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Introduction

René Magritte est né à Lessines le 21 novembre 1898. Son enfance se


passa à Charleroi, ville industrielle où la vie fut toujours d’une grande
dureté. De sa petite enfance qui s’est déroulée dans le Hainaut à Lessines,
il lui est resté trois souvenirs frappants : celui d’une caisse posée auprès
de son berceau qui semblait être un objet mystérieux, le second est lié à la
récupération d’un ballon de navigation venu s’échouer sur le toit d’une
maison voisine qui lui procurera émotion et sensation violente totalement
incompréhensible. Enfin, le dernier souvenir enfantin évoqué est celui d’un
peintre observé dans un cimetière par Magritte et une petite fille avec
laquelle il jouait souvent. Ces fragments de vie feront très vite partie de la
légende de l’artiste, tels des mythes fondateurs et forgeront cette
impression de mystère autour de lui. Le père de Magritte était tailleur ainsi
que commerçant et sa mère modiste, mais leurs affaires marchaient mal.
Magritte vécut de déménagement en déménagement jusqu’au jour où il
fut confié à sa grand-mère à l’âge de quatorze ans après le drame du
suicide de sa mère en 1912. Elle s’est jetée dans la Sambre et a été
retrouvée le corps pratiquement nu, une chemise relevée par dessus la
tête. Cet événement marquera Magritte et apparaîtra à travers toute son
œuvre, même si l’artiste s’en défend en prétendant avoir gardé comme
seul souvenir de cette tragédie, une certaine fierté provoquée par le fait
d’être devenu le centre d’intérêt et d’apitoiement de son entourage. Tout
ceci nous montre qu’il n’y a pas de talent ni d’art sans grande fêlure.
Pour pouvoir parler de l’oeuvre de Magritte, il faut d’abord se plonger dans
ce qui lui a permis de rentrer dans le monde de l’art : son parcours, ses
découvertes, ses rencontres clés et les courants qu’il a effleuré au tout
début. Nous développerons tout ceci dans notre première partie. Dans une
seconde partie, nous verrons tout simplement l’évolution de son art après
le choc de De Chirico entre surréalisme, impressionnisme et contre-
fauvisme. Enfin, d’une manière plus creusée, nous montrerons en quoi
Magritte n’est pas qu’un simple artiste-peintre mais, plus précisément, un
peintre de la pensée visible, de la ferveur poétique, du contre-ordre et de
l’érotisme.
I) A la découverte de son propre art : les débuts
de Magritte
a) Du refus de l’apprentissage aux découvertes littéraires

Comme aucune vie artistique n’était possible à Charleroi, malgré quelques


cours de dessin improvisés le soir dans une maison au-dessus d’une
confiserie et malgré la réalisation de premières œuvres de facture
impressionniste, René Magritte se résolut donc en 1916 à gagner Bruxelles
où il s’inscrivit à l’Académie des Beauts-Arts pour suivre, sans
enthousiasme ni assiduité les cours de littérature de l’écrivain Georges
Van Eckhoud et de peinture du symboliste Constant Montald. Malgré ce
manque d’inspiration que lui confèrent les cours, Magritte apprend à
peindre comme un écrivain apprend à écrire sans faute afin d’être libre
des contraintes techniques. Face à un enseignement symboliste, Magritte
se détache de cette manière de voir la peinture. Pour lui, il n’y a pas de
symbole : un objet est un objet et rien de plus. Une image est une image
et un mot, un mot. La pensée de Magritte commence à se dessiner.
Il connut les privations et la gêne, écoeuré par le fossé qui sépare les
enseignements artistiques des engagements et des mystères de la poésie.
Il se console de l’indulgence des cours par ses lectures, celle de Fantômas
et de Robert Louis Stevenson, Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire… Dans
ses lectures, il cherche de manière encore confuse et brouillée, la réalité
visible et l’écart intérieur qui s’y trouve, et non pas les oppositions dessin-
couleur, ni les équilibres formels.

b) Les rencontres importantes : des influences multiples

Magritte n’était pas vraiment destiné à être un artiste-peintre, mais on se


rend compte que ses relations et ses rencontres s’avèrent être fructueuses
et décisives dans le cours de sa vie et dans ses choix artistiques.
Au début, son inspiration est tournée davantage vers la publicité et les
affiches.
C’est en 1918 que la première affiche d’après un projet de Magritte est
publiée : il s’agit d’une publicité pour le pot-au-feu Derbaix.
Après ce premier essai, il diversifie son art en participant au premier
numéro de la revue « Au volant » édité par Victor et Pierre Bourgeois en
1919 où dans les trois premiers numéro des dessins de Magritte y figurent.
Une revue où s'affirment d'emblée la volonté d'être "novateurs, mais sous
le contrôle de la médiation", et l'exigence que l'œuvre d'art "supporte
l'analyse".
En 1919, le Centre d’Art s’ouvre : des projets d’affiches de Magritte seront
exposés.
Durant la première moitié de l’année 1920, il partage avec Pierre Flouquet
un atelier à Bruxelles. Pierre Flouquet se fait connaître dans les milieux
modernistes par des oeuvres d'un esprit nouveau à la frontière du cubisme
et du futurisme. Magritte se retrouve influencé par les aspirations de son
ami. La même année, des projets d’affiches seront encore exposés dans
une section spéciale lors du vernissage inaugurale qu’il partagera avec
Flouquet au Centre d'Art. Puis il y exposera des toiles et des projets plus
originaux.
Il fait la rencontre d’Edouard Mesens qui lui fut d’une grande aide durant
ses années de formation. Il est un artiste et un écrivain appartenant au
courant surréaliste. Ensemble, ils écriront aux futuristes italiens. Et Mesens
lui apportera le stimulant des ses nombreuses relations dans les milieux
dadaïstes. Ils s'intéresseront à l'activité dada sous l'influence d'Erik Satie
et de Tristan Tzara.
Il continue à se diversifier en réalisant des projets de couverture pour le
mensuel « Voilà » des frères Bourgeois mais il ne sortira jamais. Plus tard,
Magritte enverra Cinq de ses peintures dans
une exposition internationale à Genève.
En 1921, il est engagé comme dessinateur à l'usine de papier peint Peters-
Lacroix à Haren.
Magritte fait la rencontre de l'écrivain Marcel Lecomte (1900-1966), qui
sera intimement associé au mouvement surréaliste et dadaïste. Il sera la
deuxième personne qui lui fut d’une grande aide et l’introduira dans le
milieu dada.
En collaboration avec Victor Servranckx, un peintre abstrait belge, il écrit
"L'Art pur. Défense de l'esthétique ». Les oeuvres qu'il réalise ont une
parenté avec celles de Delaunay (peintre ayant apporté au cubisme un jeu
de contrastes chromatiques et lumineux brisant et recomposant les formes
pour aboutir parfois à l'abstraction), de Léger (peintre dit « pionnier du
cubisme », « paysan de l'avant-garde ») et avec le purisme (courant
d'artistes représentant des objets de la vie quotidienne).
Toutes ces étapes prouvent que Magritte a eu une période de doute, qu’il a
tenté de toucher à tout en se dispersant, qu’il a été influencé par plusieurs
styles. Mais surtout qu’il a nagé à travers des eaux contraires à cause de
ses connaissances et de son entourage diversifié. Et nous allons voir
maintenant, les courants qu’il a effleurés dans ses œuvres des débuts.

c) Abstraction, Cubisme, Futurisme

Magritte a été intéressé par l’avant-gardisme. Pierre Flouquet lui a fait


connaître le cubisme et surtout le futurisme. Influencé, il peignera
quelques œuvres dans cet esprit, telles que Femme de 1922, La femme
ayant une rose à la place du cœur de 1924, ainsi que La fenêtre de
1925 et la Baigneuse de 1925, œuvre de facture cubiste mais déjà
imprégnée de surréalisme. Il est assez difficile de trouver des images de
ces tableaux là, comme si tout le monde avait oublié les premières
aspirations de l’artiste.
Le cubisme est comme une nouvelle vision de la réalité qui interprète
librement les formes et les intègre dans une dimension géométrique. Le
résultat est une sorte de reconstruction fragmentée de la réalité : c'est
l'art de la création et non de l'imitation. On remarque tout à fait cette
dimension dans ces premières œuvres de Magritte, surtout dans celle
intitulée Femme : le corps de la femme se transforme en formes
géométriques, ses courbes laissent la place à des formes aux traits droits
et stricts. L’arrière plan est une succession de formes, on ne sait pas
vraiment ce qui peut se trouver là.
Il a dit s'être lancé dans la peinture futuriste après avoir vu le catalogue
illustré d'une exposition: "Je peignis dans une véritable ivresse toute une
série de tableaux futuristes. Cependant, je ne crois pas avoir été un
futuriste bien orthodoxe car le lyrisme que je voulais conquérir avait un
centre invariable, sans rapport avec le futurisme artistique. C'était un
sentiment pur et puissant: l'érotisme". Sa période futuriste a donc été
essentiellement vécue sous un angle artistique et non politique. L’érotisme
l’inspirait davantage que la foi dans la vitesse et les grandissantes
promesses de la technique.
Il dira même que s’il avait été un vrai artiste peintre, les deux disciplines
dans lesquelles il aurait aimé évolué auraient été le Cubisme et le
Futurisme. Cependant, c’est un tout autre chemin qui se vit tracé devant
lui. Il tira un trait sur l’abstraction.
Magritte était aussi séduit quelque peu par la mouvance Art Déco, comme
on peut le voir sur sa toile de sa période pré-surréaliste « Le cinéma bleu »
en 1925 ainsi que plus tard sur la lithographie Primevère en 1926.

II) Magritte, un Surréaliste malgré lui : l’évolution


de son art

a) De Chirico : le Choc

« Ce fut un des moments les plus émouvants de ma vie : Mes yeux ont vu
la pensée pour la première fois », écrira-t-il, en se souvenant de cette
révélation. Alors que Magritte découragé par ses premiers échecs
commerciaux, travaillait à dessiner des motifs dans une fabrique de
papiers peints, tâche qu’il exécutait avec le peintre cubiste Victor
Servranck, Marcel Lecomte vint l’y retrouver et lui montra une
reproduction d’un tableau de Chirico intitulé Le Chant de l’Amour. Il
découvrit à travers lui ce qui valait la peine d’être peint. Ce choc
esthétique survient en 1925 : il fut bouleversé jusqu'aux larmes, il décide
alors de changer sa manière de peindre en donnant « une représentation
détaillée des objets », la plus proche de celle de notre vision quotidienne.
Magritte saura qu'il s'agit de se préoccuper exclusivement "de ce qu'il faut
peindre et non plus de comment peindre". Il traverse dans la fièvre une
période de "tâtonnements laborieux" au cours de laquelle il "trouve son
premier tableau" : La fenêtre en 1925 puis Les deux Sœurs. Enfin, à partir
de la réalisation du Jockey perdu en 1926, qui fut sa "première toile
surréaliste vraiment réussie", Magritte instituera une fois pour toutes la
théorie, qu'inlassablement il répétera dans ses textes, dans ses lettres à
ses amis, dans ses réponses aux journalistes, de ce qu'il baptise « un
nouvel art de peindre ». Le jockey est perdu dans un monde irréel parmi
les bilboquets musicaux qui sont aussi des arbres, le tout sur une scène de
théâtre que figurent les rideaux. L’irréalité de la peinture est désormais
dans le cœur du travail de Magritte.
Entre Paul Nougé, E.L.T. Mesens, Jean Scutenaire et Magritte, des
préoccupations communes les unissaient. Ils firent la connaissance des
surréalistes qui manifestaient avec violence leur dégoût pour la société
bourgeoise. Leurs revendications révolutionnaires étant les leurs, ils se
mirent au service de la révolution prolétarienne.

b) La rupture avec un art conventionnel : l’œuvre de Magritte,


un tout inaltérable

Les peintures de Magritte à partir de 1925 rompent avec un art


conventionnel. Les peintures s’articulent autour d’un même et variable
concept. Tout est objet, tout est chose, peu importe le genre auquel il
appartient.
Grâce au Jockey Perdu en 1926, Magritte se sentit surréaliste. L'influence
de Max Ernst le conduit vers la fin de l'année à travailler à des papiers
collés. L'année 1926 est particulièrement riche: il peint soixante tableaux
et est prêt pour une exposition personnelle à la Galerie Le Centaure. Parmi
ces tableaux, nous trouvons Portrait de Georgette au bilboquet qui est
pour Magritte un émouvant hommage de son amour du à la présence d’un
objet phallique signifiant le désir de l’artiste au contact de l’image de
Georgette. Ici, l’objet prend tout son sens dû à sa forme.
Un autre tableau frappant de cette période est l’assassin menacé. Magritte
sait faire naître chez le spectateur des sentiments de malaise devant des
situations étranges. L’angoisse est palpable dans ce tableau de 1927 où
un meurtrier, après avoir assassiné une personne dans sa chambre,
écoute la musique d’un phonographe, alors qu’à l’extérieur, des hommes
l’attendent, prêts à le capturer. Ce tableau nous interpelle aussi, à cause
du corps nu recouvert d’un voile, comme la mère retrouvée morte de
l’artiste.
Tenté par l’aventure parisienne, il grossit le rang des peintres étrangers
qui firent la gloire du mouvement si parisien. Il se lit d’amitié profonde
avec Dali, Max Ernst et surtout André Breton et Paul Eluard. En 1928, il
peint plus de cent toiles. Dont l’un de ses tableaux les plus célèbres : La
trahison des images, Ceci n’est pas une pipe. Il affirme que "la pensée
surréaliste doit être imaginée mais elle n'est pas imaginaire" et ajoute :
"en aucun cas l'image n'est à confondre avec la chose représentée". De là
son plus célèbre tableau : une pipe scrupuleusement peinte avec, inscrit
en dessous, "Ceci n'est pas une pipe". Il ne s'agit pas d'une astuce, d'un
calembour, mais d'une affirmation : le mystère de la réalité demeure, il est
irréductible. Il n'hésite pas à subvertir les lois de la représentation. Quand
on pense à ceci, un tableau nous vient à l’esprit : l’invention collective de
1934. Ici, nous avons une sirène inversée, tête de poisson et jambes de
femme. Une sirène c’est un corps de femme qui finit en queue de poisson.
En inversant les termes, Magritte réécrit ce mythe et cette chimère ancrée
dans la collectivité.
Jusqu’en 1943, Magritte continuera de peindre ainsi c’est-à-dire en
utilisant le pouvoir fascinant de la banalité. Il décide de ne plus peindre les
objets qu'avec tous leurs détails apparents. Toute sa peinture a l'air
parfaitement réaliste, mais bien vite on découvre dans chaque oeuvre des
obsessions visuelles. Il crée la surprise et l'inquiétude par des effets de
déplacement, mais pas assez pour que le spectateur perde complètement
le sentiment du réel. On pense par exemple au tableau Les vacances de
Hegel de 1958 où l’on voit un verre d’eau sur un parapluie. Image
divertissante en soi mais qui représente l’Ordre des choses tout
simplement : le verre d'eau a pour fonction de contenir l'eau et il est
soumis à l'action de la gravité. Les verres d'eau ne flottent pas dans
l'espace mais reposent ou tombent et se cassent. Le parapluie a pour
fonction de « rejeter » l'eau et s'il est aussi soumis à la pesanteur lorsqu'il
est fermé, il n'en reste pas moins capable de
reposer sur l'air comme un parachute lorsqu'il est ouvert.
Même si la représentation peut paraître farfelue, peu conventionnelle et
peut nous perturber au premier abord, le tableau des vacances de Hegel
n’en représente pas moins ainsi l'édifice ordonné d'un parapluie et d'un
verre d'eau conformément aux lois qui les gouvernent.
Magritte n’hésitera pas à peindre en série le même sujet pour des raisons
profondes et révolutionnaires qui remettent en cause la conception
traditionnelle de l’œuvre et du chef-d’œuvre.
Magritte changera durant des courtes périodes de style dont on parlera en
troisième partie plus précisément, mais il reviendra assez vite à son
ancienne manière, enrichir pourtant de certains bleuté plus raffinés et
d’une technique académiquement plus vibrante, plus sensuelle. Il
géométrise les nuages et l'azur, enivre les corps d'une folie des grandeurs,
il inverse, pervertit les relations de l'art et de la mesure. Il fera souvent ses
peintures en série Le succès vient lentement grâce au marchand Iolas et
grâce à l’Amérique. André Breton dira : dans la démarche de Magritte
culmine ce qu’Appolinaire a appelé le « le véritable bon sens », s’entend,
celui des grands poètes. ».

c) Une coupure courte dans l’œuvre de Magritte : la période


Renoir (1943-1947) et la période Vache (1948)

Cependant, depuis le moment de la révélation, Magritte n'a plus bougé ni


dans son type de peinture ni dans les préoccupations qui la soutenaient.
La période Renoir (rebaptisée après-coup « Le surréalisme en plein
soleil ») et le moment Vache en manifestent les deux seules exceptions.
En 1943, contrastant avec le désespoir ambiant de la période de guerre,
Magritte se lance dans une peinture d'inspiration impressionniste afin
d'allier à sa recherche personnelle l'expression des sentiments de
légèreté, d'insouciance, de bonheur. Les titres évocateurs sont Le Premier
jour, La Moisson, Les Heureux présages... Ce dernier représente une
colombe de la paix et les fleurs peintes dans les couleurs vives de la
période du « Plein Soleil » annoncent la joie qui succéda aux heures
sombres de la guerre.
Par ailleurs, la soi-disant "période" Vache, ne fut qu'une vacherie, un pied
de nez commis par Magritte à l'intention des critiques et du public
parisiens qui s'étaient soudain, en l'année 1948, emparés de son nom et
réclamaient "du Magritte". C’est aussi une période rappelant vaguement le
fauvisme d’où le nom de Vache pour parodier ce courant artistique. Pour
faire ses toiles, il remarquait dans une revue des illustrations qu'il jugeait
affreuses, et s'en inspirait pour exécuter en une semaine, les tableaux les
plus laids qu'il pouvait concevoir.

III) Au plus profond de l’oeuvre de Magritte : l’artiste à la pensée


visible
a) Le Corps et l’Anonymat en peinture

La peinture a le pouvoir de capter et de modifier en images l’anatomie du


corps, comme peut le manifester un tableau de 1934 intitulé Le Viol.
Comme on le voit, les yeux sont devenus des seins, le nez le nombril, et,
la bouche est un sexe. La peinture fait subir une certaine violence au
visage et nous permet de voir plus directement et plus simplement une
profonde vérité de la femme voulant être désirée, usant de son regard
pour provoquer le désir et de sa bouche pour autre chose que parler. Tous
les organes sexuels envahissent le visage. Ici n’est exprimée que
l’animalité du désir. Le titre du tableau est frappant de vérité : il y a un
véritablement un viol. Il est celui que commet la peinture elle-même dès
qu’elle ne se contente pas de recevoir sur la toile les apparences du
monde visible, mais s’accorde à les changer, à les triturer même, afin de
les disposer selon un ordre poético-magique qui permet au regard d’aller
jusqu'à sensible, jusqu’aux sens qui n’appartiennent pas au visible. Il ne
faut pas copier le réel ni de glorifier les aspects du monde, mais de
construire une image du corps capable d’en relever la nature profonde, qui
se tient hors de vue, davantage dans la tête que sur la peau d’un visage.
Le tableau intitulé La Race Blanche propose une vision et une hiérarchie
surprenantes. Les deux yeux et les deux oreilles sont uniques comme la
bouche. L’œil la bouche et l’oreille sont appuyés sur deux nez qui sont
aussi bien deux jambes. Les sens sont saisis comme un bloc, un socle. Du
Viol et de la race blanche se dégage l’impression que Magritte présente le
corps comme une multiplicité éclatée, fragmentaire et fragmentée,
comme un puzzle aux pièces inajustables. Magritte vise la possibilité de
contester et modifier la cohésion anatomique.
Magritte entreprit de peindre le mystère du corps. Il veut montrer ce que
le visible cache. Par exemple, avec la peinture Les Amants, il fait
apparaître l’aveuglement de l’amour en disposant un voile sur le visage
des amoureux. Les amoureux ne savent rien de l’amour qu’ils éprouvent
et qui pourtant les lie l’un à l’autre. Le mystère du visible se tient dans le
corps, dans les pouvoirs du corps. Et ce mystère est aussi le mystère de la
peinture, miroir infidèle et non-trompeur. Prenons par exemple le tableau
Liaisons Dangereuses de 1926. Elle représente une femme nue tenant
devant elle un miroir tourné vers le spectateur. Le miroir cache une partie
du corps, ms réfléchit approximativement le fragment du corps masqué. Il
a dont peint deux vues différents du corps féminin : l’une directe et l’autre
imaginaire. Il propose au spectateur deux faces désorganisées et oblige à
réfléchir sur cette énigme qui caractérise la peinture. Magritte peint le
corps brisé au lieu de peindre le corps d’une masse unitaire. Le corps perd
en peinture son intégrité et sa cohésion intime. Magritte montre ici que les
liaisons sont toujours dangereuses car le peinte ajoute son regard de
peintre, désirant, au corps du modèle. Ceci nous fait d’ailleurs penser au
tableau La Tentative de l’impossible où le désir de Magritte pour sa femme
se confond avec le désir de Magritte occupé à peindre. Le désir du peintre
est d’éterniser, de fixer, de recréer pour lui-même, l’objet de son désir,
mais c’est une tentation impossible, vouée à l’échec.

b) Les Images et les Mots

L'image peinte est toujours chez Magritte une image réfléchie, une image
pensée. En d'autres mots, elle est toujours une image que le peintre oblige
à réfléchir sur son statut d'image. L'image peinte n'est jamais une simple
apparence, c'est-à-dire une apparence qui tromperait l'œil en se faisant
passer pour la réalité qu'elle représente. On ne fume pas une pipe peinte.
Ce n'est donc jamais une pipe, jamais une pomme, une femme, une forêt
ou un marteau. C'est tout le sens évoqué de La Trahison des images. Il y a
comme une impuissance et une limitation de la peinture qui est par
structure, séparée du réel, de son modèle. Mais cette séparation est
l'indice d'un pouvoir surréel, magique, différent: il est la capacité de trahir
le réel lui-même, de montrer une pierre qui flotte ou une pomme
envahissant tout l'espace d'une chambre comme on peut le voir avec La
Chambre d'écoute. La peinture travaille sur le visible, mais jamais au-delà.
L'œil ne fait pas que voir, il peut également lire. En d'autres termes, les
mots aussi sont de nature visible. Cet aspect des choses ne pouvait
échapper à la lucidité poétique de Magritte. Il n'y a pas de rapport entre
«l'idée» de cheval et l'animal que nous connaissons tous. Les mots jouent
de l'écart entre leur nature langagière et les choses auxquelles il leur
arrive de renvoyer.
Le mot écrit, par exemple «la Seine» nous transporte à Paris, en pensée,
mais à supposer que nous habitions Cologne ou Bruxelles, ce «transport»
n'est pas réel : il est abstrait. On peut donc parler d'une certaine
impuissance des mots à l'égard des choses. Les mots sont capables de
déclarations mensongères. On voit ceci à travers le tableau La clé des
songes de 1930. Entre les mots et les choses règne un écart variable qui
les sépare. Pour cette œuvre, il se sert des comme des apparences
visibles, Magritte les combine aux images avec une liberté qui lui est
propre et qu’il utilisait déjà avec les seules images. La conscience du réel
n’établit plus l’arbitraire de son ordre. On plonge dans le sensible qui
définit le rêve. Il est souvent parvenu à faire hurler la banalité de choses, à
rendre bouleversantes des situations banales auxquelles la vie nous
confronte.
Penser en peinture la différence du visible et de la pensée oblige le peintre
à rendre la pensée visible, à lui conférer un statut perceptible par l’œil.
C’est pourquoi Magritte a introduit des mots dans ses toiles, a conjugué
sur une même surface du visible et du lisible.

c) La pensée visible

D'une part le visible et ses apparences et, d'autre part, l'invisible et ses
pensées, il y avait place pour une alliance réfléchie entre les images et
leur sens, et c'est un pacte de ce genre, fait d'incertitudes et de
merveilles, que Magritte a su nouer en ses toiles. Il n' y a pas du tout de
relation ou de rapport entre ce que l'on dit et ce que l'on voit, entre la
logique du discours et les figures de la visibilité. Ainsi a-t-on beau savoir
que le soleil n'est pas un grand disque rouge éloigné de deux cents pas, il
reste que certains soirs d'été, on ne saurait empêcher les choses de
paraître ainsi. Il y a dans l'apparence la plus naturelle des choses une
résistance aux concepts et c'est très précisément cette dimension qui
constitue la première demeure de Magritte, qui forme le point d'ancrage
dont il ne s'est jamais départi. Les œuvres de Magritte font voir ce qu'il y a
d'irréfléchi dans le visuel; elles donnent une portée à la fois subversive et
perverse. La pensée n'est rien qu'une confrontation active et intense avec
l'impensable : La Voix des vents. Aux effets de représentation, de
reproduction et de répétition propres à la technique, Magritte substitue la
simple vérité de son art. Il fait voir que l’instantané photographique n’est
pas une perception du réel, mais une opération et une manipulation
machiniques qui transforment des lumières et des ombres en une illusion
mensongère.
Pour Scutenaire, Magritte est un peintre essentiellement cérébral qui
utilise la peinture comme un moyen de connaissance et de découverte
comme d’autres utilisent la physique ou le marteau.

Conclusion
Après des moments de doute et d’essais futuriste et cubiste qui étaient
pour lui peu convaincants, Magritte a su se faire une place dans le
surréalisme grâce à ses œuvres teintées d’amour, d’érotisme et surtout
par son envie d’explorer en profondeur le monde et sa réalité cachée. Car
oui Magritte est avant tout un peintre d’idées, de pensées visibles et non
de matières. On ne peut pas dire qu’il aimait peindre mais plutôt penser
par images. Il a su à travers ses œuvres redonner le véritable sens de la
peinture. Au lieu d'inventer des techniques, Magritte a préféré aller au
fond des choses, user de la peinture qui devient l'instrument d'une
connaissance inséparable du mystère. Mais surtout, Magritte laisse à ses
spectateurs leur libre-arbitre. En effet, il mobilise, par le paradoxe
apparent contenu dans ces toiles, l'imagination et la réflexion du
spectateur qui en tirera les conclusions qu'il souhaitera sur la question de
la réalité des choses en général.
Et pour finir, nous dirons que c’est sans doute ce qui a plu à certaines
personnes ayant repris à leur compte personnel certaines œuvres de
Magritte en les détournant ou s’en inspirant tout simplement. Surtout au
niveau musical. Tout comme lui qui aimait reprendre des tableaux en les
détournant (Le balcon d’Edouard de Manet de 1868, repris en 1950 en
remplaçant les personnages par des cercueils), beaucoup d’artistes ont
détournés ses peintures pour créer leur propre réalité. Ainsi, nous pouvons
voir que des groupes de musique ont repris le thème des Amants.
Seulement, pour la pochette de l’album Casually Dressed and Deeply
Conversation, même si on retrouve les amants aveuglés, cette fois ils se
tournent le dos et le lien d’amour semble les séparer, les empêcher de
parler et de se voir vraiment. Sur l’autre pochette, intitulée Frances The
Mute, l’amant est seul et l’aveuglement de l’amour se transforme en
égoïsme par rapport au monde qui l’entoure. L’empire des Lumières,
tableau où le jour et la nuit se rencontrent, a été repris pour l’affiche du
film l’Exorciste. Sur cette image, la nuit domine et la seule lueur que l’on
aperçoit est celle du lampadaire qui indique la présence de l’homme
comme sauveur, comme seul moyen d’effacer l’ombre. Grâce à ces
exemples, on comprend que René Magritte était un artiste fait pour les
adeptes de la philosophie qui aiment manier, comme lui, les objets, leurs
pensées et leurs rêves à leur manière.

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