ouvert sur le monde, Lausanne, Guilde du Livre ;
texte repris dans Qu'est-ce que le cinéma, 1958 ; édition définitive : Cerf,
1981 ; extrait p. 90.
24. Voir de Guy Gauthier, « Origines du feuilleton », Ci11émactio11. Hors­
série. Cinéma et bande dessinée, Corlet-Télérama, (été), 1990, p. 213.
25. Vie et mort de l'image, Gallimard, 1992, p. 309.
26. Dans Qu 'est-ce que le cinéma, op. cit.
28 LA transécriture

fantastique, comment pourrait-on expliquer l'extraordinaire


faveur du genre dans la bande dessinée (notamment la BD
d'expression française des vingt dernières années, avec Moebius,
Druillet, Bilal, Andreas, Schuiten, Comès ... ), dont les images
ne peuvent se prévaloir des mêmes qualités ontologiques pour
emporter notre croyance ? Ce qui, au cinéma, est atteint grâce à
une image que Bazin qualifiait d' « hallucination vraie», la
bande dessinée le réalise avec une égale réussite par une autre
magie, celle de « la sublimation ou la stylisation de ses carac­
tères», comme le notait Francis Lacassin27 .
Si le débat tourne court, c'est ensuite parce qu'il oppose
des arts « narratifs», et que ces disciplines ont en commun de
soumettre leur public à une double exposition, à une expérience
clivée. Les lecteurs ou spectateurs sont à la fois impliqués dans
une fiction et exposés à tel médium particulier, si bien qu'ils
ressentent des émotions participant de deux ordres différents,
comme l'ont notamment suggéré les travaux de Daniel Serceau
et Jean-Louis Schefer. L'attente du public, son désir, peuvent
être polarisés par l'un ou l'autre aspect de l'œuvre: désir de
partager une grande histoire d'amour ou de vibrer aux péripé­
ties d'un récit d'aventures, mais tout aussi bien désir plus diffus
d' « aller au cinéma» ou de« s'offrir une BD».
Une fiction se présente donc toujours au public sous la forme
d'une fiction «révélée». On ne peut l'apprécier qu'à travers
un corps phénoménologique donné, qui agit de façon particu­
lière sur notre système neurophysiologique. Wittgenstein
observait qu'un tableau« me dit quelque chose en se disant lui­
même28 ». Ces deux dimensions, transitive et réflexive, carac­
térisent plus nettement encore les œuvres narratives. Y prélever
un récit aux fins d'adaptation est une opération chirurgicale
délicate au terme de laquelle les deux dimensions se trouvent

27. Dans Giff-Wiff, n° 20, Jean-Jacques Pauvert, mai 1966, p. 2. Lacassin


affirme dans le même texte que la bande dessinée est « le seul art qui permette
de reconstituer !'Enfer de Dante ou une guerre sur la planète Mars, avec une
figuration illimitée et des décors grandioses que les coûts de revient et
l'impuissance de la technique interdisent à jamais au cinéma». Mais c'était
avant les images de synthèse ...
28. Grammaire philosophique, Paris, Gallimard, 1980, § 121.
Fictions sans frontières 29

séparées. Au stade de l'intention déjà, ce n'est pas nécessaire­


ment le roman comme tel que l'on prétend adapter, mais
quelquefois seulement les données d'une intrigue, la strate
narrative isolée du texte qui l'incarne.
Pour conclure, je ferai mienne la conviction de Christian
Metz, qui me paraît la seule défendable d'un point de vue
esthétique et même éthique:« Chaque moyen d'expression per­
met de tout dire ; "tout" : entendons par là un nombre indéfini
de "choses" ( ?), en très large recouvrement d'un langage à
l'autre29 • » Dans tous les domaines de l'art, les grandes œuvres
que nous admirons représentent en effet des avancées que l'état
du champ dans lequel elles s'inscrivent ne laissait pas présager:
elles ont reculé les frontières du pensable, du faisable et du
dicible. Ces grandes œuvres sont-elles adaptables ? Que peut-il
advenir de Proust sur une scène, de Joyce en BD, de Fellini en
roman ou de Spiegelman au cinéma?
Renversant le plus célèbre axiome de Wittgenstein, !'écri­
vain Valère Novarina a donné pour titre à l'un de ses textes :
Ce dont on ne peut parler, c'est cela qu'il faut dire. Si la
transécriture, en dépit de l' énonne quantité de déchets artistiques
qu'elle suscite, est néanmoins porteuse d'une démarche progres­
siste, c'est parce qu'elle relève d'un semblable acte de foi,
assimilant la création à une conquête de l'esprit: ce que telle
forme d'art ne paraît pas capable d'exprimer, c'est précisément
cela qu'il faut tenter de lui faire dire.

29. Le sig11ifian1 imaginaire, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 52.


-
TRANSÉCRITURE ET MÉDIATIQUE
NARRATIVE: L'ENJEU DE
L'INTERMÉDIALITÉ...

André Gaudreault et Philippe Marion

Adaptation, médialité et intermédialité : telle est la vaste


problématique qui se trouve à l'origine du texte présent. Notre
intention première était de tenter de démontrer qu'en passant
d'un média à un autre, le« sujet» d'un récit (nous reviendrons
plus loin sur cette utilisation du mot«sujet») subissait une série
de contraintes «informantes» et «déformantes» qui seraient
liées à ce que l'on pourrait appeler sa «configuration intrin­
sèque», chaque «sujet» étant présumément doté de sa propre
configuration. Cette configuration serait toujours-déjà plus ou
moins compatible avec tel ou tel média et préprogrammerait,
en quelque sorte, tout processus d'adaptation.
À partir de ces premières intuitions, nous avons décidé de
développer notre réflexion à propos des problèmes complexes
d'intermédialité que pose l'adaptation, la réécriture, la trans­
écriture ou, c'est selon, la transsémjotisation. Nous disons«c'est
selon », mais nous sommes, bien entendu, conscients que la
chose n'est pas indifférente. La première question qui s'est im­
posée à nous se situe au cœur même de cette problématique :
Est-il possible pour ce que l'on appelle mruntenant communément
la«fable» d'eKister en dehors du média? Ou, exprimé autrement,
y a-t-il vraiment moyen d'imaginer une fable dans son état de
«virginité» 01iginelle, d'avant son incarnation médiatique?
LE MOYEN D'EXPRESSION COMME OCCASION DE
CORPS À CORPS
Commençons notre investigation du côté de la production
expressive et de la création. Lorsqu'un sujet, dans l'autre sens
32 La transécriture

du mot« sujet» bien entendu, lorsqu'un sujet, donc, décide de


s'exprimer, il doit toujours aller au-devant d'une sorte de résis­
tance spécifique au domaine d'expression qu'il s'est choisi. En
se matérialisant, la pensée humaine fait toujours l'expérience
d'une mise en contingences. Pas d'incarnation sans butée sur
la chair qui actualise le processus même de l'incarnation. Pas
de réincarnation sans rencontre précise avec une autre espèce
de chair.
Dans un de ses romans, Paul Auster décrit ainsi l'incertaine
matérialisation scripturale des pensées de son narrateur :
Au début, j'ai imaginé que cela viendrait spontanément, dans
un épanchement proche de l'état de transe. Mon besoin
d'écrire était si grand que je voyais l'histoire se rédiger
d'elle-même.[ ... ] Je n'ai pas sitôtformulé une idée que celle­
ci en évoque une autre, jusqu'à une telle accumulation de
détails que j'ai l'impression de suffoquer. Je n'avais encore
jamais eu autant conscience du fossé qui sépare la pensée
de l'écriture. En fait, depuis quelques jours, il me semble
que l'histoire que j'essaie de raconter est comme incompa­
tible avec le langage, qu'elle résiste au langage [... ] 1•
Ce que Auster évoque ici, c'est la résistance du matériau
expressif eu égard aux volontés d'un sujet d'y inscrire les idées
qui lui viennent en tête. Les pensées du narrateur - puisqu'il
s'agit d'une représentation romanesque - joueraient de leur
propre opacité en refusant de s'incarner dans la forme expres­
sive choisie, ici l'écriture. Mais c'est peut-être aussi, justement,
que ladite forme, soit l'écriture, est inadéquate eu égard au projet
caressé par le narrateur : ce qui est attribué à la réticence
« incarnatoire» de la pensée, aura flottante, ne serait-il pas
finalement qu'un simple refus de complaisance du matériau
d'expression? On peut peut-être aller plus loin et voir les choses
de manière plus positive : toutes ces vagues idéelles se pour­
fendant sans cesse sur le brise-lame du langage scriptural ont
peut-être tort de s'obstiner dans cette direction. Ne se fourvoient­
elles pas ? Ne trouveraient-elles pas une meilleure incarnation

1. Paul Auster, L'invention de la solitude. Arles, Actes Sud (pour la


traduction française), 1988, p. 44.

-
Tra11sécriture et médiatique narrative 33

sémiotique dans une autre forme d'expression, la musique par


exemple?
Remarquons aussi que si les pensées échappent au narrateur,
c'est dès lors qu'elles sont à peine formulées. Cela convoque
bien sûr toute la question de l'existence possible d'une pensée
en deçà - ou au-delà, selon le point de vue - de toute formula­
tion. La pensée peut-elle en effet exister sans être toujours-déjà
formulée, c'est-à-dire« médiatisée», ne serait-ce que pour soi,
tout seul dans sa tête? La question est colossale et elle rejoint
notamment l'épistémologie, la philosophie et l'éthique. Nous y
reviendrons d'ailleurs plus loin mais, dans son ensemble, notre
propos sera plus modeste. Il s'agira plutôt ici de poser les bases
propositionnelles sur lesquelles nous pensons que peut s'établir
ce que nous proposerons d'appeler une« médiatique narrative»,
dans un ordre de questionnement que nous voudrions nourrir
d'intuitions transdisciplinaires2.
Dans cet ordre d'idées, ce que le texte cité d'Auster nous
dit également, c'est que toute expression est d'abord la
« rencontre d'une opacité». Pour pl:m1ître transparente, la com­
munication doit s'être au préalable mesurée à l'opacité fonda­
mentale, inhérente à tout matériau d'expression. Comme cette
fameuse ligne claire attribuée à Hergé : on sait combien son
idéalité est le surgissement d'un labeur transcendé, d'une
besogne graphique faite de ratures, d'hésitations et de repentirs.
On sait aussi combien cette clarté graphique autant que narra­
tive est la résultante idéale d'une genèse conflictuelle avec le
matériau graphico-figuratif. Un affrontement que l'œuvre
aboutie tente de garder secret au profit d'une transparence dans
l'expression-représentation.
Dans le cas du dessin, et de l'image en général, la transpa­
rence est, bien sûr, liée au représenté, à la référence réelle ou
imaginaire. La transparence signifie que l'image s'efface devant
ce qu'elle évoque d'autre qu'elle-même. C'est dire que sa
« monstration» - du moins lorsqu'elle tend à la figuration -
est transitive. Tout simulacre analogique a besoin de cette

2. Pour plus de précisions à ce sujet, voir de Philippe Marion. Cours de


co1111111111icutio11 narrative, Louvain-la-Neuve, D.U.C., 1992.
34 La transécriture

transitivité. C'est dire aussi que l'image essaie de se faire oublier


en tant que moyen de représentation contingent.
Cela n'est pas sans relation avec certains aspects de la
pragmatique linguistique telle que la développe, notamment,
Recanati. Ainsi, lorsqu'il distingue le «dit» et le<< montré»
d'un énoncé. « Pourquoi, écrit Recanati, le représentant, en
même temps qu'il représente autre chose, n'exhiberait-il pas son
propre statut formel3 ? » Or le montré, attaché au représentant,
est par nature autoréférentiel (pour éviter les confusions avec
ce qui est représenté, on pourrait évoquer davantage un
automontre). «La réflexivité, souligne Recanati, est toujours du
côté du montré4 . » Dans l'image dessinée telle que l'utilise la
BD, l'effet de performance graphique, toujours plus ou moins
présent, transparaît dans un montré graphique qui est, lui aussi,
frappé de réflexivité5. Le «dit» est porteur du sens descriptif
(le contenu informatif ou le«représenté»). Il suppose la trans­
parence de l'énoncé. Le «montré» suppose une opacité
réflexive. Cet«auto-montré» (cette sui-réflexivité) est, de plus,
investi d'un sens pragmatique qui instaure une relation entre
énonciateur et énonciataire : «Le montré suppose une certaine
pm1icipation ou non-distanciation[ ...]. Le locuteur s'exhibe lui­
même à travers son énonciation (projection) et l'allocutaire, pour
comprendre cette «monstration», doit lui-même y participer
quelque peu (identification-mimésis)6.»
Dans l'image dessinée, la persistance d'un effet de trace
confère toujours à l'énoncé une sorte d'opacité ontologique qui
détermine largement, dans sa réflexivité, le sens«pragmatique
fondamental» de cet énoncé. De leur côté, les derniers travaux
de Metz insistent sur la nécessité d'évaluer la dimension

3. François Recanati, Tra11sparence et éno11ciatio11., Paris, Éditions du


Seuil, 1979, p. 18.
4. Ibidem, p. 127.
5. Philippe Marion, "Traces en cases, essai sur la bande dessinée et son
lecteur». Thèse de doctorat, Faculté des sciences économiques politiques et
sociales, Louvain-la-Neuve, 1991, et Louvain-la-Neuve, Académia, 1993,
p. 113.
6. Jean-Pierre Meunier, Élémellls pour u11e analyse sémio-pragma1ique
des com1nu11icatio11s a11dio-scrip10-vi.rnel/es, Louvain-la-Neuve, Ciaco, 1992,
p. 88.
Transécriture el médiatique narrative 35

énonciative de l'image filmique à partir des indices d'autoré­


férence. Ceux-ci nous semblent constituer précisément des
éléments de « contrariété» pour la transparence, des « coups
d'opacité» par lesquels le moyen d'expression se rappelle au
bon souvenir des partenaires de la communication médiatique.
Toute démarche d'expression, et singulièrement d'expres­
sion artistique, doit donc se situer par rapport à la contrainte du
matériau expressif choisi. C'est dans cette mesure que l'expres­
sion est toujours un corps à corps. Contrainte, mais non limite ;
car cette contrainte est aussi source - condition, sans doute -
de créativité. Si l'on créait - n'ayons pas peur de rêver - une
« imaginatique», discipline transversale qui étudierait la genèse
des œuvres en tant qu'elles procèdent de la rencontre interac­
tive d'un imaginaire subjectif avec l'imaginaire ouvert par un
moyen d'expression, on devrait tenter de mesurer la part de cette
opacité dans le processus créatif.
Si l'on prend l'exemple de la création littéraire, on notera
d'abord qu'il est d'usage d'y prendre en considération toute la
stimulation que représente la rencontre avec la langue, voire avec
l'écriture dans sa matérialité même. La rencontre scripturale
étant solidaire de ce qu'on pourrait appeler la « germination
fictionnelle». Commentant sa propre génétique littéraire, Claude
Simon précise:« Ce qu'on écrit[ ...] résulte, non pas du conflit
entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire
d'une symbiose entre les deux qui fait [ ... J que le résultat est
infiniment plus riche que l'intention7. »
En littérature, l'écriture, dans la spécificité de son opacité
est donc souvent matière à fiction : « [ ... ] aventure singulière
du narrateur qui ne cesse de chercher, découvrant à tâton le
monde dans et par l'écriture 8».
Prenons un exemple issu de la création musicale cette fois.
Si l'on étudie la genèse et l'évolution de la forme sonate chez
Beethoven, on remarque une intense interaction entre la forme
musicale et le matériau « médiateur», à savoir le tout nouveau

7. Claude Simon, Discours de Stockholm, Pa.ris, Éditions de Minuit, 1986,


p. 25.
8. Claude Simon, Orion aveugle, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 5.
36 La rransécrirure

piano forte. À l'époque, le compositeur découvrait le timbre et


le potentiel de cet instrument« d'avant-garde», préfiguration
du nouvel orchestre symphonique. Ainsi, dans plusieurs de ses
sonates, par exemple I 'op. 27, n° l , Beethoven laisse-t-il se dé­
velopper une forte confrontation interactive avec l'élément
percussif et la capacité de résonance spécifique au piano forte.
Ceci est notamment attesté par l'analyse des manuscrits
successifs et par l'appellation sonata quasi unafantasia (comme
en improvisant).
De l'aveu de Beethoven lui-même, les projets de dévelop­
pements prévus sur papier (les scénarios musicaux) se sont
trouvés profondément bouleversés par une sorte d'interaction
avec la sonorité et la dynamique de l'instrument qui lui ouvraient
des horizons bouleversants, au sens littéral du terme. Qui lui
donnaient une voix pour exprimer ce qu'il ne pouvait exprimer
autrement. À certains endroits de cette sonate op. 27 n° 1, le
compositeur a, en effet, modifié ostensiblement son thème
musical pour permettre au piano de résonner. Dans certains
«récitatifs», par exemple, il se sert du timbre de l'instrument
pour casser la direction vectorielle de l'œuvre, celle-là même
qui semblait transparaître des orientations thématiques précé­
dentes et à laquelle le clavecin aurait offert le confort d'un épa­
nouissement vraisemblable. Il procède ainsi à une progression
ascensionnelle - sorte d'exploration contemplative et
autoréflexive du clavier-qui ne tardera pas à s'imposer comme
l'essence même du thème. Cet engluement«haptique» provi­
soire, cet arrêt d'imprégnation sur l'opacité du moyen d'expres­
sion a donc sculpté la physionomie profonde de la sonate et a
fini par donner une physionomie profondément autre au mor­
ceau. Plus généralement, ce qu'on appelle le développement
d'un thème dans cette forme sonate pourrait être défini comme
une lutte pour déployer l'œuvre «malgré-et-grâce» à la
«résistance» du matériau d'expression.
À ce corps à corps avec le piano, comme« nouveau média»,
s'ajoute une interaction forte et constante avec l'écriture musi­
cale elle-même. Ainsi les manuscrits de Beethoven révèlent-ils
comment certains thèmes et variations émergent d'une erreur,
d'une rature sur la partition-brouillon. Exactement comme chez
Transécriture et médiatique narrative 37

Hergé, lorsque des personnages ou des citations naissent, pour


utiliser l'expression de Peeters9 , des«accidents» de son crayon.
L'exemple de Beethoven, au moins dans ce cas précis, ne
devrait pas être associé à un quelconque élitisme culturel
implicitement associé à l'image d'un démiurge musical propre
au compositeur classique. Un exemple suffira à le montrer. Les
« expériences de Jimmy Hendrix» n'existent que dans un
cocktail complexe: intuitions créatives d'un improvisateur, en
interaction avec la guitare comme repère instrumental, en inter­
action avec l'électrification-amplification-saturation comme
vecteur sonore et expressif, en interaction avec une vibration
pmticulière propre à la situation ethnologique de concert. .. Pour
l'exprimer ironiquement: comment transposer les Jimmy
Hendrix' experiences au cor anglais? Ou comment le faire sans
se livrer à une véritable«re-création adaptative», bien plus qu'à
une simple transposition ? Problématique fondamentale et très
hégélienne de l'interaction de l'homme avec son outil d'expres­
sion. L'homme invente des outils expressifs (ou techniques) qui
lui permettent d'avoir mieux prise sur le monde; mais ces outils
lui résistent et lui offrent, dans la confrontation spécifique avec
cette résistance, d'inépuisables possibilités de création.
Ce corps à corps entre l'idée et le matériau ou, si l'on prend
maintenant en considération les arts nmrntifs, entre la fable et
le média, a des conséquences importantes puisqu'il présuppose
que tout processus d'adaptation devra tenir compte de l'incar­
nation que ledit corps à corps suppose eu égard à la matérialité
du média. D'où notre suggestion de replacer pm·eille probléma­
tique dans le cadre d'une nouvelle discipline «transversale»,
la « médiatique narrative », qui se nourrirait des questions
d'intermédialité, de transécriture et de transsémiotisation et dont
le but serait d'étudier la rencontre d'un projet narratif - d'un
récit non encore fixé dans sa matière d'expression définitive -
avec «la force d'inertie d'un média donné 10». En effet, pour

9. Benoît Peeters, « Projets, croquis, histoires interrompues», dans


L'univers d'Hergé, 11, Paris, Rombaldi, 1988.
1 O. Voir de Philippe Marion, « Le scénario de bande dessinée : la
différence par le média», Études lilléraires, Québec, Presses de l'Université
Laval, vol. 26, n" 2, p. 77.
38 La transécriture

être communiqué, un substrat événementiel réel ou imaginaire


doit utiliser un moyen de médiation qui lui permettra de trouver
la configuration dans laquelle pourra se construire la cohérence
d'une mise en intrigue, cet acte central correspondant à la
« deuxième mimésis» de Paul Ricœur 11 .

FABULA, SYUZHET, MÉDIA


Mais avant d'aller plus avant dans cette direction, il nous
faut dénouer un écheveau passablement emmêlé, qui ramènera
à la surface un couple notionnel présent en filigrane depuis le
début de cet article, soit celui qui oppose « fable » et« sujet»,
et que l'on doit, comme chacun sait,
• aux formalistes russes.
Nous nous permettrons de raviver ici ce fameux couple
notionnel dans le but de nous amener à faire certaines distinc­
tions d'importance eu égard à l'incarnation sémiotique des
œuvres poétiques. L'exercice sera, on le verra, fort révélateur.
Mais d'abord une mise en garde. Dans ce qui suit, nous utilise­
rons la translittération des termes fabula et syuzhet des forma­
listes russes, comme il est d'usage de le faire dans le monde
anglo-saxon, afin de bien marquer leur caractère différentiel
d'avec leurs équivalents français« fable» et« sujet», qui sont
par trop galvaudés et polysémiques1 2.
Pour les formalistes, la fabula est, il faut le signaler
d'emblée, tout à fait indépendante du média. C'est, par défini­
tion, un objet totalement externe à l'œuvre, et pas du tout
incarné. Là-dessus Tomachevski, notamment, est très clair :
l l . Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Éditions du Seuil, 3 tomes, 1983,
1984 et 1985.
12. Règle générale, les francophones utilisent les mots« fable» et« sujet»
pour rendre le sens des concepts des formalistes, ce qui, dans une perspective
stricte de «traduction» est chose normale. Ici, nous essayons de travailler
sur les concepts des formalistes et il est préférable, croyons-nous, de mettre
en évidence leur singularité en ne les traduisant pas. Nous utiliserons cepen­
dant syuzhet là où il faudrait peut-être utiliser, pour respecter les principes de
la translittération française du russe, le vocable syoujet. Nous avons préféré
faire appel à syuzhet par souci de respect du principe de familiarité, du moins
pour le lecteur qui connaît les textes anglais qui utilisent ces termes. Dans
cette optique, et pour éviter toute confusion, nous nous permettrons de
substituer fabula et syuzhet (affublés d'une paire de crochets) dans les citations
que nous ferons des traductions françaises des textes russes.
Transécriture et médiatique narrative 39

On appelle [fabula] l'ensemble des événements liés entre eux


qui nous sont communiqués au cours de l'œuvre. La [fabulaj
pourrait être exposée d'une manière pragmatique, suivant
l'ordre naturel, à savoir l'ordre chronologique et causal des
événements, indépendamm.ent de la manière dont ils sont
disposés et introduits dans l'œuvre 13•
La question de l'indépendance de la fable ne peut faire autre­
ment que de rappeler à quiconque plutôt féru de narratologie la
célèbre formulation de Brémond voulant que le récit soit une
« couche de signification autonome, dotée d'une structure qui
peut être isolée de l'ensemble du message» et que la structure
de l'histoire racontée soit «indépendante des techniques qui la
prennent en charge» ,-1_
Il apparaît certes possible, et légitime, à première vue,
d'«extraire» de toute œuvre narrative un noyau d'actions qui
ne tienne pas compte du moyen d'expression par lequel cette
narration est convoyée. La pratique, scolaire et canonique, du
résumé est fondée sur pareil postulat. Mais, quelles sont les
lirrutes d'un tel procédé? Que reste+il au juste de l'œuvre
initiale, dans le résumé? Voilà une question à laquelle nous
n'appo11erons pas de réponse définitive, même si nous tenterons,
plus loin, d'en cerner quelques éléments.
Loin de nous cependant l'affirmation par trop catégorique
qui voudrait que la fabula ne saurait exister en dehors du média.
Nous n'avons qu'à fermer les yeux quelques secondes en son­
geant à l'histoire du fameux Petit chaperon rouge. La fabula
en question existe bel et bien, ici, dans chacun de nos cerveaux.
Mieux : la fabula du petit chaperon rouge existe bel et bien,
telle que «déformée» et « informée» par chacun de nos cer­
veaux, ou plus précisément par les composantes et les limites
de ces cerveaux qui jouent en quelque sorte, dans ce cas bien
précis, le rôle d'autant de médias ou, plutôt, de pseudo-médias
puisqu'ils sont sans partage aucun, à moins que l'on ait recours

13. B. Tomachevski, «Thématique», (textes des formalistes russes réunis,


J�résentés et traduits pm· Tzvetan Todorov), dans Théorie de la /i11érm11re, Pm·is,
Editions du Seuil, 1965, p. 268.
14. Claude Brémond, Logique du récit, Paris, Éditions du Seuil, 1973,
p. 11-12.
40 La transécriture

à un «médium», dans un autre sens du mot (soit celui des


expériences «médiumniques»), ou autre sorcier 15 • Sinon, de
façon à pmtager notre expérience fabulatrice avec un autre sujet,
il nous faut avoir recours à un véritable média, ainsi la langue,
le mime ou le dessin. Ce qui implique alors le pm·tage d'une
fabula bien entendu déformée et informée par ledit média.
Mais lorsque les formalistes supposent que la fabula est
indépendante du média, cela ne veut pas dire qu'il soit possible
de se référer à cette fabula-là sans avoir recours à un média, le
même ou un autre ... Pour penser, ou pour exprimer, la fabula
dans son indépendance par rapport à un média quelconque, il
faut bien penser, ou exprimer, cette fabula dans un média quel­
conque. Le plus souvent, il est vrai, ce sera le langage verbal,
sorte de«média intégré», très intimement solidaire de nos opé­
rations de pensée. Signalons en outre qu'une fabula comme celle
du Petit chaperon rouge se détache d'autant plus aisément de
son actualisation médiatique qu'elle s'intègre dans une dimen­
sion mythique, qu'elle épouse et renforce des repères fondamen­
taux sur lesquels repose l'identité collective d'une société, si
ce n'est l'identité de la race humaine elle-même.
Au-delà de lafabula, il y a le syuzhet, dont la définition a
souvent posé problème, dans la mesure oü les formalistes en
ont toujours fait quelque chose qui, tout en étant distinct de la
.fàbula, n'en est, en certaines circonstances, pas très éloigné. En
fait, on peut même avancer que le syuzhet comprend lafabula
ou, à tout le moins, les diverses composantes de lafabula, mais
après que celle-ci est passée dans le creuset de ce que nous pour­
rions appeler la mise en syuzhet ou, pour utiliser un néologisme
un peu bm·bare, la« syuzhétisation ».
La suite du texte de Tomachevski explique bien la chose
«La [fabula] s'oppose au [syuzhet] qui est bien constitué pm·
les mêmes événements, mais il respecte leur ordre d' appéu-i­
tion dans l' œuvre et la suite des informations qui nous les
désignent 16 . »
15. Notre cerveau pourrait à la limite être conçu comme un média dans la
mesure où l'on s'autoriserait à considérer qu'il permet à différentes parties
de notre moi de communiquer les unes avec les autres, et de s'informer
rnutuellement.
16. B. Tomachevski, op. cil.
Transécriture et médiatique narrative 41

li est toutefois une mention de ce texte qui reste relative­


ment intrigante, celle qui veut que le syuz,het respecte non
seulement l'ordre d'apparition des événements dans l'œuvre,
mais aussi« la suite des informations qui nous[ ... ] désignent»
lesdits événements. Là-dessus, Tomachevski ne donne pas
d'autre explication que cette note infrapaginale: « Bref, la
[jàbula], c'est ce qui s'est effectivement passé; le [syuzhet], c'est
la manière dont le lecteur en a pris connaissance.»
Si nous prenons la mesure de ce que nous dit Tomachevski,
le syuzhet représenterait donc, à certains égards, le texte en tant
qu'il est incarné dans un média. C'est bien là tout aussi bien,
croyons-nous, le sens de ce qu'écrit, pour sa part, Tynianov :
« Le [syuzhet] de la chose se définit alors comme sa dynamj­
que prenant forme à partir de l'interaction de tous les liens du
matériau[ ... ] relevant du style, de la [fabula], etc.17» Et encore,
à propos cette fois du cinéma : « Presque toujours le scénario
donne la « [fabula] en général» avec certains éléments qui se
rapprochent du caractère bondissant du cinéma. Comment la
[fabula] va se développer, quel sera le [syuzhet], le scénariste

17. Youri Tynianov, « Des fondements du cinéma » , Les Cahiers du


cinéma, n" 220-221, Paris. (mai-juin), 1970, p. 67. Depuis le colloque de Cerisy
( 1993) et la rééeriwre sous sa forme actuelle (à peu de choses près) du présent
texte ( 1994), les textes des formalistes russes ayant trait au cinéma ont connu
une nouvelle édition : Les for111a/istes russes et le cinéma. Poétique du film
(sous la direction de François Albèra), Paris, Nathan, 1996. François Albera,
à qui nous avons soumis notre texte, a d'ailleurs eu l'amabilité de nous faire
part de ses commentaires à son égard (François Albera, lettre à André
Gaudreault, 16 juin 1996). L'une des choses qu'il nous suggère d'ailleurs est
à l'effet de rétablir la traduction (trop noue, selon Albera) de cette citation de
Tynianov (entre crochets nous substituons les cieux mots clés de notre argu­
memation): « Le lsvuzhet] de l'œuvre se définit alors comme sa dynamique
qui s'établit à partir de l'interaction de 10us les liens du matériau (y compris
la lfàbulal en tant que lien de l'action), tam ceux qui relèvent du style que de
la [fabula], etc. », op. cit., p. 89. Par ailleurs, la longue lettre cl' Albera contient
des enseignements et des critiques dont seul un spécialiste des formalistes,
les ayant lu « dans le texte » et connaissant les moindres méandres de leur
pensée clans leur évolution diachronique, aurait pu nous faire bénéficier. Mais
nous sommes, pour notre part, trop peu savants sur la question pour avoir pu
intégrer ces enseignements et critiques clans le corps même du présent texte.
42 La transécrilure

n'en sait rien, non plus d'ailleurs que le metteur en scène avant
la projection des fragments 18. »
Ainsi le syuzhet serait-il l'équivalent de lafabula-en-tant­
que-médiatisée. Ce serait donc que la même fabula, le même
substrat « historique» pour utiliser une autre terminologie,
pourrait connaître plusieurs syuzhétisations. Ainsi du Petit
chaperon rouge et de sa syuzhétisation scripturale, de sa
syuzhétisation orale, de sa syuzhétisation filmique, etc., qui
toutes différeraient les unes des autres.
David Bordwell ne serait pas d'accord, puisque selon lui,
la « structuration du syuzhet est, logiquement, indépendante du
média, les mêmes structures de "syuzhet" pouvant être maté­
rialisées dans un roman, une pièce de théâtre ou un film 19».
On pourrait penser que Bordwell commet en quelque sorte
l'erreur dénoncée, il y a plusieurs décennies, par Chklovski lui­
même : « On confond souvent la notion de [syuzhet] avec la
description des événements, avec ce que je propose d'appeler
conventionnellement la [fabula]. En fait, la [fabula] n'est qu'un
matériau servant à la formation du [syuzhet]20• »
Mais tel n'est pas le cas puisque le chercheur américain
distingue pourtant nettement le syuzhet de la fabula : « Le
syuzhet [...]est la disposition concrète et la présentation de la
fabula dans le film 21•»
L'erreur que commet Bordwell, à notre avis, c'est de ne pas
prendre en compte l'ensemble des phénomènes que les forma­
listes ramènent avec eux dans le filet de leur syuzhet. Il faut
dire, en effet, que la notion de syuzhet apparaît à ce1tains égards
un peu trop compréhensive, puisqu'elle vaut à la fois pour ce
que Bordwell y voit, soit la structuration spécifique à telle ou

18. Ibid., p. 68.


19. David Bordwell, Narration in the Fiction Film, Madison, The
University of Wisconsin Press, 1985, p. 50. Notre traduction. Le texte original
se lit ainsi : « Logically, syuzhet patterning is independant of the medium ;
the same syuzhet patterns could be embodied in a nove!, a play, or a film.»
20. V. Chklovski, cité par B. Eikhenbaum, « La théorie de la "méthode
formelle"», clans Tzvetan Todorov, op. cil., p. 54.
21. Ibid., p. 50. Notre traduction. Le texte original se lit ainsi : « The
syuzhet [ ... ] is the actual arrangement and presentation of the fabula in the
film.»
Tra11sécrit11re et médimiq11e narrative 43

telle œuvre de la fabula (dont il n'est en effet pas évident qu'elle


soit arrimée, cette structuration, avec le média), et pour les divers
facteurs de l'incarnation médiatique impliqués par une telle
structuration, deux choses qui, effectivement, sont différentes,
même s'il n'est pas du tout insensé de les agglutiner l'une à
l'autre comme l'ont fait les formalistes. Il nous semble cepen­
dant plus judicieux, dans le cadre de la réflexion que nous
menons ici, de tenter de les distinguer l'une de l'autre et de les
considérer dans leur autonomie relative.
Il est bien vrai que le syuzhet représente l'ensemble des
motifs de lajabula selon, comme l'écrit Tomachevski, « la suc­
cession qu'ils respectent dans l'œuvre22 ». Mais la définition du
syuzhet ne peut, selon nous, se limiter à ces phénomènes puisque,
pour le syuzhet, ne saurait être indifférent le fait que, comme le
dit le même Tomachevski, « le lecteur prenne connaissance d'un
événement clans telle ou telle partie de I 'œuvre et que cet évé­
nement lui soit communiqué ou directement par l'auteur lui­
même, ou à travers le récit d'un personnage, ou encore à l'aide
cl'allusions marginales 2 ' ».
La nature proprement « textuelle » du syuzhet ne saurait
clone faire de doute. Il y aurait ainsi, à un bout de la chaîne,
l'histoire comme pure virtualité, en tant qu'elle est abstraite de
toute médiatisation. C'est la fabula. À l'autre bout, le support
expressif, le véhicule sémiotique, abstrait lui aussi, dans la
mesure où il ne serait, ici, considéré que comme pure virtualité.
C'est le média. Deux réalités complètement indépendantes l'une
de l'autre. Et, au milieu, le syuzhet, fruit de la rencontre d'une
fabula et d'un média, produit de l'incarnation in média du
substrat narratif.
Et ce syuzhet serait une réalité à deux faces. L'une tournée
du côté de la fabula, l'autre du côté du média. D'oLt cette
proposition que nous faisons de subdiviser le syuzhet en deux
sous-catégories complémentaires. D'une part, ce que nous
appellerons le syuzhet-structure et de l'autre le syuzhet-texte,
en nous inspirant d'une proposition de Thierry Groensteen qui

22. B. Tomachevski, op. cit., p. 269.


23. B. Tomachcvski, ibid.
44 La transécriture

énumère de la sorte ce qu'il appelle les« niveaux d'accomplis­


sement» d'une œuvre de fiction (à remarquer, dans ce qui suit,
l'utilisation du mot « sujet» là oü, à la suite des formalistes,
nous préférons parler de fabula)
Pour ma part, je distingue dans toute fiction trois niveaux
d'accomplissement. Une fiction est le résultat d'un effort
d'invention, producteur d'un sujet; d'un effort d'organisa­
tion, producteur d'une structure; et d'un effort d'expression,
producteur d'un texte [... ]. On peut donc - c'est le cas le
plusfréquent- être.fidèle au sujet, et modifier les deux autres
instances. Le terme d'adaptation met l'accent sur les modi­
fications imposées à la structure (en raison, notamment, des
contraintes techniques - par exemple de longueur - propres
à chacun des médias). Celui de trans-sémiotisation insiste
davantage sur le remplacem.ent d'un texte par un autre, dont
la matérialité est essentiellement dif.tërente2•1•
Et Groensteen de terminer par une interrogation fort à
propos, et sur laquelle nous reviendrons: « Jusqu'où structure
et texte peuvent-ils, pourtant, être transposés littéralement? »
Une fiction serait donc le résultat de trois types d'interven­
tion créationnelle: une intervention au plan de l'invention, c'est
la fameuse inventio de la rhétorique classique, qui produirait
les divers éléments de l'histoire à raconter. Ensuite, une inter­
vention relative à l'organisation, à la structuration, des éléments
de ladite histoire, et que l'on peut identifier à la di!>positio de la
rhétorique classique. Et, enfin, une intervention au niveau cette
fois de l'expression, via un média, de ces éléments narratifs par
ailleurs déjà« inventés» et déjà« disposés».
Cette division des trois niveaux d'accomplissement (sujet,
structure et texte pour Groensteen ;fabula, syuzhet-structure et
syuzhet-texte pour nous) apparaît intéressante dans la mesure
oü, croyons-nous, elle permet de poser de façon claire la ques­
tion du rapport des « idées» avec les contraintes spécifiques
aux médias. En passant de l'un à l'autre, dans l'ordre oü nous
les avons énumérés, l'on assiste à une implication progressive

24. Thierry Groensteen, dans un texte annexé à une lettre à André


Gaudreault, datée du 25 février 1991.
Transécriture et médiatique narrative 45

du média, par rapport à l'œuvre en train de se faire. Ce qui


suppose que, pour nous, même la fabula est impliquée d'une
quelconque façon par le média. En effet, elle a beau être en
principe indépendante du média, lafabula ne l'est qu'en tant
que« pensé» car, dès qu'on l'imagine en tant que« construit»,
on se retrouve par nécessité du côté du média. Quiconque en
douterait n'aurait pour s'en convaincre qu'à essayer d'adapter
la fabula du Petit chaperon rouge pour un média aussi
uniponctuel que la photographie fixe. Les questions, proprement
médiatiques s'il en est, de pluriponctualité25 ne tarderaient pas
à faire surface. Toute fabula (tout événement peut-être), dans
la configuration qui est sienne, comporte en effet déjà, avant sa
mise en forme« médiale», certains aspects qui, en soi, seraient
déjà, en un certains sens, « médiaux». Qui plus est, le rapport
entre tel ou tel événement ou action et tel ou tel média serait
déjà en quelque so11e porteur de sens, ce qui confirme, du moins
partiellement, notre intuition de base, à l'effet que chaque
« sujet», ou plutôt chaque fabula, soit intrinsèquement doté
d'une configuration qui lui soit propre, configuration qui serait
toujours-déjà relativement compatible avec chacun des médias
et préprogrammerait, en quelque sorte, tout processus d'adap­
tation.
Quant au syuzhet, qui correspondrait à ce territoire inter­
médiaire situé entre fabula et média, et que nous voudrions
considérer au plan théorique comme le lieu d'arrimage du
raconté et du racontant, son degré d'implication avec le média
ne saurait bien entendu faire de doute. Déjà le syuzhet-structure
implique un minimum de conscience médiale dans la mesure
où, Groensteen l'a bien exprimé clans le texte cité plus haut, les
contraintes techniques propres à chacun des médias imposent
un certain gabarit à la structure du syuzhet (la longueur ou le
traitement de la temporalité, par exemple). D'où, à ce niveau,
des problèmes spécifiques d'adaptation. Quant au syuzhet-texte,
il est en symbiose avec le média dans la mesure ot1 il ne peut
faire autrement que d'être coulé dans celui-ci, posant ainsi de
25. Pour les notions d'uniponctualité et de pluriponctualité, voir André
Gaudreault, Du littéraire au .filmique. Système d11 récit, Paris / Québec,
Méridiens Klincksicck / Presses de l'Université Laval, 1988.
46 La tra11sécri1ure

sérieux problèmes d'adaptation. Le média serait ainsi au syuzhet­


texte ce que le latin est à la doctrine catholique selon certains
fondamentalistes. Voici ce que dit à ce propos un certain abbé
Herrbach, qui milite en faveur d'un retour à la messe en latin:
«La doctrine catholique est moulée dans cette langue. En la
délaissant, on change la doctrine 26. » Souvenir obsessionnel
de la célèbre formule de McLuhan: « le médium, c'est le
message» ...

MÉDIAGÉNIE ET ADAPTATION
Jusqu'ici, notre cheminement nous a conduits à évoquer le
média à partir de la fabula et surtout du syuzhet. Tentons main­
tenant d'entreprendre, en quelque sorte, le parcours inverse en
partant du média. Notre intention est de confirmer qu'il serait
trompeur, pour saisir la genèse et le statut d'un récit médiatisé,
d'en rester à une simple consécution logique articulant ce que
nous avons comparé à la suite : « inventio», « dispositio» et
agencement expressivo-médiatique. À cette fin, explorons plus
avant la notion de médiatique narrative introduite ci-dessus.
Nous avons déjà souligné combien la rencontre, m.ieux l'in­
teraction profonde, avec l'opacité d'un matériau d'expression
choisi semblait être génératrice de contenu, voire source décisive
de création. Cette proposition générale mériterait d'être déve­
loppée en examinant plus particulièrement les arts narratifs tels
qu'ils sont façonnés au creuset des médias qui les véhiculent,
ou même, les définissent. Certes, lorsqu'on évoque le récit, on
pense spontanément à sa matérialisation « naturelle» dans le
langage verbal. Pourtant, rien qu'à ce plan, songeons un instant
au visage différent - au sens différent - que prend le récit, ou
plus exactement le syuzhet, lorsqu'il est exprimé oralement ou
lorsqu'il procède d'un travail d'écriture. Différences a fortiori
démultipliées lorsque ce syuzhet affleure des médias complexes
comme le cinéma, la bande dessinée ou la télévision.
Chaque média, selon la façon dont il s'en empare, combine
et démultiplie nos matériaux d'expression «familiers» - le

26. « Les traditionalistes de Mgr Lefebvre s'accrochent et gagnent du


terrain », Le Soleil, Québec, 25 juillet 1993, p. B-2.
Tra11sécriture et médiatique narrative 47

rythme, le mouvement, la gestualité, la musique, la parole,


l'image, l'écriture ... c'est-à-dire, anthropologiquement, nos
premiers médias -, possède sa propre énergétique communica­
tionnelle. Telle est la nature de cette force d'inertie que nous
évoquions plus haut. Cette métaphore empruntée à la physique
entraîne peut-être des connotations trop négatives. Le concept
de force de gravité, ou même celui de « force d'attraction»,
pourrait lui être préféré. Une telle appellation désigne sans doute
mieux le potentiel expressif et narratif qui appartient en propre
à un média lorsque, pour ainsi dire, on le fait tourner à vide.
Cette observation rejoint la distinction, proposée il y a quelques
années déjà, entre « narrativité intrinsèque» et « narrativité
extrinsèque»27. Ainsi, le cinéma comme la bande dessinée ont­
ils par essence un « je-ne-sais-quoi» de narratif dès lors qu'ils
se définissent par la manière dont ils agencent et font se succéder
les images. La manière aussi dont ils stimulent la possibilité
d'introduire un principe de transformation dans cette succes­
sion. Charge à ce potentiel narratif intrinsèque d'accueillir alors
un contenu-récit extrinsèque.
Accueillir, ou plutôt interagir avec ledit contenu. Pour puiser
une fois encore dans le réservoir des métaphores inspirées des
sciences exactes, mais de la chimie cette fois : le média se met
en réaction avec la fabula qui le choisit. Ou, pour être plus
fidèles à l'esprit de nos propositions précédentes : le média ne
peut assumer la responsabilité de communiquer unejàbula qu'en
développant nécessairement une réaction-syuzhet dont l'ampli­
tude peut, bien sûr, varier. Comme projet narratif, la fabula
s'incarne en interaction avec un média. Une interaction qui se
manifeste prioritairement dans et péff le syuzhet-texte, mais aussi
dans et par le syuzhet-structure qui, nous l'avons signalé, lui
est intimement solidaire. La transparence narrative se heurte
donc toujours à l'opacité d'une réaction-syuzhet sécrétée par le
média. Le but du récit de fiction classique est certes de conquérir
les esprits en tentant de faire oublier son statut d'artefact, mais
le média et les moyens d'expression qu'il mobilise font résis­
tance. Cette résistance, cette opacité - rappelons-nous l'exemple

27. André Gauclreault, op. cir., p. 43.


48 La transécriture

de Beethoven - peuvent être aussi sources de création et offrir


à 1afabula de passionnantes opportunités de syuzhétisation.
La« médiatique narrative » demanderait sans cloute que l'on
s'y attarde plus longuement afin d'en préciser les limites et les
développements possibles, tout en cernant plus finement la
notion de média. Il nous semble à ce propos que cette disci­
pline devrait s'appliquer prioritairement aux médias de masse,
c'est-à-dire des médias complexes qui associent plusieurs
matériaux d'expression fondamentaux.
À côté des aspects« intrinsèques » et« extrinsèques » déjà
évoqués, on pourrait ainsi imaginer de distinguer cieux vastes
catégories conceptuelles : la« mécliativité » (« la méclialité » ?)
et la« narrativité ». La première renverrait au potentiel expres­
sif (à l'instar de la puissance d'un moteur) développé par le
média. Ce potentiel ontologique lui appartient spécifiquement
et dépend des caractéristiques propres aux moyens cl'expression­
représentation premiers qu'il sollicite et, le plus souvent,
combine. La BD, par exemple, associe généralement une image
dessinée avec du texte écrit. Le tout étant coulé clans une dyna­
mique graphique homogène. Plus généralement, le potentiel du
média provient d'une double interaction : non seulement celle
que permet l'ouverture codée d'un espace interne oü différents
matériaux d'expression peuvent se combiner, mais aussi celle
qui se produit par la rencontre (la mise en « réaction ») de ces
moyens cl'expression premiers et usuels avec les dispositifs
techniques chargés de les relayer et de les amplifier. Que de
possibilités, par exemple, clans la simple rencontre d'une voix
singulière avec les modulations sonores que permet le micro­
phone ! La« mécliativité » serait clone cette capacité propre de
représenter - et de communiquer cette représentation - qu'un
média donné possède par définition. Cette capacité est régie par
les possibilités techniques de ce média, par les configurations
sémiotiques internes qu'il sollicite et par les dispositifs
communicationnels et relationnels qu'il est capable de mettre
en place. Exemple cinématographique : dans sa manière de
mettre en représentation le profilmique, le « filmographique »,
en tant que traitement spécifiquement filmique28 , relève donc
28. Ibid., passim.
Tra11sécriture el médiatique narrative 49

de la «médiativité». Idem pour la «graphiation29», instance


d'énonciation fondamentale et irréductible pour toute bande
dessinée. Idem pour cette médiatisation-narration de l'événe­
ment en «direct» qui constitue un des caractères spécifiques
de la télévision.
Forcément plus réduite, la «narrativité» désigne le carac­
tère ou la qualité de ce qui est narratif. Mais cette définition
s'avère insuffisante dans le contexte de la«médiatique narra­
tive». Il serait sans doute préférable de lui conférer une accep­
tion pragmatique de virtualité : on peut constater le caractère
narratif de tel objet observé (par exemple, un film de fiction),
mais on peut aussi saisir du « ferment» narratif dans tel autre
objet (par exemple une photographie qui suggère un récit qu'elle
ne contient pas). Il faudrait donc différencier le narratif, comme
état explicite et affirmé, du narratif comme virtualité, comme
dimension possible en vertu d'une certaine configuration de
l'objet observé (qu'il soit un signe, un message, mais aussi, plus
fondamentalement, un média). D'une certaine façon, la
narrativité entretiendrait avec la médiativité un rapport proche
de l' inclusion : elle serait alors une modalité particulière de cette
« médiativité ».
La « narrativité intrinsèque» concernerait dès lors le
potentiel narratif que le média possède«ontologiquement» de
par sa «médiativité» (p,u- exemple, la contiguïté et la consé­
cution des images-cases de la BD). Postulant que les médias
génèrent leur propre chimère, cette narrativité intrinsèque
conditionne le syuzhet. La«narrativité extrinsèque» renverrait
quant à elle aux dispositions nanatives plus ou moins«bonnes»
que manifeste le substrat événementiel sur lequel repose la
fabula. Ainsi, certains événements réels - comme un «crime
crapuleux», le suicide d'une star, ou le Tour de France cycliste
avec sa structure en étapes - semblent plus aptes que d'autres à
se glisser dans un récit, à se prêter spontanément à la mise en
intrigue. Tel serait l'objet d'étude d'une diégétique narrative:
traiter de ce gui prête à narrativité dans les événements rap­
portés, qu'ils soient réels ou imaginaires. Ou, pour l'exprimer
autrement, se poser la question d'une virtualité narrative de
29. Philippe Marion, Traces en cases, op. cil.
50 La transécriture

l'événement qui précéderait la mise en récit. Si l'on pousse ce


raisonnement à l'extrême : ne serait-ce pas cette virtualité
narrative pressentie qui permettrait de circonscrire et même de
« construire » un événement ? La diégétique pourrait ainsi se
concevoir en « amont » ou en « aval » du média, car certaines
fabulœ semblent pouvoir se détacher plus facilement de la force
d'attraction du média, se désolidariser mieux que d'autres de
leur syuzhet médiatique (que l'on songe à la propension à
l'émancipation, voire à l'autonomie, de l'anecdote de L'arroseur
arrosé).
Mais abordons, pour terminer, une des conséquences les plus
importantes de la médiatique narrative, eu égard aux questions
d'intermédialité, de transécriture et d'adaptation. Selon nous,
chaque projet narratif peut être considéré dans sa« médiagénie ».
Fables et histoires auraient ainsi la possibilité de se réaliser de
manière optimale en choisissant le pmtenaire médiatique qui leur
convient le mieux. C'est peut-être ce qui explique que certaines
œuvres sont pratiquement« inadaptables ». Étant littéralement
« coulées » dans le média, purement et simplement, elles ne
pourraient supporter, sans d'énormes pertes, le passage d'un
média à un autre. Ainsi des péripéties burlesques que vivent
Harold Lloyd ou Buster Keaton sur l'écran, et qui ne trouvent
leur justesse expressive que dans et par le film muet. Ainsi en
est-il aussi, peut-être, des confidences proustiennes de la
Recherche, dont les adaptations filmiques ont (presque) toujours
fait scandale. De manière plus anecdotique, le problème est
similaire avec le « nous vissâmes le couvercle » de la célèbre
nouvelle d'Edgar Allan Poe, La chute de la maison Usher, gui,
dans le film d'Epstein, a été transposé par une séance de ...
clouage. Peut-être parce que la nature iconique et cinétique (ryth­
mique) du média se prêtait mieux à la scansion du martellement
(montré en gros plan) qu'au glissando du vissage. Visser un
cercueil est peut-être plus « scriptogénique » ( ou lexigénique,
ou logogénique) que clouer et, à l'inverse, clouer est peut-être
plus« cinégénique » que visser... Choix de mise en film plutôt
que de mise en mots. Même phénomène en ce qui concerne
l'isotopie sexuelle dans Une partie de campagne...
Ainsi en va-t-il également des A ventures de Tintin, dont la
fabula fait corps, littéralement, avec son syuzhet, et celui-ci avec
Transécriture et 111édiatiq11e narrative 51

le média, et dont l'adaptation sous forme de dessin animé se


voit paradoxalement reprocher de figer ses personnages dans
du surplace. Étrange paradoxe en effet, puisque le modèle,
malgré la staticité intrinsèque de ses images fixes, paraît moins
statique que son adaptation en images pourtant mouvantes...
L'intermédialité a, semble-t-il, ses raisons propres ...
Il est vrai que, fondamentalement, le lecteur qui s'est im­
mergé dans un récit de bande dessinée connaîtra toujours une
déception lorsque ce récit est transposé dans un film. Une
déception sans doute exacerbée par cette sorte de fausse proxi­
mité qu'entretiennent ces deux moyens de raconter en images.
Or, les processus de fictionalisation, les parcours de lecture et
les modes de participation de ces deux médias sont très diffé­
rents les uns des autres. Avec sa façon de déployer les images
dans l'espace de la page, avec ses manques et ses lacunes appa­
rentes en termes d'illusion réaliste, la BD sollicite activement
son lecteur. Celui-ci doit puiser dans son imaginaire pour se
représenter mentalement ce qui ne lui est pas donné percepti­
vement (le son, le mouvement, le temps vécu par les person­
nages ...). Une fois ce vide comblé, une fois ce manque
compensé, le monde dessiné prend une certaine teneur dont nous
sommes responsables par imaginaire interposé. Tintin, Haddock
ou la Castafiore possèdent ces grains de voix uniques que nous
leur avons mentalement attribués. Les Dupondt ont leur attitude,
leur dégaine propre. Lorsque, dans un film, ces personnages
apparaissent dotés de mouvements et de voix réels, le lecteur
ne peut qu'être déçu. La voix incarnée du capitaine Haddock
ne sera jamais «réaliste» - ou authentique - pour qui a, anté­
rieurement, fait sa connaissance au fil des pages dessinées. Pour
mieux comprendre ce phénomène, on peut se reporter à l'expé­
rience radiophonique qui, d'une certaine façon, en constitue la
manifestation inverse: lorsque nous connaissons une «voix»
de la radio, lorsque ce média nous l'a rendue familière, nous
sommes toujours forcément surpris (déçus) lorsque nous
rencontrons cette voix assortie du corps qui lui appartient. C'est
toute la question de ce que l'on pourrait appeler la«localisation
du foyer d'impression de réalité», cette localisation pouvant être
plus ou moins interne au média, selon les configurations
fictionnelles que celui-ci génère.
52 La transécritu.re

N'y aurait-il pas, par ailleurs, lieu de réunir, dans une classe
à part, ces œuvres (pièce de théâtre, film, roman, bande dessinée
ou autre) proprement inadaptables sans chambardement majeur,
ou sans ... casse ? Dans ce répertoire figureraient certainement
ces œuvres qui utilisent pour s'exprimer les « derniers retran­
chements» du média. C'est notamment le cas, en bande
dessinée, pour les récits de Marc-Antoine Mathieu dont
1'intrigue intègre et dramatise les rouages les plus intimes du
neuvième art ainsi que les processus de lecture qu'il sollicite.
Dans ce sens, certaines formes de mise en abyme seraient une
manière de rendre irremplaçables le syuzhet et l'opacité du
média. Nombre d'œuvres s'affirment en acceptant cette opacité
médiatique comme un bruissement nécessaire. D'autres, même,
manifestent leur génie dans la manière exemplaire dont elles
mêlent inextricablement leur récit avec l'émancipation specta­
culaire, et donc opaque, du média.
Trouver les formes d'une fidélité à l'esprit du média ... Une
telle fidélité serait probablement plus productive que la fameuse
fidélité envers l'auteur, ou encore, celle envers «le sujet»
comme on dit. Toute adaptation qui se respecte se devrait alors
d'organiser la violence faite à lafabula et au syuzhet de l'œuvre
de départ, parce que, d'une certaine manière, la nouvelle mise
en syuzhet, la «syuzhétisation» comme nous avons osé appeler
cette opération ci-dessus, relève non seulement de la «mise en
sujet» d'une idée, mais aussi et surtout de sa mise en
«sujétion». De son assujettissement au... média.
Le poids d'un récit, comme celui d'un corps, n'est imagi­
nable que relativement à une force d'attraction médiatique. Plus
sa « médiagénie» sera intense, plus malaisées seront les tenta­
tives de se libérer de cette force d'attraction. Pour aller vers un
autre média, l'être du récit, pour autant qu'il existe, doit
s'habiller d'un scaphandre lui permettant d'affronter un état
d'apesanteur passager mais périlleux. Si la « translation» réussit,
le «récit» devra accepter que son poids devienne plus fort, ou
au contraire plus léger. Et même parfois, accepter que sa masse
et son aspect se modifient profondément. Ce qui lui ouvre,
comme sur la Lune, des perspectives de (re)bondissements
insoupçonnées.
DU LIVRE À L'ÉCRAN : ALLERS ...
« UNE ABSENCE TOTALE
DE DRAMATURGIE»:
ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE CARRIÈRE
SUR BOUVARD ET PÉCUCHET

On se souvient comme d'un improbable bonheur télévisuel


de ces deux soirées de 1989 où fut diffusée l'adaptation du
roman de Gustave Flaube1i Bouvard et Pécuchet. La réussite
de cette transposition a priori particulièrement hasardeuse fut
fort justement récompensée par le « 7 d'Or» de la meilleure
fiction. L'un de ses principaux artisans n'était autre que le
scénariste-dialoguiste Jean-Claude Carrière. Bien loin d'être un
novice dans cet exercice, il a notamment signé, au cours de sa
prolifique carrière, des adaptations cinématographiques du
Journal d'une femme de chambre (Bunuel, 1964), du Tambour
(Schlond01ff, 1979), d' Un amour de Swann (Schlondorff, 1983)
et de L'insoutenable légèreté de l'être (Kaufman, 1987), sans
oublier d'autres prestations télévisuelles (La double vie de
Théophraste Longuet, 1980) et théâtrales (Le Mahabharata,
1985).
Thierry Groensteen: À qui revient l'initiative d'adapter
Bouvard et Pécuchet ?
Jean-Claude Carrière: C'est un vieux projet, que j'avais
plusieurs fois envisagé puis abandonné. On en avait parlé avec
Bunuel, sans y donner de suite. Puis il a été question de le faire
avec Wajda, qui y tenait beaucoup car Bouvard et Pécuchet a
toujours été l'un de ses livres de chevet. Nous avons travaillé
pendant quelques jours, sans arriver à faire entrer l'œuvre dans
le cadre d'un film de moins de deux heures. Mais j'ai continué
à penser à ce projet de temps en temps et un jour j'ai évoqué
avec Jean-Daniel Verhaeghe la possibilité d'en faire un film de
56 La transécriture

télévision. L'avantage de la télévision, c'est qu'elle offrait la


possibilité de développer l'histoire jusqu'à sa vraie longueur. Il
y avait d'ailleurs déjà eu un Bouvard et Pécuchet à la télévision,
une quinzaine d'années plus tôt, mais qui n'était pas très réussi.
Est-ce le roman de Flaubert avec lequel vous entretenez les plus
grandes ajjïnités ?
Les affinités que l'on entretient avec un roman varient avec
l'âge et les circonstances de la vie. À une époque je m'intéres­
sais beaucoup à L'éducation sentimentale, j'ai lu Madame
Bovary après ... Bouvard et Pécuchet m'a toujours frappé
comme une œuvre étrange, un objet en quelque sorte hérissé,
difficilement approchable. C'est un livre qui paraît totalement
dépourvu de subjectivité, constamment décrit de l'extérieur:
« ils font ceci, ils disent cela... » Or l'objectivité est un trait
fondamental du cinéma, au point que l'appareillage optique à
travers lequel la caméra enregistre les images s'appelle un
objectif. li y a dans ce livre des paragraphes que l'on pourrait
presque mettre directement dans un scénario.
Par d'autres aspects, ce roman paraît déjïer l'adaptation... On
ne peut pas lui trouver véritablement d'intrigue...
En effet, le livre se caractérise par une absence totale de
dramaturgie. Les deux personnages ne veulent rien d'autre que
se retirer à la campagne et acquérir des connaissances. Ils
rencontrent certes de nombreux obstacles mais qui sont très ré­
pétitifs, apparemment toujours à peu près du même ordre. Cette
difficulté a été souvent relevée, et on n'a pas manqué de me
mettre en garde. De plus, le roman est inachevé ...
Comment avez-vous tenté de résoudre ou de contourner cette
d1;1:r:
1.
1 lCU lte, ?

J'ai commencé par chercher, non pas un plan, mais une


progression possible à l'intérieur de l'histoire. Le film devait
avoir trois parties d'une heure environ (mais susceptibles d'être
diffusées en deux fois une heure et demie), et j'en suis arrivé à
distinguer trois époques, en fonction desquelles j'ai rassemblé
les épisodes. Cette structure reste en partie souterraine mais pour
« Une absence totale de dra111at11rgie » 57

moi elle était très importante. La première époque est celle des
illusions. C'est tout le début de l'aventure de ces deux rentiers,
dont l'un vient de faire un héritage, qui décident de se retirer à
la campagne dans un enc:l.roit idéal et qui entretiennent l' illu­
sion qu'à leur âge, et avec les moyens qui sont les leurs à tous
points de vue, ils vont pouvoir acquérir cette connaissance à
laquelle ils aspirent. Ils sont confiants, ils pensent que tout leur
sourit, que tout va marcher, et qu'« il n'y a plus aujourd'hui
d'autre aventure que celle de l'esprit». Puis arrive la deuxième
époque, c'est-à-dire le temps des réalités. Toute une série
d'échecs patents les accablent, dans des domaines aussi divers
que l'agriculture, la médecine et le théâtre.
L'analyse de Bouvard et Pécuchet se réduit souvent à cela.
Mais il m'a semblé qu'en développant la fin du livre on pou­
vait aller plus loin, et imaginer une troisième partie, celle de la
sagesse. La perte de leurs illusions les conduit en effet à une
vraie sagesse. Bien que Flaubert les ait traités de « cloportes»
et que beaucoup n'aient vu en eux que deux imbéciles, en réalité
le ]jvre montre qu'ils prennent conscience de leur bêtise et qu'ils
essaient de s'en guérir.
Vous avez en ef f et conservé presque littéralement cette phrase
du roman qui a souvent été commentée : « Alors une faculté
pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise
et de ne plus la tolérer. » Mais quand à la .fin du .film ils se
mettent à consigner toutes les bêtises qu'ils ont lues ou enten­
dues, l'un des deux s'écrie:« Les nôtres d'abord!», exclama­
tion. qui, elle, ne .figure pas dans le roman...
Oui, car même s'ils veulent réformer le monde qui les
entoure (comme on le voit en particulier dans les scènes du
château, que j'ai beaucoup modifiées), leur sagesse commence
nécessairement par la lucidité sur eux-mêmes. Dans le film,
Bouvard et Pécuchet s'attaquent finalement à une œuvre gran­
diose, celle que Flaubert lui-même voulait accomplir et que je
me suis efforcé de réaliser avec mon amj Guy Bechtel : écrire
une anthologie de la bêtise 1• J'ai d'ailleurs introduit dans le film
1. Guy Bechtcl et Jean-Claude Carrière, Le dictio1111aire de la bêtise,
1965.
58 La transécriture

une de mes « perles » préférées, phrase authentiquement


prononcée en chaire à Notre-Dame: « Non seulement Jésus­
Christ était le fils de Dieu mais en plus il était d'excellente
famille du côté de sa mère. »
La progression vers la sagesse dont vous avez fait la colonne
vertébrale de votre adaptation résout en grande partie cette
question souvent discutée, jusqu'à quel point Bouvard et
Pécuchet sont de vrais imbéciles, ou s'ils disent le vrai sur les
prétentions de la science et sur leur époque. Avez-vous malgré
tout cherché à maintenir cette ambiguïté ?
La typologie des personnages est une chose à rejeter, qu'il
s'agisse de Bouvard et Pécuchet ou de n'importe quel scénario.
Quels que soient les personnages que l'on traite, il ne faut jamais
les mépriser, il ne faut surtout pas s'estimer supérieur à ses
personnages, leur coller une étiquette et jouer les manipulateurs
de marionnettes. Sans quoi leur destin est tracé dès leur entrée
en scène, et l'on n'a aucune chance de s'élever vers la grande
comédie ou vers la tragédie. On ne donne vraiment vie à un
personnage que si on accepte de suspendre tout jugement sur
lui. En outre, les personnages de cinéma apparaissent générale­
ment plus positifs que dans le livre d'où ils sont tirés, car il est
très difficile pour un metteur en scène de dire à un acteur qu'il
a choisi : « Conduis-toi comme un con ». Et les acteurs eux­
mêmes se prennent presque inévitablement de sympathie pour
leur personnage, cherchent à le défendre envers et contre tout.
Dans le cas qui nous occupe, l'ambiguïté fait partie de ces
deux personnages, dans la mesure où ils changent constamment
de passion. En cela ils sont assez semblables au scénariste lui­
même, qui s'intéresse pendant deux ou trois mois à un sujet,
pour changer ensuite radicalement d'époque et d'histoire, en
conservant chaque fois le même intérêt, la même passion.
L'inachèvem.ent du roman était peut-être une chance. Pour ce
qu'on en sait, la deuxième partie (manquante) eût été
inadaptable à l'écran ...
Je me le suis dit aussi. C'est peut-être une chance pour le
film, mais également, je crois, pour le livre. Avec les notes que
« Une absence totale de dramaturgie» 59

Flaubert a laissées, le livre a gardé une allure de grand chantier.


On sent la peine, les hésitations quant à l'objet à produire, d'une
manière que je trouve très touchante.
Vous êtes resté assez.fidèle au livre quant à l'ordre dans lequel
les deux compères abordent les différentes disciplines du savoir...
Assez fidèle, oui. Il y a quelques petites suppressions ou
interversions, mais elles sont négligeables. C'est plutôt la
proportion respective des épisodes qui a été modifiée.
Au cinéma, la réduction de l'histoire à la durée nonnale d'un
long métrage entrait exigé de sacrijïer une rnoitié environ de
leurs engouements success(fs, ,nais n'aurait pasforcément altéré
la structure en. trois parties que vous décriviez...
Quand on porte un livre à l'écran, le problème n'est jamais
d'être fidèle au livre, il est de faire un bon film. Or, pour bien
traiter le sujet de Bouvard et Pécuchet, il faut du temps. Le pro­
logue parisien ne peut être expédié en quelques plans : il faut le
temps que cette amitié se noue, et qu'elle s'affermisse suffi­
samment pour que ces nouveaux amis s'aperçoivent qu'ils par­
tagent le même rêve et envisagent de partager les années qui
leur restent à vivre. Ensuite, au début de leur établissement à la
campagne, ils ont une vraie opiniâtreté : rien ne peut les décou­
rager, ils développent une énergie incroyable pour vaincre
l'adversité. Cela fait d'ailleurs partie de leur charme. Pour que
cette énergie se manifeste, il faut qu'il y ait beaucoup d'épisodes.
En moins de deux heures, on n'y arrive pas. En donnant à cette
histoire les dimensions d'une histoire ordinaire, il devient beau­
coup plus évident qu'elle manque de dramaturgie. Sa logique
profonde ne peut se révéler que dans une autre distance, sur un
temps plus long.
Sans doute. Mais le jïlm ne donne guère de repère temporel.
On ne voit pas vieillir les personnages, et au bout du compte, il
est très difficile au spectateur de dire si toute cette aventure a
duré une ou dix années ...
On le sait, le temps cinématographique n'est pas du tout le
même que le temps romanesque, qui lui-même diffère du temps
60 La transécriture

théâtral. Il est très facile de dire « six ans passèrent » dans un


roman, sans dire un mot du vieillissement des personnages, on
ne peut pas dire la même chose au cinéma sans les montrer
vieillis. Nous n'aimions pas l'idée de les vieillir. Le maquillage
nous aurait fait basculer dans un réalisme peu conforme à la
dimension éternelle que nous voulions donner à cette histoire.
Si Bouvard et Pécuchet vivaient aujourd'hui, ils fabriqueraient
une bombe atomique dans leur cuisine... Le XIX e siècle dans
lequel nous avons situé l'histoire n'est pas du tout précis (malgré
la référence aux événements de 1848). Il est globalement plus
tardif que dans le roman, ce n'est plus le romantisme, c'est un
xrxe siècle qui s'ouvre déjà vers le xxe. Cette intemporalité que
vous soulignez à juste titre est donc tout à fait délibérée.

À quel endroit avez-vous tourné ?


Dans la Sarthe, à soixante kilomètres environ des lieux
choisis par Flaubert. Le tournage a eu lieu en deux fois, avec
une interruption de trois mois - un luxe que l'on peut rarement
se permettre ! Une première patiie a été tournée au printemps
et en été, l'autre partie en automne-hiver.

La distribution des rôles principaux était-elle arrêtée avant que


vous ne commenciez à écrire ?
Oui, et cela m'a évidemment beaucoup aidé. Jean-Pierre
Marielle était un Bouvard exceptionnel. Jean Carmet est plus
corpulent que Pécuchet n'est décrit, mais le rapport entre les
deux personnages était parfait. Car il y a un côté Laurel et Hardy
dans ce couple, une complémentarité à la fois humaine et
clownesque. Il est important de souligner que ces deux comé­
diens se connaissent et s'estiment beaucoup. Il y a une vieille
complicité entre eux et ils adorent jouer ensemble. Sans eux le
film ne serait pas tout à fait ce qu'il est. Ils se sont d'ailleurs à ce
point investis que Marielle pourrait aujourd'hui vous donner des
conférences sur Flaubert, il en a une connaissance très poussée.

À la lecture du roman, on a parfois l'impression que ces deux


personnages n'en font qu'un, et quelquefois indissociable de
Flaubert lui-même ...
« Une absence totale de dramaturgie» 61

C'est exact. En lisant attentivement, on s'aperçoit que c'est


souvent Flaubert qui parle, et qui délègue la parole indifférem­
ment à l'un ou l'autre de ses deux héros. Cela n'allait pas sans
poser quelque problème d'adaptation. Pour qu'un film fonc­
tionne, vous savez qu'il faut, en principe, un conflit à l'inté­
rieur de chaque scène. Si tous les personnages sont d'accord
entre eux, il n'y a plus de scène possible. Or ici, j'avais deux
personnages qui sont pratiquement toujours d'accord. J'ai donc
introduit entre eux, mais de façon légère, une tension, des petites
rivalités, des jalousies qui ne sont pas dans le livre, ou du moins
pas aussi explicites.
Cette tension se révèle notamment sur le terrain de la
sensualité...
En particulier dans ce domaine-là, oui. Mais pas seulement.
Et cette tension passe non seulement par l'écriture, mais aussi
par le jeu, par une certaine dramatisation dans la mise en scène.
Entre ces deux copistes, le film donne le sentim.ent qu'il existe
une certaine opposition de classe, qu'illustrent par exernple
leurs couvre-chefs respectifs: Pécuchet porte une casquette qui
lui donne un air prolétaire, Bouvard a un chapeau à larges
bords...
On a pensé à cela, en s'autorisant du fait que c'est Bouvard
qui hérite. S'il gagne à peu près la même somme d'argent que
son ami, en revanche sa famille est plus fortunée que celle de
Pécuchet. Et Bouvard est beaucoup plus mondain, il a été marié,
il est allé au théâtre, etc. C'est un personnage plus extraverti,
alors que Pécuchet est plus intériorisé. Les chapeaux n'ont pas
du tout été choisis au hasard, vous l'imaginez bien ... Il était
aussi intéressant de faire apparaître que si Bouva.rd a, au début,
une sOite de supériorité naturelle sur Pécuchet, ce dernier affirme
peu à peu sa place et, dans certaines occasions, prend le pouvoir.
Dans leurs opinions politiques et religieuses, ils se révèlent
.fïnalement étonnamment progressistes pour leur époque...
Oui, après que Pécuchet eut tout de même traversé sa crise
de mysticisme. On n'a pas voulu faire d'eux des étend<U·ds de
62 La transécriture

la libre pensée. Mais en choisissant d'adapter ce livre


aujourd'hui, on ne peut pas faire comme si on s'adressait à des
spectateurs du x,xc siècle. Ce qu'on appelait naguère la mise
en scène historiciste - celle qui resitue l'œuvre dans l'époque à
laquelle elle a été écrite et vécue - n'a aucun sens ! Sans mettre
Bouvard et Pécuchet en jeans, on essaie qu'il y ait en eux
quelque chose dans quoi nous puissions nous reconnaître ...

Lorsque vous vous attaquez à un monument de la littérature


comme Bouvard et Pécuchet, est-ce que vous vous servez de
toutes les exégèses qui ont pu en être produites ?
Non, ce n'est pas ça qui peut nourrir l'invention dramatique.
Quand on lit un roman avec l'intention de l'adapter, on porte
sur lui un regard très particulier : on essaie de voir en transpa­
rence le film qui pourra être fait. Ce n'est pas du tout la même
lecture que celle que Sartre, p,u- exemple, a pu faire de Flaubert.
Je n'ai relu, en l'occurrence, que la préface de Raymond
Queneau. Vous savez, tous les flaubertiens ne revendiquent pas
Bouvard et Pécuchet. Certains m'ont même dit: «Comment
avez-vous pu faire un film d'un livre que je n'ai jamais réussi à
lire?» Pour apprécier pleinement Bouvard et Pécuchet
aujourd'hui, il faut sans doute être passé par Queneau et sa
descendance : Perec, etc.

Pour conclure, je voudrais vous demander ce que Flaubert, s'il


avait connu le cinéma, aurait pu en écrire dans son Diction­
naire des idées reçues...
Tout dépend à quelle époque. S'il n'avait connu que les
vingt premières années du cinéma, il aurait sans doute écrit :
«Cinéma: dive1tissement d'ilotes». Quarante ans plus tard, il
aurait mis: «Cinéma: le septième art». Aujourd'hui, il écrirait
probablement: « Le cinéma a cent ans. Il aura bien du mal à
passer un autre siècle. »

Propos recueillis le 15 avril 1994.


Bouvard et Pécuchet. 1989. D'après l'œuvre de Gustave Flaubert.
Réal. Jean-Daniel Yerhaeghe. Adaptation et dialogues: Jean­
Claude Carrière. Musique originale: Michel Portal. Décors :
« Une absence totale de dramaturgie» 63

Pierre Voisin. Costumes : Monique Perrot. Son: Paul Sportiche.


Montage : Bernard Morillon. Images : Gérard Vigneron, Marc
Quilici. Production: FR3 - Vamp Productions - La Sept. Inter­
prétation: Jean-Pierre Marielle (Bouvard), Jean Carmet
(Pécuchet), Catherine Ferran, Andrée Tainsy, François Dyrek,
Yvan Dautun, Pierre Étaix. Le narrateur: Jean-Claude Carrière.
LE NARRATEUR SONNE TOUJOURS
DEUX FOIS

André Gardies

Comme le titre le laisse entendre, il sera explicitement


question ici de ce polyrécit qu'est Lefacteur sonne toujours deux
fois, envisagé sous sa double actualisation, romanesque et
filmique.
On sait que le roman de James M. Cain, publié pour la pre­
mière fois en 1934, a fait l'objet de quatre transpositions à
l'écran. La première est française avec Le dernier tournant, de
Pierre Chenal en 1939 ; la seconde, italienne, avec le premier
film de Visconti: Ossessione (Les amants diaboliques) en 1942;
les troisième et quatrième, américaines : par Tay Garnett d'abord
(1946), Bob Rafelson ensuite (1981), toutes les deux sous le
titre original 1•
Un texte écrit, quatre textes filmiques, la transécriture fonc­
tionne particulièrement bien ici. Pourtant, et bien que la tenta­
tion en soit forte, je ne prendrai pas la totalité de cet ensemble
comme objet de réflexion mais le roman d'une pait, la version
de Tay Garnett d'autre part. Deux raisons à cela. La première,
nettement subjective, tient à une préférence personnelle d'ordre
esthétique; la seconde est d'ordre heuristique: le film de Tay
Garnett, avec plus d'acuité que les autres, permet de poser
certaines questions essentielles sur l'acte que constitue toute
adaptation. Sans être exclues, les trois autres versions filmiques
seront sollicitées à titre de vérification ou de complément.

1. On trouvera dans le numéro 70 de la défunte revue Ci11é111a1ographe


(septembre, 1981 ), un excellent dossier sur ces quatre adaptations.
66 La tra11sécrit1.1re

En observant le trajet gui mène d'un texte source à un texte


autre mais gui, à travers sa singularité, lui fait écho, c'est à
repérer certaines opérations de transformations narratives que
je voudrais être attentif. Au préalable, il me semble cependant
nécessaire d'expliciter les deux hypothèses à partir desquelles
s'effectuera cette observation.
La première relève d'un constat pragmatique. Le lecteur du
roman de James M. Cain et le spectateur du film de Tay Garnett
sont deux sujets-récepteurs différents. Je puis lire le livre sans
avoir vu le film et réciproquement. Il doit bien y avoir de par le
monde plusieurs milliers d'individus gui répondent à ce signa­
lement. En ce sens les deux textes affichent une égale autonomie
ou, pour le formuler autrement, les emprunts et dettes du film à
l'égard du roman ne constituent nullement un handicap à sa
réception. La lecture conjointe des deux textes, et l'éventuelle
comparaison gui la fonde, n'est donc gu'un acte délibéré de
rapprochement, un pur acte analytique. Et l'on peut se demander
si la «dépendance» d'un film à l'égard du livre dont il est
l'adaptation (question gui mène bon train dans de nombreux
ouvrages scolaires, et gui a donc encore de beaux jours devant
elle) n'est pas instaurée par le geste comparatif lui-même. Il n'y
a d'autre dû que celui que le producteur, par contrat, règle à
!'écrivain et à son éditeur.
Cela signifie que si je décide de lire conjointement les deux
textes intitulés Le facteur sonne toujours deux fois, ce ne sera
naturellement pas pour entrer dans le jeu de la comparaison
esthétique (encore moins, on l'aura compris, dans celui des
prétendues équivalences), mais plutôt pour tenter de saisir et
de comprendre le fonctionnement de quelques opérations
narratologigues qui traversent (ou gui surplombent?) ce double
récit.
La seconde hypothèse part d'un constat d'évidence, peu
souvent pris en compte me semble+il. L'adaptation, incontes­
tablement, participe de ce processus de plus vaste amplitude
gu 'est l'intertextuali té ; cependant celle-ci est trop souvent
réduite à la navette gui unit le film au roman, jusqu'à instaurer
une s01te de paternité quelque peu encombrante. Or le film, quels
que soient ses «emprunts» au texte source et le privilège
Le narrateur so1111e 1011jours deux fois 67

qu'ainsi il lui accorde, entre dans un réseau d' intertextualité


d'une tout autre richesse. Bien d'autres textes irriguent le film­
adaptation, dont on peut se demander si la « dette » n'est pas
parfois tout aussi déterminante, sinon plus, que celle contractée
à l'égard du roman initiateur.
Autonomie du film-adaptation, intertextualité débordant le
rapport au texte source, ces deux hypothèses non seulement
serviront de point d'appui pour l'examen du Facteur sonne
toujours deux fois, mais encore justifieront le choix du point
d'observation gui répond, lui, à des impératifs méthodologiques.
C'est à partir du film et non du roman ou d'un hypothétique
lieu qui les engloberait, que se conduira le travail, c'est-�t-dire
à partir du point de vue du lecteur-spectateur : le film-adaptation
est alors considéré comme un donné non comme un projet.
Inversement, prendre le roman comme« donné » serait supposer
le film comme projet et adopter ainsi le point de vue de
l'adaptateur.

LE TEXTE SOURCE, UN RÉSERVOIR D'INSTRUCTIONS

La question à poser n'est donc pas : comment le roman


source« génère »-t-il le film (ce qui validerait le fantasme de
la paternité)? mais : vu depuis le film, comment apparaît le
roman source? Quelle pat1 a-t-il prise dans l'émergence du texte
filmique ? Formuler ainsi le problème offre, me semble-t-il, un
premier avantage: celui de tenir à l'écart la pseudo-question
des équivalences et, corollairement, celle de la fidélité. En effet,
rechercher les équivalences possibles entre le texte source et
l'adaptation, c'est ériger celui-là en principe premier, véritable
modèle destiné à servir de pierre de touche esthétique.
Le second avantage est celui de la coïncidence ainsi établie
avec la démm·che empirique et pratique de l'adaptation. En effet,
même s'il est difficile d'en apporter la preuve, il ne me paraît
pas déraisonnable de supposer, compte tenu des contraintes
financières, économiques, professionnelles et artistiques, que le
film constitue l'horizon esthétique premier du réalisateur­
adaptateur. Pour lui, la question n'est donc pas de savoir
comment transposer tel ou tel pat·agraphe, tel ou tel moment,
68 La transécriture

tel ou tel chapitre du livre, mais plutôt celle-ci : par rapport au


film en projet, quelles sont les données du roman qui peuvent
être nécessaires, utiles, pertinentes, bref être retenues?
En somme, il ne s'agit pas de concevoir le texte source
comme un objet sémiotique plein et unique ayant à passer d'un
médium à l'autre grâce à une opération transsémiotique, mais,
de façon beaucoup plus pragmatique, comme un réservoir d'ins­
tructions, une sorte de banque de données, dans lequel puise
librement le réalisateur-adaptateur. N'est-ce pas, du reste, ce que
laissent entendre les diverses formules par lesquelles les géné­
riques désignent leur dette à l'égard du texte source: « adapté
de ... », « d'après ... », « transposé de... », « pmté à l'écran... »,
« librement inspiré de ... », etc.?
Une telle hypothèse de travail offre en prime la 1nise entre
parenthèses de l'hypothèque esthétique, puisque le texte source
vaut pour les informations qu'il contient et non pour la singu­
larité esthétique de son agencement ou de son écriture (celle-ci
pouvant, au demeurant, constituer une information à traiter alors
comme telle et non comme modèle).

DE L'ÉCRAN AU ROMAN

Dans cette perspective, que nous apprend le film de Tay


Garnett? Quelles instructions a-t-il retenues du roman de James
M. Cain? Sans entrer dans une énumération exhaustive et
fastidieuse, je noterai quelques données significatives.
Il reconduit, d'abord, ce que l'on appelle habituellement
l'intrigue : la passion de Frank et Cora qui les pousse à tuer le
mari ; le premier jugement suivi de l'acquittement et l'accident
final qui, cette fois-ci, condamne Frank. La logique actionnelle,
assurément, vient directement du roman. Tout comme les per­
sonnages et leur identité (Frank, Cora, Papadakis, Sackett, Katz,
Kennedy, etc.). Les lieux et l'espace du film sont eux aussi cons­
truits à partir des données romanesques : le motel isolé sur la
route, la plage proche, la ville plus lointaine. Tay Garnett a
retenu encore la double structure temporelle, avec un premier
niveau correspondant à la voix off de Frank et un second, à la
visualisation chronologique des événements...
Le narrateur sonne 1011)011rs deux fois 69

Mais, à peine ouverte, cette liste tend à s'enfler démesuré­


ment. Nécessaire lorsqu'on procède à une analyse comparative
systématique, ce listage est de moindre pertinence ici puisqu'il
s'agit de s'interroger avant tout sur la pratique du texte source
comme réservoir d'instructions.
Ces dernières sont-elles toutes de même nature ou est-il
possible de les distinguer suivant leur niveau de fonctionnalité ?
À titre de proposition, qu'un travail de plus grande amplitude
devrait affiner ou compléter, trois niveaux me semblen t
s'imposer: diégétique, narratif, axiologique.
Manifestement, à la différence de Visconti notamment, Tay
Garnett a puisé dans le roman de James M. Cain un très grand
nombre d'instructions concernant le monde diégétique, que l'on
pourrait, du reste, ordonner en sous-rubriques. Il y aurait celles,
habituelles, qui concernent les paramètres traditionnels du récit
(que j'avais, précisément, commencé de lister): logique
actionnelle, personnages, temps et espace. Il y aurait aussi, et
elles sont moins souvent explicitées, celles qui se rapportent aux
postulats narratifs. Pour Tay Garnett, comme du reste les trois
autres réalisateurs, le monde possible est le même que celui du
roman: un monde de fiction dont les lois sont réputées sem­
blables à celles du monde de l'expérience humaine. En revanche
le monde de référence, issu de ce monde possible, varie consi­
dérablement d'une transposition à l'autre: la France, l'Italie,
les États-Unis.
Une troisième rubrique pourrait impliquer la question du
genre, dans la mesure oü celui-ci commande la présence de di­
verses composantes du monde diégétique (le policier, la justice,
la loi, scènes nocturnes, meurtre, etc.). Des quatre versions du
Facteur sonne toujours deux fois, l'une surtout retient l'instruc­
tion « récit policier noir», celle de Tay Garnett bien sûr.
Ossession.e, à l'inverse, en use assez peu.
Le second niveau d'instructions, lui, se rapporte aux ques­
tions du traitement narratif. Certains choix du romancier
pourront être retenus, transformés ou ignorés. Le principe du
redoublement systématique par exemple, dont on sait qu'il est
non seulement à la base de l'organisation du récit romanesque,
70 La transécriture

mais encore qu'il y joue un rôle essentiel au plan sémantique2 ,


sera repris de façon très précise par Tay G,u-nett, à la différence,
par exemple, de la version de Bob Rafelson.
Ici aussi, il y aurait probablement lieu d'ordonner en sous­
rubriques ces diverses instructions narratives. Elles se rappor­
tent, par exemple, aux principes d'organisation du récit: ordre
chronologique ou anachronies au sens de Gérard Genette',
succession événementielle semblable ou non à celle du texte
source, soulignement ou non des moments clés, mises en abyme
et effets de duplication, etc.
Dans le même ordre d'idée, ce sont les questions de rythme
qu'elles concernent: dilatation ou contraction de certains
épisodes, travail sur la durée, sur les effets de chute ou d'ellipses,
etc.
Naturellement les différents aspects de l'énonciation seront
au cœur de ce niveau d'instructions. Quelle voix prend en charge
le récit ? On verra un peu plus loin comment Tay Garnett retient
la solution romanesque du personnage-narrateur tout en lui
apportant de sensibles modifications. Comment le réglage du
savoir spectatoriel est-il effectué ? Les stratégies liées aux points
de vue sont-elles retenues ou transformées ?, etc.
Poumüent être encore ordonnées les instructions concernant
ce que, faute de mieux, on nommera le style : la sobriété du
roman de James M. Cain et son relatif laconisme (à travers lequel
se manifeste un certain art de la litote) n'ont pas le même degré
de pertinence dans les quatre transpositions ; de même du reste
que les niveaux de langue.
Un troisième type d'instructions, moins habituellement
répertorié, figure encore dans le texte source, celles concernant
le niveau axiologique. Les diverses valeurs, morales, sociales
et idéologiques sont-elles prises en compte ou non par le texte­
adaptation ?

2. Pour une analyse détaillée de ce principe du redoublement je me per­


mets de renvoyer à une éwde antérieure : « Personnage et plus-value séman­
tique» dans Varialiom sur le personnage, Jean Ghyselinck, André Gardies,
Léonard Kodjo, Madeleine Borgomano, Abidjan, CEDA, 1985.
3. Figu,:e.1· Ill, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
Le narrateur sonne toujours dn,xfois 71

Ainsi le fatum qui surplombe le récit écrit et qui, d'une


certaine manière, trace le devenir des personnages est traité de
façon fort semblable par Tay Garnett, alors que les trois autres
versions tendent à en minorer le rôle. La responsabilité des
acteurs du crime à l'égard de la société change alors de sens.
De la même manière, un certain nombre de traits constitutifs
des personnages (et, au-delà, du monde diégétique) pourront
dépendre directement des options axiologiques du réalisateur­
adaptateur.
Ce niveau d'instructions, par l'amplitude du domaine qu'il
couvre, intervient directement sur les effets de sens majeurs du
film-adaptation. Vu depuis le film, le texte source apparaît donc
sous un jour essentiellement pragmatique: son rôle majeur
consiste à proposer au réalisateur-adaptateur un ensemble d'ins­
tructions concernant aussi bien les niveaux diégétique que
narratif ou axiologique. La relation entre les textes ainsi conçue,
je me demande alors si la question, éculée à force d'académisme,
de la fidélité ne pourrait pas être reprise. Celle-ci ne serait-elle
pas fonction du nombre et de la nature des instructions rete­
nues par Je film-adaptation ? Ce qui ne manque pas de faire
surgir une nouvelle question: Toutes les instructions sont-elles
de même importance? Faut-il supposer une forme de hiérarchie
entre elles? Les divers niveaux eux-mêmes (diégétique, narratif
ou axiologique) sont-ils hiérarchisés? Peut-on établir une rela­
tion entre les diverses formules: « adapté de ... », « librement
inspiré de ... »,« d'après un texte de ... », etc., et la nature des
instructions retenues?
Devant cette multiplication des questions, peut-être sera+
on confo1té dans l'idée que le traditionnel problème de la fidélité
reste décidément un faux problème ; toutefois pour qui souhai­
terait ne pas l'éca1ter, son examen à prntir des divers types d'ins­
tructions retenues ou écartées pourrait fournir une base de
réflexion plus rationnelle.

LE FILM COMME TEXTE SPÉCfHQUE


Cependant, on s'en doute, la question de l'adaptation ne
saurait se réduire à l'examen des instructions issues du texte
source. Quelle que soit leur importance au sein de tel ou tel film
72 La transécriture

particulier, ces dernières ne constituent qu'un moment du travail.


Deux autres opérations au moins demandent à être prises en
compte.
La première, fott classiquement, concerne le traitement spé­
cifique que reçoivent ces instructions en changeant de médium;
la seconde, moins classique, consiste à s'interroger, à partir de
l'hypothèse d'une intertextualité généralisée, sur la fonction des
contraintes et instructions venues d'ailleurs que du texte source.
Il y a certes quelque trivialité à rappeler que le film, parce
qu'il use d'un langage spécifique, doit procéder à un« retraite­
ment » des instructions, mais la manière dont il répond à cette
contrainte est susceptible, elle, d'offrir quelque intérêt sur le plan
narratologique.
Dans cette perspective je me propose d'observer ce qu'il
advient, dans le film de Tay Garnett, de deux instructions qu'il
a puisées dans le roman : le principe du redoublement, la
stratégie du personnage-narrateur.
De la première, j'ai déjà dit avec quel soin Tay Garnett l'a
reprise à James M. Cain. À tous les niveaux, actionnels,
temporels, spatiaux, visant les micro aussi bien que les macro­
structures, s'inscrit cette figure du redoublement. Du roman au
film, les mêmes données réapparaissent: le nom du motel (Twin
Oaks), Nick s'amusant de l'écho de sa voix, la double appari­
tion du policier, les deux tentatives de meurtre, les deux départs
de Chambers, les deux promenades à la plage, les deux pas­
sages au tribunal, etc. Ici et là, on pourrait noter quelques
substitutions : la disparition des« petits chats » de Madge Allen,
clans le film, est remplacée par un redoublement concernant
Cora; elle s'annonce par son tube de rouge à lèvres qui roule
sur le sol et entre dans le champ, tandis qu'au moment de l'ac­
cident final, le même tube s'échappe de la main inerte, roule à
terre puis sort du champ.
Dans son passage d'un médium à l'autre, cette instruction
subit donc peu de transformations. Rien d'étonnant à cela puis­
qu'elle concerne un principe formel d'agencement, fonctionnant
comme une sorte de figure rhétorique, comme une sorte de
« patron » de composition narrative, applicable à de nombreux
textes. De surcroît, Tay Garnett lui assigne la même valeur
Le narrateur so1111e toujours deux fois 73

sémantique (et c'est à ce niveau que cette instruction se révèle


la plus importante): la répétition n'agit pas comme un simple
principe d'ornementation, elle donne aux actes des personnages,
particulièrement lorsqu'ils restent sourds aux premiers avertis­
sements, une véritable dimension tragique.
En revanche, le choix du personnage-narrateur, comme ins­
tance d'énonciation, plonge au cœur de la spécificité du médium.
On sait que le roman se présente comme une relation écrite par
Franck Chambers lors de son séjour en prison, dans l'attente de
son recours en grâce. Et le lecteur ne prend connaissance de ce
fait que dans les toutes dernières lignes.
De la même manière Tay Garnett fait entendre, à intervalles
plus ou moins réguliers et suivant un procédé fort classique, la
voix off de Franck évoquant des événements dont le spectateur
suit l'audiovisualisation simultanément. Dans les deux cas, on
se trouve donc en présence d'un personnage qui est en même
temps murnteur de ses propres aventures. Mais la responsabilité
de l'acte de narration n'y est pas la même.
Dans le roman, Franck Chambers assume l'intégralité du
récit. Lorsqu'il lui arrive d'être absent de certains événements
(les diverses tractations au cours desquelles Katz « roule »
Sackett, par exemple), il en justifie la relation en se faisant le
rapporteur du récit qui lui en a été fait. Dans le film, il n'est
responsable, en tant que narrateur, que de ce qu'il rapporte en
voix off. L'audiovisualisation, la mise en images et sons des
événements, est le fait d'une autre instance d'énonciation. C'est
là un problème classique de narratologie filmique, mais dans le
cas du Facteur sonne toujours deux.fois les conséquences sont
assez particulières et tout à fait intéressantes.
En effet le roman, comme je l'ai montré ailleurs4, exploite
totalement la double pratique langagière de Franck Chambers.
Une première forme de compétence se manifeste à travers les
dialogues qu'il échange avec les autres personnages; une
deuxième, à travers la relation qu'il fait, en tant que narrateur
autodiégétique, des événements passés. Dans l'un et l'autre cas
le contexte d'énonciation est naturellement différent: les

4. Art. cité.
74 La transécri/1/re

dialogues s'inscrivent au cœur des événements et sont suscep­


tibles d'agir sur eux; la narration relate ce qui a eu lieu et se
donne comme témoignage privilégié dans la quête de la vérité.
Dans le premier cas la parole est action, dans le second elle est
commentaire. Leur valeur de vérité n'est pas la même. Ce sont
les événements eux-mêmes qui servent de pierre d'achoppement
dans le cas des dialogues ; dans le second cas, c'est la cohé­
rence argumentative du discours narratif qui fonde la vérité de
ce qu'il dit, plus précisément qui nous en convainc ou non. Ce
qui signifie que la question, à ce niveau, n'est pas vraiment celle
de la vérité mais celle de la vraisemblance.
Précisément le roman met à profit ce double registre pour,
tout à la fois, construire le personnage de Franck et donner à la
narration sa force de conviction. À l'évidence, tout au long des
événements dont il est l'un des protagonistes, sinon le héros,
Franck apparaît d'abord comme un homme d'actes, un homme
pragmatique pour qui le verbe n'a de valeur que s'il est utile et
efficace. Le langage est pour lui un moyen au service de l'ac­
tion, ce que du reste il ne manque pas d'expliciter en faisant la
leçon à Cora : « Il faut toujours leur donner une explication. JI
faut avoir l'air de dire la vérité et la dire presque. Je les connais
bien. J'en ai roulé plus d'un5. »
Dès lors une contradiction pourrait surgir entre cette pra­
tique du verbe et celle dont il use en tant que narrateur : raconter
les événements passés ne changera rien à la condamnation ni
au recours en grâce dont il attend la décision. Il y a donc une
certaine gratuité dans l'acte de raconter qui pourrait surprendre
venant d'un personnage qui ne parle jamais pour ne rien dire.
Mais cette contradiction n'est qu'apparente si l'on veut bien
prendre en compte un autre trait beaucoup plus essentiel du
personnage: son sens du jeu, du risque et de l'arnaque, qu'il
pousse du reste jusqu'à la dimension tragique lorsqu'il est
conduit à affronter la mort. Au demeurant les quelques lignes
citées il y a un instant nous avertissent: il faut savoir user de la
parole pour« rouler» les gens. N'est-ce pas d'une certaine façon

S. LeJàc1e11r sonne 1011jours de11xfois, traduction de Sabine Bcrritz, Pa­


ris, Gallimard, (coll.« rolio »), p. 37.
1-

Le 11arrate11r sonne /01tio11rs deux fois 75

ce que tente de faire Franck Chambers le rnu-rateur, à l'égard


de son narrataire? Divers passages du livre confirment cette
hypothèse, mais elle est surtout validée d'une autre manière,
par une stratégie stylistique à mettre au compte cette fois-ci non
pas de Chambers, mais de l'auteur implicite du Facteur sonne
toujours deux.fois. Je veux parler de l'homologie des registres
de langue entre les dialogues et la narration.
Dans l'un et l'autre cas l'argot et le niveau familier maillent
sans cesse le discours. Ainsi la narration de Franck apparaît à
la fois comme cohérente et« naturelle». Il semble écrire comme
il parle, moyennant les menues retouches qu'il a demandées au
père O'Connel. Par là, ce qu'il dit se renforce d'un effet de
sincérité qui contribue à rendre convaincante sa relation des évé­
nements.
Ainsi l'homologie linguistique entre les deux discours, celui
des dialogues, celui de la narration, contribue à la fois à cons­
truire le personnage de Franck Chambers et à conforter la force
de vérité du récit dans son ensemble.
Qu'en est-il alors du film puisque le verbe, d'un côté,
l'audiovisualisation, de l'autre, sont placés sous la responsabi­
lité de deux instances narratrices différentes? L'homologie des
registres langagiers ne peut plus fonctionner. Est-il possible
d'imaginer une image qui serait argotique? Tay Garnett, dès
lors, atténue fortement la trivialité des propos qu'il met dans la
bouche de Franck (notamment lorsqu'il raconte en voix ofJ) et
maintient le principe du double narrateur pour créer un effet de
distance (de distance temporelle) qui transforme les données
axiologiques du récit. Franck apparaît essentiellement comme
une victime, de lui-même, de la société et surtout de la fatalité.
À la dimension tragique du héros romanesque qui, jusqu'au bout,
affronte lucidement et ludiquement la mort, il substitue un
personnage beaucoup plus humain et susceptible d'émouvoir le
spectateur.
À l'évidence, les instructions délivrées par le texte source
ne sont pas toutes de même nature. Les unes se prêtent aisé­
ment à la transécriture, probablement parce qu'elles échappent
à l'écriture en se situant en amont ou en surplomb du récit; les
autres, en s'inscrivant au cœur du langage, demandent à être
76 La tran.sécriture

retravaillées en fonction des contraintes propres au langage qui


les prend en charge. En ce sens la transécriture ne dispense pas
de l'écriture. La transposition n'est pas une opération de trans­
port, de transaction ou de transcodage, elle est travail d'écriture
à partir d'une position autre.

UNE JNTERTEXTUALITÉ GÉNÉRALISÉE


Précisément c'est cette position qu'il convient maintenant
de situer. Elle est, au-delà de la navette qui la réunit au texte
source, au cœur d'une intertextualité généralisée, au croisement
de textes les plus divers et repérables dans le texte-adaptation
lui-même.
rt y a d'abord, en tant qu'ensemble de codes éthiques et
idéologiques propres à une époque, le discours implicite de la
société au sein de laquelle est réalisé le film. Symptomatiques
de cela apparaissent ces propos de Pierre Chenal lorsqu'il réagit
devant la transposition de Bob Rafelson : « [ ... ] les audaces
autorisées depuis vingt ans au cinéma n'ont créé aucune diffi­
culté au cinéaste pour susciter un climat érotique dont j'aurais
été bien en peine, alors, de donner l'ombre d'une équivalencé' ».
fis disent explicitement les limites autorisées du visible clans la
France de l'immédiat avant-guerre. De la même manière, si
l'érotisme de la version Tay Garnett est si distancié, si retenu,
si contrôlé, on peut porter cela au compte du récit autodiégétique,
mais aussi et surtout au climat puritain de l'Amérique des années
1940, ainsi que l'analyse Philippe le Guay7. La version Rafelson
est là pour en apporter la preuve a posteriori. La sensualité qui
émane du film, certaines scènes particulièrement hot ne sont
pensables que dans une société américaine atteinte par la vague
du libéralisme de la fin des années 1970.
De façon similaire, lorsque François Cuel8 souligne la part
que Sackett, l'agent d'assurances, prend dans le film de Tay
Garnett, il rapporte cela au contexte social de l'époque. Si la
6. « Pierre Chenal ,, entretien avec Jacques Fieschi, Ci11é111atographe,
11° 70, p. 27.
7. •< Une conf'cssion très pudique», Ci11é111atographe, n" 70, p. 10-12.
8. « Il postino suona scmprc duc volte», Ci11é111arographe, n" 70, p. 13-
14.
Le narrateur sonne toujours deux/ois 77

présence de ce personnage correspond à une des instructions


du texte source, sa figuration, sa réitération plus marquée, son
plus grand rôle dans le déroulement événementiel ont pour
origine un certain état social, dans les années 1940 aux États­
Unis.
Il y a aussi et surtout cet hypertexte que constitue le film
noir en tant que genre. Il fournit lui aussi un très grand nombre
d'instructions, portant sur tous les niveaux de l'activité narra­
tive. La comparaison avec les trois autres versions est, à ce titre,
tout à fait éclairante. Si elles sont déjà présentes dans le roman,
les scènes nocturnes ou d'intérieur sombre deviennent majori­
taires dans le film de Tay Garnett. Conformément aux lois du
genre, l'obscurité et la pénombre baignent tous les moments
actionnels importants (le crime, la baignade et l'accident final).
Plus symptomatiques encore apparaissent les caractéris­
tiques du personnage de Cora. James M. Cain fait d'elle une
femme à la présence charnelle fascinante. Brune au teint pro­
bablement basané (elle n'accepte pas qu'on puisse la prendre
pour une Mexicaine), elle incarne aux yeux de Chambers la
féminité quasi animale : «Je sentais l'odeur de la femme »,
«J'avais tant envie de cette femme que je ne pouvais rien garder
sur l'estomac»9, dit-il d'elle. Or Tay Garnett, en choisissant
Lana Turner, répond à d'autres contraintes, à d'autres instruc­
tions, celles du« star-system» et de l'image de la femme fatale
(Orson Welles n'agit-il pas de même avec Rita Hayworth dans
La dame de Shangaï ?). Que l'on se souvienne de sa premjère
apparition : chaussures à talons hauts, longues jambes nues, sh011
et chemjsier blanc, turban dissimulant la blondeur des cheveux,
effet de mise en évidence par le jeu du cadre dans le cadre et
l'éclairage particulièrement étudié. On est loin de la Cora de
James M. Cain. Codes du film noir obligent, mais aussi une
certaine bienséance américaine. Même Bob Rafelson, avec
Jessica Lange, n'osera flirter avec la« mexicanité».
D'autres exemples, nombreux, pourraient montrer le rôle
essentiel que le genre, en tant qu'hypertexte, joue clans l'élabo­
ration du film de Tay Garnett, au point que des deux textes,

9. Lejàcteur... , op. cir., p. 16.


78 la transécriture

celui de James M. Cain et celui du genre, on peut se demander


lequel l'emporte dans les instructions qu'il fournit.
Il est encore un troisième « texte » qui traverse et informe
l'adaptation de Tay Garnett, celui du filma-cinématographique.
Par là, je veux parler d'un certain état, à la fois historique et
pragmatique, du cinéma, de son langage et de la situation de
communication qui lui est propre. Approche plus délicate, plus
difficile à spécifier, mais dont quelques affleurements inscrits
dans le film indiquent le chemin à suivre.
Comment comprendre, par exemple, l'explicitation du titre
que propose le personnage-narrateur du film, alors que le roman
reste muet sur ce point? N'est-ce pas l'indice d'une situation
de communication et d'une adresse à un public singulier? Tout
se passe comme si le spectateur visé par Tay Garnett, celui de
la fin des années trente, était supposé (par le réalisateur? par le
producteur? par la machine économique?) peu capable de cette
exégèse. À moins que ne soit mise en évidence la différence
fonctionnelle du titre dans le roman et dans le film.
De la même manière on peut s'interroger sur certaines
caractéristiques « stylistiques ». Le roman, par exemple, en
conformité avec le laconisme du personnage-narrateur, pratique
l'art de l'ellipse, du moins un art de l'ellipse assez courant, pour
ne pas dire codifié ou « rhétorisé », dans le policier noir améri­
cain. Nombre d'entre elles sont graphiquement soulignées par
l'usage des pointillés et des blancs typographiques 10. Cependant
un tout aussi grand nombre ne sont pas explicitement souli­
gnées : « Il fallait que je l'aie, même si l'on devait me pendre
pour cela. Je l'ai eue11• » D'une phrase à l'autre, à l'emplace­
ment du point se glisse un saut temporel indéterminé mais assez
important. Outre les multiples effets de sens qu'il produit 12 le
caractère abrupt du saut temporel, lorsqu'il est systématique­
ment récurrent, donne au récit une allure fortement syncopée
et appelle chez le lecteur un certain type de compétence

10. En référence à l'édition française, car ces lignes de pointillés n'exis­


tent pas dans l'édition anglaise de Pan Books, 1982.
11. le.fàc1e11r... , op. cil., p. 62.
12. Pour plus de détails, je ne puis que renvoyer à mon étude déjà citée
« Personnage et plus-value sémantique», op. cit., p. 60-61.
Le narrateur sonne roujours deux fois 79

« lectorale ». Le film de Tay Garnett, lui, efface ces effets de


déliaison au profit d'une sorte de lissage narratif. La pratique
du rapide fondu-enchaîné (par opposition au montage eut) en
est un des moyens orthodoxes. De même du reste que les inter­
ventions de la voix off qui tendent à jouer le rôle de « liant »
narratif en explicitant les accélérations temporelles. Or cela est
probablement moins le résultat d'un choix propre au réalisa­
teur que celui d'un certain état du discours cinématographique
commercial de l'époque.
Au croisement de textes multiples, le film de Tay Garnett
reçoit donc des instructions d'une extrême diversité. Au point
que l'on peut s'interroger sur la véritable prégnance qu'exerce
le roman en tant que texte source déclaré. En fait, pour se référer
aux distinctions traditionnelles de la rhétorique classique, on
peut penser que, pour le réalisateur, choisir d'adapter une œuvre
antérieure c'est se faciliter la tâche de I' inventio ; reste tout entier
à sa charge la question de la dispositio, lieu précisément, pour
reprendre une terminologie plus contemporaine, du travail
d'écriture.

CONCLUSION
Au terme de cette observation du texte-adaptation, quelles
conclusions peut-on tirer? Elles sont de deux ordres me semble­
t-il. Avec le premier, il s'agit des questions de méthodes
possibles concernant l'activité analytique elle-même. Il me paraît
judicieux de procéder à un choix raisonné du point d'observation
et, dans cette perspective, l'examen à partir du texte-résultante
semble offrir des résultats plutôt positifs. Ne serait-ce que parce
qu'il tient à l'écart le risque, toujours prompt à se manifester,
d'une subordination de principe au texte source. Les enjeux idéo­
logiques n'en sont pas négligeables.
Avec le second, c'est la question même de l'évaluation
esthétique qui peut éventuellement faire retour. Si l'on admet,
premièrement, que le texte source est avant tout un réservoir
d'instructions, deuxièmement que d'autres instructions et
d'autres contraintes viennent d'autres horizons, alors on s'aper­
çoit que le texte adaptation, pour exister, doit produire lui-même
sa propre écriture. Le texte source ne lui donne aucune réponse
80 La transécriture

sur ce plan-là. En conséquence la question de l'évaluation


esthétique, si l'on désire la poser, ne doit pas être envisagée dans
un rapport comparatif avec le texte source, mais avec les textes
appartenant au même médium. La question n'est donc pas de
savoir, par exemple, si Bresson a été fidèle au Journal d'un curé
de campagne, mais quel intérêt offre le film intitulé Journal d'un
curé de campagne eu égard à l'histoire du cinéma.
En d'autres termes si la transécriture est, dans son principe,
de l'ordre du transport, transporter un texte d'un médium vers
un autre, elle n'est esthétiquement intéressante que dans la
mesure où elle suscite, à partir de la mutation sémiotique qui la
fonde, un déplacement au sein de l'ensemble des œuvres dans
lequel prend place le texte qui résulte du travail de transposition.
TRANSRÉFÉRENTIALISATION ET
TRANSMONDANÉISATION

Lucie Roy

Au début, une image, un catalyseur nous mène


à l a découverte d'histo ires encore jamais
racontées, nos propres histoires, prêtes à se
dérouler horizontalement et verticalement.
Robert Lepage,
Les plaques tectoniques.

li n'est pas aisé, pour quiconque, d'associer et, au même


moment, de russocier, pour les analyser, les notions d'« écriture»
et de« temporalité» au sein de la même entreprise. Cette diffi­
culté tient d'abord au fait que l'écriture se trouve perpétuelle­
ment doublée par une autre, virtuelle, ou, selon Le terme
désormais en usage, pm- une« écriture blanche 1 », qui fait appel
au vaste mouvement de La connaissance, à la mémoire, à l'appel
de l'oubli. Si l'on veut saisir tout le relatif qu'implique la com­
préhension de cette première notion d'écriture, dite aussi
« écriture blanche», ou, à tout le moins, si l'on souhaite rendre
compte de cette dernière, on devrait, idéalement - mais la chose
est de toute évidence impossible-, faire appel à tous les textes
comme à un « réel» mémoriel, à un réel sur lequel la mémoire
aurait agi en oblitérant ou en ravivant des événements 1. Donc,

1. Je fais ici allusion aux travaux de Maurice Blanchot, de Jacques Denida


et, en ce qui a trait aux études cinématographiques, à ceux de Marie-Claire
Ropars-Wuillcumier.
2. Cette pensée eftleure au passage celle, abondamment illustrée, de
Régine Robin dans Le ro111a11 mé111oriel ( 1989).
82 La transécriture

pour saisir tout le relatif de l'écriture, et en rendre compte, il


faudrait faire appel à plusieurs champs de l'analyse dont la
philosophie, la sémiologie, la psychanalyse et l'histoire qui, en
engendrant des textes, traversent les parts de réalité, de«réel»
que les textes contiennent.
La difficulté dans l'entreprise d'association et de dissocia­
tion des notions d'écriture et de temporalité tient aussi au fait
que, comme l'écriture, la temporalité paiiicipe du même dessein
de virtualité, d'un identique site blanc de références comme tel
quasi insaisissable.
À cela s'ajoute le fait que l'on ne saurait concevoir l'examen
de la temporalité sans aussitôt faire l'examen de son écriture
par le récit. La difficulté vient, donc, de 1' association et de la
dissociation des perspectives, celles de la temporalité et de l'écri­
ture, et des parts d'insaisissables auxquelles l'une et l'autre
réfèrent.
Le monde déployé par toute œuvre narrative, disait Paul
Ricœur, est toujours un monde temporel[ ...] le temps devient
temps humain dans la mesure où il est articulé de manière
narrative ; en retour le récit est significatif' dans la mesure
où il dessine les traits de l'expérience temporelle ( 1983 : 17).
S'il est, de façon générale et sur le plan d'une philosophie
du langage, facile de reconnaître que l'écriture peut, plus ou
moins, fixer la pensée ou, mieux, laisser apparaître le temps
d'une pensée habituellement en proie à l'évanouissement tem­
porel et au défilé des événements sociaux, politiques et humains,
il est plus difficile de déceler les opérateurs de temps dans le
discours et de délinéer avec exactitude le réseau de leurs réfé­
rences « dans» le récit et «hors» du récit. Or, l'écriture, tout
comme l'image définie dans l'exergue de ce texte, peut servir
de catalyseur, mener«[ ... J à la découverte d'histoires encore
jamais racontées [ ... 1 prêtes à se dérouler horizontalement et
verticalement », sans qu'elles ne se livrent jamais entièrement
à la surface du récit.
Dans cette perspective, comment peut-on appréhender, par
le fait temporel, le texte qui l'énonce? Comment peut-on exa­
miner les «entrées» et les «sorties» du texte qui configurent
Transréférentialisation et transmondanéisation 83

des temps, non représentés, évoqués et, en tant que tels,


infigurés ? Et, à l'inverse, qu'il soit théâtral ou cinématogra­
phique, qu'il ait été ou non passé au tamis de la représentation,
comment le texte fait-il appel au vaste champ temporel?
Comment se transforme-t-il en site de temps? Comment en
trace-t-il les marques? Et, une fois admis le relatif ou, mieux,
le jeu de forces et de reflets de la rencontre de l'écriture et de la
temporalité dans le système textuel, comment peut-on recon­
duire la notion de transécriture au sein de l'analyse?
Une fois reconnus le « transit3 » du temps dans l'écriture
et, dans le même mouvement, l'état constamment transitif de
l'écriture par rappo11 au temps et à la temporalité, comment peut­
on rendre compte d'un second état transitif correspondant à
l'apport de la transécriture pour l'écriture, c'est-à-dire « dans»
l'écriture et « par» l'écriture? Comment, enfin, le texte lui­
même peut-il participer de cette réconciliation, de cette para­
doxale prédation d'une écriture par une autre, d'une forme
textuelle par une autre et d'une temporalité humaine par une
temporalité symbolique4?
En fait, l'intérêt de cette enquête sur la transécriture pro­
vient de sa problématique même, c'est-à-dire du fait qu'elle
autorise l'éclairage d'un système de récit par un autre système
considéré comme possible, double, tiers exclu ou, compte tenu
du mouvement de son appel et, à la fois, de son exclusion,
comme tiers inclus, mais précisément inclus comme tiers5 . L'in­
térêt de cette enquête tient surtout au fait qu'elle permet une
réflexion en forme d'activité gigogne qui risque de soulever,
une fois de plus, la problématique de l'état transitif compris dans
le texte, l'écriture. « La notion courante de texte comporte donc
l'idée d'une transitivité : le texte révèle et fixe, préférentielle­
ment par l'écriture, le contenu d'un discours, quelle que soit,
par ailleurs, la nature de ce discours» (Guilbert, 1989 : 6042).

3. Je reprends l'idée du« transit» de temps qu'a abondamment abordée


Paul Ricœur.
4. Je fais plus précisément référence à un article de Ricœur intitulé« Le
temps raconté» (1991: I 1-15).
5. Voir à cc propos l'ouvrage d'Umbeno Éco, Les limites de /'i11te1pré­
tation ( 1992).
84 La tra11.sécriture

L'œuvre filmique Les plaques tectoniques (1992), dont


l'adaptation et la réalisation sont signées par Peter Mettler,
éveille, au regard de cette problématique de la transécriture, une
certaine curiosité. Tiré de la pièce du même titre de Robert
Lepage, ce film retient des pans entiers du texte d'origine ou,
plus précisément, de la représentation théâtrale. Par ailleurs,
celle-ci fait, je le souligne, constamment appel à des articula­
tions et à des figures reconnues pour être généralement à
l'emploi de la syntaxe du film: des fondus au noir, des coupes
rapides, des sortes de montages alternés et, davantage, des mon­
tages parallèles qui, sans entretenir de rappo1t de causalité spatio­
temporelle, enferment des actions et convient ainsi, comme au
cinéma, d'autres lieux, d'autres temps à participer du même site
diégétique, à la même thématique6 . À l'inverse, et malgré l'ha­
bituel pouvoir de découpes d'espaces (correspondant, si l'on
veut, au plan, à son cadrage et à sa durée) et de coupes de temps
au cinéma (correspondant à la syntaxe du cinéma), certains
films - dont Les plaques tectoniques - peuvent user, et usent
effectivement, de figures théâtrales ou plus théâtrales que ciné­
matographiques : évidemment de l'espace scénique, appel
d'autres Lieux par l'éclairage, etc. De fait, l'évolution même des
langages théâtral et cinématographique incite à penser le carac­
tère mouvant des formes taxinomiques, leur caractère transitif,
leur interpénétration.
Citons, comme autre exemple d'utilisation de figures ciné­
matographiques au théâtre, la pièce Les aiguilles et l'opium7 du
même auteur, Robert Lepage. Seul acteur en scène, celui-ci,
suspendu dans les airs par un filin, mime une chute, alors qu'on
projette derrière lui - en plan subjectif en quelque sorte - un
rapide travelling vertical donnant à voir un gratte-ciel. Au cours
de la pièce, ce même écran - qui le cadre - pivote et évoque.

6. Je compare implicitement la pièce Les plaques tectoniq11e.1· ( 1992) avec


les formes théâtrales traditionnelles. Je n'exclus pas, il va sans dire, le fait
que certaines pièces actuelles rassent en droit usage de ces mêmes figures qui
seraient dites «cinématographiques» ou « plutôt cinématographiques ».
7. La pièce Les aiguille.1· er l'opium de Robert Lepage a été présentée en
mai 1993 au Palais Montcalm de Québec. La conception, la scénographie et
l'interprétation sont de l'auteur.
Transréfére11.1ialisation et transm.011danéisatio11 85

par des effets d'éclairage, les divers lieux de l'action: une


chambre d'hôtel, un fleuve, une piquerie, etc. Des sortes
d'«images-mouvement» (des images qui sont en mouvement)8,
sommairement définies comme des translations marquées de
l'action qui interagissent avec l'espace par usage d'«un» mon­
tage scénique (décors et éclairages), agissent comme opérateurs
de «découpes» spatio-temporelles et narratives, alors qu'au
cinéma, par l'usage << du» montage, les images-mouvement
agissent comme opérateurs de«coupes» spatio-temporelles et
narratives - la capacité du cinéma d'opérer des«coupes spatio­
temporelles», c'est-à-dire celle du monteur de couper directe­
ment sur la pellicule des fragments du film, est, en effet, avérée.
Ce projet d'aborder la question de l'état de la médiation du
film au moyen de la transécriture à laquelle celui-ci participe
impose quelques précisions. Malgré son intérêt, et par ailleurs
malgré la reconnaissance d'une première opération de
transécriture entre texte dramatique et représentation théâtrale,
je n'ai pas l'intention d'explorer le tissu temporel du texte écrit
par rapport au temps de sa représentation ni, en l'occurrence,
d'étudier exclusivement les possibilités de la représentation du
temps au théâtre. N'est pas davantage prévue l'analyse compa­
rative du film et des changements de versions d'une représen­
tation théâtrale à une autre. Ces versions, une mention écrite
l'indique au tout début du générique du film Les plaques tecto­
niques, mettent par ai11eurs constamment à jour « [ ... J des élé­
ments différents[ ... ] L'adaptation cinématographique [fait, en
ce sens, seulement] partie d'un processus en pleine évolution,
fixant une œuvre vivante qui n'a cessé de se transformer au cours
des cinq dernières années 9».

8. « Les objets ou parties d'un ensemble, dit Gilles Deleuze. nous


pouvons les considérer comme des co11pes i111111obiles ; mais le mouvement
s'établit entre ces coupes, et rapporte les objets ou parties à la durée d'un tout
qui change, il exprime donc le changement du 10ut par rapport aux objets, il
est lui-même une coupe mobile de la durée» ( 1983 : 22).
9. Le film Les plaques tec1011iq11e.1· a été réalisé en 1992. La pièce a,
semble+il, été écrite en 1987. Je tiens à remercier vivement le Théâtre Repère
pour avoir si généreusement mis à ma disposition une copie filmée d'une
représentation théâtrale et La Société Radio-Canada qui a, aux lïm d'étude,
permis la location du film Les plaq11es rec1011iq11es.
86 La transécriture

Bref, pour clore cette liste de précisions ou de précautions


théoriques relatives à la perspective d'enquête ici engagée, je
dirai qu'il ne s'agit pas de tenir le texte théâtral d'une main et
le scénario de l'autre, de regarder l'enregistrement vidéo dont
la représentation théâtrale a été le sujet, de supposer que l'en­
registrement vidéo et sa « prise », sa représentation théâtrale,
ont fait l'objet d'une « reprise » dans le film, pour les comparer
ensuite à J'œuvre dite filmique.
Cette façon de procéder, si elle permettait à l'analyste
d'étaler les réseaux de leurs ressemblances et de leurs dissem­
blances, de qualifier, selon un secret gabarit, de « plus » ou de
« moins » théâtrales, comme de « plus » ou de « moins » ciné­
matographiques, les figures qui ont cours dans les deux
systèmes, n'offrirait pas de véritable garantie quant à l'explo­
ration de la grande problématique de la transécriture. Par ailleurs,
les figures dont il vient d'être question sont, comme j'ai essayé
de le montrer plus tôt, solidairement à la fois très théâtrales et
très filmiques. Il est aisé, ce faisant, de reconnaître le double
régime de l'œuvre filmique Les plaques tectoniques, en même
temps pas tout à fait filmique ni complètement théâtral. Ce
double régime, il s'agit là d'un avantage, incite à entreprendre
l'étude d'une transécriture qui, systémique, opère de l'intérieur
en quelque sorte.
Dans Les plaques tectoniques, la lecture de l'écriture théâ­
trale et celle de l'écriture filmique comme possibles surgisse­
ments du texte sont, on l'aura compris, parallèlement et
réciproquement imposées. L'examen des trajets référentiels,
textuels et narratifs compris dans le film, l'examen donc des
mondes et des possibles du temps qui permettent, au sortir du
texte, sa compréhension, l'examen, en somme, du battement
<< transréférentiel » compris dans le film s'avèrent essentiels au
regard de la trajectoire d'analyse qui me préoccupe actuelle­
ment, celle de la transécriture. La lente remontée de l'opération
de médiation du temps et de ses implications référentielles,
comme la contamination des matériaux théâtraux et cinémato­
graphiques que met en évidence le film Les plaques tectoniques,
est, en clair, projetée dans cet esprit.
Transréfére11rialisario11 et trans111011da11éisa1io11 87

LE RÉCIT

Le film Les plaques tectoniques et la pièce, qui y est en


«retenue», racontent, par une série d'emboîtements et de dé­
boîtements rapides, l'existence de trois personnages principaux
autour desquels, il va sans dire, gravitent d'autres personnages.
Madeleine, en séance de thérapie, raconte que, déçue par
son amour impossible pour Jacques, son professeur d'histoire
de l'ait, elle est partie à Venise avec l'intention d'y mourir. Lors
d'une vente aux enchères au cours de laquelle est vendue une
œuvre d'Eugène Delacroix représentant George Sand et, à l'ori­
gine, Frédéric Chopin, elle rencontre un virtuose qui lui fait
découvrir la musique de ce dernier. Au cours d'une promenade
en gondole, elle porte secours à Constance. Plus tard, cette
dernière mourra alors que, prise de délire, elle rejoint son père
qu'elle imagine en train de se noyer.
Devenue à son tour professeure d'histoire de l'art, et hantée
par son passé, Madeleine retrouve Antoine, un ancien compa­
gnon d'études sourd-muet qui était également amoureux de
Jacques. En écoutant une émission de radio, Madeleine recon­
naît dans la voix de Jennifer McMann, celle de Jacques
(McMann) et fait part de sa découverte à Antoine. Ce dernier
pait rejoindre Jacques qu'i I retrouve vêtu en femme.
Dans un restaurant, Jennifer - Jacques - fait la connaissance
de Kevin. Dès leur deuxième rencontre, Jennifer avoue son
identité d'homme à Kevin. Celui-ci l'étrangle.
Vingt ans après sa rencontre avec Constance, Madeleine
abandonne l'enseignement pour se consacrer à la peinture. Lors
d'une vente aux enchères, on vend sa série Impressions de
Venise dans laquelle sont comprises les toiles intitulées Le
gondolier regarde Ophélie noyée, Le spirite et le sourd-muet,
Double portrait de Frédéric Chopin, George Sand et, enfin,
« J » pour Jennifer qui fait partie d'une autre série. Comme s'il
s'agissait d'un deuxième mouvement de prédation d'une écri­
ture pm une autre, filmo-théâtrale d'abord et picturale ensuite,
ces toiles fixent les tableaux qui constituent à la fois la pièce et
le film qui la capture.
88 La transécriture

Voilà pour le noyau du récit. Mais, en l'absence des maté­


riaux qui lient chacun des syntagmes par ailleurs brisés p,u­
l'absence de linéarité du récit, on ne saurait rendre compte du
film ni davantage de l'emploi de figures théâtrales dans l'écri­
ture filmique. Pour éclairer les quelques aspects théoriques
retenus dans la partie suivante de cette enquête, pour pallier le
relatif retard de l'analyse du film et, davantage, pour que le
lecteur puisse un tant soit peu lire son état d'mt composite, je
m'attacherai ici à décrire la phrase d'introduction du film Les
plaques tectoniques.
Le film s'ouvre sur une musique électroacoustique. Sur des
images d'eau et d'édifices vus en contre-plongée, des mentions
écrites spécifient le caractère évolutif de la pièce et disparais­
sent dans un fondu au noir. Constance tient une bougie à la main,
pivote sur elle-même et allume une autre bougie déposée sur
une chaise. Des spectateurs qui ont pris place sur des échafau­
dages entourant la scène la regm·dent. Les chaises sur lesquelles
des bougies ont été fixées sont lentement tirées vers le haut et
tiennent lieu de candélabres. Le générique défile en surimpres­
sion sur un panoramique horizontal donnant à voir un puzzle.
En voix off, Madeleine, l'un des trois personnages prin­
cipaux, raconte que son ami Antoine, sourd-muet, arrive à
entendre ce qu'elle dit quand il pose sa propre main sur sa gorge
à elle. Les deux personnages surgissent dans l'espace écranique.
Derrière eux, Chopin, immobile, est assis au piano. Madeleine,
en voix off, raconte : « Il a mis sa main sur ma gorge comme
s'il allait m'étrangler, mais c'était pour mieux saisir ce qu'il
n'arrivait pas à lire sur mes lèvres. » Une autre voix, anonyme
parce que hors récit, double en anglais celle de Madeleine.
« Quand tu parles, fait comprendre Antoine pm· des signes, les
mots vibrent. Il a mis sa main sur mon ventre, comme on fait
pour sentir un enfant bouger dans le ventre de sa mère. »
Antoine, que la caméra suit pm· un travelling vertical, se penche
et pose effectivement sa main sur le ventre de Madeleine. « Puis
il s'est couché sur le sol. » Antoine se couche sur le sol. Des
sous-titres prennent alors le relais de Madeleine. « Et il m'a dit
que les vibrations qui venaient du centre de la Terre étaient les
Transréjërentialisation et transm.ondanéisation 89

mêmes que celles qu'il avait senties dans mon ventre et dans
ma gorge. »
Deux pianos à queue, donnés à voir en plan aérien, se
rejoignent jusqu'à engloutir Antoine. «C'est cette force-là qui
provoque les tremblements de terre et qui façonne le globe. »
Madeleine, debout sur les pianos, continue en voix off: «Il y a
des millions d'années, les continents n'étaient pas séparés les
uns des autres comme ils le sont maintenant, mais ils formaient
un seul continent. » Après un fondu enchaîné et un travelling
vertical, une pieITe apparaît et couvre toute la smface de l'écran.
«Puis, p,u- un mouvement très violent venu du centre de la Terre,
ce continent unique s'est fractionné et les nouveaux continents
ainsi formés ont amorcé une lente dérive qui se poursuit
toujours. » Suivent deux panoramiques, l'un d'un cimetière et
l'autre de montagnes. «Jadis l'Europe et l'Amérique s'épou­
saient parfaitement. Les montagnes calédoniennes s'étiraient
jusqu'aux Appalaches.» Des vagues vues en plongée apparais­
sent à l'écran. «Là où s'étend aujourd'hui l'océan Atlantique.
Les longues plages de sable doux qui bordent les continents sont
en réalité les cicatrices d'une profonde déchirure. »
Par le passage du off au in des deux voix, l'une anglophone
et hors récit, l'autre francophone et appartenant à un person­
nage de l'histoire, par l'emploi ponctuel de sous-titres qui,
comme on le sait, sont au cinéma de moins en moins utilisés à
des fins narratives, par l'intervention de fondus au noir et d'une
musique qui amplifient par endroits l'atmosphère d'étrangeté
de la narration, de même que par le passage de lieux scéniques
à des lieux filmjques, à des lieux réels, le film met en évidence
le mouvement d'une transitivité textuelle ou d'une transécriture.

LES MATÉRIAUX
Voulant, sur le plan théorique, opposer «filmicité » et
«théâtralité » , l'habitude veut que l'on s'attaque à l'examen des
formes de langage en usage dans l'une et l'autre de ces écri­
tures. On admet ainsi aisément que le cinéma utilise des images
mouvantes mises en séquences, des paroles, des musiques, des
bruits et des mentions écrites, et que le théâtre fait, à son tour,
90 La transécriture

appel aux sons du langage, aux sons de la musique, aux bruits


et, différemment il va sans dire, aux mentions écrites et aux
images mises en séquences.
Au théâtre, les mentions écrites, ou plus précisément leurs
équivalents sémantiques, sont, habituellement, fournies aux
spectateurs à l'entrée de la salle par le texte des programmes. À
l'exclusion du matériau photographique du film dont il sera
ultérieurement question, les images y sont pareillement identi­
fiables et elles ne le sont qu'à la condition qu'on veuille bien
admettre ceci : le théâtre peut, par la mise en scène, par l'or­
chestration de la lumière et par son contraire, l'épaisseur noire
comprise dans l'espace scénique, faire surgir ou réduire au
silence des signes iconiques, des états proxémiques et spatiaux,
inévitablement mis en rapport avec d'autres matériaux, acous­
tiques, tels que la voix, le bruit et la musique. Ces images, mises
en séquences, sont repérables clans l'énonciation continue de
ces mêmes états proxémiques de même que, si l'on veut, dans
leur discontinuité ou, autrement dit, dans la succession des
scènes parfois marquée par des articulations, des passages au
noir, voire des fermetures de rideaux.
Le théâtre peut donc, de façon synchronique et diachronique,
par liaisons et par ruptures des divers états proxémiques com­
pris dans l'espace de la scène, accentuer ou atténuer les divers
effets de montage ou, selon des termes propres à son champ
particulier d'études, les divers e ffets de montage scénique, de
mise en scène. Il peut, également, créer des sortes d'effets de
mouvance par arrêt de gestualité, par blocage des matériaux
sonores et visuels contextuellement convoqués et par des s01tes
d'ellipses de temps et de narration. En fait, on peut momenta­
nément prétendre que le théâtre joue d'une opération de montage
voisine de l'écriture filmique, clans la mesure oü il accentue ou
lie de 1 'hétérogène en produisant des motifs sonores et visuels.
Toutefois, on ne saurait, par le seul énoncé de ces ressem­
blances, rendre compte des états scripturaux particuliers au
théâtre et au cinéma. Sur le plan de l'analyse, l'abandon de
l'œuvre de « re-collection» des images du «réel», que
l'appareillage cinématographique impose au moins en principe
ou, en d'autres termes, l'exclusion même momentanée de la
Transréférentialisation. et transmo11.da11.éisatio11. 91

spécificité énonciative du film qui concerne « la photographie


mouvante» et, sous cet angle, sa « mise en séquences», con­
duit, dans la perspective de la transécriture, à une impasse 1°.
Pour une approche desc1iptive de l'opération de transéc1iture
comprise, dans ce cas-ci, dans le système filmique, comme par
ailleurs pour une approche descriptive de l'expérience esthé­
tique que la transécriture implique et que le système filmique,
en quelque sorte, rend systémique, tout le problème revient, il
me semble, à définir les effets de l'« impression référentielle»
potentiellement engendrée par le texte théâtral, son inscription
et sa refiguration dans le tissu filmique ; il revient inévitable­
ment à définir ce même tissu filmique comme participant - on
verra comment - d'un ajout d'une « impression de réalité» à
une« impression ou illusion référentielle' 1 ». Dans mon esprit,
l'impression de réalité est rompue au jeu de la référence faite à
la réalité ; la réalité, la référence faite à la réalité serait, pourrais­
je dire, une impression marquée. L'impression référentielle a
plus ou moins pour correspondance un texte troué où le travail
référentiel est lui-même visible, c'est-à-dire marqué. L'illusion
référentielle, quant à elle, serait, toujours dans mon esprit, em­
blématique en ce qu'elle serait suturée, p,u-ée de réel: le référent
serait« contenu» dans le texte, appelé par lui, de fait, mais sous
forme d'illusion.

DÉNÉ GATION, IMPRESSION DE RÉALIT É ET ILLUSION


RÉ FÉRENTIELLE
Malgré les interventions du dramaturge, du metteur en
scène, de 1'éclairagiste et du personnage qui tracent des sortes
de p,u-cours de lecture, l'espace de la scène au théâtre se lit, en
termes cinématographiques, comme étant en « plan d'en­
semble ». Plus rayonnant que focalisant, cet espace est, au
moment de sa réception, en quelque sorte dénué d'empreintes,
donné à voir directement, sans autre intermédiaire sur le plan
de la vision. Refiguré par le décor ou, selon les genres

1 O. Je regrette, presque, de devoir revenir à celle habiwelle voie d'analyse,


mais je la considère incontournable dans le cadre de cette enquête sur la
transécriture.
1 1. Le terme est de Roland Barthes.
92 La transécritu.re

empruntés, l'absence de décor, cet espace n'a, si toutefois on


peut encore les appeler ainsi, d'«empreintes» que les signes
d'« existants », objets et acteurs, en quelque sorte tirés de la
réalité.
Il semble que ces empreintes-ci ou, compte tenu du défaut
de leur engendrement sous forme de saisissement et d'étalement
temporelle par l'appareil filmique qu'est la caméra, ces
«imprégnants» - c'est-à-dire les signes d'existants tirés de la
réalité - contribuent, par avance au regard de la position d'exis­
tence, à placer l'écriture théâtrale, et Je temps de son énoncia­
tion, sous le signe de la théâtralisation et de la dénégation 12•
L'impression référentielle créée par l'univers du récit
théâtral ne passerait donc pas, comme au cinéma, par l'impres­
sion d'une réalité de photographie et encore moins par son
double qu'est la pensivité 13 du regard posé sur cette«réalité­
en-impression » ; et elle ne passerait pas, cette illusion référen­
tielle, par l'ajout d'un second état à un premier état proxémique
qui pourrait correspondre à la distance ou à la proximité de la
caméra par rapport à l'état ou aux états proxémiques compris
clans l'espace de la scène. Au cinéma, en effet, l'espace se
trouve, et cette différence est marquante, a priori focalisé par
la visée [toujours] sémantiquement singulière 14 d'un regard
voyant qui, par le réseau des empreintes photographiques ou,
ce qui est plus vrai, par celui des empreintes cinématographiques
qu'il produit, fait apparaître et défiler le monde.
Même au point aveugle ou au degré zéro de son énoncia­
tion en plan fixe et tournée de façon continue, 1 'enclave ciné­
matographique, c'est-à-dire, au sens strict du terme, l'espace vu
par l'espace« cinématographié», est marquée par la présence
de ce regard voyant et d'un espace«illusoirement réalisant».

12. Voirà ce propos l'ouvrage de référence Lire le théâtre ( 1978) d'Anne


Ubersfeld et, plus paniculièremcnl, les pages 46, 158 et 163.
13. Voir, à ce propos, l'ouvrage de Régis Durand intitulé Le regard pe11sij'
(1988: 22).
14. Ricœur disait: « C'est le sémiotique, en effet, qui porte la fonction
générique, et le sémantique la visée singulière[ ... ]» (1975: 95). Et encore:
« Le sémiotique ne connaît que des relations intra-linguistiques ; seule la
sémantique s'occupe de la relation du signe avec les choses dénotées, e'est­
i1-dirc finalement de la relation entre la langue et le monde» ( 1975 : 97).
Transréférentia/isation et transmo11.da11.éisatio11. 93

Quant à l'examen d'une seconde couche de sens cette fois,


si tant est que l'on reconnaisse au cinéma, comme au théâtre, la
capacité de faire surgir des lieux, des personnages et des
actions, on ne peut que lui faire correspondre des fonctions
« identifiantes » et prédicatives. Elles sont identifiantes parce
que, comme l'indique Ricœur, le langage« [ ...]désigne toujours
des êtres qui existent (ou dont l'existence est neutralisée, comme
dans la fiction) ; en droit, disait-il, je parle de quelque chose
qui est[ ... ]» (1975: 94). Les fonctions sont prédicatives parce
que, même lorsqu'ils paraissent frappés de neutralité, les
« existants » filmiques, comme autrement les existants théâtraux,
sont qualifiés et se qualifient pm· la diégèse. En ce sens, et en
ce sens seulement, il importe peu ou prou que ces fonctions
soient ou non soumises à une impression de réalité, car les textes
comprennent ou convoquent presque toujours une impression
ou une illusion référentielle; à cause d'elles, je le répète, les
existants sont identifiés et, au même moment, plus ou moins
prédiqués.
On pourrait penser que la configuration même du matériau
à laquelle participent le théâtre et, autrement, le cinéma, contri­
bue - relativement à une perception sémantique et, plus large­
ment encore, à une entreprise cognitive 15 - au dessin du parcours
référentiel emprunté par la diégèse, définissant ainsi par avance
son statut d'existence: la représentation en forme de dénéga­
tion ou, autrement, d'impression de réalité. On pourrait ajouter
qu'en vertu, justement, de ce statut d'existence, du pacte de lec­
ture et, j'ajoute, du pacte de la représentation qu'ils autorisent,
les textes théâtraux et cinématographiques peuvent travailler à
annuler - ou à renforcer - le décret de leur apparente dénéga­
tion - ou de leur apparente impression. On pourrait également
dire que Je cinéma peut s'occuper à démonter l'acquis relatif

15. François Rastier disait à ce propos : « Comme les ans graphiques


révèlent des lois de la perception visuelle quand ils mettent à profit les illusions
optiques, les ans du langage exploitent les illusions sémantiques (en premier
lieu les images mentales qui déterminent l'impression référentielle). Par là ils
révèlent des lois de la perception du sens. C'est pourquoi l'esthétique pourrait
ouvrir à la recherche cognitive un domaine de recherches d'une richesse encore
inaperçue ( 1989 : 9). »
94 La transécriture

de son impression de réalité, par l'usage d'une fonction que


j'appellerai « authentifiante » des figures du récit ou, pour la
définir sommairement, par l'étalement scriptural 16 du film par
lequel passe le récit. Le film, comme on le sait, emporte avec
lui l'identité - impersonnelle sur le plan de l'analyse - de la
vision et de la narration. Tout comme le théâtre peut contourner
le mécanisme de sa propre dénégation, le cinéma, jouant de
l'identité d'un« énonciateur représenté » 17 sous forme d'étale­
ment scriptural, peut déjouer l'impression de réalité pour en
appeler de la « véridicité » du discours 18•
Tout texte, disait François Rastier, impose des contraintes
sur la formation des images mentales, notamment au niveau
sémantique, bien qu'un signifié ne se confonde pas avec une
représentation. Ces contraintes sont dépendantes des régimes
discursifs (ex. littéraire, scientifique, religieux, etc.) et des
pactes qui régissent /'interprétation des genres textuels au
sein des pratiques sociales 19•
Pour expliciter l'a priori du statut d'existence et des régimes
discursifs du théâtre et du cinéma, il me faut admettre tout
d'abord a) que, comme je viens de le faire, l'un et l'autre usent
d'une syntaxe et lient de l'hétérogène; b) que le théâtre et le

16. Je fais référence à la partie visible de l'écriture filmique, à sa mani­


festation dans l'espace physique de l'écran, et je reprends en ce sens la défi­
nition de scriptural / scripteur proposée en théorie de la communication. Il
faut noter que cette définition peut considérablement - et c'est le moins que
l'on puisse dire - être prolongée par des rappels à l'hypothèse scripturale telle
que proposée par Ropars-Wuilleumier notamment dans son ouvrage Le texle
divisé ( 1981). Dans mes thèses de maîtrise et de doctorat, je me suis livrée à
une étude du silence au cinéma dans des perspectives psychanalytique et,
davantage, phénoménologique, et j'ai, il va sans dire, croisé, pour m'en
inspirer, cette hypothèse scripturale énoncée par Ropars-Wuilleumier. Plus
précisément encore, j'ai pu examiner ce passage du scriptural au phénoménal :
I' « identité en écriture », I' « écriture en identité».
17. « L'univers de référence, disait Rastier, est associé, fût-ce par défaut,
à l'énonciateur représenté» (1989: 85).
18. Mais il s'agit là de lieux communs.
19. Cette citation est tirée de la page 1 d'un document intitulé« Réalisme
sémantique et réalisme esthétique : la sémantique des effets de réel », que
Rastier a remis aux personnes présentes à la conférence qu'il donnait à
l'Université Laval en 1992.
Transréférentialisatio11 et trans111011danéisation 95

cinéma, par leurs matériaux mêmes, acquièrent un statut d'exis­


tence particulier; c) que tous deux usent de fonctions
identifiantes et prédicatives; d) que malgré leurs régimes
discursifs et leurs pactes de lecture, le théâtre et le cinéma
peuvent faire appel à des fonctions authentifiantes qui passent
par l'écriture : le film, notamment, peut autoriser son« étalement
scriptural»; e) que - j'aborde cette question subséquemment­
la coprésence de ces deux systèmes théâtral et cinémato­
graphique dans le film Les plaques tectoniques contribue à
démonter le récit, en dévoilant ce par quoi, sur le plan du maté­
riau, il s'énonce; le dévoilement des matériaux en usage dans
cette opération de« roulement» d'un texte sur un autre ne cons­
titue, en fait, que l'indice d'une opération de transécriture, qui
interroge le principe même de l'écriture en tant qu'elle parti­
cipe de la synthèse d'un temps qui s'opère ailleurs; f) qu'à la
configuration référentielle et à la création des mondes narratifs
correspond la configuration temporelle du récit et peuvent
correspondre, sur le plan cognitif, une logique temporelle, un
paradigme, une voûte de références temporelles. Compte tenu
de ce qui vient d'être dit, il semble que la problématique de la
transécriture impose l'examen d'un système de« transréféren­
tialisation», à multiples volets, au sein duquel restent inchangés
les mondes possibles présents dans le film Les plaques tecto­
niques; ils restent donc inchangés, malgré le va-et-vient des
formes théâtrales et filmiques, le sens du temps, du réel, de la
« pensée qui énonce».

CONFIGURATION RÉFÉRENTIELLE/ CONFIGURATION


TEMPORELLE
Je me consacrerai enfin à l'étude d'un segment du film Les
plaques tectoniques. Le tableau suivant a, dans cette perspec­
tive, deux objectifs. Le premier est de témoigner de l'alter­
nance - récurrente - de l'emploi des configurations théâtrales
et cinématographiques dans un segment du film. Le deuxième
est de rendre compte, par le découpage de ce segment en sé­
quences et par la description de ces dernières, de l'émergence
et davantage de l'enchevêtrement des différents mondes narratifs
possibles présents dans des moments du récit.
96 La transécriture

Les traits continus correspondent, dans ce tableau, à des


passages du film Les plaques tectoniques qui font appel à des
configurations cinématographiques, tandis que les pointillés
inscrivent les moments de prédation20 de la pièce par le film,
moments dans lesquels, cependant, continuent d'intervenir des
mouvements de caméra et des coupures de plans. Sont donc
reconnus comme représentatifs de configurations théâtrales les
plans et les séquences qui ont été filmés lors de ce qui paraît
être une représentation de la pièce et, à l'inverse, sont reconnus
représentatifs de configurations cinématographiques ceux qui
ont été filmés dans des lieux réels.
Mentionnons, de plus, que les liaisons formelles ou, pour
le dire autrement, les évidents passages d'un moment théâtral à
un moment cinématographique qui, dans le récit, s'inscrivent
dans un rapport non seulement de causalité mais aussi de
consécution de temps et d'action, sont ici identifiées par des
flèches. Ces m1iculations entre espace théâtral et espace fihnique
ont, je le souligne, ceci de particulier : elles mettent en évidence
le mouvement de la transécriture, soit le passage d'un régime
discursif à un autre.
l) Alors qu'elle explore Venise, Madeleine rencontre
Constance qui, immobile et presque inconsciente, est allongée
dans une gondole. 2) Sur la scène d'une salle de concert, William
Rhys, virtuose, invite les spectateurs à imaginer la vie parisienne
du XIXe siècle. George Sand entre et s'assoit dans cette salle vide.
3) Madeleine, qui raccompagne Constance, s'occupe de cette
dernière qui s'est évanouie. 4) William Rhys, en concert, de­
mande à George Sand d'écouter religieusement le prélude de
Frédéric Chopin qu'il interprétera. Sous les applaudissements
de la foule, une toile de fond apparaît puis, par une sorte de
travelling circulaire de cette toile et par un mouvement méca­
nique de la scène, les balcons d'une salle de concert surgissent

20. Parce que sur le plan systémique les segments théâtraux sont repris
dans le film, je m'autorise l'emploi du terme «prédation», dans la mesure
oùje souhaite dire qu'il y a véritablement là une sorte cl'« engloutissement»
d'un régime par l'autre et pour l'autre. L'emprunt théâtral ne saurait être, en
quelque sorte, payé en retour, car le matériau est, c'est le cas de le dire,
«systématiquement» englouti dans l'autre.
Transréférentialisation et transmo11da11.éisatio11 97

derrière le virtuose. 5) Dans un édifice, Constance et Madeleine


montent un escalier. Constance ouvre une trappe au plafond pom
finalement, j'insiste là-dessus, prendre place sur un piano.
Constance insiste auprès de Madeleine pour que celle-ci lui fasse
une injection de drogue. Tandis qu'une musique électroacous­
tique se fait entendre, la caméra constamment mouvante donne
successivement à voir un gondolier, William Rhys, la salle de
concert, un marin et Chopin. Constance incite Madeleine à
l'imiter et à se piquer. Des marins font des exercices. Un marin,
le père de Constance, tente d'attirer sa fille vers lui. Dans le
même espace de la scène, George Sand se lève et applaudit
William Rhys. Le marin quitte la scène. Constance Je suit.
6) Constance erre dans les corridors d'un bâtiment. 7) Elle re­
trouve son père. Des marins font des exercices et des ballerines
répètent une chorégraphie. Le sol de la scène pivote dangereu­
sement sur lui-même jetant ainsi les marins et les ballerines à
l'eau. Constance essaie de retenir son père et est à son tour pro­
pulsée dans l'eau. 8) Au même moment, Madeleine, qu'on en­
tend en voix off, dit ne pas s'être rendu compte de la disparition
de Constance et la cherche. 9) Des images de la ville défilent à
une vitesse folle. 10) Constance se noyant, voit, semble-t-il,
vaguement les images de la ville, celles, en plans aériens, de la
terre ferme avant de s'enfoncer, puis de remonter vers la sur­
face de l'eau. 11) Puis, dans le méandre des corridors d'un vieil
édifice, Madeleine, qu'on entend en voix off cherche Constance.
Madeleine est en proie à la panique. 12) Une image très rapide
donne à voir une main et le dos d'un marin, le père de Constance,
qui, le film le montre plus tard, la viole. Puis, de nouveau,
apparaissent des images de la ville, celles de la terre ferme et
celles, encore, de la ville. Constance se noie. 13) Madeleine
court dans le même corridor avant de retrouver Constance,
morte.

nnn n
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
98 la transécriture

J'en viens enfin au but de ma démonstration : celui de rendre


compte du mouvement de transréférentialisation qui, participant
de la transécriture, fait jouer un texte « pour » un autre et « par »
un autre tout en énonçant les mêmes mondes mu-ratifs possibles.
Si je ne tiens pas compte du minutieux travail d'identification
des univers - associés, selon Rastier, à un acteur dans un
intervalle déterminé de temps textuel21 - ni, par la suite, de
l'examen, sur le plan accréditif, de mondes à l'intérieur d'un
univers, des univers et de l'univers de référence, je peux pré­
tendre, dans le cadre de mon propos, qu'en bout de ligne, le
film Les plaques tectoniques énonce un monde factuel ou
culturel de l'univers de référence, par l'évocation de l'existence
de Chopin et de George Sand, par l'intervention des images de
Venise, ville historique, et par le constant appel de la peinture,
parfois représentative de lambeaux ou de temps de l'histoire.
Bref, ce film comprend, pour le dire ici encore sommairement,
également un monde contrefactuel d'univers de référence, celui­
là irréel par rapport à la réalité et réel par rapport à la fiction,
celui-là, donc, de la fiction, qui permet la mise en présence de
personnages en proie aux possibles de leurs propres mondes et
aux possibles des autres mondes compris dans le film.
J'emploie à dessein ce parcours sachant qu'il ne répond pas,
ou du moins autant qu'on aurait pu le souhaiter, aux exigences
de la pratique descriptive qui emprunterait des étapes succes­
sives22. Le genre d'application auquel je me prête ressemble
davantage, oserais-je dire, à une sorte de métaphore qui,

21. Je me réfère, en simplifiant à l'extrême, au chapilre cinquième« La


dialogique» de l'ouvrage de Rastier Sens et textualité ( 1989 : 83-94) : « Un
univers est l'ensemble des graphes thématisés associés à un acteur dans un
intervalle déterminé du temps textuel. Chaque univers peut être divisé en trois
types de classes de graphes (énoncés ou inférables), ou mondes: f ... 1./àctuel,
1- .. 1 co11trefactue/, 1- .. l possible 1... 1 » (1989: 83-84).
22. Rastier dit: « Enfin, la pra1iq11c descriptive doit rendre compte de la
dynalllique des mondes et des univers: à chaque intervalle de temps narratif",
leur contenu peut se modifier par le changement de modalité des proposi­
tions, comme par '"l'entrée" ou "la sortie" de propositions. Par suite, les
groupes d'univers changent aussi : un univers peul par exemple se modifier
jusqu'à passer d'un groupe à l'autre» ( 1989: 89).
Transréférentialisation et transmondanéisation 99

s'exprimant de la sorte, fait, en bout de course, simplement le


résumé du film. Je n'ai, finalement, pas l'intention de suivre
l'approche dialogique proposée par Rastier, mais je compte bien
m'inspirer, souvent de loin, de quelques-unes des notions de
cette approche pour, entrant et sortant du texte, vérifier com­
ment elles peuvent inspirer une définition, encore à l'étape de
projet, de sortes d'opérateurs de temps dans le récit et hors du
récit.
Si le film donne à lire des mondes factuels (culturel et his­
torique) et contrefactuels (fictionnels) de l'univers de référence,
il ne met en présence aucun de ces mondes, dans la mesure où
la coprésence, apparemment irréconciliable sur le plan temporel,
des mondes factuels et contrefactuels dans des moments du récit
fait en sorte de les frapper superficiellement de nullité. Ces
mondes factuels et contrefactuels se trouvent ainsi retournés au
procès ou aux conditions de leur énonciation sur lesquels a prise
la vérité énonciative et intemporelle du discours - sur lesquels
travaille, pour dire vrai, la multitemporalité du récit.
Venise n'est pas Venise, mais le film la montre par des
scènes qui la représentent, un bassin faisant pmtie du décor, de
la pièce de théâtre. Le monde contrefactuel n'est pas non plus
que fictif, puisqu'il est simultanément traversé par l'appm-ition
soudaine et inexpliquée de personnages « historiques » - Mozart
ou George Sand - insérés dans l'espace du récit. Qui plus est,
l'univers, contrefactuel, de la fiction n'est pas plus cinémato­
graphique qu'il n'est théâtral. Bref, comme la rencontre des
mondes factuels et contrefactuels participe de leur relative
annulation, la mise en présence, dans le récit, de ces deux sys­
tèmes, l'un théâtral, l'autre cinématographique, contribue, sur
le plan de la perception sémantique, à neutraliser, dans l'espace
et dans le temps, tous les mondes pour atteindre, si l'on veut, le
monde et le temps de l'écriture et, plus encore, celui de la
transécriture pm· l'écriture dévoilée.
On assisterait, dans cette perspective, à une sorte de double
mouvement de transréférentialisation : sur le plan narratif, par
la coprésence et le constant passage d'univers de référence fac­
tuels (culturel ou historique) à des univers de référence
contrefactuels (fictionnels), par lesquels s'exerce le jeu de forces
--
100 La trc111sécriture

du « réel » et de l'« inéel » qui s'interpénètrent ; sur le plan textuel,


par la coprésence et la mise en séquences des configurations
théâtrales et cinématographiques. Si le premier mouvement de
transrétërentialisation et, plus précisément, de« transmondanéi­
sation » a pour conséquence, sur le plan cognitif, d'imposer à
l'ensemble du film un certain flottement accréditif, le deuxième,
par la mise en évidence de ses procédés, a la particularité de
trouer l'habituelle illusion référentielle, ou telle que définie par
Ricœur l'habituelle impression « du prendre ensembleD ». Le
blanc de 1 'écriture, comme la pmt intemporelle de l'énonciation
et de la pensée, se trouve, de la sorte, rappelé, ravivé.
Cela dit, toutefois, si les mondes narratifs sont a priori
perçus par l'étalement temporel du récit, ils sont compris par
leur étagement temporel, c'est-à-dire par la collision des temps
ou leur retour au site blanc des références temporelles appelées
par le récit. On suppose donc, ici, comme il en va de la logique
modale, que le spectateur I it en restaurant, dans l'étalement des
mondes et des univers compris dans les intervalles du récit, l'éta­
gement des formes temporelles appelé par la configuration
même des mondes narratifs. De cette façon, ces mondes narra­
tifs possibles 2·1, participant d'une opération de trcmsmon­
danéisation, constituent des sortes d'opérateurs de temps. Entre
l'étalement et l'étagement des formes temporelles du récit, s'ins­
crit un site d'appartenance référentiel factuel ou contrefactuel,

23. Il faut ici se reporter /1 l'ouvrage de Ricœur Temps et récif, /. L'i,1-


trigue et le récit historique (1983).23. Il faut ici se reporter à l'ouvrage de
Ricœur Temps et récit, 1. L'intrigue et le récit historique ( 1983).
24. Cette notion chez Éco paraît recouvrir, aulremc111, celle d'univers cl
de mondes énoncée par Rastier. Éco dit ceci : « Un monde possible narratif"
est décrit par une série d'expressions linguistiques que les lecteurs sont tenus
d'interpréter comme s'ils se référaient à un possible étal de choses 1- .. 1 Cet
état de choses est constitué d'individus dotés de propriétés. Ces propriétés
sont gouvernées par certaines lois, de manière telle que certaines propriétés
peuvent i:tre mutuellement contradictoires f ... 1 Les individus peuvent subir
des changements f ... J » ( 1992 : 215).
Chez Éco, les mondes possibles peuvent être vraisemblables, invraisem­
blables, inconcevables et ils peuvent être des mondes possibles impossibles
( 1992 : 226-228). Les modèles proposés par Rasticr sont. volon1airemcn1.
restreints à trois mondes : facwel, contrefactuel et possible.
Transré/ëre11tialisatio11 et trans111011da11éisatio11 101

c'est-à-dire une grande région temporelle en forme d'« impré­


sent », un présent qui surplombe le présent phénoménologique,
un présent, irréalisable, multiple et connecteur de tous les temps,
qui appelle et fait jouer la mémoire spectatorielle.
On aura compris que, si le premier travail, descriptif sur le
plan syntagmatique, auquel je me suis livrée ne faisait que rendre
compte du fléché des scènes, le second, plus analytique et inspiré
de la théorie d'hypothétiques modèles temporels, devrait
permettre au récit de sortir des griffes de la linéarité pour laisser
quelque peu apparaître le paradigme d'un site blanc des
références temporelles. Bref, les consécutions temporelles dans
le récit, auxquelles le jeu de traits faisait écho, constituent des
sortes de traces résiduelles d'une synthèse qui s'est opérée
ailleurs.
Dans l'intention de rappeler le blanc de l'écriture dans la
pmtie noü·cie25 des consécutions filmiques et, donc, dans l'in­
tention de les inscrire en relief par rapport à la temporalité,
j'aimerais reprendre un passage du film Les plaques tectoni­
ques. Ce passage, correspondant à la cinquième séquence que
j'ai auparavant décrite, impose, ici comme ailleurs, l'examen
de l'étagement temporel, celui d'horizons ou de couches de
temps dans la contemporanéité du récit filmique.
J'emploie ce terme de « contemporanéité » dans la mesure
oü, plus que tout autre, celui-ci évoque l'actualité débarrassée
de la ligne temporelle du récit, le déchirement du présent en
forme, ai-je dit, d'« imprésent », le temps de la remémoration,
de l'écriture se faisant. J'utilise la même façon de faire qu'à
l'étape précédente : les traits continus sont ici encore représen­
tatifs de lieux « réels », cinématographiques à vrai dire, et les
pointillés, de lieux théâtraux, scéniques.

25. Je pense à un pan de l'ouvrage Écra11iq11es. Lefi/111 d11 texte de Ropars­


Wuilleumier (1990).
102 La transécriture

Univers de référence temporelle26


Temps factuel, culturel ou historique27

Temps contrefactuel ou fictionnel/passé ou imaginaire


des personnages

5.1 5.2 5.3 5.4 5.5 5.6 5.7 5.8 5.9 5.1 5.11 5.12
0

Contemporanéité du récit/renvoi au procès de la tempora­


lité dans la syntaxe du film
5.1) Dans un édifice, Constance et Madeleine montent un
escalier 5.2) pour finalement prendre place sur un piano. Cons­
tance insiste auprès de Madeleine pour que celle-ci lui fasse une
injection de drogue. 5.3) Tandis qu'une musique électroacous­
tique se fait entendre, dans le même espace de la scène où
26. Je pourrais reprendre, dans le cadre d'un second article, certains
principes énoncés par Ricœur, dont le temps cosmique, et en tenter une appli­
cation - ou, ce qui esl plus vrai, une illustration. Les liaisons qu'on Lente de
faire entre les matériaux, la narraLivité, le temps et la transécriture, incitent à
restreindre le nombre des références théoriques qui, pour être justifiées,
exigeraient un travail plus considérable.
27. Le temps l'actuel ou, mieux, celui de la factualité pourrait, à la limite,
désigner le simple quotidien « non historicisé ».

L
Transréférentialisatio11 et tra11smo11da11éisa1io11 103

Constance et Madeleine discutent, la caméra constamment


mouvante donne successivement à voir un gondolier, 5.4)
William Rhys, assis, qui demeure immobile, 5.5) un marin, 5.6)
William Rhys [5.7) Constance incite Madeleine à l'imiter et à
se piquer] 5.8) et Chopin. 5.9) Des marins font des exercices
de signalisation. 5.10) Un marin, le père de Constance, tente
d'attirer sa fille vers lui. 5.11) Dans le même espace de la scène,
George Sand se lève et applaudit William Rhys. 5.12) Le marin
quitte la scène. Constance le suit28.
Il semble que a) dans la contemporanéité du récit se dessine
un premier mouvement de transréférentialisation qui, horizon­
tal, participe du passage du matériau textuel à un autre ; b) le
récit, en forme de transréférentialisation ou, plus précisément,
de transmondanéisation, trace aussi le passage, l'alternance et,
ce qui est plus remarquable, l'interpénétration dans le même
espace scénique des univers factuels et contrefactuels - voir à
ce propos, les segments 5.3 à 5.8; c) retenant ces univers de
références factuels et contrefactuels, le récit appelle un para­
digme où le temps, multiple, agit comme opérateur d'écriture
et de lecture; d) ce paradigme reçoit de façon conceptuelle les
segments épars des consécutions temporelles du récit ; e) et,
enfin, la problématique de l'écriture impose, par l'examen de
la narrativité, l'examen, toujours implicite, de la traction - ou
de l'attraction - du réel et de l'irréel et, clone, celui du paradigme
et du transit des temps dans la contemporanéité du récit. On le
voit, c'est, dans ce cas, l'appel de temps factuel et contrefactuel
qui modifie l'espace et, au terme de l'analyse, dessine les fron­
tières des scènes représentées dans le film - le découpage
proposé dans le précédent exercice en témoigne, puisque les
segments 5.3 à 5.8 se déroulent dans le même espace et, malgré
l'apparente aporie, clans un même temps.
Dans ce film, la pratique de la transécriture, qui privilégie
le perpétuel changement d'un statut discursif par un autre ou,
en principe, le constant passage d'une dénégation théâtrale à
une impression de réalité cinématographique, met en évidence,
sur le plan temporel, certaines conditions textuelles de la mise

28. Le découpage de ces segments, parfois très brefs, n'est pas exhaustif.
---
104 La transécriture

en mondes du récit, le mouvement de transmondanéisation qui


puise à l'univers de références factuel et contrefactuel et, enfin,
le constant transit ou la constante « transréférentialité », par
lequel le récit lui-même laisse apparaître le site blanc de réfé­
rences temporelles, oü se tisse le sens du temps et de l'écriture.
Bref, l'écriture, ici filmique, est traversée de toutes parts
par le temps: par son saisissement en forme d'écranicité - ou
de saisissement de théâtralité par l'écranicité filmique-, par le
réseau des mondes narratifs que cette écriture temporalise à
l'intérieur d'intervalles et de couches temporels et, encore, au
sortir du texte, par son recouvrement, sa cristallisation et son
ouverture sur la multiplicité des temps. À cet égard, si « pour
une sémantique descriptive, le problème se détaille ainsi : à
quelles conditions un texte peut-il renvoyer à un monde factuel,
à un monde contrefactuel, à plus d'un monde, à aucun
monde 29 ?», il revient aussi, pour une approche cognitive, à
définir les conditions de mises en temps et les effets, mnémo­
niques, que ces mises en temps produisent.
Or, à ce propos, le film Les plaques tectoniques a ceci de
particulier qu'il construit le réseau de ses références en forme
de remémoration d'un autre texte (théâtral ou, selon le système
�1 partir duquel on se prête à l'analyse, filmique), en forme de
remémoration d'autres temps factuels, culturels ou historiques
(Mozait, Venise, Delacroix), en forme de remémoration de passé
contrefactuel ou fictionnel, que tissent les personnages dans la
contemporanéité du récit.
Comme l'indiquait l'exergue du présent article, on serait
enclin à reconnaître au récit la capacité d'«accomplir» le temps,
horizontalement et verticalement, par ses intervalles et, dans le
cas présent, par ses «éclipses» discursives. JI semble, en
somme, que l'impression référentielle en constante mutation
dans le filrn Les plaques tectoniques participe du renvoi à l'in­
fini des temps, à l'inscription de la pensée et de la scripturalité
dans le temps invisible et inénaiTé du récit. C'est« [ ... ]dans le

29. Cette ci1ation de Rastier est également 1irée du document intitulé


« Réalisme sémantique cl réalisme esthétique : la sémantique des effets de
récl»(l992: 1).
Transréjërentia/isatio11 et transmondw1éisation 105

passage même, dans le transit, qu'il faut chercher à la fois la


multiplicité du présent et son déchirement» (Ricœur, 1983 : 41).
« [... ]le temps a [ici] pulvérisé l'espace, mais la poussière d'es­
pace est à nouveau une métaphore [ ... ] Il y a du temps entre
deux instants affichés; il y a, surtout, la possibilité d'un sens»
(Wassef, 1991 : 33 et 36).
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FILMOGRAPHIE

LioPAGE, Robert ( 1992), Les plaques tectoniques, La Société Radio-Canada.

l
TORSIONS, DISTORSIONS
OU COMMENT ADAPTER UNE MÉPRISE
DE LECTURE

Bertrand Gervais

Le rêve le plus cher d'un auteur, c'est de trans­


former le lecteur en spectateur ; y parvient-il
jamais? Les pâles organismes des héros
littéraires, nourris sous la surveillance de
l'auteur, se gonflent graduellement du sang vital
du lecteur, de sorte que le génie d'un écrivain
consiste à leur donner la faculté d'accéder à la
vie, grâce à une telle nutrition, et de vivre
longtemps.
V. Nabokov,
La méprise.

Que voyons-nous lorsque nous lisons ? Que voit-on de ce


qui est représenté discursivement ? On peut poser la question
différemment : voyons-nous la même chose que le narrateur,
lorsqu'il nous décrit ce qu'il aperçoit? En narratologie et en
théorie littéraire, trop souvent l'équivalence entre les deux
visions est présentée comme un acquis : le lecteur est réputé
voir ce que le narrateur lui-même dit voir, que ce soient les
clochers de Martinville ou la plus belle des Lolita. Pourtant, je
préfère penser que, si le narrateur« voit», le lecteur lui ne peut
que s'imaginer ce qui est écrit. Et il ne peut le faire qu'à partir
de ses propres connaissances, directes ou collatérales. Pour
illustrer cette situation, à savoir les limites visuelles de la lecture,
ce seuil du regard, et les pièges qui peuvent lui être tendus, je
prendrai l'exemple de La méprise, roman de Vladimir Nabokov.
-
108 La trwrsécrill!re

Je ne m'arrêterai pas seulement au roman, mais prendrai aussi


l'adaptation cinématographique gui en a été faite par Rainer
Werner Fassbinder. C'est que le film permet de montrer, par
l'absurde, à la fois quels avantages il y a, en littérature, à ne
faire que « semblant» de montrer et quelles sont les limites,
voire les contraintes, de l'adaptation cinématographique.
Le problème soulevé par ce second point est aussi crucial.
Est-ce que tout peut être montré, mis en image? Ou existe-t-il
des récits et des mises en intrigue qui sont réfractaires à une
adaptation ? Des récits qui dépendent à ce point de leur mode
de représentation que leur adaptation ne peut être qu'une trahison
ou alors une réécriture en profondeur? La méprise et son adap­
tation, à laquelle je référerai dorénavant par son titre anglais,
Despair (le film de Fassbinder ayant été produit en anglais),
permettent de réfléchir à ces questions 1• Car La méprise offre
des résistances à l'adaptation, en jouant sur un aspect pourtant
central au cinéma, la vision ou, pour être plus précis, les rela­
tions entre le voir et le savoir. Le roman ne passe pas facile­
ment d'un« savoir sans voir» à un« savoir en voyant», propre
au cinéma, ce qui explique peut-être le choix de Fassbinder
d'opter pour une sorte de voir sans trop comprendre !
Si le roman offre des résistances, son thème en fait tout de
même un choix privilégié pour la transécriture. Car il y est
question de double, de dédoublement, et même de doublure. Or
qu'est-ce que l'adaptation sinon justement la création d'un
double, la reprise d'un original, autorisée souvent par des tech­
niques parallèles - transpositions, convergences, correspon­
dances2 -, par l'hypothèse d'équivalences narratives et même
d'influences réciproques? Cette répétition repose sur l'm-gument
qu'au delà des mots et des images, qu'au delà de leurs

1. Le texte français utilisé est celui disponible chez Gallimard, dans la


collection f7olio, dans l'édition de 1991 révisée et augmentée de la traduction
de 1939 (traduit de 1'anglais par Marcel Stora, avec des compléments de texte
traduits par Gilles Barbedctlc). Le roman avait été publié en russe, sous le
titre Otclravw1ié, en 1936; une traduction anglaise avait été faite par l'auteur
lui-même, en 1936, sous le titre Despair; elle a été rééditée, dans une version
corrigée, en 1965.
2. Bruce Morrisselle, Novel ami Fi/111. Essay.1· in 7'wo Ge11res, Chicago
cl Londres, The University of Chicago Press, 1985, p. 28.
Torsions, distorsio11s 109

différences sémiotiques, et nous savons qu'elles sont nom­


breuses, un même travail de l'imagination est accompli. Comme
le veut l'hypothèse déjà vieille de trente ans de Claude Bremond,
représentative du structuralisme narratif et présente en creux
dans la notion d'une transécriture, « la structure d'une histoire
est indépendante des techniques qui la prennent en charge. Elle
se laisse transposer de l'une à l'autre sans rien perdre de ses
propriétés essentielles' ». Bref, les récits connaissent des
doubles, de multiples incarnations, toutes équivalentes, hormis
les inévitables contraintes de la production. Pourtant, ce que
l'adaptation de La méprise montre, par l'absurde, et qui est bien
ce que le roman démontrait par son intrigue, c'est qu'on ne peut
jamais s'assurer de la fidélité du double. Il s'est tout simple­
ment pas fiable. Le double n'est jamais qu'une doublure, un
faux-semblant vite rabattu ; la reprise n'est jamais qu'une
méprise.
J'essayerai donc de réfléchir sur la façon dont l'adaptation
réunit films et romans, lecture et « spectature4 », textes et
images, objets qui se donnent à saisir selon des modalités op­
posées, à tout le moins divergentes, et sur les conséquences de
ces différences sur leur capacité à prendre en charge des in­
trigues. Le problème soulevé sera, de façon plus précise et pour
reprendre un bon mot de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier : ce
qu'il en est de la vue quand elle se rend visible.

AU DELÀ DE LA MÉPRISE
Le cinéma, faut-il le dire en guise d'introduction, n'est pas
étranger à l'œuvre de Vladimir Nabokov. À même ses romans
d'abord, tant américains que russes, on trouve de multiples
mentions du septième art, de ses possibilités et techniques, de
même que de nombreuses références à des films, acteurs et
actrices, réalisateurs, etc. Peu de romans, en effet, semblent
échapper à cette règle de la mention, le cinéma étant avec les

3. Claude Bremond, « Le message narratif», Com1111111icatio11s, n" 4,


1964, p. 4. Je souligne.
4. Cc point de vue est développé dans B. Gervais, À l'écoute de la lecture,
Montréal, VLB éditeur, 1993.
110 La 1ra11sécriture

papillons, les échecs et les spectres, un des leitmotive de sa


production littéraire5 • Ainsi, quand ce n'est pas une ouvreuse
au cinéma, qui réussit à jouer dans un film, financé par son
amant, ou une nymphette qui s'enfuit avec un scénariste-metteur
en scène plutôt décadent, c'est une nouvelle qui est racontée
comme s'il s'agissait d'un film, ou l'œuvre de jeunesse d'un
personnage qui est adaptée au cinéma, dans une version inévi­
tablement ratée et insatisfaisante. Les exemples en ce sens abon­
dent, il serait trop long d'en faire ici le bilan, tout comme la
liste des procédés narratifs et stylistiques inspirés de techniques
cinématographiques.
Nabokov ne s'est pas contenté d'emprunter au cinéma du
matériau pour ses romans, il a mis aussi la main à la pâte. Trois
de ses romans ont été adaptés au cinéma et il fut même, pour le
premjer, le scénariste. li s'agit bien entendu de Lo lita, réalisé
par Stanley Kubrick, pour MGM en 1962. L'adaptation ciné­
matographique de Nabokov, bien que son texte ait été par la
suite publié, dans une version remaniée6, a peu servi au réalisa­
teur. Elle était, à vrai dire, beaucoup trop longue, faisant 400
pages, qui auraient nécessité, semble-t-il, près de sept heures
de film. Kubrick n'utilisa approximativement que 20 % du
scénario proposé par l'auteur, dans une version déjà dûment
écourtée. Le film fut l'objet d'une censure discrète, tout comme
le roman l'avait été. Dolores ne devait pas être jouée par une
nymphette ! Et encore, la dimension érotique, obsessionnelle de
la relation que Humbert entretenait avec sa jeune compagne ne

5. La présence des papillons et des échecs est bien connue. Celle des
spectres a été documentée par W.W. Rowe dans Nabokov '.1· Spectral
Di111e11sion, Ann Arbor, Ardis, 1981.
6. Le scénario fut publié, longtemps après, en 1974 chez McGraw-Hill.
Comme l'explique Alfred Appel Jr., clans son très complet survol des liens au
cinéma cl à la culture populaire dans l'œuvre de Nabokov, la version publiée
n'est pas une réplique exacte du scénario finalement remis à Kubrick, mais
un état ultérieur, où d'autres modifications ont été apportées, des scènes
réarrangées ou encore délaissées (Nabokov'.1· Dark Cine111a, New York, Oxford
University Press, 1974, p. 231 ). Richard Corliss, dans Lolita, Londres, BFI
Publishing, 1994, signale que le roman a connu d'autres adaptations, dont
une comédie musicale, style Broadway, et une pièce de théâtre, mise en scène
par Edward Albee.

L
Torsions, distorsions 111

pouvait être que suggérée. Cela fit dire à Alfred Appel Jr que le
Lolita de Kubrick ressemblait à une adaptation de Moby-Dick,
où tous les harpons, et peut-être même aussi la baleine, auraient
été omis7.
Le second film tiré d'un roman de Nabokov fut Laughter
in the Dark, du roman du même nom (et connu en français sous
le titre de Chambre obscure), réalisé par Tony Richardson, pour
UA en 1969. Cette adaptation ne doit rien à l'auteur, qui évita
ainsi d'être associé à un navet. Le film fut très mal reçu, malgré
une bonne distribution8 ; la narration passa mal la rampe de
l'image, malgré une écriture initialement inspirée justement du
cinéma. Le roman est écrit en trente-six courts chapitres, repré­
sentant autant de scènes. Despair, ou plus exactement Eine Reise
ins Licht-Despair, est donc le troisième film, tiré d'un roman
de Nabokov. Rainer Werner Fassbinder l'a réalisé pour Gala
en 1978. Le scénario a été établi par Tom Stoppard et les prin­
cipaux rôles ont été tenus par Dirk Bogarde et Andrea Ferréol.
La meilleure façon de commencer cette comparaison entre
le roman et le film est peut-être de résumer l'anecdote et les
principaux procédés du texte. La méprise se présente comme le
récit, à la première personne, rédigé par Hermann Karlovich,
chocolatier de Berlin, bien que russe d'origine, exilé depuis peu
dans le petit village de Pignan. Son texte, il l'écrit pour se jus­
tifier, pour expliquer à quiconque le lira les subtilités de son
œuvre, de ce crime qu'il voulait et qu'il crut jusqu'à la fin par­
fait. Son récit n'est donc pas une confession, comme celle
qu'écrit Humbert Humbert, le mmateur de Lotira, en prison et
en attente de son procès9 ; non, Hermann n'a, comme il le dit

7. Ibid., p. 229.
8. Les principaux rôles étaient tenus par Nicol Williamson, Anna Karina
el Jean-Claude Drouot. La réception fut mauvaise, si on en juge les comptes
rendus publiés à sa sortie, entre autres, dans L'Erpress, Le Nouvel Observa­
teur et 7ëlérwna. Pour résumer rapidement l'intrigue, un richissime bourgeois
tombe amoureux d'une jeune et très jolie l'ille, divorce, devient aveugle suite
à un accident et doit subir la perfidie de sa maîtresse qui le tromp.: avec un de
ses amis.
9. Comme l'indique Nabokov lui-même dans sa préface à La méprise,
les deux personnages sont proches l'un de l'autre: « Hermann et Humbert
sont identiques comme deux dragons peints par le même artiste à différentes
112 La trw1sécrit11re

lui-même, aucun remords et, de toute façon, il est toujours en


liberté. Son récit est un témoignage, la démonstration de son
savoir-faire, tant au plan de l'action que de l'écriture, de !'agir
que de l'écrire.
Les événements relatés surviennent au début des années
1930. En voyage d'affaires à Prague, Hermann, qui se promène
avant un rendez-vous, remarque un vagabond couché sous un
buisson d'épines. Il le croit d'abord mort, s'approche et relève
du bout du pied la casquette qui recouvre son visage. C'est là
qu'il comprend non seulement que l'homme est toujours bien
vivant, mais que, miracle des miracles, il est la réplique exacte
du chocolatier. L'homme qui est là, couché, endormi, est le
double de Hermann. Et ce dernier n'en revient tout simplement
pas ! Il met même en doute la réalité de ce qu'il voit. Les
exclamations s'accumulent et sa prose alors se casse, sa plume
se délie. Et sa graphie emboîte le pas : selon ses dires, il change
de façon d'écrire jusqu'à vingt-cinq fois lors de la rédaction de
son texte. Quand il écrit, il ne se ressemble jamais ! Hermann
est, de fait, devant Félix, c'est le nom du double, un peu comme
un entomologiste devant un papillon d'une grande rareté, un
eupithecia nabokovi par exemple. C'est l'extase ! Le temps
semble s'arrêter et l'univers basculer dans le mythique:
Cet homme, surtout quand il dormait, quand ses traits étaient
immobiles, me montrait ma propre face, mon masque,
l'image pa1faitement pure de mon cadavre... je me sers de
ce terme uniquem.ent parce que je désire exprimer avec une
extrême clarté. Exprimer quoi ? Eh bien, cela: que nous
avions des traits identiques, et que, à l'état de repos absolu,
cette ressemblance était remarquablement évidente, et qu'est­
ce que la mort, sinon un visage en paix... sa perfection
artistique ? (p. 33).
Ça augure bien ... les ruptures, la mort, l'art. Hermann
décide de tirer profit de son extraordinaire découverte, de cette
copie de lui-même, cette exacte reproduction de ses traits
périodes de sa vie peuvent se ressembler. Tous deux sont des vauriens
névrosés ; cependant il existe une verte allée du Paradis où Humbert a le droit
de se promener à la nuit tombée une fois dans l'année; mais l'Enfer ne mettra
jamais Hermann en liberté surveillée» (p. 16).
Torsio11s, distorsio11s 113

faciaux. Chocolatier au bord de la ruine, il se dit heureux avec


sa femme Lydia, mais il est facile de distinguer de nombreuses
fissures dans leur relation, par son mépris pour son épouse qu'il
trouve écervelée, de même que par ses épisodes de dissocia­
tion, d'expérience extra-corporelle lors de leurs relations amou­
reuses surtout, et bien entendu par la présence d' Ardalion, le
soi-disant cousin peintre de Lydia, qui suit le couple partout.
Hermann choisit donc de sauter sur cette occasion que le sort a
jetée au travers de sa route et il entreprend de changer sa vie,
de la recommencer ailleurs, dans un autre pays, sous un autre
nom, une autre identité. Il va pour cela se servir de son double.
Son crime, qu'il veut parfait, consiste à le tuer, ce double, d'une
balle dans le dos, à le maquiller et à le vêtir de ses vêtements, à
lui faire prendre sa place, de façon à ce que cet assassinat appa­
raisse comme le sien. Hermann officiellement mort, il pourra
clone s'enfuir en France, sous l'identité de Félix, oü sa femme
viendra le rejoindre, incognito, avec l'argent de l'assurance sur
la vie qu'il a prise quelques mois auparavant. Cela marche
d'ailleurs à merveille. Hermann réussit à entraîner Félix dans
un bois isolé, sous la promesse d'un travail grassement payé, et
à lui faire prendre sa place. Le double est un itinérant, un
clochard sale et barbu. Hermann le lave et lui coupe les ongles
de main et de pied, il retouche ses sourcils, lui brosse les cheveux
avec un zèle presque maniaque ; il le soigne de façon à ce que
la ressemblance soit parfaite, jusqu'au moindre petit clétai1. Et
quand le travail est terminé, quand le double a été apprêté, tout
beau dans les vêtements de Hermann, celui-ci lui tire une balle
entre les deux épaules. Le moment est magique : « Il existe des
moments mystérieux, et celui-là en était un. [ ... 1 En cet instant
oü tous les caractères nécessaires étaient fixés et figés, notre
ressemblance était telle que je ne sus réellement pas qui avait
été tué, moi ou lui» (p. 206).
Aussitôt son crime commis, Hermann devenu Félix se rend
à Pignan. Et c'est li:t qu'il apprend, grâce aux bons soins d'un
médecin pensionnaire à la même auberge, ce qu'il en est véri­
tablement de son crime. 11 semble que la police allemande, quand
elle eut enfin découvert le cadavre, dans le bois, se soit étonnée
qu'un inconnu ait été ainsi affublé des hardes d'un autre,
114 La lra11sécrit11re

maintenant recherché pour meurtre. Le beau plan de Hermann,


son crime parfait, connaissait une seule faille, et de taille, le
double n'était pas un double, Félix et lui ne se ressemblaient
même pas. La simil<U·ité, la correspondance des traits n'était que
le résultat d'une méprise, d'une dérive perceptuelle, un faux voir.
Hermann, qu'à cela ne tienne, ne l'accepte pas. Lui qui croyait
au crime parfait, le tueur tué, se retrouve dans le rôle de l'arro­
seur arrosé. Son premier réflexe est la dénégation. La police n'a
pas su voir la ressemblance, elle ne peut être qu'incompétente.
Elle n'a pas su la voir car elle en avait exclu, a priori, la possi­
bilité: « les gens, dit-il, ne voient pas ce qu'ils ne veulent pas
voir» (p. 228). Proposition qu'il faut tout aussitôt inverser pour
l'appliquer au chocolatier: et certains autres ne voient que ce
qu'ils veulent voir.
Son second réflexe est d'écrire son récit, qui doit remettre
les choses en ordre. Hermann n'est pas pressé de disparaître, il
se sent à l'abri. Si on le sait toujours vivant, et si on le croit
maintenant coupable du meurtre, on ne connaît toujours pas sa
nouvelle identité, on ne sait pas qui il a pu tuer. Son crime n'est
plus parfait, mais au moins il ne dit rien de l'identité du mort.
Comme toutes choses, pourtant, cela ne dure pas ... Hermann a
oublié un détail, une canne portant le nom du clochard, et son
secret est vite éventé. Comble de l'ironie, les journaux qui rela­
tent les derniers développements de l'enquête ne mentionnent
pas ce détail et Hermann, pour le retrouver, doit relire son propre
récit! Son identité exposée, il fuit à nouveau, jusqu'à ce qu'il
se fasse enfin intercepter par les policiers. À la toute fin, en
attendant qu'on l'arrête, il bascule totalement, et définitivement,
clans ce monde d'illusions et de fantasmes qu'il fréquentait
quand même avec une certaine assiduité. Lors d'une dernière
rupture, il se prend pour un acteur répétant son rôle, une scène
qui est celle, imaginaire, de son arrestation. fi écrit ainsi :
«Français' Ceci est une répétition. Retenez ces policiers. Un
célèbre acteur va sortir dans un instant de cette maison. C'est
un monstrueux criminel mais il doit pouvoir s'échapper. On vous
demande de les empêcher de lui mettre la main au collet. Cela
fait partie de l'intrigue» (p. 252).
. ----

Torsions, distorsions 115

LA LOGIQUE DU TROMPE-L'ŒIL
Le récit que fait Hermann de son crime réussit bel et bien,
pendant un certain temps, à remettre en ordre les choses, parce
qu'il met le lecteur de son côté, il lui fait« partager» son point
de vue. Le lecteur n'est pas de ces policiers aux idées précon­
çues, qui ne voient pas ce qu'ils ne veulent pas voir, il n'a d'autre
choix que de croire, par une sorte de coopération forcée lO, et
même à la limite de croire voir, ce qu'on veut bien lui dire et,
par suite, lui« montrer». Or, le récit qu'il lit établit dès le début,
dès le premier chapitre, l'existence du double. C'est la prémjsse
de la narration, sa convention initiale, celle sur laquelle se
déploiera la mise en intrigue. Félix est la copie conforme de
Hermann, c'est pour cela qu'il le tue et qu'il pense récolter l'ar­
gent de l'assurance. En fait, si Hermann voit double, le lecteur,
qui le suit, est victime d'un trompe-l'œil, d'une illusion narra­
tive savamment entretenue. Et quand enfin celle-ci se défait,
quand l'écran de fumée s'amincit et que les véritables traits de
l'autre commencent à apparaître, c'est l'ensemble du récit qui
est retourné à l'envers, comme une manche, l'ensemble de sa
lecture qui doit être réévalué.
Le roman de Nabokov fonctionne donc comme un piège,
qui laisse son lecteur s'enliser dans une mauvaise posture
inférentielle, contraint qu'il est de suivre un narrateur dont la
fiabilité n'est pas à toute épreuve. Le lecteur de La méprise peut
bien se douter de quelque chose, douter par exemple de la pers­
picacité d'un narrateur qui ne réussit même pas à reconnaître
J'adultère de sa femme avec Ardalion, adultère qui saute pour­
tant aux yeux, et cela à la lecture de sa propre prose ! Ou, encore,
être étonné du style désordonné et brouillon, tout en rupture,
de ce narrateur par trop narcissique. Mais de là à conclure que
le double n'est rien de tel, que pas une once de ressemblance
ne les lie, il faut aller à l'encontre du texte lui-même, c'est-à­
dire cesser de lire. Un geste draconien. Pourtant, dès l'incipit,
le lecteur est en quelque sorte averti de ce qui l'attend :

10. Umberto Eco a bien montré quelles étaient les principales composantes
de cette coopération interprétative dans Lecror i11_/(1b11/a, Paris, Grasset. 1985.
116 La tra11sécriture

Sije n'étais parfaitement sûr de mon talent d'écrivain et de


ma merveilleuse habileté à exprimer les idées avec une grâce
et une vivacité suprêm.es ... Ainsi, plus ou moins, avais)e
pensé commencer mon récit. Plus loin, j'aurais attiré l'at­
tention du lecteur sur le jàit que, si je n'avais eu en moi ce
talent, cette habileté, etc. non seulementje me serais abstenu
de décrire certains événernents récents, mais encore il n'y
cwrait rien eu à décrire car, gentil lecteur, rien du tout ne
serait arrivé (p. 19).
Cet incipit contient déjà, en herbe, la rupture qui surviendra
à la fin du texte, préfigurée par un avertissement quelque peu
obscur, digne des augures romains. Le style est pompeux, in­
certain (et la traduction le rend bien), plein d'anachronismes,
dont les adresses au lecteur, dignes d'une époque révolue. Il est
fait de contradictions, dont celle concernant les merveilleuses
habiletés de conteur du narrateur, qui manque de mots pour les
décrire, qui abrège et se répète. Un peu plus loin, décrivant sa
mère, il dira d'abord qu'elle est issue d'une vieille lignée prin­
cière, pour se rétracter ensuite, avouant qu'elle n'était qu'une
femme du peuple. Il verra là, dans cette double description, cette
reprise, l'exemple d'un de ses traits essentiels, « le mensonge
allègre et inspiré » (p. 20).
Voilà la prose torturée d'un être qui tente coûte que coûte
de préserver un imaginaire intact, de l'imposer pour ainsi dire
contre vents et marées à son lecteur. Mais, par un juste retour
du refoulé, cette réalité ne cesse de le tirailler et il ne peut passer
sous silence le combat qu'il mène pour en prendre la mesure.
D'où la toute première indiscrétion, l'annonce du piège à venir.
La façon de raconter les événements y est pour quelque chose
clans leur existence même. Fait différemment, il n'y aurait plus
rien à décrire, les événements disparaîtraient. C'est donc dire
que les faits narratifs, au lieu de dépendre de gestes quelconques
posés dans un univers fictionnel, d'être les éléments d'une
histoire par la suite révélés par le récit, sont liés de façon
nécessaire à ce récit même, qui se présente donc dès le départ
comme un pur artifice langagier et discursif, une construction
dont les ressorts dépendent du langage et de son maniement.
Nous sommes en pleine opacité.
Torsions, distorsio11s 117

Bien que le lecteur puisse en être averti, bien qu'il puisse


ne pas vouloir se fier à un narrateur menteur et non fiable, un
conteur maladroit et myope, et se douter du piège qui lui est
tendu, il n'a d'autre choix malgré tout que de croire à une
certaine ressemblance entre le meurtrier et sa victime. Nos
présupposés de cohérence veulent que nous fassions d'abord
confiance au narrateur, que nous recherchions d'abord à mettre
ensemble et à lier les éléments de l'histoire qui nous est contée.
Le narrateur peut perdre de son pouvoir d'authentification, mais
comme l'idée même d'une perte le suggère, ce pouvoir lui est
d'abord acquis11• De la même façon, et à moins d'indications
contraires, on présuppose gu'un individu n'ira pas de façon
explicite à l'encontre de ses intérêts personnels. Quelqu'un ca­
pable d'une machination aussi importante que celle de Hermann,
bâtie sur des signaux subtils envoyés à sa victime, à l'agent d'as­
surance, à sa femme et à son cousin, ne peut quand même pas
se tromper sur l'existence de son double ! Comme celle-ci est
centrale au récit, au plan quelque peu extravagant du narrateur,
comme de plus elle dure et se prolonge à travers le récit, le tra­
versant de bord en bord, il est facile d'y croire malgré tout. À
défaut de la voir à l'œil nu, l'insistance de Hermann, son besoin
de nous convaincre semblent garants de sa ressemblance. Son
style échevelé peut laisser songeur, avec ses arrêts brusques et
ses reprises fulgurantes, ses hésitations nombreuses, dont les
trois débuts du chapitre trois, ou encore le faux dénouement du
chapitre dix, sa surexploitation de procédés littéraires, tous plus
évidents les uns que les autres et dont l'effet est du coup neu­
tralisé, ses nombreuses digressions réflexives, à teneur
métafictionnelle, son narcissisme ; toutes ces ruptures stylis­
tiques, ce besoin d'en mettre plein la vue au plan de l'écriture,
peuvent éveiller les soupçons, jetant une lumière persistante sur
11. La notion de pouvoir d'authentification est utilisée par Lubomir
Dolezel dans « Truth and Authenticity ln Narrative». Poe1ic.1· Today, vol. 1
n" 3 (printernps), 1980, p. 7-25. Pour Dolezel, un narrateur à la première
personne (ichform 11arrutor) doit d'abord gagner ce pouvoir. Mais cela est
relatif. S'il est vrai qu'il doit justifier une part de son savoir, un narTateur it la
première personne possède, dès le clépan, clu rait même de son statut cle
narrateur, une charge d'authentification. Sans lui, il n'y aurait pas cle récit,
c'est la base de son pouvoir.
118 La transécrilure

le déséquilibre du narrateur, mais elles servent tout autant de


diversion, qui éloigne l'attention du trompe-l'œil. Occupé par
ce leurre, ce barrage stylistique qu'il doit franchir, le lecteur
n'est plus aussi attentif aux failles qui pourtant ne manquent
pas. Et quand, enfin, il apprend que le double ne ressemble à
personne, quand il comprend que ses pires craintes sont
justifiées, c'est le récit qui se défait, lui qui ne tenait que par le
fil de son discours. Notre compréhension de l'histoire s'écrase
comme le château de pages 12 qu'elle est.
Le roman est une métafiction, de ces textes qui, finalement
et plus que tout, parlent de leur propre constitution, de leur
lecture ou production, de leurs possibilités et contraintes. Une
métafiction sur le rôle particulier de la vision et de ses avatars
en littérature. On imagine aisément comment l'adaptation d'une
telle fiction relève du défi. Le procédé au centre de sa nlise en
intrigue est une dérive, un écart perceptuel dont le maintien ne
peut être assuré que si la vérification n'est pas possible. Le mode
de représentation du roman le permet car son lecteur ne peut
rien vérifier, du moins par lui-même. Le lecteur ne voit rien, au
mieux il peut faire mine de voir, et cette visualisation n'est que
l'élaboration d'une image mentale, fo1te peut-être mais qui n'est
liée à aucune perception immédiate. En littérature, le lecteur ne
voit jamais ce qui se passe, même si on lui montre, plutôt que
de lui dire, selon la distinction jamesienne. Sa relation au voir
n'est jamais qu'asyrnptotique, un simulacre, un double qui ne
ressemble au modèle que si, comme Hermann, on se ferme les
yeux sur ce qui est criant. Le lecteur, en littérature, ne devient
jamais spectateur et c'est sur cet écart d'ailleurs que le roman
se construit.

L'ÉCART DU VOIR
On a pris coutume, pourtant, en théorie et en critique litté­
raires, d'adopter un vocabulaire de la vision. On discute ainsi
cl'illusion référentielle et de dissolution du texte, de perception
des univers du discours, de perspective, de point de vue, de

12. L'expression vient de Richard St-Gelais, qui l'emploie comme titre à


son essai sur la lecture (Montréal, Hurtubise/HMH, coll. « Brèches», 1994.
Torsions, distorsions 119

focalisation, interne, externe, à degré zéro. On parle de


monstration, d'ocularisation, d'une énonciation narrative qui agit
comme« un dire qui fait voir » 1 '. Les fictions sont censées créer
un état de rêve chez leur lecteur, état susceptible de faire voir
en imagination les choses représentées. Mais ces références à
la vision ne sont jamais vraiment que des métaphores pour com­
prendre comment on rétablit une cohérence à ces constructions
complexes que sont les narrations. Le lecteur ne voit rien, du
moins au delà des mots. Il lit des phrases, progresse à travers
des paragraphes, et il comprend des concepts, des actions ou
des procès, il se les imagine, mais il ne voit pas ce qui est
raconté. Les verbes de vision, abondamment utilisés dans les
récits, viennent orienter sa compréhension, la reconstruction des
scènes et situations qui se développent, mais ils ne prennent pas
la place d'une vision. L'un n'est pas le double de l'autre. Le
lecteur sait, tout simplement, sans voir.
Le cinéma, par contre, donne à voir et les modalités du sa­
voir passent d'abord et avant tout par la vision. Le spectateur
sait en voyant. Bien sûr, il ne fait pas que voir, il entend, il infère,
il peut même, à l'occasion, lire; mais le récit se donne surtout
par sa mise en scène et en image, qui se voient et s'entendent.
Les mots ne sont pas là pour prendre toute la place, pour faire
semblant qu'il y a plus, pour suppléer à toutes ces autres choses
qui n'y sont pas. Ils ne sont plus qu'un des moyens utilisés pour
faire connaître, en relation avec tous les autres procédés, dont
le montage, la mise en scène, le jeu des acteurs et leur choix,
les lieux, etc. Ce qui est dit est confronté à ce qui est montré.
L'erreur se doit d'être non seulement discursive mais visuelle.
Ainsi, pour être double, Félix doit non seulement être perçu
comme tel par Hermann, mais aussi par le spectateur.
S'il est possible avec un roman de maintenir un double af­
faibli, un double dont on peut douter de la légitimité et de la
ressemblance, sans pour autant être en mesure de le discréditer,
au cinéma, par contre, un même affaiblissement n'est pas pos­
sible. L'illusion tient ou elle s'écrase; il n'y a pas d'entre deux.

13. Pierre Ouellel, Voir et sal'nir. La pcrceprio11 des univers du discours.


Candiac, Les éditions Balzac, 1992, p. 296.
120 La lra11sécril11re

Le recours à la caméra subjective, à l'ocularisation interne 14,


est toujours possible, mais il ne permet véritablement qu'un
ersatz d'affafülissement. Cette résistance dans l'adaptation du
trompe-l'œil narratif est liée fondamentalement au fait que
roman et film possèdent des modes de représentation différents
représentation discursive, d'une part, et figuration ou représen­
tation figurative, de l'autre. Ces deux modes fonctionnent selon
de tout autres principes, le discontinu et le continu, l'abstrait et
le concret, la concaténation et la concomitance, le singulier et
le pluriel, le digital et l'analogique, de même qu'avec un tout
autre mode de présence des objets et événements représentés,
l'un étant l'absence, mais une absence dissimulée, à laquelle
on tente d'ailleurs de suppléer, l'autre la présence, mais une
présence en quelque sorte excessive, puisqu'inévitable. Le ci­
néma est d'abord un art du concret: une fois le double montré,
il est le double, à moins que la ressemblance qui en est à l'ori­
gine n'en soit pas une. Mais c'est alors un problème logique ...
La représentation discursive est ainsi faite de discontinu et
de linéarité, elle est le résultat d'un discours constitué d'unités
discrètes, conventionnellement définies, dont l'organisation doit
rendre présent ce qui ne l'est pas. Sa saisie, sa lecture sont une
activité de reconstruction, une activité de concrétisation. Les
personnages et les actions se donnent sous une forme schéma­
tique. Leur représentation est avant tout faite de blancs, de zones
d'indétermination. Ce ne sont pas toutes les qualités d'un objet
qui sont mentionnées, mais quelques-unes seulement, celles
nécessaires à sa présentation. Pour un personnage, par exemple,
le lecteur s'en fait une idée souvent sommaire à partir des
quelques traits mentionnés. La forme d'un nez et d'un visage,
la couleur des yeux et des cheveux, quelques caractéristiques
essentielles, une étrange ressemblance au rnu-rateur par exemple,
et le personnage est lancé. Il n'a pas une figure complète, visage
et forme, il ne possède, selon un principe d'économie plutôt tra­
ditionnel, que ce que le lecteur requiert pour se le représenter,
de façon toute subjective, à partir de ses expériences, de ses

14. François Jost, L'œil-caméra. E111refi/111 et roman, Lyon, Presses uni­


versitaires de Lyon, 1987, p. 19.
Torsions, distorsions 121

habitudes et idiosyncrasies de lecture, des circonstances impré­


visibles entourant sa lecture. Le personnage et ses traits sont
présents de façon transitoire, ils n'apparaissent que ponctuelle­
ment, au gré des phrases et des descriptions, et c'est le lecteur
qui leur assure leur permanence, c'est lui qui les fait vivre. C'est
son sang vital, comme dirait Hermann, qui les anime.
La figuration cinématographique fonctionne, quant à elle,
sur le mode du continu, de la permanence, celle-ci étant assurée
indépendamment du spectateur. Les personnages n'ont pas à être
présentés, ils sont présents, et leurs traits s'imposent d'emblée.
La spectature 15 est aussi, au cinéma, un acte de reconstruction,
mais celui-ci repose sur des bases différentes. Le spectateur n'a
pas à reconstruire le monde, de toutes pièces, il n'a qu'à en re­
constituer l'histoire, depuis ce qu'il perçoit. L'identification des
lieux, des personnages, des actions ne passe pas par la com­
préhension de phrases, de leurs significations et de leurs consé­
quences pratiques ou cognitives, mais par leur reconnaissance,
leur perception.
Cela explique pourquoi la description n'a pas cours au
cinéma et qu'elle a été rapidement identifiée comme une zone
de résistance à l'adaptation, n'ayant tout simplement pas d'équi­
valent cinématographique 1 6. La description est, à cet effet, spé­
cifique à la représentation discursive. Elle n'est nécessaire que
parce que l'objet n'est pas là, que parce qu'il faut le rendre pré­
sent, ne l'étant pas de lui-même. Mais, à partir du moment où
les objets sont là, figurés sur une pellicule en mouvement, ot.1
leurs couleurs, textures et formes se distinguent en quelque sorte
d'elles-mêmes, plus rien n'a à être dit. Toutes les formes de
redoublement de l'image et du son sont possibles, voire indis­
pensables à une bonne compréhension des forces en présence,

15. J'emploie le terme un peu comme l'a défini Martin Lefebvre dans« De
la reprise il la ligure : imertextualité et culture filmique», RSISI. vol. 11, n°' 2-
3, 1991, p. 103-130.
16. Claude Ollier explique ainsi : « cc que certains nommcnl ..descrip­
tion" au cinéma est même l'opposé d'une description: les signes, les sugges­
tions, el le sens ne fonctionnc111 pas du tout de la même façon » clans
« Réponse », Pre111ier p/011, 11" 18, p. 26 : citl! dans Morrissette, Nrwel a11d Fi/111,
op. cil., p. 22.
122 La transécriture

mais elles ne sont pas nécessaires en soi, la présence de l'objet


est assurée par la figuration 17.
Le roman, en tant que production langagière, se déploie sur
un réseau de conventions, qui seules relient les signes à leurs
objets, et qui requiert pour son usage des compétences particu­
lières, dont la faculté de se représenter, d'animer ce qui n'est
que des traces graphiques ; le film, en comparaison, est beau­
coup plus concret, mettant en scène des images, des icônes, dont
la relation de ressemblance avec leur objet, qui en est le fonde­
ment, en facilite l'identification et la manipulation. Ce qui se
construit lentement, dans l'un, à force d'additions, se donne de
façon immédiate dans l'autre. Si ce dernier mode s'impose par
sa rapidité, son efficacité, et d'aucuns diront qu'il est pour cette
raison supérieur au roman 18 , il finit par pécher par excès de

17. La description permet de bien faire comprendre qu'il y a, clans un récit,


au moins cieux niveaux, qui se démarquent du fait de leur capacité à être
adaptés. Le premier est le niveau narratif, celui que la narratologie et la
sémiotique narrative et discursive nous ont habitués à étudier, celui des grandes
structures narratives, des formes de la mise en intrigue, de l'organisation
globale des récits. Les actions y sont des fonctions, voire des programmes
narratifs ou les éléments d'une superstructure; les personnages, des actants;
les objets, des accessoires ; les lieux, des cadres. Tous ne sont définis que
clans leur relation au récit et à sa cohérence. Or, ce niveau n'est pas spécifique
il un médium quelconque, mais les traverse et peut être actualisé clans chacun
d'entre eux. C'est sur la base de ce niveau que l'adaptation se pense et se
pratique. li est entendu que des aménagements doivent être opérés, mais ceux­
ci ne sont perçus que comrne autant de variations sur un même thème. Les
points de vue sont traduits en prises de vue ; les pensées donnent lieu à une
expression visuelle ; les dires sont plus ou moins reproduits tels quels. Le
second niveau peut être désigné comme endo-narratif. C'est le second point
d'ancrage de tout élément d'un récit. Une action n'existe pas seulement en
tant que fonction, clans une structure, unité abstraite liée à une position et
remplissant un rôle dans une structure, mais elle existe aussi en tant qu'en­
tité, objet de représentation, en tant qu'action. Elle doit être rendue manifeste,
en fonction des modes de représentation en jeu. C'est à ce niveau que les
correspondances ne sont plus possibles, que les rapports entre les cieux modes
de représentation deviennent métaphoriques. La description s'inscrit mani­
restemcnt à ce niveau.
18. C'est l'opinion justement de Mitry, pour qui ces caractéristiques du
cinéma le rendem supérieur au roman : « Un roman se pense ou s'imagine.
Un film, au contraire, ne se pense pas, il se perçoit. Par la représcmation
objective des choses, l'image possède un pouvoir libérateur que ne possède
poim le rnot. Elle nous délivre du réel en nous l'offrant ou, du moins, nous
délivre du soin de l'imaginer en nous priant toutefois de lui découvrir un sens.
Torsions, distorsio11s 123

réalité. Car il n'est plus possible de cacher, à moins bien entendu


de ne pas montrer. Mais que serait un double qu'on ne verrait
pas? Que serait une ressemblance qui n'apparaîtrait pas à
l'écran? Comment affaiblir ce qui n'existe qu'en vertu d'une
méprise, subrepticement reproduite?

EN DÉSESPOIR DE CAUSE
Après ce qui vient d'être dit, comment Fassbinder a-t-il
réussi à adapter La méprise de Nabokov? Comment a-t-il fait
pour faire voyager vers la lumière (eine reise ins licht, dit le
titre du film) cette intrigue pourtant tellement spécifique à son
mode de représentation? Qu'a-t-il fait avec ce double qui n'en
est pas un? La réponse est simple : tout simplement en ne le
faisant pas ressembler à Hermann, l'original. Fassbinder n'a pas
essayé de maintenir, pour son spectateur, l'illusion du double,
de la gémellité. Quand Hermann découvre Félix, cela ne se passe
plus sur un coteau, mais dans le labyrinthe d'une fête foraine,
un dédale de miroirs, et ce qu'il aperçoit n'est pas ce que le
spectateur voit. Il découvre son double et on le voit s'illusionner.
Les deux hommes ne se ressemblent pas du tout : ils n'ont pas
la même taille, la même forme du visage, des oreilles, des
sourcils et du nez, même leur chevelure est différente. li n'y a
que Hermann pour se tromper à ce point, la méprise est totale.
Le trompe-l'œil n'est clone pas traduit, il est abandonné et rem­
placé par une logique de l'absurdité, que le roman ne gagnait
véritablement qu'à sa toute fin. Cela tient au fait que, tandis
qu'avec le roman, le lecteur en savait moins que la narrateur

S'il ne se pense pas, le film donne à penser.[ ... J L'important est ceci : que le
film parlant peut réunir tous les avantages de l'expression littéraire - c'est-à­
dire romanesque - en passant constamment d'un mode verbal il un mode visuel,
d'une description à une suggestion, d'une chose dite à une chose vue, d'une
action à une réflexion. (La sémiologie en q11estio11, Paris, Éditions du Cerf,
1987, p. 174). Mais doit-on croire que cette lenteur du roman, le fait qu'il
demande il son lecteur de tout restructurer mentalement, d'imaginer scènes et
actions, quand le cinéma les lui offre de façon immédiate, soit un désavan­
tage à ce point marquant? Oui, l'image nous dit instantanément cc qui
prendrait dix, vingt lignes, voire un roman entier pour établir. Le fait, par
exemple, que le double n'est pas un double. Mais ne vaut-il pas mieux
justcmem, quelquefois, prendre tout cc temps ?
124 La lransécriture

sur le compte du double, avec le film, le spectateur en sait plus,


reconnaissant au moment même où Hermann le découvre, que
Félix ne ressemble à personne.
Le film est, par ailleurs, d'une étrange« fidélité» au texte
du roman. Tout s'y trouve, sauf l'illusion partagée. La plupart
des scènes ont été adaptées, les comportements sont respectés,
l'aveuglement de Hermann pour toutes choses, y compris l'adul­
tère de sa femme, le badinage d'Ardalion, la sottise de Lydia,
la lourdeur de Félix. Les épisodes de dissociation ont été, quant
à eux, développés ; ils prennent même une importance capitale.
Mais cela se comprend, ils voient beaucoup mieux qu'ils ne se
décrivent.
Fassbinder, en fait, n'a pas cherché à reproduire ce procédé ;
il a décidé de faire autre chose, de réécrire ou encore de relire
un texte, de la sorte, devenu autre. Une réécriture, un peu comme
l'appelle Marie-Claire Ropm·s-Wuilleumier. Parlant du paradoxe
entre film et texte, cinéma et littérature, elle dit de l 'œuvre
filmique qu'elle
ne peut se développer que dans l'altération d'un texte devenu
double - identique à soi et pourtant diffërent. Cette aptitude
à la différence spécifie l'intervention du cinéma dans l'es­
pace littéraire: soumettant l'œuvre à l'exigence d'un autre
langage, elle fait entendre en l'œuvre l'autre du langage,
qui l'affecte à son tour. La réécriture cinématographique
détient ce pouvoir contraire de lire en écrivant, co111111enter
en modifiant, dévoiler en masquant - et détruire sa propre
originalité en réfutant l'unicité de l'origine 1 9
Despair de Fassbinder est une telle réécriture, bien que le
film ne dévoile pas en masquant, tout au contraire. Une curio­
sité littéraire, un Meurtre de Roger Ackroïd sans enquête, a été
transformée en un film d'art, et qui plus est, en une allégorie
politique. Le film ne souffre pas de ne pouvoir reproduire le
procédé principal du roman, de prendre pour ainsi dire le
prétexte du roman à l'envers, montrant la dérive perceptuelle
de Hermann dans toute sa splendeur; non, l'illusion est

19. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « Sur la réécriture», Écrc111iq11es.


Lefïlm d11 texte, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990, p. 170.
Torsions, distorsions 125

remplacée par une rhétorique de l'ambiguïté, une construction


narrative fondée sur la fragmentation, l'émiettement d'une
cohérence, de plus en plus ténue, à l'image du protagoniste
principal. Le film respecte la plupart des moments du roman,
mais il ne les lie pas ensemble, il les donne en pièces détachées,
limitant les jonctions temporelles à leur plus faible expression,
dissociant les actions, leur refusant toute cohésion. Il mêle aussi
scènes fantasmées et réelles, qui rompent la stricte linéarité du
temps. Quand Hermann tue Félix, dans le bois, entre le moment
où la balle pénètre et celui où le corps tombe, le film enchaîne
sur une suite idéale et fantasmée d'événements, l'arrivée de la
police à l'appartement, les réactions de Lydia, les funérailles,
la remise du chèque de l'assurance, la rencontre de la veuve
Hermann et de Félix. Tout se passe à merveille, comme dans
un film, malheureusement contredit par la suite des événements.
Les événements se suivent, mais l'arbitraire semble régner,
leur succession n'étant assurée par aucun système de datation
ou de références déictiques ou cotextuelles explicites. Le résultat
est un film décousu, à la limite incompréhensible à qui n'a pas
d'abord lu le roman. C'est en cela que le film est une réécriture,
un commentaire sur le roman. Le film ne se comprend pas seul,
il ne se saisit véritablement que clans sa relation au roman,
palimpseste nécessaire. Les actions y trouvent leur justification,
l'intrigue, sa pleine expression. L'un n'essaie pas de faire
comme si l'autre n'existait pas, au contraire il en appelle la pré­
sence, comme un double qui ne se ressemble plus et dont les
différences ne sont telles que parce qu'elles continuent d'inter­
peller l'originaI 20. Son visionnement s'impose donc comme une
20. Thomas Elsaesser parle aussi de celle dépendance du film au roman,
clans « Murder, merger, suicide : the politics of clespair », clans Tony Rayns
(clir.), Fassbinder, Londres, British Film Tnstitute, 1980, p. 37-53. Selon lui,
le problème de Hermann, dans le film, se réduit à un seul mot : l'impotence.
Une impotence d'abord sexuelle, exprimée par les nombreuses scènes de
dissociation, et encore sa naïveté race aux inlïclélités de sa femme ; mais encore
économique et politique. Le titre de l'essai fait référence à un jeu de mots
présent à deux reprises clans le film, et absent du roman, oü meurtre et fusion
d'entreprises. 111urder et 111erger, sont confondus. Le film ajoute aussi une
référence à un autre roman de Nabokov, modifiant le nom du héros, le faisant
passer de Hermann Karlovich, il Hermann Hermann. qui n'est pas sans rappeler
le Humbert Humbert de Lo/ira.
126 La transécriture

opération complexe, à la fois reconstitution, mais aussi rappel,


travail à la fois sur la présence et l'absence. Mémoire de ce qui
a été modifié.
La scène de la découverte de Félix est ainsi déportée. Elle
ne survient pas au début, comme elle le fait dans le roman, mais
beaucoup plus ta.rd, après la tentative ratée de fusion entre deux
fabriques de chocolat. Comme il ne s'agit pas de faire croire à
une illusion, mais au contraire de convaincre de la décompen­
sation complète du personnage, sa déraison, dont l'invention du
double est le symptôme par excellence, elle peut être déplacée 21.
Elle survient en contexte, ce que le roman justement ne voulait
pas faire, affirmant la présence du double avant toute dégrada­
tion. L'enchaînement dans le film est, à vrai dire, beaucoup plus
implacable : le dédoublement survient après les dissociations
et la fusion ratée.
Si l'apparition du double est recontextualisée, le récit
qu'écrit Hermann et que nous lisions a quant à lui totalement
disparu. Il n'apprend pas non plus son erreur en lisant le journal,
mais en discutant avec le médecin. L'effet d'une telle annonce
n'est pas aussi dévastateur que clans le roman, car la rupture
qu'elle entraîne ne concerne que le chocolatier seul, la nôtre
ayant eu lieu il y a déjà longtemps, à la fête foraine. Mais cette
clispéffition de l'écrit ne réduit pas la charge réflexive de Despair.
Celle-ci est réintroduite, sous une autre forme. Les commen­
taires sur l'écriture et les talents de l'auteur, les nombreuses
ruptures ont été remplacés par un savant jeu de miroirs et de
verres de toutes sortes, un labyrinthe tout aussi réflexif au cinéma
que l'étaient les digressions littéraires de Hermann. L'apparte­
ment du couple à Berlin est un modèle du genre. Portes vitrées,
faites de verre dépoli, dessiné art déco, miroirs et autres sur­
faces réfléchissantes répercutent, inversent, fragmentent la figure
de Hermann. C'est clans ce cadre, d'ailleurs, que ses épisodes

21. Un peu comme avait été déplacé le meurtre de Quilly, dans l'adapta­
tion de Lo!ita, où il ouvrait le film au lieu de le clore comme c'était le cas
dans le livre. Et là encore, il s'agissait de masquer quelque chose, non pas
l'inévitabilité de la dissimilitude du double, mais tout simplement un suje1 un
peu trop osé. Le meurtre inscril le film dans le genre policier, ce qui détourne
l'attention du spectateur, de la quête de la nymphette à l'enquête sur le crime.
Torsions, distorsio11s 127

de dissociation se multiplient. Les prises de vue travaillent ces


surfaces comme des instruments de distanciation. Les acteurs
sont filmés à travers Je verre, poli et dépoli. Us se parlent à
travers ces vitres, se regardent et s'observent. Dans un plan,
Lydia nue se profile derrière le dessin sur verre dépoli d'une
femme nue. Leurs formes se mêlent, le dessin l'emportant même
sur la chair.
Les champs sont à ce point perturbés, les perspectives
tronquées, redoublées, segmentées, qu'il est difficile d'identi­
fier les dimensions exactes de l'appartement. Cette omnipré­
sence du verre ne s'arrête pas à l'appartement, la fabrique de
chocolat aussi en est pleine. La secrétaire doit travailler dans
une sorte de cage de verre, sise en plein milieu du bureau et
ouverte à l'usine comme s'il s'agissait d'un aquarium. Et Félix
est découvert dans un labyrinthe, qui s'impose bel et bien, à ce
moment-là, comme une extériorisation de l'état d'esprit du
héros22, un dédale où toutes les voies mènent à soi. Si l'écran
de la salle de cinéma est une surface réfléchissante, et encore
l'image ainsi produite, le reflet d'un réel, Despair de Fassbinder
en répercute, presque à l'infini, le procès, tout n'y étant que
surface réfléchissante et réfléchie.
Le narcissisme du film ne s'arrête pas là. L'autoréférentialité
déborde du simple jeu des miroirs que le héros finit par détester,
pour s'étendre au cinéma lui-même, présent dans de multiples
mises en abyme. Hermann se rend ainsi au cinéma où il assiste
à un film où des frères jumeaux se livrent une guerre sans merci.
L'un tue l'autre et tente de s'enfuir en empruntant son identité.
Le plan rate et le second meurt à son tour. C'est la mise en
abyme par excellence, qui fournira à Hermann l'idée pour son
crime parfait et au spectateur la sanction ultime. Plus tard, en
se rendant à sa fabrique, Hermann reconnaît en l'un de ses em­
ployés l'acteur du film. Quand il le remarque une seconde fois,
il le félicite: « Bravo ! Votre performance est encore remar­
quable. » De la même façon, lors des épisodes de dissociation

22. C'est l'hypothèse de Edward M.W. Plattcr, clans« The Externalization


or the Protagonist's Minci in Fassbincler's Despair », Fi/111 Criticisn1, vol. 11,
n" 3, p. 29-43.
128 La transécriture

à l'appartement, tout en séduisant sa femme, Hermann reste assis


dans le salon à se regarder faire, comme le spectateur à un film.
Et quand il tente de convaincre Félix de participer à sa petite
mascw·ade, il lui explique qu'il est un acteur à la recherche d'une
doublure. Et, à la toute fin, lorsqu'il se fait embarquer par les
policiers qui l'ont finalement retracé, il ne peut s'empêcher, tout
comme dans le roman, de se mettre dans la peau d'un acteur
qui répéterait son rôle. La réalité étant insupportable, il se
projette dans une nouvelle fictionn.
Mais, l'opération peut-être la plus osée de l'adaptation de
Fassbinder, osée parce que sévèrement critiquée par certains
nabokoviens, concerne la politisation du récit. Le roman a été
écrit, dans sa version russe, en 1932 et traduit en anglais, par
l'auteur, en 1936. Il s'agit donc d'un récit qui précède la Seconde
Guerre mondiale et les excès bien documentés du nazisme.
Hermann dénigre bien un système politique mais, comme
toujours avec Nabokov, c'est du communisme qu'il s'agit.
L'auteur n'a pas anticipé ce qui se passerait bientôt en
Allemagne et il n'a pas associé la désintégration de son narra­
teur, sa folie, et l'hégémonie du nazisme. Fassbinder, quant à
lui, n'hésite pas à le faire et son film est une allégorie politique24.
II a le temps avec lui et ce regard qu'il jette sur les années trente
est informé de tout ce qui s'en est suivi. Les différents moments
de l'intrigue, dans la première partie du film surtout, sont ainsi
ponctués de signes nazis. Ceux-ci vont d'une croix gammée à
l'arrière d'une toile d'Ardalion, ou encore d'une affiche repré­
sentant Hindenburg et Hitler et où se lisent les mots « Kümpfen
mit uns für Frieden und Gleichberechtigung » (Combattez avec
nous pour la paix et l'égalité), au gérant de la fabrique de
chocolat qui commence à venir au travail en costume nazi, et à

23. Peter Ruppen, dans son excellent article sur les formes de réflexivité
du film, décrit aussi cette liste de mises en abyme. Elles tendent selon lui à
forcer le spectateur à adopter une attitude critique non seulement vis-à-vis ce
film, mais tout film en général et leur relation avec la réalité, dans
« Fassbinder's Despair: Hermann Hermann Through the Looking-Glass »,
Post-Script, vol. 3, n° 3, p. 48-64.
24. Edward M.V. Plater en fait la démonstration dans « Fassbinder's
Despair: A Political Allegory », Literat11re/Fi/m Quater/y, vol. 13, n" 4,
p. 222-233.
Torsions, distorsions 129

la présence grandissante d'individus en uniforme, les uns tentant


de briser les vitres d'une boucherie vraisemblablement juive,
les autres marchant ou commandant de la bière sur une terrasse.
Il y en a même un qui porte une petite moustache taillée.
Comme une présence inéluctable, diffuse d'abord, puis de
plus en plus concrète avant de redisparaître, en quelque sorte
refoulée ou, si l'on veut, réfractée sur l'ensemble du film, le
nazisme s'impose au fur et à mesure que le plan de Hermann
est défini et que les modalités de sa réalisation se précisent.
Quand il a enfin décidé ce qu'il allait faire, quand il envoie à
Félix la lettre qui l'invite à le rejoindre, et que la roue s'est mise
en marche, le nazisme n'est plus seulement une possibilité, une
discussion politique, mais une présence bien réelle. L'équiva­
lence est établie entre l'individu et le mouvement, les deux
suivant le même cours. Celui du meurtre, de l'anéantissement
de soi dans la perte de l'autre.

CONCLUSION
En ce sens, la réécriture filmique des textes
littéraires incite moins à comparer deux modes
sémiotiques différents qu'à reconnaître une
sémiotisation de l'écriture, selon laquelle la
multiplicité des matériaux induits par le cinéma,
loin de multiplier les possibilités du langage,
ferait entendre le retrait de la représentation
jusque dans l'exercice de la langue.
M.-C. Ropars-Wuilleumier25.

Au savoir sans voir du roman, mais aussi au savoir en voy,mt


du cinéma, Fassbinder a préféré un plus ambigu voir sans trop
comprendre, à moins bien sûr de savoir avant de voir, qui convie
les deux premiers à une confrontation. Les images ne disent pas
tout, et il leur en fait dire moins, leur laissant l'odieux d'une
similitude qui échappe au regru·d. Le film tout comme le roman
disent bien que la ressemblance n'est nulle pmt ailleurs que dans

25. M.-C. Ropars-Wuilleumier, « Réécriture filmique e1 dissimulalion


pic1urale », RS/SI, vol. 1 1, n'" 2-3, 1991, p. 44.
130 La transécriture

l'œil du regm·dant. La vérité de Hermann lui est propre, elle n'est


pas juste, mais elle est sienne; or, tandis qu'on pouvait la
partager, à la lecture du roman, le temps d'un trompe-l'œil, elle
nous est, à la spectature, irrémédiablement étrangère. La dis­
tance, qui s'installe dès les premières images, inscrit une tout
autre histoire que ce que la fausse complicité du récit permet­
tait. Une histoire beaucoup plus sordide, où l'aliénation du hé­
ros n'a d'égale que celle du spectateur, contraint de voir, à l'œil
nu et immédiatement, ce que le roman parvenait à cacher. L'ab­
sence. Celle que la solitude entraîne, que la folie exacerbe, et
que le suicide, déguisé en meurtre de soi, complète.
Le Fassbinder, en tant que réécriture du Nabokov, est une
sorte de Félix pour les Hermann que nous sommes. C'est un
double qui n'en est pas vraiment un. Nous croyons le reconnaî­
tre, voir en lui celui que nous connaissions, mais il est tout autre.
Il ne joue pas au voir de la même façon. Les événements se
ressemblent, l'histoire paraît être la même, mais ils ne disent
pas la même chose. Il y a eu des pertes, dont celle justement du
double, qui ne pouvait se donner à voir sans perdre irrémédia­
blement son statut, mais aussi des gains, comme tous ces mi­
roirs dont le tain a profité grandement de la mise en image. Il y
a eu surtout une réécriture, qui a permis que la répétition du
même soit invention de l'autre.
L'ŒUVRE AU DOUBLE: SUR LES
PARADOXES DE L'ADAPTATION

Marie-Claire Ropars-Wuilleumier

TRANSÉCRITURE OU RÉÉCRITURE?

UNE ALTERNATIVE

Adaptation ou translation, médiation ou mutation, transé­


criture ou réécriture - l'afflux des termes désigne un embarras
sur l'objet: comment circonscrire le territoire d'une enquête qui
doit prendre en compte, simultanément, la persistance d'une
thématique et la variation du matériau? La difficulté de
l'analyse, lorsqu'il s'agit d'une transcription, tient de fait à une
double aporie, de méthode et de choix théorique. On les repérera
brièvement.
De méthode tout d'abord. Selon une perspective compara­
tiste, l'étude des différentes mises en œuvre dans le passage
d'une forme à une autre suppose une stricte délimitation des
registres où ancrer la comparaison : pour décrire, il faut décom­
poser, on le sait du reste. Mais le principe structural, qui pré­
serve l'indépendance du contenu par rapport à la manifestation,
ou de la fable par rapport aux médias, a désormais fait long feu
pas de logique du récit en soi, pas d'histoire qui ne s'incarne
et, en s'incarnant, ne se dérobe; et pour peu que l'on renonce à
l'autonomie d'un barreau, c'est toute l'échelle du système d'éva­
luation, avec ses degrés et ses seuils, qui risque alors de se
trouver ébranlée. Peut-on pour autant se passer de la notion
d'histoire dans un domaine qui touche aux transferts de
narrativité? Pas de récit qui ne raconte, même si l'événement
reste indissociable de sa narration. Il faudrait donc à la fois
132 La tra11sécriture

diviser, pour avoir prise sur les changements, et refuser les


distinctions, pour s'en tenir à la seule exigence des processus
textuels, qui œuvrent transversalement, en récusant les frontières.
Incompatibles, les deux courants forment dilemme : d'un
côté on s'appuie sur un vaste corps de méthodes, quitte à subs­
tituer l'étagement des codes aux mouvements obliques du texte;
de l'autre on s'aventure à découvert, tout en risquant, au nom
de l'écriture, de retirer ses bases à un débat critique. Mais la
querelle du porte-à-faux et de l'infalsifiable recouvre de fait une
aporie plus radicale, qui engage l'enjeu de l'analyse. À privilé­
gier l'alternative méthodique, en s'interrogeant sur la meilleure
mesure des différences, on occulte l'étrangeté d'un phénomène,
qui repose d'abord sur l'exigence de la répétition: sous le même
nom, et dans la communauté cl' organisation narrative, une œuvre
se dédouble; changeant de visage, par changement dans le lan­
gage, mais en mobilisant l'analogie d'une trame et la constance
de repères pour souscrire au droit du titre unique. Le dilemme
sera cette fois le suivant : jouer l'altérité, en négligeant la sin­
gularité d'une ressemblance, ou parier sur le doublet, en s'in­
terdisant la localisation des variables. C'est le principe
différentiel qui se trouve alors mis en jeu : la différence tiendra­
t-elle à la confrontation entre deux états successifs d'un sys­
tème, chacun étudiable en lui-même, ou supposera-t-elle de tenir,
simultanément et rétroactivement, 1'écart cl'un terme en l'autre
et la trace de l'autre en chacun des deux termes de la relation ?
Le choix est ici d'ordre théorique, car il engage un parti sur
l'identité textuelle : soit un texte reste identique à lui même, à
travers les vicissitudes de sa réception ou de ses réemplois, soit
l'éventualité du réemploi esquisse les lignes d'une altération
potentiellement référable au texte d'origine. En d'autres termes,
ou l'adaptation cinématographique, comme tous les cas
d'intertextualité, entrera dans le grand réseau de l'intertexte, par
où les œuvres se répondent sans pour autant perdre leur voix
propre; ou, au contraire, la modulation répétitive, qui spécifie
la réécriture filmique d'un texte littéraire, va contribuer à
ébranler les postulats de clôture et de cohésion internes qui pré­
servent les contours de chaque texte au sein d'une intertextualité
concertante.
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adapturion 133

La symétrie des formules retenues pour déplier l'alterna­


tive ne doit pas faire croire à la neutralité du point de vue: la
balance penchera du côté de la réécriture, qui privilégie la
répétition, et reporte la différence sur l'œuvre elle-même. Mais
en forçant, comme je l'ai fait, la logique optionnelle, c'est à la
fois l'obligation et l'amplitude du choix que je souhaitais
dégager, pour mieux cerner les hypothèses qui fondent chaque
posture. L'idée d'adaptation ne va pas de soi, même s'il est
difficile de se passer du mot ; mais en lui préférant le terme de
transécriture, plus ouvert au changement historique, on suppose
à la fois, et contradictoirement, la transcendance du thème et
l'irréductibilité sémiotique de chaque véhicule, à quoi s'oppo­
sera une perspective qui cherche dans le passage du texte au
film le dévoilement d'une impropriété textuelle rendant fragile
jusqu'à la distinction des modes linguistiques mis en œuvre par
chaque formation. Dans une conception du texte répondant à
l'ouverture de la différence, il ne saurait être question de s'en
tenir à la spécificité, proprement technique, du médium; l'œuvre
fait l'écriture, au sens multiplié de cette notion, en défaisant les
modalités spécifiques des différents discours ; mais le désœu­
vrement, dont témoigne la possibilité de la réécriture, retire à
l'œuvre la capacité de former à elle seule sa propre règle d'éla­
boration, sémiotique autant que scripturale. D'où l'effondrement
d'une visée systémique à perspective autorégulatoire qui garan­
tirait - texte par texte, œuvre par œuvre - la constitution d'un
ensemble, qu'il soit construit en termes codiques ou étoilé
scripturalement. Le fait de la réécriture porte atteinte à
l'autonomisation de l'écriture comme à l'organisation de la
structure.
Il serait vain d'opposer Blanchot, Derrida et Deleuze, dont
les noms sous-tendent cette hypothèse négative, à l'apport mé­
thodique des formalistes russes, dont se réclame une approche
structuraliste de l'adaptation. Outre le décalage chronologique,
les objectifs divergent trop pour pouvoir s'affronter, puisqu'il
s'agit pour les premiers - ceux qui furent des précurseurs - de
construire l'objet artistique afin de rendre possible une analyse
appropriée des œuvres, alors que les derniers, qui sont encore
nos contemporains, ajustent la singulmité de l'idée d'œuvre à
134 La transécriture

l'ébranlement du processus esthétique que celle-ci met en œuvre.


Renonçant donc à tout parallélisme théorique, on soutiendra
l'hypothèse de la réécriture en précisant deux points de butée
pour une démarche qui se fierait à la séparation méthodique des
facteurs.

SUR L'HISTORICITÉ DES TRANSFERTS

Il s'agirait ici d'interroger l'évidence selon laquelle on


associe chronologie des transpositions et I inéarité de la trans­
formation. C'est en effet une donnée irréductible de l'adaptation
que d'impliquer un passage du temps. Faut-il pour autant en
déduire que l'ordre de succession règle l'ordonnance des
modifications? J'emprunterai à Jean-Marie Schaeffer une
argumentation qui remet en cause l'irréversibilité du changement
alors même que la démarche souscrit à une visée tabulaire.
Insistant sur la variabilité contextuelle des critères distinctifs d'un
genre 1, Schaeffer évoque le cas des« adaptations-traductions »
du roman picaresque espagnol par les écrivains français du
xv111" siècle; il montre comment la modification d'un trait va
transformer le statut générique et le sens des éléments mainte­
nus, non seulement dans l'équilibre du nouveau texte, mais aussi,
par« dynamique rétroactive» (p. 143), dans l'interprétation du
texte d'origine. Il ne s'agit pas - Schaeffer y insiste - d'une
polysémie soudain dévoilée par l'intervention d'une nouvelle
lecture, mais bien d'un« enrichissement rétroactif des entités»
(p. 143), suivant la formule de Danto que Schaeffer convoque
pour étendre sa démonstration. Ainsi l'apparition d'un nouveau
prédicat artistique, par exemple 1'abstraction, changera I'éva­
luation du prédicat ancien qu'il remplace et en même temps
dévoile : l'abstraction invente rétroactivement la figuration,
faisant bouger les termes qui rendent lisible le fonctionnement
d'une œuvre. Le même n'est plus le même et le temps lui-même
mverse son cours.
L'objectif de J.M. Schaeffer est nettement exposé: il entend
insister sur la force signifiante des actes de contextualisation.

1. J.M. Schaeffer, Qu'est-ce qu'un genre lilléraire ?, Paris, Éditions du


Seuil, 1989.
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adaptatio11 135

En ce sens, le même n'est jamais le même, suivant le paradoxe


de Mému-d, parce que le contexte de réception ne sera jamais
identique. Mais le principe de rétroaction, retenu par Schaeffer
pour des raisons de pragmatique, met en question deux facteurs
constitutifs de l'adaptation: prise clans la réversibilité poten­
tielle du temps, l'identité du texte se trouve à son tour ébranlée.
On en retiendra que le paradoxe borgésien ne se réduit pas
nécessairement, comme le voudrait Schaeffer, à et par la seule
variation des conditions communicationnelles. Si l'on n'accepte
pas le garde-fou pragmatique, qui neutralise l'activité propre
du texte, le paradoxe se développera clans sa logique onto­
critique: c'est la répétition elle-même qui met en doute l'unité;
le texte premier devient second du fait qu'il donne naissance
au double ; l'infidélité des « belles étrangères » - point de départ
de la digression schaefferienne - porte donc le ferment d'extra­
néité au cœur de l'origine elle-même.
Au transfert, qui privilégie l'historicité du changement,
répond ainsi la trahison, d'autant plus traître à son objet qu'elle
se réclame de l'histoire pour larguer, ou du moins faire flotter,
l'amarrage historique du texte.
LA TRAHISON CONSTITUTIVE

Avec le mot de trahison, s'ouvre l'éventualité d'un second


tour d'écrou, qu'on fera jouer cette fois par référence au corpus
général des adaptations. Construire une théorie de l'adaptation
sur la mesure des transformations, c'est supposer implicitement
que le transport d'un texte vers un film vise à maintenir l'équi­
valence sémantique des œuvres: adapter serait, pour le cinéma,
s'approprier un récit littéraire en le rendant reconnaissable
jusque dans son renouvellement énonciatif. Or ce modèle d'équi­
valence ne constitue, de fait, qu'une moyenne entre des expé­
riences extrêmes, l'une qui œuvre à la dislocation du texte, par
dissémination ou par dédoublement (Puissance de la parole),
l'autre - déjà évoquée - qui exhibe la répétition en littéralisant
la reprise du récit, voire en répétant littéralement le texte (Aurélia
Steiner). Pour construire un modèle de l'adaptation, il faudrait
prendre en compte les formes les plus radicales venues de ces
cieux bords, qu'elles s'affichent avec la modernité ou se
136 La transécriture

dissimulent au détour du cinéma classique. Une configuration


mouvante se dessinerait alors en même temps qu'apparaîtrait
une double exigence inverse comme principe de l'adaptation:
détruire le texte (serait-ce pour le remplacer?) au point de le
rendre parfois invisible ou en tout cas incertain (à part quelques
indices de noms et de lieux, que reste-t-il de Goethe dans le
Faux mouvement de Wenders, si ce n'est, précisément, la faus­
seté de l'apprentissage?); à l'inverse, doublant souterrainement
cette tendance destructrice, recommencer le texte, se placer sous
son signe et sa loi, mais en rendant impossible la mise en
concordance, puisque la singularité de la répétition tiendra au
réajustement qui fait reposer la fidélité du film sur l'oblitéra­
tion d'un texte devenu simplement mémoriel (Lettre d'une
inconnue ou Rideau cramoisi), voire transformé, comme dans
les variantes durassiennes, en simple trace du film. Déplacement
démultiplié ou remplacement radicalisé, ces cieux courants,
contraires et pourtant convergents, incitent à voir dans l'adap­
tation une substitution trompeuse dont la ruse consiste, par excès
de rupture, ou de restitution, à faire du texte un supplément,
défiguré ou déceptif; et le privilège donné aux cas les plus
voyants, tenus pour symptômes d'une pulsion de destruction
inhérente au transfert, entraînera deux règles de conduite pour
l'analyse: considérer les postures médianes comme des modes
de réduction éphémère du paradoxe intrinsèque à l'adaptation,
qui ne reprend un texte que pour le diviser de soi ; chercher,
dans l'allure étrangère de la reprise, le dévoilement d'une étran­
geté que recèlerait le texte repris: fracture interne, frayage ou
repli de voies divergentes ....
L'adaptation procède de l'effraction: on imputera à l'écri­
ture elle-même la force de fragmentation ainsi mise en œuvre
dans la réécriture. Il s'agira donc de jouer la rétroaction du film
sur le texte, mais sans prétendre l'enrichir de significations
insoupçonnées. C'est au contraire le potentiel d'érosion, la fra­
gilité et le leurre des représentations qu'il conviendra de rendre
lisibles clans la texture de l'œuvre; la multidimensionnalité
qu'affiche l'écriture filmique, la complexité et l'hétérogénéité
des opérations qu'elle impulse servant alors de supports à ce
L 'œ11vre au double: sur les paradoxes del 'adaptario11 137

que j'appellerai une écranisation du texte2: soit la mise en om­


bre dans le passage au miroir, la projection qui fait agir la dis­
persion, la pluralisation de l'œuvre, mais par une déliaison de
l'un et sans refuge polysémique. Loin de s'en tenir au récit, fût­
il remodelé, tronqué ou étoilé, on s'interrogera donc sur le fait
du récrit, qui menace à la fois l'identité narrative et la spécifi­
cité sémiotique.
DÉTOUR

Pour qui mène à son terme la logique de la réécriture - je


pense ici à Perec dans Wou le souvenir d'enfance' - le texte
originel se dérobe dans la division en deux doublets alternés,
chacun récrivant l'autre tout en étant soi-même soumis à une
rectification incessante : fantasme de fiction virant au cauche­
mar documentaire et fragments d'une autobiographie refusant
de se nouer au récit, tous deux déjà écrits et toujours à récrire
l'un par l'autre. Mais dans l'intervalle des deux textes, par où
chacun se fait le palimpseste de l'autre (comme dans ces deux
V du titre où se déclare l'impossibilité du nom propre) le livre
donne à lire un texte en blanc ou, comme le suggère Perec avec
l'image d'enfance obsédante d'un Charlot parachutiste, un texte
en suspension : soit trois points et deux parenthèses au cœur du
livre, des signes vides, une forme abstraite au lieu d'un verbe
figurant, un troisième terme donc, mais absent. C'est ce sus­
pens du texte, emprunté à un exemple purement littéraire, que
je voudrais expérimenter avec Le rideau cramoisi. Dans la
mesure où il s'agit d'un cas extrême de répétition (une nouvelle
de Barbey cl'Aurevilly récitée dans un film d'Astruc), l'exemple
servira d'ultime épreuve pour l'hypothèse développée jusqu'ici
celle d'un récrire menant, par le fait même du doublet, au
désécrire originaire.

2. M.C. Ropars-Wuillcurnicr, É'cra11iq11es, Presses universitaires de Lille,


Lille, 1990.
3. G. P erec, W 011 le so11ve11ir d'e11fè111ce, Denoël. 1975, repris par
Gallimard, (coll.« L'imaginaire»), 199:l.
138 La 1ra11sécril11re

UNE<< ILLUSTRATION» CINÉMATOGRAPHIQUE

un·J'.,RAL / ALltRI�
Quatre-vingts ans séparent la nouvelle de Barbey, publiée
en 1874'1, et le premier film d'Astruc, qui date de l952. Début
de la Troisième République et Quatrième République en cours,
tout sépare un auteur qui sent le soufre mais en se réclamant de
l'ordre moral et un réalisateur-romancier dont l'objectif déclaré
est de donner naissance à une nouvelle avant-garde. Tout les
sépare à ceci près que le cinéma français des années 1950 ne
cesse, comme ce! ui des années 1930, de relancer 1 'héritage
romanesque du XIX e siècle, mais qu'à la différence des cinéastes
« années 1930» tel Renoir il ne s'agit plus pour Astruc de se
donner par la référence littéraire un label d'auteur qu'il pos­
sède déjà. La revendication de la «caméra-stylo», on le sait,
porte d'abord sur l'affichage de la littéralité: l'objectif ne sera
nullement de transposer pour faire cinéma, mais bien de confé­
rer au cinéma une liberté d'écriture et une capacité d'abstrac­
tion qui le soustraient à la « tyrannie du visuel» ,; - ce qui
supposera donc l'expansion du verbal. Le passage par la litté­
rature est ainsi l'occasion d'affirmer une inspiration romanes­
que (Balzac ou Barbey, Poe ou Maupassant) qui porte autant
sur l'emprunt du textuel - l'écrire, de fait - que sur le réemploi
du fictionnel, c'est-à-dire du narrer. Et le seul point de passage
direct entre Astruc et Barbey tiendra moins à la séduction du
dandysme ou à la contamination du divin et du diabolique, qui
sont les thèmes affichés par les nouvelles, qu'à la libre affirma­
tion du romancier par laque! le Barbey se place d'abord sous le
signe de la littérature, füt-elle la plus classique, et va autoriser
Astruc à foncier la modernité du cinéma sur l'exhibition filmique
de l'appartenance littéraire, donc de la textualité proprement dite.

4. Le rideau crn111oisi, comme J'autres nouvelles, était déjà écrit en 1867,


et prévu pour un recueil qui serait intitulé Ricochets de crmversatio11. Mais le
recueil définitif de six nouvelles ne parut qu'en novembre 1874 sous le ti1re
Les diaboliques. Toutes les citations qui seront données du texte se réfcrcnt il
l'édition« Folio», Gallimard, de 197:l.
5. A. Astruc. « Naissance d'une nouvelle avam-garde, la Caméra-Stylo».
tcra11 Frnnçais, n'' 144, 30 mars 1948.
L'œuvre au double: sur le.1· paradoxes de l'adaptatio11 139

Littérarité et I ittéralité vont ici de pair ; et la récitation textuelle


à laquelle le film donne libre cours est partie essentielle du projet
de révolution cinématographique auquel s'est attachée la notion
de caméra-stylo.
Paradoxalement, cette littéralité se trouve attestée par le
désaveu d'Astruc lui-même, qui reprochera à son film d'avoir
cédé à l'illustration cinématographique d'un texte littéraire6.
Mais illustrer signifie aussi bien exemplifier qu'imager. L'ori­
ginalité d'Astruc tient précisément au cheminement parallèle,
qu'il revendique encore en 1957, d'un texte, déjà écrit, et d'une
image, en cours d'écriture. Et le désaveu ultérieur surprend
d'autant plus que la reprise littérale à laquelle Astruc s'accu­
sera d'avoir cédé est liée à un double système de coupes, symp­
tomatiques pour l'analyse.
l) Soutenue jusqu'au bout du film, l'énonciation du texte
ne retient que le corps central de la nouvelle : la narration de
l'histoire proprement dite, telle qu'elle est censée se dérouler
entre le jeune sous-lieutenant et la mystérieuse Albertine. Sont
entièrement évacués le prologue et l'épilogue de Barbey, soit
la rencontre entre un naITateur initial («je») et le narrateur se­
cond ( « vicomte de Brassard») qui voyagent ensemble la nuit
dans un coupé. Disparaissent ainsi les prémisses, allusions, at­
tentes et relances par lesquelles le narrateur originel délègue la
parole à son compagnon de voyage et se fait le destinataire at­
tentif et ironique, complice ou rival, d'un récit qu'il accompa­
gne de ses questions, commentaires ou silences: jeu de
« volant» ou de « raquette », fléchant le chassé-croisé des fonc­
tions dans le texte de Barbey, et dont la disparition fait dispa­
raître aussi le rôle de « chasseur d'histoires» que le narrateur
se donne à l'ouverture de la nouvelle.
2) Un second système de coupes consiste à trancher dans
la masse verbale, en se limitant à des prélèvements citationnels,
étendus par la voix off sur tout le film mais interrompus sou­
vent par la relève strictement visuelle qui soutient l'énoncé et

6. Dans Cahiers d11 ci11é11w, n" 116 (février), 1961. Des cx1rai1s de 1ex1es
ou cn1re1iens d' Astruc se \rouven\ dans le livre de R. Bcllour, Ale.ramlre Astruc,
Seghers, 1963.
140 La trw1sécriture

peut parfois en tenir lieu. Le procédé n'a rien de singulier en


soi. Il donne simplement une allure allusive à la référence
textuelle: sont élidées en particulier les descriptions de figures
ou de faits (portrait cl' Albertine ou précisions des scènes
érotiques), remplacées par des visualisations silencieuses. Mais
la singularité du film vient de ce que la mise en images, toujours
muettes, accompagne aussi, en les redoublant, les passages
d'énonciation vocale: la permanence de la trame visuelle pro­
duit ainsi un effet de doublage par rapport au texte entendu ; la
référence textuelle est à la fois attestée, par allusion mémorielle,
et dédoublée, mais dans la redondance. Ce qui surgit alors, sous
l'effet de la double répétition, ce n'est pas l'autre, mais le même
autre, la redondance indexant comme une supplémentarité qui
pourrait affecter aussi bien le texte que l'image.
On en conclura que la répétition ne concerne pas seulement
le rapport du film au texte, mais bien d'abord celui du film à
soi-même. La réécriture est à I 'œuvre dans le film même, par la
liaison disjonctive établie entre le flux verbal de la narration,
qui rend l'image silencieuse et la met en suspens, et le surplus
de la vue, qui colle à la voix et la rend parfois superflue - le
supplément s'insinuant alors dans le verbe. Il en résulte un
double mouvement contraire de retrait et d'excès, d'affleure­
ment et d'afflux, directement référables au texte que le doublage
filmique placerait ainsi tout à la fois sous le signe du dédouble­
ment et de l'altération. Même restreint à son corps central, le
texte se trouverait d'un même geste relancé et dérobé. On exa­
minera les effets de ce flottement sur l'ensemble de la nouvelle,
en la reprenant à partir des composantes sémiotiques illustrées
dans le film.

VOIX 13LANCHE, OU LE FANTÔME DE LA NARRATION

En évacuant la chasse au récit - en coupant la scène du


« coupé » et le relais des narrateurs -, le film ne propose pas
pour autant la restitution pure de la fable. Celle-ci reste insépa­
rable de son énonciation, puisque la mise au silence de l'image
fait assumer la charge narrative - histoire et narration
inextricablement mêlées - par la voix off d'un narrateur qu'on
pourrait dire, avec Genette, auto- et extradiégétique si ce n'était
L'œuvre au double: sur les paradoxes de /'adaptation 141

effacer par là l'étrangeté d'une posture sans ancrage: le héros


raconte sa propre histoire, mais on ne sait où ni à qui. La dispa­
rition du narrateur premier, qui se faisait le narrataire dans la
nouvelle, met en péril pour le film l'identité du destinataire,
malgré les appels qui lui sont encore adressés par la voix
filmique reprenant une phrase du texte:« Écoutez - C'était une
nuit». Sans doute un transfert est-il possible sur le spectateur,
dans la mesure où le dispositif cinématographique prendrait en
charge, à lui seul, la scène de la narration seconde telle qu'elle
s'est mise en place dans le coupé (p. 44): « Et je l'écoutai -
attentif à sa voix seule - aux moindres nuances de sa voix, -
puisque je ne pouvais voir son visage dans ce noir comparti­
ment fermé, - et les yeux fixés plus que jamais sur cette fenêtre,
au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la même fascinante
lumière [ ...] ». Boîte noire d'où émerge une voix sans visage
pour celui qui écoute, et dont la vision est limitée à un rectangle
lumineux où se projettent des ombres, l'appel filmique est trop
évident pour être commenté, sauf à souligner que les machines
fantasmatiques dont se délectent les textes« fin de siècle» (ceux
de Villiers de l' Isle Adam ou de Barbey d'Aurevilly) sont des
machines vocales autant que visuelles, et que le cinéma ainsi
convoqué naissait d'une disjonction de la parole autant que
d'une projection imageante. Mais si le spectateur devient, tel le
narrateur premier, le récepteur du récit, il ne dispose pas, comme
le fait celui-ci, des informations qui lui permettraient de réduire
le off au hors champ ou à l'occultation passagère du lieu narra­
tif. Le flottement sur le destinataire va renforcer, par ricochet,
l'incertitude sur le destinateur, dont la voix off n'appartient à
aucune scène, füt-elle nocturne.
Le off maintient l'absence dans l'actualisation de la parole:
la narration sera donc déliée du temps et de l'espace; mais elle
ne sera pas pour autant constituée en narration omnisciente. Car
le narrateur filmique, suivant en cela le texte qu'il énonce,
restreint le point de vue aux seuls sentiments et pensées du
personnage qu'iI fut. En même temps, la restriction de champ
se trouve accrue par les manœuvres de la caméra qui rompt avec
le regard de ce personnage comme pour limiter encore davantage
la vision et le savoir de celui-ci: panos et plongées obscures
142 La rransécrilure

échappant à son œil, retrait du cadrage derrière une vitre opaque


où se brouille la vue ... Doublée par un appareil qui masque plus
qu'il ne montre, la narration perd la crédibilité qu'aurait pu lui
conférer la délégation de fonction opérée par le texte ; devenu
seul narrateur, le narrateur second n'en reçoit que moins d'auto­
rité: au trop de paroles répond le manque d'assise visible; et
le flottement d'une voix désancrée et en même temps déceptive
peut se reporter à rebours sur la narration première du texte, ce
« je» inaugural à l'affût de l'histoire dont i I déléguera la narra­
tion, mais qui se garde bien de foncier 1 'origine de sa propre
parole, se contentant de la donner comme une évidence initiale,
que soutient seule la trace disséminée du rideau : « Il y a terri­
blement d'années, je m'en allais chasser le gibier d'eau clans
les marais de l'Ouest» (p. 27).
Le système de délégation en chaîne - spécifique des récits
dans Les diaboliques, qui peuvent contenir jusqu'à quatre nar­
rations enchâssées - ne serait-il qu'un trompe-l'œil, une assu­
rance sur la voix que se donne un narrateur déléguant ses doubles
pour mieux masquer sa propre im-posture : l'absence de fon­
dement pour une parole qui ne parle de fait que par l'autre? La
belle assurance des textes de Barbey, le chassé-croisé ludique
des rôles narratifs, ne saurait totalement colmater l'incertitude
d'une voix narrative dont la subjectivité ne suffit pas à garantir
la solidité ni l'autosuffisance. Telle la voix blanche d'un narra­
teur toujours relégué off, la narration relève chez Barbey, de ce
qu'il nomme ailleurs le fantomal: ce qui fait parler les
« spectres» à travers« les souvenirs» et met« sur nos propres
bouches ce qui fut leur bouche» 7 . Bouche-à-bouche inéluctable
pour un sujet en voie d'essoufflement - cl'oü les stratégies de
substitution ou ricochets de conversation qui prolifèrent avec
Les diaboliques. En projetant off la voix, la réécriture filmique
ne fait qu'accentuer la distorsion interne d'une narration spec­
trale, dont la relégation au dehors désigne contradictoirement
la puissance - le surplomb divin si l'on veut - et l'inconsis­
tance - le hors-jeu toujours reconduit diaboliquement. On en

7. J. Barbey d'/\urevilly, U11e page d'histoire (1882), Gallimard, coll.


«Folio»,p.161.
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adaptatirm 143

retiendra la suspicion jetée par la réécriture sur le rapport de


solidarité que nouait le texte entre la narration et le, ou plutôt
les sujets. Péll' la répétition filmique, le trop-plein des narrateurs
se voit désavoué : un seul narrateur suffira, mais dont l'amar­
rage personnel sera d'autant plus incertain qu'il se dérobe à la
vue tout en étant doublé péu· la vision.
Liant l'histoire à sa narration, et déliant celle-ci de son cadre
diégétique rassurant, la médiation cinématographique dévoile à
quel point l'histoire, chez Barbey, est celle d'une narration en
mal d'historicisation.
LA TA HE LAIRE, OU LE DOUBLE JEU DL L'IMAGE

Le retrait de la parole, entièrement captée pm· la voix, laisse


libre cours à l'image : aux silences de l'image, que renforce la
trace sonore reléguée dans les bruits. L'image se tait, et en cela
elle se donne à voir comme telle. Mais la surexposition de la
vue - évidente et comme aveuglante pour l'œil - empêche la
vision au moment où elle sollicite le regard : par le clair-obscur
affiché, c'est trop de noir et trop de blanc qui se donnent à voir,
exhibés par leur dissociation, comme dans le jeu d'échecs sur
lequel a lieu l'ouverture à l'iris. D'un côté les noirs - escaliers,
portes, fenêtres, ferronneries et rambm·des - qui ouvrent l'es­
pace et en même temps barrent la profondeur ; de l'autre côté
les blancs - vêtements et voilures, lampes, glaces et cristaux -
qui réfléchissent la lumière et renvoient I 'œil à la surface des
choses. Le proche est trop proche, et par là éblouit ; le lointain,
trop éloigné, interdit la percée du regard. Leur alliance et leur
contraste radical entraînent l'image selon deux lignes contraires,
qui se frayent un double passage dans le texte : une double ligne
de sens, accompagnant les énoncés retenus et démasquant ceux
qui furent écartés.
Du côté de l'obstacle, ou de l'opacité, on retiendra ce qui
fait jouer l'écran et, par lui, la transgression d'un interdit. Le
texte repris par le film indexe ensemble la violence érotique et
la terreur parentale: à travers l'effroi d'un« seuil noir et béant»
(p. 80 et film), il laisse ainsi affleurer tout ce qui relie la
possession d'Albertine à la réactivation terrifiante d'une sr;ène
primitive, dont le récit intégral de Barbey se plaît à multiplier
144 La 1ra11sécril1.1re

les indices. Les « lèvres érectiles» (p. 69) d'une Albertine


surnommée « Alberte » (p. 59) et qui ressemble à un «jeune
garçon» (p. 55), son corps « raidi» dans le spasme mortel de
l'amour (p. 78), comme la «queue» depuis longtemps
«coupée» des postil Ions évoqués par le narrateur inaugural
(p. 36), ces passages explicites invitent à lire en effet, dans l'ex­
périence funèbre de ! 'Éros, la menace d'une castration symbo­
lique nécessaire au devenir adulte du jeune sous-lieutenant: par
le cadavre et'Alberte à «l'épouvantable rigidité» (p. 77), qui
transforme les os du héros en une« fange glacée» (p. 78), celui­
ci devra affronter la perte du phallus, qui va se séparer de son
propre corps ; et pour changer de corps, comme l'y contraindra
le père-colonel du régiment (p. 83), il lui faudra avoir quitté la
chambre des enfants, trop proche de la chambre parentale, et
conjuré«les deux têtes de Méduse» (p. 70 et film), qu'il redoute
de voir lorsque les parents apprendront la vérité.
Cette ligne de sens œclipienne est évidente clans le texte, et
le film en retient des traces allusives, qu'il soutient par les mul­
tiples figures visuelles engageant la menace de l'obscurité. Mais
elle dissimule, sans la recouvrir entièrement, une autre ligne de
sens, dont le film force en même temps le passage. À travers la
blancheur des lumières, c'est aussi celle des corps qui s'expose:
corps blancs, masculin et féminin, que leur vêture et parfois leur
posture rendent presque semblables et que leur conjonction
mortelle transformera en un corps unique et monstrueux,
éblouissant et tournoyant clans l'escalier, qui évoque partielle­
ment, c'est-à-dire sans la tête trop parlante du cheval, Le
cauchemar de Füssli. Par cette ligne blanche de la ressemblance,
qui s'expose clans le corps en trop dont se trouve encombré le
survivant, c'est la dépossession de soi et la dispersion des corps
dédoublés qui émergent à leur tour du texte : la scène érotique
et funèbre se lira aussi comme dissémination du nom de Brassard
clans le corps morcelé(« bras» et« artères») d'une Albertine
mourante (p. 77), chez qui «l'un» se mêle à«l'autre», n'in­
diquant plus que le«rien». L'expérience en cela ne relève plus
de l'interdit et de sa transgression à peine dissimulée. Sur les
mêmes énoncés de violence et de peur retenus par le film, le
supplément visuel, qui fait jouer le blanc avec et contre le noir,

1
L
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adap1a1io11 145

vient greffer non pas un autre sens, mais simplement ce que la


nouvelle de Barbey désigne deux fois comme le passage «en
sens inverse» (p. 67 et 36, il s'agit des voitures qui se croisent
dans la nuit). Pour la même expérience, ce ne serait plus l'avè­
nement de la différence sexuelle qui se donnerait à entendre,
mais seulement l'émergence de la similarité et l'altération
d'identité qu'elle provoque: soit la montée du double, inscrite
dans le double jeu du visuel, dont les ombres démesurées
(noires) et les reflets offerts par les miroirs (brillants) surdéter­
minent filmiquement l'attraction silencieuse. « Homme ou
femme - on ne savait», dit le narrateur premier à propos de
«quelqu'un» qui balaie la cour de l'hôtel où la voiture a fait
halte (p. 39) ; aussi bien la chambre du héros contient-elle un
buste blanc de Niobé (p. 67), cette mère célèbre pour des méta­
morphoses qui mêlèrent l'eau et la pierre. L'indétermination et
le risque du neutre pointent autant que l'épouvante d'une dé­
termination trop évidente8 .
Deux lignes donc, inversant la même scène, comme le blanc
inverse le noir que pourtant il rend visible. Du côté de l'écran,
le rideau fait obstacle et laisse entrevoir au-delà la menace du
crime, et du châtiment ; mais du côté de la ressemblance, seul
le rideau est à voir, avec le «vide» qu'il indique (p. 84) et
l'absence d'au-delà: «il n'y a pas d'après», répond le narra­
teur à la question finale de son narrataire-donateur (p. 83). Aussi
bien le rideau est-il «double» (p. 39), même s'il est dit aussi
«singulier», au double sens que prend alors le terme. Et la
pâleur de Brassard, lorsqu'il reçoit le rideau, semble liée au fait
qu'il s'agit du «même rideau» (p. 39) : un rideau qui serait à
la fois même et autre, mais dont la force suspensive tiendrait
aussi à ce qu'il insinue l'autre dans le même, et le multiple en
soi. Le vicomte de Brassard - ce bon «braguard» traîneur de
sabres et de maîtresses (p. 34) - est aussi celui qui exhibe au
feu «sa magnifique poitrine, deux fois provocatrice» (p. 34)

8. Je re1rouve ici de nombreux \raits relevés clans l'analyse de Jean


Bellemin-Noël (Diaboliques au diva11), Toulouse, Ombres, 1991 ), sans
rejoindre son interprétation centrée sur une équivoque des scxcs: l'hybride
sexuel, où se clirai1 la mixité composite du sujc1 de l'inconscient, ne corres­
pond pas à l'hypothèse du neutre, où s'altèren1 les signes constinnif"s du sujet.
146 La trc111sécriture

et porte« un front bombé, blanc comme le bras d'une femme»


(p. 35). Écartant le portrait du vicomte avec l'ensemble du pro­
logue, le film en a extrait ce stigmate àu blanc qui le fait se
confondre visuellement avec la blancheur d'Alberte. Dans ce
brassage de la différence, le blanc, qui efface les contours, I 'em­
porte sur le noir, qui creuse la profondeur. En atteste cet étrange
rajout que la voix propose à la fin du film, lorsque le narrateur
off glose la peur qui l'a paralysé:« quelque chose qui ressemble
à cette peur que je n'aurais plus jamais voulu ressentir au monde,
cette tache claire qui est liée pour moi à l'image de cette mys­
térieuse fenêtre, que je vois toujours dans mes rêves, avec son
rideau cramoisi».
Le film ici réécrit en inversant; il transforme la « tache
noire », deux fois évoquée par Brassard comme une meurtris­
sure ayant « marqué» ses « plaisirs de mauvais sujet» (p. 84
et 43), en une « tache claire» indexant la ressemblance : pure
coulée de lumière, semblable à la traînée lumineuse qui fit surgir
Albertine face au miroir; semblable également à ces brèves
échappées au dehors qui font passer sous nos yeux la lumière
nocturne, la clarté de la lune ou la blancheur des nuages. Imposée
par le film, et substituée à la« tache noire», la« tache claire»
désigne ainsi comme un attrait du dehors, venant signer la mise
hors de soi du « mauvais sujet» : de celui qui, précisément,
risque de n'être plus sujet à force de devenir son double.
La transformation filmique paraît trop forte ici pour être
l'effet d'un lapsus; mais l'inversion de signe, qui fait basculer
le positif en négatif, le noir péché en étrangeté de la lumière, ne
conduit pas à privilégier une ligne de sens aux dépens de l'autre;
c'est au contraire la dispersion potentielle du texte qu'on re­
tiendra, le dédoublement d'une scène textuelle oscillant entre
les prestiges redoutables mais appropriables de la nuit (« le trou
d'ombre», p. 80) et le vertige inassimilable d'une clarté ouvrant
sur l'inconnu (la pâleur de« la mort qui était partout», p. 77).
Le texte s'écrit ainsi clans cette suspension qu'il surcharge de
sens mais qui parfois remonte à la surface, lorsque le voyageur­
rêveur évoque ( dans le prologue coupé) les trajets où l'on« criait
dans la nuit: où sommes-nous donc, postillon?» et où l'on
« suspendait son regm·d et sa pensée à quelque fenêtre éclairée»

l
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adapllltio11 147

(p. 37). Effacé par le noir de la nuit, et la surexposition de la


clarté, le «cramoisi» du « rideau» se trouve à son tour sus­
pendu, ne laissant plus monter, passagèrement, que le cri de
l'âme ou les rides de l'eau, p,u- où le moi s'enfuit.«Elle n'était
pour moi qu'une image, qu'à peine je voyais; et moi, pour elle,
qu'est-ce que j'étais?» (p. 54). Telle pourrait être l'emblème
du texte (dé)voilé par le film.
*
* *

Pour conclure, on soulignera tout d'abord ce que le film


donne ainsi à voir de l'image. Doublant le texte en l'illustrant,
l'image n'en propose qu'une doublure, où se dissout la figura­
tion : derrière la représentation, qui s'efforce de faire sens à
grand renfort de signes et de couleurs, c'est le rideau qui se pro­
file, comme pure figure de visibilité non visible. Voir, c'est
d'abord voir l'écran, dont la blancheur labyrinthique traverse
les figures. Ce n'est donc pas le moindre paradoxe à mettre au
compte de la réécriture filmique que sa capacité de répéter, en
imageant, et de littéraliser ce qu'il en est de l'imagement, litté­
raire ou filmique: une vision qui voile, des formes qui s'en­
fuient, bref, du «tulle-illusion» selon le mot de Barbey
lui-même, qu'on appliquera à son propre texte, lorsque le film
vient le délier de soi en le répétant sur le mode de l'écho.
Horrifiques, en effet, les récits de Barbey en mettent« plein
la vue» à qui ne retient que la fable, faisant passer chez I'ama­
teur d'histoires les frissons du désir et de la destruction - infan­
ticide, pulsion de mort ou nécrophilie. Mais le film, en doublant
deux fois le récit, invite à voir ce qu'il en est de la vue lors­
qu'elle se rend visible: l'imaginaire se trouve renvoyé au
devenir-image, par où les corps se retirent d'eux-mêmes; et plus
le verbe insiste, plus la voix est entraînée dans le processus d'évi­
tement qui affecte le corps propre. Voix blanche et tache claire,
flottement énonciatif et suspension visuelle, travaillent en
parallèle avec la narration diabolique ; et les terreurs castratrices
colmatent, sans les camoufler, l'attirance et l'effroi d'une dissé­
mination que l'écriture laisse affleurer de manière cluplice, se­
mant lacunes et leurres tout en feignant d'assurer le verrouillage
148 La transécriture

de la parole et de la représentation. La modernité d'un Barbey,


relevée par l'invention d'un cinéma moderne, tient sans doute
à ce double mouvement contraire, qui donne au texte à la fois
sa violence et son évanescence.
En cela s'illustre le rôle de la réécriture filmique, qui en
démultipliant les postes énonciatifs n'ajoute pas au sens mais
œuvre à agrandir les lacunes du sens. Telle est la singularité
d'une répétition qui soustrait en multipliant, dédoublant
l'énoncé, mais en le dés-énonçant, combinant l'allusion avec
l'élision, et l'anamnèse avec l'oblitération: on redira donc que
la réécriture- ou la transsémiotisation filmique d'un texte écrit
- a pour fonction première non tant de transposer ou de remo­
deler le récit que de redoubler le texte en lui faisant ombrage,
inscrivant ainsi la trace du récrit - ou de la dislocation poten­
tielle de l'écrit- dans l'écriture originaire. En ce sens, l'impos­
sible séparation de la fable et de l'écriture se trouve confirmée
par la forme singulière d'une écriture filmique, dont la singula­
rité tient ici au dédoublement sémiotique qu'elle fait jouer dans
la fable elle-même, devenue à la fois, et contradictoirement,
narration et irradiation du récit.
Toutefois ce rôle de réflecteur lacunaire - par oi:1 le film se
fait comme le palimpseste inversé du texte- ne peut agir que si
l'on s'en tient strictement à la règle du doublet, soit à une dé­
marche qui s'obstine à mener de front le va-et-vient d'un texte
à l'autre, et le change réversible de l'un en l'autre. Étudiés
séparément, la nouvelle de Barbey et le film d' Astruc partici­
peraient de deux réseaux analytiques divergents - l'un qui
s'attache à relever le jeu de la séduction dans la narration verbale
(c'est ce qu'on a appelé la narration donjuanesque de Barbey),
l'autre qui retiendrait surtout l'émergence de la voix narrative
au creux d'un système filmique jusque là consacré à l'œuvre
de séduction (c'est l'ouverture de la parole off dans le cinéma
des années 1950). Confrontés sous l'angle de l'adaptation, les
deux récits apparaîtraient encore très contrastés : foisonnement
des détours ludiques et des effets de voix d'un côté, et simplifi­
cation fulgurante de l'autre, qui renoncerait aux scories discur­
sives et aux ricochets d'époque pour aller droit au fantasme
reliant Éros et Thanatos ; en cela, la confrontation éclairerait le

-
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adaptation 149

passage de ce qui appartient encore au roman d'apprentissage


(comment on devient le vicomte de Brassard) à ce qui fuit dans
le sillage du récit de rêve, sans nom ni lieu pour s'amarrer. Mais
si l'on joue le montage alterné des deux œuvres, leur applica­
tion différentielle retient de fixer une différence sans pour autant
conduire à la découverte d'un nouveau texte ; elle indique seu­
lement, en chacune des œuvres, l'attente et l'oubli de l'autre,
soit le supplément qui l'affecte: la voix qui se vide chez Barbey,
où le savoir en trop de l'image selon Astruc, cette illustration
qui ne fait film qu'en figurant les points de fuite d'un texte en
partie double.
La force de la réécriture ne viendrait-elle pas, finalement,
de ce qu'elle nous invite à reconnaître, d'un texte l'autre, l'ab­
sence à soi du texte propre ? Simple opérateur critique en ce
cas, et non système modélisable, elle induirait à se méfier de
l'idée d'œuvre, c'est-à-dire des idées d'unité et d'achèvement
auxquelles reste attaché le principe du chef-d'œuvre.
l
POUR UNE APPROCHE SOCIOCRITIQUE DE
L'ADAPTATION CINÉMATOGRAPHIQUE:
L'EXEMPLE DE MORT À VENISE

Monique Carcaud-Màcaire et Jeanne-Marie Clerc

L'idée semhle aujourd'hui admjse que, contrairement à ce


qu'ont longtemps laissé entendre les concepts de fidélité /
trahison périodiquement avancés pour rendre compte du phé­
nomène d'adaptation, les écritures sont irréductibles et qu'il n'y
a pas d'équivalence sémiotique entre roman et film. Adapter,
c'est représenter tout en signifiant et cette signification ne peut
qu'être autre du fait de l'écart entre les contextes génétiques 1,
entre les médiations, entre les systèmes modélisants 2 . Elle sup­
pose la mobilisation, consciente et non consciente à la fois, d'un
savoir, d'une compétence culturelle apte à reconnaître dans le
texte originel ce que certains appellent une «mémoire
intratextuelle », c'est-à-dire ces matériaux culturels préconstruits
qui l'innervent. Cette mobilisation, en même temps qu'elle ef­
fectue sur eux un travail de reconnaissance, les «déconstruit»
en les«redjstribuant». Une fois cette redistribution opérée dans
et par la création filmjque, celle-ci mobilise à son tour, chez le
spectateur, une compétence de lecture, un savoir culturel
empreint d'imaginaire collectif qui lui sont propres.

1. Contexte de création de l'œuvre culturelle caractérisé par une grande


diversité d'éléments préexistants qui viennent déterminer les formes et les
représentations propres à I' œuvre.
2. Toute écriture se sen d'un langage construit qui transcrit le réel scion
des modalités qui correspondent i1 ce langage. Cc faisant. elle « moule»,
« modèle » le réel en lui donnant une certaine forme. Ces langages sont appelés
« systèmes modélisants».
152 La transécriture

C'est pourquoi il paraît nécessaire de s'arrêter sur l'opéra­


tion de lecture préalable à l'adaptation. Comme 1 'écriture, la
lecture actualise, par l'intermédiaire de formes qu'elle décode
et recode, certaines données de sens qu'elle retient préférentiel­
lement, et en potentialise d'autres, qu'elle rejette à 1 'état de sens
virtuels, dans les marges du sens constitué. C'est ce que fait
l'adaptation: du fait du changement éventuel de contexte
sociohistorique, du fait, aussi, du passage d'un medium à un
autre, on peut légitimement supposer qu'elle exploite, du texte
support, certaines potentialités « en sommeil», tout en
« oubliant» certaines des actualisations qu'il propose: ce qui
explique partiellement la redistiibution des significations qui
peut s'effectuer du texte au film. Il s'agit de saisir les méca­
nismes et les raisons de ces fluctuations des unités de sens, de
ces fixations provisoires des significations.
Un processus semble pouvoir rendre compte de la com­
plexité de ce phénomène de « transtextualité» qu'est 1 'adap­
tation en tant que création culturelle: celui du « tiers
interprétant».
Louis Quéré, dans son ouvrage Des miroirs équivoques. Aux
origines de la communication moderne', a proposé, à l'appui
de sa théorie, la notion de << tiers symbolisant» pour désigner
l'instance qui, dans le cadre cl'une communication orientée, règle
le recours aux opérations nécessaires à celle-ci. Dans le cas de
l'adaptation, on postule que le discours filmjque fait intervenir
une sorte de mécanisme de réglage qui ajuste le sens sous 1'im­
pulsion surdétermjnante des circonstances propres aux contextes
de sa production et de sa réception. On propose cl' appeler ce
mécanisme « tiers interprétant», par analogie avec la formule
de Quéré, et en extrapolant à partir de la théorie du signe de
C.S. Pierce4. Recourir à la notion globalisante de « tiers

3. Paris, Aubier, (Coll. « Babel»), 1982.


4. Voir« Théorie des signes. La sémiotique», dans Écrits sur le signe,
Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 121 :« Un signe, ou representamen, est quel­
que chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque chose sous quelque rap­
port et à quelque titre. Il s'adresse à quelqu'un c'est-à-dire qu'il crée dans
l'esprit de cette personne, un signe équivalent, ou peut-être un signe plus dé­
veloppé. Ce signe qu'il crée, je l'appelle l'interprétant du premier signe ... »
Pour une approche sociocritique 153

interprétant» permet d'intégrer la dimension collective, qui


s'affirme au travers de la médiation du cinéaste, du contexte
génétique du film et de sa modélisation par le medium iconique.
La notion de « tiers interprétant» désignera donc ainsi un
espace de médiation dynamique qui gère l'opération de lecture
du texte support précédant l'adaptation, ET l'opération d'écri­
ture du film lui-même. Cette notion permet d'expliquer que des
actualisations caractéristiques de l' œuvre première soient atté­
nuées, voire négligées, et que ce qui n'y figurait que potentiel­
lement à l'état de sens virtuels puisse prendre des formes
concrètes. Le mécanisme de réglage que constitue le tiers
interprétant déconstruit le texte premier et le redistribue, par l'in­
termédiaire d'un nouveau medium, l'image, en matériau cons­
titutif d'un nouveau texte et de nouvelles formes signifiantes
le film. Il s'agit donc bien d'un espace de médiation, généra­
teur d'altérité essentielle. Mais « médiation dynamique», car
les données formelles, les représentations et les discours s'y
structurent en se re-structurant. La variabilité de ces restructu­
rations, qui explique qu'on puisse adapter X fois la même œuvre
littéraire avec des résultats chaque fois différents, démontre le
dynamisme constant du processus.
Ainsi l'adaptation serait une « redistribution médiatisée »,
par l'écriture filmique et son contexte sociohistorique, d'une
première médiation elle-même prédéterminée par un contexte
souvent différent : la lecture.
On voudrait tenter d'expliciter ces notions théoriques en les
appliquant à un exemple précis.
Visconti adapte sous le titre Death in Venezia / Mort à
Venise, en 1969, la nouvelle écrite par Thomas Mann en 1912
et intitulée Der Tod in Venedig / La mort à Venise: premier
écait, au niveau du titre, qui pai·aît emblématique de l'écart tem­
porel, culturel, scriptural, créateur en un mot, qui sépai·e les deux
œuvres. Comment analyser ces écarts et quelle signification leur
donner?
L'espace imparti par cette communication ne permettant pas
une confrontation intégrale des cieux textes, on a choisi de se
limiter à deux extraits de leur entame, tant il est vrai que les
débuts sont des « moments contractuels» fixant la règle du jeu
154 La transécriture

narratif, établissant le pacte de lecture proposé et servant à mettre


« en phase» le public avec l'œuvre5 .
On est frappé dès l'entrée du récit par l'écart qui s'inscrit
entre l'ensemble des motivations réalistes de la nouvelle et, au
contraire, l'incertitude et, en quelque sorte, l'effet d'irréalité
instaurée par 1'entame du film. Cet écart est repérable à deux
niveaux essentiels interdépendants l'un de l'autre: celui du
personnage et celui de l'énonciation.
Dans l'esthétique réaliste, on le sait, l'effet de réel se cons­
truit essentiellement à partir du regard du personnage, regard
évolutif selon les parcours qu'il suit et qui permet à l'auteur de
distribuer une information, de« ventiler un savoir», comme dit
Philippe Hamon\ « qui pose un texte transparent et une trans­
parence du personnage, une lisibilité et une prévisibilité du
texte». L'effet-personnage a pour but de programmer et de
combler une attente de vraisemblance chez le lecteur. C'est bien
ce que fait Mann dans l'incipit de LMV7, qui s'attache à mettre
en place un certain nombre de repères stables permettant l'iden­
tification par le lecteur d'un hors-texte déjà contransparent et
une transparence du personnage, une lisibilité et une prévisibilité
du texte. L'effet-personnage a pour but de programmer et de
combler une attente de vraisemblance chez le lecteur. C'est bien
ce que fait Mann dans l'incipit de LMV qui s'attache à mettre
en place un certain nombre de repères stables permettant l'iden­
tification par le lecteur d'un hors-texte déjà connu lui facilitant
l'entrée dans une fiction qui, se donnant avec tous les points de
repère du réel, se confondra sans peine avec lui. Précision de
temps:« Par un après-midi de printemps de cette année 19 ... ».
Introduction du nom propre de personne, « Gustav Aschenbach
ou d' Aschenbach», renforcé immédiatement par le nom propre
de lieu: « Prinzregenstrasse, Munich». Incipit exemplaire du
point de vue informatif qui répond dès la première phrase du
texte aux questions essentielles de la fiction: quand ? qui ? où ?

5. André Gardies, Le récit fi/111iq11e, Hachette Supérieur, 1993, p. 38.


6. Philippe Hamon, « Un ·discours contraint», Poétique, Éditions du
Seuil, Paris, 1973, n" 16, p. 411-476.
7. L'édition utilisée est celle du Livre de Poche/Fayard, 1987. Elle sera
désignée par les initiales LMV.

L
Pour une approche sociocritique 155

La marque réaliste, ici, tient au fait que la fiction est dès le début
intégrée dans une continuité temporelle déjà en train : « cette
année 19 ... qui, des mois durant, sembla menacer si gravement
la paix de l'Europe», temps historique, temps réel dans lequel
s'insère et s'occulte celui, fictif, de l'histoire contée. Ces préci­
sions de l' incipit connotent en même temps la fin d'une époque,
une classe sociale, un espace géographique, construits autour
d'un personnage pivot. Le reste du chapitre se structure sur l'op­
position entre ce que le héros voit effectivement et la vision
imaginaire à laquelle le conduit ce regard. Au cimetière du Nord
où il attend le tramway, « son regard errait» sur les formules
bibliques : « Ils entreront dans la maison de Dieu», « Qu'ils
reçoivent la lumière éternelle» : dès le troisième paragraphe,
le récit est ainsi placé sous le signe de la mort introduite comme
une sorte d'ailleurs du texte sur lequel il se refermera puisqu'on
lit, à la fin de la nouvelle: « Il semblait à Aschenbach que le
psychagogue [ ...] lui montrait le large [...] et, prenant les de­
vants, s'élançait comme une ombre dans le vide énorme et plein
de promesses [ ... ].» Contrairement à l'ailleurs temporel sur
lequel s'ouvre la nouvelle, qui est historique, l'ailleurs spatial
sur lequel elle s'ouvre et se referme est d'ordre métaphysique
et fait déboucher la description naturaliste sur l'abstrait. Le
messager de cet ailleurs est, dans les premières pages, comme
un jalon mystérieux qui restera inexpliqué:« la vue d'un ho1mne
étrange», venu d'on ne sait où, et« roux» comme le sera l'in­
quiétant gondolier qui débarquera Aschenbach au Lido, comme
le sera le guitariste de la troupe de chanteurs ambulants qui, au
chapitre V, malgré et grâce à la vulgarité« langoureuse» de sa
musique de « bastringue» achèvera de plonger le héros dans
« un enchantement où sa tête et son esprit se [trouverontJ
prisonniers dans un réseau magique». Roux enfin comme le
sera le Diable dans Le docteur Faustus. On retrouve ici le jeu
des leitmotive propres à l'écriture de Thomas Mann, inspirés,
selon lui, de Wagner, mais qui, par leur répétition, structurent
le texte autour d'un travail de reconnaissance de la part du lec­
teur qui, accentuant l'impression de déjà vu, renforce encore
l'effet de réel en le teintant de signification symbolique.
L'apparition de cet étranger déclenche chez Aschenbach des
156 La transécriture

« visions de voyage» : « Il voyait - il le voyait - un paysage,


un marais des tropiques sous un ciel lourd de vapeurs, moite
l ... J une sorte de chaos primitif fait d'îles, de lagunes [ ... J. »
Or,« le ciel lourd et l'odeur fétide des lagunes», c'est ce qu'il
découvre à Venise, en ouvrant sa fenêtre le lendemain de son
arrivée. Ainsi, l'espace naturaliste type, avec ses« connotateurs
de mimesis » introduits par le regard du personnage, contribue,
par sa caractérisation indirecte, à le définir comme héros, à pro­
voquer chez le lecteur un effet de reconnaissance, donc de réa­
lité, et enfin structure l'espace du texte selon une architecture
fondée sur la reprise du même, les appels lancés et repris, les
questions amorcées et l'attente de leurs résolutions, c'est-à-dire
une cohérence qui tient à un système destiné à être parfaitement
refermé sur lui-même. Cet itinéraire vers la clôture est celui du
récit réaliste qui, paradoxalement, allie un texte clos où tous les
fils de l'intrigue ont fini par se nouer à une fin ouverte qui
renvoie la fiction à un « après-ailleurs» du texte.
li y a là une contrainte propre à l'esthétique réaliste qui
préexiste à l'écriture de T. Mann et à laquelle obéissent cer­
tains des aspects formels de la nouvelle. Ceux-ci, à leur tour,
vont constituer, pour Visconti, un matériau « préconstruit» à
partir duquel opérera son travail de cinéaste.
Ce travail explique que cette entame ait disparu du film,
sous 1 'effet cl'une autre« mise en forme». De la même manière
est supprimée toute allusion au chapitre suivant, qui nous livre
un portrait cl'Aschenbach remontant à sa double origine alle­
mande et bourgeoise par son père, tchèque et artiste par sa mère.
Le narrateur de la nouvelle insiste sur la dualité du personnage,
à la fois de tempérament frêle et aguerri péu- la plus stricte des
disciplines, ayant impitoyablement refoulé en lui le goût pour
« les formes d'art parlant aux sens» pour se montrer purement
« cérébral», « reniant toute morale incertaine, toute sympathie
avec les abîmes» au profit d'un« sens aristocratique de la me­
sure». C'est ce qui a fait introduire des pages choisies de son
œuvre dans les manuels de lecture et lui a valu l'anoblissement
de la part de l'empereur. Ce chapitre Il se termine par un por­
trait physique du personnage où l'allusion, entre autres, aux
« verres non cerclés [entaillant] à la racine un nez aquilin et
Pour 11ne approche sociocritique 157

ramassé», évoque Mahler, dont on sait que la mort survenue


en 1911 avait influencé T. Mann dans la rédaction de sa nou­
velle, et qui incitera Visconti à faire de l'écrivain un musicien.
C'est la seule donnée de l'entame romanesque reprise p,u­
celle du film.« Transformé en film, le début de la nouvelle ne
donnait rien, écrit Visconti. Impossible de tourner tout cela et
révéler en fin de compte que ce n'est qu'un prologue sans syn­
thétiser l'ensemble au point de le déformer complètement[ ... ].
Les raisons que donne Mann (du voyage d' Aschenbach) ne
peuvent être traduites techniquement.» Cette déclaration pré­
sentant« !'intenté» du film est doublement intéressante, parce
qu'elle laisse bien entendre que tout est déjà donné à pressentir
dès le début, mais dans un étalement explicatif et un suspens
naITatif que la nécessaire contraction du récit filmique ne peut
que trahir. D'autre part, en mettant l'accent sur les exigences
propres au médium : « traduire» par la technique de la caméra,
est-ce traduire? De quel type de traduction s'agit-il?
li y a, comme on vient de le voir, dans le récit de Mann,
une règle de motivation interne d'ordre réaliste: les raisons
immédiates de son voyage à Venise renvoient le lecteur à des
raisons plus profondes tenant à sa biographie, à son caractère
présenté comme duel à travers un« ensemble sémiotique» bâti
sur des maI·ques différentielles qui opposent : fantaisie / maî­
trise de soi, distraction / obligation, nostalgie / devoir, fuite /
lutte, lassitude croissante / volonté tenace. Cette bivalence
annonce l'histoire : sortir de son espace géographique habituel,
de son contexte institutionnel de création, donc devenir un étran­
ger ailleurs, va propulser au premier rang de la psychologie du
personnage ce qui antérieurement était caché. La légitimation
interne du récit vient donc du personnage et la vraisemblance
psychologique entraîne la vraisemblance narrative.
Dans le film, au contraire, la macroséquence de l'entame
ne fournit pas au spectateur ces repères stables nécessaires à la
mise en place de l'effet de réel. Des indices n'apparaissent que
progressivement, en dehors de toute certitude, installant dès
l'ouverture une tension vers le sensoriel et l'abstraction qui l'em­
portent, dans un premier temps, sur l'écriture du réel. La
séquence commence pm l'arrivée du bateau qui n'est pas filmée
158 La tra11sécrilure

de façon réaliste mais apparaît comme surgissant du néant : le


bateau sort du noir puis se dessine lentement sur le bleu dense
avant de se diriger vers le centre de l'avant-plan, point d'ori­
gine de la focalisation qui fait coïncider le regard du spectateur
et celui de la caméra : celle-ci, de ce fait, montre et regarde,
simultanément. Mais, contrairement à l'attente de ce dernier,
assimilé au regard montrant / regardant, le bateau ne s'arrête
pas face à lui mais l'ignore et continue sa route hors cadre -
hors temps, hors réel ? - construisant ainsi un effet de sens
l'identifiant à un « bateau fantôme».
À cet effet iconique s'ajoute l'effet osmotique de la bande­
son : l'image épouse de manière particulièrement étroite le cres­
cendo de I'adagietto de la cinquième Symphonie de Mahler,
s'adressant ainsi directement à l'activité sensorielle et émotion­
nelle du spectateur. Visconti raconte que, à la recherche de
musique pour le film, il avait tout de suite pensé à Mahler qu'il
avait déjà voulu utiliser pour Les dam.nés, mais que les produc­
teurs avaient refusé. En écoutant l'adagietto de la cinquième
Symphonie, « cela a été un choc évident, dit-il, qui confinait à
la perfection comme s'il avait été écrit pour cela, coïncidant avec
les images, les mouvements, les coupes, les rythmes internes8».
En effet, sa mise en scène par le montage son/ image contribue
à l'installation d'un rythme spécifique et d'une durée soulignant
la progression de l'arrivée et son caractère, peut-être, inéluc­
table, préfigurant déjà, dès les premiers plans, 1 'impossibilité
d'un retour. Adorno voyait, dans l'extrême lenteur du débit de
1 'adagietto, « une hésitation qui arrête le cours du temps'1». Par
ailleurs, le crescendo musical accompagne le travelling avant
sur le personnage et se prolonge après le eut : de même que, à
l'image, le bateau se dirige vers le point d'origine de la focali­
sation narrative pour le dépasser et, donc, I'« ignorer», de même
le crescendo de la bande-son va pour ainsi dire plus loin que le
travelling avant sur le personnage, coupé, lui, dans sa course et
substituant un gros plan musical de type émotionnel et abstrait

8. Alain Sanzio et Paul-Louis Thirard, Luchino Visconli ci11éas1e, Paris,


Ramsay poche cinéma, 1984, p. 120.
9. Th.W. Adorno, Mahler, une physionomie musicale, Paris, Éditions de
Minuit, 1976.
Pour une approche sociocririque 159

au gros plan visuel attendu, de type réaliste. Le schème percep­


tif mis en branle suppose, en quelque sorte, une diffraction de
l'œil et de l'oreille: la série musicale modalise la lecture de
l'image en lui ajoutant des potentialités sémantiques de l'ordre,
semble-t-il, du tourment intériorisé du personnage.
Ainsi, en choisissant de faire commencer son récit alors que
l'action est déjà en cours, Visconti déplace la représentation de
l'événement et du personnage. Dans le film, interviennent
d'autres préconstruits - bateau fantôme, musique de Mahler -
opérant sur le texte initial un nouveau réglage.
Nous nous trouvons donc face à une programmation du re­
gard et de l'écoute fondamentalement différente de celle que
donne le livre. Non plus effet d'illusion réaliste grâce à des
embrayeurs spatio-temporels qui ancrent l'attente de vraisem­
blance du lecteur dans un processus de reconnaissance cons­
truit à partir du regard du personnage. Au contraire, l'adaptation
filmique interdit une lecture projective, le spectateur ne peut que
rester à distance, obligé qu'il est d'épouser par son regard et
son oreille non le regard du personnage mais le point d'origine
de la focalisation par la caméra. Il est contraint de voir ce vais­
seau brutalement surgi du néant passer devant ses yeux et dis­
paraître, ce personnage s'approcher de lui puis être remplacé
par un horizon qui n'est même pas donné comme vu par ce
dernier car l'acteur ne regarde rien. La sollicitation opérée sur
le spectateur est perceptuelle plus que concrète : il s'agit pour
lui de questionner in abstracto plus que d'identifier un message
dénotatif, de percevoir des émotions plus que de reconnaître des
contenus.
Un processus analogue est à l'œuvre dans la construction
de l'espace où d'autres écarts s'introduisent entre nouvelle et
film. Au chapitre III de la nouvelle, Aschenbach arrive à Venise.
L'espace se métamorphose au rythme de l'évolution du héros
qui la contemple, et devient lui-même « force agissante du
récit». C'est« une Venise autre que celle qu'il découvrait autre­
fois» qui accueille« son cœur grave et las» (p. 55) : au« nimbe
de lumière» du passé s'opposent un ciel et une mer« chargés
et livides», aux « coupoles et aux campaniles» surgissant
des flots, à l'atmosphère poétique de « vénération, bonheur,
160 La tra11sécriture

mélancolie 1 .•. J harmonieuse cadence» s'opposent la « côte


plate» et les « misérables maisons bariolées» où il accoste.
Cependant,persiste encore dans son esprit, au moment où il s'y
achemine,« l'éblouissante,la fantastique architecture de la place
San Marco [quiJ emplissait d'émerveillement et de respect les
navigateurs abordant autrefois[ ... ] » Double image,donc : celle
laissée dans l'imagination par les souvenirs et la culture, c'est­
à-clire un ensemble de « préconstruits», celle du présent, la
déconstruisant. Toute une tradition littéraire illustrée magistra­
lement par D'Annunzio se plaisait depuis la fin du x1x" siècle à
voir en Venise encore luxueuse, point de rencontre de toutes
les aristocraties européennes,mais déjà décrépie,le symbole du
monde crépusculaire et décadent qui caractérisait cette fin de
siècle. « Venise ou la création clans la joie», s'exclamait
D'Annunzio clans son roman le feu, en l900, oü il exaltait
I'« impression indicible de fraîcheur et cl'ardeur» que lui causait
la ville, dont il dénonçait en même temps I'« odeur verdâtre de
tombe humjcle ». Donc la mythologie vénitienne est à l'époque,
et à l'image des artistes décadents qui l'ont exaltée, une
mythologie ambiguë où l'hymne à la beauté se mêle à l'idée de
mort. Le fait que Wagner, l'image même de I'« artiste» pour
cette génération fin de siècle, y mourut en 1883, n'y est sans
cloute pas étranger. On voit clone que chez Thomas Mann, la
représentation de Venise, étroitement liée à une certaine idée
de la Méditerranée, est déjà « médiatisée» par une figuration
imaginaire léguée par la tradition culturelle décadente.
Visconti reste très fidèle à cette représentation, liée aussi à
des souvenirs d'enfance personnels de vacances famjliales à
Venise ou Rimini à partir de 1912. S'y ajoutent d'autres élé­
ments préconstruits qui médiatisent autrement que chez Mann
la représentation de Venise : ceux de la peinture, de Guardi à
Carrà, en passant par Claude Monnet, médiation où s'affiche
une dominante chromatique verte caractéristique que l'on
retrouve clans le film. Déjà, clans la première partie de Senso,
l'errance nocturne des amants dans les ruelles de Venise laisse
voir un décor verdâtre et glauque, dont le caractère funèbre est
souligné par les accords de la septième Symphonie de Brückner
qui, à la fin c.lu film, accompagneront la déchéance finale de la

L
Pour 1,me approche sociocri1iq11e 161

comtesse Serpieri, dans les rues de Vérone, au milieu de la


soldatesque éméchée. Venise est donc placée sous le signe de
la mort comme dans Mort à Venise où, dès l'entame, le
crescendo de la musique est amorcé sur le plan rapproché
d'Aschenbach, curieusement assis, de façon décentrée, sur un
fauteuil dont la déchirure du dossier apparaît juxtaposée à son
visage fatigué et transi, dont les yeux se ferment et gui s'emmi­
toufle dans une écharpe blanche. Puis un travelling rapide
montre le paysage bleu-vert de la lagune gui, après un eut que
contredit la continuité musicale, est recadré de face, comme vu
depuis l'avant du bateau dont on distingue la proue blanche au
premier plan, s'avançant vers l'horizon où l'on entrevoit, en
profondeur de champ, les premières habitations. Un dernier plan
rapproché cadre le personnage gui resserre son écharpe et dont
les yeux se ferment plusieurs fois. Le travelling avant reprend
sur l'horizon verdâtre où l'on voit se dessiner clochers et cou­
poles, Un dernier plan rapproché montre le héros dont les yeux
se sont rouverts et gui semble regarder devant lui, mais sans
que le raccord image permette de savoir si c'est l'horizon qui
vient de nous être montré. On a affaire ici à une déconstruction
de l'effet réaliste attendu: le zoom sur le personnage est inter­
rompu trois fois, obligeant le spectateur à focaliser son atten­
tion sur l'apparition progressive de la ville qui n'est nullement
motivée par la découverte qu'en ferait le protagoniste. Les plans
d'ensemble, qui viennent interrompre le zoom avant sur
Aschenbach, fonctionnent comme des plans de coupe qui cas­
sent la perception et n'ont plus la fonction habituelle de donner
les repères spatiaux nécessaires à la compréhension de l'histoire.
Ainsi se trouve mis en relation, de façon conceptuelle et abs­
traite, le portrait de cet homme solitaire, vieillissant, ensom­
meillé et transi, avec cette ville surgie des eaux dont la tonalité
bleu-vert évolue vers le verdâtre à mesure qu'elle devient plus
proche,
Une nouvelle étape narrative s'amorce avec l'interruption
de la musique et l'irruption brutale des bruits réalistes: la sirène
du bateau et la fanfare des Bersaglieri que l'on voit courant sur
le guai, parallèlement à la progression latérale du bateau, dont
on distingue les passagers bruyants à l'avant-plan, dans une
► EUS

162 La /ransécrilure

parfaite fidélité au texte de Mann. Puis, les hurlements de la


sirène et les grondements du moteur accompagnent l'arrivée du
bateau, interrompue par un plan sur les coupoles verdâtres vues
depuis l'avant du bateau qui s'approche et fait tanguer l'image.
Un contrechamp sur l'avant du bateau, qui vire lentement devant
la caméra, se termine curieusement par un lent panoramique bas/
haut qui immobilise l'image sur la cheminée crachant sa fumée
noire, tandis que retentit une fois encore la sirène. Visconti ne
nous épargne rien de l'approche du canot du service de santé
mentionné par Mann, puis du dernier itinéraire vers San Marco
vu, cette fois, par Aschenbach accoudé au bastingage. La
« fantastique architecture » signalée dans la nouvelle est montrée
au spectateur par un plan rapproché sur l'architecture des façades
à frontons, dont les ouvertures béantes des fenêtres noires
juxtaposées sont soulignées pm un travelling droite/ gauche pro­
longé par un panoramique bas/ haut, immobilisé un cotnt instant
sur les coupoles surmontées de croix. Suit un recadrage totale­
ment irréaliste sur ce qui semble le bastingage à l'avant-plan,
laissant supposer qu'on suit le regard du personnage discernant
en profondeur de champ le palais et ses clochetons et, au centre
du plan, s'avançant sur l'eau, plus verdâtre que jamais, une
troupe de gondoles. Celles-ci évoluent comme des cygnes noirs
ou encore une procession de sarcophages. Ainsi le regard du
spectateur aura évolué du vieillard sur un fauteuil défraîchi à la
fumée noire du bateau, aux ouvertures noires des palais, aux
silhouettes noires des gondoles, annoncées par l'immobilisation
imperceptible de la caméra sur les croix des coupoles. Progres­
sif itinéraire vers la mort qu'explicite l'épisode suivant du
gondolier.
Parallèlement, le film travaille sur un autre préconstruit : la
musique de Mahler qu'il transforme en matériau intervenant
dans la composition plastique, dans la progression du récit, et
clans l'instauration de concepts abstraits. On relèvera, à cet égard,
l'interpénétration de l'image et du son, l'utilisation structurante
des leitmotive et la fonction d'embrayeurs symboliques de
certaines phrases musicales.
Le traitement du son, par ailleurs, correspond à une véri­
table mise en scène: la musique de Mahler, qui instaurait
Pour une approche sociocritique 163

l'émotion et «débordait» l'image d' Aschenbach pour l'unir


étroitement à celle de la lagune en une sorte d'équivalence
signifiante abstraite, est brutalement remplacée par des bruits
référentiels qui saturent l'espace sonore et fonctionnent dans le
sens d'un grossissement de l'effet réaliste: les sons agressifs
qui accompagnent l'arrivée à Venise malmènent le spectateur
de la même façon que la perception discontinue qui lui est
donnée de l'espace, du fait des mouvements de caméra qui se
suivent sans logique narrative. Ainsi le sonore modalise le visuel,
en donne une clef de lecture au lieu de l'ancrer clans le réel. Le
montage son/image rend concrètes les perceptions et le texte
filmique«construit» le spectateur à travers l'expérimentation
sensorielle d'une matière cUtistique visuelle et sonore. Celui-ci
se trouve, de ce fait, impliqué dans la structure énonciative du
film en tant que«sujet percevant». À la monstration poétique
du début du film a succédé brutalement une monstration exces­
sive qui, toutes deux, renvoient à une subjectivité énonciatrice
qui fait basculer l'effet de réel dans l'irréalité. De même le dys­
fonctionnement formel de l'image renvoie à une énonciation qui
s'exhibe et instaure une distance entre personnage et spectateur.
À d'autres moments du film, la mise en scène du son nous
informe non pas tant sur la diégèse que sur la perception
«vécue» du personnage. Elle nous oblige alors, non pas tant à
construire un message dénotatif, situationnel (Venise, les
gondoles, le clapotis de l'eau) qu'à entendre avec Aschenbach,
à expérimenter sur le mode subjectif, le sien, le clapotis de l'eau
sur la coque de l'embarcation, le grommellement sans suite du
gondolier. Le spectateur se trouve donc assigné à un point
d'écoute privilégié: ce n'est pas l'action que l'on suit, mais
l'émotion intériorisée. Ainsi le degré de savoir du spectateur et
les significations du film se construisent en fonction de ces
variations successives de l'image et du son.
Comme dans la nouvelle, Venise n'est pas seulement un
décor: elle est un élément dynamique fondamental du récit. Le
lendemain de son arrivée, en ouvrant sa fenêtre,« Aschenbach
crut respirer l'odeur fétide des lagunes. Un trouble !'envahie.
Dès ce moment, il songea à partir» (p. 67). Cette odeur se pré­
cisera ensuite comme étant aussi celle du phénol répandu pour
164 La 1ra11sécrilure

combattre le choléra. C'est donc bien l'odeur de la mort qui


incite !'écrivain à fuir, comme celle que D'Annunzio, déjà, avait
respirée. Mais lorsque la malle perdue rend le départ projeté
impossible et après avoir pris conscience que« c'était Tadzio
qui lui avait rendu le départ si dur» (p. 82), la Venise irrespi­
rable devient une Venise lumineuse. La plage où s'ébat Tadzio
se confond alors avec cette « région élyséenne aux confins de
la terre, là où une vie de béatitude est réservée aux hommes»
(p. 85-86) que T. Mann décrira plus longuement dans le chapitre
intitulé« Neige» de La montagne magique. Il y voyait le point
culminant de ce roman qu'il avait conçu selon ses propres
déclarations, comme l'antidote de La mort à Venise. Mais la
Venise euphorique n'est qu'une étape dans ce parcours
d'Aschenbach vers sa mort, durant lequel le héros finira par
suivre l'adolescent« dans les ruelles où se dissimulait la mort
écœurante» (p. 122). Ainsi, il y a bien une relation de parallé-
1isme et d'identification entre le personnage et le lieu, à rattacher
au thème de la fraîcheur perdue et illusoirement retrouvée.
L'artiste n'est plus !'écrivain de ses débuts; en devenant insti­
tutionnel, il a perdu sa fraîcheur tant sur le plan intellectuel que
sur le plan émotionnel et physique. Retourner à Venise est une
tentative artificielle pour retrouver cette fraîcheur et cet enthou­
siasme perdus. De même Venise,« ville de lumière», qui sent
mauvais, a perdu en quelque sorte sa virginité et son attrait
premiers, qui ne reviennent que lorsque font irruption la beauté
et le désir incarnés par Tadzio. Mais la beauté de Tadzio se
confond avec celle de la mer et du soleil: elle s'inscrit toujours
en opposition sur le décor de la ville porteur de mort.
La fonction narrative de l'espace n'est pas aussi claire dans
le film. L'ébauche de départ d'Aschenbach n'est pas motivée
par un malaise physique dû au climat: l'incertitude plane sur
une fuite possible hors de l'emprise déjà étrange de Tadzio. D'où
une différence clans la structure narrative : alors que la nouvelle
nous montre !'écrivain allant se promener à Venise dès le se­
cond jour, toute la première partie du film est consacrée à la
rencontre, dans l'univers clos de l'hôtel ou de la plage, qui
renforce le caractère insolite de ce rapprochement entre deux
solitudes, au milieu de la foule agressive et bruyante; il y a donc
Pour une approche sociocri!ique 165

là un déplacement important de l'intérêt. À l'espace de Venise,


Visconti substitue, avec plus d'insistance que Mann, celui de
l'hôtel et de la plage. Aschenbach, vieillissant et malade, uni à
Venise décadente et menacée, se trouve disjoint de la société
cosmopolite, familiale et bruyante de l'hôtel, et plus encore de
cette plage lumineuse où s'ébat la jeunesse. Mais tous ses efforts
tendront à s'en rapprocher du fait de l'impulsion irraisonnée qui
l'entraîne vers Tadzio. Ajouté aux souvenirs de Mann, c'est
l'écho de Proust et de Balbec qui permet à Visconti de cons­
truire une image idéalisée de ce lieu magique, contrepoids à la
Venise mortifère qui va engloutir son héros.
Ainsi, l'étude du niveau narratologique fait surgir des dé­
placements, des transformations, des substitutions qui montrent
comment fonctionne le travail de réélaboration du film sur le
matériau initial que constitue la nouvelle. Certaines « latences»
du texte de Mann se trouvent actualisées par la lecture
interprétante de Visconti. Elles sont, de plus, étoffées par le
matériau culturel propre au cinéaste et au contexte génétique
du film.
On a là un premier exemple du fonctionnement, au niveau
des structures narratives, du processus désigné par« tiers inter­
prétant». Il permet de constater que la problématique de I 'adap­
tation ne concerne pas seulement, comme on le croit trop
souvent, cieux termes - le texte et le film - mais qu'elle postule
un troisième terme, 1ieu cl'affrontement et cl'ajustement cl' élé­
ments préconstruits propres à chacun des cieux objets, étant
donné leurs contextes spécifiques différents.
La situation d'énonciation propre au contexte génétique du
film introduit d'autres modifications qui se donnent à voir, par
exemple, dans le bouleversement de la chronologie par les
flashes-back. Ces altérations sont le moyen et la marque, pour
le film de Visconti, d'une expansion de certains thèmes por­
teurs de la nouvelle, sous l'action de« médiations discursives»
qui viennent les modéliser. fi s'agira clone, dans un second
temps, d'étudier comment fonctionne le processus du tiers
interprétant au niveau de ces médiations particulières que sont
les « textes culturels» et les « intertextes».
166 La transécriture

Le premier flash-back se situe immédiatement après


l'arrivée cl'Aschenbach dans sa chambre d'hôtel. On le voit, de
clos, ouvrir la fenêtre et sortir sur Je balcon. L'horizon est bouché
par la présence des cabines de bain : le « manager » de l'hôtel,
selon l'expression de Mann, qui l'a conduit à sa chambre, vient
précisément de lui dire que ces cabines appartiennent à l'hôtel.
On entend en fond sonore discret les bruits de la plage. La
caméra amorce un zoom avant qui, dépassant le personnage,
montre en gros plan l'inscription « Grand Hôtel des Bains » sur
le fronton de l'une cl'entre elles. Cut et raccord clans le mouve­
ment : le zoom avant se prolonge mais, dans un décor totale­
ment changé, sur le visage cadavérique cl'Aschenbach allongé,
en habit de soirée, les yeux clos, sur un canapé. Un bras tendu
et une main en amorce à droite de l'image semblent lui prendre
le pouls. Un silence total a remplacé les bruits d'ambiance. Puis,
le médecin déclare : « Il est tiré d'affaire [ ...] Avec son cœur il
ne faut pas faire d'imprudence. Il aurait besoin de vacances,
d'une période de repos complet. »
Ainsi, les raisons du voyage cl' Aschenbach nous sont
données, qui diffèrent entièrement de celles figurant dans la nou­
velle 01.1 il n'est nullement fait allusion à un mauvais état de
santé du héros. lei, Visconti s'est éloigné de Mann en dévelop­
pant une donnée de l'histoire, présente de façon allusive, seule­
ment, clans la nouvelle, la référence à Mahler. Quatre ans avant
sa mort, on avait découvert chez Mahler la maladie de cœur
qui devait l'emporter en 19 l l . Dans une lettre à Wolfgang Born,
dessinateur de neuf lithographies pour une édition illustrée de
LMV, en 1921, Mann déclarait :

À la genèse de mon récit a concouru au début de l'été 191 /,


la nouvelle de la mort de Gustav Mahler, dont il n,'avait été
donné de faire la connaissance auparavant à Munich. Sa
personnalité très 111arqL1ée, d'une ardellr consumante, avait
prod1.1it sur 111oi la pl1.1s vive impression. f ... ] Lorsq11e p/11s
tard, ces i111pressio11.1· se fà11dire11t avec les émotions et les
idées d'où 111a nollvelle est dérivée, 11011 seulement je donnai
à 111011 héros victi111e d'1111e fin orgiaque le prénom c/11 vw1d
1111.1sicie11, 111ais en décrivant son physiq1.1e, je l11i affrib11ai le
111asq1.1e de Mahler.
Pour une approche sociocritique 167

Le physique surprenant conféré, dès la première séquence,


à Dirk Bogarde, mince, voûté, les cheveux dans le cou avec ses
lunettes cerclées et sa démarche hésitante - contrastant si tota­
lement avec le personnage qu'il incarnait deux ans auparavant
dans Les damnés - tend à confirmer cette clé, développée ensuite
dans ce premier flash-back, où l'on entend son ami Al fried
appeler Aschenbach par son prénom, Gustav, et qui se déroule
dans un salon de musique. « Il me plaisait de souligner l'hom­
mage que Thomas Mann rendait à la mémoire de Mahler »,
déclarait Visconti, qui précisait toutefois
Le point de départ fondamental, c'est qu'au ci11é111a un
musicien est plus "représentable" qu'un ho111111e de lettres,
puisqu'il est toujours possible de faire entendre la 111usique
d'un compositeur, alors que pour un écrivain on est obligé
de recourir à des expédients fastidieux et peu expressif\·
comme la voix off.
Une fois de plus on voit là comment les exigences propres
au médium technique peuvent agir comme forme modélisante
façonnant la réécriture d'une façon spécifique.
Mais ce premier flash-back se décompose en deux étapes.
La première, explicative, pose les motivations du récit qui, de
psychologiques dans la nouvelle, sont devenues purement évé­
nementielles dans le film. La seconde nous montre l'ami de
Gustav, cadré de face en train de jouer du piano, sur le couvercle
levé duquel, à l'avant-plan, la caméra se déplace lentement pour
finir par inclure à l'arrière-plan, Aschenbach, en manches de
chemise, en train de fumer une cigarette, sur le canapé flanqué
d'un vase de lys blancs où nous l'avions vu précédemment souf­
frant. Pendant ce temps, Alfried, l'ami, joue une transcription
pour piano de l'adagietto de la cinquième Symphonie, établis­
sant ainsi un lien émotionnel avec le début incertain du film.
La reprise du motif musical accompagne ensuite un zoom de la
caméra sur le visage cl' Aschenbach où elle s'immobilise, met­
tant en relief ses paroles, l'image restant fixe, construite sur une
symétrie qui met en relation le visage du personnage à gauche
du plan, avec un sablier, à droite.
Je me souviens, co111111e11ce Aschenbach, avw11 111ê111e que le
zoom s 'immobilise, no11.1· avions le 111ê111e sablier, a11trefàis.
168 La tran.sécriture

chez 111es parents [ ... ] Le sable s'éco11le par un or(f'ice si


étroil que lorsqu'on le retourne r ... J il semble que le niveau
[ ... J dans le globe supérieur [ ... J ne changera jamais [ ... ]
On dirait que le sable attend pour s'écouler dans l'autre
globe[ .. . J les tout derniers instants. Jusque là, c'est si long
que l'on croit avoir le temps d'y penser.

fi baisse les yeux et regarde comme en lui-même en hochant


négativement la tête. «Et au dernier moment[ ...] lorsqu'il ar­
rive à son terme [ ... l lorsqu'il ne reste pas de temps pour y
réfléchir [ ... ] le sablier est vide». La caméra s'attarde sur
Aschenbach, le regard perdu, puis semblant revenir brutalement
à la réalité pendant que s'achève le motif musical. Une rupture
brutale, à la fois sonore et visuelle, nous ramène dans la chambre
d'hôtel, à Venise.
Le début du flash-back introduit, à propos du personnage,
le thème de la maladie et de la mort, et entre en redondance
avec la séquence du gondolier qui a suivi l'arrivée du héros. Il
y a là, de la part de Visconti, une façon d'« expanser» une thé­
matique présente dans la nouvelle à travers un texte culturel
double, explicite chez Mann.
La description de la gondole la présente comme un espace
contradictoire. Lourdement chargée d'un passé mortuaire:
«étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen-Âge, et
d'un noir tout particulier comme on n'en voit qu'aux cercueils
- cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures[ ... les!
corps transportés sur les civières[ ... J » (p. 58), l'évocation s'en­
racine dans les souvenirs d'une Italie artistique et littéraire qui
rappelle La Venise sauvée d'Hofmannsthal, plus encore, Othello
ou le Maure de Venise de Rossini et son célèbre chant du
gondolier et, ·urtout, l'image que vient alors d'en donner
D'Annunzio avec la cérémonie funèbre aux flambeaux en l'hon­
ncu1· de Wagner, décrite dans Le feu, et les excentricités fin de
siècle de celui qui se vantait d'avoir possédé une courtisane
célèbre « en la clouant dans le cercueil d'argent» d'une gon­
dole. C'est pourquoi, peut-être, à ces images funèbres évoquées
en filigrane, s'oppose, clans la description de Mann, un registre
lexical de la volupté (voluptueux, amollissant, douceur, aban­
donné, plaisir doux ...) gui, s'il n'est pas explicitement raccordé
Pour u11e approche sociocritiq11e 169

au thème érotique, fait apparaître la mort comme parée d'un


double visage, à la fois funèbre et sensuel, annonciateur de ce
qui suivra, et enraciné dans une thématique décadente. La suite
de l'évocation mortuaire se cristallise sur l'image du gondolier,
qui évolue de l'étrange au funèbre, selon une progression énu­
mérant tour à tour sa « voix mystérieuse», sa « physionomie
déplaisante et brutale», les détails d'un visage qui n'ont rien
d'italien : étrangeté qualifiée de« sinistre», qui engendre la peur
chez Aschenbach à l'idée« que l'homme pouvait en vouloir à
sa vie». Le mythe de Charon, le nocher des Enfers, affleure
explicitement à la fin du portrait, allié une fois encore, et de
façon paradoxale, à une notation positive:« C'est vrai», pensa
Aschenbach, et il se détendit. « C'est vrai, tu conduis bien.
Même si[ ... ] d'un coup de rame[ ... ] tu m'envoies dans l'Hadès
[ ...]»(p. 61). L'analyse sociocritique, en quête d'indices du
contexte génétique, met en évidence un ensemble de clichés
culturels qui, dès le début de la nouvelle, situent le voyage du
personnage sous le signe de la mort, mais dont la bivalence
contradictoire correspond à un imaginaire collectif daté, carac­
téristique de l'entre-deux-siècles, privilégiant « la fêlure», la
contradiction, le paradoxe, la « démolition de l'intégrité sub­
jective». La motivation psychologique du personnage réaliste
se trouve relativisée par cette division intérieure qui retentit sur
le perspectivisme narratif. Les déterminations causales sont
présentées comme ambiguës, et dans cette ambiguïté se dit l'in­
certitude d'un monde en train de vaciller sur ses bases.
L'épisode du gondolier est fidèlement repris par Visconti,
et la peur d' Ascbenbach est traduite, de façon plus accentuée
que chez Mann, par l'expression terrorisée qui se peint sur le
visage de l'acteur « les yeux levés sur la figure du gondaiier»,
comme le précise le texte. Mais aucune référence culturelle ex­
plicite ne permet d'établir le lien évident avec la mort. L'ajout
d'un objet, la malle, qui jouera un rôle clans la dynamique du
récit puisque, égarée, elle empêchera le départ du héros, permet
au discours filmique, par l'importance de premier plan qu'il lui
accorde, sur le bateau d'abord, ensuite sur le quai, puis dans la
chambre, de jouer sur cette présence, étrange par sa répétition,
et symbolique par son aspect funèbre : on a le sentiment que le
170 La transécri!Ure

personnage est suivi ou précédé comme son ombre par son


propre cercueil. Mais ce ne sont là que des indices éparpillés,
et le thème de la mort n'est véritablement introduit que par le
flash-back.
Celui-ci confère au thème une place à la fois motivante et
annonciatrice du nœucl narratif qu'il n'a pas clans la nouvelle,
où il reste à l'état de climat symbolique. Par ailleurs, le thème
est en quelque sorte « expansé » par la seconde partie du flash­
back, centrée autour du motif du sablier, qui introduit une
réflexion sur le temps. Le sablier est présent dans la nouvelle
mais de façon beaucoup plus brève et non au début comme clans
le film, mais à la fin de l'avant-dernier chapitre:
Dans la maison de ses parents, il y avait eu autrefois, bien
des années auparavant, un sablier[ ... ] Ce petit instrument
si fi-agile et si considérable, il le revoyait tout d'un coup
comme s'il eût été là devant lui. Silencieusement le sable à
teinte de rouille s'écoulait par le passage rétréci du verre,
el comme il s'épuisait dans la cavité supérieure, il s'était
formé là un petit tourbillon impétueux (p. 113).
Dans le film, Visconti relit La mort à Venise à travers un
autre fragment de Mann, rédigé plus de trente-cinq années plus
tard, Le docteur Faustus, qui fonctionne pour le film comme
un nouvel intertexte. Dans le chapitre central de ce roman, le
héros qui est, cette fois, un musicien, Adrian Leverki.ihn, est
visité par le Diable qui définit le temps comme« le meilleur et
le plus essentiel» de ses dons à l'humanité:
Le sablier, notre don, est tellemem fin, si étroit le conduit
par où s'écoule le sable rouge, et mince co1111ne un cheveu
est son écoulement [ ... J L'œil a l'impression que rien ne
dirnir111e dans la cavité supérieure ; tout à la fin seulement
cela semble aller vite et être allé vite[ ... j ll).
L'écart entre ce que dit Aschenbach dans la nouvelle et le
Diable clans le roman est significatif. D'un côté, l'évocation du
passé ne fait que renforcer la fragilité de l'instant présent,

1 O. Thomas Mann, Le docte11r Fw1st11s. Paris, Albin Michel/Livre de


Poche, 1990, p. 309.
Pour une approche sociocritique 171

symbolisé par le dernier« petit tourbillon impétueux» du sable


qui achève de s'écouler. La place conférée à ce souvenir, qui
clôt l'épisode grinçant des musiciens ambulants venus divertir
de leurs chants populaires grivois la société aristocratique du
Grand Hôtel, lui donne la signification symbolique d'un temps
historique en train de s'achever, et vivant ses derniers tourbillons
de luxe et cl'in ouciance avant la montée de nouvelles classes.
La longueur de la description donnée par Thomas Mann, la
minutie du portrait tracé insistent sur un lexique inquiétant
annonciateur de ce renversement social : « pose effrontée et
provocante [ ...] dangereux [ ...] menaçants [ ...] effrontée [ ...]
il jeta enfin brusquement son masque, se redressa [ ... ] tira ef­
frontément la langue vers les hôtes de la terrasse et se perdit
dans l'obscurité». L'analyse sociocritique permet de mettre en
lumière, en la resituant clans un contexte génétique, la fonction­
nalité de cette irruption étrange du souvenir du sablier, à la fin
de l'épisode: il semble exprimer l'inconscience d'une société
devant le renversement des rapports de force qui fondaient son
pouvoir, et introduit une méditation implicite sur le temps his­
torique. En même temps, sa situation annonce le chapitre final
dont il est un dernier jalon avant l'accomplissement du destin
personnel du héros, inéluctablement conduit vers la mo1t, malgré
sa tentative désespérée de rajeunissement chez le barbier. Ainsi,
l'histoire individuelle est mise en relation avec l'histoire
collective dans un rappo11 d'homologie où le temps est saisi dans
son étape finale, non comme un épuisement, une extinction, mais
un dernier sursaut, celui du « tourbillon impétueux » qui précède
la disparition.
La reprise qu'en fait Visconti, en le relisant à la lumière de
Docteur Faustus, contribue à en déplacer la signification. L'ac­
cent est mis sur le caractère trompeur de la perception, qui ne
permet pas de suivre l'écoulement régulier du sable mais n'en
saisit que la disparition. Les propos d' Aschenbach, dans le film,
plus que ceux du Diable, dans le livre, insistent sur la prise de
conscience (« penser», « réfléchir») devenue impossible : ce
n'est plus le temps qui est en cause, mais la lucidité que nous
n'avons pas face à son écoulement. La référence que fait
Leverki.ihn, dans le livre, à la Melancholia de Dürer, explicite
172 La tra11sécritu.re

ce déplacement. li y a là l'irruption d'un nouvel intertexte -


pictural, cette fois - qui contribue à actualiser le texte culturel
présent au travers du titre même : Le docteur Faustus. On se
souvient que, clans cette gravure qui « semble résumer toute son
œuvre », Dürer montre « le génie humain écrasé de lassitude
avec toutes ses conquêtes autour de lui, parce que, malgré ses
grandes ailes, il n'a rien appris d'essentiel 1 1 ». Et pourtant le
temps passe, le condamnant à la peur de mourir insatisfait.
L'épisode du sablier, qui réunit dans un même plan, comme sur
la gravure de Dürer, l'artiste, l'instrument et le résultat de sa
création ainsi que le symbole de l'écoulement inéluctable de la
durée, introduit dans le film le thème faustien de l'insatisfac­
tion, qui appelle le pacte avec le diable. En même temps qu'il
focalise l'attention sur le seul plan du temps individuel, il pose
la réflexion cl' Aschenbach, avant le commencement de son
voyage, comme une perception prophétique de sa mort. Celle­
ci, à l'image du flash-back qui l'annonce, est conçue comme
une sorte de télescopage du temps: c'est au moment même où
il se termine qu'on en prend conscience.
La menace de la mort aiguise le vouloir-vivre chez Visconti
qui fera dire à Teresa Raffo, clans son dernier film, L'innocent,
qu'il dirigea lui-même depuis un fauteuil roulant: « Quand ar­
rive le moment où nous devons cesser de vivre, alors seulement
nous existons, mais nous ne nous en rendons pas compte. »
Propos qui sont à rapprocher de ceux de Mann:« L'expérience
de la mort est en dernière analyse une expérience de la vie et
elle est le moyen par lequel on devient un homrne 12 ». Cette
mise en relief du thème du temps, au début du film, contribue
donc à situer l'aventure du personnage dans une sorte d'inten­
sité privilégiée, comme une expérience des limües, où vie et
mort se confondent en une sorte d'accomplissement ultime, là
où le narrateur de la nouvelle se contentait de signaler l'appro­
che de la vieillesse et l'« appréhension [de l'] artiste de ne pas
finir, le souci de penser que l'horloge pourrait s'arrêter avant

11. Élie Faure, Histoire de l'art, 1. 1, Jean-Jacques Pauvert éditeur, Paris,


1964,p.515.
12. Cité par M. Blanchot, dans « La rencontre avec le démon », Cahiers
de/ '/-leme, n" 23, 1973, p. 42.
Pour une approche sociocritique 173

qu'il se fût réalisé et pleinement donné» (p. 39). Ce qui était à


l'état de thème dans la nouvelle, devient élément de structure
profonde du film, et confère au flash-back une forme et une
signification qui dépassent le seul plan narratologique. Coupé
de la logique explicative qui le caractérise habituellement, il re­
présente un choc des temporalités qui figure l'expérience
faustienne. L'horizon mythique où Visconti inscrit l'aventure
d'Aschenbach lui confère une p01iée symbolique qu'elle n'a pas
dans la nouvelle.
Le seul élément du mythe faustien présent dans la nouvelle,
c'est la tentative de rajeunissement qui circule du début à la fin.
D'abord, sous une forme négative et violemment critique, à
travers l'image du vieux beau rencontré par Aschenbach sur le
bateau qui l'amène à Venise. Plus que la description qui en est
donnée, ce qui l'apparente au mythe c'est l'évocation de l'uni­
vers magique qu'il semble véhiculer avec lui : « [Aschenbach]
se trouvait entraîné hors du réel et comme engagé dans une
aventure, un rêve où le monde changeait, subissait d'étranges
déformations» (p. 54). Or, au sein de cet univers qui, progres­
sivement, perd ses attaches avec le réel, le héros se réfugie dans
le souvenir et évoque
son enthousiaste et mélancolique jeunesse qui avait jadis vu
surgir de ces flots les coupoles et les campaniles dont il avait
tant rêvé [ ... ], il interrogeait son cœur grave et las, se
demandant s'il serait donné au touriste venu pour flâner de
retrouver l'enthousiasme ancien, et si ne l'attendait pas peut­
être quelque tardive aventure sentimentale (p. 55).

Paradoxal rapprochement entre ce personnage ridicule et


repoussant de « jeune vieillard », et le jeune homme qu'i I aspire
lui-même à redevenir au contact de Venise. Curieuse évocation
aussi d'une éventuelle aventure sentimentale qui semble en totale
contradiction avec le portrait empreint de moralisme rigide tracé
dans les chapitres précédents. Comme si déjà, en filigrane,
s'annonçait, avec l'irruption de cet ailleurs teinté de fantastique,
un « avant» bifront et contradictoire, tout à la fois rajeunisse­
ment des seules apparences voué à l'échec, et retrouvailles avec
l'élan vital de la jeunesse et son expression privilégiée, l'amour.
174 La transécriture

C'est bien l'amour qui attend le héros, mais Tadzio, comme


Marguerite, bien que de façon différente, initiera le héros
faustien à un amour culpabilisant oü le désir se confond avec la
faute. Et le masque artificiellement rajeuni d' Aschenbach
mourant, dégoulinant de fard, qui contemple la silhouette
radieuse de Tadzio s'éloignant à l'horizon, consacrera l'échec
de cette quête à la fois de jeunesse et d'amour.
Mais Tadzio n'est pas seulement le symbole de la jeunesse
et de l'amour. Il l'est aussi et surtout de la beauté. Le person­
nage lui-même constitue un affleurement du « texte culturel»
de Faust. En effet, plus que celui de Goethe, le Faust de Mar­
lowe « est resté pour la postérité l'amant passionné de la Beauté
idéale 11 » incarnée par une Hélène, cause de toutes les catas­
trophes qui se sont abattues sur les Troyens, et dont le baiser
« aspire et arrache l'âme», dü le poète. La Beauté est, clans le
mythe faustien, un autre visage du démon, parce que I' « homme
qui la regarde est déjà corrompu par le désir». Dans cette
optique prend toute sa signification l'exergue que Visconti a
donné au film, emprunté au poète August von Platen : « Qui a
contemplé de ses yeux la beauté est déjà voué à la mort.» Le
héros de Visonti est porteur de la mort lorsqu'il arrive à Venise,
et sa rencontre avec Tadzio, l'essence même de la beauté, mais
aussi, du fait des emprunts du cinéaste au Docteur Faustus, nou­
velle incarnation du démon, ne fera que confirmer cet itinéraire
déjà commencé vers son aboutissement funèbre. En d'autres ter­
mes, la rencontre avec la beauté rejoint et confirme celle avec
la mort, elles appartiennent à la même trajectoire inéluctable. Il
y a clone, clans cette accentuation de la structure mythique, chez
Visconti, la construction d'une fatalité tragique étrangère à
l'esthétique naturaliste de la nouvelle, centrée sur l'incliviclua­
lisme bourgeois.
L'intérêt du film de Visconti vient donc du fait qu'il
constitue une relecture de Mann jeune à la lumjère de Mann
vieillissant, passée au filtre d'un regard cinématographique
dont l'évolution semble inverse de celle de !'écrivain.« Je suis
avant tout un individualiste. C'est avec moi-même que je

1 :l. André Dabczics, Le mythe de Faust, Paris, Armand Colin, 1972, p. 41.
Pour une approche sociocri1iq11e 175

m'explique», déclarait celui-ci en 1925. Dix ans plus tard, il


affirmait le contraire: « En tant qu'écrivain, je suis venu au
mythe parce que la sphère de la bourgeoisie ne me suffisait plus.
C'est un signe de vieillesse: l'individuel perd de son intérêt,
on se tourne vers le typique; et le typique c'est le mythe 14 . »
Inversement, à ceux qui s'étonnaient du caractère individuel et
intimiste de Mort à Venise, tranchant sur les grandes épopées
souvent historiques auxquelles il avait habitué son public,
Visconti répondait : << Désormais, nous [les anciens cinéastes]
pouvons aussi affronter les thèmes plus particuliers et plus
privés, car derrière nous il y a un passé de lutte qui dans une
certaine mesure peut justifier ce tardif et provisoire retour à une
privacy que nous avons toujours refusée pendant des années 15. »
Curieux chassé-croisé de 1' individuel et du collectif, du «privé»
et du «typique», du naturaliste et du mythique, qui marque la
différence des contextes génétiques et pose la question de la
redistribution du mythe faustien. À l'état de référence culturelle
occasionnelle dans le texte, qui s'en sert comme d'une« matière
passive» empruntée à une intertextualité circulant sous forme
de traces implicites dans l'imaginaire collectif, la lecture
contemporaine qu'en donne le film la transforme en une matière
active expansée, qui semble structurer en profondeur le nouveau
texte de Visconti.

*
* *
On voudrait avoir montré, à travers ces exemples, que
l'adaptation cinématographique d'un texte littéraire ne se limite
pas à sa plus ou moins grande fidélité à l'histoire, ni à la simple
reproduction de contenus. Dans la mesure oi:t elle est, en soi,
une opération de création culturelle, elle segmente, elle rejette,
elle intègre, voire elle ajoute des éléments, et, ainsi elle en
modifie la nature profonde. D'autres recherches, conduites sur

14. Q11es1iom et réponses, op. cil., p. 60, et 130.


15. Laurence Schifano, Viscollli, /es/è11x de la passion, Flammarion, 1989,
p. 405.
176 La tra11sécriture

des adaptations de moindre qualité esthétique 16 , montrent que


le fonctionnement sémiotique est le même, et que les modifica­
tions constatées présentent toujours un intérêt, car elles sont le
signe d'un bouleversement en profondeur des significations,
générées par un contexte socioculturel quj les justifie. L'adap­
tation, même si elle semble répéter l'explicite d'un texte,
présente toujours, en partie, un contenu implicite décalé ou
différent, ne serait-ce que du fait de la différence du médium
utilisé: écriture ou image.
Le médium, en effet, n'est pas qu'un simple instrument: il
engendre à lui seul des significations qui lui sont propres. Par
ailleurs, l'implicite du film s'enracine dans la redistribution du
matériau culturel. Ce matériau inclut, en partie, les microsé­
miotiques, les textes culturels et les intertextes présents dans le
texte support, auxquels il faut ajouter ceux qui caractérisent le
contexte génétique propre au film adapté.
Ce contenu implicite, qui correspond donc à une produc­
tion de sens spécifigue, provient de la nature même de l'entre­
prise nouvelle de lecture/ écriture qu'est l'adaptation. Celle-ci,
clans la mesure où elle déconstruit et reconstruit constamment
ces matériaux cités, démultiplie les réglages et les ajustements
de sens. Cette démultiplication explique pourquoi l'adaptation
n'est pas simple translation d'un texte à un autre, mais création
d'un nouveau texte qui possède sa propre épaisseur, son propre
dynamisme, sa propre autonomie.

16. Voir Monique Carcaud-Macaire et Jeanne-Marie Clerc, « Les Croix


de bois cl leur aclaplion cinématographique française et américaine»,
communication présentée au collogue « Lillérature et cinéma», Poitiers, 2 avril
1991, à paraître ; « L'écriture du défi dans Kamo11raska cl'Anne Hébert et son
adaptation cinémalographiquce par Claude Jullra», communication présentée
au congrès de l'Association française des études canadiennes, Rouen,
19 février 1993, i\ paraître.
... ET RETOUR
« UN ROMAN QUI PARLE DU FILM »
ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS RIVIÈRE SUR
LA NOVELLISATION DE KAFKA

Les études sur les échanges entre cinéma et littérature


privilégient toujours, à juste titre, les adaptations de romans pour
le septième art. Pourtant, il y a fort longtemps que s'est déve­
loppée une translation en sens inverse : le livre tiré du film. On
appelle cette opération d'un nom barbare, la« novellisation ».
Pour évoquer ce phénomène, nous avons choisi l'exemple du
roman écrit par !'écrivain français François Rivière d'après le
film américain Kafka tourné par Steven Soderbergh en 1991.
Exemple atypique parce que, comme on le lira, le livre ne se
contente pas de raconter le film. Mais exemple d'autant plus
intéressant que le film lui-même opérait déjà une fusion entre
des matériaux empruntés à la littérature (la vie et les livres de
Franz Kafka) et d'autres venant du cinéma expressionniste.
Thierry Groensteen : Dans quelles circonstances vous
a-t-on passé commande de cette novellisation qui n'en est pas
vraiment une ?
François Rivière : L'idée de tirer un livre du film de
Soderbergh est venue de l'éditeur français Calmann-Levy, qui
a commencé par acquérir les droits d'adaptation et m'a ensuite
proposé d'écrire ce roman. Le scénariste du film, Lem Dobbs,
et un agent littéraire chargé de la transaction, ont été associés
aux discussions et, très vite, il y a eu accord entre toutes les
parties pour ne pas se contenter d'une mise en forme romanesque
du scénario, mais pour aller un peu plus loin : on m'a donné la
liberté d'écrire un vrai roman pouvant parler aussi d'autre chose
que du film. Bien sûr, il fallait tout de même prendre en compte le
contenu du scénario. Ce dernier était d'ailleurs très court et se
serait sans doute révélé insuffisant comme intrigue romanesque.
180 La transécriture

C'est cette possibilité d'aller plus loin qui vous a fait accepter
la proposition de Calmann-Levy ?
J'ai surtout trouvé intéressant de faire de Kafka un person­
nage de fiction. Je m'étonne même que, sauf ignorance de ma
part, cela n'avait pas été fait plus tôt. L'idée en revient à Lem
Dobbs. Ses références littéraires sont du côté de Graham Greene,
de Chesterton, ou même de Hergé, qu'il m'a cité. C'est un
Américain très fin, très subtil, dont la culture est principalement
européenne: ce film en est la preuve. Pour ma part, je n'ai
aucune prétention à la légitimité kafkaïenne, mais je suis fasciné
depuis toujours par le cinéma expressionniste et par le roman
de terreur. J'ai été séduit par la perspective de pouvoir mêler
tout cela.

Le film fait signe du côté du cinéma expressionniste, ne serait­


ce qu'à travers le personnage du docteur Murnau...
Bien sûr. Même si je crois que Lem Dobbs avait encore
davantage pensé au Troisième homme de Carol Reed.

Le livre que vous avez écrit incorpore l'histoire du film à l'in­


térieur d'un récit cadre qui le transcende. Ce qui permet à l'his­
toire originale de conserver son statut filmique...
Oui. On a un film dans le roman ou, pour être plus précis,
le roman «parle» du film et de la découverte qu'en font mes
personnages.

Les héros de votre roman sont en effet deux jeunes cinéphiles


qui 11'apparaissent pas du tout dans lefilm. Cette mise en abyme
originale est une idée plus borgesienne que kafkaïenne...
Elle ne se prétend pas kafkaïenne du tout. Borgesienne, peut­
être ... Cette idée découlait de la volonté de rendre hommage
au cinéma expressionniste, et plus particulièrement à Henrik
Galeen, un metteur en scène très mystérieux qui a travaillé avec
Murnau et auquel on doit notamment L'étudiant de Prague et
La mandragore. J'ai imaginé que mes deux héros retrouvaient
un film de Galeen complètement inconnu, dont le scénario se­
rait celui du Kafka de Soderbergh.
« Un roman qui parle du film » 181

Avez-vous pu voir le film avant de vous mettre à écrire?


Non, je ne disposais que du scénario, dont le film monté
s'écarte d'ailleurs sur plus d'un point puisque ce11aines scènes
n'ont pas été conservées. Je n'ai pas assisté au tournage, et quand
j'ai vu le film, mon roman était sous presse.
Qu'en avez-vous pensé?
Peut-être à cause d'un phénomène de saturation, je n'ai pas
été excité par la vision du film. Je n'ai évidemment rien décou­
vert que je ne connaisse déjà, et il m'a semblé ne voir qu'une
mise en images assez fidèle. Le personnage même de Kafka m'a
déçu. Je l'avais imaginé à partir des photos de Kafka que nous
connaissons, et je l'ai trouvé trahi physiquement. Lorsque j' écri­
vais le livre, je savais que Jeremy Irons serait Kafka à l'écran,
mais je n'en ai tenu aucun compte. Dès le départ, je pensais
que ce n'était pas l'acteur idéal pour le rôle.
Vous êtes-vous replongé dans les livres de Kafka avant d'écrire?
Pas de manière systématique, mais j'ai relu certains textes.
Cela m'a permis d'y glisser quelques allusions, mais sm1out de
ne pas être en porte-à-faux avec l'imaginaire de cet auteur, du
moins je l'espère. J'ai lu les conversations qu'ont rapportées
ses amis, et sa correspondance. Je me suis arrangé pour mettre
en situation un extrait de sa fameuse « lettre au père ». C'est
peut-être une déformation issue de mon travail dans la bande
dessinée, de ne pas pouvoir m'empêcher ce genre de clins d'œil,
par définition assez superficiels. Mais c'est aussi la logique lit­
téraire qui m'y poussait; d'ailleurs, les allusions aux écrits et à
la biographie de Kafka sont moins nombreuses dans le film
qu'elles ne l'étaient dans le scénario.
Est-ce que certains passages du scénario (je pense notamment
à certains dialogues) se retrouvent tels quels dans votre livre ?
Ou, pour le .formuler autrement, est-ce que l'adaptation,
quelquefois, cède le pas à une simple opération de traduction
linguistique ?
Le vrai talent de Lem Dobbs était dans l'idée plutôt que
dans sa prose. Les dialogues du script étaient assez secs, assez
182 La transécriture

laconiques, et je me suis efforcé de leur donner un peu plus


d'ampleur.

Le film de Soderbergh est, pour l'essentiel, en noir et blanc,


m.ais il devient en couleurs à partir du moment où Kafka pénètre
dans le château. Était-il possible de trouver un équivalent
littéraire à cette rupturefonnelle?
Seule l'image peut donner son sens à ce procédé. Vouloir
en trouver un équivalent verbal présenterait peu d'intérêt. Le
scénario à partir duquel je travaillais ne prévoyait d'ailleurs pas
cette rupture, qui est une trouvaille de mise en scène (à mon
sens discutable, plutôt de l'ordre du gadget). Il n'en est pas
moins vrai que, pour des raisons de climat général, je m'étais
imposé d'utiliser le moins possible de notations de couleur dans
mes descriptions. Toute la scène, tournée en couleurs, qui se
passe dans le laboratoire du docteur Murnau, vaut notamment
par son décor très impressionnant. Là encore, cette dimension
spectaculaire ne peut être bien rendue qu'à l'image. Je me suis
fidèlement attaché à ma mission, qui était de décrire ce décor
tel que le scénario le prévoyait, tout en étant conscient de ne
pouvoir produire autre chose, à ce moment-là, que du roman
feuilleton à la manière de Gaston Leroux.

Quelles ont été les carrières respectives dufïlm et du livre ?


Insuccès total du film aux Etats-Unis, qui par ailleurs n'a
pas été distribué du tout en Angleterre. La fréquentation a été
moyenne en France. Le film n'a connu de vrai succès qu'en
Allemagne, porté par le culte kafkaïen. En France, la carrière
du livre a été proportionnelle à celle du film. On ne peut guère
parler que de succès d'estime. En revanche le livre a été traduit
clans plusieurs pays, dont 1'Allemagne, oü il s'est très bien vendu
en collection de poche. Les Japonais l'ont publié clans une
collection de romans policiers, avec un cahier de photos du film.

Êtes-vous un lecteur de novellisations?


Un lecteur occasionnel. Je ne pense pas qu'il y ait de chef­
cl'œuvre ignoré dans ce domaine. J'ai dans ma bibliothèque des
« Un roman qui parle du film » 183

novellisations de films qui étaient déjà eux-mêmes adaptés d'un


roman. Pierre Véry a ainsi fait une novellisation de La char­
treuse de Parme, ce qui me paraît une entreprise assez absurde !
Cela dit, j'ai sûrement innové en enrichissant le scénario
original, et j'ai même découvert récemment qu'une mode est
en train de se développer aux Etats-Unis des romans inspirés
de films, qui ne se limitent pas à une simple novellisation. Ainsi
le film Philadelphia a-t-il inspiré un roman qui raconte beau­
coup plus de choses. Cela se fait aussi à partir de séries
télévisées, par exemple Star Trek...
Les novellisations qui me plaisent ont souvent une dimen­
sion un peu expérimentale. Je pense notamment au livre
qu'Ellery Queen (pseudonyme commun de deux auteurs de
romans policiers américains) a tiré du film Sherlock Holmes
contre Jack l' Éventreur: aux deux protagonistes du film est
venu s'ajouter le héros habituel de cet auteur bicéphale, héros
qui s'appelle lui aussi Ellery Queen - ce qui a donné un roman
complètement différent.

François Rivière, Kafka, Calman-Lévy, 1992. Porte en cou­


verture la mention: « D'après le scému·io de Kafka, un film de
Steven Soderbergh écrit par Lem Dobbs, interprété par Jeremy
Irons et produit par Pricel ».

--
LA MÉDIATION MUSICALE
DES COMICS AU MUSICAL:
UN GENRE TRANSLATIF

Gilles Ciment

INTRODUCTION
Contemporaine du cinéma, populaire comme lui, la bande
dessinée a connu d'aussi nombreuses que médiocres adaptations
à l'écran. Cependant, parmi les innombrables films de série B
ou Z sans originalité, quelques œuvres américaines se dégagent
par leur qualité, en particulier au cours des dernières années.
Citons Popeye de Robert Altman ( 1980), Superman Il de
Richard Lester (1980), Annie de John Huston (1982), Dick Tracy
de Warren Beatty (1990), Rocketeer de Joe Johnston (1991) ou
Batman Returns de Tim Burton (1992, à bien des égards supé­
rieur au premier opus). Distinguons d'abord parmi ces titres les
films qui doivent leur réussite à la simple transposition, dans le
système hollywoodien actuel et avec une débauche de moyens,
des recettes définies par les serials des années trente et qua­
rante (qui empruntaient déjà tant de personnages aux comics 1 )
ou par les films d'aventures classiques remis à l'honneur par
Steven Spielberg2• On me pardonnera d'aller un peu vite en
1. De Flash Cordon avec Buster Crabbe en 1936 à Jungle Jim avec
Johnny Weissmuller en 1948, en passant par Secret Agent X-9, Tim Tyler's
L11ck, Dick Tracy, Blondie, Buck Rogers, Mandrake, Red Ryder, Terry and
the Pirates, King of the Royal Mounted, Caplai11 Marve/, Batman, The
Phantom, Cap/Clin America, Brick Brac(/ord, Superman... On se reportera, pour
une filmographie américaine quasi exhaustive, à l'ouvrage de Roy Kinnard
The Comics Come A/ive: A Guide 10 Comic-Strip Characters in Live-Action
Productions, Metuchen (N .J.), The Scarecrow Press, 1991.
2. Spielberg est communément estimé cligne représentant de I' « esprit
BD» au cinéma, sans avoir jamais adapté Tintin comme il en avait un temps
caressé l'idée.
188 La tra11sécrit11re

évacuant par conséquent les entreprises de simple« incarnations


de personnages» (selon les termes de Benoît Peeters) que sont
Superman, Rocketeer ou Batman, parce que, comme naguère le
Skippy de Norman Taurog', les serials tirés de Red Ryder, Secret
Agent X-9, Jungle Jim . .. , ou même plus tard le Prince Valiant
de Henry Hathaway, ils ne diffèrent pas fondamentalement
d'autres films s'inscrivant dans leurs genres cinématographiques
respectifs. La science-fiction, la comédie, le western, l'espion­
nage ou l'aventure procèdent aussi bien à l'adaptation d'œuvres
littéraires et dramatiques ou au remake qu'à la mise en scène
de scénarios originaux. Dans tous les cas, les récits sont passés
au tamis des règles du genre concerné. Dans ce système de
simple transposition de fables, les adaptations de comics ne
retiennent rien non plus d'une quelconque spécificité. Seule la
fable, réduite à son noyau, y est conservée : la bande dessinée
n'y est qu'un prétexte - au double sens d' « occasion alléguée»
et d' «avant-texte».
D'autres films, comme je tâcherai de le démontrer, tentent
au contraire de se distinguer en restituant quelque chose des
comic strips dont ils sont tirés. Pour autant, il ne s'agira pas
pour eux de « faire BD» en cherchant un illusoire « style de
bande dessinée», à moins de vouloir y associer une intention
parodique comme Je fit Joseph Losey dans Modesty Blaise4.
Côté visuel, c'est en effet ce qui a compromis tant d'adap­
tations hésitant entre le schématisme et le réalisme, comme celle
de Barbarella de Roger Vadim, que Jean-Claude Forest regrette
amèrement
Le vrai problème du passage de la ban.de dessinée au cinéma,
c'est qu'il faut oublier complètement le produit initial et son
aspec1, et ne s'y référer que dans l'esprit. À mon avis, une

3. Sur un scénario de Joseph L. Mankiewicz, d'après le kid strip de Percy


Crosby, ce film valut à Norman Taurog l'oscar du meilleur réalisateur en 1931.
4. « Amonioni a dit de ce film qu'il est ridicule de tenter une parodie de
ce qu'on est soi-même en train de faire, ce qui signifiait qu'on ne peut parodier
une bande dessinée dans un style de bande dessinée. Je ne suis pas d'accord
avec celle idée ;je ne vois pas pourquoi cela serait impossible» (Joseph Losey,
propos recueillis par Michel Ciment, dans Le livre de Losey, Paris, Stock,
1979, p. 295.)
Des comics au musical : un genre translatif 189

des erreurs dans l'adaptation de Barbarella a été l'idée qu'il


fallait faire une bande dessinée. Or, pour être fidèle à cette
bande dessinée, il ne fallait justem.ent pas "faire bande
dessinée". [ ... ] En s'incarnant au cinéma, Barbare/la était
devenue à la fois trop réaliste et trop plate. Elle avait perdu
sa qualité d'archétype5.
Côté verbal, Jules Feiffer juge de la même façon les adap­
tations de ses dessins au théâtre: « Je n'ai jamais été satisfait
du résultat. Cela faisait plus "bande dessinée" à la scène que
dans le journal. Les acteurs et le metteur en scène travaillaient
généralement en gardant à l'esprit le fait que les dialogues
provenaient de cartoons. Je crois que c'était une erreur. [ ...]
Au théâtre comme au cinéma, les dialogues doivent être vrai­
semblables6 . »
Que peut-on garder d'une bande dessinée dans une adapta­
tion doublement in absentia (puisque sans restitution du texte
et des dessins)? Le graphisme, s'agissant de live action et non
de dessins animés, sera irrémédiablement perdu ; les textes écrits
et leurs particularités ne pourront être restitués, comme nous
venons de le voir, sous peine de ridicule ; les effets du feuil­
leton quotidien offrant quatre cases par épisode participent à
un mode de lecture spécifique7... Pour qui veut offrir au cinéma
une monstration rappelant celle que la fable a connue en bandes
dessinées, il s'agira donc d'une« recréation» visant à provoquer
chez le spectateur les mêmes émotions, en jouant sur la

5. Propos recueillis par Martine Vidor, dans Cinématographe, n" 21


(octobre-novembre), 1976, p. 18.
6. Propos recueillis par Thierry Groensteen, dans Les Cahiers de la bande
dessinée, n ° 66 (novembre-décembre), 1985, p. 71. À ce sujet, Thierry
Groensteen donnait ailleurs un exemple frappant : « Il suffit d'écouter les
enregistrements sur disque de certaines des Avemures de Tintin pour réaliser
à quel point l'idiolecte des Dupondt, par exemple, ressortit au faux naturel,
cocasse et crédible à la lecture, mais pénible, ô combien, à l'écoute»,
(« Acteurs de papier», Cinémaction. Hors série. Cinéma et bande dessinée,
sous la dir. de Gilles Ciment, Paris, 1990, p. 259.
7. J'arrêterai là un inutile inventaire de singularités, déjà établi ailleurs
de façon plus que convaincante par Thierry Groensreen clans « Du r au 9e
art : l'inventaire des singularités», Cinéma et bande dessinée, op. cit., p. 16-
28.
190 La 1ra11sécri111re

réminiscence de la perception, et ce par associations de sensa­


tions, dont les vecteurs restent à découvrir.
Deux réalisateurs de talent, au tournant des années quatre­
vingt, se sont attaqués à l'adaptation d'une bande dessinée.
Robert Altman navigua jusqu'à Malte pour y tourner un Popeye
sur un scénario de Jules Feiffer - lequel avait entre-temps tiré
les enseignements des adaptations scéniques de ses cartoons -
et John Huston devint le papa d'une Annie d'après un musical
de Broadway, lui-même tiré de Little OrphanAnnie8 • Ces deux
films ne cherchent ni à « faire cinéma» en oubliant la bande
dessinée, ni à « faire BD» sans se soucier des exigences sou­
vent incompatibles du cinéma, mais concilient les deux, comme
nous allons le voir; c'est pourquoi je les tiens pour des réussi­
tes. Or ils ont en commun le recours à la forme musicale, sui­
vant ainsi une tradition labile qui fit monter sur scène, avec force
chansons et ballets, Buster Brown de Richard Felton Outcault,
Little Nemo de Winsor McCay et The Newlyweds de George
McManus au début du siècle, Li'! Abner d' Al Capp9 en 1957,
les Peanuts de Charles Schulz en 1967 et Little Orphan Annie
de Harold Gray en 1977.
La réalisation, par des cinéastes à fo11e personnalité, de deux
musicals longtemps après ] 'extinction d'un genre auquel ils
n'ont jamais eu à se mesurer me paraît devoir légitimer deux
questions. Le musical contient-il les germes d'une bonne trans­
position de la bande dessinée? Celle-ci est-elle grosse de
caractères trouvant leur équivalence dans les codes de la comédie
musicale? La réussite plus récente du Dick Tracy de Warren
Beatty, dont je démontrerai qu'il réunit un grand nombre de ces
codes sans prétendre explicitement au statut de musical, viendra
étayer ma démonstration.

8. La question des droits d'auteurs, peu convoquée dans les études


d'adaptations, permet ici de repousser par avance l'objection qui consisterait
à dire que ce film est adapté d'une pièce musicale et non d'une bande dessinée.
Aucune ambiguïté sur l'hypotexte, puisque la Columbia s'est littéralement
ruinée en payant, en 1978, neuf millions et demi de dollars les droits de la
bande quotidienne.
9. « Je pouvais voir que cela n'avait aucun rapport avec Li'/ Abner, mais
que c'était une bonne comédie musicale» (Al Capp, propos recueillis par Alain
Resnais, dans CifF Wi[/; n" 23 (mars), 1967, p. 27).
Des comics au musical : u11 genre translatif 191

LA QUESTION DU « SON »

Avant toute chose, puisque je vais pm·ler d'un genre ciné­


matographique apparu avec le parlant, il faut s'interroger sur la
question du « son ». La bande dessinée, afin de traduire, avec
ses seuls moyens, des phénomènes qui lui sont étrangers, comme
le mouvement et le son, s'est très tôt construit, pour reprendre
les termes de Pierre Fresnault-Deruelle, « un réseau d'équiva­
lences et de substituts graphiques », qu'il déclare un peu hâti­
vement, comme nous n'allons pas tarder à le voir, à leur tour
« inconvertibles tant dans la sphère visuelle que dans la sphère
sonore 10 ». Par la suite, on se mit à parler abusivement de
« bande sonore » à propos des ballons ou des substituts du bruit,
alors que la bande dessinée est essentiellement muette11 : elle
ne propose que de l'image, à laquelle sont pourtant intimement,
mais graphiquement, liés les dialogues, les bruits et les com­
mentaires (lorsqu'ils existent, ce qui est le cas le plus courant),
à tel point que« l'on ne peut garder d'une vignette l'image en
effaçant le son 12 ». Dès lors, il devient possible pour Robert
Altman d'introduire dans son Popeye des bruitages irréalistes -
« bong »,« sweeeeep » -, qu'Alain Resnais reprendra d'ailleurs
à son compte lorsque l'on assommera son Depardieu-Popeye
dans/ Want to Go Home. Cela va à l'encontre d'une certaine
habitude du cinéma, qui évite avec soin que I 'on se souvienne
particulièrement de la bande-son (voir les fameux propos
d'Alfred Hitchcock sur la musique de film).
La comédie musicale, je dirai par définition, échappe bien
entendu à cette tendance, puisqu'elle attire l'attention du spec­
tateur sur chansons et danses. Popeye, personnage sans identité
dont le nom ne renvoie qu'à un physique infirme, trouve deux
occasions de se présenter en des termes célèbres(« l yam what
I yam » et« l'm Popeye the sailor man »). Or ces moments sont

1O. Pierre Fresnault-Deruelle, Récits et discours par la bande, Paris,


Hachette, 1977, p. 200.
11. Comme l'a remarqué Guy Gauthier dans « Langage et cinéma .. et
bande dessinée», Christian Metz et la théorie du cinéma, colloque de Cerisy
!19891, sous la dir. de Michel Marie, Iris n" 10, Paris, 1990, p. 74.
12. Vincent Amie!, « Glop, pas glop: la "bande sonore"», Cinéma et
bande dessinée, op. cil., p. 51.
192 La lra11sécrilure

choisis comme morceaux musicaux phares du film d'Altman.


Il n'est pas fortuit non plus que le slogan publicitaire d'Annie
fut « The film of "Tomorrow" », renvoyant au titre d'une
chanson rendue célèbre par le musical de Broadway.
J'ai dit: un genre apparu avec le parlant. Or la bande
dessinée a accompagné trente ans de cinéma « muet». Mais si
les .fimnies du début du siècle ont eu les honneurs du cinéma
muet burlesque (Happy Hooligan, Buster Brown, Bringing Up
Father), il n'en est pas moins clair que le sonore a tué le bur­
lesque: le surcroît de réalisme introduit par le parlant s'érigeait
en obstacle quasi insurmontable. Seule la musique, précisément,
tentera de le contourner - chez les Mm·x Brothers et W.C. Fields,
mais aussi dans les films de Richard Quine, ancien cartoonist.
Comme elle vola au secours du burlesque débridé, elle saura
servir l'irréalité des bandes dessinées.

DE LA STYLISATION
S'agissant du comique, genre dominant les premières années
du septième et du neuvième art, Jean-Claude Glasser a distingué
le rapport des personnages des movies et desfunnies au réel qui
les entoure
L'acteur burlesque s'intègre à un décor qui est de l'ordre
du banal. Ainsi la rue où déambulent Laurel et Hardy n'a
rien en elle-mêm.e de comique. Mais entre les personnages
et leur environnement s'opère une osmose qui accorde 1.111
poids de réalisme aux premiers et une sorte de .flou au se­
cond. Dans les funnies, au contraire, décor et protagonistes
bénéficient d'un tmitement identique. Bizarroïde, éclaté, en
perpétuelle mutation, selon les auteurs, il arrive au décor
de sembler se diluer ou s'effacer 1 3
Cette remarque peut s'appliquer, à des degrés divers, à
l'ensemble de la production dessinée, et pose tout à la fois la
question du décor et celle des personnages en termes de styli­
sation. Parmi les caractères immanents de la bande dessinée, la

I]. Jean-Claude Glasser, « Entre rire et délire: movics el l'unnics »,


Ci11é11w l'i bande dessinée. op. cil., p. 207-208.
Des comics au musical : un genre rranslatil 193

stylisation est en effet un premier indice de l'essence graphique,


et par conséquent un premier facteur d'éloignement par rapport
à l'imitation absolue 1 -1. Dans la sphère cinématographique,
reconnaissons sans conteste la comédie musicale comme le geme
qui manifesta le plus sa matérialité, en utilisant les techniques
photographiques comme une stylisation explicite, sans chercher
à masquer les contraintes déréalisantes liées à la pellicule.

LE DÉCOR

De l'onirisme architectural de Winsor McCay à l'ésotérisme


d'Hugo Pratt, en passant par les bandes « non sensiques», de
George Herriman à Mandryka, ou même les bandes dites
«réalistes» quand la mise en cases Je nécessite 15 le décor ne
semble pas seulement se diluer, il est en perpétuelle mutation.
Par son instabilité, il distingue l'univers de la fiction de la réalité
familière en rendant visible la matérialité de la bande dessinée 16.
Cette manifestation de la matérialité devient au cinéma une
démarche volontaire, postmoderne. Dans Dick Tracy, WmTen
Beatty l'impose avec les 111.atte-paintings, ces décors peints sur
verre cherchant d'habitude à créer l'illusion, ici délibérément
ostentatoires et s'affirmant comme dessinés, faisant de Tracy
City une ville de cartoon, ou bien une cousine du Paris d' Un
Américain à Paris. Robert Altman lui aussi cherche à l'affirmer
par tous les moyens : non seulement il ouvre son film sur les

14. Si l'on me permet de retourner l'assertion d'Antonio Altarriba dans


<' Propositions pour une analyse spécifique du récit en bandes dessinées»,
dans Thierry Groensteen (dir.), Bc111de dessinée. récif et 111odemiré. colloque
de Cerisy [1987], Paris Futuropolis / Angoulême, CNBDI. 1988. p. 29.
15. Voir à cc propos l'exemple fourni en illustration de l'entretien avec
Alain Resnais dans Cinému et bande dessinée, op. cit., p. 242. On y voit un
strip de Mo11drake le mugicie11 dans lequel. d'une case à l'autre.! 'espace d'un
instant. les verres sont vides, les siè:gcs ont changé de place. un tableau est
apparu au mur. sans que la magic y soit pour quoi que cc soit.
16. On lira sur cc sujet les considérations de Thierry Grocnstecn clans
,, L'amour des planches: bande clcssin..:c et tht:âtrc ». Les Cahiers de la bo11de
dessi11ée. n" 65 (septembre-octobre). 1985. p. 43.
194 Lu tra11sécri111re

premières images d'un Popeye animé par Dave Fleischer 17 , mais


il a désiré que dans les numéros musicaux
/oui soif un peu approximatif; que cela manque de fïni. de
poli. 1 ... J llfallait que d'une certainefa�·on, on soit conscient
de la machinerie. Ainsi, dans le grand numéro d'ouverture,
quand quelqu'un ouvre une porte, on voit les coulisses,
comment les chose.1· jànctionnen.l 18.
Qui relira le Popeye de Segar 19 remarquera que le décor s'y
résumait à un environnement schématique dont les ingrédients
sont des raccourcis signalétiques : fragment de table dans un
coin, morceau de rideau ou anonyme reproduction accrochée
au fond blanc de la vignette... La partie renvoie au tout, de façon
métonymique, comme dans beaucoup de comic strips, qui
doivent chercher clans une telle économie la résolution de leur
manque d'espace. C'est aussi qu'il importe d'accréditer l'idée
d'un« lieu» en tant qu'espace habité par des personnages, plutôt
que d'imiter fidèlement le « monde». Une telle stylisation du
décor, que Thierry Groensteen a comparée aux pratiques
1
théâtrales2 ', on la retrouve dans la manière dont le musical -
17. Cc qui lui permet en outre d'évacuer immédiatement l'intcrtcxtc le
plus évident et le plus gênant pour son projet:« Je me suis trompé de film 1 ».
s'exclame le Popeyc dessiné, qui disparaît aussitôt après cc « faux départ»
destiné ii renvoyer le spectateur au véritable hypotcxtc, qui n'est pas la série
de dessins animés par laquelle le public connaît le personnage de Popeyc,
ignorant souvent qu'il est né dans les cases immobiles.
18. Robert Altman, propos recueillis par Michel Ciment, dans Positif;
n" 249 (décembre), 1981. p. 20.
19. Lire en particulier Bruno Lccigne, « Relecture de Popeye », Les
Cahiers de la bwule dessi11ée, n" 56, p. 71.
20. Thierry Groenstccn, « L'amour des planches: bande dessinée et
théiitrc», op. cil., p. 42. Comparaison saisissante dans le cas de Popeve, si
l'on suit Bruno Lccigne dans sa lecture: « Le décor semble conçu comme
une scène de théâtre, les fenêtres des vignettes aux cadrages répétitifs pouvant
fournir l'illusion d'un espace scénique autant que mimétique du réel. Cette
interprétation se trouve attestée par le titre originel (The Thi111ble 7Ïleater/ de
la série, basée sur des situations burlesques en quatre vignettes (et sans conti­
nuité entre elles), avec un petit nombre d'"acteurs" » ( « Rclecwre de Popeyc »,
op. cit., p. 71 ). Thierry Groensteen ajoute que « [II'amplitude de l'échelle des
plans est plus réduite dans la bande dessinée d'humour, qui, saur exceptions,
ne s'approche jamais très près des personnages. 1- .. 1 La BD d'humour pos­
sède, dans bien des cas, une dimension plus théiitralc que cinématographique
(clans la mesure oi, le théâtre ü l'italienne tient lui aussi les personnages ii
distnnce du spectateur) » ( « Acteurs de papier», op. cit.. p. 261).
Des comics 011 musical : 1111 ge11re lra11sla1if 195

enclin lui aussi à rejoindre le sentiment du tout par la connais­


sance de la partie - produit comme« monde» ce qui n'est en
fait qu'un«lieu».
Cette propension du musical à une simplification à la fois
irréalisante et cosmogène semble bien correspondre aux préoc­
cupations de qui cherche à adapter une bande dessinée à l'écran.
Alain Resnais, par exemple, déclare que ce qui l'intéressait dans
le projet d'adaptation de Tintin qu'il nourrissait dans les années
cinquante,« c'était de voir si par les décors, les objets, on arrivait
à trouver des équivalences de ce qu'on n'appelait pas encore la
"ligne claire", cette espèce de nettoyage de tous les détails. Je
voulais tout faire en studio21 », de même que plus tard pour un
Mandrake inabouti22 .
Dans Dick Tracy, les décors n'ont ni relief ni ombres, ni
surtout aucun signe superflu. Ainsi, les lieux et objets sont dé­
signés abstraitement par des termes génériques (le fronton d'un
entrepôt n'affiche pas le nom d'une firme mais tout simplement
« Warehouse», une enseigne désigne un hôtel par ce seul mot,
les bouteilles de bière portent l'étiquette«Beer», le journal étale
le titre Daily Paper à sa une, etc.), et les chambres sont de
simples cubes aux murs nus, dépourvues de tout ornement. Dans
le décor monochrome de Popeye, Altman fait parade de ces
codes et mécanismes : en une scène burlesque, tous les éléments
décoratifs tombent des murs de la chambre qu'Olive Oyl fait
visiter à Popeye. Du statut d'«espace», cette chambre est passée
à celui de simple«lieu» avec l'arrivée de son occupant; elle
devient la chambre de Popeye, et n'a nul besoin d'autre signe
distinctif que la présence du marin. Ces modes de représenta­
tion sont proches des habitudes de la bande dessinée, comme

21. Propos recueillis par François Thomas, clans « De la littérature de


catacombes à la destruction de la planète», Ci11éma el ba11de dessi11ée, op.
cil., p. 247.
22. Par ailleurs, Jean-Claude Glasser nous apprend que « Lee f-alk lui­
même, scénariste du Fa111ôme et de Ma11drake, mais aussi dramaturge, auteur
de plusieurs pièces et animateur de diverses troupes, préféra écrire un
Ma11drake musical plutôt que d'en tirer une pièce ''classique". Mais si le livret
fui bien mené à terme, il ne semble pas que l'œuvre rut montée»(« Bande
dessinée et théâtre : une rencontre déjà ancienne», Les Cahiers de la ba11de
dessi11ée, n" 66 (novembre-décembre), 1985, p. 73).

.........
196 La lransécriture

nous l'avons vu, mais aussi du musical, dont le décor doit se


prêter sans parasitage à la lecture des chorégraphies pour
lesquelles il est construit.

L/\ COULEUR

Dans ces mondes stylisés, la couleur joue un rôle impor­


tant. Selon Jean Mitry, « en peinture figurative, la couleur est
la marque du créateur sur le monde [alors qu'] au cinéma elle
est la marque de l'existence objective du monde quelle que soit
la subjectivité de sa vision23 ». Cette opposition nous questionne
d'une part sur le traitement de la couleur dans les bandes
dessinées et d'autre part sur celui que lui font subir les films
que j'examine, qui mettent assez bien en pièces l'assertion de
Jean Mitry.
Pour les Sunday pages polychromes, les dessinateurs ont
cherché à s'accommoder des contraintes techniques de l'impri­
merie tout en explorant de_ nouvelles façons de mimer le monde
par un réseau de métaphores schématiques. Cette démarche les
conduisit à installer un nouvel arbitraire de représentation, où
l'aplat homogénéise et simplifie, et oi:t la couleur n'est pas une
propriété constante des objets, et ce même chez les tenants d'un
certain réalisme, au nom d'une nouvelle vraisemblance. En étu­
diant les planches dominicales de Dick Tracy, le chef opérateur
Vittorio Storaro a eu l'idée d'employer« une gamme chroma­
tique très restreinte, chaque personnage étant symboliquement
défini par une couleur donnée24». Selon le même principe, les
rues changent « en toute logique» de couleur d'une scène à
l'autre, en fonction de l'action et des personnages qui les
investissent. Le sol du pont levant, rouge lorsque Big Boy
Caprice est maître de la situation, vire au jaune quand Dick
Tracy a repris le dessus : il est bien un lieu variable déterminé
par ses occupants. Rouge, jaune, bleu, orange, vert, indigo,
violet, noir et blanc, sans aucune nuance de valeurs, sont ainsi
les seules couleurs utilisées clans le film. Certains fonds (les murs

23. Jean Mitry, Esthétique et psychologie du ci11é111a, Éditions universi­


taires, Paris, 1967, 1. Il, p. 124.
24. Propos rapportés clans le dossier de presse du rilm.
Des comics a11 musical : 101 ge11re 1ra11s/a1i/' 197

nus d'un bureau, ceux d'une cave ... ) échappent du reste à cette
sélection et sont uniformément beigeasses, rappelant le papier
jauni des journaux.
Dans Popeye, la ville et son dédale de maisons de bois gris
serrées les unes contre les autres constituent une toile de fond
monochromatique pour les personnages habillés de couleurs
primaires (le complet noir du percepteur, la tenue de marin de
Popeye et sa vareuse bleue, la robe rouge d'Olive Oyl... ), «de
plus en plus vives, comme dans une bande dessinée25 [ ... ] ».
Ces choix esthétiques répondent donc, dans leur intention, à un
souci de restitution de la gamme chromatique des pages en cou­
leurs des journaux de l'époque, comme l'envisagea par ailleurs
Alain Resnais (cinéaste habitué à emprunter des «effets» à la
bande dessinée) quand il dut recréer l'époque de Stavisky26 . . .
Mais je dirai aussi qu'il n'y a pas de solution de continuité entre
ces options et le style photographique des musicals en couleurs,
qu'Alain Masson résume ainsi dans son ouvrage fondamental
sur le genre, auquel je me reporterai plus d'une fois :
La photo des.films musicaux de la Fox [ ... J.fàit volontiers
émerger de masses sombres ou mates quelques taches écla­
tantes, elle s 'appuie sur des contrastes chromatiques violents
et découpe avec vivacité les contours, à la manière d'un noir
et blanc parfaitement glacé. [ ... J [À la MGMJ, sous la
direction de metteurs en scène comme Minnelli et Donen,
l'harmonie des tons repose sur une sélection sévère, un
rétrécissement volontairement irréaliste de la palette, et la
définition. précise dans le décor e1 les cost11111es d'accords
délicats (Minnelli) ou d'oppositions claires et gaies
(Donen;27.

25. Robert Altman, op. cil., p. 19.


26. « J'avais envie que S1avisky [. .. ]soit un film bicolore, et les Italiens à
une époque imprimaient en bleu et superposaient en un seul passage des
gradations de rouge. En mélangeant le bleu marine et le rouge ils obtenaient
un noir, et ça leur donnait une espèce de gamme de couleurs. On cherchait
beaucoup en 1933-1934 des procédés de couleur pour les journaux et pour le
cinéma, et je trouvais que ç'aurait été une manière de recréer l'époque, je
dirais presque "à moindre frais"» ( Alain Resnais. op. cil., p. 240).
27. Alain Masson, Comédie 11111sicale, Paris. Stock, 1981, p. 149 (c'est
moi qui souligne).
198 La lrw1sécril11re

LES PERSONNAGES

Pierre Fresnault-Deruelle a mis en évidence un autre effet


de la mise en couleurs des bandes dessinées, qui pose ( comme
tout à l'heure au sujet du burlesque) la question de l'insertion
des personnages dans le décor. Alors que
dans le monde réel, nous dit-il, la couleur des choses inani­
mées, manufacturées, est beaucoup plus homogène que celle
des choses vivantes, changeantes, cette disparité n'existe pas
clans la bande dessinée. [ ... J Les pastels uniformément
employés pour toutes les catégories d'objets gomment la
différence de nature animé/inanimé. Objets et personnages
apparaissent sur un plan d'égalité, ce qui semble connoter
la facilité avec laquelle les héros s'insèrent dans la pâte du
quotidien28.
Après s'être interrogé sur le sens des derniers mots (cette« pâte»
est-elle la matière du monde« de tous les jours» - et néanmoins
fictif - clans lequel évoluent les personnages, ou celle du journal
même, le Daily Paper ?), on peut étendre l'observation de Pierre
Fresnault-Deruelle au simple trait de contour, qui ne distingue
pas non plus le naturel de l'artificiel, conférant aux personnages
la même matière que le décor, celle de la « pâte» à papier, sur­
tout lorsqu'ils sont grotesques (Popeye), schématiques (Annie
et ses êtres aux yeux vides) ou caricaturaux (Dick Tracy). C'est
l'effet obtenu dans Dick Tracy par les maquillages lourds et
artificiels, dans Popeye par les éclairages durs et forts qui« écra­
sent» les couleurs des visages : « Je voulais beaucoup de lam­
pes pour donner cet éclairage très fort que l'on trouve dans les
films de marionnettes», confie Robert Altman 29 .
Comment oublier, au spectacle expressionniste de Batrnan,
avec ses lumières vives et tranchées et ses maquillages blafards,
que Tim Burton fut réalisateur de films de marionnettes10 ? Cette
« marionnettisation» des personnages par le maquillage ou la
lumière n'a pas pour seul but de les fondre clans un décor

28. Pierre Fresnault-Deruelle, op. cil., p. 234-235.


29. Op. cil., p. 19.
30. En particulier Vi11ce11t, hommage expressionnis1c à Vinccnl Price, aux
décors annonçant la caverne de /Jat111w1.
Des comics wt musical : w1 genre lruHslotif" 199

d'artifice soulignant leur propre« fiction» ; elle vise aussi à les


uniformiser« entre eux».
Comme l'a observé Thierry Groensteen,
chez bien des dessinateurs, l'ensemble des personnages
cultivent un même répertoire de gestes, de mimiques et
d'altitudes, et ce répertoire, loin d'être neutre, est un code
tout à fait spécijïque au dessinateur, qui lui appartient en
propre. Dès lors qu'ils en usent tous, ce« gestuaire » parti­
culier n'est plus un facteur de caractérisation des person­
nages; il doit en revanche être tenu pour un trait de style31•
Le dessinateur, chargé de mettre en images le scénario, doit à
la fois mettre en scène et« interpréter» lui-même tous les rôles.
En adaptant Popeye, dont le « gestuaire» est si particulier, le
grand directeur d'acteurs qu'est Robert Altman a tout mis en
œuvre pour réduire à sa plus simple expression la caractérisa­
tion des personnages (« Je veux que votre rôle ait une dimen­
sion, que vous vous en teniez à un trait unique qui exprime le
personnage», recommanda+il à ses comédiens11 ). Il fallait pour
cela réduire également les écarts de jeu entre les acteurs. C'est
pourquoi les cinquante seconds rôles n'ont pas été confiés à des
figurants mais à des acteurs de théâtre expérimentés, des clowns,
des jongleurs, des saltimbanques et des mimes. Cette origine
particulière, qui favorisa la formation d'une véritable commu­
nauté, eut pour effet la mise au point d'un jeu original, éloigné
du « naturel» cinématographique, à la gestuelle caricaturale
proche de la chorégraphie, mais surtout commun à tous.
Le musical tend lui aussi à uniformiser les jeux. De par sa
tradition théâtrale, bien sûr, mais surtout par la musique -
puisque le tempo, le ton, les chœurs demandent une harmonie

31. Thierry Groensteen, « Acteurs de papier», op. cil., p. 257.


32. Nous avons rassemblé les cinquante personnages secondaires dans une
grande salle où nous répétions et j'ai dit aux acteurs: oubliez tous les rôles
que vous avez joués et oii vous essayiez de donner trois dimensions. [ ... ] Nous
avons eu des séances qui 0111 duré deux semaines et qu·on appelait "pick a
tick ". Chacun choi•;issait un geste qui l'inspirait: une façon d'éternuer ou de
marcher, et qui allait ensuit..: le caractériser. [ ... 1 Beaucoup de ces person­
nages sont inspirés d'autres bandes dessinées comme Li'/ AbHer (Robert
Altman, op. cil .. p. 16).
200 Lu 11w1.1·écri1ure

- et par la danse - puisque la chorégraphie réclame un ensemble,


dont Annie offre de remarquables exemples, que ce soit dans
l'orphelinat ou au Radio City Music Hall. Faire chanter les
personnages permet en outre de «décaler» leur voix dans un
registre déréalisant, contournant ainsi le problème désormais
fameux de la« déception» à l'écoute de la voix des interprètes
de personnages de bandes dessinées.
11 est une particularité des personnages de bande dessinée
qui n'a pas de rôle à jouer clans le processus de l'adaptation
cinématographique 11 . Je veux parler de leur âge constant : Annie
vécut ses aventures en temps réel sur un demi-siècle sans quitter
l'enfance; Popeye rajeunit clans les semaines qui suivirent son
apparition el ne prit aucune ride par la suite, tandis que
Swee'Pea, son fils adoptif, ne quitta jamais ses langes; même
autour de Dick Tracy, où l'on meurt facilement, on ne vieillit
pas aussi vite que le lecteur - Junior rnet ainsi trente ans à en
prendre cinq. Il est néanmoins troublant que les personnages
des comics partagent cette caractéristique contre nature avec les
habitants de la comédie musicale, dont les chances de vieillis­
sement sont nulles : Fred Astaire restera légcndairement sans
âge, et les producteurs interdiront à Shirley Temple, à Gloria
Jean, à Deanna Durbin et à nombre d'enfants prodiges des
studios d'atteindre l'âge adulte. Mickey Rooney 14 n'a clü la
prolongation de son éternité qu'à sa petite taille et à son énergie
puérile.

DU RÉCIT
Les personnages peuplent des décors, mais ils habitent
surtout des récits. L'adaptation de comic strips pose un problème
particulier. À la différence du roman ou de la pièce au récit
précis, construit et fini, le comic strip présente toutes les carac­
téristiques du feuilleton aux errements sans fin, aux actions

Tl. Si l'on excepte le cas du seriul, qui ne nous concerne pa., ici parce
que 11 'appancnant ni au genre musical ni il l'époque qui a vu éclore i\1111ic,
1-'opeye ou Oick Tracy.
:l4. Mickcy Rooncy, rappelons-le, adopta i1 ses débuts le nom de Mickey
McGuirc quand il interpréta cc pcrsonnage clc la bande 7'//e Toonerl'ille Folks,
qui le rendit célèbre. Il en a gardé le prénom par l,i suite.
Des comics au musical : un genre translatif' 201

multiples, dont les caractères évoluent avec les années. Il n'offre


guère au cinéma qu'une possibilité: ne retenir que les princi­
paux personnages (au besoin en faisant de plusieurs un seul,
comme Swee'Pea et le Jeep, Breathless Mahoney et The Blank),
une thématique et une trame principalement empruntées aux
premières semaines de la série. Le récit lui-même sera construit
pour le cinéma, et nécessairement simplifié en regard des
péripéties du feuilleton.
L'ÉPAISSEUR

Les intrigues de bandes dessinées étant déjà schématiques,


leur simplification par le cinéma ne peut conduire qu'à un récit
élémentaire - et plus encore dans le cas de films pour enfants,
l'attention des jeunes spectateurs ne pouvant être retenue long­
temps que par un affrontement manichéen ou la résolution d'un
conflit primaire, qu'il soit social, amoureux ou familial.
« Je ne désirais pas faire un film dramatique - ne serait-ce
que parce que l'histoire n'était pas assez riche en elle-même:
les gens se seraient lassés », reconnaît Robert Altman'\ qui fit
d'autre part tout pour éviter que la musique ne vînt compliquer
le scénario. Quant à Joseph Losey qui, en adaptant Modesty
Blaise sous forme parodique, aurait voulu y inclure beaucoup
plus de musique et de chansons mais se trouva confronté à
l'incapacité de Monica Vitti et Terence Starnp de chanter, il
chercha sans cesse, contre l'avis de ses producteurs, à simpli­
fier un scénario dont il jugeait l'intrigue trop compliquée'<'. Plus
encore que le serial, la comédie musicale se joue dans les
histoires les plus simples : ainsi, « le cycle amour, timidité,
jalousie, tel qu'il se joue dans le musical, jamais on n'accepte­
rait qu'il soit à ce point simplifié, même dans une comédie »,
affirme Alain Masson 17 . On en trouvera des exemples dans
Popeye, Dick Tracy, ou Li' l Abner. Cette épure de l'intrigue,
associée notamment aux échappées franches à la faveur des

35. Op. cil., p. 20.


36. Op. cit., p. 297-298.
37. Op. cil., p. 37.
202

numéros musicaux, nous éloigne de la soumission au récit dont


communément font preuve bande dessinée et cinéma.

LA STRUCTURE

La bande dessinée, qui se montre si apte à briser la conti­


nuité linéaire 1 �, est accoutumée aux interruptions et au traite­
ment particulier qu'il faut apporter au lien entre le mouvement
suspendu ( du daily strip par exemple) et le segment introduit
(la Sunday page par exemple). Ses récits transposés n'auront
clone aucun mal à trouver une fonction à ces interruptions
chantées ou dansées clans l'organisation générale du film. Soit
que l'histoire, comme clans les musicals des années trente,
valorise la rupture à venir (la scène au cinéma clans Annie), soit
que l'interruption valorise un moment de l'intrigue, comme c'est
le cas clans les comédies musicales d'après-guerre, procédé le
plus souvent mis à l'œuvre dans les adaptations qui m'intéres­
sent ici, Dick Tracy en particulier. Cette structure préside à un
partage entre le narratif et le spectaculaire. La finalité du specta­
culaire, essence du musical, commande la constitution de
moments forts, capables d'absorber en eux-mêmes la théâtralité
du jeu, le somptueux artifice du décor, le schématisme aveuglant
de l'intrigue. L'esprit du genre veut que le spectaculaire prenne
le pas sur le narratif.
Dans le musical en effet, la seule limite à la simplification
et au négligé des scénarios réside clans le respect d'un principe
fort : la relance ou la rupture du mouvement narratif par les
numéros musicaux doit être le seul accident qui affecte le récit,
faute de quoi on s'expose à ce que celui-ci reste l'objet central
du film, alors qu'au contraire il ne doit pas se faire remarquer,
même par son simplisme. Les récits doivent donc se soumettre
à la forme et aux moyens propres de la comédie musicale, ce
qui permet à ceux qui passent des cases à l'écran de ne pas être
écartelés entre les spécificités des cieux langages concernés.
Les adaptations étudiées ici profitent également de certaines
formes induites par l'écriture musicale (reprise de motifs, rimes,

:18. On se reporterait l'analyse de Vincent /\miel dans,, Récits du lieu».


/Jande dessi11ée, récit el 11wdemi1,:, op. cil .. p. 11 O.
Des comics au musical : un genre tra11.sla1ij 203

refrains), pour «doubler» et «redoubler» scènes ou théma­


tiques. Des numéros musicaux sont ainsi répétés ou mis en écho
(« l' m Popeye» et«Sweethaven», les deux«clips» centraux,
symétriques et opposés, de Dick Tracy, les numéros d'ensemble
des orphelines d'Annie ... ), des scènes ou séquences sont redites
(les demandes en mariage avortées de Tracy ...) ou bredouillent
(les parcours en bateau de Popeye ...) : ces procédés renvoient
implicitement aux redites du feuilleton des daily strips. Mais
on assiste aussi au développement«redoublé» des thèmes fon­
dateurs de chaque bande. Popeye est abandonné, cherche son
père et recueille un bébé trouvé: dans le film, le «Popa» de
Popeye enlève Swee'Pea, le fils adoptif de son propre fils aban­
donné. Annie l'orpheline est recueillie par un père d'adoption:
dans le film, elle affronte de faux parents. Dick Tracy recueille
un orphelin appelé Junior: dans le film, ce Kid doit choisir un
nom pour devenir apprenti détective ; il choisit Dick Tracy Jr.,
c'est-à-dire qu'il reprend un prénom anonyme qui renvoie à une
fonction (dick = détective 39 ).

LE TEMPS

On ne peut être tout à fait d'accord avec Arnaud de la Croix


lorsqu'il étend à la bande dessinée les réflexions de Daniel
Mesguich40 sur théâtre et cinéma et qu'il écrit:
La différence fondamentale qui sépare [théâtre et bande
dessinée] réside certainem.ent dans l 'ùnmanence qui fait la
fragilité vertigineuse et l'extrême force du théâtre, où tout
se joue et peut être remis en cause dans le temps même de la
représentation scénique, tandis que la bande dessinée, à
l'instant où on la lit, est « ùnperturbable », est déjà jouée,
une fois pour toutes, et serait là à rapprocher du cinérna41 •
On lui répondra en effet que pendant leur publication en feuille­
ton les comic strips, souvent l,u-gement improvisés, offraient en

39. En argot plus cru, click signifie autre chose, mais cela nous emrnîne­
rait dans une interprétation étrangère à mon propos.
40. Daniel Mesguich, « Préliminaires il une réflexion sur l'espace cinéma­
théâtre », Europe, n° 648 (avril), 1983, p. 99 et suivantes.
41. Arnaud de la Croix et Frank Andriat, Pour lire la bande dessinée,
Bruxelles, De Boeck / Paris, Duculot, 1992, p. 65.
204 La transécriture

ce sens une manière de théâtre (The Thimble Theater était le


titre originel de la série qui vit naître le personnage de Popeye).
Quand se pose le problème de leur adaptation, en revanche,
l'assertion que je viens de discuter peut offrir des pistes. Car
alors tout a déjà été joué : si l'on veut donc à la fois retrouver
le côté théâtre du feuilleton et marquer un temps transcendant
(commun au cinéma et à la bande dessinée «achevée»), le
m.usical se présente comme une synthèse idéale. D'un côté,
venant de Broadway, il porte en lui toutes les conventions de la
scène, et par ses artifices et sa mise en spectacle, il peut laisser
croire que la représentation se joue. D'un autre côté, sa parti­
tion immuable, au tempo déterminé, commande le temps de
l'extérieur, le rendant transcendant comme le fait le découpage
des bandes dessinées ou le montage cinématographique. Altman
ne s'y est pas trompé qui a jugé bon d'introduire une contrainte
venue du théâtre dans son Popeye. Ayant inscrit son récit dans
une unité de lieu (le village de Sweethaven) et d'action, il par­
vient en effet à respecter l'unité de temps: tout est joué en trois
journées, y compris une fugue de Popeye et Olive et leur retour
avec un enfant dans les bras !

LE CONTENU

L'épaisseur, la structure ou le temps du récit ne sont pas


seuls concernés. Il en va de même pour certaines de ses com­
posantes, comme par exemple, dans Dick Tracy, la transforma­
tion commode de Breathless Mahoney en chanteuse, qui permet
d'insérer une thématique du spectacle et la musique elle-même
dans la diégèse. Ce qui est moins souvent dit, c'est que «le
musical juge les attitudes humaines, les idées religieuses et les
projets politiques d'après leur compatibilité avec le spectacu­
laire et le frivole qui le gouvernent42 ». Un exemple : innocent
orphan strip à ses débuts, Annie s'est affirmé dès l'entrée en
scène de« Daddy » Warbucks comme la plate-forme des idées
ultraconservatrices de son auteur Harold Gray4', qui refusait
42. Alain Masson, op. cil., p. 19.
43. On lira avec profit l'étude de HmTy Morgan« Les yeux vides: Harold
Gray el Little Orphan Annie », Les Cahiers de la bande dessinée, n" 79, p. 60-
65.
Des comics au musical : w1 genre translatif 205

toute responsabilité de la société dans la misère qu'il décrivait.


John Huston, en tant que démocrate vétéran de la révolution
mexicaine, n'aurait guère eu plaisir à figurer cette idéologie à
1'écran. Fort heureusement, le musical avait déjà tout naturelle­
ment renversé le propos pour en faire un plaidoyer rooseveltien,
même de façon superficielle et traité en chansons, à la façon de
la propagande de Busby Berkeley pour le New Deal. Il n'est ici
encore pas fortuit que la conversation entre Annie et le prési­
dent soit chantée : faisant ouvertement référence à la grande
crise, cette scène attire notre attention sur le fait que l'âge d'or
des comics - celui d'Annie, de Popeye et de Dick Tracy entre
autres - fut l'époque de la dépression44 , mais aussi l'âge d'or
du musical.

UN GENRE AU-DESSUS DES GENRES


Le musical se place au-dessus du réseau des genres : mélo­
drame social d'Annie, aventures comiques de Popeye, burlesque
sentimental de Li'l Abner, policier de Dick Tracy, tout peut
devenir comédie musicale, qui semble « happer » les genres en
transformant leur matière en ses formes propres. Ce faisant,
selon Alain Masson,
elle ajfïrme leur authenticité; son artifice déclaré cache leurs
apprêts sournois: l'ironie qu'elle jette sur le western ou
l'irréalisme dont elle entoure le drame désigne du doigt le
pur vécu qui leur appartient intrinsèquement. [ ... ] Des
conventions définissent les récits, des coutumes en marquent
les étapes, des contraintes contribuent à leurformation: la
com.édie musicale est presque seule à l 'avouer-l 5.
On peut avancer que le sur-genre que serait la bande dessinée
subit le même sort: remodelé par l'artifice et la convention du
musical, elle se voit affirmer une « authenticité » à laquelle elle
n'avait jamais pu prétendre par ses propres moyens.

44. « Popeye est un reflet exact de la Dépression et c'est ainsi que l'a
conçu Segar. » (Robert Altman, op. cil., p. 15).
45. Op. cil., p. 18.
206 La transécrit11re

LA CARICATURE

Cela représentait un piège pour Robert Altman, puisque le


comic strip qu'il portait à l'écran était une exploration, sur le
mode du pastiche, des divers genres en vogue dans les daily
strips de son époque : orphan strip, .family .1·trip, soap opera,
aventures exotiques, fantastique, western ... Pour éviter la
dilution de la satire et de la caricature que n'aurait pas manqué
de produire une forme musicale « classique » (celle qui anime
Annie), Altman réintroduisit dans celle-ci une part de parodie,
en faisant « mal » chanter et« mal » danser ses acteurs. Shelley
Duvall non seulement entonne« He Needs Me » « comme une
casserole », mais elle est filmée en plongée, selon l'esthétique
de Busby Berkeley, à ceci près qu'elle est seule au milieu d'un
grand espace. Par la caricature, Altman a donc placé son film
au-dessus du genre musical, comme celui-ci est au-dessus des
genres cinématographiques et comme la bande était au-dessus
des courants du cornic strip.

LE GENRE HORS LE GENRE


Un genre s'affirme d'autant mieux qu'il est facilement
évoqué, connoté dans des œuvres qui ne suivent pas ses règles.
Or l'allusion au musical ne demande ni costumes ni chansons,
seulement un léger délire comme dans les comédies non musi­
cales de Richard Quine, ou bien encore une façon de faire se
mouvoir les acteurs ou la caméra, comme l'explique N.T. Binh
Insolite, ce «climat» musical conféré, par des réalisateurs
spécialisés, à Leurs jïlms non m.usicaux: Vincente Minnelli,
maÎtre du musical,jàit danser La caméra autour d'Emma a"
cours de son premier bal dans Madame Bovary et fait ré­
gler une bagarre de gangsters par le chorégraphe Jack Cole
dans La femme modèle ; George Sidney jïlrne ses duels
comme des ballets dans Scaramouche et Les trois mousque­
taires-lr,_

46. N.T. Binh, « La comédie musicale», Ci11émactio11. Panorama des


grnres au ci11i11w, sous la dir. de Michel Serceau, n" 68, Paris, 1993, p. 30.
Des comics au musical : u11 ge11re 1ra11s/a1if 207

Significativement, les adaptations cinématographiques de


bandes dessinées auront souvent recours à une telle« connota­
tion » du musical. C'est ouvertement le cas à travers les quelques
chansons de Modesty Blaise47, comme plus près de nous le rock
de Howard the Duck48 de Willard Huyck (J 986) ou le rap des
Teenage Mutant Ninja Turtles de Steve füu-ron49 (1990). C'est
aussi le cas des films qui n'ont pas osé céder à la tentation de
l'opéra rock, comme le Flash Gordon de Mike Hodges (1980)
et le Batman de Tim Burton (1989), qui gardent quelque chose
des pmtitions respectives de Queen et de Prince, lesquels avaient
su voir la portée« opératique » des œuvres d' Alex Raymond et
de Bob Kane. C'est encore, plus subtilement, les départs­
plongées en cascade des pingouins de Batman Retums de Tim
Burton (1992), qui ne laissent pas d'évoquer les ballets aqua­
tiques oü excellait Esther Williams. Dans un autre registre, n'est­
ce pas une intuition de cet ordre qui a guidé Alain Resnais lors
de la conception de/ Want to Go Home ? Désireux de s'écarter
le plus possible de la bande dessinée sur le plan esthétique et
thématique pour ne pas soumettre la forme de son film aux
professions et aux préoccupations de ses personnages (dont le
principal est un cartocmist américain), Resnais s'est rapproché
du musical, dont il a fait l'allusion dominante50. Auparavant,
dans La vie est un rom.an, il avait associé les décors de Bilai à
un aspect plus ou moins musical du film. Mais c'est bien
évidemment Dick Tracy qui respire pleinement l'esprit du
musical.

47. Dont« Modesty », imerprétée par David et Jonathan.


48. Dans le film, Howard T. Duck est amoureux d'une chanteuse de rock,
Beverly, avec laquelle il joue et danse un rock endiablé (à la fin du film).
49. Steve Barron, avant de réaliser ce film, était un baron du vidéoclip
musical.
50. Numéros chantés, café parisien de comédie musicale ... , mais aussi le
rôle du dessinateur confié ;1 /\dolph Green. vétéran du 1111,sirn/, k scénario
commandé i1 Jules Feiffer, déjil auteur de l'adaptation de Popeye qu.: j' éllldic.
cl la musique demandée il John Kandcr. compositeur de comédies musicales
(dont Caharel).
208 La trw1sécriture

« DJCK TRACY »
Dick Tracy est-il un musical? La présence de Madonna n'y
suffit pas, bien entendu, d'autant qu'elle joue un rôle de chan­
teuse (même si ce n'est pas la profession de Breathless Mahoney
dans la bande). Cependant, parmi les chansons qu'elle interprète,
dues à Stephen Sondheim, compositeur et parolier de comédies
musicales, cieux « numéros » sont des ruptures formel les et
correspondent à des retournements de l'action, ce qui obéit aux
règles du genre, comme nous l'avons vu' 1• Mais ce sont bien
sûr d'autres aspects, auxquels j'ai déjà fait allusion, qui appa­
rentent le film au musical.
Warren Beatty associe lui aussi, comme clans Popeye ou
Annie, couleurs de bandes dessinées et couleurs de musical, pm·
des chemins détournés il est vrai. Son détour passe par Francis
Coppola. En effet, si dans Coup de cœur, puis dans ce Cotton
Club dont l'époque et J'action étaient proches de Dick Tracy,
Coppola avait prouvé qu'il restait le seul à pouvoir réaliser un
musical, avec les couleurs bonbon des sixties de Peggy Sue ou
les rutilantes années cinquante de Tucker. c'est par l'esprit plus
que par la forme strictement musicale que celui qui dirigea Fred
Astaire dans la vallée du bonheur se mesurait de nouveau au
genre. C'est précisément l'irréalisme chromatique de Donen et
Minnelli, revu par Coppola, que Beatty s'est approprié. Et, pour
mieux saisir cette conception «visuelle» du musical, il s'est
entouré de collaborateurs qui, s'ils étaient parfois du Ciel peut
attendre et surtout de Recls, faisaient partie dans les années quatre­
vingt de l'atelier Coppola: du directeur de la photographie

51. Une objection pourra être formulée : ces numéros sont de véritables
clips autonomes, et correspondem à une intention commerciale évidente. li
sera aisé d'y répondre que l'intention commerciale est également une constante
qui régit l'ensemble des 111usicals. Véritables kaléidoscopes de saynètes
muettes défilant sur des chansons, qui viennent ponctuer le film lors des cieux
principaux revirements de situation, lorsque la police procède à un grand coup
de filet il travers la ville, puis. inversement, lorsque la pègre, s'étant débar­
rassée de Tracy, reprend le contrôle des affaires (le très beau « Back in
Business »),ces numéros au montage rapide sont le pendant exact des fameuses
planches du dimanche qui résument la semaine tout en faisant avancer
l'intrigue, mais sans gêner les lecteurs qui n'achètent pas le supplément
dominical.
Des comics au musical : w, genre translatif 209

Vittorio Storaro, dont l'impact est considérable sur le film, au


décorateur Richard Sylbert, en passant par la créatrice de
costumes Milena Canonero, tous les responsables de l'« image »
ont été choisis de telle façon que celle-ci, comme dans Cotton
Club ou Tucker, prît en charge la notion de musical. En faisant
la promotion de son film au festival de Venise, Warren Beatty
ne cachait pas ses intentions de faire revivre, outre la bande de
ses dimanches d'enfance, un genre qu'il apprécia à la même
époque, à travers Minnelli en particulier 52. Il devient par
conséquent ardu de déterminer quelles sont les parts respecti­
ves de l'allusion au musical et de l'imitation des bandes dessi­
nées dans chacun des choix esthétiques du film - du décor aux
maquillages, des couleurs aux clips synthétisant l'action.
Une chose est sûre : la seule démarche purement miméti­
que des comics constitue un contresens cinématographique.
Laissons le chef opérateur Vittorio Storaro s'expliquer: « Une
bande se compose de vignettes. Pour trouver un équivalent à ce
procédé, nous avons supprimé les mouvements d'appareil, et
fait en sorte que tout fonctionne à l'intérieur d'un cadre immo­
bile53 . » Fatale erreur: il eût mieux valu continuer de prendre
modèle sur le Coppola de Coup de cœur et de Peggy Sue et ses
travellings minnelliens. Car les images de bande dessinée,
nécessairement fixes, ne sont pas pour autant immobiles: l'or­
ganisation interne des cases, qui invite à traverser celles-ci du
regard selon un parcours suggéré par les dialogues ou la dyna­
mique des mouvements, et le mystère des espaces intericoniques,
qui permet tous les raccords possibles entre les plans selon l'ima­
gination du lecteur, << animent » la bande dessinée. Faire se suc­
céder à l'écran des plans fixes est donc une traduction
« 1 ittérale » - et bien infidèle - de la succession des vignettes.

52. « Les couleurs primaires correspondent aux émotions primaires. Le


J'ilm a son propre style, son propre univers. C'est presque une comédie musi­
cale» (Warren Beatty, propos recueillis par Vincent Toledano, dans 7ëlémnw,
n" 2124, 26 septembre 1990). « J'aime beaucoup Yincente Minnelli et j'ai
toujours été sensible i1 la naïveté du grand m11sical hollywoodien» (Warren
Beatty, propos recueillis par Henri Béhar, dans Le Monde, 6 septembre 1990).
53. Propos rapportés clans le dossier de presse.
210 La trunsécriture

Sans qu'i I y ait véritable contresens, ce n'est pas quand


Bluto, découvrant Olive Oyl en compagnie de Popeye, voit
littéralement rouge, ou quand Je même Bluto, à la fin du film,
jaunit littéralement de peur devant la force décuplée de son
adversaire, que Popeye est le plus convaincant. Quand Dick
Tracy ou Popeye parviennent à « faire BD» pour les profanes,
c'est plutôt parce qu'ils« font» surtout musical. Le fait, pour
Warren Beatty, de se contenter d'un certain nombre de codes
lui permet de complexifier sa trame narrative plus que ne le lui
aurait permis un véritable musical.

CONCLUSION

LE RÉALISME ET LE VRAISEMBLABLE

Deux mots ont été employés par des ,u-tistes cités au début
de cet exposé, qui définissent les cieux termes de la dialectique
de i'adaptation de bandes dessinées à l'écran. Jules Feiffer
invoquait la nécessité pour les dialogues de cinéma d'être
« vraisemblables», tandis que Jean-Claude Forest mettait en
garde contre le danger du« réalisme». Être vraisemblable sans
être réaliste, telle est la loi à laquelle doit se soumettre tout film
adapté de cornics. Comment rendre vraisemblable - je ne dis
pas« crédible» - Flash Gordon affrontant seul une armée? En
s'écartant du réalisme, par le truchement d'une scène mise en
musique et chorégraphiée, faisant référence au fascinant spec­
tacle des majorettes soutenant les équipes de footbal I américain.
Comment rendre vraisemblable à l'écran le monde parodique
de Li' 1 Abner, la fantaisie de Popeye ou Je grotesque monstrueux
de la parade du Joker? En appelant au secours la puissance
irréalisante du musica/ 5.J ••• Pour que la mitrailleuse de Dick
Tracy soit vraisemblable sans choquer les jeunes spectatc:urs
d'une production Disney, il vaut mieux que ce soit dans un style

54. « Le nîle de la musique demeure une clé du film. Elle m'aide ù créer
un monde de fantaisie ; les personnages peuvent descendre dans la rue et
chanter; cela me donne une direction à suivre. Autrement cc serait difficile
de faire des scènes ..réalistes" avec cc type de personnages. Hors du c.idre de
la comédie musicale, je ne pense pas que cette histoire aurait fonctionné »
(Robert Altman, op. cil., p. 20).
Des comics au musical : 1111 genre translatif" 211

peu réaliste. Pas de réalisme donc, afin que les archétypes venus
de la bande dessinée restent vraisemblables, car le cinéma, du
fait de sa fidélité photographique, réclame autant de vraisem­
blance qu'il en produit.
Cet axiome répond à une question restée ouverte : celle d'un
genre disp,u-u survivant à travers une seule veine, la transposi­
tion d'aventures de papier. Alain Masson avance une raison à
la 01011 du musical : « Les progrès de la fidélité photographique
ont contribué à rendre la comédie musicale inutile : un certain
sentiment de réalisme atteint, il devient superflu qu'un pa­
roxysme de 1 'art justifie et dédouane les usages honteux de
l'artifice55 . » Ce qui a tué la comédie musicale l'a ressuscitée:
ce sont en effet les incontournables artifices de la bande dessinée
que le musical - ou un assemblage astucieux de certains de ses
codes constitutifs et règles de monstration - s'est révélé apte à
servir56 .

FICHES TECHNIQUES ET ARTISTIQUES

Annie
États-Unis, 1982. Réal. : John Huston. Scén. : Carol Sobieski,
d'après le musical Annie inspiré de Little Orphan Annie, bande
dessinée créée pru· Harold Gray. Dir. photo : Richard Moore. Déc. :
Dale Hennesy. Cost. : Theoni V. Aldredge. Chansons, paroles:
Martin Charnin. Mus. : Charles Strouse. Dir. et arrang. mus. :
Ralph Burns. Chorég. : Arlene Philips. Mont. : Michael
A. Stevenson. Sup. du mont. : Mru·garet Booth. Prod. exéc. séq.
mus. : Joe Layton. Prod. ass. : Carol Sobieski. Dir. de prod. : Ray
Hartwick et William O'Sullivan. Prod. : Ray Stark. Cie de prod. :
Warner Bros. - Columbia. Dist. : Warner. Durée: 129 min.

SS. Op. cil, p. 150.


56. Les règles énoncées dans le présent texte et déduites de constatations
esthétiques ne revêtent aucun caractère normatil". Il paraît évident que les for­
mes cinématographiques décrites ici conviennent aux comic strips, et parmi
ceux-ci certains genres seulement - humoristique, parodique, kid strip, poli­
cier caricatural ... - mais ne sauraient constituer une grille translative com­
mune à l'ensemble des bandes dessinées: imaginer Perra11111s en comédie
musicale semble difficile 1
212 La tra11sécri111re

Int. : Albert Finney ( Daddy Warbucks), Carol Burnett (Miss


Hannigan), Bernadette Peters (Lily), Ann Reinking (Grace Farrell),
Tim Curry (Rooster), Aileen Quinn (Annie), Geoffrey Holcler
(Punjab), Roger Minami (Asp.), Edward Hermann (Franklin D.
Roosevelt), Lois De-Branzie (Eleanor Roosevelt), Peter Marshall
(Bert Healy), Loni Ackerman, Murphy Cross et Nancy Sinclair
(les sœurs Boylan), et les orphelines : Toni Ann Gisondi (Molly),
Rosanne Sorrentino (Pepper), Lara Berk (Tessie), April Lerman
(Kate), Lucie Stewart (Duffy), Robin Ignico (July).

Dick Tracy
États-Unis, 1990. Réal. : Warren Beatty. Scén. : Jim Cash et
Jack Epps Jr., d'après la bande dessinée créée par Chester Gould.
Dir. photo : Vittorio Storaro. Déc. : Richard Sylbert. Cost. : Milena
Canonero. Maq. spéc. : John Caglione Jr. et Doug Drexler. Son :
Thomas Causey. Eff. spéc. visuels: Buena Vista Visual Effects
Group. Mus. : Danny Elfman. Chans. orig. : Stephen Sonclheim.
Mont. : Richard Marks. Mont. son : Dennis Drummond. Prod.
exéc. : Barrie M. Osborne, Art Linson et Floyd Mutrux. Coprod. :
Jon Landau. Procl. : Warren Beatty. Cie de procl. : Touchstone
Pictures, avec Silver Screen Partners IV. Dist. : Warner. Durée :
107 min.
Int. : Warren Beatty (Dick Tracy), Madonna (Breathless
Mahoney), Al Pacino (Big Boy Caprice), Charlie Korsmo (Kiel),
Glenne Headly (Tess Trueheart), Mandy Patinkin (88 Keys),
William Forsythe (Flattop), Dustin Hoffman (Mumbles), Seymour
Cassel (Sam Catchem), James Keane (Pat Patton), Charles Durning
(Chief Brandon), James Caan ( Spaldoni), Paul Sorvino (Lips
Manlis), R. G. Armstrong (Pruneface), Ed O'Ross (Jtchy), Dick
Van Dyke (D. A. Fletcher), Bert Remsen (le barman), Michael J.
Pollare! (Bugs Bailey), Estelle Parsons (la mère de Tess), Mike
Mazurki (le vieil homme à l'hôtel).

Popeye
États-Unis, 1981. Réal. : Robert Altman. Scén. : Jules Fciffer,
d'après les personnages de la bande dessinée créée par E.C. Scgar.
Déc. : Wolf Kreogcr. Cost. : Scott Bushnell. Maq. : Giancarlo Del
Brocco. Chans. orig. : Harry Ni Isson. Paroles et mus. de la chanson
'< r'm Popeyc the Sailor Man»: Sammy Lcrner. Dir. photo:
Des comics au musical : w1 genre translatif' 213

Giuseppe Rotunno. Chorég. : Sharon Kinney. Dir. des numéros


de danse de Robin Williams : Lou Wills. Cirque : Hovey Burgess.
Son : Robert Gravenor. Mont.: Tony Lombardo. Prod. exéc.: C.
O. Erikson. Prod. assoc. : Scott Bushnell. Prod. : Robert Evans.
Cie de prod. : Walt Disney Production - Paramount Pictures
Corporation. Dist.: Walt Disney. Durée : 115 min.
lnt. : Robin Williams (Popeye), Shelley Duvall (Olive Oyl),
Ray Waltson (Poopdeck Pappy), Paul Dooley (Wimpy), Paul L.
Smith (Bluto), Richard Libertini (Geezil), Donald Moffat (le
percepteur), Maclntyre Dixon (Cole Oyl), Roberta Maxwell (Nana
Oyl), Donovan Scott (Castor Oyl), Allan Nichais (Rough House),
Wesley Ivan Hurt (Swee'Pea), Peter Bray (Oxblood Oxheart, le
boxeur), Linda Hunt (Mrs. Oxheart, sa maman). Voix de Popeye
dans le prologue en dessins animés : Jack Mercer.

AUTRES FILMS CITÉS

Barbare lia
États-Unis, 1968. Réal.: Roger Vadim. Scén.: Terry Southern,
Brian Degas, Claude Brulé, Jean-Claude Forest, Clement Biddle
Wood, Tudor Gates, Vittorio Bonicelli et Roger Vadim, d'après
la bande dessinée créée par Jean-Claude Forest. Mus.: Bob Crewe
et Charles Fox. Int. : Jane Fonda, John Phillip Law, Anita
Pallenberg, Milo O'Shea, David Hemrnings, Marcel Marceau, Ugo
Tognazzi, Claude Dauphin.

Batrnan
États-Unis, 1989. Réal.: Tim Burton. Scén. : Daniel Waters,
d'après la bande dessinée créée par Bob Kane. Mus. : Danny
Elfman. Chans. : Prince. [nt. : Michael Keaton. Jack Nicholson,
Kim Basinger, Jack Palance, Pat Hingle, Jerry Hall, Michael
Gough.

Batman Returns ( Bat111an : le déjï)


États-Unis, 1992. Réal. : Tim Burton. Scén.: Daniel Waters,
d'après la bande dessinée créée par Bob Kane. Mus.: Danny
Elfman. Int.: Michael Keaton, Danny DeVito, Michelle Pfeiffer,
Christopher Walken, Michael Gough, Pat Hingle, Michael Murphy.

--
214 La tra11sécriture

Flash Gordon
États-Unis, 1980. Réal. : Mike Hodges. Scén. : Lorenzo
Semple, Jr., d'après la bande dessinée créée par Alex Raymond.
Mus. et chans. : Queen. Tnt. : Sam J. Jones, Ornella Muti, Melody
Anderson, Max von Sydow, Topol, Timothy Dalton.

Howard the Duck


États-Unis, 1986. Réal. : Willard Huyck. Scén.: Willard
Huyck, Gloria Katz, d'après la bande dessinée créée par Steve
Gerber. Mus. : John Barry. lnt. : Lea Thompson, Jeffrey Jones,
Tim Robbins.

I Want to Go Home
France, 1989. Réal. : Alain Resnais. Scén. : Jules Feiffer.
Mus. : John Kander. !nt. : Adolph Green, Laura Benson, Linda
Lavin, Gérard Depardieu, Micheline Presle, John Ashton,
Géraldine Chaplin.

Li'/ Abner
États-Unis, 1959. Réal. : Melvin Frank. Scén. : Norman
Panama et Melvin Frank, d'après la bande dessinée créée par Al
Capp. Mus. : Nelson Riddle. Chans.: Gene De Paul et Johnny
Mercer. Int. : Peter Palmer, Leslie Parrish, Billie Hayes, Stella
Stevens, Joe E. Marks.

Modesty Blaise
Grande-Bretagne, 1966. Réal. : Joseph Losey. Scén. : Evan
Jones, d'après la bande dessinée créée par Peter O'Donnell et Jim
Holclaway. Mus. : John Dankworth. Chans. : John Dankworth,
Evan Jones et Benny Green. Int. : Monica Vitti, Terence Stamp,
Dirk Bogarde, Harry Andrews, Michael Craig, Alexander Knox.
Teen.age Mutant Ninja Turtles (Les Tortues Ninjas)
États-Unis, 1990. Réal. : Steve Barron. Scén. : Todd W.
Langen et Bobby Hcrbeck, d'après la bande dessinée créée par
Kevin Eastman et Peter Laird. Mus. : John Du Prez. Int. : Judith
1-Ioag, Elias Koteas, Josh Pais, Michelan Sisti, Leif Tilden, David
Forman.
LE CLIP: L'ÉCRITURE EN TRANSE

François Jost

li est inutile de faire un sondage pour avancer que, dans la


tête de la majorité d'entre nous, le terme« adaptation» désigne
avant tout le passage du roman au cinéma. Pourtant le sens de
« transformation d'une œuvre pour l'adapter à une forme
nouvelle» est antérieur de cinq ans à l'invention du cinémato­
graphe et il caractérise plutôt la transposition du récit roma­
nesque à la scène théâtrale. C'est sans doute que, malgré
l'affirmation réitérée des années 1960 que le récit est partout,
« clans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle,
l'épopée, l'histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la panto­
mime, le tableau peint (que l'on pense à Saint-Ursule de
Carpaccio), le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la
conversation 1 », le film, le roman, pm-fois la bande dessinée, ont
retenu principalement l'attention des chercheurs. Dans cette
énumération des lieux du récit, qui, notons-le, situe le cinéma
entre le vitraiI et les comics, aucune trace des récits chantés : ni
de l'opéra ni de la chanson. Cet oubli s'est prolongé au point
qu'il n'existe pas même les prodromes d'une nm-ratologie de la
chanson.
À mes yeux, ces constats sont des raisons suffisantes pour
s'intéresser au clip. J'en ajouterai cependant une, plus heuristi­
que: le clip est un laboratoire sémiotique qui permet d'expéri­
menter sur l'adaptation en général. En effet, si l'on raisonne
sur celle-ci en termes cl'hyper- et d'hypotexte, le clip a pour
vertu de donner à voir le passage d'un texte ü de l'image:

1. Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale! du n:cit »,


n" 8, 1966. p. 1.
Co1111111111ications.

--
216 La tra11sécriture

contrairement à l'adaptation cinématographique d'un roman qui


est in obsentia, la transformation des paroles d'une chanson en
clip est in prœsentia.
N'était cette différence, on pourrait penser que la visuali­
sation d'une structure narrative n'est pas dépendante de son
origine médiatique, et qu'il suffit d'élaborer une théorie des
relations images-sons pour en rendre compte. Allant au-delà
d'une telle conception structurale, je développerai l'hypothèse
que celles-ci sont largement dépendantes du statut de l'objet
visuel qui les incarne.
Mon objet ne sera pas le clip en général, mais le clip narratif
et particulièrement celui qui se donne ostensiblement pour visée
de raconter des histoires. Et je tournerai autour de l'un d'eux,
clans un mouvement en spirale, qui tantôt m'en rapprochera,
tantôt m'en éloignera, en quête, non des lois générales cl' un
genre, mais d'un fonctionnement potentiel des mots et des
images, puisqu'aussi bien la narratologie doit être une théorie
des récits possibles plus qu'une théorie des formes de récits
attestés.

ÉCOUTER UNE CHANSON


Si théoriser la transformation du roman en film revient, peu
ou prou, ü se demander comment on passe de la lecture à la
spectature (comme dit Gilles Thérien), théoriser le clip requiert
de comprendre d'abord comment l'auditeur devient spectateur.
Rien n'empêche une chanson de développer un récit ter­
naire complet. On a tous en tête quelque histoire racontée par
Brassens ou de véritables feuilletons comme Les roses blanches.
Même si les années 1980 et 1990 ont vu refluer de tel les épopées,
les structures narratives (Je marche seul, Je serai là) ou les
portraits de personnage (Libertine, Tennessee) n'ont pas disparu
des mélodies que nous entendons à la radio. Le seul frein au
récit est formel : si la chanson peut avancer dans ses couplets,
elle est condamnée ü un relatif piétinement clans ses refrains.
En cela elle ne diffère pas de l'aria de l'opéra baroque qui pro­
cédait selon le même mode d'avancée-répétition. Néanmoins les
arias prennent place clans une intrigue qui les enserre et les
éclaire, ceux qui les chantent sont pourvus d'un nom et d'une
Le clip: l'écriture en transe 217

fonction narrative, ce qui n'est pas le cas des chansons, encore


moins de celles qui racontent une histoire à la première personne.
« Je suis seul ...» est rare et énigmatique dans un roman, du
moins tant que cet énoncé n'est pas ancré dans un personnage
identifiable, fréquent dans une chanson. Pourquoi?
Cette absence d'identité du narrateur tient évidemment à
l'ambiguïté énonciative fondamentale de la chanson : à propos
de qui le narrateur dit-il : « je marche seul» ou « je suis liber­
tine»?
- d'un personnage qui raconte son histoire?
- d'un chanteur qui nous narre sa façon de vivre?
L'affirmation de Kate Hamburger, selon laquelle le Je est
moins fictionnel que les autres pronoms, parce qu'i 1 évoque
immanquablement « un sujet d'énonciation déterminé, indivi­
duel, donc "historique" au sens le plus large2» prend tout son
sens. La chanson à la première personne est un « énoncé de
réalité feint» qui, de même que tout autre récit à la première
personne, met en évidence le« sentiment du vécu'». À ce titre,
elle s'oppose à l'aria de l'opéra qui, quoi qu'il en soit des formes
grammaticales qu'elle mobilise, renvoie toujours à un person­
nage fictif.
Dans bien des cas, au demeurant, I 'uti I isation de la chanson
renforce cette« feintise». Chanter Je serai là à l'occasion de
sa rentrée du Parc des Princes, c'est, pour Johnny Halliday, tout
autant évoquer son rendez-vous avec le public que jouer un
personnage l'espace de trois minutes. De la même façon, Ma
plus belle histoire d'amour, c'est vous (Barbara), entendue à la
radio, semble l'aveu d'une femme à un homme; chantée en
public, elle est un hommage à celui-ci. À l'inverse, dire: « je
suis libertine» comme Mylène Farmer, c'est à la fois se glisser
dans la peau d'une jeune femme un peu perverse et parler de
soi.
De qui parle le chanteur qui dit : «je»? De lui et du monde
réel ou d'un personnage et d'un monde possible?

2. Kate Hamburger, Logique des genres /i11éraires (traduction français�).


Paris, Éditions du Seuil, p. 48.
3. Ibid., p. 276.

-
218 La tra11sécriture

Bien malin qui distinguera le narrateur, l'auteur et le


personnage. Si les chansons d'aujourd'hui raffolent du récit à
la première personne, c'est que, précisément, il laisse à l'audi­
teur le soin de déterminer qui est ce Je qui raconte son histoire.
Les interviews des chanteurs, qui n'en finissent pas de faire
l'exégèse de leurs textes, sont là pour l'y aider.
Alors que le roman fait très largement appel à la mémoire
de situation, comme disent lei, psycholinguistes, mémoire qui
ne retient que la teneur des propositions et non des formula­
tions précises, les chansons sollicitent une mémoire de texte
capable de mémoriser par cœur les paroles (au risque de ne pro­
duire que du signifiant pur, comme ma fille de cieux ans et demi,
lorsqu'elle chante « ouvre-moi ta plume pour l'amour de dieu » ).
Le succès d'une chanson dépendant largement de sa propen­
sion à être reprise terme à terme par l'auditeur, le Je joue
pleinement son rôle dans ce procès d'appropriation qu'est
l'énonciation selon Benveniste. Quoi de plus facile, en effet,
que de s'approprier la situation énonciative d'un titre comme
le marche seul ? Il suffit de mettre un baladeur sur les oreilles
et de déambuler dans les rues. C'est encore plus vrai pour un
titre comme Envole-moi qui propose des mots que peut reprendre
à son compte n'importe quel jeune des banlieues (« J'ai pas
choisi de vivre ici »,«Envole-moi, loin de cette fatalité qui colle
à ma peau»).
Parfois, c'est du signifiant pur, certes, mais il arrive plus
souvent que le texte engendre des images chez son chanteur
occasionnel. Puisque j'en suis à chantonner in petto un succès
de Golclman, examinons comment il articule ces situations dont,
je viens de le dire, je peux aussi garder la mémoire.
Que raconte-t-elle ? Son titre le dit suffisamment: Je marche
seul. Et si l'on cherche vraiment un peu d'action clans cette
dérive sans fin: se rencontrer, séduire. Le récit est réduit à
quelques verbes, à quelques notes (clans tous les sens du terme).
Voilà trois structures narratives clignes des exemples d'un théo­
ricien du récit tant elles sont simples ! Si l'affirmation souvent
réitérée, selon laquelle il est possible de réduire un roman à une
proposition est excessive, elle est parfaitement justifiée dans le
cas de ce texte de chanson.
Le clip: l'écriture en transe 219

En fait, celui-ci se présente comme un synopsis, un état du


récit antérieur à la constitution d'un univers du discours. On
peut remarquer d'ailleurs que le narrateur, que j'ai un peu hâti­
vement assimilé à un homme, n'a d'autre sexe que celui que
lui donne la voix et qu'il ne possède aucune autre propriété
sémantique que l'action gui le décrit.
Bien plus que le texte littéraire de fiction la réception de la
chanson va osciller entre ces deux attitudes gu'Eco oppose for­
tement : l'interprétation et l 'utilisation-1. Tandis que le fan ten­
tera d'interpréter ces quelques structures narratives en clarifiant
les présuppositions et les circonstances de leur énonciation pm·
une identification du narrateur au chanteur, avide de tout épitexte
lui fournissant des réponses à des questions comme « comment
vit-il?comment se sent-il?», nombre d'auditeurs préféreront
utiliser la chanson, d'abord en la chantant bien sûr, ensuite en
la prenant comme stimulus de leur imagination.
Certes, ce] le-ci peut être alimentée par des scénarios
intertextuels renvoyant aux chansons précédentes du chanteur
(Pourvu qu'elles soient douces, de Mylène Farmer, est la suite
convenable de Libertine) comme à sa carrière (Je serai là prend
un sens différent quand il s'agit d'un chanteur gui ne cesse de
pmtir, abandonné ou non). Indéniablement, le savoir sur le chan­
teur l'aide à construire l'univers du discours sur lequel un pauvre
titre va prendre sens. Le double statut de la chanson à la première
personne, énoncé de réalité feint et appropriation par l'auditeur
prêt à se métamorphoser en chanteur, incite néanmoins à une
utilisation immédiate peu respectueuse de la lettre du texte et
plus conforme au monde de notre expérience. Quel rôle joue le
clip dans un tel contexte, qui généralement le précède ?

VOIR UNE CHANSON: DU TEXTE À L'IMAGE


À première vue, le clip est une mise en images de la
chanson. Et on serait tenté de le voir comme une illustration,
4. L'utilisation prend le texte comme stimulus de l'imagination alors que
l'interprétation est une dialectique emre la stra1égie de 1·auteur et le texte
modèle; Umberto Eco, Lee/or in/i1bula. traduction française, Livre de Poche,
coll. « Biblio essais», 1989, p. 73. Voir aussi, du même auteur, sur cc sujet,
Les limites de l'i11te1prétatio11, traduction française, Paris, Grasset, 1992.
220 La 1ra11sécriture

une déformation ou une contradiction du sens d'un texte. Cette


visualisation opérerait au moins deux transformations
• la transformation d'une structure narrative en récit ;
• la transformation d'une structure circulaire et répétitive
(la chanson) en temporalité linéaire et causale.
Si je jette un œil à la version clip de Je marche seul, je cons­
tate que le premier effet de œtte transposition est de transfor­
mer l'énoncé de feintise en énoncé de fiction, de faire basculer
le monde réel clans un monde possible. À l'exception de deux
ou trois plans où Goldman est présenté comme un chanteur, ce
film est globalement sous le signe de la fiction, Goldman y est
moins chanteur que personnage d'une diégèse. (Un examen
attentif du dernier plan, toutefois, nous replonge dans l'énoncé
de feintise, puisque le marin signant une déposition qui res­
semble comme cieux gouttes d'eau à une continuité dialoguée
met les initiales du chanteur, JJG, à côté du paraphe du réalisa­
teur, Bernard Schmitt.)
Comment le passage de l'entendu au visualisé opère-t-il ce
glissement? En un sens, image et texte ne sont pas complémen­
taires ou contradictoires; ils sont juxtaposés. Si on y réfléchit
un instant, on doit bien admettre que cette configuration où l'on
entend un texte pendant que se déroule devant nos yeux un fi1111
muet n'est pas sans rappeler la situation du film des premiers
temps avec son bonimenteur. Les images, en effet, doivent ex­
primer par leur seul montage, sans qu'aucun bruit ou dialogue
venant de la diégèse n'apporte d'information.
Cette similitude structurale ne tient pas une mjnute évidem­
ment. D'une part parce qu'il est fréquent que les clips ajoutent
à la version purement auditive de la chanson des sons ou des
mentions écrites (il existe une version de Je marche seul avec
des sous-titres faussement en russe), d'autre part parce que, d'un
point de vue pragmatique, la situation d'énonciation est fort
différente.
Ce que disait le bonimenteur était en dessous des images,
clans tous les sens du terme. fi racontait ce qu'elles étaient
chargées d'exprimer et il dirigeait le regard parmi l'indéfini des
Le clip: /'écriture en transe 221

informations visuelles (c'est ce Burch appelle la linéarisation5 ).


En quelque sorte, il dirigeait le spectateur entre les signifiés de
l'image, assurant les fonctions d'ancrage et de relais, comme
aurait dit Barthes 6. Impossible, dans le cas du clip de Goldman,
de dire que Je marche seul est un des sens du film; c'est tout
au plus la description d'un plan ou d'une séquence, la dernière.
L'image semble engendrée par un processus d'associations
libres à partir du texte, plus que par son interprétation.
Cette disparité du fonctionnement tient aussi à des raisons
pragmatiques. Tandis que, dans le cas du film muet, le specta­
teur savait que le sens préexistait aux images, et que le texte du
bonimenteur n'était là que pour l'extirper du visuel, en ce qui
concerne le clip, nous savons qu'il existe un sens antérieur et
indépendant par rapport à sa visualisation, puisqu'il existe dès
! 'écoute. En termes searliens, je dirais que le bonimenteur tente
d'ajuster les mots au monde des images, comme s'il explicitait
un sens voilé par les apparences, alors que, dans le clip, le monde
des images est plus ou moins ajusté aux mots qui leur préexis­
tent. Conséquence directe : le bonimenteur raconte ce que les
personnages vivent (et dont ils sont censément conscients), le
clip invente et met en scène un personnage qui vit dans un
monde différent de celui que connaît le narrateur de la chanson.
Dans Je marche seul, l'aventure semble racontée et vue par le
marin qui fait sa déposition, mais, en revanche, le texte que l'on
entend n'émane nullement de lui. Ce n'est donc pas non plus la
configuration de la VOlX over.
Pour aller au-delà d'une typologie des relations images-sons
d'obédience structurale, il ne serait pas sans fruit d'étendre ce
raisonnement sur la direction d'ajustement entre les mots et le
monde7.
Dans la perspective limitée qui est celle de cet exposé, je
me contenterai de noter que le chanteur-narrateur est un boni­
menteur ,mùgré lui : si ses paroles semblent par instants se couler

5. « Passion, poursuite : la linéarisation», Co1111111111icc11ions. n" 8, 1983.


6. « Rhétorique de l'image», Co1111111111icarions. n" 4, 1964.
7. John R. Searle définit. .. , Sens er expression, traduction française, 1982,
p. 42.
222 La transécrit11re

dans les images, c'est pur hasard. Le chanteur n'ajuste pas ses
mots au récit visuel. comme le bonimenteur, il est coupé du
personnage qu'il joue et qu'il ignore. En ce sens, le clip est un
récit schizé.

LE CLIP : VOIR L'ÉCRITURE SCÉNARISTIQUE


Tout mot suscite des images dans la tête de celui gui le
prononce ou de celui gui l'entend : c'est un topos de la théorie
de 1 'adaptation de souligner gue le lecteur du roman est beau­
coup plus libre gue celui du cinéma dans la mesure oü il peut
imaginer à sa guise les personnages ou les situations.
En un sens, écrire un scému-io, c'est réduire progressive­
ment la marge d'imaginaire de son lecteur. J'écris d'abord, au
niveau du synopsis, un homme marche, puis je me demande qui
est cet homme, sa taille, la couleur de sa peau, de ses cheveux,
son âge, ses vêtements: c'est le traitement; enfin, je prête des
mots, un idiolecte, une façon de parler à ce personnage: c'est
le scénario.
En 1979, pour décrire des films assez répétitifs, nous avions
proposé, Dominique Chateau et moi, de distinguer trois niveaux
qui, à la réflexion, correspondent assez bien à ces étapes menant
de l'abstrait à une concrétisation progressive 8
l. la structure narrative, relation entre variables, qui unit
actant(s) et prédicat (x marche) ;
2. l'image de la structure, relation entre constantes (Jean
marche);
3. la représentation concrète de la structure, prenant en compte
les moyens profilmiques et de mise en cadre qui permet­
tent de la construire (la structure est-elle suggérée par des
mots, incarnée par des images, des sons, etc. ?).
Je m'aperçois aujourd'hui que ces niveaux forgés pour
expliquer la logique d'une œuvre fondée ou fécondée par un
travail éminemment structurel correspondent non seulement à

8. Dominique Chateau et François Jost, Nouveau ci11é111a, 11011velle


1·é111iologie, Paris, 1979, U.G.E. 10/18, repris par Minuit, 1983.
Le clip: l'écriture en transe 223

trois étapes de l'écriture scénaristique, mais qu'ils ne sont pas


étrangers à notre fonctionnement cérébral.
Dans un ouvrage assez récent9 , Schank distingue, en effet,
trois modes de structuration de nos souvenirs qui laissent à
penser que ces stades de l'invention narrative construisent un
monde à notre image: la sce,ie, le script (que l'on traduit souvent
par scénario), le MOP (Memory Organization Packet). Je laisse
pour l'instant de côté Je TOP (Thematic Organization Packet).
La scene est une structure générale qui décrit comment et
où un assemblage particulier d'actions prend place. On distin­
gue des physical scenes, qui ont un cadre commun délimité par
un champ visuel et qui se présentent comme des instantanés
photographiques, par exemple une saJle d'attente, le cabinet d'un
médecin, etc. ; des societal scenes, qui généralisent les interac­
tions sociales (ainsi, la consultation comprend plusieurs actions
description des symptômes, examen, diagnostic, ordonnance,
paiement) ; des personnal scenes, qui sont liées à des buts
propres à l'individu. La scène est abstraite dans la mesure où
elle trace des cadres très généraux. Au fond, elle est proche de
ce premier stade du scénario où l'on écrit sur le papier : « Le
cabinet du médecin », sans savoir encore comment cette pièce
sera, de quelle couleur seront ses murs, quel style aura son
mobilier, s'il y aura de la moquette ou non, etc.
Le script, qui est en général la seule structure mémorielle
retenue par les théoriciens du récit (voir Lector in fabula), donne
quelque consistance à cette abstraction. Ce n'est plus le cabinet
d'un médecin, mais ce cabinet particulier qui me revient en tête,
celui où j'allais enfant ou celui où, récemment m'est arrivée
une aventure singulière. Comme Je dit Schank,« un script n'est
rien de plus qu'une scène qui a été colorée ("instantiée") d'une
façon donnée 10 ». Utilisé non pour expliquer comment les sou­
venirs reviennent à notre esprit, mais pour théoriser la façon
dont nous recréons un monde à notre image, ce terme décrit
assez bien les opérations scénaristiques du traitement : ce stade

9. Dy11a111ic Me111ory, Cambridge University Press, 1982.


10. Ibid., p. 195.
224 La tra11sécriture

donne corps à des abstractions en les caractérisant au moyen de


divers sémèmes.
En termes narratifs, je dirais que le script rendant concrète
la relation entre variables et prédicats, il est, sur le versant
mémoriel, le pendant de notre «image de la structure». Si les
niveaux élaborés avec Chateau peuvent être assimilés à des
stades de l'écriture, le concept de Schank rend compte de I 'opé­
ration qui s'effectue en retour dans l'esprit du récepteur.
Revenons au clip de Goldman.
Les paroles nous proposent un petit nombre de scènes :
marcher dans la ville, fuir, se rencontrer, séduire, etc., parfois
sous cette forme littérale. Rien ne les colore, pas la moindre
description. Ce serait presque là le texte d'un synopsis, n'était
la première personne qui incite l'auditeur à s'approprier la
chanson grâce à des scripts personnels. Néanmoins, cette suite
de scènes ne constitue pas un récit, au sens de Bremond, par
exemple : en raison de la permanence d'un état (la dérive
perpétuelle du narrateur) et de leur inorganisation les unes par
rapport aux autres. Toutes les situations sont juxtaposées et
découragent la transformation du post en propter. Il y a
« dérive» et « séduction» mais l'un n'arrête pas l'autre comme
dans un récit normé. Bien que la « dérive sans but et sans
mobile» rappelle ces mots du narrateur d'Au printemps, de
Maupassant : « Sans savoir comment sans savoir pourquoi,
j'arrivai au bord de la Seine 11 », contrairement à ce qui se passe
clans la nouvelle, la séduction ne met pas fin à l'état du narra­
teur et ne débouche pas sur une nouvelle structure narrative.
Ces scènes sont véritablement des écrans où chacun est
invité à se projeter, sans la contrainte d'un ordre événementiel,
soit par une interprétation, soit par une utilisation des mots.
Du côté de l'interprétation, l'auditeur est invité à aller
chercher en lui-même des scripts personnels qui «collent» à
la personnalité du chanteur (révolté, hors de la société, comme
l'attestait sa chanson précédente), ou à chercher des images dans
les récits d'errance fort à la mode dans les années 1970 et 1980,
aussi bien dans les films que dans les romans. (N'entend-on pas

11. Lu 11wiso11 Tellier. Livre de Poche, p. 208.


Le clip: l'écriture e11 rra11se 225

en écho de Goldman le début de la Trilogie new-yorkaise de


Paul Auster: << Le mouvement était l'essence des choses, l'acte
de placer les pieds l'un devant l'autre et de se permettre de suivre
la dérive de son propre corps. En errant sans but, il rendait tous
les lieux égaux et il ne lui importait plus d'être ici ou là 12 »?
Du côté de l'utilisation, on ne saurait trop souligner les
circonstances d'énonciation qui président à l'écoute d'une
chanson. C'est moins au transistor, dans cette décennie, que l'on
écoute ses idoles, que dans cet appareil qui permet à la fois d'être
seul, de marcher et de croiser des regards, que l'on appelle fort
opportunément un walkman ou un baladeur.
Les paroles de la chanson construisent donc un destinataire
capable de remplir les scènes par ses scripts personnels. Quoi
de plus facile, comme on 1 'a dit, que de s'approprier « envole­
moi, loin de cette fatalité qui colle à ma peau », quand on est
un jeune des banlieues !
Si, à ce niveau, naissent des images, elles n'engendrent pas
encore des récits dans nos têtes. Combien de scénarios puis-je
construire avec des gens qui marchent? Une infinité, serions­
nous enclins à répondre à la vision des clips. Bien que sa
perspective ne soit pas narrative, R. Schank a été amené à faire
un constat de ce genre et à revenir sur sa première définition du
script comme liste d'événements: si une même scène est
susceptible d'appartenir à des contextes mémoriels fort diffé­
rents, c'est que les décors et les actions sont mémorisés à un
niveau plus général de connaissance, le MOP (Memory
Organization Packet). Celui-ci est une sorte de forme vide, qui
organise les scènes physiques, sociales ou personnelles, les
mettant en place dans des sortes de réservoirs préordonnés
(placesholdersfor scenes). Ainsi nos scènes de salles d'attente
sont organisées par un principe plus général que chacune des
actions qui y prennent place (prendre un journal, regarder les
autres patients, se lever à l'arrivée du médecin, etc.), un MOP
M-Visite chez le médecin, celui-ci se présentant comme un
réservoir qui « indique les morceaux d'épisodes pour lesquels

12. Ciré de verre, traduction française Actes Sud, Babel, 1991, p. 16.
226 La lransécrilure

les attentes seront comblées par d'autres structures cogrn­


tives 1 ' ».
Comment se fait-il que je sois capable de regrouper des
paquets de plans ensemble, de comprendre que deux montages
formellement identiques (montages alterné et parallèle, par
exemple) ont des significations différentes? Comment suis-je
capable d'opérer des démarcations à l'intérieur du film, si ce
n'est par ma capacité à placer une action ou plusieurs sous la
souveraineté d'un MOP ? Soit dit en passant, il y aurait tout
intérêt à repenser les figures de montage en fonction de cette
description sémantique.
Mais je reviens au clip qui est, aujourd'hui, mon objet. Ce
que j'ai appelé l'utilisation des paroles à des fins créatives (par
opposition à l'adaptation du roman au cinéma, qui peut se penser
comme une véritable interprétation) est donc une démarche ana­
lytique qui consiste à développer un MOP contenu virtuelle­
ment dans un terme. Pour donner quelque consistance à cette
assertion, je reprends mon mouvement de spirale autour du clip
de Goldman ...

ORGANISATION MUSICALE, ORGANISATION DU RÉCIT


Une rapide analyse m'inspire les réflexions suivantes
1. Le texte aide peu à comprendre l'image. Peut-être pas du
tout, même. Elle commence, cl'ailleurs, avant le texte et ce
qu'il décrit (une marche clans la ville) est sans rapport avec
ce que nous voyons (des scènes à bord d'un navire de guerre
russe). La première rencontre des mots et des images ne se
produit qu'au plan 18, où l'on entend Gold man chanter
« j'm'enfuis », tandis qu'on le voit, habillé en marin, tenter
d'échapper à ses poursuivants. On est à l'opposé du rôle
attribué au commentaire clans le film de fiction 1 -1.
2. La circularité du refrain n'entraîne pas un sur-place du récit
visuel. La seule réitération d'une redondance audiovisuellie
est le moment oü le chanteur chante « je marche seul » en

13. Op. cit., p. 87.


14. Voir Roger Odin ...
Le clip: l'écri!Ure e11 transe 227

déambulant dans les rues. Cette soumission à la logique


musicale provoque, du même coup, une anticipation narra­
tive, une prolepse.
3. Le pendant de cette dimension temporelle de la non­
coïncidence de la logique musicale et de la logique narra­
tive est évidemment l'effet sémantique qui s'ensuit. Ce que
le clip donne à voir, comme un véritable exercice de style,
c'est la multiplicité des sens que peut revêtir un énoncé selon
l'univers de discours dans lequel il s'insère: la première
occurrence de« je m'enfuis, j'oublie, je m'offre une paren­
thèse, un sursis» active un script - pomsuite - issu de l'in­
terprétation littérale du premier verbe et d'un détournement
de l'acception militaire de sursis, la seconde, concomitante
de la scène de séduction, crée du récit pm métaphore en
assimilant la femme à une « parenthèse».
Comme on le voit, la.fabula décelable dans l'image ne ren­
contre qu'occasionnellement le texte de la chanson. Un« j'm'en
fous» péremptoire du narrateur-chanteur précède aussi bien une
scène de poursuite qu'une scène d'amour, en sorte que ces
propos de Renoir paraissent particulièrement adapté à ce clip
« Quand l'image dit je t'aime, la musique doit dire je m'en
fous ! »
Comment se constitue, dans ces conditions, la logique du
récit visuel ? Question qui peut aussi prendre cette forme : com­
ment passe-t-on du monde réel ou d'un énoncé interprétable dans
notre monde, à la constitution d'un monde possible?
En premier lieu, alors que la relation de 1'image et du texte
dans le film de fiction repose généralement sur une communauté
de sémèmes 15, ici c'est à partir de jeux sur les mots que se cons­
truit l'image.« Comme un bateau dérive» perd son sens figuré
et, pris à la lettre, donne un monde fictionnel qui débute à bord
d'un navire de guerre. « Je m'offre une parenthèse», qui ap­
partient au paradigme de l'évasion hors du monde, devient
métaphoriquement la description d'une aventure amoureuse que
1'image développe. « Dans les rues qui se donnent » engendre,

15. Voir Christian Metz, Jean Châteauvert ...


228 Lu transécrit11re

par une sorte de rime audiovisuelle, le moment oü la femme se


donne au fugitif.
Cette relation du mot à l'image sur le mode du calembour,
peu usitée clans le cinéma, mais courante clans les sujets des JT 16 ,
montre qu'il est nécessaire de distinguer entre transposition
sémantique et transposition narrative : si la première, illustra­
tion ou visualisation, est analysable en termes d'équivalence
entre le nommé et le perçu, la seconde ne prend son sens que
dans la fondation simultanée des bases d'un monde possible.
Ultime exemple de ce fonctionnement, qui va à l'encontre du
redoublement d'un sens préétabli : « promettre sans le dire, juste
des yeux qui traînent », pris à la lettre, donne naissance à un
champ-contrechamp, qui est une représentation concrète de la
séduction.
Bien entendu, ces scènes n'articulent pas un récit en elles­
mêmes. Si le clip m'intéresse, c'est justement que, tout en ex­
hibant le processus d'engendrement de son écriture, il n'existe
qu'en convoquant ouvertement les récits que nous avons clans
la tête. Quelques plans, et des scripts nous traversent l'esprit
(la brimade inférée d'un verre dans la figure et des hurlements
d'un supérieur). Des bribes de scripts, et surgissent les structures
mémorielles nécessaires à leur organisation (un homme ligoté,
un autre clans des vêtements qui ne I ui appartiennent pas suffi­
sent pour que nous reconstituions le MOP-Bagarre). On saute
directement aux effets sans que soit utile de montrer les causes
et les actions qui sont la chair du cinéma hollywoodien.
Ce fonctionnement cognitif explique à la fois la rapidité du
clip (celui que j'analyse a 89 plans pour 3'34") et le fait que,
clans le détail, il se moque bien souvent des règles convention­
nel les du montage. Dans cette perspective, la citation
intertextuelle est moins un clin cl'œil aux cinéphiles qu'un pro­
cédé qui assure cieux fonctions : certes, faire avancer vite le récit,
mais surtout donner au spectateur, en quelques secondes, des
repères pour construire un monde possible. Dans le cas du clip
de Golclman, dès la vision du navire de guerre soviétique, on
16. Par exemple, lorsqu'on montre un reu de bois à la lïn d'un sujet sur
des négociations syndicales et que l'on conclut que les espoirs d'accord sont
« partis en fumée».
Le clip: l'écriture en transe 229

est invité à convoquer le monde oppressant du communisme,


monde qui donnera son sens à l'interprétation de cette suite de
MOPs, qui nous aident à échafauder progressivement le récit
inféré du visuel.
Car, dans ce monde possible qui se construit grâce aux
scénarios intertextuels, nous reconnaissons aussi un discours sur
le monde réel. À y regarder de plus près, on doit bien admettre
que le pastiche de Potemkine et la parodie d'Arkadin (l'arrivée
à la gare) n'entraînent pas avec eux des fabulœ. L'histoire du
clip de Goldman n'a rien à voir ni avec la film d'Eisenstein ni
avec celui de Welles. En revanche, dans l'opposition de l'uni­
vers concentrationnaire, suggéré par le navire soviétique, il nous
est loisible de reconnaître une thématique aussi bien dévelop­
pée par des films que par les médias de l'époque, thématique
définie par un but commun : gagner la liberté. Cette structure,
qui permet de regrouper des souvenirs en fonction des buts et
des plans qu'elle implique, Schank l'appelle TOP (Them.atic
Organization Packet). Quel TOP choisir pour entrer au ... TOP
50 ? Le succès de Goldman, à la suite de ce clip, me souffle
cette hypothèse : il faut trouver un TOP qui construise un monde
possible parlant métaphoriquement du monde réel du chanteur,
en cherchant la proximité maximale avec celui du destinataire.
En racontant l'histoire d'un marin franchissant le rideau de fer,
Goldman revendiquait son statut d'immigré venu de l'Est, tout
en facilitant l'identification des jeunes des banlieues et, ce
faisant, le clip transposait visuellement, non l'univers diégétique
de la chanson, mais toute l'ambiguïté de son énonciation feinte.
Écrire, c'est mobiliser des scénarios enfouis dans un coin
de sa tête, toujours prêts à surgir quand on les attend le moins.
En un sens, c'est l'utilisation de ces morceaux qui donne nais­
sance au récit.
Écouter ou voir, ce n'est pas qu'interpréter. C'est parfois
divaguer à partir de quelques mots ou de quelques images. Bien
sûr, ces divagations marquent les« limites de l'interprétation».
Faut-il les nier pour autant et les rejeter hors de la compétence
de la théorie ? Je ne le crois pas. « Comment les textes sont-ils
utilisés par leurs lecteurs ? » est une question aussi importante
que « Comment les textes sont-ils interprétés ? » Chacun peut
230 La tra11sécriture

penser le texte à son image et non seulement à l'image du théo­


ricien qui les pense. JI vaut mieux l'admettre que de se trans­
former en chien de garde du sens.
LE CARREFOUR DE LA BANDE DESSINÉE
...........=================================--'

L'AUTRE TEXTE

Jacques Samson

[ ... ] vous voulez qu'il arrive quelque chose, et


il n'arrive rien;
car ce qui arrive au langage n'arrive pas au dis­
cours:
ce qui« arrive», ce qui« s'en va», la faille des
deux bords,
l'interstice de la jouissance, se produit dans le
volume des langages,
dans l'énonciation, non dans la suite des énoncés
[ ... ].
Roland Barthes.

[ ...] le véritable auteur du récit n'est pas seule­


ment celui qui le raconte,
mais aussi, et parfois bien davantage, celui qui
l'écoute.
Et qui n'est pas nécessairement celui à qui l'on
s'adresse
il y a toujours du monde à côté.
Gérard Genette.

Aux amateurs l'écriture ne laisse qu'un seul


geste, le geste d'écrire.
Bertolt Brecht.

L'autre texte, sous le régime de l'adaptation, c'est le texte


enfoui, disparu, absent, mais dont on cherche néanmoins à re­
trouver la trace, les vestiges, la présence dans le nouvel état sous
lequel il est censé exister. Or le problème en est un de taille dès
l'instant où l'on se préoccupe de la nature et de la qualité de

-
234 La 1ra11sécri111re

1' « al I iance» qui unit ces cieux textes, aussi bien en considéra­
tion des auteurs que des lecteurs. Car on peut déjà postuler, sans
risque de se tromper, que les modalités de cette autre forme
d'existence sont en bout de ligne aussi multiples et variées que
les adaptations elles-mêmes. Cette façon de dire les choses peut
sans doute paraître comme un renoncement à tenter d'y voir
plus clair, mais il ne faut pas oublier que l'épreuve des textes
est la seule qui mérite des efforts soutenus de la part du
chercheur comme de l'amateur; l'un et l'autre y trouvent leur
compte puisqu'ils sont avant tout des lecteurs sensibles et at­
tentifs à ces jeux de passage - parfois décevants, parfois réjouis­
sants, pmfois mitigés, incertains - qui s'établissent entre des
textes de toute nature. Et puis il y a la manière d'envisager
l'adaptation comme il y a la manière de la recevoir; ce sont là
deux activités distinctes qui peuvent fort bien ne pas coïncider
le moins du monde. Une théorie de l'adaptation peut-elle faire
l'économie de cette double réalité?
Ce texte qui a subi l'effacement par le jeu du palimpseste
comment le retrouver? Par quel bout s'y prendre pour recons­
tituer le parcours, rétablir les effets d'une lecture antérieure?
Sur quoi s'appuyer pour établir le jugement de reconnaissance
qui prend d'abord appui sur des sensations furtives éprouvées
clans la solitude et le silence de la lecture ou du spectacle? On
peut toujours échanger à propos de ce qu'on a ressenti face à
une adaptation dont on connaît I' « original », mais de quoi parle­
t-on alors? Au fond, cela revient souvent au même ; on ne voit
les choses qu'à travers les fragments, en ayant du mal à admettre
que l'impression d'ensemble n'est jamais qu'une somme d'im­
pressions d'abord ressenties comme distinctes et morcelées. Et
pourtant, c'est cette impression d'ensemble que l'on va faire
valoir et retenir. Aucun jugement donc sur les adaptations ne
saurait acquérir valeur d'absolu. Peut-on alors se tourner vers
la<< vérité» de l'œuvre? Oü résiderait-elle? Dans quels replis
de l'œuvre s'incarnerait-elle avec le plus d'exactitude?
Il y a quelque nostalgie à envisager l'adaptation du point
de vue de son revers. Pour peu qu'elle soit comme on dit« de
qualité», l'adaptation a beau être porteuse d'une sensation de
plénitude il n'en reste pas moins qu'elle ne pourra jamais être
L'autre texte 235

absolument unique, c'est-à-dire dépasser cet état de fait qui la


rend seconde par rapport à un texte premier qui en est la source
profonde, la matrice. En effet, la préexistence d'un état initial
d'écriture marque de tout son poids ce qui risque d'apparaître
d'emblée comme une forme d'usurpation d'identité. À quelle.
oiseuse spéculation faudrait-il soumettre sa pensée pour accorder
au processus de création artistique un réel potentiel réduplicatif?
Comment comprendre le texte adapté autrement que comme
réécriture, refaçonnement d'une identité sous l'espèce d'un dé­
marquage dont on ne pourra s'empêcher de pointer du regard
les lieux et éléments de démarcation? Ainsi, du point de vue
de celui qui reçoit l'adaptation, l'attente - ne s'agit-il pas
toujours en fait d'une inquiétude? - s'établit sous le régime
d'une déception appréhendée. La «vérité» de cette première
écriture peut-elle se dire autrement, sans subir d'altération
radicale, sans devenir autre chose ? Est-il possible de traduire
en d'autres termes, en d'autres formes ce qui a trouvé d'une
manière unique les avenues de l'expression? L'on attend de cet
autre texte qu'il demeure en tout point, en toute mesure,
conforme, fidèle à celui qui l'a inauguré et qui a fondé son désir
et son mouvement d'écriture. On le voit, la tentation est forte
ici d'affirmer la prééminence du texte d'origine contre toute
espèce d'adaptation car cet autre texte appelle le plus souvent
au jugement d'imposture. D'autant plus, d'ailleurs, que l'acti­
vité d'adaptation ne répond dans nombre de cas qu'à une
volonté, à peine voilée, de mise au « goût du jour» ou, comme
on dit plus crûment, de«faire du neuf avec du vieux». Et c'est
le règne de l'adaptation comme remake où intervient cette espèce
d'hypertexte qui semble toujours jouer l'adaptation contre le
texte d'origine. On veut parler ici. des lieux, des genres qui in­
fluencent et conditionnent tout l'exercice de l'adaptation, au
détriment de l'œuvre initiale. Dans cette indocile économie des
signes et de la signification, l'adaptation est une marchandise
hautement monnayable enfermée dans l'infernal cyclone de la
prolifération redondante et de la « variété » hystérisante.
Mais, d'un autre côté, comment feindre de ne pas voir que
l'autre texte c'est aussi le texte autre, le texte qui va vers un
236 La 1ra11sécrilure

ailleurs toujours périphérique et fondamentalement excentré par


rapport à l'origine ? Celui qui fait souvent figure de «parent
pauvre» ne peut-il pas revendiquer lui aussi le pleine gestion
de sa «paternité», tout en reconnaissant la filiation dont il est
issu? Dès l'instant où un créateur s'autorise de ce geste de
recréation il affirme, dans des termes non équivoques, la pri­
mauté de son propre exercice créateur. Même s'il prétend se
soumettre au texte d'origine, le respecter en tout point, être par­
faitement fidèle à son esprit comme à sa lettre, il impose sa
différence en entraînant le texte d'origine vers une nouvelle iden­
tité. Et il devient tout à coup possible d'imaginer, pour peu que
l'on professe un certain optimisme, que l'adaptation puisse
dépasser, surclasser même l'œuvre initiale.
Quelque part clans l'orbite de ces paradoxes, au-delà des
innombrables jeux de 1'identité et de la différence, il y a le pari
de l'univocité de J'œuvre (de la même façon que l'on parle de
l'univocité d'un mot«qui garde le même sens dans des emplois
différents» [Le Petit Robert]). Est-il possible de poser d'entrée
cle jeu l'œuvre comme univoque, indépendamment de ce qu'on
pourrait appeler les formes diverses de sa «textualisation»?
Peut-on concevoir l'adaptation clans les termes de la préserva­
tion du sens, en ayant comme présupposé le texte comme pure
virtualité de lecture? Qu'il s'agisse d'une œuvre originale ou
d'une adaptation, le lecteur fantasmé n'occupe+il pas toujours
le même lieu? Dans l'optique de la coopération du lecteur, le
«reste» qui subsiste entre le texte d'origine et l'adaptation lui
revient de facto; c'est à lui de lui donner du sens, de le recon­
naître dans les termes de l'identité ou de la différence, d'en faire
en somme un matériau qui appartient à la«vérité», à l'essence
de I'œuvre ou bien encore qui révèle une tout autre « vérité» ;
mais le lecteur, en tant que juge, peut également décréter autre
chose: cela passe à côté, cela n'advient pas de la bonne ma­
nière, l'essentiel est perdu, «je suis déçu». N'est-on pas fina­
lement conduit à imaginer une existence pragmatique de l'œuvre
qui soit essentiellement extérieure à ce qui la constitue, puisque,
au bout du compte, fût-elle inédite ou adaptée, elle a bien peu
de réalité en dehors de ses lecteurs.
L'autre texte 237

*
* *
Ces questions, comme d'autres encore, il est temps de les
envisager de manière plus concrète à travers l'examen d'œuvres
particulières confrontées, de part et d'autre, à l'exercice de
l'adaptation. À l'instar de Thierry Groensteen 1, nous avons
choisi de nous pencher sur un conte d'Edgar Allan Poe, Le cœur
révélateur (The Tell-Tale Heart) 2 , dont la bande dessinée a tiré,
à notre connaissance, au moins trois adaptations sous les signa­
tures de Ricardo Villamonte', d'Archie Goodwin (texte) et Reed
Crandall (dessins)4 et d'Alberto Breccia 5 .
Il serait pour sûr intéressant de connaître les motifs qui ont
poussé ces auteurs de bande dessinée à adapter un conte de Poe,
mais en l'absence d'informations explicites et détaillées sur ce
sujet on devra se contenter de déduire du résultat de l'adapta­
tion les raisons qui ont pu être à la source de tels choix, autant
en ce qui concerne l'œuvre de référence qu'en ce qui touche à
la conception et à la pratique même de l'adaptation. Dans les
cas de Godwin-Crandall et Villamonte on peut présumer que
leur choix d'un texte de Poe a dû être principalement dicté par
des considérations éditoriales: il n'est pas indifférent, en effet,
qu'ils aient chacun réservé leurs adaptations à des magazines

1. « Le cadavre tombé de rien ou la troisième qualité du scénariste»,


dans Benoît Peeters (dir.), Awour du scénario, Bruxelles, Éditions de l'Uni­
versité de Bruxelles, 1986; dans cette étude fort pertinente et instructive,
Groensteen a centré son attention sur deux des adaptations examinées ici :
celle de Goodwin et Crandall et celle de Breccia.
2. Nous avons consulté deux éditions de ce conte traduit par Baudelaire :
l'édition bilingue introduite par Roger Asselineau (Edgar Allan Poe, Co/lies,
Paris, Aubier-Flammarion, 1968) et l'édition annotée par Claude Richard
(Edgar Allan Poe, Contes - Essais - Poèmes, Paris, Robert Laffont, (coll.
« Bouquins » ), 1989).
3. Parue dans Scream, n° 8, New York, (aolll), 1974 (8 planches). À notre
connaissance il n'existe pas de traduction française de cette adaptation.
4. Parue initialement en français sous le titre incorrect de « Cœur
rapporté»(!) dans Creepy (édition française), n" 18, Paris, 1974 (8 planches).
En 1980, les éditions Neptune ont réédité la même bande, en couleurs celle
fois, avec un texte quelque peu remanié el sous le titre français usuel de
Baudelaire.
5. Parue dans Charlie Mensuel, n° 88 (mai), 1976 ( 11 planches).
238 La tra11sécriture

dont la spécialisation, à peu près monovalente, est révélatrice


d'une tendance fort répandue à s'approprier l'œuvre de Poe dans
un genre exclusif, «l'horreur» ou«le macabre». En complé­
ment de ce douteux amalgame thématique, ce choix paraît éga­
lement guidé par une prédilection stylistique - une sorte d'effet
«coup de théâtre» - quasi indissociable du genre en question
et dont la plupart des contes de Poe fourniraient parmi les plus
efficaces illustrations. On ne s'étonnera donc guère de voir le
conte de Poe acquérir, dans les adaptations de Godwin-Cranclall
et Villamonte, une portée macabre qui n'est certes pas accen­
tuée de la sorte clans la version d'origine. De la même manière
que l'on parle commodément de lecteur «moyen » ou «ordi­
naire», on est d'ores et déjà tenté de qualifier ces adaptations
de << moyennes» ou «ordinaires», indiquant par là que la dé­
marche qui les sous-tend n'a que peu de prétentions artistiques,
préférant s'assujettir à des impératifs extérieurs à l'œuvre ini­
tiale et ajouter sa contribution à un corpus d'ensemble ample­
ment redondant (l'horreur ou le macabre) aux règles duquel elle
a clairement vocation de se conformer.
Pour Breccia, par contre, le choix d'un conte de Poe paraît
relever d'une logique différente puisque le magazine dans le­
quel il est paru ne laisse pas voir une spécialisation analogue à
celle évoquée plus haut. En fait, on pourrait davantage parler
clans ce cas d'une proximité d'univers imaginaire avec ce qui
est désigné sous l'appellation de «fantastique». Avec
L'éternaute, Mort Cinder, l'adaptation de Cthulhu [Lovecraft]
ou les variations, plus récentes, autour du personnage de Dracula
!Stoker!, Breccia a donné une œuvre magistrale empreinte d'une
grande originalité misant, au premier titre, sur une exploration
quasi méthodique des potentialités expressives et scripturales
de la bande dessinée. On est en droit de s'attendre ici à une
approche de l'adaptation tout particulièrement soucieuse de
prendre ses distances vis-à-vis des clichés commodes clans
lesquels on enferme trop souvent aussi bien l'œuvre de Poe que
la bande dessinée.
Attardons-nous maintenant à certaines caractéristiques
importantes du Cœur révélateur, clans la perspective d'un
examen plus serré de ses trois adaptations en bande dessinée.
L'autre texte 239

D'une façon générale, on remarque d'abord que ce conte se


présente sous le dehors d'une apparente simplicité qui lui vaut
la réputation d'être aisément adaptable, peu importe le média
choisi (cinéma, télévision, radio, bande dessinée, etc.). En effet,
le texte est plutôt bref (à peine 2450 mots couvrant six pages)
et il met en scène très peu de personnages dans une intrigue qui
se laisse assez bien schématiser. Rappelons-la sommairement.
Pour des raisons largement obscures, qu'il cherche néan­
moins à expliquer, un homme a tué un vieillard chez qui ou
avec qui il habitait. Il raconte qu'après avoir longuem.ent
épié sa future victime, une nuit, il a étouffé le vieil homme
dans son lit, dépecé son corps et dissimulé ses restes sous le
parquet de sa chambre à coucher, sans laisser nulle trace
de son crime. Alertés par un cri suspect entendu et dénoncé
par un voisin, trois officiers de police se sont rendus chez
lui au petit matin. Ne pouvant plus supporter les battements
obsédants du cœur de sa victime qu'il croyait entendre au
fond de sa tête, le meurtrier a finalement avoué son forfait
et dévoilé la cache morbide [...]
Il faut dire tout de suite que l'impact du conte est tout à fait
remarquable. D'ordinaire, c'est d'ailleurs la justesse et l'inten­
sité de cet impact qui retiennent le plus l'attention. En effet,
tout le texte paraît si uniment tendu vers un percutant point de
chute qu'il apparaît fort tentant de minorer tous les autres effets
du texte au profit de cette ultime résolution, n'hésitant pas à
reléguer au rang d'accessoires ses moins flagrantes qualités :
l'excentricité de son thème, son climat bizarre et troublant, l'in­
telligence de son développement et de sa gradation, sa modula­
tion spécifique et, en bout de ligne, sa finalité proprement
artistique. De ce point de vue, l'anecdote n'aurait d'intérêt que
par rapport à la création d'un effet de renversement et le texte
lui-même ne vaudrait que pour le choc conclusif qu'il porte en
son sein ; bref les seules propriétés de surface de ce conte -
perçu comme émjnemment «transparent» - mériteraient d'être
retenues dans le contexte d'une adaptation. Cette manière de
voir reconduit l'idée tenace et très répandue que le texte doit se
fondre et se résoudre absolument dans une impression unitaire
qui ne laisserait rien transparaître de la friction plus ou moins
240 La transécriture

perceptible de son mouvement d'écriture, oblitérant jusqu'à


l'empreinte opacifiante de cette résistance du matériau contre
le sens, résistance toujours présente qui, dans le déploiement
transitif du texte, constitue le tout premier lieu de sensation de
I 'œuvre. Du reste, n'importe quel lecteur peut éprouver cette
sorte de «sensation textuelle» bien qu'il ne lui prête pas la
plupart du temps d'attention, pas plus qu'il ne lui accorde de
statut signifiant. Or la«simplicité» et la«transparence» que
l'on prête si commodément au conte de Poe résultent à coup
sûr cl'un autre «effet» du texte lui-même et ne pas en tenir
compte dans l'adaptation, cela revient à lui refuser cette part
cl'«étrangeté»qui lui est pourtant inhérente. L'aspect décevant
de la plupart des adaptations tirées de cette œuvre tient à une
méconnaissance de son énigme proprement textuelle.
Parmi les caractéristiques les plus fascinantes du Cœur
révélateur, on ne peut manquer d'observer la sinuosité des voies
empruntées par la narration ; le personnage central de ce récit
occupe concurremment les rôles de discoureur, de conteur et
de narrateur, sans jamais quitter un seul instant le territoire de
son univers intérieur,dans un long et étrange soliloque livré sous
forme de plaidoyer. Ainsi,dans le premier segment de la phrase
introductive du texte -« Vrai ! - je suis très nerveux,épouvan­
tablement nerveux [ ... J » - il s'annonce d'abord, dans un pré­
sent évocateur d'immédiateté,comme instance d'un discours de
persuasion,porteur d'une éloquence assertive dont la«vérité»
paraît se soutenir du seul pouvoir énonciatif du langage. Avant
même donc de revêtir des attributs fictionnels,ce personnage -
dont on ne saura jamais le nom ni rien de plus que ce qu'il veut
bien dire - se manifeste en tant qu'énonciateur d'un discours
dont la valeur et les qualités argumentatives priment sur la
diégèse. Puis, dès le second segment -« [ ...] je 1 'ai toujours
été[ ...J »-,il modalise vers le passé la suite de son énoncé, se
manifestant alors comme conteur et laissant entrevoir les
premiers éléments d'une histoire qui se trouvera plus loin
explicitée. En adoptant ce nouveau rôle, il institue un second
niveau de récit,distinct du précédent mais néanmoins inclus dans
celui-ci, situé dans un autre ordre de« réalité»que le premier,
et dont la« justesse» s'évaluera suivant la« vraisemblance»
L'autre texte 241

des faits rapportés. Le personnage passe donc, sans transition


aucune, d'une instance assertive à une instance descriptive.
Enfin, dans l'achèvement de cette phrase inaugurale - « [ ...J
mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ?» -, il paraît
abruptement revenir au statut de discoureur, mais selon des
modalités bien différentes. D'abord l'évocation temporel le n'est
plus exactement la même puisqu'elle réfère maintenant à un
présent conjectural renvoyant lui-même à une sorte de futur
(hypothétique ou de conséquence) que le texte prend bien soin
de n'évoquer qu'indirectement6; ensuite le narrateur interpelle
directement cette fois-ci un protagoniste qui, s'il apparaît comme
son « vis-à-vis » dans la fiction - l'allocutaire de son discours
-, peut fort bien référer également à l'instance de la lecture,
c'est-à-dire au narrataire. Examinons un peu plus en détail la
fonction de cette figure dans le conte.
Pas moins de seize fois, et sous des formes diverses, le
narrataire sera ainsi interpellé dans le cours du texte. Or cette
interpellation, posée en termes extra-diégétiques, évoque le
contrat de réciprocité inscrit au cœur de tout acte énonciatif et
renvoie à la représentation du lecteur lui-même dont l'incrédu­
lité ou le scepticisme vise à être déjoué par l'art du conteur. La
figure fonctionne comme un effet de distanciation refoulant ou
déplaçant momentanément le cadre fictionnel au profit d'une
position de lecture particulièrement déstabilisante et, à coup sûr,
déterminante pour la compréhension du conte. De ce point de
vue, l'énigme du Cœur révélateur ne réside pas tant dans la
réponse à la question posée par le narrateur « me crois-tu ou
non fou?», mais bien plutôt dans cette interrogation lancinante
« qui es-tu, toi lecteur, devant moi, narrateur?»ou« qui es-tu,
toi lecteur, pour entendre mon propos et me juger?» D'autre

6. Le texte original de Poe et la traduction de Baudelaire diflèrem nota­


blement ici ; alors que Baudelaire inscrit la prolepse dans le présent(« pour­
quoi prétendez-vous que ... »), Poe la déroule « vers un futur», qu'il met
d'ailleurs en évidence au moyen de l'italique(« why will yo11 say rhat ... » =
« pourquoi prérendriez-vous que ... »). S'il s'agit bien dans les deux cas de la
même figure, on observera toutefois que l'allusion au fuwr n'engage pas de
façon identique sa portée conjecturale: en effet, peut-on se demander, qu'est­
il advenu du narrateur après l'aveu de son crime?
242 La transécriture

part, sur un plan plus spécifiquement diégétique, l'allocutaire


de l'interpellation est ce personnage en creux, nulle part
nommément désigné dans la diégèse bien que puissamment
sous-entendu par le récit en tant que destinataire inavoué ou
dissimulé du plaidoyer du narrateur. On peut imaginer que,
suivant les circonstances décrites dans le récit, cet allocutaire
présent, si l'on peut dire, dans le hors-champ de la fiction puisse
revêtir diverses figures, jouer divers rôles que Poe laisse au soin
du lecteur de fantasmer. Quand le narrateur se présente sous les
traits d'un criminel, ce pourrait être une instance référant à
l'ordre du jugement : la partie accusatrice (magistrat, juge, pro­
cureur, etc.) ; quand il se perçoit comme malade, ce pourrait
être un examinateur médical7 (clinicien, psychothérapeute, etc.);
quand il se livre presque sans pudeur on pourrait penser qu'il
s'adresse à un confident (proche ami, confesseur,« Dieu» (!) 8 ,
etc.) ; enfin, devant l'extravagance de son propos et son carac­
tère de soliloque, on pourrait évidemment concevoir qu'il puisse
se parler à soi-même ! En somme, dans ce conte, la production
de l'énoncé fictionnel opère sur un registre analogue à celui du
discours, tant et si bien cl' ailleurs que l'on ira jusqu'à dire, en
conformité avec la cohérence intime du texte, que l'acte d'énon­
ciation prend l'aspect d'un véritable acte de dénonciation, plus
précisément d'un acte d'autodélation. Et comment s'interdire
de penser au bout du compte que, dans la mécanique souter­
raine d'une œuvre qui ne peut pas être prise à la légère, le
narrataire n'épouserait pas, tout à la fois, les multiples figures

7. Le sujet-narrateur se définit explicitement comme un être« nerveux »


et hypersensible ; certaines précisions apportées par le texte(= description de
symptômes?) pourraient donner 11 penser qu'il souffrirait d'hypocondrie, d'hy­
peracousie, d'acouphène, de« délire d'interprétation», de« paranoïa», etc.
Mais il faut assurément se méfier d'une interprétation par trop« médicaliste »
de cc conte.
8. Certains aspects du texte (sept nuits+ une, l'obsession de l'œil inqui­
siteur, la forme triangulaire du cœur, la trinité des officiers de police, etc.)
scmblem s'accorder avec la symbolique maçonnique ou prêter ù une imcr­
prétation biblique ; dans sa présentation du Cœur révélateur, Claude Richard
expose quelques éléments de la seconde (op. cit., p. 1393).
L'autre texte 243

de l'allocutaire? C'est cela sans doute qu'exprime avec une


troublante éloquence le jeu de mots du titre original du conte9 .
Il est une autre particularité du Cœur révélateur que l'on
s'en voudrait de passer sous silence. En revêtant l'aspect d'un
soliloque, le récit adopte à peu près exclusivement le point de
vue d'un unique personnage(= focalisation interne fixe) et prend
ainsi l'allure d'une formidable construction mentale, avec la
conséquence que le narrateur ne peut se représenter et présenter
les choses qu'en intériorité. On a donc affaire à une histoire
marquée par une fantastique indétermination diégétique couvrant
la quasi-totalité des données spatio-temporelles. Au plan de l'es­
pace, on note une absence totale de référence topographique
(rien n'est dit qui pourrait suggérer une quelconque localisa­
tion géographique) ainsi qu'une extrême pauvreté de la réfé­
rence matérielle (les termes utilisés ne renvoient qu'à l'aspect
générique des choses : une « maison », une « chambre à
coucher», une « cheminée », etc. ou encore une « lanterne
sourde», une « montre», la « petite aiguille d'une montre»,
etc.). Au plan temporel, l'indétermination prévaut également
quant à une époque ou à une temporalité historique particulière,
lors même qu'une durée précise(« sept longues nuits» + « la
huitième nuit») et certains moments du jour (avec une prédi­
lection pour les ambiances nocturnes : « juste à minuit», « il
était quatre heures du matin») sont mentionnés, mais unique­
ment dans le cas des faits rapportés en analepse. Les personna­
ges échappent eux aussi presque totalement à la description
(aucun détail n'est livré quant à leur âge, leur physique ou leur

9. En anglais, le mot composé re/1-rale évoque bien entendu l'idée de


« raconter des histoires », mais il signifie surtout« rapporteur» ( dans le sens
français de cafarder ou dénoncer),« révélateur» ou« éloquent». Le mot fran­
çais« révélateur» choisi par Baudelaire pour le traduire est d'autant plus jus­
tifié qu'il comporte de nombreuses autres évocations : « mise en lumière, sortie
de l'ombre, illumination, vision» et même l'idée du « révélateur photogra­
phique». D'autre part, on doit également noter que le mot anglais ta11le (très
proche dans sa forme de tell-raie) signifie« jaser, cancaner, bavardage», etc.
ou encore<< divulguer un secret», tandis que l'expression familière IC/1/le-rale
renvoie elle aussi à l'idée de« délation» ou de« dénonciation». Poe a mani­
festement composé son titre en jouant sur la riche polysémie qu'il ne pouvait
manquer d'évoquer dans sa langue maternelle.
244 La transécrilure

statut), si ce n'est qu'il reçoivent ça et là dans le texte quelques


attributs fixés en aperçus brefs et fortement subjectivisés (péu­
exemple, l'œil du « vieil homme» est « un œil de vautour»,
« un œil bleu pâle, avec une taie dessus » ).
À l'inverse, pour garantir la parfaite cohésion d'une
construction mentale, le corollaire de l'indétermination spatio­
temporelle de la diégèse se révèle dans une surdéfinition mani­
feste dans l'ordre des actions, touchant à peu près exclusivement
les comportements et attitudes du narrateur-personnage puisqu'il
est à la fois témoin et acteur des faits relatés. lei la logique d'une
hyperacuité des sens, explicitée par le texte, met en relief l'idée
obsessionnelle, maniaque de l'exactitude des gestes et du ralenti
dans la progression des mouvements, au moyen d'un ensemble
de figures de répétition et d'insistance.
L'opposition flagrante entre l'indétermination et la
surdéfinition que l'on vient de souligner met en évidence la
prépondérance de jeux de contraste et de rapports de similitude
tout au long du texte de Poe. Ce sont là des effets textuels de
première importance qu'il serait évidemment dommage de
perdre dans le passage à l'adaptation.
*
* *

Après ce long détour pourtant nécessaire - car comment


juger l'adaptation si l'œuvre de départ n'est pas amplement
connue ? -, venons-en maintenant aux adaptations. On a déjà
laissé entendre que l'approche de Goodwin et Crandall comme
celle de Villamonte risquaient de passer largement à côté de
l'œuvre de Poe, en particulier à cause de leur soumission pres­
que aveugle aux règles d'un genre dont la finalité même paraît
aux antipodes de celle de l'auteur du Cœur révélateur. Mani­
festement ici on ne veut pas faire de« littérature» et l'assorti­
ment usé des effets « bon marché» d'une certaine bande
dessinée régie par les standm·ds du commerce semble, au premjer
titre, alimenter ces adaptations ! Pour dire les choses brièvement,
ce qui pourrait le mieux caractériser ces deux adaptations c'est
une « banalisation » de l' œuvre d'origine par réduction et dé­
placement de son centre d'intérêt (en gros, les jeux complexes
L'autre texte 245

et tourmentés du langage et du regard sur (ou de) la folie) au


profit d'une recherche d'effets qui s'avèrent singulièrement gra­
tuits, précisément parce qu'ils sont posés en termes de finalité
et non de moyens. Par exemple, l'adaptation de Goodwin et
Crandall situe carrément le récit dans un asile psychiatrique et
convertit le paragraphe introductif du texte de Poe - crucial, on
l'a vu - en une conversation entre le personnage-narrateur
(coincé dans une camisole de force !) et des infirmiers. Le fait
le plus choquant peut-être dans ce coup de force interprétatif
c'est d'avoir pris la dénégation du narrateur - « [ ... J mais pour­
quoi prétendez-vous que je suis fou?» ou « Comment donc
suis-je fou?» - au pied de la lettre 10 , faisant de celle-ci non
plus une prévention rhétorique, mais bel et bien un contenu ré­
férentiel. Il s'agit là d'une mésinterprétation qui frise l'humour
involontaire tant elle est grotesque. N'importe quel lecteur aurait
pu comprendre que l'aire d'incertitude maintenue systématique­
ment par le texte sur le fait de savoir ce qu'il pourrait advenir
du narrateur-personnage n'est en rien un effet gratuit et sans
conséquence; c'est à travers ce non-savoir que se noue préci­
sément la modalisation spécifique du conte. La vectorisation de
l'énigme étant aussi radicalement modifiée, il va de soi que la
portée du conte ne peut plus être la même. Ainsi, allant plus
loin encore, Goodwin et Crandall ont pris l'initiative de rajouter
au conte un épilogue dans lequel le narrateur-personnage, blessé
à la suite d'un accident, reconnaît dans son visage l'œil vitreux
de celui qu'il a tué et s'enlève la vie par défenestration I Peut­
on imaginer surenchère anecdotique plus aplatissante? L'adap­
tation de Villamonte pèche, de son côté, par le même genre de
défauts de banalité et d'exagération et, bien que le macabre y
pèse plus lourd (à la limite, on se demande s'il n'y a pas là un
effet de second degré), elle s'oriente globalement dans un sens
analogue. Dans les deux cas, les jeux de contraste et de simili­
tude évoqués précédemment se trouvent rien moins qu'inver­
sés, infligeant au texte de Poe un véritable contTesens. Reprenant
les observations de Thierry Groensteen à propos de l'adaptation

10. De fait, pour être plus exact, il ne s'agit pas d'une inrerprétation nu
pied de la lettre, puisque le texte de Poe n'énonce pas cela.
246 La trc111sécriture

de Goodwin et Crandall (mais elles s'appliquent ici aux deux),


le contenu diégétique de l'œuvre s'y trouve surdéfini quand il
se voyait posé en termes d'indétermination, la narration accélé­
rée lors même qu'elle s'étirait en longueur, et l'usage abusif
des bulles et bandeaux diégétiques contrevient à l'extrême éco­
nomie dialogique du conte de Poe. On en est presque conduit à
penser que la bande dessinée achopperait fatalement à traduire
la subtilité d'un texte entièrement fondé sur la mise en scène de
processus mentaux.
En clair, on doit caractériser ces deux démarches d'adapta­
tion en termes d'interpolation : ce qui s'ajoute ici travestit et
caricature l'œuvre d'origine, dans un projet qui trahit un man­
que réel d'intérêt à son égard. Bien qu'il soit encore possible
d'y reconnaître un pré-texte - certains éléments anecdotiques
puisés dans l'œuvre de Poe-, le texte lui-même s'y trouve dé­
porté, dévié vers un ailleurs qui réaffirme le jugement d'impos­
ture dont on a parlé plus haut. En bout de ligne, ces deux
adaptations témoignent d'une opération de lecture largement
déficiente bien davantage que d'un effort de création tant soit
peu consistant.
Tout autre est la démarche de Breccia, qui a opté d'emblée
pour une approche d'ordre essentiellement conceptuel plutôt que
pseudo-mimétique, montrant par là qu'il a parfaitement saisi et
privilégié le caractère de construction mentale de l'œuvre de
Poe. Aussi, ce sont des enjeux d'écriture qui constituent l'as­
sise de son adaptation, et l'on peut y observer un véritable effort
de conversion imaginaire qui tire le meilleur parti de ce que la
bande dessinée peut offrir dans sa palette de procédés expres­
sifs. En ce sens, l'adaptation de Breccia tiendra davantage d'une
forme d'extrapolation, fondant d'autres lectures éclairantes de
l'œuvre (et dont la hardiesse ne peut certes que réjouir l'ama­
teur de bande dessinée et/ou l'amateur de Poe !), que d'une
interpolation, essentiellement appauvrissante, ainsi qu'on l'a
noté à propos des précédentes adaptations du Cœur révélateur.
Domjnique Chateau faisait remarquer à propos du cinéma
que ce dernier « est singulièrement pauvre en ce domaine
lia spécificité du moyen d'expressionJ, sinon lorsque le film
joue avec son langage pour construire un effet stylistique
L'autre texte 247

déternùné 11 ». On peut assurément verser au compte de la bande


dessinée cette observation qui désigne l'un des lieux d'élection
de l'expressivité et de la créativité en bande dessinée: les jeux
avec son propre langage. Or c'est là l'orientation majeure de
Breccia. À l'instar de Poe qui n'a pas ménagé ses efforts en la
matière, il a eu recours à une extrême stylisation, dans un parti
pris franchement minimaliste, mettant au prenùer plan certains
marqueurs de l'énonciation propres à la bande dessinée et
convoquant une forme rien moins que « transparente » de
coopération lectorielle ressentie comme exigeante et - peut-on
imaginer - fort gratifiante. À défaut d'espace, on se contentera
ici de signaler les procédés et les effets les plus significatifs,
laissant à d'autres le soin de les développer plus amplement.
Breccia a principalement organisé son adaptation autour
d'une stratégie visuelle mettant distinctement en contraste la
représentation et l'effet compositionnel de la page. Sur le plan
de la représentation, les traits ciselés d'un graphisme fortement
« picturalisé » donnent à voir des personnages sombres et hié­
ratiques - typés dans la veine de l'expressionnisme le plus pur
- qui sont autant de vecteurs exprimant l'instanciation imper­
sonnelle de Poe nourrie, comme on l'a vu, d'imprégnation
mentale. Ces personnages sont orientés fixement dans l'espace,
les points de vue sous lesquels ils sont observés ne varient guère
- si ce n'est lors de brusques ruptures d'échelle qui les rendent
presque difformes -, les angles qui les montrent sont exagéré­
ment frontaux ou obliques, les lieux qu'ils habitent et les objets
qui les accompagnent semblent presque des « abstractions » tant
ils sont schématisés, en sorte que les modalités d'expression de
ces éléments dans le conte trouvent ici une manière de traduc­
tion paiticulièrementjuste et appropriée. Breccia recourt en outre
à une représentation de l'action - détaillée sur le mode de la
déclinaison et de la décomposition iconiques - qui en réitère
inlassablement le cadre général tout en modulant de manière à
peine perceptible le détail infime qui traduit son accomplissement.
Ici c'est l'hyperacuité visuelle du lecteur qui est étonnamment

11. Dominique Chateau, « Diégèse et énonciation», Co1111111111ica1io11.1·,


n° 38, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 121.
248 La /ransécrilure

mise à contribution. Au reste, l'hyperacuité sensorielle - cen­


trale dans l'énigme du Cœur révélateur - est rendue par Breccia
de façon tout aussi convaincante dans son usage presque tactile
de vastes plages noires et, tout particulièrement, dans la manière
dont i I parvient à évoquer I'acousmate du conte au moyen de
l'isolement contrastif des onomatopées, dans le noir ou le blanc
crus de la vignette ou de la page.
Pour ce qui concerne l'effet compositionnel de la page, la
scansion lancinante des vignettes aux formats à peu de choses
près invariables traduit fort bien le ralenti presque martyrisant
de la narration, mais, d'autre part, en favorisant le plus souvent
l'appréhension globale plutôt que fragmentaire, la contiguïté
plutôt que la consécution, l'énumération répétitive plutôt que
la sériation, cette scansion assume explicitement Je parti de la
narration contre la diégèse et, à un autre niveau, de l'énoncia­
tion contre l'énoncé, rendant ainsi compte avec justesse de l'une
des grandes richesses du conte de Poe, son insolite modalisation
scripturale. En cela Breccia montre de manière convaincante
qu'il est tout à fait possible d'accorder la bande dessinée avec
des registres d'expression que les deux autres adaptations envi­
sagées ici étaient bien loin de laisser supposer. Et, en défini­
tive, l'on peut penser que, dans l'épreuve de l'adaptation, s'il
existe quelque chose comme une« vérité» de l'œuvre, elle ne
saurait résider que dans le dépassement toujours renouvelé des
formes d'écriture qui la fondent et la soutiennent.
UNE EXPLORATION TRANSMÉDIATIQUE :
LES CITÉS OBSCURES

Benoît Peeters

DE QUELQUES PRÉCÉDENTS
Forme composite, au croisement du visuel et du verbal, la
bande dessinée était peut-être particulièrement prédisposée aux
aventures transmédiatiques. C'est en tout cas dès l'origine que
l'on y relève des cas de métamorphoses.
En 1840, dans la préface aux Voyages et aventures du
D' Festus, Rodolphe Topffer expliquait, avec cette lucidité que
1 'on retrouve dans tous ses textes théoriques
Cette histoire extraordinaire a été composée d'après des
procédés extraordinaires aussi. Figurée d'abord graphique-
1nent dans une série de croquis, elle a été traduite ensuite,
de ces croquis, dans le texte que voici. Aujourd'hui, nous
publions à la fois et séparém.ent le texte et les croquis. C'est
donc la même histoire sous une double forme, mais, comme
l'observe jïnem.ent !'Abbé de Saint-Réal, dans deux choses
d'ailleurs sem.blables, ce qu'elles ont de différent change
beaucoup ce qu'elles ont de semblable 1•
Quelques mois plus tard, dans une lettre à Sainte-Beuve, Topffer
revient, avec un peu plus de précision, sur son exigeante concep­
tion de l'adaptation.« En traduisant en prose le Docteur Festus,
je fus tout surpris et amusé de voir p,u- quoi les deux langues
différaient, que, pour faire comprendre les mêmes choses, il
fallait les prendre par un autre bout et les montrer par une autre

1. Rodolph Topffer, Voyages et ave11111res du D,. Fes111s, 1840 ; réim­


pression Slatkine, 1986, p. V-VI.
250 La transécriture

face2 . » La démarche de Topffer me paraît doublement remar­


quable. D'abord en ce que le récit premier est offert par l'his­
toire en images, loin de toute antécédence obligée du littéraire
(chez un Jacobs, à l'inverse, une sorte d'<< infra-roman» est
élaboré à l'origine, ce dont la bande dessinée gardera des traces).
Ensuite, par l'insistance sur la transformation. La lecture com­
parée des deux récits est instructive au plus haut point : clans la
version littéraire, Topffer donne par exemple une abondance de
précisions sur les personnages et leurs motivations, tandis que
la version dessinée insiste bien davantage sur la dynamique de
leurs actions. Et la tournure même des événements connaît de
nombreuses variantes.
Au début de ce siècle, Winsor McCay ne sera pas en reste.
Alors que Little Nemo triomphe chaque dimanche dans les pages
du New York Herald, le dessinateur commence à apparaître sur
les scènes de music-hall, en un numéro qui mêle avec bonheur
le dessin et les jeux verbaux. En 1908, trois ans presque jour
pour jour après sa création, Little Nemo est monté à Broadway
sous forme de comédie musicale et tourne à travers tous les
États-Unis. J'ignore si McCay prit part à cette adaptation. Ce
qui est sûr, par contre, c'est qu'il sera l'unique responsable de
la transfiguration suivante. En 1911, McCay se lance à corps
perdu dans l'aventure des cartoons. Après avoir porté la bande
dessinée jusqu'à des sommets jamais dépassés, il devient l'un
des pionniers du dessin animé. Pour qui ne l'a pas vue, sa pre­
mière incursion dans le domaine pourrait sembler classique : il
s'agit en effet d'une aventure de Little Nemo. Mais loin d'ex­
ploiter les innombrables planches de bande dessinée qu'il a déjà
publiées, McCay construit autour du problème de 1'adaptation
une petite fiction spécifique. Filmés en prises de vues réelles,
les premiers plans montrent Winsor McCay et quelques autres
dessinateurs : le créateur de Nemo parie avec ses collègues qu'il
est capable de réaliser seul un dessin animé. Malgré leurs sar­
casmes, il se met au travail, accumulant les images à un rythme
de plus en plus rapide. Bientôt, ces dessins s'animent et prennent

2. Lcllrc à Sainte-Beuve du 29 décembre 1840 dans U11 bouquet de le/Ires


de Rodolphe Topf/er, Lausanne, Payot, 1974, p. 107.
Une exploration transmédiatique 251

des couleurs. Et tout de suite, Nemo et ses compagnons com­


mencent à se déformer en tous sens, exploitant l'une des possi­
bilités les plus marquantes de ce nouveau média. McCay n'en
restera pas là. Combinant conférence et dessin animé, il crée
ensuite une forme mixte: c'est lui, depuis la scène, qui appelle
son nouveau personnage, Gertie le dinosaure. Sur l'écran appa­
raît l'animal, qui obéit à la perfection aux injonctions de son
maître. S'interposant entre le public et l'écran, le dessinateur
s'est mué en illusionniste. Il n'a pas craint de changer de métier
pour prolonger ses inventions'.
Contrairement à Topffer et McCay, les auteurs de bande
dessinée de l'âge classique ont entretenu un rapport assez passif
avec les adaptations de leurs œuvres. L'exemple de Tintin est
ici le plus parlant, tant est frappant le déséquilibre entre le soin
minutieux accordé par Hergé à ses bandes dessinées et le
désintérêt pour les transpositions, notamment cinématogra­
phiques. Hergé, d'abord, ne s'en est pas mêlé directement, peut­
être à l'origine par une sorte de modestie. Il a donc chargé
d'autres personnes du travail d'adaptation (Greg pour les des­
sins animés télévisuels des années cinquante) ou même d'écri­
ture de scénarios originaux (Le mystère de la toison d'or, Tin.tin
et les oranges bleues, Tintin et le lac aux Requins). S'il lui arrive
d'annoter les scénarios qu'on lui soumet, c'est avant tout dans
une optique protectionniste : il s'agit de préserver l'intégrité des
personnages, non d'innover narrativement ou de tirer pmti des
ressources du nouveau média. Manifestement, le cinéma et la
télévision constituent pour Hergé de simples produits dérivés,
des exploitations secondaires d'une œuvre dont l'essentiel se
joue ailleurs. Le plus surprenant est que ces extrapolations ci­
nématographiques s'accompagnent elles-mêmes de produits
dérivés, parmi lesquels des albums. L'extrême proximité maté­
rielle entre ces derniers et les volumes dessinés par Hergé, le
risque de confusion qui ne pouvait manquer de naître de ces
« Aventures de Tintin au cinéma», auraient pu conduire le

3. Pour plus de détails sur cette aventure, voir le volume collectif, Little
Ne,no au pays de Wi11sor McCay, Ed. Milan, 1990, ainsi que la biographie
par John Canernaker, Winsor McCay, His Life und Art, New York, Abbeville
Press Publishers, 1987.
252 La transécriiure

dessinateur à accorder une certaine attention à ces objets. Il n'en


est rien. Les médiocres cinéromans tirés des deux films avec
Jean-Pierre Talbot ne tirent aucun parti des codes narratifs
hergéens : le texte, rédigé dans un style vieillot, est illustré vaille
que vaille de photos, parfois en noir et blanc et parfois en cou­
leurs, disposées au petit bonheur la chance. Le cas de Tintin et
le lac aux Requins est plus incroyable encore, puisque les images
de cette pseudo-bande dessinée sont reprises du dessin animé:
floues et laides, elles intègrent les phylactères avec une mala­
dresse consommée et caricaturent sinistrement les personnages.
Avec ces films et ces livres, mais aussi avec les décors repous­
sants de laideur du parc d'attraction Walibi ou les publicités
huileuses de Tournesol, on se situe aux antipodes de la ligne
claire. Tout se passe comme si, pour Hergé, les frontières de
l'œuvre avaient pu demeurer étanches, la médiocrité de ces
extrapolations laissant les albums hors d'atteinte. Il ne s'agissait
pourtant que d'une illusion, car ces sous-produits ont fini par
rejaillir sur l'œuvre elle-même: si, dans Tintin et les Picaros,
le reporter porte un regrettable jeans en lieu et place de ses
culottes de golf, c'est pour ressembler aux dessins animés !

UNE EXPLORATION TRANSMÉDIATIQUE


Faut-il le dire, notre attitude face aux adaptations, à François
Schuiten et moi-même, a tenté de s'inscrire davantage clans la
lignée de Topffer et McCay que clans celle cl'Hergé ?
Née voici dix ans clans un contexte purement livresque, la
série Les cités obscures a pris au fil des ans un caractère essen­
tiellement polymorphe4• Aujourd'hui, il n'existe pas la moin­
dre séparation entre I'œuvre mère et sa périphérie, entre ce qui
serait important (les albums de bande dessinée) et ce qui serait
mineur (les extrapolations). Sans qu'il y ait eu de volonté stra­
tégique, c'est un ensemble composite qui s'est mis en place, un
réseau où l'élément le plus circonstanciel est susceptible de

4. Sur le plan éditorial, Les ci1é.1· obscures comprennent actuellement huit


volumes, tous publiés par Casterman : Les murailles de Samaris, La fièvre
d'Urbicande, L'archivisle, La tour, La route d'Annilia, Le musée A.­
De.wmbres, Briisel et L'écho des cités.
Une exploration transm.édiatique 253

modifier profondément le projet. Loin d'obéir à un plan global,


la série procède par une sorte de fuite en avant perpétuelle. Le
voyage multiplie les détours, les excursions et les zigzags, et
privilégie le changement de moyen de transport. La carte s'éla­
bore en même temps que l'exploration se poursuit.
C'est cet itinéraire que je voudrais maintenant relater, avec
un luxe de détails que l'on jugera peut-être superflu. Mais c'est
pas à pas, à travers une série de désirs, de rencontres et d'acci­
dents, que ces transformations ont pu se produire.

MÉTAMORPHOSES LIVRESQUES
Les premières métamorphoses se sont effectuées à l'inté­
rieur du média bande dessinée. Du premier album, Les murailles
de Samaris au second, La fièvre d'Urbicande, nous sommes
passés de la couleur au noir et blanc, d'un récit de longueur
standard à un « roman» en bande dessinée. Rien de prémédité
dans ces changements, aucune volonté de transgresser le cadre
classique de la série : nous nous sentions seulement à l'étroit
dans les limites rigides des 48 pages.
C'est peu avant la sortie du deuxième album que fut réalisé
le premier ouvrage périphérique, la plaquette intitulée Le mystère
d'Urbicande. L'initiative ne venait pas de nous, mais du critique
Thierry Smolderen et du libraire éditeur Yves Schlirf. Séduits
par leur projet, nous avions d'abord pensé leur laisser l'entière
responsabilité de sa concrétisation. Mais bien vite, nous rendant
compte que les moindres décisions pouvaient engager l'avenir
de ce qui devenait une série, nous nous sommes résolus à col­
laborer activement avec eux. Et cet opuscule, qui aurait pu n'être
qu'une pièce rapportée, a pris sa place dans le puzzle encore
minuscule des Cités obscures. C'est avec ce projet, aussi, que
s'est mis en place le mode de collaboration avec les interve­
nants extérieurs. Si la série est en effet « ouverte», et donc
susceptible d'accueillir des apports étrangers, elle est en même
temps << réglée» : chaque nouvel élément doit tenir compte de
tous ceux qui ont déjà été posés.
Dans le même temps étaient réalisées les premières affiches,
sérigraphies et lithographies. Et François Schuiten, qui déteste
qu'une image soit privée de charge narrative, situa tout
254 La /ru11sécrilure

naturellement ces dessins clans le prolongement des albums. Une


lithographie réalisée pour France-Rail présente la gare de
Xhystos, venant ainsi compléter l'album; une affiche pour les
Halles de Schaerbeek annexe ce bâtiment de verre et de fer à
l'univers de cette ville inspirée de l'art nouveau ...
Réponse à une commande des éditions Casterman, l'album
L'archiviste n'aurait dû être, à l'origine, qu'un simple« album­
poster» rassemblant ces images de circonstance et quelques
inédits. Mais nous n'avons pu résister à l'envie de faire de ce
recueil un véritable récit, présentant de nouvelles cités, pierres
d'attente pour de futurs albums, et offrant de nouvelles
perspectives sur celles que l'on avait déjà entrevues. Ce livre,
de format inhabituel, était réalisé clans une technique différente
de la bande dessinée, même si elle en demeurait proche. Et bon
nombre des images préexistaient à une histoire qui devenait ainsi
leur conséquence.

DE LA CASE À LA SALLE
De même que L'archiviste est né d'une forme de commande,
c'est un peu par hasard que nous avons commencé à présenter
un diaporama. li s'agissait d'abord de répondre à l'invitation
d'une école d'architecture. On nous proposait de présenter nos
sources et de commenter certaines images issues de nos albums
ou d'univers voisins.
Trop didactique, ce démontage rompait avec l'esprit des
albums : il ne tarda pas à nous lasser. Après cieux ou trois pré­
sentations, une part de fiction s'insinua. Et très vite, Aux sources
des cités obscures devint Voyage dans les cités obscures, une
sorte de parodie des conférences style « connaissance du
monde». Explorateurs d'un univers parallèle, nous relations nos
expériences en nous appuyant sur une centaine de diapositives.
À l'origine, il s'agissait simplement pour nous de proposer une
alternative un peu amusante aux sempiternelles séances de
dédicace. Mais cet accompagnement, qui ne cessa d'évoluer,
prit bientôt un rôle conséquent dans l'élaboration de la série.
Il n'était pas question de redoubler les albu ms en les
racontant clans un autre contexte. li s'agissait de les revisiter,
de réinventer les images pour en tirer de nouveaux éléments,
Une exploration transmédiatique 255

indépendants du récit d'origine. Recadrées et remontées, ces


cases se révélaient capables de susciter de nouveaux dévelop­
pements narratifs, cl'accueillir des préoccupations qui nous
étaient étrangères au moment de 1 'élaboration des albums. Un
vertige de Franz, à la fin des Murailles de Samaris, suggéra
l'idée du« mal de Xhystos », ce trouble qui conduit des habi­
tants à ne pas retrouver le chemjn de leur propre habitation. Les
policiers amenant Eugen Robick en prison devinrent les repré­
sentants d'une« brigade urbatecturale » susceptible d'interve­
nir en n'importe quel domicile à n'importe quel moment pour
vérifier sa conformité avec les plans. Pm-fois même, et à vrai
dire de plus en plus souvent, nous prenions appui sur des images
d'allure documentaire: curieusement, elles s'avéraient tout aussi
propices à nos vagabondages. Un livre sur les usines AEG, un
album sur le poète Kurt Tucholsky, le recueil Urformen der
Kunst du grand photographe berlinois Karl Blossfeldt nous
offrirent ainsi la matière de petites fictions inattendues.
C'est de ce diaporama que naquirent deux personnages
promis à un bel avenir dans la série : Mary von Rathen, née
d'une rêverie sur une beau portrait de Mary Tucholsky, et Axel
Wappendorf, dont le nom nous fut soufflé par un auditeur de
Porrentruy; il prit la parole au cours du débat, s'étonnant de
l'absence cl' Axel Wappendorf dans cette évocation de nos
grandes influences... Peut-être est-ce aussi !'oralité qui, en nous
rapprochant du conte, nous conduisit à insister sur le thème du
passage, reliant le monde des Cités obscures et le nôtre.
Pm· delà ces éléments ponctuels, le contact direct avec le
public fut pour nous une expérience fondamentale. Contraire­
ment à la réception d'une bande dessinée, qui se fait toujours à
froid, les réactions étaient ici instantanées; c'est comme mal­
gré nous, sous la pression des spectateurs, que les modifications
s'effectuaient. À l'écoute de la salle, nous sentions ce qui pas­
sait et ce qui passait moins; nous découvrions aussi la fragilité
de ces réactions, l'influence énorme du contexte et l'usure des
meilleurs effets. Le contact avec le public fut ainsi l'occasion
d'un autre ton, plus léger, plus drôle: les albums suivants
allaient s'en ressentir. Ce fut surtout l'occasion de liens plus
familiers, plus complices : la discussion qui suivait le diaporama
256 La tra11sécriture

parvint fréquemment à se maintenir dans un cadre purement


fictionnel. Cette conférence à deux voix favorisa également un
rapport différent à la collaboration : plus de chasse gardée ici,
pas de scénariste et de dessinateur, mais un échange incessant
de la parole, un goüt de l'improvisation, une tentative de nous
surprendre mutuellement.
Mais cette conférence-fiction nous fit non moins mesurer
nos limites. Car plus nous lui apportions d'enrichissements, y
intégrant des voix, des musiques, des extraits de films réels ou
imaginaires, plus nous sentions que ce diaporama aurait pu
déboucher sur un spectacle à part entière, indépendant des
albums. Mais il aurait fallu que nous sortions de l'amateurisme
qui présidait à ces affabulations et surtout que nous acceptions
de nous impliquer sur la scène de manière plus physique,
quasiment comme des acteurs, ce que nous nous sentions inca­
pables de faire.

DU DIAPORAMA À L'EXPOSITION-SPECTACLE
Le diaporama nous avait déjà conduits à nous éloigner du
monde des bulles, des cases et des planches. le Musée des
ombres, né d'une proposition des responsables du Centre
national de la bande dessinée et de l'image (CNBDl), se marqua
par un changement de dimension beaucoup plus spectaculaire.
Si beaucoup des éléments du scénario trouvaient leur source
dans la conférence-ficton ils subirent de nouvelles métamor­
phoses avant de s' intégrer au cadre de cette exposition-spectacle.
La suppression du rôle du conteur, la spatialisation du specta­
teur imposaient de concevoir le voyage sous une forme toute
différente. En outre, il n'était plus possible de manipuler à
volonté de vastes perspectives urbaines : en matérialisant de
manière tri-dimensionnelle l'univers des Cités obscures, l'ex­
position allait nous obliger à le réduire, ou plutôt à mettre au
point de nouvelles formes de suggestion.
Le projet naquit d'abord du lieu, ce CNBDI plus que neuf
puisqu'il n'était pas encore achevé au moment où nous le visi­
tions. L'espace que l'on nous proposait d'investir était destiné
à accueillir par la suite le Musée de la bande dessinée. Et
d'emblée, nous fümes tentés d'introduire un âge, une histoire,
Une exploration transmédiatique 257

un mystère dans l'édifice postmoderne de Roland Castro. Ces


murs trop frais allaient se patiner, ces grandes parois de verre
laisser place à l'obscurité. Projet fondamentalement in situ,« Le
Musée des ombres » ne pouvait que faire de son contexte de
présentation l'une de ses sources d'inspiration5.
L'exposition débutait par une sorte de leurre. En pénétrant
dans la première salle, le visiteur se retrouvait dans un petit
musée pruiiculièrement anachronique. Sagement encadrées dans
de vieux cadres moulurés et poussiéreux, des planches noir et
blanc, fort abîmées pour certaines, étaient accrochées sur des
murs à la peinture écaillée. Les légendes jaunies disposées sous
les cadres laissaient entendre qu'il s'agissait des survivances
d'un art mineur, oublié depuis longtemps... Mais soudain, voici
que l'un des murs se révélait traversé par une large faille,

5. Ce point ouvre sur une forme d'adapation plus pointue, mais à nos
yeux passionnante : celle de la reprise de projets de cet ordre dans des cadres
différents. Chacune des quatre présentations du Musée des ombres a donné
lieu à une forme de transposition, conduisant à des pertes et des gains quasi
imprévisibles. À Sierre, le montage s'effectua pour moitié dans l'hôtel de ville
et pour moitié sous chapiteau: le passage incessant de l'intérieur à l'exté­
rieur, les vues partielles ménagées sur les fresques réelles qu'abritait le bâti­
ment, la proximité effective d'une voie ferrée alors que la bande sonore
proposait des bruits de trains, ménageaient, au moins aux autochtones, quelques
surprises amusantes. À Bruxelles, les portes majestueuses du hall Dynastie
semblaient tout droit sorties de La fièvre d'Urbicande; et la structure tout en
hauteur de l'exposition, imposée par l'étroitesse de la salle, donnait à bon
nombre de visiteurs le sentiment de se retrouver dans la Tour. Le cas de la
Grande Halle de la Villette est le plus curieux : techniquement parlant, la chose
n'est pas douteuse, ce dernier montage était le plus abouti. Mais pour la
première fois, Le Musée des ombres n'était plus présenté seul : il s'inscrivait
dans l'ensemble plus vaste d'Opéra Bulles. Il en résultait de curieux embou­
teillages scénographiques. Et surtout, les effets de leurre ne fonctionnaient
plus du tout de la même manière. Pas un instant, le visiteur de la Grande Halle
ne pouvait se croire dans un véritable vieux musée, comme c'était arrivé à
certains vieux Bruxellois, stupéfaits de découvrir en plein cœur de la ville un
musée qu'ils ignoraient. La thématique même d'un musée de la bande dessinée
avait du reste perdu depuis longtemps l'évidence qu'elle avait à Angoulême,
lors de l'inauguration du CNBDI.
Ces réflexions devraient conduire à l'idée d'une« re-spécification » d'évé­
nements de cet ordre lors de chaque nouvelle présentation. Mais un tel projet
ne tarde pas à entrer en conflit. très pragmatiquement, avec les impératifs d'une
tournée ..
258 La tru11sécri111re

coupant en deux l'une des pages de lafïèvre cl' Urbicande. C'est


entre les deux moitiés de cette planche que le visiteur, intrigué
par la musique et les jeux de lumière qu'il entrevoyait de l'autre
côté, devait se glisser pour entrer véritablement dans l'exposi­
tion et découvrir le bureau d'Eugen Robick, l'urbatecte
d'Urbicande.
Même lorsque la proximité avec les albums pouvait paraître
très forte, comme dans le cas de ce bureau hémisphérique ou
de la Bibliothèque de livres géants, les transformations étaient
essentielles : le décor construit ne cherchait nullement à imiter
scrupuleusement le dessin, mais à le transfigurer, en tirant parti
des ressources du décor en trois dimensions. Mais de toute façon,
la plupart des scénographies de l'exposition-spectacle étaient
inédites, privilégiant des dispositifs spécifiques qui auraient eu
peu de sens dans les albums.
L'atelier de l'inventeur Wappendorf, personnage tout à fait
mineur des albums, occupait ainsi une place considérable en
raison des possibilités plastiques et ludiques qu'il présentait. Plus
évocateurs qu'imitateurs, les engins d'Axel Wappendorf s'ins­
piraient librement des croquis de François Schuiten, m,ùs tiraient
tout autant parti de fragments de machines découverts ici et là.
Chose amusante, ce sont les engins construits pour l'exposition
qui servirent de point de départ à plusieurs dessins ultérieurs.
C'est notamment le cas de la chaise roulante motorisée que l'on
aperçoit dans Brüsel, imitation étrangement fidèle puisqu'elle
se fait de l'objet vers l'image, adaptation a posteriori, d'une
fidélité aussi insolite qu'insolente.
La ville industrielle de Mylos, traitée en quelques pages clans
L'archiviste et la route d'Armilia, était elle aussi l'objet d'une
évocation circonstanciée. Un pseudo-film de propagande, pro­
jeté par une machine aussi démesurée qu'inefficace, rassemblait
des images presque toutes photographiques, reliées les unes aux
autres par la voix du commentateur. Directement issu du
diaporama, ce dispositif permettait de crédibiliser cet univers
sinistre, en même temps que d'établir une nouvelle passerelle
entre notre monde et celui des Cités.
La ville-serre de Calvani, enfin, à peine suggérée dans
l'archiviste. était l'objet de la scénographie finale. Depuis un

...
U11e exploration trwrsmédiatique 259

balcon, le visiteur découvrait un vaste panorama sur cette cité


faite de serres enchâssées les unes clans les autres. C'est un seul
paysage qui se transformait peu à peu, passant de la nuit au petit
matin. Techniquement très délicat, ce montage nous permit de
réaliser un de nos rêves : celui de développer une histoire à
travers une seule image, qu'on parcourt en tous sens afin d'en
extraire tout le suc.
Le projet du Musée des ombres n'était donc nullement de
rendre vraisemblable un univers de papier en multipliant les
effets de réel, mais de prolonger les surprises et les Jeunes, de
continuer les récits en les déplaçant sur un nouveau terrain. Le
regard voyageant de case en case du lecteur de bande dessinée
devenait ici celui d'un visiteur soumis aux sensations spatiales
les plus diverses. Il s'agissait d'établir des contiguïtés impos­
sibles, comme ces brèches de la bibliothèque, ouvrant brusque­
ment sur des vues démesurées. li s'agissait plus encore d'amener
le spectateur à modifier sans arrêt son regard : quelquefois,
c'étaient de vastes panoramas qui s'offraient à lui, d'autres fois,
des détails mjnuscules. Parfois l'événement se produisait à ses
pieds, à d'autres moments, c'est vers le plafond qu'il devait
diriger ses yeux. De la même façon, le texte intervenait sous
les formes les plus diverses : panonceaux répressifs, informa­
tions imprimées, plaques de bronze gravées, lettres manuscrites,
titres de livres, étiquettes bibliographiques, sans oublier les
nombreuses variétés de voix, liées ou non à des images ...
S'il a tiré parti de nos expériences de bande dessinée comme
de celle du diaporama, s'il a puisé clans son lieu de présenta­
tion bon nombre de ses caractéristiques, Le Musée des ombres
n'a pu aussi se développer que grâce aux collaborations qui se
sont présentées : François Vié, Olivier Corbex, Joël Po1tal, Pierre
Blanchard, Yves Maréchal, Dominique Briant, Jean-Pierre
Delvalle et bien d'autres ont apporté à l'exposition-spectacle
des éléments essentiels que nous nous sommes réappropriés.
C'est ainsi que l'idée même de la bibliothèque de livres géants
naquit d'un dialogue avec Olivier Corbex: nous avions ima­
giné une scénographie dans l'esprit de La 10111·, trop lourde et
sans cloute trop littérale; il insistait sur l'idée d'une biblio­
thèque; nous avons proposé de la changer d'échelle. Avec
260 La transécriture

d'autres collaborateurs, en d'autres lieux, Le Musée des ombres


aurait été tout autre. Et il n'est pas douteux que Les cités
obscures auraient connu, par la suite, des développements assez
différents.

DU MUSÉE DES OMBRES AU MUSÉE A.-DESOMBRES

À 1 'origine, le catalogue visuel et sonore publié par


Casterman ne devait être qu'une adaptation du Musée des
ombres, une simple trace. Mais une nouvelle fois les choses se
sont mises à dériver. D'un jeu de mots élémentaire naquit un
peintre justement obscur: Augustin Desombres. Le catalogue
devint« catalogue raisonné» de ses œuvres, illustré de photo­
graphies de son musée juste avant qu'il ne soit détruit. Et la
compilation des sons de l'exposition se transforma en une dra­
matique sonore, fondée sur un nouveau scénmio et s'appuyant
sur de nouvelles compétences extérieures, celles de Frédéric
Young et Thierry Génicot, auteurs de nombreuses œuvres
radiophoniques et notamment d'une adaptation d'Adèle Blanc­
Sec de Tardi.
Mais ce dont il s'agit ici, par rapport à la bande dessinée,
c'est clairement d'une anti-aclaptation. Des images fixes et sans
voix de la bande dessinée, nous sommes passés à ce qui peut
en sembler le plus éloigné : des voix sans images. Le sujet du
Musée A.-Desombres ne s'inspire d'aucun de nos récits, ni même
de l'exposition-spectacle; il n'aurait pu être traité dans un autre
média que la dramatique sonore. Car c'est la fiction elle-même
qui est devenue l'histoire de ce manque, de ce désir forcené de
l'image.
Visitant un musée perdu, un commissaire-priseur photo­
graphie une des fresques de ce peintre-pompier et« passe» sans
l'avoir voulu dans le monde des Cités obscures. Mais le lieu
qu'il atteint est plongé clans la nuit. Ceux qui habitent cette vaste
demeure - Mary von Rathen, Axel Wappendorf, Eugen Robick
- cherchent vainement, depuis plus de dix ans, le secret du pas­
sage. Tombant amoureux de cette jeune femme qu'il ne peut
voir, le commissaire-priseur sacrifiera pour l'entrevoir son
unique chance de revenir dans notre monde ...
Une exploration trc111s111édiatique 261

DU MUSÉE A.-DESOMBRES À L'ENFANT PENCHÉE


Au terme (provisoire) de tous ces détours, c'est un singu­
lier retour vers la bande dessinée qui s'est produit. Puisque ce
Musée Augustin-Desombres est en bonne partie à l'origine de
l'album sur lequel nous travaillons présentement, L'enfant
penchée.
Le récit est centré sur le personnage de Mary von Rathen,
né dans le diaporama, repris dans l'exposition-spectacle et
développé dans la dramatique sonore - ce personnage que s'ap­
propria une de nos lectrices (ou peut-être un de nos lecteurs)
qui, pendant près de deux ans, nous écrivit régulièrement sous
ce nom, nourrissant le personnage de nouveaux éléments.
Avec cette bande dessinée, il ne s'agit pas de reprendre sous
une forme plus classique le récit proposé par la dramatique
sonore, ni même d'en raconter la suite, mais plutôt d'imaginer
ce qui a pu précéder les événements mis en ondes dans Le musée
A.-Desombres. li s'agit de construire un avant à ce qui, d'abord,
s'était donné comme un après, de proposer une enfance qui
mène, comme nécessairement, à la fiction déjà existante.
Ce retour à la bande dessinée ne se fait pourtant pas sans
intégrer un élément au moins des excursions précédentes. C'est
sous forme photographique, à travers dix images de Marie­
Françoise Plissart, que le musée cl'Augustin Desombres avait
été représenté dans le coffret. C'est sous forme de photos,
encore, que sera traité dans cet album tout ce qui concerne le
peintre : sa découverte du musée, la réalisation des fresques, les
circonstances de son passage ... L'exploration transmédiatique
se poursuit, cette fois, au sein même d'un album de bande
dessinée.

MOBILITÉ ET SPÉCIFICITÉ
On l'aura remarqué: de tous ces projets, aucun ne repose
réellement sur le principe de l'adaptation. Ils ne relèvent pas
non plus d'une euphorie du multimédia où des contenus simi­
laires pourraient se décliner dans les formes les plus variées.
Tous impliquent par contre une exaltation de la métamorphose,
un goût pour la mobilité aussi fort que pour la spécificité.
262 La tra11sécriture

La logique qui préside à ces diverses transformations n'est


pas vraiment celle de la traduction dont parlait Topffer à propos
du D' Festus. Ce serait plutôt celle du rebond : à la faveur du
changement de média, de nouvelles fictions se sont inventées ;
c'est en passant d'un domaine à l'autre que la série a pu se
développer, comme si chaque projet avait entraîné le suivant.
Au lieu qu'il y ait un même récit susceptible de se décliner
diversement- comme par exemple chez Marguerite Duras avec
ces variations sur un thème que sont les différentes versions de
L'arnante an.glaise et d'Aurelia Steiner- il y a un territoire sus­
ceptible d'être exploré sur différents modes: le naturaliste n'y
observe pas les mêmes faits que le géomètre.
Même un cas apparemment plus proche d't:ne situation
d'adaptation traditionnelle se trouve comme contaminé par cette
logique du rebond. C'est ainsi que le récit de La fïèvre
d'Urbicande a connu des modifications fondamentales en
passant de l'album à l'opéra, projet du musicien Didier Denis
toujours en cours d'élaboration. Dans la bande dessinée, le cube
en expansion fragmente multiplement l'espace, venant concur­
rencer l'œuvre de l'urbatecte. Dans l'opéra, il engendre la mu­
sique et vient scander le temps. Ce nouveau contexte a conduit
à une complète refonte du scénario oi:1 tous les accents sont dé­
placés : la conception des décors, le contenu des dialogues, la
focalisation du récit, il n'est pas un élément de l'album qui soit
demeuré intact. La rive nord, traitée dans l'album en quelques
pages trop sommaires, devient le cadre d'un acte central riche
en péripéties inédites, directement issues des possibilités musi­
cales.
Chose amusante, ce sont ces changements de forme qui sem­
blent avoir imposé l'idée de la série clans l'esprit du public,
comme si, en sortant de la bande dessinée au sens précis du
terme, elle acquérait une forme d'objectivité. En passant d'un
média à un autre, Les cités obscures sous-entendaient peut-être
qu'il existait un univers de référence, indépendant de ces
diverses traductions. C'est l'ensemble des réalisations qui de­
viendraient alors adaptations d'un introuvable récit premier ...
li est en tout cas probable que ce sont ces changements
incessants de domaines qui ont favorisé les interventions
Une exploratio11 transm.édiatique 263

créatives du public : en se révélant poreuse, la série se montrait


susceptible d'accueillir de nouvelles greffes. Au fi I des années,
nous avons reçu des cartes et des manuscrits, un dictionnaire
des personnages, des fictions apocryphes, un jeu de société ...
Exaltantes, propices aux découvertes et aux rencontres, ces
aventures transmédiatiques sont quelquefois difficiles. Car
chacune de ces métamorphoses suppose une forme de réappren­
tissage, un cheminement complexe et parfois douloureux.
C'est ce que nous a montré le travail entrepris voici plusieurs
années sur un scénario de long métrage dans l'esprit des Cités
obscures. Désireux d'approcher avec précision la réalité visuelle
du futur film, nous avons d'emblée conçu le scénario sous forme
de storyboard, un storyboard lui-même dessiné sur base de
repérages photographiques. Ce long travail déboucha toutefois
sur une insatisfaction. Malgré notre volonté d'inscription
spécifique, nous étions demeurés exagérément tributaires du
graphisme. Peut-être aussi avions-nous succombé insidieuse­
ment au péril de l'adaptation en voulant revenir sur certains
éléments des Murailles de Samaris que nous nous reprochions
de ne pas avoir développé comme ils auraient pu l'être. Toujours
est-il que, n'ayant ni la liberté d'une bande dessinée, ni la cré­
dibilité d'une œuvre cinématographique, le scénario stagnait
dans un entre-deux peu convaincant. li risquait de conduire,
comme tant d'autres, à une bande dessinée sur grand écran.
11 nous fallut abandonner le storyboard, reprendre de fond
en comble les données du récit et repartir dans une direction
nouvelle, non achevée à ce jour. La recherche d'une incarna­
tion spécifique implique peut-être, ici, de pousser jusqu'à ses
limites la logique du rebond, c'est-à-dire de sortir de la série,
d'entrer dans une nouvelle aventure, extérieure aux Cités
obscures.
CONCLUSIONS
VARIATIONS SUR UNE PROBLÉMATIQUE

André Gaudreault

Nous voici donc rendus au moment dit de la conclusion,


ou mieux« des» conclusions. Je ne sais ce qu'il y aura de véri­
tablement conclusif dans le présent exercice, mais nous avons
pensé, Thierry Groensteen et moi-même, proposer en quelque
sorte un genre de bilan, qui se fera sous deux formes. D'abord,
sous la forme de réflexions et de questions, que je formulerai
en tout premier lieu, comme pour attirer l'attention sur certains
points jugés plus cruciaux que d'autres. Ensuite, Groensteen
proposera ce que l'on pourrait appeler un tableau synoptique
« et raisonné» des diverses avenues au travers desquelles nous
avons circulé au cours du colloque.
Commençons par un point de vocabulaire. D'abord, ce fa­
meux titre, la« transécriture», qui n'est ici dit« fameux», dans
un sens du mot, que précisément parce qu'il n'était pas fameux
avant le colloque, qu'il ne l'a pas vraiment été au cours même
du colloque, et qu'il n'a que fort peu de chance de le devenir à
la suite de ce collectif ... N'y a-t-il pas, tout de même, quelque
chose d'étrange, et de fascinant tout à la fois, dans cette irré­
ductibilité du mot « adaptation» qui, malgré de nombreuses
volontés, nous est resté collé à la peau, comme une cicatrice
indélébile. Ou si l'on préfère cette image, comme ce bien peu
coopérant morceau de sparadrap qui, dans je ne sais plus quel
Tintin, ne cesse d'embêter le capitaine Haddock et lui reste,
justement, collé à la peau.
Le mot adaptation, on le sait, fait problème ; notamment
du fait qu'il garde toujours sous-jacente l'idée de comparaison
et d'équivalence entre une œuvre souche, que l'on a appelée
268 La transécriture

l'hypotexte, et une œuvre dite dérivée, que l'on a appelée,


symétriquement, !'hypertexte. Peut-être ce mot au fond bien
concret d'«adaptation», inventé à la fin du siècle dernier, ça
aussi nous l'avons appris au cours du colloque, ne saurait-il être
remplacé adéquatement par un mot aussi a bstrait que
«transécriture», pour la simple et bonne raison que le premier
réfère à un procédé (se saisir d'une fabula pour la faire entrer
dans le corset d'un autre média que celui pour lequel cette fabula
était déjà prévue), alors que le mot transécriture infère pour sa
part plutôt un processus, le processus même de l'écriture, que
celle-ci soit littéraire, cinématographique, «bédéesque» ou
autre.
En ce sens, l'une des surprises du colloque fut peut-être de
nous entendre dire, par ce chantre de la«réécriture» ou, plutôt,
cette chanteresse de la réécriture qu'est Marie-Claire Ropars,
chez qui j'avais moi-même appris il y a quelques années à
développer la suspicion la plus totale envers ce mot présumé­
ment désuet et obsolète d'«adaptation», l'une des surprises du
colloque fut donc d'entendre cette dernière affirmer à au moins
quatre reprises, je les ai comptées, soit à chaque fois qu'elle
s'«enfargeait» dans le (en français de France =«se butait au»)
mot en question, qu'il était impossible de se passer de lui, malgré
sa totale inadéquation. Je répète : «malgré sa totale inadéqua­
tion». C'est, il me semble, ce qu'elle-même disait.
Il s'agit là, assurément, d'un bel exemple de retour du
refoulé. Mais quand on voit la vulgate qui est habituellement
suscitée par la problématique usuelle, et usée, de l'adaptation.
on nous pardonnera aisément ce désir de refoulement ... Et le
désir de renouvellement qui l'a accompagné.
C'est un peu, donc, comme si le mot «adaptation» avait
tourné autour de cette assemblée tout au long du colloque, dans
un mouvement de «translation». Translation. Ce mot ne peut
faire autrement que d'évoquer, encore et encore, l'adaptation,
dès lors qu'on le fait migrer vers l'anglais, «trance-lé-cheun»,
soit en français «traduction», dont on dit qu'il vient du mot
«trahison», et de ramener à la surface toute la problématique
des infidélités adaptatives auxquelles nous avons, en tant que
groupe, su résister tout au long du colloque. Je dis«en tant que
Variations sur l/lle problématique 269

groupe», car certains ont péché, c'était inévitable. Mais il a été


ici question beaucoup plus de fidélité aux médias et aux
principes artistiques que de fidélité aux œuvres et aux auteurs.
« Trance-lé-cheun» évoque aussi chez moi le titre de la
dernière communication à ce colloque, dans laquelle il était
question de «musique translative» (voir ici même le texte de
Gilles Ciment), tout simplement parce que la musique permet­
tait justement, comme structure intermédiaire, de procéder à la
« trance-lé-cheun», disons heureuse, d'une bande dessinée en
film.
Cette idée de « structure intermédiaire» convoque aussi
cette hypothèse développée lors des discussions en cours de
colloque à l'effet que chaque lecture d'un texte, chaque lecture
singulière, produirait dans l'esprit du lecteur ce que l'on pour­
rait appeler un «icone» du texte et que ce serait cet icone du
texte que l'adaptateur adapterait, le faisant passer dans la
«moulinette» d'un autre média, quitte à ce que ce passage à la
« moulinette» de I'icone de lecture en question puisse avoir,
comme il a été ici largement démontré, une action en retour,
dans un défi à la chronologisation à laquelle l'histoire classique
des œuvres nous a habitués, sur l'œuvre initiale d'où fut tiré ce
premier icone de lecture. Et ce, pour des raisons d'écriture, de
réécriture et, pourquoi pas, de transécriture. Une transécriture
de l'existence de laquelle on ne peut pourtant pas douter dès
lors qu'on s'en remet au principe même de l'adaptation, qui
serait 1 '«emprunt» sous toutes ses formes. Si l'on emprunte
peu, et que l'on se réduit à reporter d'un texte à l'autre le seul
noyau dur de lafabula, on fait, qu'on le veuille ou non, Ha111.let
de Électre, comme nous avons eu la surprise de nous en rendre
compte au cours du colloque. Si l'on emprunte beaucoup, et
souvent, et que l'on donne à un même hypotexte plusieurs
hypertextes successifs, on récrit à la fois l' hypotexte et son
premier hypertexte, qui devient ainsi, lui aussi, un hypotexte,
une fois consommée cette nouvelle adaptation qui est, dans ce
cas, destinée à être à son tour l'un des hypotextes du nouvel
hypertexte, comme le démontre à souhait ce Facteur qui
s'adapte toujours plus d'une fois. La transécriture, c'est aussi
cela, probablement.
270 La tran.sécrilure

Ce qui m'amène à reparler de cette apparente «adapto­


génie » dont il fut brièvement question. Pourquoi une œuvre
«scripturale» comme, précisément, cet «adaptogénique»
Facteur a-t-elle suscité autant d'«adaptations cinématogra­
phiques»? Qu'est-ce en effet cette manie que l'on a d'inces­
samment figurer, et c'est le cas de le dire, cette œuvre-là dans
un autre média que celui auquel le destinait initialement son
créateur? Oui, quelle est cette manie de figurer, de refigurer et,
dans certains cas (voir Le cœur révélateur d'Edgar Allan Poe),
de défigurer, en les transposant, en les désubstantialisant pour
les resubstantialiser à nouveau, mais dans une autre matière d'ex­
pression, ces œuvres qui n'ont pourtant demandé qu'à être
«lues», non pas à être «vues».
Ce qui m'amène à poser deux questions inéluctables, mais
que nous avons peut-être un peu négligées. La première concerne
ce que Philippe Marion et moi-même avons proposé d'appeler
la médiagénie. li doit bien y avoir quelque chose dans une œuvre
comme Le facteur sonne toujours deux fois, ne serait-ce à la
limite que son potentiel proprement monstratif de charge
érotique, qui explique sa tendance récurrente à sortir, avec une
étonnante régularité, de sa peau scripturale, pour revêtir les ori­
peaux du cinéma. Serions-nous là en présence du premier cas
de syuzhet mal incarné? Serait-ce que la gangue linguistique
sied moins bien à cette fabula que l'écrin qu'est l'écran?
La deuxième question que m'inspire cette réflexion a en­
core trait au média, et elle est double. Pourquoi le cinéma et la
BD sont-ils, au fond, les seuls lieux où l'on puisse se permettre
l'adaptation à répétition ? On imagine mal en effet un écrivain
sérieux s'adonnant à cette activité étrange qui consisterait à
produire un remake scriptural d'une première adaptation«pour
le roman», l'exemple est imaginé bien sür, du film Les carabi­
niers de Godard ...
J'ai dit que cette question était double, en voici le deuxième
volet. Pourquoi ne parle-t-on que fort rarement d'adaptation du
cinéma vers la littérature, phénomène qui est somme toute très
rare et qui n'est, règle générale, qu'œuvre de tâcheron? Et,
corollairement, à quand la première adaptation d'une œuvre de
BD pour la littérature? La réponse convoque bien sür tout le
Variations sur une problématique 271

problème de la reconnaissance institutionnelle du septième et


du neuvième art. Mais cela n'est pas suffisant, je crois. Il y a, je
pense, quelque chose qui tient du média, et de son «ontologie »
(en fait, de sa matérialité), et au fond, de ce que l'on pourrait
appeler l'adaptogénie, non plus de l'œuvre, mais cette fois du
média.
Quant à l'éventuelle adaptogénie de l'œuvre, si l'on y
revient maintenant, il faudrait peut-être convoquer dans un
deuxième temps toutes ces œuvres dont nous avons dit, en début
de colloque, qu'elles seraient dans une classe à part, du fait de
leur manque radical d'adaptogénie, «coulées» comme elles le
sont dans le média qui les a d'abord pris en charge, et faisant
littéralement corps avec lui. D'où leur caractère intrinsèquement
réfractaire à la transécriture. Ainsi des exemples que nous avons
donnés de Proust, mais aussi de Hergé.
Il est finalement un point qui est revenu souvent mais que
nous n'avons probablement fait qu'effleurer. Comme I'avan­
çait Jean Châteauvert 1 , une parfaite redondance sémantique dans
des matériaux énonciatifs différents est impossible. Raconter la
«même» chose dans un autre média, ce n'est plus raconter la
même chose, même si on a pu avoir tendance, à certaines repri­
ses, à vouloir nous prouver le contraire. Au fond, toute forme
d'adaptation ne serait-elle pas, pour reprendre une métaphore
musicale, qu'une «variation sur un thème» ?

1. Dans une version liminaire d'une thèse de doctorat déposée en 1991


à l'Université Laval, d'où le chercheur a tiré un ouvrage. Voir Jean
Châteauvert, Des mors à l'image. La voix over a11 ci11é111a, Paris/ Québec,
Méridiens Klincksieck/ Nuit blanche éditeur, 1996. Dans l'ouvrage, le pas­
sage en question se lit maintenant comme suit (p. 62) : « la parfaite synony­
mie étant impossible précisément parce qu'il s'agit de matériaux énonciatifs
différents qui véhiculent des informations différentes ».

....
LE PROCESSUS ADAPTATIF
(TENTATIVE DE RÉCAPITULATION RAISONNÉE)

Thierry Groensteen

1. On appelle « adaptation » le processus de translation


créant une œuvre CE2 à partir d'une œuvre CEl préexistante,
lorsque CE2 n'utilise pas, ou pas seulement, les mêmes maté­
riaux de l'expression que CEi.
2. Dans l'œuvre souche CEi, il est loisible, sinon d'isoler,
au moins de distinguer en principe plusieurs composants, qui
sont autant de niveaux d'existence ou d'appartenance. Quatre
d'entre eux paraissent plus paJ1iculièrement pertinents au regard
du phénomène adaptatif: la«fable» - ou sujet- que l'œuvre
narre et développe, le «média» dans lequel elle s'incarne, le
«discours» qu'elle tient explicitement et/ ou implicitement,
enfin le«texte» qui en constitue la surface phénoménologique
(mots, mais aussi bien images, sons, etc.).
3. Ces composants sont les déterminés de l'œuvre CEi. On
peut les considérer comme intrinsèques à CEi, même s'ils ne
lui appaJ·tiennent pas exclusivement.
Une même fable peut avoir inspiré de nombreuses œuvres
(les différents Faust ou les multiples Don Juan). Le média est
un support commun à des œuvres innombrables et éminemment
différentes - mais dont chacune constitue une «performance
médiatique» singulière. Le discours est toujours à la fois
expression d'une subjectivité et discours social, comme tel
véhiculant des valeurs partagées par une communauté.
4. Le texte seul- sauf peut-être, chez Borges, celui du Don
Quichotte de Pierre Ménard- est, par définition, un déterminé
spécifique. Quelle que soit la part faite à des textes antérieurs,

...
274 La transécriture

par exemple sous la forme de citations ou de pastiches, I 'œuvre


n'est acceptée et reconnue comme œuvre que si elle constitue
un texte original.
La théorie de l'adaptation qualifie fréquemment l'œuvre
souche CEI d' « hypotexte » ; ce faisant, elle exhausse indûment
l'un des déterminés de l'œuvre, et tend à faire l'impasse sur les
autres, que le processus adaptatif intéresse pourtant non moins.
Cette réduction est toutefois relativement légitime, précisément
parce que le texte garantit l'existence de l'œuvre comme œuvre
originale et, en quelque sorte, signe son identité.
5. Par ailleurs, l'œuvre CEl a été créée au sein d'un
« contexte » historique, que nous appellerons son déterminant
(extrinsèque). Ce contexte est notamment et indissociablement
artistique, culturel, social, économique et idéologique. Il informe
chacun des déterminés de I'œuvre. S'agissant en particulier du
média, l'œuvre est nécessairement déterminée par la situation
du média à un moment historique donné. Elle occupe une posi­
tion dans un champ de forces artistiques ; elle reflète et le cas
échéant infléchit un état de la création ; elle obéit enfin à des
contraintes spéci figues liées à une situation de production
(financière, technique,juridique, etc.). L'ambition dont témoigne
l'œuvre doit être appréciée notamment par rapport à la place
reconnue alors au média dont elle relève, dans la hiérarchie
implicite et fluctuante des modes d'expression.
Le Quichotte de Pierre Ménard ne saurait être celui de
Cervantès en raison de la différence des contextes, comme
Borges l'observe d'ailleurs très justement: « Ce n'est pas en
vain que se sont écoulées trois cents années pleines de faits très
complexes. Parmi lesquels, pour n'en citer qu'un : le Quichotte
lui-même. »
7. L'œuvre CE2, adaptée de CE1, possède quatre déterminés
et un déterminant analogues, susceptibles d'être comparés, un
à un, à ceux de CE1. Il faut d'abord prendre garde au fait que la
nouvelle œuvre étant postérieure à la première, le contexte s'est
nécessairement transformé dans des proportions plus ou moins
considérables. Les choix et les solutions artistiques dont
témoigne CE2 sont, notamment, des réponses au nouveau
contexte, et la mesure implicite de l'écart qui le sépare du
l
Le processus adaptatif' 275

contexte précédent. C'est ainsi que, plus la situation sociale et


le paysage idéologique ont évolué, plus Œ2 tiendra obligatoi­
rement un discours différent de Œ 1, quand bien même la fable
serait rigoureusement identique.
8. L'adaptation est, au sens strict, la réincarnation cl'une
œuvre Œl clans un média différent de celui qui lui servait ori­
ginellement de support. Cette« transmécliatisation » (ou, si l'on
préfère, « transsémiotisation » ; Jakobson parlait, pour sa part,
de « transmutation ») ne peut toutefois s'effectuer sans que les
autres déterminés de Œ 1 en soient plus ou moins altérés.
D'abord parce que changer de média équivaut, par définition, à
changer de signifiants, donc de texte. C'est à ce niveau particu­
lier que la notion de « transécriture » prend toute sa valeur.
9. Le discours subit, lui aussi, inévitablement, certains dé­
placements. À cela trois raisons, dont la première a déjà été
mentionnée (voir le point 7). La modification du discours tient,
en deuxième lieu, au changement d'auteur - le discours véhi­
culant toujours, consciemment ou non, une part de subjectivité
individuelle. Cette deuxième raison ne peut évidemment pas être
prise en compte dans les cas d'autoadaptation (ainsi des écri­
vains qui portent eux-mêmes tel de leurs romans à l'écran). La
troisième raison est que chaque média induit, selon nous, une
organisation différente du discours, qui ne peut laisser intact son
contenu. En effet, les topoï et les symboles autour duquel le
discours s'organise ne sauraient être rigoureusement identiques
dans deux médias différents, mais seulement présenter des équi­
valences approximatives. Il faut enfin tenir compte des diffé­
rences dans les conditions de réception de l'œuvre. Non
seulement les situations concrètes de réception varient selon les
médias, mais également les attentes du public. Ces différences
induisent, chez le récepteur, une perception et, partant, une
reformulation différentes du discours tenu.
1 O. Quant à la fable, les altérations auxquelles elle peut être
soumise sont de divers ordres. J'en mentionnerai quatre, sans
prétention à l'exhaustivité. Il peut s'agir de modifier des situa­
tions dramatiques ; de donner, par exemple, une conclusion
différente à telle scène ou à tel conflit (un happy end pouvant
ainsi remplacer une fin malheureuse, et vice-versa). La structure
276 La tra11sécriture

énonciative peut aussi être altérée; cela se produit notamment


lorsqu'un film adapté d'un roman écrit à la première personne
supprime toute voix narrative du type voice over et fait le choix
de recourir exclusivement aux dialogues. En troisième lieu, les
personnages peuvent être modifiés ou redéfinis; que l'on songe
aux remakes américains de comédies françaises à succès,
solution préférée au doublage ou au sous-titrage de I' œuvre
originale, parce qu'elle permet d'américaniser le personnel du
récit et de le mettre ainsi plus à la portée de la sympathie du
public (il s'ugit évidemment là, si l'on m'autorise ce concept
paradoxal, d'un cas d'adaptation homomédiatique). Enfin, la
fable peut subir une transposition diégétique (changement
d'époque ou de cadre géographique), qui, dans certains cas
extrêmes, s'apparente à une transposition générique - une
tragédie antique pouvant, par exemple, fournir le sujet d'un
western. Le château de l'araignée, cl' Akira Kurosawa, transpo­
sait ainsi Macbeth clans le Japon médiéval. Ces différentes sortes
de restructurations peuvent aller jusqu'à rendre méconnaissable
la fable initiale. (Inversement, des œuvres conçues sans réfé­
rence les unes aux autres présentent quelquefois, de façon
fortuite, des similitudes frappantes dans la construction drama­
tique.) Une adaptation peut cl'ailleurs ne retenir que peu de chose
de l'œuvre dont elle s'inspire, et n'en attendre qu'un ébranle­
ment initial de l'imagination créatrice.
1 1. On a pu quai ifier d' « adaptogénie » la propension que
manifestent certaines œuvres à susciter des adaptations en grand
nombre. Parmi les déterminés de l'œuvre, cette qualité caracté­
rise spécifiquement la fable, mais reste malaisée à définir. On
pressent qu'elle procède à la fois du « romanesque » - cet habile
composé d'intrigue, de suspense et d'émotion - et d'une capa­
cité à transcender celui-ci pour atteindre à un niveau de plus
grande généralité, celui des situations archétypales et des
personnages fatals. Le critère de la notoriété de l'œuvre élue
n'est évidemment pas à négliger.
12. L'adaptation d'une œuvre littéraire clans un autre média
n'implique pas nécessairement que le texte original (l'écrit) soit
en quelque façon altéré. Le texte peut en effet être lu, chanté ou
reproduit in extenso, la transmécliatisation consistant alors en
Le processus adaptatif 277

l'ajout d'éléments sonores et/ ou visuels. En ce cas, l'adapta­


tion se rapproche d'un processus ancien et bien connu, qui est
celui de l'illustration. Lorsque le texte est intégralement
conservé, on peut parler d'adaptation in prœsentia, Œ I se
trouvant citée à l'intérieur de Œ2.
13. Dans le processus adaptatif entrent fréquemment des
agents (ou médiateurs) de la translation de Œl vers Œ2. Une
troisième œuvre Œ3, sans rapport particulier avec Œl , peut
servir de référence implicite et nourrir le travail accompli sur
Œ l. Par ailleurs, ce travail mobilise souvent des états secon­
daires (ou formes dérivées) de Œl, ou certains de ses corol­
laires. L'adaptation d'un roman pourra ainsi emprunter des
éléments à la correspondance ou la biographie de son auteur.
Elle pourra aussi tenir compte d'adaptations ou d'illustrations
que ce texte a déjà suscitées antérieurement (il est, par exemple,
presque inimaginable de porter un roman de Fenimore Cooper
à l'écran sans se référer aux peintres américains qui en ont déjà
fixé l'imagerie); s'ouvrir, en un mot, au territoire illimité de
l'intertexte.
Ces divers éléments informent la perception du texte choisi
aux fins d'adaptation ainsi que le processus de transécriture. Us
constituent ce qui a quelquefois été désigné comme I '« icône
du texte».
14. Du point de vue de sa réception par le public, une œuvre
adaptée Œ2 s'offre toujours à deux modes d'appréhension et
de délectation artistique. Il est possible et légitime de I 'appré­
cier en elle-même, dans l'ignorance de l'œuvre Œl qui l'a ins­
pirée, et sans qu'intervienne le ressouvenir personnel ou la
connaissance érudite de celle-ci. Elle s'expose par ailleurs, de
la part du public informé de Œl, à une appréciation seconde,
en tant que performance adaptative et résultat d'un processus
de transécriture. Les qualités qui lui sont reconnues s'apparen­
tent alors à ce que Kant nommait la « beauté adhérente » : elles
sont mesurées à l'aune d'un concept préexistant.
15. En sens inverse, l'œuvre Œ2 est susceptible d'influer
rétroactivement sur la perception et l'appréciation de ŒI, et cela
quel que soit l'ordre clans lequel le récepteur se trouve succes­
sivement exposé à l'une et à l'autre.
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS
ÉLÉMENTS DE THÉORIE
Thierry Groensteen : Fictions sans frontières 9
André Gaudreault, Philippe Marion : Transécriture
et médiatique narrative. L'enjeu de l'intermédialité... 31

DU LIVRE À L'ÉCRAN: ALLERS ...


« Une absence totale de dramaturgie » : entretien
avec Jean-Claude Carrière sur Bouvard et Pécuchet 55
André Gardies : Le narrateur sonne toujours deux
fois 65
Lucie Roy : Transréférentialisation et
transmondanéisation 81
Bertrand Gervais : Torsions, distorsions ou comment
adapter une méprise de lecture 107
Marie-Claire Ropars-Wuillewnier: L'œuvre au
double : sur les paradoxes de l'adaptation 131
Monique Carcaud-Macaire, Jeanne-Marie Clerc:
Pour une approche sociocritique de l'adaptation
cinématographique. L'exemple de Mort à Venise 151
... ET RETOUR
« Un roman qui parle du film » : entretien avec
François Rivière sur la novellisation de Kafka 179
LA MÉDIATION MUSICALE
Gilles Ciment: Des comics au musical:
un genre translatif 187
280 La transécriture

François Jost: Le clip: l'écriture en transe 215

LE CARREFOUR DE LA BANDE DESSINÉE


Jacques Samson : L'autre texte 233
Benoît Peeters : Une exploration transmédiatique,
Les cités obscures 249

CONCLUSIONS
André Gaudreault: Variations sur une
problématique 267
Thierry Groensteen : Le processus adaptatif.
(Tentative de récapitulation raisonnée) 273
,-
1

Révision du manuscrit · Jocdyne Cùté


Composition : Aude Tousign.int
Mise en page: CompoMagny
Conception graphique · Dominic Dul'faud

Diffusion pour le Canada· Gallimard liée


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Li.:s Éditions No1a bt::nc


1230. boulevard René-Lévesque. Ouest
Québec. Qc. GIS I W2
Canad:1
ACHEVÉ D'IMPRIMER
CHEZ AGMV-MARQUIS IMPRIMEUR INC.
CAP-SAINT-IGNACE !QUÉBEC. CANADA)
EN SEPTEMBRE 1998
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS NOTA BENE

Dépü! légal. :1�· trimt!stre 1998


Bibliothèque natimwli! <lu Québec

-
la tra nsécritu re
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Dans tous les domaines de la fiction, les adaptations sont de plus en


plus nombreuses, au détriment des créations originales. Roman,
· film, mais au-ssi clip, théâtre et bande dessinée, s'échangent de plus
en plus les intrigues, les sujets et les discours. Ce phénomène est ici
étudié dans toute son étendue par des spécialistes de différentes
disciplines.
Loin de limiter leur réflexion à la question de la fidélité à l'œuvre­
souche (fidélité à quoi? à un texte, à une essence, à des intentions,
à une structure?), les auteurs s'efforcent de décrire au plus près,.
dans ieur technicité, les mécanismes de cetté transécriture généra­
lisée. Dans la mesure où il cerne, par ailleurs, les véritables enjeux de
l'adaptation comme pratique culturelle, ce livre s'adresse à tous ceux
qu'intéresse l'évolution des arts et des médias.
Avec des textes de Monique Carcaud-Macaire, Gilles Ciment,
Jeanne-Marie Clerc, André Gardies, Bertrarîd Gervais, François
Jost, André Gaudreault, Thierry Groensteen, Philippe Marion,
Benoît Peeters, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Lucie Roy et
Jacques Samson, et des entretiens avec Jean-Claude Carrière et
François Rivière.

/IJ Éditions Nota bene

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