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PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE
ANDRÉ GAUDREAULT ET THIERRY GROENSTEEN
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LiliirÉRATURE
1 .. COLLOQUE DE CERISY
MONIQUE CARCAUD-MACAIRE
JEAN-CLAUDE CARRIÈRE
GILLES CIMENT
JEANNE-MARIE CLERC
ANDRÉ GARDIES
ANDRÉ GAUDREAULT
BERTRAND GERVAIS
THIERRY GROENSTEEN
FRANÇOIS JOST
PHILIPPE MARION
BENOÎT PEETERS
MARIE-CLAIRE ROPARS-WUILLEUMIER
FRANÇOIS RIVIÈRE
LUCIE ROY
JACQUES SAMSON
PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE
ANDRÉ GAUDREAULT ET THIERRY GROENSTEEN
LA TRANSÉCRITURE
POUR UNE THÉORIE DE L' ADAPTATION
LITTÉRATURE
CINÉMA
BANDE DESSINÉE
THÉÂTRE
CLIP
COLLOQUE DE CERISY
A.G.&T.G.
ÉLÉMENTS DE THÉORIE
-
FICTIONS SANS FRONTIÈRES
Thierry Groensteen
23. Dans Cinéma, un œil ouvert sur le monde, Lausanne, Guilde du Livre ;
texte repris dans Qu'est-ce que le cinéma, 1958 ; édition définitive : Cerf,
1981 ; extrait p. 90.
24. Voir de Guy Gauthier, « Origines du feuilleton », Ci11émactio11. Hors
série. Cinéma et bande dessinée, Corlet-Télérama, (été), 1990, p. 213.
25. Vie et mort de l'image, Gallimard, 1992, p. 309.
26. Dans Qu 'est-ce que le cinéma, op. cit.
28 LA transécriture
-
Tra11sécriture et médiatique narrative 33
n'en sait rien, non plus d'ailleurs que le metteur en scène avant
la projection des fragments 18. »
Ainsi le syuzhet serait-il l'équivalent de lafabula-en-tant
que-médiatisée. Ce serait donc que la même fabula, le même
substrat « historique» pour utiliser une autre terminologie,
pourrait connaître plusieurs syuzhétisations. Ainsi du Petit
chaperon rouge et de sa syuzhétisation scripturale, de sa
syuzhétisation orale, de sa syuzhétisation filmique, etc., qui
toutes différeraient les unes des autres.
David Bordwell ne serait pas d'accord, puisque selon lui,
la « structuration du syuzhet est, logiquement, indépendante du
média, les mêmes structures de "syuzhet" pouvant être maté
rialisées dans un roman, une pièce de théâtre ou un film 19».
On pourrait penser que Bordwell commet en quelque sorte
l'erreur dénoncée, il y a plusieurs décennies, par Chklovski lui
même : « On confond souvent la notion de [syuzhet] avec la
description des événements, avec ce que je propose d'appeler
conventionnellement la [fabula]. En fait, la [fabula] n'est qu'un
matériau servant à la formation du [syuzhet]20• »
Mais tel n'est pas le cas puisque le chercheur américain
distingue pourtant nettement le syuzhet de la fabula : « Le
syuzhet [...]est la disposition concrète et la présentation de la
fabula dans le film 21•»
L'erreur que commet Bordwell, à notre avis, c'est de ne pas
prendre en compte l'ensemble des phénomènes que les forma
listes ramènent avec eux dans le filet de leur syuzhet. Il faut
dire, en effet, que la notion de syuzhet apparaît à ce1tains égards
un peu trop compréhensive, puisqu'elle vaut à la fois pour ce
que Bordwell y voit, soit la structuration spécifique à telle ou
MÉDIAGÉNIE ET ADAPTATION
Jusqu'ici, notre cheminement nous a conduits à évoquer le
média à partir de la fabula et surtout du syuzhet. Tentons main
tenant d'entreprendre, en quelque sorte, le parcours inverse en
partant du média. Notre intention est de confirmer qu'il serait
trompeur, pour saisir la genèse et le statut d'un récit médiatisé,
d'en rester à une simple consécution logique articulant ce que
nous avons comparé à la suite : « inventio», « dispositio» et
agencement expressivo-médiatique. À cette fin, explorons plus
avant la notion de médiatique narrative introduite ci-dessus.
Nous avons déjà souligné combien la rencontre, m.ieux l'in
teraction profonde, avec l'opacité d'un matériau d'expression
choisi semblait être génératrice de contenu, voire source décisive
de création. Cette proposition générale mériterait d'être déve
loppée en examinant plus particulièrement les arts narratifs tels
qu'ils sont façonnés au creuset des médias qui les véhiculent,
ou même, les définissent. Certes, lorsqu'on évoque le récit, on
pense spontanément à sa matérialisation « naturelle» dans le
langage verbal. Pourtant, rien qu'à ce plan, songeons un instant
au visage différent - au sens différent - que prend le récit, ou
plus exactement le syuzhet, lorsqu'il est exprimé oralement ou
lorsqu'il procède d'un travail d'écriture. Différences a fortiori
démultipliées lorsque ce syuzhet affleure des médias complexes
comme le cinéma, la bande dessinée ou la télévision.
Chaque média, selon la façon dont il s'en empare, combine
et démultiplie nos matériaux d'expression «familiers» - le
N'y aurait-il pas, par ailleurs, lieu de réunir, dans une classe
à part, ces œuvres (pièce de théâtre, film, roman, bande dessinée
ou autre) proprement inadaptables sans chambardement majeur,
ou sans ... casse ? Dans ce répertoire figureraient certainement
ces œuvres qui utilisent pour s'exprimer les « derniers retran
chements» du média. C'est notamment le cas, en bande
dessinée, pour les récits de Marc-Antoine Mathieu dont
1'intrigue intègre et dramatise les rouages les plus intimes du
neuvième art ainsi que les processus de lecture qu'il sollicite.
Dans ce sens, certaines formes de mise en abyme seraient une
manière de rendre irremplaçables le syuzhet et l'opacité du
média. Nombre d'œuvres s'affirment en acceptant cette opacité
médiatique comme un bruissement nécessaire. D'autres, même,
manifestent leur génie dans la manière exemplaire dont elles
mêlent inextricablement leur récit avec l'émancipation specta
culaire, et donc opaque, du média.
Trouver les formes d'une fidélité à l'esprit du média ... Une
telle fidélité serait probablement plus productive que la fameuse
fidélité envers l'auteur, ou encore, celle envers «le sujet»
comme on dit. Toute adaptation qui se respecte se devrait alors
d'organiser la violence faite à lafabula et au syuzhet de l'œuvre
de départ, parce que, d'une certaine manière, la nouvelle mise
en syuzhet, la «syuzhétisation» comme nous avons osé appeler
cette opération ci-dessus, relève non seulement de la «mise en
sujet» d'une idée, mais aussi et surtout de sa mise en
«sujétion». De son assujettissement au... média.
Le poids d'un récit, comme celui d'un corps, n'est imagi
nable que relativement à une force d'attraction médiatique. Plus
sa « médiagénie» sera intense, plus malaisées seront les tenta
tives de se libérer de cette force d'attraction. Pour aller vers un
autre média, l'être du récit, pour autant qu'il existe, doit
s'habiller d'un scaphandre lui permettant d'affronter un état
d'apesanteur passager mais périlleux. Si la « translation» réussit,
le «récit» devra accepter que son poids devienne plus fort, ou
au contraire plus léger. Et même parfois, accepter que sa masse
et son aspect se modifient profondément. Ce qui lui ouvre,
comme sur la Lune, des perspectives de (re)bondissements
insoupçonnées.
DU LIVRE À L'ÉCRAN : ALLERS ...
« UNE ABSENCE TOTALE
DE DRAMATURGIE»:
ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE CARRIÈRE
SUR BOUVARD ET PÉCUCHET
moi elle était très importante. La première époque est celle des
illusions. C'est tout le début de l'aventure de ces deux rentiers,
dont l'un vient de faire un héritage, qui décident de se retirer à
la campagne dans un enc:l.roit idéal et qui entretiennent l' illu
sion qu'à leur âge, et avec les moyens qui sont les leurs à tous
points de vue, ils vont pouvoir acquérir cette connaissance à
laquelle ils aspirent. Ils sont confiants, ils pensent que tout leur
sourit, que tout va marcher, et qu'« il n'y a plus aujourd'hui
d'autre aventure que celle de l'esprit». Puis arrive la deuxième
époque, c'est-à-dire le temps des réalités. Toute une série
d'échecs patents les accablent, dans des domaines aussi divers
que l'agriculture, la médecine et le théâtre.
L'analyse de Bouvard et Pécuchet se réduit souvent à cela.
Mais il m'a semblé qu'en développant la fin du livre on pou
vait aller plus loin, et imaginer une troisième partie, celle de la
sagesse. La perte de leurs illusions les conduit en effet à une
vraie sagesse. Bien que Flaubert les ait traités de « cloportes»
et que beaucoup n'aient vu en eux que deux imbéciles, en réalité
le ]jvre montre qu'ils prennent conscience de leur bêtise et qu'ils
essaient de s'en guérir.
Vous avez en ef f et conservé presque littéralement cette phrase
du roman qui a souvent été commentée : « Alors une faculté
pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise
et de ne plus la tolérer. » Mais quand à la .fin du .film ils se
mettent à consigner toutes les bêtises qu'ils ont lues ou enten
dues, l'un des deux s'écrie:« Les nôtres d'abord!», exclama
tion. qui, elle, ne .figure pas dans le roman...
Oui, car même s'ils veulent réformer le monde qui les
entoure (comme on le voit en particulier dans les scènes du
château, que j'ai beaucoup modifiées), leur sagesse commence
nécessairement par la lucidité sur eux-mêmes. Dans le film,
Bouvard et Pécuchet s'attaquent finalement à une œuvre gran
diose, celle que Flaubert lui-même voulait accomplir et que je
me suis efforcé de réaliser avec mon amj Guy Bechtel : écrire
une anthologie de la bêtise 1• J'ai d'ailleurs introduit dans le film
1. Guy Bechtcl et Jean-Claude Carrière, Le dictio1111aire de la bêtise,
1965.
58 La transécriture
André Gardies
DE L'ÉCRAN AU ROMAN
4. Art. cité.
74 La transécri/1/re
CONCLUSION
Au terme de cette observation du texte-adaptation, quelles
conclusions peut-on tirer? Elles sont de deux ordres me semble
t-il. Avec le premier, il s'agit des questions de méthodes
possibles concernant l'activité analytique elle-même. Il me paraît
judicieux de procéder à un choix raisonné du point d'observation
et, dans cette perspective, l'examen à partir du texte-résultante
semble offrir des résultats plutôt positifs. Ne serait-ce que parce
qu'il tient à l'écart le risque, toujours prompt à se manifester,
d'une subordination de principe au texte source. Les enjeux idéo
logiques n'en sont pas négligeables.
Avec le second, c'est la question même de l'évaluation
esthétique qui peut éventuellement faire retour. Si l'on admet,
premièrement, que le texte source est avant tout un réservoir
d'instructions, deuxièmement que d'autres instructions et
d'autres contraintes viennent d'autres horizons, alors on s'aper
çoit que le texte adaptation, pour exister, doit produire lui-même
sa propre écriture. Le texte source ne lui donne aucune réponse
80 La transécriture
Lucie Roy
LE RÉCIT
mêmes que celles qu'il avait senties dans mon ventre et dans
ma gorge. »
Deux pianos à queue, donnés à voir en plan aérien, se
rejoignent jusqu'à engloutir Antoine. «C'est cette force-là qui
provoque les tremblements de terre et qui façonne le globe. »
Madeleine, debout sur les pianos, continue en voix off: «Il y a
des millions d'années, les continents n'étaient pas séparés les
uns des autres comme ils le sont maintenant, mais ils formaient
un seul continent. » Après un fondu enchaîné et un travelling
vertical, une pieITe apparaît et couvre toute la smface de l'écran.
«Puis, p,u- un mouvement très violent venu du centre de la Terre,
ce continent unique s'est fractionné et les nouveaux continents
ainsi formés ont amorcé une lente dérive qui se poursuit
toujours. » Suivent deux panoramiques, l'un d'un cimetière et
l'autre de montagnes. «Jadis l'Europe et l'Amérique s'épou
saient parfaitement. Les montagnes calédoniennes s'étiraient
jusqu'aux Appalaches.» Des vagues vues en plongée apparais
sent à l'écran. «Là où s'étend aujourd'hui l'océan Atlantique.
Les longues plages de sable doux qui bordent les continents sont
en réalité les cicatrices d'une profonde déchirure. »
Par le passage du off au in des deux voix, l'une anglophone
et hors récit, l'autre francophone et appartenant à un person
nage de l'histoire, par l'emploi ponctuel de sous-titres qui,
comme on le sait, sont au cinéma de moins en moins utilisés à
des fins narratives, par l'intervention de fondus au noir et d'une
musique qui amplifient par endroits l'atmosphère d'étrangeté
de la narration, de même que par le passage de lieux scéniques
à des lieux filmjques, à des lieux réels, le film met en évidence
le mouvement d'une transitivité textuelle ou d'une transécriture.
LES MATÉRIAUX
Voulant, sur le plan théorique, opposer «filmicité » et
«théâtralité » , l'habitude veut que l'on s'attaque à l'examen des
formes de langage en usage dans l'une et l'autre de ces écri
tures. On admet ainsi aisément que le cinéma utilise des images
mouvantes mises en séquences, des paroles, des musiques, des
bruits et des mentions écrites, et que le théâtre fait, à son tour,
90 La transécriture
20. Parce que sur le plan systémique les segments théâtraux sont repris
dans le film, je m'autorise l'emploi du terme «prédation», dans la mesure
oùje souhaite dire qu'il y a véritablement là une sorte cl'« engloutissement»
d'un régime par l'autre et pour l'autre. L'emprunt théâtral ne saurait être, en
quelque sorte, payé en retour, car le matériau est, c'est le cas de le dire,
«systématiquement» englouti dans l'autre.
Transréférentialisation et transmo11da11.éisatio11 97
nnn n
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
98 la transécriture
5.1 5.2 5.3 5.4 5.5 5.6 5.7 5.8 5.9 5.1 5.11 5.12
0
L
Transréférentialisatio11 et tra11smo11da11éisa1io11 103
28. Le découpage de ces segments, parfois très brefs, n'est pas exhaustif.
---
104 La transécriture
FILMOGRAPHIE
l
TORSIONS, DISTORSIONS
OU COMMENT ADAPTER UNE MÉPRISE
DE LECTURE
Bertrand Gervais
AU DELÀ DE LA MÉPRISE
Le cinéma, faut-il le dire en guise d'introduction, n'est pas
étranger à l'œuvre de Vladimir Nabokov. À même ses romans
d'abord, tant américains que russes, on trouve de multiples
mentions du septième art, de ses possibilités et techniques, de
même que de nombreuses références à des films, acteurs et
actrices, réalisateurs, etc. Peu de romans, en effet, semblent
échapper à cette règle de la mention, le cinéma étant avec les
5. La présence des papillons et des échecs est bien connue. Celle des
spectres a été documentée par W.W. Rowe dans Nabokov '.1· Spectral
Di111e11sion, Ann Arbor, Ardis, 1981.
6. Le scénario fut publié, longtemps après, en 1974 chez McGraw-Hill.
Comme l'explique Alfred Appel Jr., clans son très complet survol des liens au
cinéma cl à la culture populaire dans l'œuvre de Nabokov, la version publiée
n'est pas une réplique exacte du scénario finalement remis à Kubrick, mais
un état ultérieur, où d'autres modifications ont été apportées, des scènes
réarrangées ou encore délaissées (Nabokov'.1· Dark Cine111a, New York, Oxford
University Press, 1974, p. 231 ). Richard Corliss, dans Lolita, Londres, BFI
Publishing, 1994, signale que le roman a connu d'autres adaptations, dont
une comédie musicale, style Broadway, et une pièce de théâtre, mise en scène
par Edward Albee.
L
Torsions, distorsions 111
pouvait être que suggérée. Cela fit dire à Alfred Appel Jr que le
Lolita de Kubrick ressemblait à une adaptation de Moby-Dick,
où tous les harpons, et peut-être même aussi la baleine, auraient
été omis7.
Le second film tiré d'un roman de Nabokov fut Laughter
in the Dark, du roman du même nom (et connu en français sous
le titre de Chambre obscure), réalisé par Tony Richardson, pour
UA en 1969. Cette adaptation ne doit rien à l'auteur, qui évita
ainsi d'être associé à un navet. Le film fut très mal reçu, malgré
une bonne distribution8 ; la narration passa mal la rampe de
l'image, malgré une écriture initialement inspirée justement du
cinéma. Le roman est écrit en trente-six courts chapitres, repré
sentant autant de scènes. Despair, ou plus exactement Eine Reise
ins Licht-Despair, est donc le troisième film, tiré d'un roman
de Nabokov. Rainer Werner Fassbinder l'a réalisé pour Gala
en 1978. Le scénario a été établi par Tom Stoppard et les prin
cipaux rôles ont été tenus par Dirk Bogarde et Andrea Ferréol.
La meilleure façon de commencer cette comparaison entre
le roman et le film est peut-être de résumer l'anecdote et les
principaux procédés du texte. La méprise se présente comme le
récit, à la première personne, rédigé par Hermann Karlovich,
chocolatier de Berlin, bien que russe d'origine, exilé depuis peu
dans le petit village de Pignan. Son texte, il l'écrit pour se jus
tifier, pour expliquer à quiconque le lira les subtilités de son
œuvre, de ce crime qu'il voulait et qu'il crut jusqu'à la fin par
fait. Son récit n'est donc pas une confession, comme celle
qu'écrit Humbert Humbert, le mmateur de Lotira, en prison et
en attente de son procès9 ; non, Hermann n'a, comme il le dit
7. Ibid., p. 229.
8. Les principaux rôles étaient tenus par Nicol Williamson, Anna Karina
el Jean-Claude Drouot. La réception fut mauvaise, si on en juge les comptes
rendus publiés à sa sortie, entre autres, dans L'Erpress, Le Nouvel Observa
teur et 7ëlérwna. Pour résumer rapidement l'intrigue, un richissime bourgeois
tombe amoureux d'une jeune et très jolie l'ille, divorce, devient aveugle suite
à un accident et doit subir la perfidie de sa maîtresse qui le tromp.: avec un de
ses amis.
9. Comme l'indique Nabokov lui-même dans sa préface à La méprise,
les deux personnages sont proches l'un de l'autre: « Hermann et Humbert
sont identiques comme deux dragons peints par le même artiste à différentes
112 La trw1sécrit11re
LA LOGIQUE DU TROMPE-L'ŒIL
Le récit que fait Hermann de son crime réussit bel et bien,
pendant un certain temps, à remettre en ordre les choses, parce
qu'il met le lecteur de son côté, il lui fait« partager» son point
de vue. Le lecteur n'est pas de ces policiers aux idées précon
çues, qui ne voient pas ce qu'ils ne veulent pas voir, il n'a d'autre
choix que de croire, par une sorte de coopération forcée lO, et
même à la limite de croire voir, ce qu'on veut bien lui dire et,
par suite, lui« montrer». Or, le récit qu'il lit établit dès le début,
dès le premier chapitre, l'existence du double. C'est la prémjsse
de la narration, sa convention initiale, celle sur laquelle se
déploiera la mise en intrigue. Félix est la copie conforme de
Hermann, c'est pour cela qu'il le tue et qu'il pense récolter l'ar
gent de l'assurance. En fait, si Hermann voit double, le lecteur,
qui le suit, est victime d'un trompe-l'œil, d'une illusion narra
tive savamment entretenue. Et quand enfin celle-ci se défait,
quand l'écran de fumée s'amincit et que les véritables traits de
l'autre commencent à apparaître, c'est l'ensemble du récit qui
est retourné à l'envers, comme une manche, l'ensemble de sa
lecture qui doit être réévalué.
Le roman de Nabokov fonctionne donc comme un piège,
qui laisse son lecteur s'enliser dans une mauvaise posture
inférentielle, contraint qu'il est de suivre un narrateur dont la
fiabilité n'est pas à toute épreuve. Le lecteur de La méprise peut
bien se douter de quelque chose, douter par exemple de la pers
picacité d'un narrateur qui ne réussit même pas à reconnaître
J'adultère de sa femme avec Ardalion, adultère qui saute pour
tant aux yeux, et cela à la lecture de sa propre prose ! Ou, encore,
être étonné du style désordonné et brouillon, tout en rupture,
de ce narrateur par trop narcissique. Mais de là à conclure que
le double n'est rien de tel, que pas une once de ressemblance
ne les lie, il faut aller à l'encontre du texte lui-même, c'est-à
dire cesser de lire. Un geste draconien. Pourtant, dès l'incipit,
le lecteur est en quelque sorte averti de ce qui l'attend :
10. Umberto Eco a bien montré quelles étaient les principales composantes
de cette coopération interprétative dans Lecror i11_/(1b11/a, Paris, Grasset. 1985.
116 La tra11sécriture
L'ÉCART DU VOIR
On a pris coutume, pourtant, en théorie et en critique litté
raires, d'adopter un vocabulaire de la vision. On discute ainsi
cl'illusion référentielle et de dissolution du texte, de perception
des univers du discours, de perspective, de point de vue, de
15. J'emploie le terme un peu comme l'a défini Martin Lefebvre dans« De
la reprise il la ligure : imertextualité et culture filmique», RSISI. vol. 11, n°' 2-
3, 1991, p. 103-130.
16. Claude Ollier explique ainsi : « cc que certains nommcnl ..descrip
tion" au cinéma est même l'opposé d'une description: les signes, les sugges
tions, el le sens ne fonctionnc111 pas du tout de la même façon » clans
« Réponse », Pre111ier p/011, 11" 18, p. 26 : citl! dans Morrissette, Nrwel a11d Fi/111,
op. cil., p. 22.
122 La transécriture
EN DÉSESPOIR DE CAUSE
Après ce qui vient d'être dit, comment Fassbinder a-t-il
réussi à adapter La méprise de Nabokov? Comment a-t-il fait
pour faire voyager vers la lumière (eine reise ins licht, dit le
titre du film) cette intrigue pourtant tellement spécifique à son
mode de représentation? Qu'a-t-il fait avec ce double qui n'en
est pas un? La réponse est simple : tout simplement en ne le
faisant pas ressembler à Hermann, l'original. Fassbinder n'a pas
essayé de maintenir, pour son spectateur, l'illusion du double,
de la gémellité. Quand Hermann découvre Félix, cela ne se passe
plus sur un coteau, mais dans le labyrinthe d'une fête foraine,
un dédale de miroirs, et ce qu'il aperçoit n'est pas ce que le
spectateur voit. Il découvre son double et on le voit s'illusionner.
Les deux hommes ne se ressemblent pas du tout : ils n'ont pas
la même taille, la même forme du visage, des oreilles, des
sourcils et du nez, même leur chevelure est différente. li n'y a
que Hermann pour se tromper à ce point, la méprise est totale.
Le trompe-l'œil n'est clone pas traduit, il est abandonné et rem
placé par une logique de l'absurdité, que le roman ne gagnait
véritablement qu'à sa toute fin. Cela tient au fait que, tandis
qu'avec le roman, le lecteur en savait moins que la narrateur
S'il ne se pense pas, le film donne à penser.[ ... J L'important est ceci : que le
film parlant peut réunir tous les avantages de l'expression littéraire - c'est-à
dire romanesque - en passant constamment d'un mode verbal il un mode visuel,
d'une description à une suggestion, d'une chose dite à une chose vue, d'une
action à une réflexion. (La sémiologie en q11estio11, Paris, Éditions du Cerf,
1987, p. 174). Mais doit-on croire que cette lenteur du roman, le fait qu'il
demande il son lecteur de tout restructurer mentalement, d'imaginer scènes et
actions, quand le cinéma les lui offre de façon immédiate, soit un désavan
tage à ce point marquant? Oui, l'image nous dit instantanément cc qui
prendrait dix, vingt lignes, voire un roman entier pour établir. Le fait, par
exemple, que le double n'est pas un double. Mais ne vaut-il pas mieux
justcmem, quelquefois, prendre tout cc temps ?
124 La lransécriture
21. Un peu comme avait été déplacé le meurtre de Quilly, dans l'adapta
tion de Lo!ita, où il ouvrait le film au lieu de le clore comme c'était le cas
dans le livre. Et là encore, il s'agissait de masquer quelque chose, non pas
l'inévitabilité de la dissimilitude du double, mais tout simplement un suje1 un
peu trop osé. Le meurtre inscril le film dans le genre policier, ce qui détourne
l'attention du spectateur, de la quête de la nymphette à l'enquête sur le crime.
Torsions, distorsio11s 127
23. Peter Ruppen, dans son excellent article sur les formes de réflexivité
du film, décrit aussi cette liste de mises en abyme. Elles tendent selon lui à
forcer le spectateur à adopter une attitude critique non seulement vis-à-vis ce
film, mais tout film en général et leur relation avec la réalité, dans
« Fassbinder's Despair: Hermann Hermann Through the Looking-Glass »,
Post-Script, vol. 3, n° 3, p. 48-64.
24. Edward M.V. Plater en fait la démonstration dans « Fassbinder's
Despair: A Political Allegory », Literat11re/Fi/m Quater/y, vol. 13, n" 4,
p. 222-233.
Torsions, distorsions 129
CONCLUSION
En ce sens, la réécriture filmique des textes
littéraires incite moins à comparer deux modes
sémiotiques différents qu'à reconnaître une
sémiotisation de l'écriture, selon laquelle la
multiplicité des matériaux induits par le cinéma,
loin de multiplier les possibilités du langage,
ferait entendre le retrait de la représentation
jusque dans l'exercice de la langue.
M.-C. Ropars-Wuilleumier25.
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier
TRANSÉCRITURE OU RÉÉCRITURE?
UNE ALTERNATIVE
un·J'.,RAL / ALltRI�
Quatre-vingts ans séparent la nouvelle de Barbey, publiée
en 1874'1, et le premier film d'Astruc, qui date de l952. Début
de la Troisième République et Quatrième République en cours,
tout sépare un auteur qui sent le soufre mais en se réclamant de
l'ordre moral et un réalisateur-romancier dont l'objectif déclaré
est de donner naissance à une nouvelle avant-garde. Tout les
sépare à ceci près que le cinéma français des années 1950 ne
cesse, comme ce! ui des années 1930, de relancer 1 'héritage
romanesque du XIX e siècle, mais qu'à la différence des cinéastes
« années 1930» tel Renoir il ne s'agit plus pour Astruc de se
donner par la référence littéraire un label d'auteur qu'il pos
sède déjà. La revendication de la «caméra-stylo», on le sait,
porte d'abord sur l'affichage de la littéralité: l'objectif ne sera
nullement de transposer pour faire cinéma, mais bien de confé
rer au cinéma une liberté d'écriture et une capacité d'abstrac
tion qui le soustraient à la « tyrannie du visuel» ,; - ce qui
supposera donc l'expansion du verbal. Le passage par la litté
rature est ainsi l'occasion d'affirmer une inspiration romanes
que (Balzac ou Barbey, Poe ou Maupassant) qui porte autant
sur l'emprunt du textuel - l'écrire, de fait - que sur le réemploi
du fictionnel, c'est-à-dire du narrer. Et le seul point de passage
direct entre Astruc et Barbey tiendra moins à la séduction du
dandysme ou à la contamination du divin et du diabolique, qui
sont les thèmes affichés par les nouvelles, qu'à la libre affirma
tion du romancier par laque! le Barbey se place d'abord sous le
signe de la littérature, füt-elle la plus classique, et va autoriser
Astruc à foncier la modernité du cinéma sur l'exhibition filmique
de l'appartenance littéraire, donc de la textualité proprement dite.
6. Dans Cahiers d11 ci11é11w, n" 116 (février), 1961. Des cx1rai1s de 1ex1es
ou cn1re1iens d' Astruc se \rouven\ dans le livre de R. Bcllour, Ale.ramlre Astruc,
Seghers, 1963.
140 La trw1sécriture
1
L
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adap1a1io11 145
l
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adapllltio11 147
-
L'œuvre au double: sur les paradoxes de l'adaptation 149
L
Pour une approche sociocritique 155
La marque réaliste, ici, tient au fait que la fiction est dès le début
intégrée dans une continuité temporelle déjà en train : « cette
année 19 ... qui, des mois durant, sembla menacer si gravement
la paix de l'Europe», temps historique, temps réel dans lequel
s'insère et s'occulte celui, fictif, de l'histoire contée. Ces préci
sions de l' incipit connotent en même temps la fin d'une époque,
une classe sociale, un espace géographique, construits autour
d'un personnage pivot. Le reste du chapitre se structure sur l'op
position entre ce que le héros voit effectivement et la vision
imaginaire à laquelle le conduit ce regard. Au cimetière du Nord
où il attend le tramway, « son regard errait» sur les formules
bibliques : « Ils entreront dans la maison de Dieu», « Qu'ils
reçoivent la lumière éternelle» : dès le troisième paragraphe,
le récit est ainsi placé sous le signe de la mort introduite comme
une sorte d'ailleurs du texte sur lequel il se refermera puisqu'on
lit, à la fin de la nouvelle: « Il semblait à Aschenbach que le
psychagogue [ ...] lui montrait le large [...] et, prenant les de
vants, s'élançait comme une ombre dans le vide énorme et plein
de promesses [ ... ].» Contrairement à l'ailleurs temporel sur
lequel s'ouvre la nouvelle, qui est historique, l'ailleurs spatial
sur lequel elle s'ouvre et se referme est d'ordre métaphysique
et fait déboucher la description naturaliste sur l'abstrait. Le
messager de cet ailleurs est, dans les premières pages, comme
un jalon mystérieux qui restera inexpliqué:« la vue d'un ho1mne
étrange», venu d'on ne sait où, et« roux» comme le sera l'in
quiétant gondolier qui débarquera Aschenbach au Lido, comme
le sera le guitariste de la troupe de chanteurs ambulants qui, au
chapitre V, malgré et grâce à la vulgarité« langoureuse» de sa
musique de « bastringue» achèvera de plonger le héros dans
« un enchantement où sa tête et son esprit se [trouverontJ
prisonniers dans un réseau magique». Roux enfin comme le
sera le Diable dans Le docteur Faustus. On retrouve ici le jeu
des leitmotive propres à l'écriture de Thomas Mann, inspirés,
selon lui, de Wagner, mais qui, par leur répétition, structurent
le texte autour d'un travail de reconnaissance de la part du lec
teur qui, accentuant l'impression de déjà vu, renforce encore
l'effet de réel en le teintant de signification symbolique.
L'apparition de cet étranger déclenche chez Aschenbach des
156 La transécriture
L
Pour 1,me approche sociocri1iq11e 161
162 La /ransécrilure
1 :l. André Dabczics, Le mythe de Faust, Paris, Armand Colin, 1972, p. 41.
Pour une approche sociocri1iq11e 175
*
* *
On voudrait avoir montré, à travers ces exemples, que
l'adaptation cinématographique d'un texte littéraire ne se limite
pas à sa plus ou moins grande fidélité à l'histoire, ni à la simple
reproduction de contenus. Dans la mesure oi:t elle est, en soi,
une opération de création culturelle, elle segmente, elle rejette,
elle intègre, voire elle ajoute des éléments, et, ainsi elle en
modifie la nature profonde. D'autres recherches, conduites sur
C'est cette possibilité d'aller plus loin qui vous a fait accepter
la proposition de Calmann-Levy ?
J'ai surtout trouvé intéressant de faire de Kafka un person
nage de fiction. Je m'étonne même que, sauf ignorance de ma
part, cela n'avait pas été fait plus tôt. L'idée en revient à Lem
Dobbs. Ses références littéraires sont du côté de Graham Greene,
de Chesterton, ou même de Hergé, qu'il m'a cité. C'est un
Américain très fin, très subtil, dont la culture est principalement
européenne: ce film en est la preuve. Pour ma part, je n'ai
aucune prétention à la légitimité kafkaïenne, mais je suis fasciné
depuis toujours par le cinéma expressionniste et par le roman
de terreur. J'ai été séduit par la perspective de pouvoir mêler
tout cela.
--
LA MÉDIATION MUSICALE
DES COMICS AU MUSICAL:
UN GENRE TRANSLATIF
Gilles Ciment
INTRODUCTION
Contemporaine du cinéma, populaire comme lui, la bande
dessinée a connu d'aussi nombreuses que médiocres adaptations
à l'écran. Cependant, parmi les innombrables films de série B
ou Z sans originalité, quelques œuvres américaines se dégagent
par leur qualité, en particulier au cours des dernières années.
Citons Popeye de Robert Altman ( 1980), Superman Il de
Richard Lester (1980), Annie de John Huston (1982), Dick Tracy
de Warren Beatty (1990), Rocketeer de Joe Johnston (1991) ou
Batman Returns de Tim Burton (1992, à bien des égards supé
rieur au premier opus). Distinguons d'abord parmi ces titres les
films qui doivent leur réussite à la simple transposition, dans le
système hollywoodien actuel et avec une débauche de moyens,
des recettes définies par les serials des années trente et qua
rante (qui empruntaient déjà tant de personnages aux comics 1 )
ou par les films d'aventures classiques remis à l'honneur par
Steven Spielberg2• On me pardonnera d'aller un peu vite en
1. De Flash Cordon avec Buster Crabbe en 1936 à Jungle Jim avec
Johnny Weissmuller en 1948, en passant par Secret Agent X-9, Tim Tyler's
L11ck, Dick Tracy, Blondie, Buck Rogers, Mandrake, Red Ryder, Terry and
the Pirates, King of the Royal Mounted, Caplai11 Marve/, Batman, The
Phantom, Cap/Clin America, Brick Brac(/ord, Superman... On se reportera, pour
une filmographie américaine quasi exhaustive, à l'ouvrage de Roy Kinnard
The Comics Come A/ive: A Guide 10 Comic-Strip Characters in Live-Action
Productions, Metuchen (N .J.), The Scarecrow Press, 1991.
2. Spielberg est communément estimé cligne représentant de I' « esprit
BD» au cinéma, sans avoir jamais adapté Tintin comme il en avait un temps
caressé l'idée.
188 La tra11sécrit11re
LA QUESTION DU « SON »
DE LA STYLISATION
S'agissant du comique, genre dominant les premières années
du septième et du neuvième art, Jean-Claude Glasser a distingué
le rapport des personnages des movies et desfunnies au réel qui
les entoure
L'acteur burlesque s'intègre à un décor qui est de l'ordre
du banal. Ainsi la rue où déambulent Laurel et Hardy n'a
rien en elle-mêm.e de comique. Mais entre les personnages
et leur environnement s'opère une osmose qui accorde 1.111
poids de réalisme aux premiers et une sorte de .flou au se
cond. Dans les funnies, au contraire, décor et protagonistes
bénéficient d'un tmitement identique. Bizarroïde, éclaté, en
perpétuelle mutation, selon les auteurs, il arrive au décor
de sembler se diluer ou s'effacer 1 3
Cette remarque peut s'appliquer, à des degrés divers, à
l'ensemble de la production dessinée, et pose tout à la fois la
question du décor et celle des personnages en termes de styli
sation. Parmi les caractères immanents de la bande dessinée, la
LE DÉCOR
.........
196 La lransécriture
L/\ COULEUR
nus d'un bureau, ceux d'une cave ... ) échappent du reste à cette
sélection et sont uniformément beigeasses, rappelant le papier
jauni des journaux.
Dans Popeye, la ville et son dédale de maisons de bois gris
serrées les unes contre les autres constituent une toile de fond
monochromatique pour les personnages habillés de couleurs
primaires (le complet noir du percepteur, la tenue de marin de
Popeye et sa vareuse bleue, la robe rouge d'Olive Oyl... ), «de
plus en plus vives, comme dans une bande dessinée25 [ ... ] ».
Ces choix esthétiques répondent donc, dans leur intention, à un
souci de restitution de la gamme chromatique des pages en cou
leurs des journaux de l'époque, comme l'envisagea par ailleurs
Alain Resnais (cinéaste habitué à emprunter des «effets» à la
bande dessinée) quand il dut recréer l'époque de Stavisky26 . . .
Mais je dirai aussi qu'il n'y a pas de solution de continuité entre
ces options et le style photographique des musicals en couleurs,
qu'Alain Masson résume ainsi dans son ouvrage fondamental
sur le genre, auquel je me reporterai plus d'une fois :
La photo des.films musicaux de la Fox [ ... J.fàit volontiers
émerger de masses sombres ou mates quelques taches écla
tantes, elle s 'appuie sur des contrastes chromatiques violents
et découpe avec vivacité les contours, à la manière d'un noir
et blanc parfaitement glacé. [ ... J [À la MGMJ, sous la
direction de metteurs en scène comme Minnelli et Donen,
l'harmonie des tons repose sur une sélection sévère, un
rétrécissement volontairement irréaliste de la palette, et la
définition. précise dans le décor e1 les cost11111es d'accords
délicats (Minnelli) ou d'oppositions claires et gaies
(Donen;27.
LES PERSONNAGES
DU RÉCIT
Les personnages peuplent des décors, mais ils habitent
surtout des récits. L'adaptation de comic strips pose un problème
particulier. À la différence du roman ou de la pièce au récit
précis, construit et fini, le comic strip présente toutes les carac
téristiques du feuilleton aux errements sans fin, aux actions
Tl. Si l'on excepte le cas du seriul, qui ne nous concerne pa., ici parce
que 11 'appancnant ni au genre musical ni il l'époque qui a vu éclore i\1111ic,
1-'opeye ou Oick Tracy.
:l4. Mickcy Rooncy, rappelons-le, adopta i1 ses débuts le nom de Mickey
McGuirc quand il interpréta cc pcrsonnage clc la bande 7'//e Toonerl'ille Folks,
qui le rendit célèbre. Il en a gardé le prénom par l,i suite.
Des comics au musical : un genre translatif' 201
LA STRUCTURE
LE TEMPS
39. En argot plus cru, click signifie autre chose, mais cela nous emrnîne
rait dans une interprétation étrangère à mon propos.
40. Daniel Mesguich, « Préliminaires il une réflexion sur l'espace cinéma
théâtre », Europe, n° 648 (avril), 1983, p. 99 et suivantes.
41. Arnaud de la Croix et Frank Andriat, Pour lire la bande dessinée,
Bruxelles, De Boeck / Paris, Duculot, 1992, p. 65.
204 La transécriture
LE CONTENU
44. « Popeye est un reflet exact de la Dépression et c'est ainsi que l'a
conçu Segar. » (Robert Altman, op. cil., p. 15).
45. Op. cil., p. 18.
206 La transécrit11re
LA CARICATURE
« DJCK TRACY »
Dick Tracy est-il un musical? La présence de Madonna n'y
suffit pas, bien entendu, d'autant qu'elle joue un rôle de chan
teuse (même si ce n'est pas la profession de Breathless Mahoney
dans la bande). Cependant, parmi les chansons qu'elle interprète,
dues à Stephen Sondheim, compositeur et parolier de comédies
musicales, cieux « numéros » sont des ruptures formel les et
correspondent à des retournements de l'action, ce qui obéit aux
règles du genre, comme nous l'avons vu' 1• Mais ce sont bien
sûr d'autres aspects, auxquels j'ai déjà fait allusion, qui appa
rentent le film au musical.
Warren Beatty associe lui aussi, comme clans Popeye ou
Annie, couleurs de bandes dessinées et couleurs de musical, pm·
des chemins détournés il est vrai. Son détour passe par Francis
Coppola. En effet, si dans Coup de cœur, puis dans ce Cotton
Club dont l'époque et J'action étaient proches de Dick Tracy,
Coppola avait prouvé qu'il restait le seul à pouvoir réaliser un
musical, avec les couleurs bonbon des sixties de Peggy Sue ou
les rutilantes années cinquante de Tucker. c'est par l'esprit plus
que par la forme strictement musicale que celui qui dirigea Fred
Astaire dans la vallée du bonheur se mesurait de nouveau au
genre. C'est précisément l'irréalisme chromatique de Donen et
Minnelli, revu par Coppola, que Beatty s'est approprié. Et, pour
mieux saisir cette conception «visuelle» du musical, il s'est
entouré de collaborateurs qui, s'ils étaient parfois du Ciel peut
attendre et surtout de Recls, faisaient partie dans les années quatre
vingt de l'atelier Coppola: du directeur de la photographie
51. Une objection pourra être formulée : ces numéros sont de véritables
clips autonomes, et correspondem à une intention commerciale évidente. li
sera aisé d'y répondre que l'intention commerciale est également une constante
qui régit l'ensemble des 111usicals. Véritables kaléidoscopes de saynètes
muettes défilant sur des chansons, qui viennent ponctuer le film lors des cieux
principaux revirements de situation, lorsque la police procède à un grand coup
de filet il travers la ville, puis. inversement, lorsque la pègre, s'étant débar
rassée de Tracy, reprend le contrôle des affaires (le très beau « Back in
Business »),ces numéros au montage rapide sont le pendant exact des fameuses
planches du dimanche qui résument la semaine tout en faisant avancer
l'intrigue, mais sans gêner les lecteurs qui n'achètent pas le supplément
dominical.
Des comics au musical : w, genre translatif 209
CONCLUSION
LE RÉALISME ET LE VRAISEMBLABLE
Deux mots ont été employés par des ,u-tistes cités au début
de cet exposé, qui définissent les cieux termes de la dialectique
de i'adaptation de bandes dessinées à l'écran. Jules Feiffer
invoquait la nécessité pour les dialogues de cinéma d'être
« vraisemblables», tandis que Jean-Claude Forest mettait en
garde contre le danger du« réalisme». Être vraisemblable sans
être réaliste, telle est la loi à laquelle doit se soumettre tout film
adapté de cornics. Comment rendre vraisemblable - je ne dis
pas« crédible» - Flash Gordon affrontant seul une armée? En
s'écartant du réalisme, par le truchement d'une scène mise en
musique et chorégraphiée, faisant référence au fascinant spec
tacle des majorettes soutenant les équipes de footbal I américain.
Comment rendre vraisemblable à l'écran le monde parodique
de Li' 1 Abner, la fantaisie de Popeye ou Je grotesque monstrueux
de la parade du Joker? En appelant au secours la puissance
irréalisante du musica/ 5.J ••• Pour que la mitrailleuse de Dick
Tracy soit vraisemblable sans choquer les jeunes spectatc:urs
d'une production Disney, il vaut mieux que ce soit dans un style
54. « Le nîle de la musique demeure une clé du film. Elle m'aide ù créer
un monde de fantaisie ; les personnages peuvent descendre dans la rue et
chanter; cela me donne une direction à suivre. Autrement cc serait difficile
de faire des scènes ..réalistes" avec cc type de personnages. Hors du c.idre de
la comédie musicale, je ne pense pas que cette histoire aurait fonctionné »
(Robert Altman, op. cil., p. 20).
Des comics au musical : 1111 genre translatif" 211
peu réaliste. Pas de réalisme donc, afin que les archétypes venus
de la bande dessinée restent vraisemblables, car le cinéma, du
fait de sa fidélité photographique, réclame autant de vraisem
blance qu'il en produit.
Cet axiome répond à une question restée ouverte : celle d'un
genre disp,u-u survivant à travers une seule veine, la transposi
tion d'aventures de papier. Alain Masson avance une raison à
la 01011 du musical : « Les progrès de la fidélité photographique
ont contribué à rendre la comédie musicale inutile : un certain
sentiment de réalisme atteint, il devient superflu qu'un pa
roxysme de 1 'art justifie et dédouane les usages honteux de
l'artifice55 . » Ce qui a tué la comédie musicale l'a ressuscitée:
ce sont en effet les incontournables artifices de la bande dessinée
que le musical - ou un assemblage astucieux de certains de ses
codes constitutifs et règles de monstration - s'est révélé apte à
servir56 .
Annie
États-Unis, 1982. Réal. : John Huston. Scén. : Carol Sobieski,
d'après le musical Annie inspiré de Little Orphan Annie, bande
dessinée créée pru· Harold Gray. Dir. photo : Richard Moore. Déc. :
Dale Hennesy. Cost. : Theoni V. Aldredge. Chansons, paroles:
Martin Charnin. Mus. : Charles Strouse. Dir. et arrang. mus. :
Ralph Burns. Chorég. : Arlene Philips. Mont. : Michael
A. Stevenson. Sup. du mont. : Mru·garet Booth. Prod. exéc. séq.
mus. : Joe Layton. Prod. ass. : Carol Sobieski. Dir. de prod. : Ray
Hartwick et William O'Sullivan. Prod. : Ray Stark. Cie de prod. :
Warner Bros. - Columbia. Dist. : Warner. Durée: 129 min.
Dick Tracy
États-Unis, 1990. Réal. : Warren Beatty. Scén. : Jim Cash et
Jack Epps Jr., d'après la bande dessinée créée par Chester Gould.
Dir. photo : Vittorio Storaro. Déc. : Richard Sylbert. Cost. : Milena
Canonero. Maq. spéc. : John Caglione Jr. et Doug Drexler. Son :
Thomas Causey. Eff. spéc. visuels: Buena Vista Visual Effects
Group. Mus. : Danny Elfman. Chans. orig. : Stephen Sonclheim.
Mont. : Richard Marks. Mont. son : Dennis Drummond. Prod.
exéc. : Barrie M. Osborne, Art Linson et Floyd Mutrux. Coprod. :
Jon Landau. Procl. : Warren Beatty. Cie de procl. : Touchstone
Pictures, avec Silver Screen Partners IV. Dist. : Warner. Durée :
107 min.
Int. : Warren Beatty (Dick Tracy), Madonna (Breathless
Mahoney), Al Pacino (Big Boy Caprice), Charlie Korsmo (Kiel),
Glenne Headly (Tess Trueheart), Mandy Patinkin (88 Keys),
William Forsythe (Flattop), Dustin Hoffman (Mumbles), Seymour
Cassel (Sam Catchem), James Keane (Pat Patton), Charles Durning
(Chief Brandon), James Caan ( Spaldoni), Paul Sorvino (Lips
Manlis), R. G. Armstrong (Pruneface), Ed O'Ross (Jtchy), Dick
Van Dyke (D. A. Fletcher), Bert Remsen (le barman), Michael J.
Pollare! (Bugs Bailey), Estelle Parsons (la mère de Tess), Mike
Mazurki (le vieil homme à l'hôtel).
Popeye
États-Unis, 1981. Réal. : Robert Altman. Scén. : Jules Fciffer,
d'après les personnages de la bande dessinée créée par E.C. Scgar.
Déc. : Wolf Kreogcr. Cost. : Scott Bushnell. Maq. : Giancarlo Del
Brocco. Chans. orig. : Harry Ni Isson. Paroles et mus. de la chanson
'< r'm Popeyc the Sailor Man»: Sammy Lcrner. Dir. photo:
Des comics au musical : w1 genre translatif' 213
Barbare lia
États-Unis, 1968. Réal.: Roger Vadim. Scén.: Terry Southern,
Brian Degas, Claude Brulé, Jean-Claude Forest, Clement Biddle
Wood, Tudor Gates, Vittorio Bonicelli et Roger Vadim, d'après
la bande dessinée créée par Jean-Claude Forest. Mus.: Bob Crewe
et Charles Fox. Int. : Jane Fonda, John Phillip Law, Anita
Pallenberg, Milo O'Shea, David Hemrnings, Marcel Marceau, Ugo
Tognazzi, Claude Dauphin.
Batrnan
États-Unis, 1989. Réal.: Tim Burton. Scén. : Daniel Waters,
d'après la bande dessinée créée par Bob Kane. Mus. : Danny
Elfman. Chans. : Prince. [nt. : Michael Keaton. Jack Nicholson,
Kim Basinger, Jack Palance, Pat Hingle, Jerry Hall, Michael
Gough.
--
214 La tra11sécriture
Flash Gordon
États-Unis, 1980. Réal. : Mike Hodges. Scén. : Lorenzo
Semple, Jr., d'après la bande dessinée créée par Alex Raymond.
Mus. et chans. : Queen. Tnt. : Sam J. Jones, Ornella Muti, Melody
Anderson, Max von Sydow, Topol, Timothy Dalton.
I Want to Go Home
France, 1989. Réal. : Alain Resnais. Scén. : Jules Feiffer.
Mus. : John Kander. !nt. : Adolph Green, Laura Benson, Linda
Lavin, Gérard Depardieu, Micheline Presle, John Ashton,
Géraldine Chaplin.
Li'/ Abner
États-Unis, 1959. Réal. : Melvin Frank. Scén. : Norman
Panama et Melvin Frank, d'après la bande dessinée créée par Al
Capp. Mus. : Nelson Riddle. Chans.: Gene De Paul et Johnny
Mercer. Int. : Peter Palmer, Leslie Parrish, Billie Hayes, Stella
Stevens, Joe E. Marks.
Modesty Blaise
Grande-Bretagne, 1966. Réal. : Joseph Losey. Scén. : Evan
Jones, d'après la bande dessinée créée par Peter O'Donnell et Jim
Holclaway. Mus. : John Dankworth. Chans. : John Dankworth,
Evan Jones et Benny Green. Int. : Monica Vitti, Terence Stamp,
Dirk Bogarde, Harry Andrews, Michael Craig, Alexander Knox.
Teen.age Mutant Ninja Turtles (Les Tortues Ninjas)
États-Unis, 1990. Réal. : Steve Barron. Scén. : Todd W.
Langen et Bobby Hcrbeck, d'après la bande dessinée créée par
Kevin Eastman et Peter Laird. Mus. : John Du Prez. Int. : Judith
1-Ioag, Elias Koteas, Josh Pais, Michelan Sisti, Leif Tilden, David
Forman.
LE CLIP: L'ÉCRITURE EN TRANSE
François Jost
--
216 La tra11sécriture
-
218 La tra11sécriture
dans les images, c'est pur hasard. Le chanteur n'ajuste pas ses
mots au récit visuel. comme le bonimenteur, il est coupé du
personnage qu'il joue et qu'il ignore. En ce sens, le clip est un
récit schizé.
12. Ciré de verre, traduction française Actes Sud, Babel, 1991, p. 16.
226 La lransécrilure
L'AUTRE TEXTE
Jacques Samson
-
234 La 1ra11sécri111re
1' « al I iance» qui unit ces cieux textes, aussi bien en considéra
tion des auteurs que des lecteurs. Car on peut déjà postuler, sans
risque de se tromper, que les modalités de cette autre forme
d'existence sont en bout de ligne aussi multiples et variées que
les adaptations elles-mêmes. Cette façon de dire les choses peut
sans doute paraître comme un renoncement à tenter d'y voir
plus clair, mais il ne faut pas oublier que l'épreuve des textes
est la seule qui mérite des efforts soutenus de la part du
chercheur comme de l'amateur; l'un et l'autre y trouvent leur
compte puisqu'ils sont avant tout des lecteurs sensibles et at
tentifs à ces jeux de passage - parfois décevants, parfois réjouis
sants, pmfois mitigés, incertains - qui s'établissent entre des
textes de toute nature. Et puis il y a la manière d'envisager
l'adaptation comme il y a la manière de la recevoir; ce sont là
deux activités distinctes qui peuvent fort bien ne pas coïncider
le moins du monde. Une théorie de l'adaptation peut-elle faire
l'économie de cette double réalité?
Ce texte qui a subi l'effacement par le jeu du palimpseste
comment le retrouver? Par quel bout s'y prendre pour recons
tituer le parcours, rétablir les effets d'une lecture antérieure?
Sur quoi s'appuyer pour établir le jugement de reconnaissance
qui prend d'abord appui sur des sensations furtives éprouvées
clans la solitude et le silence de la lecture ou du spectacle? On
peut toujours échanger à propos de ce qu'on a ressenti face à
une adaptation dont on connaît I' « original », mais de quoi parle
t-on alors? Au fond, cela revient souvent au même ; on ne voit
les choses qu'à travers les fragments, en ayant du mal à admettre
que l'impression d'ensemble n'est jamais qu'une somme d'im
pressions d'abord ressenties comme distinctes et morcelées. Et
pourtant, c'est cette impression d'ensemble que l'on va faire
valoir et retenir. Aucun jugement donc sur les adaptations ne
saurait acquérir valeur d'absolu. Peut-on alors se tourner vers
la<< vérité» de l'œuvre? Oü résiderait-elle? Dans quels replis
de l'œuvre s'incarnerait-elle avec le plus d'exactitude?
Il y a quelque nostalgie à envisager l'adaptation du point
de vue de son revers. Pour peu qu'elle soit comme on dit« de
qualité», l'adaptation a beau être porteuse d'une sensation de
plénitude il n'en reste pas moins qu'elle ne pourra jamais être
L'autre texte 235
*
* *
Ces questions, comme d'autres encore, il est temps de les
envisager de manière plus concrète à travers l'examen d'œuvres
particulières confrontées, de part et d'autre, à l'exercice de
l'adaptation. À l'instar de Thierry Groensteen 1, nous avons
choisi de nous pencher sur un conte d'Edgar Allan Poe, Le cœur
révélateur (The Tell-Tale Heart) 2 , dont la bande dessinée a tiré,
à notre connaissance, au moins trois adaptations sous les signa
tures de Ricardo Villamonte', d'Archie Goodwin (texte) et Reed
Crandall (dessins)4 et d'Alberto Breccia 5 .
Il serait pour sûr intéressant de connaître les motifs qui ont
poussé ces auteurs de bande dessinée à adapter un conte de Poe,
mais en l'absence d'informations explicites et détaillées sur ce
sujet on devra se contenter de déduire du résultat de l'adapta
tion les raisons qui ont pu être à la source de tels choix, autant
en ce qui concerne l'œuvre de référence qu'en ce qui touche à
la conception et à la pratique même de l'adaptation. Dans les
cas de Godwin-Crandall et Villamonte on peut présumer que
leur choix d'un texte de Poe a dû être principalement dicté par
des considérations éditoriales: il n'est pas indifférent, en effet,
qu'ils aient chacun réservé leurs adaptations à des magazines
10. De fait, pour être plus exact, il ne s'agit pas d'une inrerprétation nu
pied de la lettre, puisque le texte de Poe n'énonce pas cela.
246 La trc111sécriture
Benoît Peeters
DE QUELQUES PRÉCÉDENTS
Forme composite, au croisement du visuel et du verbal, la
bande dessinée était peut-être particulièrement prédisposée aux
aventures transmédiatiques. C'est en tout cas dès l'origine que
l'on y relève des cas de métamorphoses.
En 1840, dans la préface aux Voyages et aventures du
D' Festus, Rodolphe Topffer expliquait, avec cette lucidité que
1 'on retrouve dans tous ses textes théoriques
Cette histoire extraordinaire a été composée d'après des
procédés extraordinaires aussi. Figurée d'abord graphique-
1nent dans une série de croquis, elle a été traduite ensuite,
de ces croquis, dans le texte que voici. Aujourd'hui, nous
publions à la fois et séparém.ent le texte et les croquis. C'est
donc la même histoire sous une double forme, mais, comme
l'observe jïnem.ent !'Abbé de Saint-Réal, dans deux choses
d'ailleurs sem.blables, ce qu'elles ont de différent change
beaucoup ce qu'elles ont de semblable 1•
Quelques mois plus tard, dans une lettre à Sainte-Beuve, Topffer
revient, avec un peu plus de précision, sur son exigeante concep
tion de l'adaptation.« En traduisant en prose le Docteur Festus,
je fus tout surpris et amusé de voir p,u- quoi les deux langues
différaient, que, pour faire comprendre les mêmes choses, il
fallait les prendre par un autre bout et les montrer par une autre
3. Pour plus de détails sur cette aventure, voir le volume collectif, Little
Ne,no au pays de Wi11sor McCay, Ed. Milan, 1990, ainsi que la biographie
par John Canernaker, Winsor McCay, His Life und Art, New York, Abbeville
Press Publishers, 1987.
252 La transécriiure
MÉTAMORPHOSES LIVRESQUES
Les premières métamorphoses se sont effectuées à l'inté
rieur du média bande dessinée. Du premier album, Les murailles
de Samaris au second, La fièvre d'Urbicande, nous sommes
passés de la couleur au noir et blanc, d'un récit de longueur
standard à un « roman» en bande dessinée. Rien de prémédité
dans ces changements, aucune volonté de transgresser le cadre
classique de la série : nous nous sentions seulement à l'étroit
dans les limites rigides des 48 pages.
C'est peu avant la sortie du deuxième album que fut réalisé
le premier ouvrage périphérique, la plaquette intitulée Le mystère
d'Urbicande. L'initiative ne venait pas de nous, mais du critique
Thierry Smolderen et du libraire éditeur Yves Schlirf. Séduits
par leur projet, nous avions d'abord pensé leur laisser l'entière
responsabilité de sa concrétisation. Mais bien vite, nous rendant
compte que les moindres décisions pouvaient engager l'avenir
de ce qui devenait une série, nous nous sommes résolus à col
laborer activement avec eux. Et cet opuscule, qui aurait pu n'être
qu'une pièce rapportée, a pris sa place dans le puzzle encore
minuscule des Cités obscures. C'est avec ce projet, aussi, que
s'est mis en place le mode de collaboration avec les interve
nants extérieurs. Si la série est en effet « ouverte», et donc
susceptible d'accueillir des apports étrangers, elle est en même
temps << réglée» : chaque nouvel élément doit tenir compte de
tous ceux qui ont déjà été posés.
Dans le même temps étaient réalisées les premières affiches,
sérigraphies et lithographies. Et François Schuiten, qui déteste
qu'une image soit privée de charge narrative, situa tout
254 La /ru11sécrilure
DE LA CASE À LA SALLE
De même que L'archiviste est né d'une forme de commande,
c'est un peu par hasard que nous avons commencé à présenter
un diaporama. li s'agissait d'abord de répondre à l'invitation
d'une école d'architecture. On nous proposait de présenter nos
sources et de commenter certaines images issues de nos albums
ou d'univers voisins.
Trop didactique, ce démontage rompait avec l'esprit des
albums : il ne tarda pas à nous lasser. Après cieux ou trois pré
sentations, une part de fiction s'insinua. Et très vite, Aux sources
des cités obscures devint Voyage dans les cités obscures, une
sorte de parodie des conférences style « connaissance du
monde». Explorateurs d'un univers parallèle, nous relations nos
expériences en nous appuyant sur une centaine de diapositives.
À l'origine, il s'agissait simplement pour nous de proposer une
alternative un peu amusante aux sempiternelles séances de
dédicace. Mais cet accompagnement, qui ne cessa d'évoluer,
prit bientôt un rôle conséquent dans l'élaboration de la série.
Il n'était pas question de redoubler les albu ms en les
racontant clans un autre contexte. li s'agissait de les revisiter,
de réinventer les images pour en tirer de nouveaux éléments,
Une exploration transmédiatique 255
DU DIAPORAMA À L'EXPOSITION-SPECTACLE
Le diaporama nous avait déjà conduits à nous éloigner du
monde des bulles, des cases et des planches. le Musée des
ombres, né d'une proposition des responsables du Centre
national de la bande dessinée et de l'image (CNBDl), se marqua
par un changement de dimension beaucoup plus spectaculaire.
Si beaucoup des éléments du scénario trouvaient leur source
dans la conférence-ficton ils subirent de nouvelles métamor
phoses avant de s' intégrer au cadre de cette exposition-spectacle.
La suppression du rôle du conteur, la spatialisation du specta
teur imposaient de concevoir le voyage sous une forme toute
différente. En outre, il n'était plus possible de manipuler à
volonté de vastes perspectives urbaines : en matérialisant de
manière tri-dimensionnelle l'univers des Cités obscures, l'ex
position allait nous obliger à le réduire, ou plutôt à mettre au
point de nouvelles formes de suggestion.
Le projet naquit d'abord du lieu, ce CNBDI plus que neuf
puisqu'il n'était pas encore achevé au moment où nous le visi
tions. L'espace que l'on nous proposait d'investir était destiné
à accueillir par la suite le Musée de la bande dessinée. Et
d'emblée, nous fümes tentés d'introduire un âge, une histoire,
Une exploration transmédiatique 257
5. Ce point ouvre sur une forme d'adapation plus pointue, mais à nos
yeux passionnante : celle de la reprise de projets de cet ordre dans des cadres
différents. Chacune des quatre présentations du Musée des ombres a donné
lieu à une forme de transposition, conduisant à des pertes et des gains quasi
imprévisibles. À Sierre, le montage s'effectua pour moitié dans l'hôtel de ville
et pour moitié sous chapiteau: le passage incessant de l'intérieur à l'exté
rieur, les vues partielles ménagées sur les fresques réelles qu'abritait le bâti
ment, la proximité effective d'une voie ferrée alors que la bande sonore
proposait des bruits de trains, ménageaient, au moins aux autochtones, quelques
surprises amusantes. À Bruxelles, les portes majestueuses du hall Dynastie
semblaient tout droit sorties de La fièvre d'Urbicande; et la structure tout en
hauteur de l'exposition, imposée par l'étroitesse de la salle, donnait à bon
nombre de visiteurs le sentiment de se retrouver dans la Tour. Le cas de la
Grande Halle de la Villette est le plus curieux : techniquement parlant, la chose
n'est pas douteuse, ce dernier montage était le plus abouti. Mais pour la
première fois, Le Musée des ombres n'était plus présenté seul : il s'inscrivait
dans l'ensemble plus vaste d'Opéra Bulles. Il en résultait de curieux embou
teillages scénographiques. Et surtout, les effets de leurre ne fonctionnaient
plus du tout de la même manière. Pas un instant, le visiteur de la Grande Halle
ne pouvait se croire dans un véritable vieux musée, comme c'était arrivé à
certains vieux Bruxellois, stupéfaits de découvrir en plein cœur de la ville un
musée qu'ils ignoraient. La thématique même d'un musée de la bande dessinée
avait du reste perdu depuis longtemps l'évidence qu'elle avait à Angoulême,
lors de l'inauguration du CNBDI.
Ces réflexions devraient conduire à l'idée d'une« re-spécification » d'évé
nements de cet ordre lors de chaque nouvelle présentation. Mais un tel projet
ne tarde pas à entrer en conflit. très pragmatiquement, avec les impératifs d'une
tournée ..
258 La tru11sécri111re
...
U11e exploration trwrsmédiatique 259
MOBILITÉ ET SPÉCIFICITÉ
On l'aura remarqué: de tous ces projets, aucun ne repose
réellement sur le principe de l'adaptation. Ils ne relèvent pas
non plus d'une euphorie du multimédia où des contenus simi
laires pourraient se décliner dans les formes les plus variées.
Tous impliquent par contre une exaltation de la métamorphose,
un goût pour la mobilité aussi fort que pour la spécificité.
262 La tra11sécriture
André Gaudreault
....
LE PROCESSUS ADAPTATIF
(TENTATIVE DE RÉCAPITULATION RAISONNÉE)
Thierry Groensteen
...
274 La transécriture
AVANT-PROPOS
ÉLÉMENTS DE THÉORIE
Thierry Groensteen : Fictions sans frontières 9
André Gaudreault, Philippe Marion : Transécriture
et médiatique narrative. L'enjeu de l'intermédialité... 31
CONCLUSIONS
André Gaudreault: Variations sur une
problématique 267
Thierry Groensteen : Le processus adaptatif.
(Tentative de récapitulation raisonnée) 273
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