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René Magritte

Les Mots et les Images

choix d’écrits

Préface de Jacques Lennep


Postface d’Eric Clémens
Les Mots et les Images
La collection Espace Nord rassemble des titres du patrimoine
littéraire belge francophone. Elle offre un catalogue d’auteurs
remarquables et veille à la réédition d’œuvres devenues
indisponibles. Propriété de la Fédération Wallonie-Bruxelles,
la collection est gérée par Les Impressions Nouvelles et
Cairn.info, qui ont réalisé le présent volume.

www.espacenord.com

FÉDÉRATION
WALLONIE-BRUXELLES

© 2017 Communauté française de Belgique pour la présente édition

Choix établi par Eric Clémens, d’après les Ecrits complets de René Magritte
(édition établie et annotée par André Blavier, Paris, Flammarion, 1979)
© Charly Herscovici c/o SABAM, Bruxelles, 1994
(pour les textes de Magritte et les illustrations)
© Éditions Labor, 1994

Illustration de couverture: René Magritte, La reproduction interdite, 1937


© Charly Herscovici - SABAM Belgium 2016
Mise en page : CW Design

ISBN : 978-2-87568-333-5
Dépôt légal: D/2017/12.583/7

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.
PRÉFACE

Pardonnera-t-on à un artiste de publier son opinion


sur la théorie de René Magritte, peintre de l’impossible
qui faillit rendre la peinture impossible? La présente
divagation reprend des réflexions inspirées avant même
l’édition des Ecrits complets par André Blavier en 1979.
Le choix de ma personne pour préfacer ce volume
exprime sans doute la conviction que Magritte exerça
un ascendant sur les artistes de ma génération. En effet,
si ceux qui se révélèrent en Belgique au cours des années
septante, invoquèrent plus volontiers Marcel Duchamp,
Magritte leur fut plus proche sentimentalement, d’autant
que Marcel Broodthaers les unissait à lui par un lien
direct. Ainsi, parmi ceux qui restent mes compagnons
de route, Jacques-Louis Nyst rendit visite au peintre le
24 octobre 1964 pour lui soumettre ses photographies
et l’entretenir de sa conception du rêve. Loulou se remet­
tait alors de l’extraction de plusieurs dents. Le 3 mai
1967, l’interdiction faite à ce chien d’entrer au Musée,
empêcha son maître d’assister à la conférence que je
consacrai à L’Homme du large. À la lecture de mon
texte, le peintre m’écrivit une de ses dernières lettres
importantes.

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La pensée de Magritte m’a toujours plongé dans une
certaine perplexité. Quelques-uns des points qui vont
être soulevés, firent d'ailleurs l'objet d'un entretien avec
Broodthaers peu avant Noël 1974, dans une pâtisserie
de la chaussée de Wavre à Bruxelles. C’était à nouveau
en vue d’une conférence au Musée, à laquelle lui non
plus ne put assister. Je crois que le 7 mai 1975 Brood­
thaers se trouvait à Londres, d’où il envoya ce télégram­
me : «Fermez les musées. Ouvrez les prisons!» Après
tout, la question n’est-elle pas de fermer ou d’ouvrir...

« La difficulté de ma pensée, quand je souhaite trouver


un nouveau tableau, c’est en effet d’obtenir une image
qui résiste à toute explication. » Avec obstination Ma­
gritte découragea les interprétations, refusant à ses œu­
vres un sens qui évoquerait autre chose que le
«mystère». Il articula autour de cette notion capitale
une théorie, parfois aussi paradoxale que ses images
sont incohérentes, ce qui fait d’ailleurs qu'elle est par­
faitement adaptée. Le paradoxe le plus troublant naît
du mariage entre une argumentation assez objective,
fondée sur le bon sens, et le recours à un article de foi
verrouillant le système : le «mystère». D’aucuns appré­
cieraient des énoncés réalistes qui relèvent souvent du
lieu commun, s’apparentent à une leçon de choses, s’ils
ne soutenaient finalement une vision superbement idéa­
liste, nourrie de l'antique conception duelle : d’un côté
la matière suspecte, de l’autre l’esprit ou la pensée.
Pour s'imposer de la manière la plus implacable, cet
idéaliste contesta radicalement - oserais-je dire : nia -,
la peinture. Pour Magritte en effet, l’art de peindre
devait «se borner uniquement à étendre des couleurs
sur une surface ». Il lui refusa toute fonction autre que

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la production d’images, ajoutant: «Il n’est d’ailleurs
pas nécessaire de voir un tableau (...). Pour moi une
reproduction me suffit. » Et s’il peignit, ce fut en refusant
la jouissance que la matière ou le style peuvent provo­
quer, préconisant une manière « tout à fait banale, aca­
démique ». Toutefois, on le sait, l’art naît de ses propres
négations, si bien que, malgré lui, Magritte imposa son
esthétique et ne put empêcher au plaisir d’être consom­
mé! Convaincu de la quasi-inutilité de la peinture en
soi, pourquoi dès lors s’obstina-t-il à peindre? «Pour
approfondir la connaissance du monde ». Magritte se
servit de la peinture pour penser, affirmant de la sorte
la totale prédominance d'un concept. Il va sans dire
que cette volonté de neutraliser la peinture pour assurer
une telle suprématie ne pouvait qu' inquiéter la postérité,
même si, contrairement à Duchamp, le Belge n’assuma
pas complètement sa logique, commettant inlassable­
ment le geste réprouvé.
La démarche picturale fut donc assimilée par lui à
une méthode cognitive mais dépourvue de perspectives
puisqu’ inséparable du mystère par essence inconnaissa­
ble. Cela justifia son refus drastique de toute interpréta­
tion. Refusant une valeur quelconque à l’art pictural,
Magritte s’évertua, en outre, à couper tout accès aux
images produites. Pas question de confondre ce mystère
avec l’une ou l’autre expression hermétique: le peintre
n’assura-t-il pas qu’il imaginait ses œuvres de manière
«telle qu’aucun symbole ne pourrait en diminuer le
mystère»? À chacun, selon sa sensibilité, d’accepter
avec lui ce mystère comme essence du réel, de le nier
ou de l'ignorer. Tous ne peuvent admettre cette entité
transcendantale qui rendrait toute chose possible, qui
apparaîtrait comme «ce qui est nécessaire pour qu’il y

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ait du réel ». Ne l’acceptant pas, j’ai orienté mon atten­
tion sur les moyens mis en œuvre par Magritte pour
explorer son champ de la connaissance, mais en le
réduisant à celui, plus prosaïque, de la communication,
à laquelle s’adaptent les relations qu’il reconnut entre
le réel, les mots et les images. Elles me paraissaient
intéressantes, surtout dans leur rapport possible avec
les théories de Ferdinand de Saussure développées plus
tard par les structuralistes.
Une peinture n’a, pour Magritte, d’autre réalité
qu elle-même. En effet, que faisons-nous en regardant
un tableau ? Nous établissons une ressemblance entre
l’image et ce à quoi elle pourrait correspondre dans la
réalité, de sorte que finalement, selon Duchamp, «c’est
le regardeur qui fait le tableau ». Ce dernier ne répond
donc à aucune réalité autre que la sienne puisque, déjà
à l’origine, il est le résultat d’une interprétation du
visible par son concepteur. Dans ce tableau isolé, consi­
dérant que, par exemple, le mot et l’image ont « la même
substance », Magritte s’autorise à écrire sous l’image
d’un soulier les mots «la Lune». Sont pris en défaut
ceux pour lesquels un mot qui accompagne une image
se rapporte nécessairement à ce que celle-ci représente.
Il est bien évident que l’image d'une pipe n’est pas elle-
même une pipe, et qu'en conséquence, l’inscription «ce­
ci n’est pas une pipe» est redondante.
Ce faisant, Magritte s’est livré à une entreprise de
salubrité esthétique. Il nettoya le regard. Mais dans quel
but? Ayant ramené la technique et l’iconographie au
degré zéro, il pouvait prétendre que la peinture n avait
pour finalité que de rendre l’acte de penser visible.
Souvent répétée, cette assertion ne doit pas nous trom­
per. Dans son Rappel à l’Ordre, le peintre qualifia cette

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pensée d'absolue parce qu elle excluait toute interpréta­
tion. Il m'écrivait d’ailleurs en 1967 que cette pensée
avait pour lui une réalité du même genre que la réalité
de l’univers et que cette réalité avait le mystère pour
fondement irrationnel. S'il s’était limité de plein droit
à l'irrationalité, j’aurais apprécié sa trilogie nihiliste
couronnée par le refus d’interprétation, encore que ce
dernier m’eût paru absurde.
Je me suis donc contenté de me nourrir des éléments
les plus rationnels de sa théorie, de ce qui ne relevait
pas du surréalisme, un univers où la limite entre le
délire et l’ironie n’est pas toujours perceptible. En par­
tant des mêmes notions de base (les relations entre le
réel, l’image et le mot), je suis parvenu à une conclusion
diamétralement opposée à la sienne.
«L'acte essentiel de la pensée, écrivait-il, est de res­
sembler aux choses », c’est-à-dire à la réalité de l’uni­
vers qu'il distinguait de la réalité de la pensée. L’art
de peindre (des images de la pensée) permet, lui, de
rendre visible cette ressemblance. Nous pouvons, avec
Marcel Paquet, assimiler celle-ci au processus de la
réflexion : « Pensée et peinture ont ceci en commun
d’être toutes deux réflexion de réflexion». Certes. Mais
si Magritte ne fut certainement pas insensible aux jeux
croisés du réfléchi et du reflété, il les fixa dans une
enceinte, en excluant toute transaction, toute implication
du regardeur inhérente aux phénomènes de perception
et de communication. Michel Foucault ne déclarait-il
pas justement que Magritte mettait en jeu un ensemble
d’éléments qui «ne déborde jamais à l’extérieur du ta­
bleau »? Il aurait donc préconisé une fonction du ta­
bleau à l’opposé de «l’œuvre ouverte» telle quelle fut
analysée par Umberto Eco. Celui-ci la désigna comme

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«un champ de possibilités interprétatives », constitué
« d’éléments qui se prêtent à diverses relations récipro­
ques », et permettant « une série de lectures constamment
variables». Il en déduisit que l'œuvre d’art était «un
message fondamentalement ambigu», une pluralité de
signifiants coexistant en un seul signifié.
Magritte crut-il vraiment que ses œuvres pourraient
échapper à ces valeurs intrinsèques, à leur loi constitu­
tive, à leur destin ? L’Histoire en a certainement décidé
autrement.
À mon tour, je lui tire mon chapeau.

Jacques Lennep
LES MOTS ET LES IMAGES
L’ART PUR
Défense de l’esthétique

à E.L.T. Mesens
«Chaque chose doit être dite selon son rythme»
P. Bourgeois.

Si la pesanteur prouve son existence réelle par ses


lois, que tout corps doit subir, «ce qui peut déclencher
l’émotion esthétique» semble, au contraire, n’avoir
d’existence que dans l’imagination de l’homme et être
créé par celui-ci de toutes pièces; aussi pour découvrir
cette chose il faut être un chercheur d’une autre nature
que les chercheurs d’or, il faut créer ce que L’ON
cherche; l’artiste possède l’aptitude naturelle à cette
activité.
L’œuvre d’art, expression adéquate de la «découverte-
création» de l’artiste, a pour mission essentielle de dé­
clencher automatiquement la sensation esthétique
chez le spectateur.
Une œuvre d’art comme une maison, une lentille
d’objectif, une bille de billard ou tout autre produit de
l’activité humaine, doit être parfaite, pour qu’elle rem­
plisse bien sa mission essentielle et contente, en dehors
de ses moments de service, constamment l’esprit. Cette
perfection sera donc le «côté décoratif spirituel» qui
est un résultat et non un but; l’œuvre d’art comme tout
autre objet, pour atteindre le maximum (perfection rela­
tive, seule possible) doit avoir une nature distincte et se
soucier uniquement de remplir intégralement sa mission
essentielle.

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-I

Sur l’architecture
Sous-titre du «Fondement de la morale », de Scho-
penhauer : «Ecrit présenté au concours de la socié­
té royale des sciences à Copenhague, le 30 janvier
1840 et NON COURONNÉ».

La raison d’être essentielle d’une maison est d’être


une habitation plus confortable que les abris naturels.
La maison est nécessaire ; mais ce qui est indispensa­
ble, c’est la solution parfaite d’un problème bien posé,
prétexte à activité. La maison ne doit remplir que sa
mission essentielle, la seule qu’elle puisse remplir inté­
gralement. De ce fait, elle sera parfaite et contentera
constamment l’esprit.
Tous les objets peuvent atteindre cette perfection rela­
tive. Seules les œuvres d’art l’atteignent dans l’esthéti­
que, qui est la nature de ce qu’elles expriment.
La GRANDE erreur c’est de croire que, pour être
parfaite, la maison doit avoir une mission supplémen­
taire : déclencher automatiquement la sensation esthéti­
que chez l’habitant ou le promeneur. Ce vieux préjugé
doit disparaître de la construction des maisons, comme
il a disparu de la construction des meilleurs paquebots,
des machines électriques et mécaniques, des outils; il
n’en a jamais pu être question dans la fabrication des
lentilles d’objectifs, que des conceptions mi-esthétiques,
mi-scientifiques auraient empêchées d’avoir les formes
idéales, qui leur permettent d’accomplir intégralement
leur mission ; ou encore dans la construction des aéropla­
nes, où le DANGER DE MORT force les constructeurs à
donner à la moindre pièce de l’avion la forme dictée
par la fonction à accomplir.
Une fenêtre à proportions esthétiques remplit un peu

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I

moins mal sa fonction qu’une fausse fenêtre. Nous ne


désirons pas étouffer dans une chambre mal aérée par
une fenêtre trop petite, faite ainsi pour «donner bien»
à la façade.
Il est urgent de prononcer le divorce pour ce vieux
mauvais ménage de la science de bâtir et de la science
de l’art qui est l’architecture; car, comme jadis la théolo­
gie empêchait la philosophie d’évoluer librement, le goût
esthétique empêche les merveilleuses trouvailles que fe­
rait le bâtisseur ingénieux.
La couleur d’un vin est agréable parce que le bon vin
a naturellement cette couleur; de même on verra, expé­
riences faites, que la forme d’une maison confortable
est la plus agréable. Les maisons les plus confortables
le prouvent : elles sont plus belles et s’il y a des laideurs,
c’est toujours quand le bâtisseur a mal résolu un problè­
me de construction ou sacrifié ce problème essentiel à
sa fantaisie.
«La Beauté n’est que la promesse d’un bonheur.»
(Stendhal.)
Il faut être insensible à cette beauté, pour la nier dans
les formes d’une locomotive, d’un microscope, d’une
aiguille, d’une vis, d’une presse rotative... Les architec­
tes d’avant-garde en ont l’intuition, mais ils commettent
une grande erreur en s’inspirant de ces formes, pour les
appliquer à la maison ; ils les appliquent visuellement
et non avec l’esprit qui donna naissance à ces formes.
Le Style (la forme) de la locomotive est un résultat et
non un but.
La forme idéale d’un verre ou d’un crayon est le
résultat d’une expérience chimique ou mathématique et
non d’une volonté esthétique; lorsque, comme pour
l’architecture, on y ajoute une mission esthétique, le

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verre est bossu et boiteux; il est presque un verre et
presque une sculpture. Il est logique de répudier l’à-
peu-près lorsqu’on peut obtenir le maximum.
Il faut nécessairement la spécialité pour plus
d’iNTENSlTÉ; ainsi chaque objet aurait un style bien à
lui; ce serait la RICHESSE. Lorsque à tous les objets on
veut donner le même style, le style esthétique des œuvres
d’art, c’est la pauvreté.
L’ingénieur mécanicien est plus fier que l’architecte;
il trouve son métier suffisamment intéressant, sans lui
donner des buts esthétiques supplémentaires; aussi ne
qualifie-t-il pas sa machine d’œuvre d’art.
L’architecture N’EST PAS UN art. Les temples grecs,
les cathédrales ? Beaucoup eussent été plus parfaits com­
me constructions sculpturales, si l’expression de l’idée de
leurs créateurs n’avait dû se plier à d’autres missions que
l’esthétique: émouvoir l’esprit religieux, donner un abri
aux idoles, etc. Comme construction architecturale (lieu
de réunion), la hauteur des nefs des cathédrales est un
non-sens ; elle répond à une spéculation religieuse, qui est
assez différente du besoin d’art. Considérée encore sous
l’angle constructif, la cathédrale a résolu ingénieusement
le problème des voûtes : elles planent sur des points d’ap­
pui réduits au minimum et par la combinaison des résis­
tances égales, elles couvrent un grand espace avec, pour
l’époque, un minimum de matière. Ceci est très ingé­
nieux, mais n’a certainement pas le pouvoir de déclencher
automatiquement l’émotion esthétique.
Pour les temples grecs, souvent une singulière méprise
a fait prendre le plaisir procuré par l’ingéniosité de leurs
constructions, pour le plaisir esthétique.
Jusqu’à présent, l’architecte a ménagé la nature de
l’esthétique et la nature de la maison; que ce chèvre-

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choutiste disparaisse, qu’il fasse place à l’ingénieur en
bâtiments et le problème esthétique sera débarrassé
d’une question étrangère. Nous aurons alors, dans les
constructions architecturales, la perfection (maximum
actuel) que possède déjà la mécanique et qu’aurait le
corps humain conçu par l’homme (suppression des acci­
dents de la maternité - pièces de rechange).
Les objets fabriqués par l’homme doivent avoir la
perfection; c’est la seule vie qu’il peut leur donner. Les
formes de la vie peuvent vivre malgré leurs défauts
grâce à la volonté de vie que leur a donnée la nature.
Comme l’étude de la construction d’une machine, il
faut que l’étude de la construction d’une maison ne soit
que l’élaboration ingénieuse des plans dictés par l’ordre,
l’hygiène, la commodité ; de l’élévation dictée par le plan
et la résistance des matériaux donnant une solution écono­
mique de l’emploi des matières. Le problème d’une fenê­
tre posé à plusieurs architectes sera résolu parfaitement,
lorsque, avec toutes les connaissances constructives ac­
tuelles, les solutions seront identiques; prétendre qu’une
fenêtre peut indifféremment, au point de vue constructif,
être placée de plusieurs bonnes façons, c’est ignorer l’éco­
nomie de la construction; elle peut être mathématique­
ment exacte comme la forme unique d’une lentille, dont
on connaît la spécialité. Pour la perfection, la Standardisa­
tion est nécessaire ; le dernier modèle de maison doit seul
contenter. La monotonie n’est pas à craindre : la standardi­
sation actuelle des ampoules électriques n’est pas mono­
tone ; de plus, les nombreuses spécialités (usines,
banques, cinémas, écoles, maisons de rapport, hôtels pri­
vés, etc.) présenteront des aspects différents, les différents
climats exigeront aussi des solutions différentes.
Le bœuf et l’architecte «artiste» regardent le té­

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lescope; l’homme moderne se sert du télescope. La
beauté d’un objet dépend de l’essence de cet objet. La
beauté du télescope est interne.
Dans une architecture, une colonne est belle lorsque
ses proportions, comme celles d’une tige de fleur ou
d’une jambe, dépendent de la résistance de la matière.
Il est monstrueux d’y placer, dans un but esthétique,
des colonnes qui ne supportent rien ou des colonnes de
fer massif de la même épaisseur que des colonnes de
pierre, pour supporter un même poids; ou, ayant fixé
«a priori » l’épaisseur d’une colonne, employer la pierre
qui donnerait lieu d’avoir cette épaisseur, alors qu’il
serait plus facile d’employer le fer.
Lorsqu’on a de telles tendances on prouve qu’on est
très mauvais architecte; il se pourrait qu’on soit bon
sculpteur; logiquement, on doit alors ne faire que de la
sculpture; rien n’empêche de faire des sculptures gran­
des comme des hangars de dirigeables et dans lesquels
on pourrait entrer. Aucune autre difficulté que de métier
sculptural. Pénombres, jeux de lumière, volumes, creux,
angles seront situés dans l’espace dans un ordre et une
logique implacables obéissant à la seule volonté esthéti­
que du sculpteur, réalisant un organisme complet dont
chaque détail est un organe indispensable pour la vitalité
de l’œuvre, une œuvre rigoureusement exacte; au moin­
dre détail enlevé, l’œuvre est amputée.
L’homme le plus fort et le plus ingénieux est le moins
chèvre-choutiste. POUR PLUS DE BEAUTÉ, l’architecte doit
être purement scientifique. Le style n’est pas un but,
c’est un résultat; le style étemel (donc de l’époque)
c’est l’ESSENTIEL.
Anciennement, la peinture et la sculpture étaient assu­
jetties à l’anecdote, l’histoire, l’esprit religieux, etc. (ca­

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thédrales, chemins de croix, enluminures). Elles ser­
vaient à souligner un dogme religieux ou une historiette
sentimentale. A présent, certains architectes prétendent
que la peinture ne doit être qu’un ADJUVANT de leurs
constructions, alors qu’elle doit être un tout complet:
peinture à son aise contre le mur neutre et non décoration
neutre du mur. Un mur confortable supporte la présence
des hommes, des fleurs, des animaux, des meubles prati­
ques; il supporte aussi une œuvre d’art plastique. On
ne fait pas de peintures pour le mur, mais des murs
pour abriter l’homme et les objets dont il se sert.
Une peinture accrochée au mur peut être un facteur
de désordre; ce désordre n’est qu’apparent; il est causé
par la vie; il est inévitable, fatal; profondément, il est
l’ordre: une loi. Rien de plus calme qu’un fond uni,
mais la vie d’un bon tableau est plus précieuse que le
silence du mur. Le train n’abîme pas le paysage.
La décoration d’un mur, pour être neutre, doit ne rien
dire... elle trouble le calme du mur sans contenter
l’esprit... AVIS AUX AMATEURS!
Si les peintures de Michel-Ange contentent l’esprit,
c’est parce que, tout en peignant sur le mur, il ne le
considérait que comme un support et ne se souciait pas
beaucoup de rendre sa peinture neutre.
La décoration d’un mur impose au décorateur des
difficultés supplémentaires, qui, comme résultat esthéti­
que, n’ont pas plus de valeur que les anecdotes, que les
anciens croyaient devoir introduire dans leurs tableaux,
et dont la solution exige une expression inadéquate de
l’idée créatrice. Le décorateur est au service des dimen­
sions et du format d’un mur quelconque ; le peintre libre
pense les dimensions et le format de son tableau.
Le rôle que les architectes exigent de la peinture en­

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traîne inévitablement la sculpture dans la même voie
(corniches, rosaces au plafond, lambris sculptés, conso­
les, moulures, etc.). Or, les architectes d’avant-garde
sentent déjà le ridicule de tout ce superflu, QU’ILS VOIENT
CLAIR JUSQU’AU BOUT, QU’ILS SACHENT QUE LA STRUC­
TURE ESTHÉTIQUE MODERNE D’UNE MAISON EST AUSSI
RIDICULE QUE LES ORNEMENTS QUE L’ON CROYAIT JADIS
INDISPENSABLES.
La peinture et la sculpture doivent-elles être décora­
tives, ornementales? La pomme sert-elle à décorer la
table? La musique doit-elle être digestive, endormeuse?
Doit-elle servir d’avertisseur, comme pourra le faire un
industriel mécène et original en plaçant dans son usine
un carillon qui remplacerait la sonnerie électrique?
La peinture et la sculpture ne servent ni à montrer la
beauté des matières (la droguerie et le chantier du mar­
brier font très bien cela) ni à décorer des tasses et sous-
tasses, ni à farder le visage d’une femme, ni à mettre
des ornements sur les murs.
Les hommes primitifs se faisaient des entailles dans
le visage, se peignaient et portaient des bagues à tous
les doigts de pieds, aux oreilles, au nez. Nous respectons
les barbares. Ils se sont trompés; ne les imitons pas,
l’imitation, le plagiat sont signes de décadence, d’épuise­
ment, de crétinisme. Nous ne voyons dans les tatouages
que la première et humble tentative de l’instinct créateur
(de la volonté esthétique).
Le moteur qui les fit agir est le même qui, à travers
les siècles, donna naissance aux chefs-d’œuvre que nous
admirons ; mais l’homme moderne ne pourrait vivre dans
une maison, conçue comme une sculpture ou sous un
plafond décoré par un artiste moderne, fût-il aussi fort
que Michel-Ange.

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L’art appliqué ne vit que de chèvre-choutisme, esprit
petit-bourgeois. Le préjugé de l’art appliqué est telle­
ment enraciné en l’homme, que même des esprits culti­
vés préfèrent, aux objets parfaits, des architectures,
tentures, tapis, meubles, abat-jour esthétiques. Ils croient
nécessaire, pour la perfection, d’introduire l’ornement
dans et sur les objets. De plus, ils croient à l’évolution
logique de l’ornement; ils croient encore possible
d'introduire dans l’ornement un style moderne.
L'ORNEMENT MODERNE N’EXISTE PAS ; il n’est plus de
notre temps; il oblige le bon ouvrier et la machine à la
prostitution de leur énergie et au gaspillage criminel des
matières premières. Avant de disparaître, l’industrie dia­
mantaire comptera encore comme derniers clients les
Cafres et les Zoulous.
L’art appliqué TUE L’ART pur. Les ravages causés
par l’art appliqué sont considérables ; pour vivre, beau­
coup d’artistes dépensent le meilleur de leur temps,
s’anémient à la production d’objets d’art appliqué qui
se vendent à grande échelle. Ces œuvres médiocres ras­
sasient médiocrement le besoin esthétique de l’humanité,
qui se désintéresse, de ce fait, des productions d’art pur
de ces mêmes artistes, à tel point qu’elles sont invenda­
bles.
L’artiste doit pouvoir vivre du produit de son travail.
Ainsi l’art aurait, comme les autres activités humaines,
la possibilité d’accomplir convenablement sa mission et
l’humanité serait plus équilibrée, moins anarchique, donc
plus forte... VOILÀ LA VRAIE DISCIPLINE.
Nous sommes au seuil d’une époque classique : L’ÂGE
de L’ACIER poli. Seuls ceux qui le sentent sont
CONSCIENTS.
Nous affirmons qu’une œuvre d’art doit être une œu­

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vre autonome, pouvant être reproduite à des millions
d’exemplaires, grâce aux progrès de la photogravure en
couleurs. Croyez-vous que le côté ornemental d’une œu­
vre d’art plastique intéresse l’homme qui en contemple
une reproduction pendant un voyage en avion?
Expositions intensifiées, échanges d’œuvres d’art, de
sorte que les expositions soient visitées comme les ciné­
mas. Grandes villes cosmopolites, le soir sur les nuages,
réclames lumineuses: «LE peintre X''' EXPOSE.»

Sur la peinture

L’esthétique n’est pas la manière de trouver la solution


parfaite d’un problème quelconque, mais c’est bien la
nature d’un problème spécial: l’art.
Une grande erreur est la cause de recherches désespé­
rées de la plupart des peintres modernes: ils veulent
fixer «a priori» le style-aspect d’un tableau; or ce style
est le résultat fatal d’un objet bien fait: l’unité de l’idée
créatrice et de sa matérialisation.
Quant à la production, un génie sans moyens d’expres­
sion est stérile; il faut donc que le peintre connaisse à
fond les ressources matérielles dont il dispose et les
emploie rigoureusement selon les lois de leurs substan­
ces. Il doit être un savant technicien, MAÎTRE de son
métier et non esclave. La virtuosité est le cas de l’idiot
(considéré médicalement). Le vrai métier, c’est la dispo­
sition, le choix des lignes, formes et couleurs qui déclen­
cheront automatiquement la sensation esthétique, raison
d’être du tableau. Le peintre doit donc être conscient et
ne pas accepter de problèmes supplémentaires à résoudre
qui le distrairaient.

24
Un tableau est un objet construit. Il faut qu’il soit
bien construit; c’est une condition de vie: exactitude,
logique, économie, probité; l’esprit qui ne se contente
pas de «l’à-peu-près», qui aime le cercle tracé au com­
pas, qui emploie le minimum de moyens pour obtenir
le maximum d’effet et qui fait que le travail d’un bon
ouvrier est «fini». Dans l’ordre physiologique, même
aspiration: la santé des fonctions organiques par les­
quelles la vie se manifeste. Les faibles même sentent le
besoin de construction; aussi équilibrent-ils par la
contradiction (très à la mode).
Bien des peintres emploient des moyens qui n’ont pas
la propriété de déclencher automatiquement la sensation
esthétique, à savoir: l’anatomie, la perspective, l’image
photographique (dessin fidèle), la couleur comme trom­
pe-l’œil, les tendances moralisantes, la composition de
scènes historiques, dramatiques, comiques, tristes, «de
genre», etc.
Il faut : l’anatomie de la peinture et non l’anatomie mé­
dicale de la poseuse; le dessin et le coloris s’épousant
exactement et n’étant pas là pour ne donner que des plans
en profondeur; la composition, qui est l’économie de la
surface, le rythme, la vie du tableau, l’esprit qui ordonne
la construction, expression adéquate de l’idée créatrice.
Lorsque l’idée créatrice nécessite des plans en profon­
deur pour son expression adéquate, le peintre doit sacri­
fier l’aspect plane de la toile, car c’est la toile qui sert
et non le peintre et il ne peint pas pour couvrir une toile
de couleurs, comme le poète n’écrit pas pour couvrir
une page de mots.
Le peintre qui emploie un sujet et le considère comme
un but, prouve qu’il n’a pas conscience de la nature des
réactions qu’il subit, lesquelles, par ce fait, sont incon­

25
scientes. Un artiste est ému par un train qui passe: ce
fait est l’animateur de ce que l’artiste portait en lui à
l’état latent. Un noyau central s’est alors fermé. Une
force interne le développe de l’intérieur vers l’extérieur,
tel un fœtus. L’œuvre d’art pourra voir le jour, comme
l’enfant, lorsque son organisme sera complet.
Les découvertes des peintres cubistes sont importan­
tes : en voulant respecter les propriétés de la toile, surface
plane à deux dimensions, ils ont retrouvé les lois
constantes de la peinture. Mais les moyens du cubisme
peuvent servir à plus qu’au respect des deux dimensions ;
ils sont d’excellents matériaux de construction. Beau­
coup de cubistes prennent ces moyens pour des buts;
ils commettent la même erreur que les architectes, ils
fixent « a priori » le style-aspect de leurs tableaux.
Albert Gleizes, dans son «Étude sur le cubisme», a
bien défini le rôle de l’œuvre d’art; malheureusement,
il subordonne aussi l’idée créatrice à l’aspect, même
accidentel, du tableau puisqu’il affirme: «Qu’un rayon
de soleil tombe sur le tableau à deux dimensions et le
voilà qui s’enrichit logiquement de cette lumière.» Un
tableau parfait ne peut subir aucune ajoute ou amputa­
tion; un rayon de soleil, non prévu par le peintre et
tombant sur une partie du tableau est un accident, au
même titre que les reflets, les crevasses ou la patine
(crasse) du temps.

« Ce qu’une époque considère comme mauvais, c’est


généralement un résidu inactuel de ce qui jadis fut
trouvé bon - l’atavisme d’un idéal vieilli.»
F. Nietzsche.
« Les succès se font dans les rues ; la gloire sort
des cénacles. »
Remy de Gourmont.

26
En art, comme en toute chose, il y a évolution. Le
public contemporain préfère la scie mécanique à la scie
de silex, qui, pour son époque, était une trouvaille génia­
le, un maximum, une perfection; mais ce public n’admet
pas que l’art évolue, ou très peu.
On suppose que l’image d’un objet se dessine identi­
quement dans l’œil d’un homme, dans l’œil d’un bœuf
ou dans l’œil ouvert d’un cadavre. Cette image est trans­
mise au cerveau par les nerfs oculaires. Le jugement de
l’objet résulte donc de la qualité cérébrale. Si par rapport
à l’homme normal, le bœuf n’est pas considéré compé­
tent pour porter un jugement sur un objet, le même
rapport existe entre l’homme du troupeau et l’artiste. Le
génie, novateur intensément, devance son époque ou
plutôt: seul il est de son époque; le gros public suit,
mais il est toujours en retard d’au moins une génération.
Le public n’admet pas la valeur d’une œuvre d’art sans
la sanction du temps; de là, les rires et l’incompréhen­
sion que rencontrent les tentatives qu’il qualifie de folies,
et qui deviendront classiques comme toutes les révolu­
tions précédentes.
Nos principes, rejetés aujourd’hui, seront les dogmes
avec lesquels on essayera de démolir les jeunes; on leur
demandera les mêmes explications qu’à nous, or si un
tableau pouvait être expliqué avec des mots, les mots
suffiraient et le tableau serait superflu.
«En art, toute valeur qui se prouve est vulgaire.»
(Jean Cocteau.)
L’émotion esthétique est SUBIE par le spectateur sensi­
ble.
LE PROBLÈME PLASTIQUE DOIT ÊTRE RÉSOLU L’OUTIL
À LA MAIN.

27
TEXTES DE 391

- En rêve,
- Les bordels font une impression très forte,
- On croirait entrer dans un Conservatoire.
*
- Les invalides justifient le cubisme.
*
Le pôle positif aime le pôle négatif, puisqu’on vit on
aime.
*
J’aime la bière et les roses trémières.
*
Un homme en costume d’Adam.
*
Les chats sont heureux de vivre en dessous des chaises.
*
La vache a du sentiment.

28
TEXTES DE ŒSOPHAGE

Les 5 commandements
1. Comme politique nous pratiquerons l’autodestruc­
tion à tour de bras et la confiance dans les vertus hu­
maines.
2. Tous nos collaborateurs devront être beaux afin
que nous puissions publier leur portrait.
3. Nous protesterons énergiquement contre toutes les
décadences: l’érudition, la Chartreuse de Parme, le da­
daïsme et ses succédanés, la cocaïne, le poil à gratter,
l’instruction obligatoire, la polyrythmie, la polytonie, la
Polynésie, les vices charnels et en particulier l’homo­
sexualité sous toutes ses formes.
4. Notre fraîcheur ne subira pas les tuyaux usés ni
les femmes de nos amis.
5. Nous refuserons en toutes circonstances d’expli­
quer ce que précisément l’on ne comprendra pas.
Notre entreprise est folle comme nos espérances. Les
plus grandes précautions étant prises pour les choses de
la moindre importance, nous ne réclamons rien, l’amour
de l’état-major des jeunes filles importe davantage.
«Hop-là, Hop-là» telle est notre devise.

Jusqu’où l’évolution peut mener


La liberté que nul ridicule n’embarrasse permet à des
nombreuses exceptions de dignement représenter toutes
les façons de comprendre le problème pictural (impresio-
nisme [sic], renaissance, copisme, ornemanisme, etc.)

29
et permet à d’autres une évolution individuelle et rapide.
Lorsqu’à son tour, la beauté devient insupportable, les
simples démolisseurs ne peuvent plus évoluer n’ayant
plus rien à supprimer. Les prudents s’arrêtent, jugeant
nécessaire de représenter quelque chose, le suicide moral
étant moins dangereux que l’autre. Et l’on dira : «L’anar­
chie ne pouvait que mener là.»
Lorsque la Volonté n’est plus l’esclave des choses,
tout semble perdu et il devient possible de réaliser des
images d’un univers merveilleux - création — pour les
délaisser aussitôt - critique. Car l’on est si sérieux que
plus rien n’est pris au sérieux, sauf la négation. Et ainsi
l’évolution ne s’arrête pas, elle compense. On frisera
souvent l’idiotie, peu importe, il est agréable de penser
jusqu’où cela peut mener.
*

MM. Victor BiENTENHOLZ, Pierre Dupuis, René Ma-


E.L.T. Mesens et Paulus Proquet présentent
gritte,
Œsophage, pourquoi ?
*
LE nombre des étoiles séduirait votre esprit par
HASARD.
*
URBANISME :

Ce qui me rendra sceptique


d’avantage [sic] c’est l’affiche
pour Rose Amy signée
Orsi et les regards qui
demandent toutes les forces.

30
L’EXPÉRIENCE PERSONNELLE

Je me lève fort tard, j’ai besoin de dormir énormé­


ment. Quand j’ouvre les yeux, une foule de pensées me
viennent. Elles sont les choses que j’ai vues la veille.
Il arrive que je me rappelle ainsi des choses que j’ai
rêvées la nuit. C’est toujours avec un grand bonheur
que je me les rappelle: c’est comme une victoire pour
moi quand je parviens à ressaisir le monde de mes rêves.
J’avais déjà pensé combien mes pensées du matin étaient
curieuses; il s’agissait, semblait-il, de me rappeler le
plus de choses qu’il m’était possible, et autant que je
m’en souvienne, je n’allais jamais dans le passé au-delà
de vingt-quatre heures. Je m’en rendais compte aussitôt
qu’il me venait à l’esprit de contrôler.
Ce matin, je retrouvai quelques-uns des personnages
de mon sommeil : une femme en vélo qui me frôla de
très près, accompagnée d’un homme, en vélo lui aussi.
C’était la nuit, et je voyais très bien la femme s’éloigner,
ses bas blancs, et mon attention pour elle était grande
encore après qu’elle eut disparu au tournant de la route.
Je fus ensuite bouleversé par un objet magique, c’était
une apparition. Je voyais un personnage qui déroulait
un morceau de soie bleue, et cette soie me faisait peur,
je n’osais m’en approcher. Elle n’avait pourtant rien de
dangereux. Celui qui me la montrait en souriant, n’y
faisait guère attention. A ce moment, j’avais conscience
du lieu où je me trouvais. Nous étions dans une île du
Pacifique et des femmes se tenaient à mes côtés, la face
contre terre, n’osant regarder ce morceau de soie qu’elles
voyaient pour la première fois.
En me rappelant ces choses, je découvris tout à coup

31
que ce n’était pas celles d’un rêve. Cette femme en vélo,
je l’avais vue la veille au soir en sortant d’un cinéma.
J’étais avec quelques personnes qui n’y firent pas atten­
tion, mais elles se rappellent très bien que de nombreux
cyclistes ont passé près de nous. J’ai la même certitude
pour le morceau de soie bleue, mais ce n’est qu’une
certitude; je ne puis trouver le moyen de lui enlever ce
prestige qu’il conserve encore, ni le mettre au même
rang que les objets qu’il suffit de toucher ou de regarder
une fois.
*
C’est la fin de l’après-midi. Une femme se dirige vers
le bois de L. Sa robe claire paraît conserver une lueur
du jour qui s’en va.
Elle pénètre dans le bois. Il est baigné de crépuscule.
Les troncs et les branches ont des reflets vaguement
argentés.
Elle avance lentement, comme lasse. Bientôt, elle hé­
site, s’arrête et se couche sur un lit de feuilles mortes.
Elle repose immobile, entourée des ombres du bois.
On crie au loin un appel, un nom de femme.
Les yeux grands ouverts, elle fixe une branche cassée
retenue par quelques fibres à un arbre de grandeur mons­
trueuse.
Une de ses mains est refermée sur l’objet de toilette
qu’elle a laissé choir en se couchant. Sa robe légère
laisse deviner un corps de femme. Son visage sans cou­
leur trahit une lassitude extrême.
Une vie secrète commence à s’agiter autour de la
femme couchée. L’on entend des bruits assourdis de
feuilles froissées, de coups sur le sol, de glissements
étranges. Des formes visibles, mais insaisissables bou­
gent entre les fûts noirs des arbres.

32
La femme est différente, elle n’a nul frisson, nulle
inquiétude devant ce monde inconnu.
Dans quelque temps, il fera grand jour; des taches
de frais feuillages commencent à apparaître dans les
ténèbres.
La femme repose dans la même attitude, sa chair a
des reflets obscurs comme si elle conservait les couleurs
de la nuit. Sa bouche légèrement ouverte semble aspirer
les premiers parfums du jour et ses cheveux dénoués se
mêlent aux feuilles tombées.
Ainsi se passa la nuit.

33
LES MOTS ET LES IMAGES

Un objet ne tient pas tellement À son nom Une image peut prendre k place d'un mot
qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui dans une proposition
lui convienne mieux

Il y a des objets qui se passent de nom :


Un objet fait supposer qu'il v en a d'autres
derrière lui :

Tout tend à faire penser qu'il y a peu de


Un mot ne sert parfois qu'à se désigner relation entre un objet et ce qui le représente
soi-même :

Un objet rencontre son image, un objet


rencontre son nom. Il arrive que l'image et
le nom de cet objet se rencontrent •
Les mots qui servent à désigner deux objets
différents ne montrent pas ce qui peut séparer
ces objets l'un de l'autre

Dans un tableau, les mots sont de la même


Parfois le nom d'un objet lient lieu d'une substance que les images
image

On voit autrement les images et les mots


Un mot peut prendre la place d'un objet dans un tableau
dans la réalité :

34
LES MOTS ET LES IMAGES - 33

Une forme quelconque peut remplacer


l'image d'un objet MONDE, SAMEDI 23 NOVEMBRE.
• Vous me demandez de participer à votre
enquête sur le socialisme. Est-ce à dire que malgré
tout ce qui peut nous séparer, vous me considérez
comme un socialiste et non comme un social-
patriote, voire comme un social-traître ? ...Marx
était, malgré son génie, un homme comme un
autre... Dans la Russie Soviétique, dont les
conditions sociales présentent ou présenteraient
des analogies saisissantes avec celles de l'Europe
Un objet ne fait jamais le même office que Occidentale de 1848... les bolcheviks ont pu
son nom ou que son image emprunter à Marx, le Marx du manifeste, les
formules et les mots d'ordre de leur Révolution..
En attendant on voudrait croire que ce n'est pas
trop demander à tous que d'essayer de se com­
prendre, de comprendre qu'à des milieux diffé­
rents doivent correspondre fatalement des tactiques
différentes et que . les travailleurs ont mieux
à faire etc. ». Qui parle? Vandervelde. Et qui
lui a ouvert une tribune pour baver, faire sa
propre apologie, dénigrer Marx, ignorer Lénine,
et passer sous silence le roi Albert, son maître,
qui tient en prison De Rosa? Barbusse, le
Barbusse de Je sais tout, qui dirige ici le ma
gazine Monde, une ordure confusionnelle. qui
Or. les contours visibles des objets, dans la associe à une propagande prosoviétique dosée
réalité, se touchent comme s'ils formaient tout un peuple de chiens, de traîtres et de lit-
une mosaïque : térateurs, dont on veut nous faire croire qu'ils
ont le droit d'apprécier l'œuvre de la Révolu-
tion mondiale, dont ils sont les pires ennemis.
Monde commente Vandervelde, auteur de
plusieurs ouvrages remarquable sur le socialisme.
Remarquables? Oui, par la saloperie. Comme
tout le numéro d'où ces ligues sont extraites,
et ou on lit encore • Un vol d'argenterie suivi
d'une escapade à Paris, un poème philosophique
qui ne vaut rien voilà ce eu. la jeunesse d-
Saint-Juste nous donne de remarquable - Remar­
quable encore cette belle petite enquête qui
Les figures vagues ont une signification semble avoir été inventée pour faire aboutir Zola
aussi nécessaire aussi parfaite que les précises • à l’école populiste, baptisée par le Thérive du
Temps, jadis de l'Action Française. Zola dont
M Barbusse se croit propriétaire, sans doute
pour ce qu’il v a de parfaitement contre-révo­
lutionnaire chez l'auteur de Paris, ennemi de
la violence, comme le pacifiste Barbusse, et
ses collaborateurs, comme ce Bernard, que j'ai
déjà entendu plusieurs fois bourdonner, qui
trouve tant de talent à Cendrars (le type de
J'ai tué, avec des réserves qui sont un bonheur :
Parfois, les noms écrits dans un tableau • Cette ivresse de tuer, à laquelle il fait la part
désignent des choses précises, et les images si belle, n'était-elle pas largement compensée
de« choses vagues par l'horreur du sacrifice inutile, par l'instinct
de conservation?... Mais ne dramatisons pas
trop ce côté de Cendrars : il y c en lui de riches
réserves humaines dont nous sommes loin encore
d'avoir touché le fond ». Cette petite annonce
termine le brillant numéro que nous venons
de parcourir :
Georges Danou. ami de Monde, ingénieur-
constructeur, réalise lui-même et pour vous, à des
conditions tout à fait amicales, le Bien-Etre par
l'Electricité, appareils médicaux, domestiques,
Ou bien le contraire : luslrerie moderne inédite sur maquettes. Lui
écrire pour rendez-vous, 11, rue Robert-Plan-
quette, Parts (18e).
Que voulez-vous, avec de tels amis, Monde a
certainement le ton qu'il faut pour parler à
un public qui cherche le Bien-Etre par l’Êlec-
et avec l'aide de Georges Danou et de
tricité
E. Vandervelde, Monde collabore, c'est sûr,
à l'édification du socialisme dans plusieurs pays.
René Magritte. Aragon.

35
GEORGES BRAQUE

La grande exposition de Georges Braque au Palais


des Beaux-Arts de Bruxelles mérite d’être signalée à
nos lecteurs. Elle présente un incontestable intérêt histo­
rique et constitue une démonstration qu’il importe de
saisir pleinement.
Braque est un peintre «cubiste».
Dans l’histoire de l’art, il peut être avantageux de
distinguer sommairement deux époques, celle de l’art
classique et celle de l’art moderne.
L’art moderne commence aux environs de 1800. Des
peintres tels que Courbet, Géricault, Delacroix, réalisent
des images qui n’ont plus le caractère conventionnel des
compositions classiques. La vie même est exprimée par
Millet et Manet avec une telle vigueur qu’aux yeux des
contemporains leur peinture fait figure de provocation
et pousse à la fureur les critiques d’art et un public
attaché aux imitations stériles du passé.
Avec Corot commencent des recherches où les pré­
occupations spécifiquement picturales l’emportent sur la
valeur des sujets représentés, ces sujets n’étant plus que
prétexte à montrer des formes engendrées par la lumière
et l’ombre.
L’importance accordée à «l’apparence» croît encore
chez les peintres «impressionnistes». Ceux-ci préten­
dent à fixer les couleurs réelles que présente le sujet
dans l’instant même où on l’observe; cette observation
directe de la réalité permettra de noter des nuances qui
échappaient aux peintres classiques ou leur semblaient
négligeables. Et les peintres «pointillistes» iront plus
loin encore en essayant de restituer, par la décomposition

36
des couleurs, les vibrations particulières de certaines
atmosphères.
Mais ces multiples recherches étaient nécessairement
limitées. Elles permettaient, tout au plus, de concrétiser
des impressions engendrées par l'apparence du monde
extérieur.
Cézanne dépasse ce stade. Il y a chez Cézanne une
conception de l’univers qui ne peut se satisfaire de cette
simple apparence. C’est la substance même du monde
et l’essence de l’espace que ce peintre essaye de péné­
trer. Aussi bien, les tableaux de Cézanne s’écartent-ils
de la production photographique plus ou moins stylisée.
Ils remettent en question la représentation picturale du
réel.
Les peintres « cubistes », parmi lesquels Georges Bra­
que et Pablo Picasso semblent les plus éminents, ont
répondu d’une manière originale à cette mise en de­
meure.
Ils ont condamné sans appel toute peinture qui préten­
drait être le reflet de l’univers.
Les tableaux cubistes sont des objets ayant leur vie
propre, ce ne sont pas des représentations. Leur justifica­
tion se trouve dans l'écart qu’ils accusent entre l’objet
peint et l’apparence de l’objet réel. C’est cette apparence
qui maintenant est remise en question et l’on s’aperçoit
que l’intention des peintres cubistes a été de rechercher
un nouveau moyen de connaissance plutôt que de provo­
quer par des moyens nouveaux le plaisir esthétique.
Ont-ils réussi dans cette entreprise?
L’on peut en douter, mais il n’en reste pas moins
qu’une exposition comme celle de Georges Braque mé­
rite d’être considérée avec la plus grande attention.
Notons enfin, pour ne pas rompre avec les habitudes

37
de la critique, que Braque use d’un nombre très limité
de couleurs, qu’il s’attache particulièrement aux
contours et aux nuances et que la variété de ses gris,
de ses blancs et de ses noirs entraîne souvent des effets
surprenants.

38
LA LIGNE DE VIE I

Mesdames, Messieurs, Camarades,


Cette vieille question : « Qui sommes-nous ? », trouve
une réponse décevante dans le monde où nous devons
vivre. Nous ne sommes, en effet, que les sujets de ce
monde prétendument civilisé, où l’intelligence, la bas­
sesse, l’héroïsme, la bêtise, s’accommodant fort bien les
uns des autres, sont à tour de rôle d’actualité. Nous
sommes les sujets de ce monde incohérent et absurde,
où l’on fabrique des armes pour empêcher la guerre, où
la science s’applique à détruire, à construire, à tuer, à
prolonger la vie des moribonds, où l’activité la plus
folle agit à contresens ; nous vivons dans un monde où
l’on se marie pour de l’argent, où l’on bâtit des palaces
qui pourrissent abandonnés devant la mer. Ce monde
tient encore debout tant bien que mal, mais on voit déjà
briller dans la nuit les signes de sa ruine prochaine.
Il paraîtra naïf et inutile de redire ces évidences pour
ceux qu’elles ne gênent pas et qui profitent tranquille­
ment de cet état de choses. Ceux-là qui vivent de ce
désordre aspirent à le consolider et les seuls moyens qui
lui soient compatibles étant de nouveaux désordres, ils
concourent, en replâtrant le vieil édifice à leur manière
dite «réaliste», à précipiter sans le savoir sa chute pro­
chaine.
D’autres hommes, parmi lesquels je me range avec
fierté, malgré l’utopie dont on les taxe, veulent
consciemment la révolution prolétarienne qui transfor­
mera le monde; et nous agissons dans ce but, chacun
selon les moyens dont il dispose.
Cependant, il nous faut nous défendre de cette médio­

39
cre réalité façonnée par des siècles d’idolâtrie pour
l’argent, les races, les patries, les dieux et j’ajouterai
d’idolâtrie pour l’art.
La nature, que la société bourgeoise n’a pas complète­
ment réussi à éteindre, nous offre l’état de rêve, qui
donne à notre corps et à notre esprit la liberté dont ils
ont un impératif besoin.
La nature paraît avoir été trop généreuse en créant
pour les individus trop impatients ou trop faibles le
refuge de la folie, qui les protège de l’atmosphère étouf­
fante du monde actuel.
La grande force de défense, c’est l’amour qui engage
les amants dans un monde enchanté fait exactement à
leur mesure et qui est défendu admirablement par l’isole­
ment.
Enfin, le Surréalisme, qui apporte à l’humanité une
méthode et une orientation de l’esprit propres à poursui­
vre des investigations dans les domaines que l’on a
voulu ignorer ou mépriser et qui cependant intéressent
directement l’homme. Le Surréalisme revendique pour
la vie éveillée une liberté semblable à celle que nous
avons en rêvant.
Cette liberté, l’esprit la possède en puissance et prati­
quement il suffit que de nouveaux techniciens s’attachent
à réduire quelque complexe - celui du ridicule peut-
être - et recherchent quelles légères modifications il
faudrait apporter dans nos habitudes pour que cette facul­
té que nous avons de ne regarder que ce que nous
choisissons de voir, devienne la faculté de découvrir
immédiatement les objets de nos désirs. L’expérience
quotidienne, empêtrée qu’elle est dans les morales reli­
gieuses, civiles ou militaires, réalise déjà dans une cer­
taine mesure ces possibilités.

40
De toute façon, les surréalistes savent être libres. « Li­
berté couleur d’homme», crie André Breton.
*

En 1910, Chirico joue avec la beauté, imagine et réalise


ce qu’il veut : il peint «Le Chant d’amour» où l’on voit
réunis des gants de boxe et le visage d’une statue antique.
Il peint « Melancholia » dans un pays de hautes cheminées
d’usines et de murs infinis. Cette poésie triomphante a
remplacé l’effet stéréotypé de la peinture traditionnelle.
C’est la rupture complète avec les habitudes mentales
propres aux artistes prisonniers du talent, de la virtuosité
et toutes les petites spécialités esthétiques. Il s’agit d’une
nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et
entend le silence du monde.
En illustrant « Répétitions » de Paul Eluard, Max Ernst
a démontré magnifiquement par l’effet bouleversant de
collages obtenus au moyen de vieilles gravures de maga­
zine que l’on pouvait aisément se passer de tout ce qui
donne son prestige à la peinture traditionnelle. Les ci­
seaux, de la colle, des images et du génie ont remplacé,
en effet, les pinceaux, les couleurs, le modèle, le style,
la sensibilité et le souffle sacré des artistes.
Les travaux de Chirico, de Max Ernst, certains travaux
de Derain, «L’Homme au journal» entre autres où un
véritable journal est collé dans les mains d’un personna­
ge; les recherches de Picasso, l’activité anti-artistique
de Duchamp qui proposait tout naturellement de se servir
d’un Rembrandt comme de planche à repasser, sont le
début de ce que l’on appelle maintenant «La Peinture
Surréaliste ».
*

Dans mon enfance, j’aimais jouer avec une petite fille,

41
dans le vieux cimetière désaffecté d’une petite ville de
province. Nous visitions les caveaux souterrains dont
nous pouvions soulever les lourdes portes de fer et nous
remontions à la lumière, où un artiste peintre, venu de
la capitale, peignait dans une allée du cimetière, très
pittoresque avec ses colonnes de pierres brisées jonchant
les feuilles mortes. L’art de peindre me paraissait alors
vaguement magique et le peintre doué de pouvoirs supé­
rieurs. Hélas, j’ai appris par la suite que la peinture avait
très peu de rapports avec la vie immédiate et que chaque
tentative de libération a toujours été bafouée par le pu­
blic: «L’Angélus» de Millet fit scandale à l’époque où
il parut; on accusait le peintre d’insulter les paysans en
les représentant comme il le fit. On voulut détruire
l’«Olympia» de Manet et les critiques reprochaient à
ce peintre de montrer des femmes coupées en morceaux
parce qu’il ne montrait d’une femme placée derrière un
comptoir que le haut du corps, le bas étant caché par
le comptoir. Il était entendu pendant que Courbet vivait,
qu’il avait le très mauvais goût de faire étalage tapageur
de son faux talent. J’ai vu aussi que les exemples de
cet ordre étaient infinis et s’étendaient dans tous les
domaines de la pensée. Quant aux artistes eux-mêmes,
la plupart renonçaient facilement à leur liberté et met­
taient leur art au service de n’importe qui ou de n’impor­
te quoi. Leurs préoccupations et leurs ambitions sont
généralement les mêmes que celles du premier arriviste
venu. C’est ainsi que je gagnai une méfiance complète
pour l’art et les artistes, s’ils étaient consacrés officielle­
ment ou s’ils aspiraient à l’être, et je me sentis n’avoir
rien de commun avec cette corporation. J’avais un point
de repère qui me fixait autre part, c’était cette magie
de l’art que j’avais connue dans mon enfance.

42
En 1915, j’essayais de retrouver la position qui me
permettrait de voir le monde autrement que l’on voulait
me l’imposer. Je possédais quelque technique de l’art
de peindre et, dans l’isolement, je fis des essais délibéré­
ment différents de tout ce que je connaissais en peinture.
J’éprouvais les plaisirs de la liberté en peignant les ima­
ges les moins conformistes. Alors, un hasard singulier
fit que l’on me remit avec un sourire apitoyé, avec la
pensée imbécile de me faire sans doute une bonne bla­
gue, le catalogue illustré d’une exposition de peintures
futuristes. J’avais devant les yeux un défi puissant lancé
au bons sens qui m’ennuyait tellement. Ce fut pour moi
cette même lumière que je retrouvais en remontant des
caveaux souterrains du vieux cimetière où, enfant, je
passais mes vacances.
Je peignis dans une véritable ivresse toute une série
de tableaux futuristes.
Cependant, je ne crois pas avoir été un futuriste bien
orthodoxe car le lyrisme que je voulais conquérir avait
un centre invariable, sans rapport avec le futurisme es­
thétique.
C’était un sentiment pur et puissant: l’érotisme. La
petite fille connue dans le vieux cimetière était l’objet
de mes rêveries et se trouvait engagée dans des atmos­
phères mouvementées de gares, de fêtes ou de villes,
que je créais pour elle. Je retrouvais grâce à cette pein­
ture magique les mêmes sensations que j’avais eues dans
mon enfance.
Les éléments qui entraient dans la composition de
mes tableaux étaient représentés par des formes et des
couleurs sans rigueur afin que ces formes et ces couleurs
pussent être modifiées et se plier aux exigences qu’un
rythme de mouvement imposait.

43
Par exemple, le rectangle allongé qui signifiait le tronc
d’un arbre était parfois sectionné, parfois fléchi, parfois
à peine visible selon le rôle qu’il jouait. Ces formes tout
à fait libres n’étaient pas en désaccord avec la nature
qui ne s’en tient pas, dans le cas de l’arbre en question,
à produire des arbres d’une couleur, d’une dimension
et d’une forme rigoureusement invariables.
Ce genre de préoccupations mettait peu à peu en
question les rapports d’un objet avec sa forme et de sa
forme apparente avec ce qu’il a d’essentiellement néces­
saire pour exister. J’essayais de trouver quels étaient les
équivalents plastiques de cet essentiel et mon attention
fut détachée du mouvement des objets. Je fis alors des
tableaux représentant des objets immobiles, dépouillés
de leurs détails et de leurs particularités accidentelles.
Ces objets ne révélaient au regard que l’essentiel d’eux-
mêmes et par opposition à l’image que nous voyons
d’eux dans la vie réelle, où ils sont concrets, l’image
peinte signifiait un sentiment très vif d’une existence
abstraite.
Or, cette opposition fut réduite; je finis par trouver
dans l’apparence du monde réel lui-même la même abs­
traction que dans les tableaux ; car malgré les combinai­
sons compliquées de détails et de nuances d’un paysage
réel, je pouvais le voir comme s’il n’était qu’un rideau
placé devant mes yeux. Je devins peu certain de la
profondeur des campagnes, très peu persuadé de l’éloi­
gnement du bleu léger de l’horizon, l’expérience immé­
diate le situant simplement à la hauteur de mes yeux.
J’étais dans le même état d’innocence que l’enfant
qui croit pouvoir saisir de son berceau l’oiseau qui vole
dans le ciel. Paul Valéry a ressenti, semble-t-il, ce même
état devant la mer, qui, dit-il, se dresse devant les yeux

44
du spectateur. Les peintres impressionnistes français,
Seurat entre autres, en décomposant les couleurs des
objets ont vu le monde exactement de cette façon.
Il me fallait maintenant animer ce monde qui, même
en mouvement, n’avait aucune profondeur et avait perdu
toute consistance. Je songeai alors que les objets eux-
mêmes devaient révéler éloquemment leur existence et
je recherchai quels en étaient les moyens.
La nouveauté de cette préoccupation me faisait perdre
de vue que mes expériences précédentes, ayant abouti
à la représentation abstraite du monde, devenaient inu­
tiles du moment que cette abstraction même caractérisait
également le monde réel. Aussi était-ce avec mon an­
cienne manière de peindre que je commençai à réaliser
des tableaux dont le point de départ était nouveau; ce
désaccord ne me permettait pas de pousser jusqu’à leurs
possibilités les recherches que j’entreprenais; mes tenta­
tives de montrer jusqu’ici l’évidence, l’existence d’un
objet étaient empêchées par l’image abstraite que je
donnais de cet objet. La rose que je mis dans la poitrine
d’une jeune fille nue ne produisit pas l’effet bouleversant
que j’attendais.
Par la suite, j’introduisis dans mes tableaux des élé­
ments avec tous les détails qu’ils nous montrent dans
la réalité et je vis bientôt que ces éléments, représentés
de cette façon, mettaient directement en cause leurs ré­
pondants du monde réel.
Je décidai donc vers 1925 de ne plus peindre les
objets qu’avec leurs détails apparents, car mes recher­
ches ne pouvaient se développer qu’à cette condition.
Je ne renonçais guère qu’à une certaine manière de
peindre, qui m’avait conduit à un point qu’il me fallait
dépasser. Cette décision, qui me fit rompre avec une

45
habitude déjà devenue confortable, me fut d’ailleurs faci­
litée à cette époque par la longue contemplation qu’il
me fut donné d’avoir dans une brasserie populaire de
Bruxelles. La disposition d’esprit où j’étais me fit paraî­
tre douées d’une mystérieuse existence les moulures
d’une porte et je fus longtemps en contact avec leur
réalité.
*
C’est alors que je rencontrai mes amis Paul Nougé,
E.L.T. Mesens et Jean Scutenaire. Des préoccupations
communes nous unissaient. Nous fîmes la connaissance
des surréalistes qui manifestaient avec violence leur dé­
goût pour la société bourgeoise. Leurs revendications
révolutionnaires étant les nôtres, nous nous mîmes avec
eux au service de la révolution prolétarienne.
Ce fut un échec. Les politiciens qui ont la direction
des partis ouvriers se trouvaient en effet par trop vani­
teux et par trop peu perspicaces pour tenir compte de
l’apport des surréalistes. Ce sont grands seigneurs à qui
il fut permis de compromettre gravement en 1914 la
cause du prolétariat. Il leur est permis également toutes
les lâchetés, toutes les bassesses. Quand ils représentent,
en Allemagne, un peuple de travailleurs parfaitement
disciplinés et qu’ils disposent de cette puissance pour
écraser facilement cet emmerdeur d’Hitler, ils s’effacent
simplement devant lui et sa poignée de fanatiques. Ré­
cemment, en France, Monsieur Blum aide les Allemands
et les Italiens à assassiner la jeune république espagnole
et, craignant, dit-il, une situation révolutionnaire, il paraît
ignorer les droits et la puissance du peuple en s’effaçant
à son tour devant une minorité réactionnaire menaçante.
Mais remarquons en passant qu’un chef politique du
prolétariat doit être très courageux pour oser dire très

46
haut sa foi sur la cause qu’il défend. De tels hommes,
on les tue.
Le côté subversif du surréalisme a, évidemment, in­
quiété les politiciens ouvriers traditionnels qui se confon­
dent par moments avec les plus acharnés défenseurs du
monde bourgeois. La pensée surréaliste est révolution­
naire sur tous les plans, et s’oppose nécessairement à
la conception bourgeoise de l’art. Il se fait que les politi­
ciens de gauche sont d’accord avec cette conception
bourgeoise et s’il s’agit de peinture, ils n’en voudront
pas si elle n’est pas bien sage.
Cependant, pour le politicien qui se dit révolutionnaire
et qui doit donc avoir les yeux dirigés vers l’avenir, la
conception bourgeoise de l’art devrait être ennemie, car
culte uniquement consacré aux œuvres du passé et désir
d’un arrêt dans le devenir de l’art sont les caractères de
cette conception. La valeur d’une œuvre d’art se mesure
aussi dans le monde bourgeois à sa rareté, à sa valeur-
or, sa valeur intrinsèque n’intéressant que quelques naïfs
retardataires que la vue d’une fleur des champs satisfait
autant que la possession d’un diamant vrai ou faux. Un
révolutionnaire conscient comme Lénine juge l’or à sa
juste valeur. Il écrit : « Lorsque nous aurons remporté la
victoire à l’échelle mondiale, nous édifierons, je pense,
dans les rues de quelques-unes des plus grandes villes
du monde, des pissotières en or». Un réactionnaire gâ­
teux comme Clemenceau, domestique zélé de chaque
mythe bourgeois exprimera à propos de l’art cette pensée
délirante: «Sans doute, j’ai gagné la guerre mondiale,
mais si j’ai un titre de gloire pour l’Histoire future, c’est
à mes incursions dans les domaines de l'art que je le
dois. »
Le surréalisme est révolutionnaire car il est l’ennemi

47
irréductible de toutes les valeurs idéologiques bour­
geoises qui retiennent le monde dans ses effroyables
conditions actuelles.
De 1925 à 1926, je peignis quelque soixante tableaux
qui furent exposés à la Galerie «Le Centaure» à
Bruxelles. Le témoignage de libération qu’ils imposaient
a naturellement fait bondir la critique, de laquelle je
n’attendais d’ailleurs rien d’intéressant. L’on me repro­
cha tout. L’on me reprocha l’absence de certaines choses
et la présence d’autres.
L’absence de qualités plastiques, bien notées par la
critique, avait en effet été comblée par une représentation
objective des objets, clairement comprise et entendue
par ceux dont le goût n’a pas été gâté par toute la
littérature faite autour de la peinture. Cette manière déta­
chée de représenter des objets me paraît relever d’un
style universel, où les manies et les petites préférences
d’un individu ne jouent plus. J’employais, par exemple,
du bleu clair là où il fallait représenter le ciel, contraire­
ment aux artistes bourgeois qui représentent le ciel pour
avoir l’occasion de montrer tel bleu à côté de tel gris
de leurs préférences. Je trouve quant à moi, que ces
pauvres petites préférences ne nous regardent pas et que
ces artistes s’offrent dans le plus grand sérieux en specta­
cle très ridicule.
Le pittoresque traditionnel, seulement autorisé par la
critique, avait de bonnes raisons pour être introuvable
dans mes tableaux : livré à lui-même, le pittoresque est
inopérant et se nie chaque fois qu’il réapparaît identique
à lui-même. Car ce qui en faisait le charme lorsqu’il
n’était pas encore devenu traditionnel, c’était l’inattendu,
la nouveauté d’une disposition et l’étrangeté. A force
de répéter quelques effets de cet ordre, le pittoresque

48
est devenu d’une monotonie dégoûtante. Comment le
public peut-il à chaque «Salon du Printemps» revoir
sans nausée ce vieux mur d’église ensoleillé ou au clair
de lune? Ces oignons et ces œufs, une fois à droite,
une fois à gauche de l’inévitable pot de cuivre aux reflets
catalogués? Ou bien ce cygne qui depuis l’Antiquité
s'apprête à pénétrer ces milliers de Léda?
Je pense que le pittoresque peut cependant être em­
ployé comme n’importe quel élément pourvu qu’il soit
situé dans un ordre nouveau ou dans certaines circons­
tances, par exemple : un cul-de-jatte ancien combattant
fera sensation au bal de la Cour. Le pittoresque tradition­
nel de cette allée de cimetière en ruine me paraissait
magique dans mon enfance parce que je le découvrais
après la nuit des caveaux souterrains.
L’on me reprocha également l’équivoque de mes ta­
bleaux. Quel aveu n’est-ce pas de la part de ceux qui
s’en plaignent: ils avouent ingénument leur hésitation
quand, livrés à eux-mêmes, ils n’ont pas pour les rassurer
les garanties de quelque vague expert, la consécration
du temps ou un mot d’ordre quelconque.
L’on me reprocha la rareté de mes préoccupations.
Singulier reproche de la part de gens pour qui la rareté
est signe de grande valeur.
L’on me reprocha encore beaucoup de choses et enfin
de montrer dans les tableaux des objets situés là où nous
ne les rencontrons jamais. Cependant, il s’agit là de la
réalisation d’un désir réel, sinon conscient, pour la plu­
part des hommes. En effet, déjà, le peintre banal essaye
dans les limites qu’on lui a fixées de déranger un peu
l’ordre dans lequel il voit toujours les objets. Il se per­
mettra de timides audaces, de vagues allusions. Etant
donné ma volonté de faire si possible hurler les objets

49
les plus familiers, l’ordre dans lequel l’on place généra­
lement les objets devait être évidemment bouleversé;
les lézardes que nous voyons dans nos maisons et sur
nos visages, je les trouvais plus éloquentes dans le ciel ;
les pieds de table en bois tourné perdaient l’innocente
existence qu'on leur prête s’ils apparaissaient dominant
soudain une forêt; un corps de femme flottant au-dessus
d’une ville remplaçait avantageusement les anges qui ne
m’apparurent jamais; je trouvais très utile de voir les
dessous de la Vierge Marie et je la montrai sous ce jour
nouveau; les grelots de fer pendus aux cous de nos
admirables chevaux, je préférais croire qu’ils poussaient
comme des plantes dangereuses au bord des gouffres...
Quant au mystère, à l’énigme que mes tableaux
étaient, je dirai que c’était la meilleure preuve de ma
rupture avec l’ensemble des absurdes habitudes mentales
qui tiennent généralement lieu d’un authentique senti­
ment de l’existence.
*
Les tableaux peints pendant les années qui suivirent, de
1925 à 1936, furent également le résultat de la recherche
systématique d’un effet poétique bouleversant, qui, obte­
nu par la mise en scène d’objets empruntés à la réalité,
donnerait au monde réel d’où ces objets étaient empruntés,
un sens poétique bouleversant, par échange tout naturel.
Les moyens employés furent analysés dans un ouvrage
de Paul Nougé intitulé: «Les Images défendues». Ces
moyens sont d’abord le dépaysement des objets, par
exemple : la table Louis-Philippe sur la banquise, le dra­
peau dans le fumier. Il convenait que le choix des objets
à dépayser fût porté sur des objets très familiers afin
de donner au dépaysement son maximum d’efficacité.
Un enfant en feu nous touchera en effet davantage

50
qu’une planète lointaine se consumant. Paul Nougé re­
marquait justement que certains objets dénués par eux-
mêmes d’un sens affectif exceptionnel, conservaient ce
sens précis dans le dépaysement. Ainsi les linges de
femmes étaient-ils particulièrement réfractaires à toute
entreprise imprévue.
La création d’objets nouveaux; la transformation
d’objets connus, le changement de matière pour certains
objets: un ciel de bois, par exemple; l’emploi des mots
associés aux images; la fausse dénomination d’une ima­
ge; la mise en œuvre d’idées données par des amis; la
représentation de certaines visions du demi-sommeil fu­
rent en gros les moyens d’obliger les objets à devenir
enfin sensationnels.
Paul Nougé, dans « Les Images défendues », note aussi
que les titres de mes tableaux sont une commodité pour
la conversation et qu’ils ne sont pas des explications.
Les titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent
aussi de situer mes tableaux dans une région rassurante
que le déroulement automatique de la pensée lui [sic]
trouverait afin de sous-estimer leur portée. Les titres
doivent être une protection supplémentaire qui découra­
gera toute tentative de réduire la poésie véritable à un
jeu sans conséquence.
*
Une nuit de 1936, je m’éveillai dans une chambre où
l’on avait placé une cage et son oiseau endormi. Une
magnifique erreur me fit voir dans la cage l’oiseau dispa­
ru et remplacé par un œuf. Je tenais là un nouveau secret
poétique étonnant, car le choc que je ressentis était pro­
voqué précisément par l’affinité de deux objets, la cage
et l’œuf, alors que précédemment ce choc était provoqué
par la rencontre d’objets étrangers entre eux.

51
Je recherchai, à partir de là, si d’autres objets que la
cage pouvaient également me révéler - grâce à la mise
en lumière d’un élément qui leur serait propre et qui
leur serait rigoureusement prédestiné - la même poésie
évidente que l’œuf et la cage avaient su produire par
leur réunion. Cet élément à découvrir, cette chose entre
toutes attachée obscurément à chaque objet, j’acquis au
cours de mes recherches la certitude que je la connaissais
toujours d’avance mais que cette connaissance était com­
me perdue au fond de ma pensée.
Comme ces recherches ne pouvaient donner pour cha­
que objet qu’une seule réponse exacte, mes investiga­
tions ressemblaient à la poursuite de la solution de
problèmes dont j’avais trois données: l’objet, la chose
attachée à lui dans l’ombre de ma conscience et la lu­
mière où cette chose devait parvenir.
Le problème de la porte appelait un trou par lequel
on pouvait passer. Je montrai dans « La Réponse impré­
vue» une porte fermée dans un appartement dans la­
quelle un trou informe dévoile la nuit.
«La Découverte du feu» me donna le privilège de
connaître le même sentiment qu’eurent les premiers
hommes qui firent naître la flamme par le choc de deux
morceaux de pierre. J’ai imaginé à mon tour de faire
brûler un morceau de papier, un œuf et une clef.
Le problème de la fenêtre donna «La Condition hu­
maine». Je plaçai devant une fenêtre vue de l’intérieur
d’une chambre, un tableau représentant exactement la
partie de paysage recouverte par ce tableau. L’arbre
représenté sur ce tableau cachait donc l’arbre situé der­
rière lui, hors de la chambre. Il se trouvait pour le
spectateur à la fois à l’intérieur de la chambre sur le
tableau et à l’extérieur dans le paysage réel. Cette exis­

52
tence à la fois dans deux espaces différents est semblable
à l’existence à la fois dans le passé et le présent d’un
moment identique comme cela se passe dans la « fausse
reconnaissance ».
L’arbre comme objet de problème devint une grande
feuille dont la tige était un tronc plantant ses racines
directement dans le sol. Je l’appelai, en souvenir d’un
poème de Baudelaire: «La Géante».
Pour la maison, je fis voir par la fenêtre ouverte dans
la façade d’une maison une chambre contenant une mai­
son. C’est «L’Eloge de la dialectique».
«L’Invention collective» est la réponse au problème
de la mer; je couchai sur la plage une sirène encore
inconnue, dont la partie supérieure du corps est faite de
la tête et du haut du corps d’un poisson et l’inférieure
du ventre et des jambes d’une femme.
Le problème de la lumière fut compris en faisant
éclairer par une bougie un buste de femme peint sur un
tableau également éclairé par cette seule bougie. Cette
solution fut appelée: «La Lumière des coïncidences».
«Le Domaine d'Arnheim» réalise une vision qu’Ed-
gar Poe eût beaucoup aimée: c’est une immense monta­
gne qui trouve sa forme exacte dans celle d’un oiseau
les ailes déployées. On peut la voir d’une baie ouverte
au bord de laquelle deux œufs sont posés.
La femme donna «Le Viol». C’est un visage de fem­
me constitué par une partie de son corps. Les seins sont
les yeux, le nombril est le nez et le sexe remplace la
bouche.
Le problème des souliers démontre combien les cho­
ses les plus effrayantes passent par la force de l’inatten­
tion pour être tout à fait inoffensives. On ressent grâce
au «Modèle rouge» que l’union d’un pied humain et

53
d’un soulier relève en réalité d’une coutume monstru­
euse.
Dans « Le Printemps étemel » la danseuse a remplacé
le sexe d’un hercule couché au bord de la mer.
Le problème de la pluie fit apparaître, dans un panora­
ma de la campagne sous la pluie, des grands nuages
rampant sur le sol. «La Sélection naturelle», «L’Union
libre» et le «Chant de l’orage» sont trois réalisations
de la solution.
Enfin le dernier problème auquel je me suis attaché
fut celui du cheval. Il me fut démontré à nouveau
pendant la recherche, que je connaissais, bien à l’avance
dans l’inconscient, la chose qu’il s’agissait d’amener à
la lumière. En effet, la première idée est celle de la
solution finale vaguement perçue : c’est l’idée d’un che­
val portant trois masses informes dont je n’ai su
la signification qu’après une série de démarches et
d’essais. Je fis un objet composé d’un pot et d’une
étiquette portant l’image d’un cheval et en caractères
d’imprimerie l’inscription «Confiture de cheval». Je
songeai ensuite à un cheval dont la tête était rem­
placée par une main montrant avec le petit doigt la
direction en avant, mais je vis que cela n’était qu’un
équivalent de la licorne. Je m’attardai longtemps à un
ensemble séduisant : dans une chambre noire, je plaçai
une amazone assise auprès d’une table, la tête appuyée
sur une main et elle regardait, rêveuse, un cheval paysa­
ge. Le bas du corps et les quatre pattes de ce cheval
avaient les couleurs du ciel et des nuages. Enfin ce qui
me mit sur la voie certaine, ce fut un cavalier dans la
position que l’on a lorsque l’on monte un cheval galo­
pant: de la manche de son bras lancé en avant sortait
la tête d’un coursier de race et l’autre bras lancé en

54
arrière tenait une cravache. Je plaçai à côté de ce
cavalier un Peau-Rouge dans la même position et je
devinai tout à coup le sens des trois masses informes
que j’avais placées sur le cheval au début de mes
recherches. Je sus que c’étaient des cavaliers et je mis
au point «La Chaîne sans fin» comme ceci: dans une
atmosphère de terres désertes et de ciel sombre, un
cheval qui se cabre porte en croupe un cavalier moder­
ne, un cavalier de la fin du Moyen Age et un cavalier
de l’Antiquité.
*
Nietzsche pense que sans un système sexuel surchauf­
fé, Raphaël n’eût pas peint cette foule de madones...
Ceci nous éloigne singulièrement des mobiles que l’on
prête d’habitude à ce vénérable peintre; les curés:
l’ardeur de la foi chrétienne; les esthètes: le besoin
d’une pure beauté, etc. Mais cette opinion nous ramène
à une plus saine interprétation des phénomènes pictu­
raux. Ce monde en désordre, plein de contradictions,
qui est le nôtre, tient en somme plus ou moins d’aplomb
à la faveur d’explications tour à tour très complexes et
très ingénieuses qui semblent le justifier et le rendre
acceptable pour la plupart des hommes. Ces explications
tiennent compte d’une certaine expérience. Mais il est
à remarquer qu’il s’agit d’une expérience «toute faite»
et que, si elle donne lieu à de brillantes analyses, cette
expérience n’est pas instituée elle-même en fonction
d’une analyse de ses conditions réelles.
La Société future développera au cœur de la vie une
expérience qui sera le fruit d’une profonde analyse dont
les perspectives se tracent sous nos yeux.
Et c’est grâce à une rigoureuse analyse préalable que
l’expérience picturale telle que je l’entends peut dès

55
maintenant être instituée. Cette expérience picturale
confirme ma foi dans les possibilités ignorées de la vie.
Toutes ces choses ignorées qui parviennent à la lu­
mière me font croire que notre bonheur dépend lui aussi
d’une énigme attachée à l’homme et que notre seul
devoir est d’essayer de la connaître.

56
HOMMAGE À JAMES ENSOR

Les manifestations qui entourent l’exposition de Ja­


mes Ensor sont elles-mêmes fort intéressantes : d’abord,
la critique qui est unanime à décréter que James Ensor
est un artiste de première grandeur, dont le rayonnement
spirituel serait considérable. Cependant, cette même cri­
tique a accueilli plutôt fraîchement les premiers tableaux
d’Ensor («Le Chou» fut qualifié de «turpitude» en
1880, «L’Après-midi d’Ostende» fut refusé au Salon
de Bruxelles en 1881, etc.). Cette critique compétente
a, bien entendu, joué son rôle habituel qui consiste à
chaque alerte à défendre avec acharnement les valeurs
caduques du moment, et le jeune Ensor les traitait plutôt
avec désinvolture. Maintenant le mot d’ordre a changé :
Ensor est, paraît-il, un sommet. Certes Ensor a dû faire
preuve de quelque liberté pour rechercher un nouveau
climat pictural. Les peintres impressionnistes français
poursuivaient le même but : limiter les objectifs à attein­
dre par la peinture et les approfondir. Comme ses amis
français, Ensor a réussi des tableaux où la couleur se
livre à des jeux subtils ou violents. Les sujets sont indif­
férents, ils ne servent que de prétextes à compositions
sans symétrie et à discours décoratifs de coloriste. Il est
clair qu’ici n’intervient pas comme chez Millet, Courbet
ou Manet une nouvelle manière de comprendre le mon­
de. Une euphorie sans clairvoyance et un humour bon
enfant ont présidé au développement de l’œuvre de Ja­
mes Ensor, elle représente assez bien une idée du bon­
heur que pouvait se faire la bourgeoisie de 1900. Une
certaine nostalgie sans conséquence peut à la rigueur se
dégager des vestiges de ce monde en voie de disparition,

57
mais ne la confondons pas avec un sentiment exaltant
de la vie.
Un autre genre d'intérêt se manifeste aussi à l’occa­
sion de cette exposition Ensor: c’est celui des marchands
d’art et des spéculateurs de tout poil à l’affût de «la
bonne affaire».
La préface du catalogue de l’exposition nous avertit
que «les tableaux douteux » seront bientôt éliminés, grâ­
ce à des enquêtes. Les tableaux d’Ensor deviendront
donc des placements de tout repos. Pauvre et brave
James Ensor ! On te bombarda Baron et voilà les images
où tu chantais ta jeunesse devenues maintenant les tristes
objets d’une vaste spéculation.
Enfin, l’intérêt des visiteurs de la rétrospective Ensor
est à remarquer: ils déambulent avec une gravité sévère
devant les légumes, les vases de fleurs, les christs avinés
et les autres sujets qu’Ensor s’est diverti à peindre, sans
se douter que le sérieux qu’ils affichent est légèrement
déplacé. S’il était possible d’oublier tout le bavardage
et la légende qui défigurent James Ensor, une grande
exposition de ses œuvres comme celle qui a lieu actuelle­
ment nettoierait peut-être un peu l’atmosphère artistique
encore obscurcie par l’occupation nazie. Mais il semble
que nous devons encore vivre sous le régime de l’oc­
cultation.

58
LES TROIS TRACTS

L’IMBÉCILE
Les bons patriotes sont des imbéciles ;
les bons patriotes emmerdent la patrie.
Chaque jour, à tous moments, un
patriote au moins chie, sans scrupules,
sur le sol sacré de la patrie.

Les curés sont des imbéciles ; ils


ignorent tout de la religion.
Nous la leur apprendrons.

Les bourreaux de Breendonck sont


des imbéciles ; ils manquaient tota­
lement d’imagination.
Ils auraient pu, par exemple, obliger
leurs victimes à se regarder dans des
miroirs.

Lecteur vous êtes un imbécile aussi,


naturellement.
Les flics vous protègent (mal), mais
vous souffrez (mal).
Et puis merde.

59
L’EMMERDEUR
Les hommes d’état ont emmerdé le
monde avec leurs guerres. Maintenant
ils ont des projets de famine.
Qu’à cela ne tienne, nous aurons l'occa­
sion ainsi de savourer des fins repas en
songeant à tous les crétins qui seront
en train de crever de faim.

Jadis les économistes nous emmerdaient


en poussant à la consommation. Main­
tenant ils nous demandent de faire des
sacrifices. Tu t'rends compte ?
Mais comme tout dépend, paraît-il, de
la bataille du charbon, tout va bien.
Nos esclaves les mineurs suent pour nous.

Les soldats sont faits pour être em­


merdés. Mais il y a une limite à tout,
même à l’héroïsme du troupier.
C'est dommage, car on pourrait les
obliger à se mettre au garde-à-vous
pour chier.
Lecteur, vous êtes un parfait
emmerdeur.
Aussi, faudrait-il vous supprimer.

60
L’ENCULEUR
L’enculeur est un chic type. Il se fout
complètement de la repopulation. Par
contre, il pèche par excès de timidité.
En effet, se risque-t-il à l'introduction
de sa queue dans le canal urinaire de
ses amis ?

La bonne publicité est faite par des


enculeurs.
Ainsi un enculeur dont le violon
d’Ingres est le négoce des parfums a ima­
giné de montrer dans l’étalage de son 2
magasin, au milieu d'un décor cham­
pêtre, une magnifique gerbe de fleurs
jaillissant d'une chiotte.

Les bons catholiques sont des


enculeurs.
En effet, en absorbant le corps du Christ
à la Sainte-Table, ils avalent en même
temps la queue et l’anus du Seigneur.

Lecteur, vous êtes aussi un enculeur.


Quand vous chiez, votre crotte vous
encule vous même.

61
SUR PAUL DELVAUX

Page 2 : « de Magritte et plus tard une toile de Delvaux ».


Venant d’un ami, cette façon de me confondre avec
ce décorateur ne peut s'admettre. Que l’on ait pris l’habi­
tude idiote ou intéressée d’associer mon nom à celui de
cet artiste se conçoit de la part d’un tas de gens. Mais
tu devrais savoir que je n’ai que très peu de rapport
avec Delvaux, pas plus qu’avec Picard, Brusselmans,
Mambour, etc.
Je propose de supprimer ce passage.
*
Page 3 : «dandysme borain et faubourien ».
Le Borinage n’a rien à voir avec le pays de Charleroi
d’où je viens, et jusqu’à nouvel ordre, l’épithète de
faubourien est tout à fait gratuite, appliquée à moi.
Je propose: «dandysme théâtral», «dandysme
voyant», «dandysme de cow-boy de Charleroi ou de
Châtelet ».
*
Page 3: «René Magritte de J924 à 1942 avec certi­
tude»!!!/??
IMPOSSIBLE ! ou alors c’est la guerre totale.
Je considère cela comme une déclaration de guerre.
Si cela devait paraître, il me faudrait avertir publique­
ment les petits et grands exploiteurs de peintres morts
que je suis toujours en vie. Je suppose que tu n’as pas
réalisé le sens de cette phrase et qu’elle a été écrite sans
réflexion.

62
*

Page 3 : « il y a trois grands peintres : Ensor, Magritte


et Delvaux».
Soit, mais personnellement je trouve cela peu intéres­
sant.

Page 4: «Delvaux le seul ange».


De grâce plus de veau, cela me rend malade surtout
avec ce relent angélique de sacristie qui vient s’y ajouter.
*

Page 5 : « Comprendre Lénine, Dada, Satie ».


S’agit-il de comprendre? J’aimerais mieux «fréquen­
ter», «connaître» «aimer» ou...
*

Page 6: «bottines, chapeau, etc.».


J’ai l’impression que ces renseignements vestimen­
taires donnent l’idée d’un personnage ridicule et que les
blagues que j’ai pu faire prennent beaucoup d’importan­
ce?
*

Page 6 : « celles de Ma tisse, des futuristes, d’André Lho-


te ».
J’ignorais à cette époque l’existence de Matisse et de
Lhote. Les informations que j’avais à cette époque sont:
1 ) catalogues futuristes ; 2) un livre de Gleizes : Le cubis­
me et les moyens de le comprendre. Prière d’enlever
Matisse et Lhote.

63
*
Page 10: «influence sur Delvaux en 1936».
Encore du veau ! Je propose de servir du bœuf ou de
la vache.
*
Page 11 : «préoccupations même récentes ».
est charmant. Mes ennemis ont trouvé un moyen facile
de m’attaquer: je suis, paraît-il, suspect, je deviendrais
moins intéressant, etc. Est-ce très indiqué de leur donner
raison ?

Page 13 : «d’écrire contre Ensor le refus ne se fait pas


attendre ».
Inexact. L’écrit en question a paru in extenso dans Le
Drapeau rouge. Pour le reste, je trouve que le texte et
le poème sont très bien. Cela tient et convient à une
lecture attentive.

64
DIX TABLEAUX DE MAGRITTE
PRÉCÉDÉS DE DESCRIPTIONS

Titres et Descriptions
Tableaux reproduits

PI. 1. LES FLEURS DU MAL. La statue de chair d’une


jeune femme nue tient à la main une rose de chair.
L’autre main s’appuie sur une pierre. Les rideaux s’ou­
vrent sur la mer et un ciel d’été.
PI. 2. LA vie ANTÉRIEURE. Une femme nue est couchée
en plein air. Dans le fond, le château et la forêt se sont
mêlés.
PI. 3. LA vie HEUREUSE. La femme sommeille comme
un fruit dans l’arbre ensoleillé.
PI. 4. la tempête. La feuille et la main vertes sont
dressées devant la mer agitée. Un verre d’eau se trouve
là, à côté.
PI. 5. IMAGE À LA FENÊTRE. Le bouquet de hiboux
n’est séparé d’un paysage d’été que par une fenêtre. Un
verre d’eau se trouve là aussi, à côté.
PL 6. L’ÉCLAIR. La tache grise remplace dans le vide
un bouquet de fleurs qui a disparu.
PI. 7. le bon SENS. Des pommes et un compotier de
poires sont posés sur la toile encadrée comme sur une
table.
PI. 8. LE REGARD MENTAL. La maison pousse comme
un arbre. Une chambre, là-haut, dans le vide.
PI. 9. LES RENCONTRES NATURELLES. Deux personna­
ges de bois se trouvent dans une chambre. La main d’un

65
personnage montre une feuille d’arbre. Dans le mur, une
fenêtre oblique.
PI. 10. L’INTELLIGENCE. Deux ouvriers masqués s’en­
tretiennent sous les regards câlins du chancelier à trois
têtes de femme. Au loin, les usines travaillent en plein
soleil.

Tableaux non reproduits


LE principe d’incertitude. Une femme nue projette
sur le mur son ombre en forme d’oiseau aux ailes dé­
ployées.
LA FEMME au miroir. La femme nue regarde sa main.
LA vie privée. Le tableau représente une femme nue,
vue de face. Elle regarde droit devant elle. Par une
fenêtre, on voit la campagne en plein soleil. La fenêtre
se trouve dans le corps de la femme.
LE brasier. Trois femmes nues aux longs cheveux
blonds sont réunies. La main qui sort de la chevelure
de la première tient une rose. La deuxième ne laisse
voir de son corps que les seins, le ventre et les cuisses.
Aux cheveux de la troisième, un énorme crapaud vert
est agrippé.
LA TOUR D’IVOIRE. Par l’ouverture de la caverne, on
voit des nuages et une femme à cheval qui s’approche.
Une rose s’épanouit à l’intérieur de la caverne.
LA FILLE DU GRAND SECRET. Près de la mer, la grande
rose aux jambes de femme est étendue sur le sable
brûlant.
L’utopie. La rose est seule sur une île.
l’invitation au voyage. Sur la mer, une rose im­
mense comme un coucher de soleil apparaît à l’horizon.

66
L’étoile double. Deux pommes géantes sont expo­
sées sur une table devant un ciel d’orage.
la liberté des CULTES. Le paysage est ensoleillé par
une pipe qui rayonne dans le ciel.
LA bonne FORTUNE. Un porc visite un cimetière. Il
se présente comme un personnage debout dont on ne
voit que le haut du corps. Il a un veston bleu. Le regard
sévère, il tourne la tête à demi.
LA CINQUIÈME SAISON. Dans la rue, un homme qui
porte sous le bras un tableau représentant le ciel rencon­
tre un homme qui porte sous le bras un tableau représen­
tant la forêt.

67
PEINTURE «OBJECTIVE»
ET PEINTURE «IMPRESSIONNISTE»

Peinture « objective »

La représentation picturale des objets dite « objective »


donne l’apparence des objets, avec plus ou moins de
trompe-l’œil, avec plus ou moins de «mise au point»
et d’exactitude par rapport à la façon habituelle dont les
objets apparaissent dans le champ visuel (perspective
exacte, ombres exactes, etc.). Ce que l’on reproduit sur
la toile avec cette représentation dite «objective» est
toujours l’apparence photographique des objets avec les
modifications propres à l’œil qui enregistre et la main
plus ou moins experte qui reproduit. L’effet obtenu avec
cette représentation des objets est (abstraction faite du
sujet) un sentiment d’équivoque mêlé de charme à cause
de la transposition d’une apparence d’un objet que l’on
sait à trois dimensions, dans une image fixe à deux
dimensions. L’homme de la rue n’est sensible qu’à cette
représentation picturale; la croyance simple qu’il a de
prendre l’apparence d’un objet pour l’objet lui-même,
le rend inapte à envisager ou à penser à d’autres percep­
tions de l’objet. Sa simplicité spirituelle lui fait en plus
admirer l’adresse du peintre et le manque d’information
lui fait croire qu’il s’agit de magie (sans trop y croire
cependant, sans s’arrêter à cette question de magie, car
cela n’est pas très raisonnable). Cette magie, cependant,
est aussi absente dans la peinture dite «objective» que
dans les images animées du cinéma ou dans les figures
de cire qui donnent l’illusion presque complète de la

68
vie. Il admire au point de croire par exemple que l’on
ne peut représenter la mer qu’avec de la «couleur à
l’eau» et montre un sentiment accentué de doute lors­
qu’on lui dit le contraire; il croit que seules des dupes
peuvent penser que l’on peut faire une marine parfaite
avec de la couleur à l’huile.

Peinture « impressionniste »

Tout ceci fait comprendre le peu de succès de la


peinture impressionniste auprès du grand public qui lui
préfère «la peinture lisse des musées» et les chromos
bien léchés.
Les mobiles des peintres impressionnistes sont:
1) d’ordre artistique,
2) d’ordre scientifique,
3) d’ordre philosophique.

7. Le point de vue de l’artiste.


Une fatigue compréhensible de la part d’hommes qui
ne songent qu’à la peinture, se conçoit aisément si ces
hommes sont sensibles à la monotonie de l’effet obtenu
par la peinture «objective». Ils désirent un changement
et les peintres qui pensaient dans leurs ateliers imaginent
de peindre en plein air. Ce changement d’habitude et
leurs facultés d’observation leur font découvrir des as­
pects négligés des objets. Ils découvrent dans la nature
des nuances interdites par la représentation antérieure.
Cette perception les distingue du reste des hommes qui
regardent sans «s’arrêter» les objets et leur perception
exceptionnelle est prise pour l’expression d’un sentiment
rare, pour une vision subjective des objets. Les résultats

69
peuvent le faire penser car certains impressionnistes
«forcent» les nuances nouvelles.

2. Le point de vue scientifique.


Seurat a découvert une loi simple : les objets ont des
ombres complémentaires à leur couleur; exemple: un
arbre vert a des ombres rouges, etc. Les objets en s’éloi­
gnant deviennent moins nets, plus bleus à mesure que
l’air s’épaissit entre l’objet et le spectateur.
Les photos en couleurs (que l’homme de la rue trouve
toujours mauvaises) obtiennent les mêmes résultats, ré­
vèlent la coloration des ombres que l’on croit naïvement
toujours «sombres, sans couleurs».

3. Le point de vue philosophique.


À la suite d’observations physiques, les peintres im­
pressionnistes ont eu une perception des objets qui était
différente de celle de l’homme de la rue, et faisait paraî­
tre celle-ci comme étant une façon particulière, subjec­
tive de voir. En réalité, il s’agit d’une façon plus attentive
de voir; la vue n’est pas seulement physique, elle est
raisonnée et le résultat obtenu communique un sentiment
de fraîcheur, de nouveauté. Cette vision, comparée à la
vision indifférente ou superficielle, paraît particulière et
prend le sens d’une vision sentimentale, qui remplace
une vision de l’organe visuel (sensuel). Elle serait la
vision au second degré, l’intermédiaire entre l’objet réel
«extramental» et l’esprit, c’est-à-dire une vision prise
comme telle, la vision prise pour elle-même, qui ne
prétend pas se confondre avec l’objet perçu au point
de le nier.
Les conséquences parallèles à cette mise au point sont
les mêmes pour les autres perceptions. C’est la négation

70
de toute philosophie (idéaliste ou matérialiste) qui croit
que la pensée parfaite peut se confondre avec l’objet,
ce qui nie l’objet «extramental», etc.
Il convient de forcer le caractère «sentimental» de
la vision pour qu’il soit évident. (Le «dispositif» de la
Belle Captive doit devenir sentiment; l’idée de la Belle
Captive est toujours présente dans la peinture à vision
sentimentale.)

71
FRANCIS PICABIA
LA PEINTURE ANIMÉE

La vérole du pape.
F.P.

Oui, les tableaux de Picabia bougent, il y a des mains


qui caressent des filles pendant une certaine durée que
l’on peut préciser. Les cheveux blancs de Picabia nous
donnent le sentiment d’une étemelle jeunesse. Aussi
incroyable que cela puisse paraître. Mais cela nous plaît
à nous, peu nombreux peut-être, qui aimons le plaisir,
même dans la peinture, et qui sommes décidés à suppri­
mer l’ennui des rengaines artistiques.
Il ne faut donc pas songer devant les tableaux de
Picabia aux « révélations » du marc de café ou aux « pro­
phéties » qui demandent trop de patience pour être véri­
fiées. Picabia pense comme on doit penser. En 1946, il
oppose à tout un passé envahissant le mouvement et les
éclairs de la lumière vive qui font voir la vie tout entière
dans son isolement grandiose.
Un soir d’été, il enleva le jour même de ses noces,
une jolie mariée et lui fit connaître l’impossible. Cela
s’est très bien passé. Toutes les transformations se pas­
sent d’ailleurs très bien. Il suffit de préférer la jeune
fille qui rit en courant dans la rue au charme morose
des vieilles photographies. Il suffit de préférer la fraî­
cheur et le chant des bois à la poussière des vénérables
manuscrits. Il suffit d’avoir la volonté de faire régner
le plaisir malgré le spectacle que nous offre un monde
peuplé de ruines et d’inquiétudes imbéciles.

72
Les tableaux de Picabia bougent, ils échappent à l’idée
fixe. Ils sont superficiels comme la vie joyeuse des
amoureux et laissent à eux-mêmes si l’on peut dire ceux
qui regrettent les «profondeurs» du black-out et de la
musique du canon. Ils inaugurent ce règne du plaisir
qui doit se situer dans les limites de notre vie.

73
MANIFESTE DE L’AMENTALISME

Les mots écrits ou imprimés ne signifient rien


- excepté lorsqu’ils sont destinés à amuser les
hommes.
Rex Stout : Les compagnons de la peur.

Les moyens de plaisir sont susceptibles d’un grand


perfectionnement. C’est possible. Mais la tâche est énor­
me si l’on songe que deux mille ans et plus d’une
conception de la vie dirigée dans un sens contraire n’ont
pas encore suffi comme expérience malheureuse.
L’amentalisme propose une nouvelle expérience, une
nouvelle activité qui, cette fois, pourrait donner des ré­
sultats moins incertains, grâce à une simple mesure d’hy­
giène mentale : celle qui consiste à se débarrasser de
l’habitude philosophique, sous toutes ses formes.
La vie, pour les philosophes et leurs tristes victimes,
est dominée par une croyance en un inconnu appelé,
selon les préférences, esprit ou matière, ou aussi par
une croyance en un inconnaissable au sujet duquel il y
a une incertitude pénible et un refus prudent de décider
s’il est esprit, matière ou néant. Que de telles croyances
continuent d’être la source des préoccupations obsédan­
tes pour la majorité des hommes montre comment les
activités humaines sont impuissantes à transformer la
vie dans le sens du ravissement. En effet ces activités
sont impuissantes, sont incapables de créer la joie parce
qu’elles sont influencées par des conceptions de ce que
la vie est, alors qu’il faudrait qu’elles soient faites en
fonction de ce que la vie peut être.

74
Le mal philosophique est tel que même des hommes
décidés à faire changer les choses, les révolutionnaires,
éprouvent le besoin d’une théorie - le matérialisme
dialectique - pour être certains de leurs droits. Sans
doute, dans l’état actuel du monde où les «concep­
tions » jouent un si grand rôle, la méthode du matérialis­
me dialectique est-elle un excellent instrument pour
mener à bonne fin l’expérience nécessaire de l’exploita­
tion organisée des richesses du globe pour la plus gran­
de jouissance de tous et pour assurer des ravissements
impossibles et inconcevables dans l’état du monde ac­
tuel, mais elle ne peut nous faire profiter déjà de ces
plaisirs futurs.
Ce n’est que dans la confusion de la fin et des moyens
que le matérialisme dialectique pourrait être compris
comme une vérité absolue à conquérir. Sans cette confu­
sion, le matérialisme dialectique garde intacte son effica­
cité de moyen dans la lutte économico-politique, et ne
nous dénie pas la possibilité d’avoir une activité parallèle
dans un domaine différent où le matérialisme dialectique
est inefficace. Vouloir que ces activités parallèles se
rencontrent déjà équivaut à croire qu’un cercle peut être
fermé avant d’être tracé entièrement.
L’amentalisme se propose de veiller à ce qui subsiste
encore de notre instinct de plaisir et de le cultiver comme
il convient. La première condition étant l’indifférence
joyeuse à l’égard des inquiétudes philosophiques, nous
semble facile grâce à quelques considérations pratiques :
1) TOUT SE PASSE DANS NOTRE UNIVERS MENTAL.
Par univers mental, nous désignons tout ce que nous
pouvons percevoir par les sens, les sentiments, la raison,
l’imagination, l’intuition, les instincts ou tout autre
moyen.

75
2) IL NE NOUS EST PAS POSSIBLE D’AVOIR QUOI QUE CE
SOIT, EXCEPTÉ D’AVOIR L’UNIVERS MENTAL.
Exemple: Cet écrit qui pénètre mot après mot dans
votre univers mental de lecteur, il ne vous est pas possi­
ble d’en avoir un autre sentiment que celui de votre
univers mental. Nous qui écrivons ce texte, nous ne
pouvons pas en avoir un autre sentiment que celui de
notre univers mental, etc.
3) LA NOTION DE L’EXISTENCE DE L'A-MENTAL EST LA
SEULE QUE NOUS PUISSIONS AVOIR AU SUJET DE L’A-MEN-
TAL.
L’univers mental, où tout se passe pour nous, entraîne
l’existence de l’a-mental, dont nous ne pouvons rien
dire, sinon qu’il existe. Toutes les qualités que l’on
pourrait lui supposer ne s’appliqueraient pas à lui, puis­
que ces qualités seraient celles de notre univers mental :
la dureté, la lumière, l’extérieur, l’intérieur, le mouve­
ment, etc. Ces qualités ne conviennent qu’aux objets qui
font partie de notre univers mental.
Quand nous disons: l’a-mental existe, nous ne confé­
rons pas à l’a-mental une manière déterminée d’exis­
tence. Il est certain que la manie philosophique se
chargera de nous chercher une querelle à ce propos, ce
qui prouvera une fois de plus l’isolement des univers
mentaux - dans ce cas, celui d’un philosophe profession­
nel vis-à-vis du nôtre.
La manie philosophique sous toutes ses formes part
de la croyance qu’une traduction de l’a-mental en mental
est possible grâce à une recherche studieuse et patiente,
de la croyance aussi que des messages arrivent de l’a-
mental à certains privilèges et qu’il en faut respecter les
indications même les plus pénibles.

76
*

Mais voici le Soleil qui dissipe les ombres de la vie :


le plaisir qui met l’intelligence à son service. Notre
univers mental est ensoleillé par le plaisir que nous
avons choisi comme soleil pour nous guider. Nous avons
choisi le plaisir par réaction contre des années d’en­
nuyeuses terreurs et les résultats de ce choix sont de
nature à nous ancrer dans notre désir de jouissance,
jouissance qui deviendra générale et plus grande pour
chacun, quand les derniers gaz délétères de la « connais­
sance» se seront évanouis de tous les univers mentaux.
Notre activité ne relève plus d’une simple volonté
subversive, mais elle sera valable dans la mesure où elle
est subversive. La mystification, non plus, dont le méca­
nisme un peu trop simple nous paraît trop compliqué,
trop lourd en comparaison de l’effet qu’il peut atteindre,
n’est pas un but capable de nous stimuler. Cependant,
nous ne pourrons pas empêcher que l’on nous prête un
goût prononcé pour la mystification et ce reproche aura
du moins pour nous une certaine valeur: celle d’un
critère, d’une vérification des résultats de nos expé­
riences faites dans un monde hostile.
Quand nous avons choisi délibérément le plaisir com­
me but suprême de la vie, nous connaissions l’expérience
de vingt années de surréalisme, qui à ses débuts faisait
naître des objets bouleversants, suffisamment efficaces
pour sortir de la confusion stérile chère au dadaïsme. A
la suite d’une évolution réactionnaire, le surréalisme
signifie à présent la pratique d’une magie inefficace, le
culte de soi-disant mystères exotiques ou ésotériques, et
la mise sur pied d’un mythe tiré du même tonneau que
celui qui distille les boissons bénites. La place où le
plaisir pouvait être éclairé se rétrécissait trop pour que

77
nous puissions admettre de nous laisser détruire à la
manière surréaliste.
Les surréalistes actuels ne peuvent imaginer leur acti­
vité que contre ou que pour le Parti communiste. Les
surréalistes réactionnaires choisissent l’idéalisme, les
surréalistes révolutionnaires préfèrent le matérialisme.
Nous pensons, quant à nous, que notre activité, dans ce
qu’elle a de spécifique, serait paralysée par de tels sou­
cis. Il nous paraît évident que la lutte économico-politi­
que engagée selon les méthodes du matérialisme
dialectique, d’une part, et que notre activité et nos expé­
riences, d’autre part, sont nécessaires, mais qu’elles sont
parallèles et qu’il est absurde de les confondre et de
souhaiter en voir supprimer l’autre ou lui imposer sa
propre méthode.
Nous n’avons ni le temps ni le goût de jouer à l’art
surréaliste ', nous avons une tâche énorme devant nous,
nous devons imaginer des objets charmants qui réveille­
ront ce qui nous reste de l’instinct de plaisir. Il convient
d’éviter l’équivoque et de nous distinguer des surréalis­
tes. Nous choisissons pour cela le mot qualificatif:
« Amentaliste » qui aura l’avantage, croyons-nous, de
rappeler chaque fois qu’il sera prononcé que l’ère des
maniaques philosophes agonise.
L’Amentaliste est celui qui préfère le plaisir à l’intelli­
gence et pour qui l’intelligence n’a de valeur que dans
la mesure où elle peut servir à augmenter et provoquer
le plaisir.

1 La recherche de ce fameux «point mental d’où le haut et le bas,


etc.» ne nous paraît qu'être le jeu d’un vieillard gâteux qui essayerait
de nourrir un cadavre. L’arrivée à ce point tant désiré est un des
moindres résultats de l’amentalisme, qui interdit de donner à La­
mentai des qualités, fussent-elles le haut et le bas, le réel, l’irréel, etc.

78
L’Amentaliste est celui pour qui la distinction entre
le mental et l’a-mental est déjà une cause de plaisir, car
cette distinction est un baume qui le libère d’une foule
de poids morts.
L’Amentaliste est celui pour qui la notion d’isolement
de son univers mental est un soleil qui éclaire et rend
plus vif chacun de ses plaisirs, même les moindres.

79
SUR LES TITRES

I.
Remarque générale à propos des titres:
Les titres des tableaux ne sont pas des explications
et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres.
La relation entre le titre et le tableau est poétique, c’est-
à-dire que cette relation ne retient des objets que cer­
taines de leurs caractéristiques habituellement ignorées
par la conscience, mais parfois pressenties à l’occasion
d’événements extraordinaires que la raison n’est point
encore parvenue à élucider.
1. Alice au pays des merveilles.
On imagine que l’arbre est vivant dans un monde
merveilleux. A cette fin, l’on a doué le paysage et l’arbre
de traits humains.
2. L’Invention du feu.
La découverte étonnante du feu. Grâce au frottement
de deux corps, fait songer au mécanisme physique de
plaisir.
3. L'Ecole buissonnière.
L’idée du vagabondage est appliquée ici à des objets.
La vie n’est plus représentée sur une scène de théâtre,
l’imagination vagabonde voit la vie comme un specta­
cle.
4. La Leçon d’esthétique.
Dans la forêt, un chasseur rencontre un spectacle d’art.
5. Raminagrobis.
Le chat existe toujours au XX1 siècle. La légende fait
irruption dans le monde moderne.
6. L’Age du plaisir.
Un plaisir plus vif survient lorsque les objets les plus

80
contradictoires (le crapaud, le bilboquet, la femme, la
grotte, le paysage) participent à son exaltation.
7. Le Civilisateur.
La nature d’où viennent les plus belles inspirations
de l’homme est représentée ici sous les apparences d’une
forêt en forme de château et d’un chien.
8. La Lampe philosophique.
Les méditations du philosophe maniaque et distrait
peuvent faire songer à un monde mental fermé sur lui-
même, comme ici un fumeur est le prisonnier de sa
pipe.
9. Le Jour de fête.
Le jour de fête est le jour des surprises. Ici, la surprise
c’est de voir une jeune fdle courant avec une tête de
cheval dans les bras.
10. La Grande Marée.
On a changé le titre de cette image qui s’appelait
d’abord «Le Grand Monde», car ce titre pouvait être
interprété comme une satire du grand monde à cause
de la présence d’une boîte à cigares.
Il ne s’agit pas de satire, mais d’un effet poétique.
La grande marée, c’est l’envahissement dans notre
champ de vision d’objets inconnus, tels ce torse de fem­
me moitié chair et moitié bois et ce cigare qui sort tout
allumé de sa boîte.
11. Les Fleurs du mal.
Une statue entièrement de chair peut paraître immora­
le parce que trop charnelle et aussi la fleur de chair que
la statue tient à la main.
12. Le Lever de soleil.
Si l’on imagine des jeunes filles en fleurs on peut
admettre également un oiseau en fleurs. L’apparition de
cet oiseau est agréable comme le lever du soleil.

81
13. La Vie privée.
Chaque personne a une vie privée que l’on pourrait
surprendre comme à travers une fenêtre dès que la
connaissance devient plus grande.
14. Le Mois de mai.
Pour couronner le mois de mai, on a élevé des arcs
de triomphe en fleurs sur la rivière qui en devient plus
attrayante comme au mois de mai.
15. Le Somnambule.
Le hibou ignore comme le somnambule les gestes
qu’il accomplit. Sans le savoir, il fume et il a les yeux
ouverts.
16. La Reconnaissance infinie.
Pour reconnaître le paysage d’une façon plus complète
deux promeneurs choisissent un chemin inhabituel.
17. Le Principe d'incertitude.
On ne peut pas dire avec certitude, d’après l’ombre
d’un objet, ce que celui-ci est en réalité. (Par exemple :
une ombre d’oiseau peut être obtenue en ombres chi­
noises par une certaine disposition des mains et des
doigts.)
18. La Belle au bois dormant.
Dans un monde magique, la belle a pris l’apparence
d’un cheval et la forêt celle d’une maison.
19. La Perspective amoureuse.
C’est dans l’amour que l’on découvre les plus grandes
perspectives. Ici, on a suggéré le plus grand sentiment
de profondeur en supprimant une partie d’un battant de
porte qui cachait un paysage composé d’objets connus
(arbres, ciel) et d’un objet mystérieux (le gros grelot de
métal posé sur la terrasse).
20. Le Printemps.
Dans une tête de matière inconnue, apparaissent des

82
objets comme au printemps des couleurs plus vives.
Devant la mer des plantes produisent des bourgeons
mystérieux qui sont des grelots de métal.
21. La Saveur des larmes.
Le spectacle d'un arbre abattu est à la fois un plaisir
et un sujet de tristesse.
22. Le Bain de cristal.
Dans la lumière féerique du désert, une girafe apparaît
dans un grand verre de cristal.
23. L’Éducation sentimentale.
Pour que les objets qui nous ont été révélés dans notre
enfance, continuent à avoir sur nous le même pouvoir
de révélation, il faut qu’ils soient dans de nouvelles
fonctions; ainsi, par exemple, un lien se crée entre la
maison et un instrument de musique, un bilboquet est
transformé en animal d’une nouvelle mythologie.
*
II.
La Terre promise est un monde où les objets sourient
à notre cœur. Il n’y a plus de place que pour un univers
de merveille.
La Magie noire. C’est un acte de magie noire de
transformer la chair de la femme en ciel.
Les Profondeurs du Plaisir. Dans les circonstances
- banales en apparence - où cette femme est placée, il
semble que l’on puisse atteindre les profondeurs du plai­
sir.
Le Bon Sens. C’est avec bon sens que la coupe de
fruits est placée sur une surface horizontale plutôt que
sur un plan vertical.
Le Colloque sentimental. Devant une fenêtre oblique
deux objets en bois qui ont perdu leur signification bana­
le, parlent d’amour et de bonheur.

83
La Leçon de Choses est un cours donné sur le ciel,
la femme, l’œuf, l’oiseau et la jeune fille.
Les Grands Rendez-vous sont ceux que parfois les
objets se donnent à notre insu.
Les Droits de l'Homme. Ici il est rappelé à l’homme
les droits qu’il a d’agir sur les objets et de transformer
le monde.
Le Cicérone. L’objet présenté à nos yeux dans ce
tableau nous fait vraiment les honneurs de sa maison.
Le Vieux Canonnier. Dans son île au trésor, le vieux
canonnier qui se présente comme contraire anatomique
du triton et qui a malheureusement perdu une jambe au
combat, offre ses hommages amoureux à une jeune fille.
Le Pouvoir de la Main. La main toute-puissante peut
se jouer des pierres les plus lourdes et un mur, un
château, un verre ou une rose ne sont pas capables de
lui résister. On ne sait pas si c’est le verre qui s’est
agrandi ou le château rapetissé.
Le Coup de Grâce. Dans la caverne, on ne sait com­
ment, la maison a pu pénétrer, le coup de grâce nous
est donné par l’imagination.
La maison qui regarde vers la nuit de la caverne,
plonge dans la nuit de l’inconscience et le coup de grâce
est donné à nos vieilles habitudes de regarder vers l’exté­
rieur.
La Voix du Sang. Les paroles que le sang nous dicte
nous paraissent parfois étrangères. Ici, il semble qu’il
veuille nous commander d’entrouvrir [sic] des niches
magiques dans les arbres.
Ce titre Olympia fut donné en souvenir de Manet, en
l’honneur de la femme annoblie [sic] par un coquillage
équivoque dont la forme est tant soit peu érotique.
Les Grâces naturelles. Tout ce qui est offert à nos

84
yeux sur cette toile possède au plus haut point le carac­
tère de grâce naturelle.
Le Libérateur. Cette peinture nous libère d’un certain
nombre d’habitudes mentales. Le voyageur inlassable
nous fait voir le ciel d’une façon propre à nous émouvoir
plus agréablement.
La Forêt joyeuse. La forêt est devenue joyeuse depuis
que les arbres se sont transformés en quille et qu’un
gigantesque torse de femme y habite.
L’Univers mental. Cette femme regarde sa main et
ne la perçoit que dans son propre univers mental. Nous
ne percevons ce tableau (paysage, femme, pierre) que
dans notre univers mental. Leur vie propre nous
échappe.
L'Accord parfait. Grâce au peintre, l’accord parfait
règne entre la chambre, la femme, la pierre et la feuille.
Shéhérazade est le nom donné à l’objet femme-perles
en souvenir des Mille et Une Nuits.
Le Prince charmant. L’oiseau couronné de tours est
le prince charmant d’un nouveau conte de fées.
Le Prince charmant. L’oiseau à l’œil princier charme
les oiseaux-feuilles.
*
III.
Question du titre.
Je crois que le meilleur titre d’un tableau, c’est un
titre poétique. Autrement dit, un titre compatible avec
l’émotion plus ou moins vive que nous éprouvons en
regardant un tableau.
J’estime qu’il faut l’inspiration pour trouver ce titre.
Un titre poétique n’est pas une sorte de renseignement
qui apprend, par exemple, le nom de la ville dont un
tableau représente le panorama, ni le nom du modèle

85
dont on regarde le portrait, ni enfin le nom du rôle
symbolique attribué à une figure peinte.
Un titre qui a cette fonction de renseigner ne demande
aucune inspiration pour être donné à un tableau.
Le titre poétique n’a rien à nous apprendre, mais il
doit nous surprendre et nous enchanter.

86
LE VÉRITABLE ART DE PEINDRE

Les conséquences de l’art de peindre sont nombreuses


comme les manières possibles de le comprendre et de
l’exercer.
Les premiers dessins apparus dans les temps préhisto­
riques ont exigé de l’homme des cavernes une grande
force mentale, non seulement pour les concevoir, mais
pour oser les concevoir malgré les préjugés de son
temps.
Il est fort possible que le premier dessinateur ait été
massacré pour sorcellerie dangereuse et qu 'ensuite, grâ­
ce à un commencement d’habitude, d’autres dessinateurs
aient été considérés comme des dieux, puis comme de
simples agents de renseignements servant les desseins
de l’héraldique naissante.
Au XXe siècle, ces différentes manières préhistoriques
de comprendre l’art de peindre existent toujours. Le
peintre qui veut la liberté de l’esprit est en butte à
l’hostilité générale, le peintre officiel est un grand per­
sonnage, le peintre industriel est un salarié à qui l’on
s’adresse pour décorer les bordels, les églises, les étala­
ges des grands magasins, les affiches de publicité et les
autres moyens de propagande moderne.
L’archéologie du passé et du présent dresse la liste
de toutes les manières de peindre. Cette comptabilité
n’est pas à consulter pour qui veut connaître une manière
correcte de peindre qui soit utile à l’homme.
L’art de peindre est un art de penser, dont l’existence
souligne l’importance du rôle tenu dans la vie par les
yeux du corps humain ; le sens de la vue étant en effet
le seul qui soit intéressé par un tableau.

87
L’art de peindre a pour but de rendre parfait le fonc­
tionnement du regard, grâce à une perception visuelle
pure du monde extérieur par le seul sens de la vue. Un
tableau conçu dans ce but est un moyen de remplacer
les spectacles de la nature, lesquels ne provoquent géné­
ralement qu’un fonctionnement mécanique des yeux, à
cause de l’habitude qui voile ces spectacles naturels
toujours semblables ou toujours prévus à l’avance. D’au­
tre part, si la nature revêt tout à coup un aspect menaçant,
la vue ne sera pas la seule sollicitée, et nos autres sens,
l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût, nous jetteront dans
un état panique peu propice à nous permettre un contact
intéressant avec le monde extérieur.
On voit ainsi que le peintre est médiocre s’il ne tient
pas uniquement compte dans ses calculs de l’importance
des yeux des spectateurs. Un exemple de tableau médio­
cre serait celui qu’il faudrait réaliser pour flatter les
sentiments patriotiques et les goûts libidineux d'un riche
banquier. On y verrait représenté, devant un drapeau
déployé, le banquier sabre au clair à bout de bras et
soutenant de l’autre une jolie femme défaillante dont
les parties chamelles émergent de sa robe déchirée par
quelque barbare mis en fuite. Il est clair que le rôle de
la vue devant pareil tableau n’a rien de relevé; regarder
ce tableau ou la porte d’un coffre-fort offre le même
pénible spectacle. Ce tableau est peut-être utile au ban­
quier comme excitant érotique et héroïque, mais ces
excitations particulièrement banales ne permettent pas
une perception visuelle pure du monde extérieur.
Un peintre moins médiocre, qui admettrait que le seul
but de la peinture est d’intéresser le seul sens de la vue,
comprendrait cependant mal ce but en concevant un
tableau comme celui-ci: dans une forêt, un promeneur

88
a les yeux bandés et un assassin armé d’un couteau
s’approche de lui. Ce serait une erreur, car s’il est certain
que dans un cas semblable la vue du promeneur est
indispensable pour lui sauver la vie, elle ne montre
toutefois son importance qu’à cet instant de danger, elle
n’acquiert de l’importance qu’à la faveur d’un sentiment
d’angoisse passager. Le tableau signifierait que, sans
assassin, la vue d’un promeneur a moins d’importance.
Corrigé, le même sujet pourrait donner ceci : un pro­
meneur, les yeux bandés, dans une forêt (sans assassin).
Dans le cas présent, «il serait question» sans doute de
l’importance du sens de la vue du personnage peint,
mais pas autant qu’avec un tableau devant lequel ce
sont les yeux vivants du spectateur qui ont l’occasion
de connaître un fonctionnement parfait.
Pour atteindre ce résultat, le peintre doit inventer et
réaliser des tableaux dans des conditions difficiles. Il
doit commencer par mépriser la gloire et s’interdire de
ce fait les avantages matériels qui lui permettraient de
travailler en paix. Il doit mépriser la gloire, car pour
obtenir cette gloire, il lui faudrait ne faire que des ta­
bleaux médiocres du genre de celui décrit plus haut. La
gloire se fera toute seule ou ne se fera pas. (La gloire
de Vinci, de Galilée, de Mozart n’ajoute rien à leurs
travaux.)
En plus d’une vie exposée aux railleries, aux insultes
ou à pis encore (car il passera pour un mystificateur,
voire un dégénéré), le peintre a des problèmes profes­
sionnels à résoudre, sans jamais de repos, car sa manière
de comprendre et d’exercer l’art de peindre véritable
obéit à une loi cruelle : le tableau parfait ne permet pas
la contemplation, sentiment banal et sans intérêt comme
le patriotisme, l’érotisme, etc. Le tableau parfait ne pro­

89
duit un effet intense que pendant une très courte durée,
et les sentiments ressemblant au premier sentiment res­
senti sont à un degré plus ou moins grand souillés par
l’habitude. Cette loi implacable oblige le peintre à se
surpasser dans chaque nouveau tableau, non pas dans
le sens d’une augmentation inutile, mais grâce à un
renouvellement utile. En fonction de cette loi, le specta­
teur doit être disposé à connaître un moment de
conscience unique et avouer son impuissance à le prolon­
ger. Ce contact unique pour le spectateur (le premier
spectateur est le peintre lui-même) s’est passé devant
un tableau, et il importe, au moment où le contact se
produit, que le tableau ne soit pas isolé du mur où il
est placé, du plancher, du plafond, du spectateur et de
tout ce qui existe.
Les problèmes particuliers que le peintre doit résoudre
sont d’ordre psychologique. Le peintre ne doit pas se
laisser égarer par la technique de l’art de peindre, celle-
ci s’étant compliquée encore par la succession des ma­
nières de peindre différentes qui ont vu le jour depuis
un siècle. À la représentation linéaire simple de l'homme
des cavernes a succédé la même représentation, de plus
en plus perfectionnée, afin de remplir la silhouette d’un
corps par l’apparence volumineuse de ce corps. La
science de la perspective, l’étude de l’anatomie ont mis
à la disposition du peintre les moyens infaillibles pour
obtenir le «trompe-l’œil», au point que des expériences
faciles suffisent à lever tout doute à ce sujet.
C’est vers 1900, au moment où cette technique était au
poil, que l’on s’aperçut qu’elle fonctionnait à vide: les
paysages innombrables qui venaient s’ajouter aux non
moins innombrables portraits, ne réussissaient pas malgré
leur masse à provoquer autre chose que de l’ennui.

90
Le siècle débutait par des découvertes qui, dans tous
les domaines, remplaçaient les techniques anciennes par
de nouvelles. Les peintres, mécontents de la peinture
sans vie, subirent l’engouement général pour la techni­
que et tentèrent de redonner à la peinture une jeunesse
nouvelle. Le cinéma leur montrait des images en mouve­
ment sur une toile, et cette étonnante nouveauté les
incitait à rivaliser avec elle. Malheureusement le problè­
me était mal posé. La technique de l’art de peindre étant
au poil, ce n’était pas dans une technique nouvelle qu’il
convenait de rechercher un rajeunissement de la pein­
ture. En réalité, on avait affaire à une technique parfaite
de l’art de peindre, mais celle-ci était employée sans
intelligence et sans efficacité, alors que la technique
maladroite de l’art naissant du cinéma ne tirait encore
ses effets que de la nouveauté de sa technique. Les
peintres, donc, comprenant mal le problème de la pein­
ture, s’ingénièrent à rechercher de nouvelles techniques,
et grâce à la nouveauté de ces techniques parvinrent à
redonner à la peinture des moments passagers de vitalité
superficielle. Les impressionnistes, les cubistes, les futu­
ristes connurent ainsi des moments d’agitation et d’exal­
tation grâce à des techniques originales, mais inutiles
car d’autres moyens que ceux de la peinture pouvaient
donner, et en mieux, ces mêmes moments d’agitation
et d’exaltation. Ces recherches techniques étant termi­
nées (ainsi que leurs succédanés tels que «l’art abstrait»
ou «non figuratif», «le constructivisme», «l’orphis­
me», etc.), le problème technique se pose au peintre
d’une manière correcte, c’est-à-dire en fonction du résul­
tat que l’on s’impose, et, à condition d’en être le maître,
la grande importance de la technique est ramenée à ses
justes proportions de moyen.

91
Le but véritable de l’art de peindre étant de concevoir
et de réaliser des tableaux capables de donner au specta­
teur une perception visuelle pure du monde extérieur, le
peintre ne doit pas s’opposer au fonctionnement naturel
de l’œil qui voit les objets selon un code visuel universel :
l’objet ciel est perçu par l’œil comme une surface bleue,
par exemple. Si le peintre entend donner une perception
visuelle pure du ciel, il se servira de la surface bleue en
adoptant toutes les caractéristiques visuelles de cette sur­
face (nuances, perspective, luminosité, etc.). Cela ne pose
aucun problème technique au peintre maître de la techni­
que nécessaire à la représentation de cette surface bleue
qui, pour le sens de la vue, suffit à évoquer le ciel. Mais
cela pose un problème psychologique : comment faire ap­
paraître le ciel en fonction du résultat imposé, que faire
du ciel? Certaines possibilités admirables sont à notre
disposition, il suffit de savoir nous en servir. Certaines
solutions pourront être employées avec la technique du
peintre, tandis que d’autres conviendront mieux à la tech­
nique cinématographique, susceptible également d’obte­
nir une perception visuelle pure de la part du spectateur.
Ainsi l’idée d’un éclair immobile ne peut être au peintre
d’aucun secours, car, dans un tableau, l’image d’un éclair
serait comprise comme l’image d’un éclair associée à
l’idée de son mouvement fulgurant; alors que, sur un
écran, grâce à un truquage élémentaire, le spectateur
pourrait voir un éclair effectivement immobile dans un
ciel tumultueux. A ce propos, le cinéma, tel qu’il pourrait
être, devrait comme la peinture obéir à la loi psychologi­
que énoncée plus haut, et ainsi ne montrer un tel éclair
que pendant le temps requis par les yeux pour reconnaître
son immobilité, car, ce temps écoulé, l’immobilité de
l’éclair serait dénuée de tout intérêt.

92
Pour le peintre, la recherche des moyens propices à
faire apparaître le ciel, une pipe, une femme, un arbre
ou tout autre objet constitue son travail principal. Ce
travail se poursuit en pleine obscurité, bien qu’il doive,
dans cette obscurité, sauvegarder le sens de la liberté
s’il veut se défendre d’être emporté à la dérive vers les
champs magnétiques du hasard.

93
LA LUTTE DES CERVEAUX

L’œuvre de Descartes, pour passionnante qu’elle fût


au moment de son apparition, ne sert plus à présent qu’à
la façon d’un système suranné de références pour les
philosophes académiques, alors qu’elle n’est plus guère
qu’un élégant modèle de l’art d’écrire. Mais Descartes
a eu l’audace de tenter de débarrasser l’esprit humain
des idées fausses qui constituaient pour l’usage de
l’intelligence autant d’interdictions. Afin de donner des
exemples de méditations intelligentes, Descartes s’est
servi du «matériel» de son époque, c’est-à-dire Dieu et
l’existence réelle du monde physique. Si, d’une part,
l’exercice de l’intelligence était un très précieux exemple
à suivre, par contre, le matériel décevant dont Descartes
fit usage ne pouvait qu’aboutir à un résultat misérable,
tel que la preuve logique de l'existence réelle du monde
physique.
Un autre esprit, celui de l’évêque Berkeley, en démon­
trant le contraire de cette existence réelle, achevait ainsi
malgré lui de démontrer que le milieu, à la fois passif et
actif, où l’homme est contraint de vivre, est indifférent à
la croyance que l’on peut avoir au sujet de son genre de
réalité, puisque, pratiquement, réalité imaginaire et réalité
physique véritable conduisent aux mêmes résultats.
Au xxe siècle, un matériel considérable d’idées inu­
tiles a pris la succession du matériel ancien. Mais ce
nouveau matériel remplit toujours le même rôle paraly­
sant à l’égard de l’intelligence. Aussi, pour que la vie
se maintienne ou atteigne à un certain niveau, les forces
vivantes de l’intelligence ont à lutter sans cesse contre
les forces mortes de la confusion.

94
Et, si l’on en croit l’histoire, ce sont les forces vivantes
qui finissent toujours par triompher.
*
Tout se tient. Le problème de la « culture » est étroite­
ment lié à tous les autres et il réclame un examen aussi
grave et rigoureux que celui que l’on accorde aux autres
questions.
La compréhension de tout problème exige toutefois
une liberté d’esprit capable de le dégager de la confusion
dont on l’entoure.
Le problème général de la culture, et particulièrement
celui de «l’art», donne toujours lieu à une lutte entre
l’intelligence et les forces qui veulent la paralyser. De
même que dans toute l’histoire du passé, l’intelligence
qui se trouve du côté des forces vivantes est, au XXe
siècle, dans une situation à la fois favorable et défavora­
ble. Favorable, à cause de son triomphe assuré ; défavo­
rable, en raison de la résistance universelle qui use de
tous les moyens pour l’engourdir. Ces moyens, on le
sait, vont de la douce ironie jusqu’à l’oppression brutale
et le meurtre.
L’analyse des moyens employés par les forces paraly­
santes révèle une opinion confuse de l’art et de son rôle
exact.
La qualité d’une œuvre d’art est la seule qui assure
sa propriété d’œuvre d’art. Cette qualité doit constituer
le maximum de résultat que l’on peut obtenir avec les
moyens dont on dispose. Ce maximum n’est obtenu
qu’avec un maximum de liberté dans l’emploi de ces
moyens.
Les artistes disposent pour l’instant, dans le domaine
particulier de la peinture, des moyens suivants : composi­
tion des éléments d’une image plastique, réalisation de

95
cette image grâce au métier de peintre et à l’utilisation
des matériaux nécessaires fournis par le commerce. Le
maximum de résultat est en fonction de la qualité de
l’ouvrier ou de l’artiste.
Les résultats maxima représentent dans l’histoire de
l’art, ou dans l’histoire tout court, l’expression exacte
de l’art à un moment donné de l’histoire. Cette valeur
historique est l’expression des forces vivantes. C’est une
audace que les forces paralysantes tâchent de combattre
par tous les moyens. Au nombre de ces moyens, il en
est de grossiers et d’insidieux. Les moyens insidieux,
difficiles à démasquer, apparaissent derrière des masques
révolutionnaires susceptibles de donner le change aux
esprits confus. De soi-disant peintres subversifs brouil­
lent facilement les cartes dans le monde frivole des
amateurs d’art. Des imposteurs paient de tant d’impu­
dence gâteuse que la considération générale leur est
facilement acquise, le «snobisme» étant synonyme de
haute culture dans le monde des forces paralysantes.
Un exemple des aberrations auxquelles nous conduit
le snobisme des forces mortes nous est fourni par le
sort que l’on a fait au Douanier Rousseau.
Lorsque Rimbaud affirme son goût pour les peintures
idiotes naïves, c’est à bon escient qu’il s’élève ainsi
contre un art officiel, pétrifié. Mais il était seul alors à
parler ainsi. Depuis que chacun s’est découvert un sem­
blable goût, il n’est plus possible de tolérer une pareille
affectation à la peinture.
A l’opposé des «peintres du dimanche» ou des pein­
tres des Salons de Paris, les Impressionnistes apportaient
une nouvelle forme nécessaire et intelligente de la pein­
ture, qui engendrait l’opposition entre l’idée vivante et
l’idée morte. Et, actuellement, le grand public préfère

96
toujours l’idée morte et n’a pas encore connu réellement
l’idée vivante des impressionnistes.
Pour Picasso, qui a découvert une intelligence nou­
velle de la peinture, c’est à son aspect négatif qu’il
doit son adoption par les tenants de la confusion, c’est-
à-dire à un effet de scandale intellectuel tout en sur­
face.
Il arrive aussi que la confusion reconnaisse mal « les
siens» et qu’elle nous donne le spectacle d’un massacre
entre les individus d’un même bord.
Ou bien, nous voyons des hommes défendre l’intelli­
gence dans leur domaine propre et adopter la confusion
dans d’autres, tel Pasteur, tel Einstein, tel Valéry.
L’usage de l’intelligence par les forces paralysantes
se révèle dangereux, au point que des idées valables
mais déformées conservent en dépit de cette altération
assez de puissance pour résister à un examen de bonne
foi, mais insuffisant.
Au nombre de ces idées fortes, présentées avec une
erreur d’éclairage, il faut ranger l’idée que l’art a un
rôle social à jouer et que c’est à ce rôle seul qu’il doit
sa justification. Cette idée revêt, selon la profession du
penseur, diverses formes. Pour un commerçant bête, qui
ne peut concevoir autrement son rôle social que comme
la défense du «commerce», l’art doit être lié étroitement
au commerce, et l’esthétique à laquelle le commerçant
bête peut penser sérieusement est l’esthétique publici­
taire. Pour un curé stupide, dont le rôle social est de
propager «Dieu», l’art sera uniquement religieux, et
ainsi de suite. Par contre, pour un médecin intelligent,
par exemple, il existe un art médical qui consiste à guérir
des malades et si ce médecin est sensible à la peinture,
il ne peut qu’avoir en horreur une conception de l’art

97
de peindre qui se bornerait à n’être que «médicale».
De même pour l’historien, pour le mathématicien, pour
l’homme politique, pour l’ingénieur, une claire intelli­
gence de l’art n’est assurée que s’ils exigent de l’art
qu’il joue son rôle social propre, c’est-à-dire indépendant
de toute autre forme particulière de l’activité sociale.
En effet, l’art ne trouve de justification sociale que
dans le rôle social qu’il joue. Encore faut-il entendre ce
que cela implique réellement et empêcher toute idée
confusionnelle de compromettre ce véritable rôle social.
L’activité de l’artiste est, comme dans toutes les autres
activités humaines, à la fois sociale et personnelle.
Elle est sociale et considérable lorsque l’activité de
l’artiste représente une étape décisive dans l’histoire de
l’art. Cette qualité est actuellement comme pour le passé
en fonction de la masse d’inertie qui détermine les obsta­
cles entravant cette activité. Elle est personnelle et indif­
férente à son rôle social dans la mesure où l’effort de
l’artiste est nécessaire pour atteindre la plus grande qua­
lité, les plus grands résultats artistiques. Et ceci exacte­
ment comme toute autre activité humaine. Ainsi, le
médecin qui exécute une opération, et dont l’efficacité
serait compromise si un « facteur social » venait s’ajouter
à ses difficultés professionnelles, ainsi, l’homme politi­
que qui étudie les moyens les meilleurs pour obtenir un
résultat politique important et dont l’action serait handi­
capée si son rôle d’homme social venait entraver son
rôle d’homme politique.
L’on constate ainsi que, comme dans la lutte des clas­
ses, où les besoins matériels sont compris sans confusion
quand on les juge identiques pour chaque individu, quel
que soit son pouvoir de les connaître et de les satisfaire,
dans la lutte des idées, les intérêts spirituels ou culturels

98
sont également identiques pour chaque individu, quel
que soit son pouvoir de les connaître et de les satisfaire.
*
La valeur strictement sociale de l’activité de l’artiste
ne peut être évaluée qu’en fonction de la valeur, de la
qualité de son activité personnelle.
L’un des facteurs qui rend cette activité personnelle
possible est, indépendamment de la force vivante de
l’artiste, constitué par l’éducation et le milieu qui ont
formé son jugement à l’égard de la vie, du mécanisme
de l’esprit et du mécanisme de son art.
Le mécanisme de l’esprit n’est pas encore entièrement
connu pour autant qu’on ne se contente pas à la manière
des intelligences confuses, de croire les connaître. Mais
ce que l’on ne sait, d’une manière assurée, comme disait
Descartes, et qui suffit en tout cas à l’artiste comme
point d’appui, c’est que l’esprit est capable d’imaginer
des effets qu’il ne peut expliquer.
Il importe de souligner que l’on n’«explique» d’ail­
leurs rien en aucun domaine. En effet, ce qui tient lieu
d’explication se ramène toujours à une traduction néces­
sairement déformante de la chose à «expliquer».
L’«explication» d’une pomme sur une table n’aboutit
qu’à un recensement de notions de botanique, de pesan­
teur, de menuiserie: l’«explication» de la Terre qui
tourne autour du Soleil ne peut être qu’un inventaire de
calculs astronomiques, etc.
Les mots «donc», «si», «parce que», «soit», etc.,
qui sont employés dans le langage explicatif ne sont pas
des pseudonymes d’explication, mais des «manières»
de dire : « ceci se superpose plus ou moins bien à cela,
on peut le voir», et rien d’autre.
Le mécanisme de l’esprit est peut-être connaissable

99
jusque dans ses moindres détails. Il se peut qu'alors l’on
puisse parler correctement d’«explication», c’est-à-dire
lorsqu’on aura expliqué «l’explication».
L’artiste doit connaître ce qui peut lui être nécessaire
à tous les points de vue. Pour ce qui regarde sa seule
activité d’artiste, l’enseignement principal à tirer de la
connaissance du mécanisme de l’esprit se ramène au
fait que l’activité artistique d’un homme est dépendante
de l’intelligence de l'art, de la morale, du «tempérament
susceptible de corrections» et de la force vivante de
l’homme tel qu’il est, tel qu’il a concouru soi-même à
se faire dans le milieu où il vit.
L’intelligence de l’art, dans le sens où elle vise un
but supérieur, est, au XXe siècle, fatalement subversive.
Elle s’oppose par là à l’intelligence de l’art qui entend
se limiter aux conquêtes du passé. Mais la véritable
intelligence de l’art ne peut se contenter de ce confort
illusoire et elle permet de retrouver la jeunesse étemelle
grâce à son effort audacieux et clairvoyant pour redonner
un contenu vivant à la «notion» d’art: à tel point d’ail­
leurs que ce contenu vivant semble injustifié aux yeux
des esthètes et des critiques actuels.
Ce contenu vivant intègre à la «notion» d’art la re­
cherche de sentiments moins réductibles que le sentiment
de la beauté ou que les sentiments soi-disant raffinés
des artistes.
Il s’agit de rechercher des sentiments qui échappent
aux qualifications et aux classifications vagues qui sont
toujours en vigueur aujourd’hui telles que «indicibles»,
«révolutionnaires», «infinis», «fantastiques», etc.
Ces sentiments ne peuvent être démontés par la psy­
chologie scolaire pour la bonne raison qu’ils se situent
au-delà de ses limites. Ces sentiments prouvent leur

100
force réelle, non pas en fonction d’une illumination su­
jette à erreurs qui les a fait découvrir, mais grâce à la
vérification de leur efficacité. Ils empêchent toute tran­
quillité à leur endroit, ils contraignent l’intelligence
confuse la mieux armée à défendre ses limites rigides
car ces nouveaux sentiments sont la manifestation de
l’intelligence universelle dans sa forme passagère.
La «notion» d’art ne fait plus appel, grâce à son
nouveau contenu, à des valeurs stériles telles que «l’hu­
mour», « l’inquiétude », « la tendresse », « la sensibilité »,
«le talent», «le goût», etc. Ces valeurs stériles lors­
qu’elles renferment des qualités deviennent de simples
moyens qui permettent à l’individu artiste de manifester
l’intelligence de la vie par l’invention de sentiments
vivants et irréductibles à toute formule ou toute analyse
intellectuelle.
L’homme qui entreprend la recherche de tels senti­
ments ne peut être confondu avec «l’artiste», tel qu’on
l’entend conventionnellement. Son « art» est une activité
humaine nouvelle que, faute de termes plus précis, l’on
appelle «artistique» ou simplement, pour marquer sa
singularité, «surréaliste» avec toutes les confusions, il
le faut bien, que ce terme fait naître.
*
Si l'on admet que l’homme est capable d'avoir une
activité dans tous les domaines connus de l’activité hu­
maine, le choix d’une activité, imposé la plupart du
temps par une fatalité sociale, s’accomplit dans certains
cas malgré cette fatalité sociale. C’est que la force vivan­
te d’un homme a rencontré alors un concours de circons­
tances favorables qui lui a permis de triompher de cette
fatalité. Le choix de l’activité est le fruit d’une préfé­

101
rence personnelle ou de l’enthousiasme, sentiment très
précieux et très dangereux.
Le choix a-t-il été bien fait, et voici les noms d’hom­
mes précieux à l’humanité, Archimède, Vinci, Pasteur,
Marx, etc. Le choix a-t-il été mal fait et l’on a oublié
le nom des hommes inutiles à l’humanité, à moins qu’on
ne se les rappelle que trop bien, tels Néron, Bonaparte,
Hitler et tant d’autres. Mais sans ces erreurs tragiques,
dues à des cerveaux puissants mais confus, Néron aurait
peut-être dépassé Mozart, Bonaparte aurait mené à la
victoire la révolte de Spartacus, Churchill et Hitler au­
raient été les plus grands peintres de l’histoire.
La lutte - comme la vie - continue.

102
LE GRADUEL DE L’EURÊKA

A
Abordage du problème
par le cerveau
Un éclair immobile comme un vase de fleurs au
bord d’une table.
Marcel Mariën.

Le problème du bouchon évoque la lutte d’un nageur,


au milieu des épaves arrachées aux rives, dans une at­
mosphère inquiétante de déluge moderne. Cette vision,
d’un lyrisme discutable, propose à l’attention les qualités
morales et physiques d’un héros nautique. Les senti­
ments de stupéfaction ou d’admiration qui nous viennent
sont réels, on les éprouve violemment, mais ils reposent
sur une interprétation fausse des phénomènes réels aux­
quels on assiste. Si la violence de ces sentiments est
précieuse à la vie sentimentale des spectateurs et du
nageur, il convient, pour deux raisons, d’empêcher ces
derniers de limiter nos sentiments à cette forme de vio­
lence devant le spectacle des forces de la nature. En
effet, si, d’une part, pour répondre à la question du
problème il nous faut des sentiments fidèles à ce qui se
passe réellement, d’autre part, pour «changer» nos habi­
tudes monotones, il convient d’adopter ces sentiments
fidèles malgré leur apparence d’absurdité qui ne man­
quera pas de frapper les cerveaux entêtés.
L’absurdité véritable est, au contraire, fournie par un
cerveau indigné qui se refuserait d’admettre l’immobilité

103
d’un éclair et qui ainsi se frustrerait du sentiment nou­
veau que nous gagnons grâce à cette immobilité de
l’éclair, et même à l’immobilité absolue de tous les corps
qui composent l’univers, quelle que soit la rapidité de
leurs déplacements. Au XXe siècle, la tâche de «prouver»
cette immobilité, celle de la Terre, par exemple, serait
aussi pénible que fut celle de faire admettre son déplace­
ment aux inquisiteurs de la Cour de Rome en l’année
16 ou 1700 et des.
Et pourtant, c’est cette immobilité universelle qu’il
faut reconnaître, si l’on veut comprendre le problème
du bouchon et le résoudre immédiatement, sans hésita­
tion: l’eau d’un fleuve est aussi immobile qu’un éclair
ou que la table au-dessus de laquelle je pense. Tout est
à notre disposition: il suffit de nous en servir. Nous
emploierons donc le sens du mot «mouvement», qui
signifie, à quelque corps qu’on l’applique, l’état de ce
corps par rapport à un autre, rapport changeant avec les
positions possibles de ces corps vis-à-vis l’un de l’autre.
Ma table immobile par rapport à la Terre (à moins qu’un
séisme ne bouleverse le rapport premier) se déplace par
rapport au Soleil, par rapport aux cloches d’un express
parti de Bâle en sonnant le glas, par rapport à l’eau
d’un robinet ouvert, etc., et dans le cas présent, par
rapport à l’eau d’un cours d’eau sur laquelle un bouchon
se prélasse. Nous calculerons donc que, comme sur un
éclair immobile, une séparation momentanée intervenue
sur une rivière entre un nageur et un bouchon dure
exactement 40 minutes puisque le temps du retour au
bouchon est le même que celui de son délaissement par
le nageur.

104
B
Solution pour cerveaux d’élite
Supposons - ceci n’est qu’une hypothèse de travail -
que l’on ait choisi Toto, le gros malin bien gras, pour
faire le «nageur-horaire».
Toto, qui ne discerne pas très bien l'enjeu de la partie
où il joue un rôle mathématique difficile à comprendre,
pourrait se récrier, lorsqu’il se trouve en présence du
bouchon : « Holà ! Point besoin de m’fatiguer davantage,
j’vas tout bonnement m’laisser flotter comme mon com­
père le bouchon et j’arriverai tout comme lui, sans effort,
au rendez-vous fixé. Ma foi, que celui qui n’est point
content fasse le nageur-horaire à m’place ! »
Et Toto, se fiant à ses observations précédentes des
phénomènes physiques, n’aurait point tort au sujet du
flottement des corps, mais il aurait tort en annulant le
problème posé.
Heureusement pour les experts mathématiques, Toto,
si l’on peut dire, a le sentiment très vif du devoir. Aussi
nagera-t-il pendant vingt minutes jusqu’au point C, com­
me on le lui a demandé.
Pendant ces vingt minutes de nage que Toto zn petto
qualifie d’imbécile, le bouchon avance placidement vers
le point A et, bien entendu, Toto fait de même comme
tout corps dit «flottant» qui se respecte. Car si le bou­
chon, incapable de la moindre initiative, reste figé sur
son plancher des vaches liquide, le turbulent Toto, placé
sur le même plancher, se déplace, malgré ses efforts
contraires, comme le bouchon dans le sens où ce plan­
cher se dirige.
Mais Toto s’est séparé du bouchon pendant vingt
minutes. Il faut donc à Toto vingt nouvelles minutes

105
pour se réunir au bouchon et le brave bouchon accorde
sportivement ce répit à Toto afin d’égaliser les chances.
Cependant le fair-play du bouchon augmente de vingt
minutes la durée du voyage de ce bouchon intègre.
Tout le système Bouchon-Toto-Point C, transporté sur
le plancher des vaches liquide (car l’eau ne marche pas,
mais est transportée exactement comme de l’eau dans
un wagon-citerne), tout ce système met donc quarante
minutes pour parcourir mille mètres, c’est-à-dire que
l’eau se déplace de mille mètres en quarante minutes.
Temps que l’on exprime d’une manière moderne par la
formule: «du un et demi à l’heure».

C
Gloses testamentaires
pour cerveaux absolus

(Abstraction faite du calcul relativiste d’Einstein)

Afin d’assouvir les instincts de précision propres aux


cerveaux absolus, nous emploierons pour résoudre le
problème du bouchon la méthode de démonstration sui­
vante :
Dans le sens de la longueur du cours d’eau, nous
élèverons réellement un mur métrique de platine massif
sur les facultés de mesurage duquel l’on puisse se repo­
ser en toute tranquillité.
Pour fixer une fois pour toutes les points A, B, C,
auxquels nous ajouterons ici le point D, qui n’ont de
corps que dans le monde abstrait des cerveaux décédés,
nous adopterons des niveaux consistants, tels que des

106
câbles tendus par-dessus le courant et fixés d’une part
au mur métrique et de l’autre à des pieux plantés sur
la rive. L’on aura veillé bien entendu à laisser entre ces
câbles et la surface de l’eau une distance suffisante pour
permettre le passage sans accrocs des objets appelés à
flotter sur l’eau.
Ensuite, nous aurons également remplacé le bouchon
par une horloge de liège, objet susceptible d’impression­
ner plus favorablement les cerveaux absolus qu’un sim­
ple bouchon, étant donné les faibles facultés d’ex­
pression horaires de ce dernier.
Un nouvel objet viendra s'ajouter également à notre
matériel sous la forme d’une grosse balle capable de
flotter aussi librement que l’horloge de liège. Nous l'ap­
pellerons la balle-repère C et la lettre C sera posée sur
elle, bien en évidence et d’aplomb.
Enfin, avec un nageur mécanique, moins sujet à la
fatigue qu’un nageur humain et dont la vitesse de dépla­
cement peut être réglée à volonté, nous disposerons d’un
matériel presque complet.
Pour le parfaire, nous n’aurons plus besoin que de
deux appareils de vérification ad hoc, à savoir:
1° Un appareil pour vérifier la constance mathémati­
que des mouvements du nageur mécanique;
2° Un autre pour s’assurer de la bonne régularité de
la vitesse de l’eau expérimentale.
Un expert, muni d’un appareil à poser l’horloge de
liège et la balle-repère C, accomplira aux moments vou­
lus l’exécution méticuleuse de ces actes.
*
Nous pouvons voir maintenant de la rive le mur métri­
que le long duquel l’eau passe à la vitesse du courant.
Ce mur, de son extrémité en aval à son bout en amont,

107
est marqué tous les mètres du chiffre correspondant à
sa longueur. Il pourrait être aussi long qu’on le désire
au-delà des mille premiers mètres, étant donné que cette
longueur excédante est tributaire de la vitesse du nageur.
Avec le nageur mécanique dont nous disposons, il suffira
qu’il ait exactement 1 005 mètres de long.
Quant aux câbles, ils sont fixés respectivement:
1° A zéro, pour le niveau A ;
2° A une mesure conséquente, pour le niveau consé­
quent D, situé entre A et B ;
3° À 1 000 mètres, pour le niveau B ;
4° A 1 005 mètres, pour le niveau C.
Tout en se rappelant, dans la mesure où on le juge
utile, les termes du problème, il est légitime d’exiger
que les opérations s’écoulent de la manière suivante :
1° Parti du niveau A, le nageur, dont l’énoncé du
problème ne spécifie pas une vitesse définie, lutte contre
le courant avec une légère supériorité de déplacement,
à la fois pour qu’il puisse atteindre le niveau B, et que
le niveau C soit à sa place en amont du niveau B, et
aussi pour que cette légère supériorité de vitesse de nage
sur celle du courant élimine les risques de gaspillage
de platine qu’il faudrait encourir pour la réalisation d’un
mur métrique correspondant, dans le cas où le nageur
se déplacerait à la vitesse du son;
2° Passant au niveau B, l’horloge portée par l’eau
sans lui opposer la moindre résistance avance à la vitesse
du courant en direction du niveau A, tandis que le nageur
continuant d’opposer au courant une volonté invariable,
nage pendant 20 minutes pour arriver au niveau C ;
3° Quant l’horloge arrive au niveau A, le nageur qui
revient du niveau C arrive au niveau A dans le même
instant que l’horloge.

108
*
La démonstration commence.
Au niveau A, le nageur est jeté à l’eau. Il lutte contre
le courant et arrive au niveau B. Il a parcouru ainsi mille
mètres du mur métrique.
Au niveau B, au moment précis de l’arrivée du nageur,
se trouve l’horloge flottante qui marque zéro heure pré­
cise.
A zéro heure, au niveau B, la situation se présente
comme suit:
L’horloge et le nageur sont à la même hauteur.
L’horloge et le nageur sont à 5 mètres du niveau C.
L’horloge et le nageur sont au même nombre consé­
quent de mètres du niveau conséquent D.
L’heure tourne, l’horloge flottante accuse 0 h 20 mi­
nutes.
La situation à 0 h 20 minutes, par rapport au mur
métrique, est la suivante:
Le nageur se trouve au niveau C.
La balle-repère C, posée sur l’eau à ce moment précis,
occupe le niveau C.
L’horloge se trouve au niveau conséquent D.
L’analyse de la situation à 0 h 20 minutes nous donne :
En 20 minutes, le nageur a parcouru 5 mètres de mur
métrique, c’est-à-dire un parcours dans l'eau de 5 mètres
PLUS le nombre conséquent de mètres constitué par le
nombre de mètres d’eau passant en 20 minutes devant
un point quelconque du mur métrique, ou, en d’autres
mots, la longueur d’eau déplacée par le courant en
20 minutes.
En nageant pendant 20 minutes, le nageur n’a avancé
que de 5 mètres de mur métrique, car à lutter contre le
courant, il a perdu le nombre conséquent de mètres.

109
L’horloge, en n’entravant ni n’aidant le courant, a
«gagné» au cours de ces 20 minutes le nombre consé­
quent de mètres.
C’est pourquoi à 0 h 20 minutes, l’horloge se trouve
au niveau conséquent D et le nageur au niveau C.
L’heure tourne, l’horloge flottante accuse maintenant
0 h 40 minutes.
Toujours par rapport au mur métrique, voici la situa­
tion à 0 h 40 minutes:
Le nageur et l’horloge sont au niveau A.
La balle-repère C se trouve au niveau conséquent D.
Que s’est-il passé le long du mur métrique?
1° La nage de 0 h à 0 h 20 minutes, révèle deux
parcours différents: un parcours de 5 mètres de mur
métrique et un parcours plus grand dans l’eau.
2° La nage de 0 h 20 minutes à 0 h 40 minutes
témoigne, dédoublée, d’un parcours de 1 005 mètres de
mur métrique et d’un parcours plus petit dans l’eau.
Compte tenu de ces deux parcours pour chaque temps
de nage,
la différence des deux parcours de la première nage
est égale au nombre de mètres d’eau qui passent en 20
minutes devant un point quelconque du mur métrique;
la différence des deux parcours de la seconde nage,
celle-ci ayant duré 20 minutes comme la première, est
égale, elle aussi, au nombre de mètres d’eau qui passent
en 20 minutes devant un point quelconque du mur métri­
que.
Nous constatons ainsi que la «perte» provenant de
la nage à contre-courant est égale au « gain » réalisé en
nageant avec le courant, pour autant qu’il s’agisse d’une
nage régulière et de même durée.
En effet, l’horloge a indiqué 20 minutes, la «perte»

110
plus le «gain» équivalent au nombre de mètres d’eau
passant devant un point du mur métrique en 40 minutes.
En conséquence, l’on peut dire que ce nombre de
mètres est indiqué par le parcours de l’horloge puisque,
pendant les 40 minutes de son parcours, elle n’a opposé
aucune résistance ni apporté aucune aide au courant.
Passant au niveau 5, à 0 h, l’horloge a atteint le
niveau A, à 0 h 40 minutes. Elle a donc parcouru 1 000
mètres de mur métrique en 40 minutes, c’est-à-dire
qu’elle a été portée par l’eau animée d’un courant qui
fait passer une longueur de 1 000 mètres d’eau en 40
minutes devant un point quelconque du mur métrique.
La fin de cette analyse révèle donc les chiffres sui­
vants :
Vitesse du courant : 1 000 mètres en 40 minutes.
Niveau conséquent ou nombre conséquent: 500 mè­
tres.
Balle-repère C à 0 h 40 minutes (ou situation du
niveau D) : à 500 mètres en aval du niveau C et à 505
mètres en amont du niveau A.
Vitesse de nage choisie: 505 mètres en 20 minutes.
*
Pour le cerveau absolu, à condition qu’il soit à quelque
degré animé d’un esprit d’entreprise, il se peut que nous
le satisfassions davantage, sans quitter l’échelle des pos­
sibilités terrestres et sans permettre à une relativité de
mauvais aloi une intervention déplacée, il se peut que
nous entrions plus aisément dans ses bonnes grâces en
choisissant pour notre démonstration une mare d’eau
limpide et tranquille à défaut d’un cours d’eau qui, par
définition, témoigne toujours d’un penchant plus ou
moins accusé par la vélocité. Cette mare, nous pourrions
aller la dégeler aux environs de l’un des pôles de notre
globe, là où la vitesse de la rotation terrestre est exacte­
ment de 1 000 mètres en 40 minutes (à environ 5 ou
6 kilomètres de chaque pôle).
Dans cette mare d’apparence immobile, un bouchon
et un nageur sont alignés au point B.
A l’aide d’une boussole, le nageur s’éloigne pendant
20 minutes « contre » le mouvement de rotation du globe
terrestre.
Après avoir accompli ces 20 minutes de nage, il atteint
le point C.
Il revient sur ses brasses en conservant toujours la
même régularité de nage et en nageant cette fois dans
le sens de la rotation terrestre. Au bout de 20 minutes,
il rejoint le bouchon.
Le nageur a retrouvé le bouchon après une sépara­
tion de 40 minutes. Au moment de leur réunion, le bou­
chon et le nageur ont atteint le point A, distant de
1 000 mètres du point B antérieur.
Il a suffi pour s’en assurer, grâce à une expédition
bénévole à l’un des pôles, de réduire la rotation terrestre
à une vitesse de 40 minutes pour 1 000 mètres.

112
LA MANUFACTURE DE POÉSIE

Ingénieurs techniciens: Paul Colinet, René Magritte,


Marcel Mariën, Nougé, Louis Scutenaire.
Ateliers et magasins: 5, place de la Reine, Bruxelles
C.C.P.

PRIX COURANT 1950

1. Les bielles de neige. Appareil de pesée menta­


le, basé sur les principes combinés de l’usure
et du cran d’arrêt............................................... 200 F
2. Horloge en fa, engin pour dessus de cheminée,
destiné à neutraliser la notion de temps........ 350 F
3. Grognard. Petit instrument servant à stimuler
l’impression du déjà-vu..................................... 10 F
4. Machine universelle à faire des tableaux. Un
maniement très simple, à la portée de tous,
permet de composer un nombre pratiquement
illimité de tableaux pensants........................... 25 000 F
5. Rouleau verbal. Cet appareil permet, par une
manœuvre très aisée, la confection d’un nom­
bre incalculable de poèmes............................. 3 500 F
6. Bouteille à clou pour saluer les drapeaux ... 100 F
7. Statuette du commandeur. Outil hypnotique
pour encourager la distraction d’un sujet prin­
cipal...................................................................... 150 F
8. Écurie de Wellington. Matériel méthodologi­
que pour extraire le maximum de rêverie active
des déchets de journaux................................... 300 F
9. Coup de massue. Instrument de bloquage ins­
tantané de toute velléité cognitive................... 200 F

113
10. Le village sénégalais. Boîte fonctionnelle anti­
acoustique produisant, par induction, un effet
de tam-tam.......................................................... 400 F
11. Le vase de Soissons: dispositif d’installation
dans une zone inexplorée de l'ambiguïté sen­
sorielle.................................................................. 500 F
12. Calepin d'omniscience. Répertoire à combinai­
sons opérant la recharge permanente des pro­
cessus d’idéation................................................ 5 000 F
13. Chapeau de Champollion. Elément de poche,
destiné à l’élection, à la jonction et à la dis­
jonction des points de départ........................... 200 F
14. Oculaire néantiste. Petit instrument d’optique
à utiliser dans les cas d’intériorisation priori­
taire ...................................................................... 200 F
15. Baguette stridente, servant à la détection de la
couleur bleue...................................................... 100 F
16. Argument-massue. Appareil portatif pour faci­
liter la fondation des empires journaliers.... 300 F
17. Le voyage en Calabre. Carton excitant........ 200 F
18. Le chat et la souris. Objet tactile procurant
une certaine qualité d’énervement................... 300 F
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Nous garantissons le bon fonctionnement de nos appa­


reils. Notice détaillée sur demande.

114
UN GRAND PEINTRE INCONNU:
PERMANTIER

Les tableaux d’Armand Permantier sont conçus sans


équivoque, avec le seul souci de les faire correspondre
à une puissante exaltation.
À la différence des peintres classiques qui emploient
des formes et des couleurs équivalentes à celles que
présentent à leurs yeux les objets parsemés en dehors
des tableaux, Permantier ne fait ressembler le langage
pictural qu’aux tableaux qu’il imagine dans l’ivresse de
son droit de regarder le ciel d’égal à égal.
Quoique Permantier ait acquis la force de s’accommo­
der du pire comme du meilleur offerts par la société,
sans y voir d’ailleurs grande différence, sa vie exem­
plaire lui fait mériter au moins une très respectueuse et
très véritable considération. Quant à ses travaux, qui
n’ont d’autre valeur que le sentiment, le public les admi­
rera peut-être un jour, avec le significatif retard habituel.

115
LE ROND-CARRÉ

Acte I

Le Comte (rentrant d’une promenade). - J’ai perdu


mon paletot.
La Comtesse. - Oh là là ! Cela se passe comme dans
un rêve. Sommes-nous éveillés? (Appelant le larbin:)
Baptiste! Baptiste! (Baptiste arrive). Ah vous voilà
vous, Baptiste, rêvons-nous ou sommes-nous éveillés?
Baptiste. - Il y a du pour et du contre, Madame la
Comtesse, je ne pourrais prouver raisonnablement que
vous n’êtes pas une pure création de mon esprit.

Acte II

La Comtesse (au Comte). - Non, pas aujourd’hui, je


suis indisposée.

Acte III

Le Comte (à Baptiste). - Quoique vous ne soyez pas


de mon monde, Baptiste, j’éprouve le besoin d’avoir un
rapport charnel avec vous.
Baptiste. — Bien, Monsieur le Comte, mais d’abord
je dois aller faire caca pour vous faire de la place.

Rideau

116
LEÇON DE CHOSES

1. Il est possible de voir un coup de chapeau sans voir


la politesse.
2. Il n’est guère possible de choisir entre deux images
égales si aucune préférence déplacée ne fait pencher
la balance.
3. Une image peut parfois mettre son spectateur en accu­
sation grave.
4. N’importe quel objet, pris comme question d’un pro­
blème... et la réponse exacte, trouvée par la recherche
de l’objet secrètement lié au premier... donnent, réu­
nis, une connaissance nouvelle.
5. L’intelligence de l’exactitude n’empêche pas le plai­
sir de l’inexactitude.
6. Aussi éloigné qu’on puisse être d’un objet, on n’en
est jamais complètement séparé.
7. Une image inconnue de l’ombre est appelée par une
image connue de la lumière.
8. Quels que soient les traits, les mots et les couleurs
dispersés sur une page, la figure que l’on obtient est
toujours pleine de sens.

117
LA PEINTURE INUTILE DE M.

On admet qu’il y a des différences entre un homme


et un nuage, et que si la science connaît le moyen de
reproduire facilement le phénomène nuage, elle est im­
puissante à reproduire le phénomène vie humaine. Les
recettes scientifiques, simples pour produire de l’eau
évaporée, compliquées pour faire éclater des atomes, ont
ceci de particulièrement évident et de profondément
ignoré que les recettes en question ne sont que des
moyens aussi naturels que par exemple le moyen naturel
d’obtenir un enfant vivant par la fécondation d’une fem­
me. Il est donc faux de croire que si l’homme dispose
de moyens pour faire bouillir de l’eau, il n’en dispose
d’aucun pour reproduire la vie humaine.
Le respect général et la gravité de l’ignorance que
l’on manifeste pour la science font que les résultats de
la recherche scientifique qui sont pratiquement très utiles
ou très nuisibles, sont pris pour une forme supérieure
de la connaissance des choses. Si l’on est armé d’une
telle croyance, il n’est plus possible d’avoir un contact
direct avec les choses, un contact pur de toute considéra­
tion scientifique, car chaque chose est comprise d’autant
de façons différentes qu’il y a de spécialisations scientifi­
ques. Ces optiques différentes ne correspondent pas à
diverses faces des choses, mais utilisent les choses selon
des préférences particulières: l’eau pour un chimiste n’a
par exemple rien à voir avec l’eau telle que la comprend
un amiral savant en guerre nautique. Est-ce à dire que
l’eau n’existe pas en dehors de toutes les manières inté­
ressées de l’utiliser ou de la comprendre.
Les recherches et les préoccupations de M. sont la

118
preuve du contraire: les choses existent en dehors de
ce que l’on sait à son [sic] sujet et que les usages
quelconques auxquels on la [sic] fait servir. Dans les
tableaux de M. les choses se révèlent dépouillées de
tous les sens pratiques qui les cachent à notre esprit.
Les choses sont habituellement si cachées par leurs
utilisations, que les voir un instant nous donne le senti­
ment de connaître le secret de l’Univers. Faire voir les
choses équivaudrait en somme à prouver l’existence de
l'Univers, à connaître un secret suprême.
Les moyens que M. emploie pour montrer les choses
consistent à les débarrasser rigoureusement de leurs as­
pects utilitaires, les choses présentées ainsi ont cette
qualité de paraître absolument inutiles et inutilisables,
elles sont des énigmes échappant aux investigations
scientifiques. Dans le tableau de M. «Le Séducteur»,
nous voyons l’eau pour la première fois dans notre vie.
Cette eau, c’est un bateau en même temps que ce bateau
c’est une forme de l’eau. Dans d’autres tableaux, les
pierres nous révèlent la perfection de leur existence, ils
s’appellent « La Parole donnée », « Souvenir de Voyage »
et «Le Chant de la Violette».
«Le Chant de la Violette» où deux personnages de
pierre habitent un pays de pierre, provoque à la base
du crâne une nette sensation du chant et du poids mental
de la modestie des pierres et des violettes.
La Connaissance singulière où nous conduit la pein­
ture de M. est authentique dans la mesure où elle est
rigoureusement inutile pour résoudre les problèmes en­
nuyeux de l’existence quotidienne.

119
«LA MORT DE MALLARMÉ...»

La mort de Mallarmé est la fin d’une humanité où


les poètes pouvaient prêter au mot poésie le sens d’une
expression inspirée. Mallarmé, se préoccupant aussi de
ce qui est exprimé, lui a donné une force qui n’a pas
été dépassée : son livre devait être la manifestation suprê­
me de l’Univers.
Le mot poésie jouit d’un prestige, suffisant à des
auteurs difficiles à décourager, pour qu’ils se contentent
d’écrits, assez indifférents, nommés poèmes. Il n’apporte
que de la confusion, à présent, dans la connaissance des
effets d’une recherche correspondant à certains senti­
ments et à certaines idées presque ordinaires. Ces effets,
il ne faut pas tenter de les réduire à un sens quelconque,
même poétique. Ils n'ont aucun sens, ils sont le sens.

120
LE SENS DU MONDE

Le Sens, c’est l’impossible pour la pensée possible.


Penser au Sens signifie, pour la pensée, se libérer des
états qui la caractérisent d’habitude. Ces états, qui font
coïncider la pensée avec ce qui ne la concerne pas,
doivent leur valeur relative à une énergie d’opposition.
Telle est la croyance en la nécessité de la gloire ou,
encore, la passion de discuter, dont les «effets» sont
obtenus «au dehors». Telle n’est pas l’idée de la Créa­
tion sans Créateur ni, encore, la sympathie que l’on peut
éprouver pour une pierre, dont les « effets » sont ressentis
dans la pensée.
La valeur est donnée par la pensée. Seule, la pensée
libre a une valeur qui ne dépende pas d’une opposition.
La liberté de la pensée, c’est la pensée possible du Sens,
c’est-à-dire la pensée de l’impossible.
*
La pensée possible est un moyen, qui ne peut empri­
sonner la pensée libre. Les bornes dans lesquelles la
pensée s’emprisonne n'ont généralement d’autres hori­
zons que ceux qui sont posés par une mode maniaque.
Dans le domaine des arts, par exemple, une « nouveauté »
comme la peinture dite abstraite ou non figurative n’offre
au Présent que la substance d’une liberté exclusivement
de surface. Quant au «non-sens» et aux impossibilités
jugées telles par le «bon sens» (le rond carré, les fan­
tômes, les anticipations scientifiques, etc.), il convient
assurément d’en chercher l’origine dans de la complai­
sance pour l’imagination et non dans une volonté de
liberté.

121
*

La liberté de la pensée, c’est la pensée possible du


Sens, l’impossible pour la pensée possible.
Mes tableaux ont été conçus pour être des signes
matériels de la liberté de la pensée. C’est pour cette
raison qu’ils sont des images sensibles qui ne déméritent
pas du Sens.
Pouvoir répondre à la question : « Quel est le “sens”
de ces images ? » correspondrait à ramener le Sens,
l’impossible, à une pensée possible. Tenter de répondre
à cette question serait la reconnaître comme ayant un
«sens» valable.
«A La Louvière et Aujourd’hui», le spectateur doit
voir ces images en toute liberté, voir ce qu'elles sont:
elles sont SA pensée du Sens.

122
ESQUISSE AUTOBIOGRAPHIQUE

René-François-Ghislain Magritte est né le 21 no­


vembre 1898 à Lessines, dans la province de Hainaut.
Son père, Léopold Magritte et sa mère, Régina Bertin-
champs vivaient alors dans une maison qui a disparu.
De son berceau, René Magritte a vu des hommes
casqués qui portaient l’enveloppe d’un ballon échoué
sur le toit de la demeure familiale.
En 1910, à Châtelet, où ses parents se sont installés,
René Magritte, qui a douze ans, colorie des images et
suit des cours de peinture. C’est un professeur d’une
école de Dampremy, près de Charleroi, qui vient chaque
semaine donner ces leçons aux demoiselles de Châtelet.
René Magritte est le seul, avec le professeur, à représen­
ter l’humanité mâle dans la classe improvisée, qui se
compose de deux chambres au premier étage d’une bou­
tique de bonbons.
A cette époque, René Magritte passe ses vacances à
Soignies, auprès de sa tante Flora, de sa grand’maman,
de sa marraine Maria et de son parrain Firmin. Il fré­
quente un vieux cimetière où il rencontre pour la pre­
mière fois un artiste peintre qui travaille à fixer, pour
un châtelain, les aspects picturaux des vieilles tombes
dans le soleil.
René Magritte est en ce temps-là un élève de l’Athé­
née de Charleroi, où il étonne ses professeurs de français
par des rédactions un peu bizarres. En 1912, sa mère
Régina ne veut plus vivre. Elle se jette dans la Sambre.
En 1913, la famille, qui se compose du père, de René
et de ses frères Raymond et Paul, émigre à Charleroi.

123
Là-bas, dans un carrousel-salon, René Magritte rencontre
Georgette Berger, sa future femme.
Il désire suivre les cours de l’Académie des Beaux-
Arts de Bruxelles. Il les suit d’une manière intermittente
jusqu’en 1918, année où sa famille est fixée, désormais,
dans la capitale.
En 1919, René Magritte fait la connaissance de Pierre
Bourgeois, qui est le premier à écrire des poèmes inspi­
rés par les recherches du jeune peintre. Il travaille quel­
que temps dans l’atelier que Pierre Flouquet a décoré
de fresques d’avant-garde. Avec ses amis Bourgeois et
Flouquet il fait, en 1920, la connaissance de E.L.T.
Mesens. Ce dernier porte alors une barbe et il donne
des leçons de piano à Paul, un des deux frères du peintre.
Mesens, à cette époque, prend les choses très au sérieux
et le père Magritte lui révèle l’existence de l’humour
en lui faisant des farces innocentes, qui mettent en colère
le jeune musicien.
La même année, René Magritte retrouve Georgette
en se promenant au Jardin Botanique et ne s’en sépare
plus que contraint et forcé. Il est malheureux pendant
quelques mois dans une caserne puante d’Anvers, où il
doit subir l’enseignement militaire et une promiscuité
honteuse.
En 1922, Georgette devient sa femme. Pour faire
bouillir la marmite, René Magritte travaille comme des­
sinateur dans une usine de papiers peints. Victor Ser-
vranckx, qu’il a connu à l’Académie, y travaille ferme
depuis quelques années déjà. Magritte et Servranckx font
des recherches qui n’ont rien à voir avec leurs travaux
de salariés. Il s’agit de peintures que l’on appelle actuel­
lement « abstraites » ou « non figuratives ». René Magrit­
te supporte aussi mal l’usine que la caserne. Au bout

124
d’une année d’emploi, il abandonne et cherche sa subsis­
tance en faisant des travaux imbéciles : affiches et des­
sins publicitaires. Il vend pour la première fois un
tableau, pour la somme de cent francs, à la cantatrice
d’avant-garde Evelyne Brélia.
En 1922, René Magritte fait la connaissance de Marcel
Lecomte. Les recherches du peintre commencent à abou­
tir à quelques résultats. Lecomte montre à Magritte une
photographie d’un tableau de Chirico: «Le Chant
d’amour», et le peintre ne peut retenir ses larmes. Marcel
Lecomte redonne de l’espoir au peintre, quand il est
découragé. Il lui lit un vers de Paul Eluard: «Dans les
plus sombres yeux se ferment les plus clairs.»
Fin 1924 il fait la connaissance de Camille Goemans
et au début de 1925 celle de Paul Nougé. Camille Goe­
mans a été précieux pour le peintre, en lui donnant
l’exemple de l’honnêteté spirituelle. Paul Nougé a tou­
jours attiré l’attention de Magritte sur la valeur des senti­
ments, sur le respect des sentiments, qui exigent la
rigueur de la pensée.
L’activité d’alors est effervescente. Magritte, Goe­
mans, Lecomte et Mesens publient le prospectus qui
annonce la parution d’une revue. Nougé fait paraître une
réplique à ce prospectus. Une chose assez obscure se
passe : le groupe se scinde en deux. Magritte et Mesens
publient «Œsophage», puis «Marie»; Goemans, Le­
comte et Nougé publient ensemble «Correspondance».
À la fin de ces publications correspond la formation
d’un nouveau groupe qui entreprend, en Belgique, une
activité parallèle aux surréalistes français.
C’est en 1924 que René Magritte trouve son premier
tableau. Il représente une fenêtre vue d’un intérieur.
Devant la fenêtre, une main semble vouloir saisir un

125
oiseau qui vole. Des rappels de recherches antérieures
figurent encore dans ce tableau, dans certaines parties
«traitées plastiquement», selon le jargon délaissé déjà.
En 1925, René Magritte, toujours harcelé par le besoin
et la misère financière, ne dispose que de ses moments
de loisir pour peindre, pour penser, pour voir ses amis.
Il réalise le tableau «Le Jockey perdu», conçu sans
préoccupation esthétique, dans l’unique but de RÉPON­
DRE à un sentiment mystérieux, à une angoisse «sans
raison», une sorte de «rappel à l’ordre» qui apparaît à
des moments non historiques de sa conscience et qui,
depuis sa naissance, oriente sa vie.
A cette époque, les « affaires » marchent bien. Par un
concours de circonstances, le peintre, tout à coup, bénéfi­
cie d’un «contrat», assuré par P.G. Van Hecke et la
nouvelle galerie «Le Centaure», avenue Louise à
Bruxelles. Le peintre a vingt-sept ans. Il est capable de
peindre en une année soixante tableaux, dont quelques-
uns, comme « L’Assassin menacé », par exemple, de très
grand format.
En 1927, René Magritte expose au Centaure. La criti­
que artistique ne témoigne que mépris pour ses œuvres.
Il se voit obligé d’écrire des choses désagréables à cer­
tains journalistes qui dépassent les bornes de la bêtise.
C’est en août 1927 que René Magritte s’installe au
Perreux-sur-Mame, près de Paris. Pendant son séjour en
France, il fréquente les surréalistes et participe à l’activi­
té qu'André Breton a créée.
En 1930, René Magritte revient à Bruxelles. Il rencon­
tre de nouveaux amis: Louis Scutenaire, Paul Colinet,
Marcel Mariën, Jean Pfeiffer, Robert Mathy, Achille
Chavée, Albert Ludé, etc., qui ont des préoccupations
semblables aux siennes. Il fréquente surtout Scutenaire,

126
Lecomte, Mariën, Goemans, Nougé et Colinet. D’autres
esprits encore ont été approchés, notamment le peintre
solitaire Armand Permantier. De 1926 à ce jour René
Magritte a exposé dans de nombreuses villes du monde.
Ses œuvres sont maintenant connues par une élite, dans
tous les pays.
En 1953, René Magritte a été chargé d’un travail
important par la direction du Casino de Knokke. Il
s’agissait d’inventer des images pour décorer les murs
d’une grande salle de fêtes. Ces images forment un
panorama en huit tableaux appelé « Le Domaine enchan­
té». Paul Colinet en a fait une description poétique qui
a été publiée à l’occasion de l’inauguration.
En 1954, un vieil ami de Magritte, Robert Giron, qui
fréquenta l’Académie en même temps que le peintre et
qui s’efforce de concilier son amour de l’Art avec les
«réalités» qui conditionnent son travail de directeur des
expositions du Palais des Beaux-Arts, a organisé la pré­
sente exposition des œuvres de René Magritte, avec
l’intention de montrer, par un choix, une vue d’ensemble
des tableaux peints entre 1926 et aujourd’hui.

127
LA PENSÉE ET LES IMAGES

Il est possible que l’on soit «frappé» par le mot


Pensée.
Notre pensée « s’intéresse » à des sensations, des senti­
ments, des réflexes, des préférences, des activités, des
idées, des croyances et des préoccupations diverses,
comme si la pensée qui «coïncide» avec ces «choses»
était la seule pensée possible, comme si la pensée qui
«coïncide» méritait encore le nom de pensée.
- «Peu importe ! », diront certains. - «C’est le plaisir
d’une agréable et forte sensation qui compte !» Ou :
«C’est l’accomplissement de mon devoir!» Mais, sans
nul doute, pour que cela «compte», il faut la pensée,
qui «apprécie» le plaisir ou le devoir.
La main qui s’approche trop près du feu et le réflexe
qui fait crier de douleur et retirer la main loin des flam­
mes «comptent», au même moment, pour la pensée,
qui est obligée de «s’intéresser» à une sensation doulou­
reuse et à un réflexe. Elle coïncide exactement, à cet
instant, avec ces deux choses. La coïncidence n’en est
pas moins exacte quand, à d’autres moments, la pensée
tient «compte» de la prudence et des doutes qu’elle
envisage. La coïncidence reste pareille lorsqu’il s’agit
de la complexité d’une attention simultanée pour un plus
grand nombre de choses. Par exemple: à la fois pour
la délicate saveur d’un potage, pour la beauté de l’hôtes­
se, et pour une idée sur l’origine de la pensée ou pour
un problème professionnel.
*
Penser à une image signifie Voir une image.

128
Le tableau présente une image sensible au sens de la
vue. Le sens de la vue enregistre sans Voir, à l’envers,
selon les lois de l’optique et comme un appareil photo­
graphique, l’image présentée par le tableau. Dans la
pensée, cette image devient une image morale, c’est-à-
dire une image ayant une valeur spirituelle. C’est la
pensée qui donne cette valeur.
*
Les images qu’offrent les tableaux peuvent être dotées
de valeurs impropres: la «valeur» commerciale, par
exemple; ou encore celle estimée par ces maniaques qui
se soucient avant tout des dimensions métriques du ta­
bleau, par les partisans décidés des petites ou grandes
portions d’espace, par les champions du bon cimentage
des fresques, de la texture des supports, de l’authenticité
des craquelures et de la composition des pâtes et de la
maroufle, par les experts en matière d’anatomie, de pers­
pective ou d’ombres portées.
Les valeurs qui concernent vraiment l’image dépen­
dent, au gré des préférences personnelles, d’une ou plu­
sieurs théories esthétiques qui conditionnent la
confection des tableaux qui en résultent.
La crainte d’être mystifié concerne assurément aussi
l’image peinte qui a la force de provoquer une telle
crainte.
Un choix de « tout repos » peut aisément s’opérer entre
la gloire des impressionnistes, le dynamisme des futuris­
tes, le cubisme de Picasso, l’art abstrait de Mondrian
ou d’Archipenko et le génie de Chirico. Il est possible
également de donner de la valeur au dernier «Prix de
Rome» bien discipliné par l’école ou bien de «vibrer»
avec les «jeunes» (et les vieux) qui ahurissent la critique

129
d’art par leur «découverte» en 1954 de l’abstraction et
de la non-figuration.
*
Les femmes, les enfants et les hommes qui ne pensent
jamais à l’histoire de l’art ont des préférences person­
nelles tout autant que les esthètes. La discordance des
préférences ne peut être expliquée par les influences de
«milieux» différents. En effet, des «frères siamois» ont
généralement des goûts dissemblables et des croyances
opposées, ni plus ni moins qu’un individu qui est double,
notamment par ses désirs contradictoires. Si les diffé­
rences sentimentales sont «expliquées» par des diffé­
rences déterminantes dans la conformation de la
«matière grise», il est visible que cette «explication»
n’est pas éclairante et qu’elle ressemble fort aux répon­
ses administrées par les médecins de Molière.
C’est la pensée qui permet une «explication ». C’est la
pensée qui lui donne une valeur. Que l’explication soit
d’ordre théologique, métaphysique, psychologique ou
biologique, elle est «émise» par la pensée, qui explique
sans jamais s’expliquer elle-même, quoi qu’il y paraisse.
Notre vie, privée de pensée, pourrait sans doute se
continuer, comme celle d’une plante, dont on ne sait si
elle «pense». C’est la pensée qui donne une valeur à
la vie. Toutes les valeurs sont des dons de la pensée.
Ce qui donne est libre. La pensée est essentiellement
libre. C’est la Lumière. Toutefois, dans les moments
ordinaires et extraordinaires de la vie, notre pensée ne
manifeste pas toute sa liberté. Elle est sans cesse mena­
cée, intéressée par tout ce qui nous arrive. Elle coïncide
avec mille et une choses qui la limitent. Cette coïnci­
dence est presque permanente.
La pensée a quelque liberté quand, par exemple, elle

130
donne de la valeur à la sympathie que l’on éprouve pour
une pierre ou quand elle accorde la plus grande valeur
à la vie et à l’Univers dont la vie dépend. Il faut, pour
sa liberté, aimer Ruskin, ce passionné d’art, quand il
écrit: «Périssent toutes les œuvres d’art plutôt que les
oiseaux qui chantent dans les arbres.»
*
La Vie, l’Univers, le Néant n’ont aucune valeur pour
la pensée dans la plénitude de sa liberté. Pour elle, la
seule Valeur est le Sens, c’est-à-dire la pensée morale
de l’impossible. Penser le Sens signifie pour la pensée
se libérer des idées ordinaires, presque ordinaires ou
extraordinaires.
Dans le domaine des arts, la pensée est généralement
privée de toute liberté par le respect des traditions mortes
ou par l’obéissance à des modes ridicules.
L’absurdité et la méchanceté du monde réclament la
révolte du cœur généreux et l’attention de la pensée
pour la justice.
Mes tableaux sont des images. La description valable
d’une image ne peut être faite sans l’orientation de la
pensée vers sa liberté. Il faut aussi être attentif à la fois
à l’image et aux mots qui sont choisis pour la décrire.
La description de l’image peinte, devenue image spiri­
tuelle dans la pensée, doit être perfectible indéfiniment.
Il importe, en outre, de se méfier de l’usage inopportun
de certains mots (abstrait, concret, conscience, incon­
science, tempérament, idéal, etc.).
J’estime comme étant valable l’essai de langage
consistant à dire que mes tableaux ont été conçus pour
être des signes matériels de la liberté de la pensée... Ils
visent, dans toute la «mesure du possible», à ne pas
démériter du Sens, c’est-à-dire de l’impossible.

131
Pouvoir répondre à la question : « Quel est le “sens”
de ces images?» correspondrait à faire ressembler le
Sens, l’impossible, à une idée possible. Tenter d’y ré­
pondre serait lui reconnaître un «sens». Le spectateur
peut voir, avec la plus grande liberté possible, mes ima­
ges telles qu'elles sont, en essayant comme leur auteur
de penser au Sens, ce qui veut dire à l’impossible.

132
BROUILLON MANUSCRIT DU SENS

Il n’y a rien à dire de la peinture, si ce n’est pour


entendre ce que l’on écoute. On regarde la peinture pour
voir. Voir ce n’est pas réfléchir à ce que l’on regarde.
Entendre n’est pas davantage réfléchir à ce que l’on
écoute. La Pensée est présente à elle-même lorsqu’elle
voit ou ENTEND sans «penser» à autre chose qu’à elle-
même qui entend ou voit.
Comment peindre des images qui n’invitent pas la
Pensée à se distraire, à se nier par des occupations
étrangères à la Pensée? Je ne connais qu’une seule
conception de l’art de peindre qui réponde à cette ques­
tion ; celle qui me fait veiller à peindre des images qui
montrent les choses du monde dit réel de manière à ce
qu’elles ne correspondent plus à des idées ni à des
sentiments. J’évite, par exemple, de peindre une figure
qui «représenterait» l’idée de la Justice, avec toutes les
interrogations liées à une telle idée. Seules les images
qui montrent les choses - débarrassées de leurs points
d’interrogation - me semblent devoir être peintes. Ces
images montrent les choses et ne «représentent rien à
penser». C’est nous-mêmes qui devons les «représen­
ter», c’est-à-dire, être comme elles - le Mystère qui ne
pose pas de questions.
La pensée, une étoile, une table, c’est le Mystère qui
ne pose pas de questions.

133
LETTRE À HORNICK DU 11 MAI 1959

Cher Monsieur Homik


Je m’excuse de répondre à votre lettre du 25 avril
avec un retard - involontaire il est vrai : j’ai dû attendre
une traduction de ce que vous m’écrivez en anglais.
La question que vous posez à propos de la conception
de ce tableau « La Durée poignardée » (« Time trans-
fixed» ne semble pas very fortunate) peut recevoir une
réponse exacte pour ce qui concerne ce que j’ai pensé.
Quant à vouloir savoir pourquoi j’ai pensé à peindre
l’image d’une locomotive et pourquoi cette peinture me
semblait devoir être réalisée, je ne puis et je ne désire
pas le savoir: les explications psychologiques les plus
ingénieuses seraient à ce sujet sans autre valeur que
celle de l’intérêt «possible» pour la connaissance d’une
activité intellectuelle, qui s’exerce à imaginer des rela­
tions entre ce qui est pensé et ce qui n’a pas de pensée.
Donc, j’ai pensé à peindre l’image d’une locomotive.
A partir de cette possibilité, le problème se posait comme
ceci : comment peindre cette image afin qu’elle évoque
le mystère? c’est-à-dire le mystère dont il est interdit
de lui donner un sens sous peine de dire des bêtises
naïves ou scientifiques. Le mystère qui n’a pas de sens,
mais qui n’est pas à confondre avec le «non-sens» au­
quel se complaisent des maniaques qui veulent être
drôles.
L’image d’une locomotive est immédiatement fami­
lière, son mystère n’est pas perçu.
Pour que son mystère soit évoqué, une autre image
immédiatement familière - sans mystère - l’image d’une
cheminée de salle à manger a été réunie à l’image de

134
la locomotive (je n’ai donc pas réuni à une image fami­
lière une image soi-disant «mystérieuse» telle que par
exemple: un martien, un ange, un dragon ou tout autre
être dit «mystérieux» par erreur: il n’y a pas en effet
des êtres mystérieux et des êtres non mystérieux. Tous
les êtres sont mystérieux). La puissance de la pensée
se manifeste en dévoilant, en évoquant le mystère des
êtres qui nous semblent familiers (par erreur, par habi­
tude).
J’ai pensé à réunir l’image d’une locomotive à l’image
d’une cheminée de salle à manger dans un moment de
«présence d’esprit». J’entends ainsi, ce moment de luci­
dité qu’aucune méthode ne peut faire apparaître. Seule,
la puissance de la pensée se manifeste alors : nous pou­
vons être fiers de cette puissance, être fiers ou exaltés
de ce qu’elle existe. Mais nous, à cet égard, ne comptons
pas, nous nous bornons à assister à la manifestation de
la pensée. Quand je dis : j’ai pensé à réunir, etc., l’exacti­
tude exigerait que je dise: la présence de l’esprit s’est
manifestée, j’ai connu ainsi comment l’image d’une lo­
comotive devait être montrée pour que la présence de
l’esprit se manifeste. L’Eurêka d’Archimède est un
exemple de la présence imprévisible de l’esprit.
Le mot : Idée ne convient pas précisément à désigner
ce que j’ai pensé en réunissant une locomotive à une
cheminée. Je n’ai pas eu l’idée, je n’ai pensé qu’à une
image.
La puissance de la pensée ou «la présence d’esprit»
se manifeste de différentes manières:
- pour le peintre, la pensée se manifeste avec des images
(pour le peintre exigeant, et non pour le peintre qui
a des « idées » ou qui « exprime » ses sentiments « su­
blimes»),

135
- pour Bergson, la pensée se manifeste avec des
idées,
- pour Proust, elle se manifeste par la parole.
Je suis très exigeant, aussi en concevant un tableau,
j’évite d’avoir des «idées» ou «d’exprimer des senti­
ments». Seule une image convient à cette exigence.
«La Durée poignardée» n’est qu’une image. Grâce à
cela elle témoigne de la puissance de la pensée
- dans une certaine mesure.
Vous pensez à Bergson et à Proust en regardant ce
tableau. Cela m’honore et démontre qu’une image
- strictement limitée à son caractère d’image — peut
témoigner de la puissance de la pensée comme en
témoignent les idées de Bergson ou la parole de Proust.
Après que l’image est peinte, on peut penser à des
rapports qu’elle aurait avec des idées ou des paroles.
Ce n’est pas abusif puisque les images, idées et paroles
sont des déterminations différentes d’une seule chose:
la pensée.
Mais pour dire ce qui est vraiment nécessaire d’une
image, c’est uniquement de cette image qu’il faut par­
ler.
C’est ce que j’ai essayé de vous écrire - maladroite­
ment - et en français ! Ce qui, je le crains, sera beaucoup
moins clair que si je pouvais l’écrire pour vous en an­
glais...

P.S. Le titre «La Durée poignardée» est lui-même


une image (avec des mots) réunie à une image peinte.
Le mot Durée a été choisi pour sa vérité poétique
- vérité acquise par la réunion de ce mot à l’image
peinte - et non dans un sens philosophique en général,
ni bergsonien en particulier.

136
NOTE:
Je crois que les points suivants ne sont pas douteux :
1° Les théories psychologiques «n’expliquent» rien.
Elles sont possibles grâce à la pensée. Elles manifestent
la pensée - mais ne rendent pas possible la pensée. La
pensée existe sans l’existence de la psychologie. C’est
la pensée qui éclaire ce qu’elle voit: les idées, les ima­
ges, les sentiments, les sensations et la psychologie ! -
et non l’inverse.
2° La «présence d’esprit» (ou la puissance de la
pensée qui se manifeste) n’a pas manqué à Bergson, ni
à Proust, ni à d’autres hommes.
Hegel, par exemple, connaissait cette présence de
l’esprit.
Mais quand dans sa vieillesse il trouvait «fastidieux
le spectacle d’un ciel étoilé», ce qui est exact, (tout
autant que le spectacle d’une locomotive) il ignorait, en
tant que philosophe que le ciel étoilé limité par une
image pouvait ne plus être fastidieux si cette image
évoquait le mystère, grâce à la lucidité d’un peintre qui
pourrait peindre cette image banale du ciel étoilé de
telle manière qu’elle apparaisse avec sa force évocatrice.
Hegel ne voyait qu’une image «donnée» sans que la
pensée intervienne. Je crois que Hegel ne donnait de
valeur qu’à la manifestation de la pensée par des idées.
Il aurait peut-être consenti à se distraire en regardant
des images, c’eût été pour lui des vacances. Mon tableau
«Les Vacances de Hegel» aurait peut-être diverti He­
gel? Un autre tableau plus ancien: «Le Travail caché»,
lui aurait peut-être « appris » que les images valaient les
idées ? Ce tableau montre précisément ce spectacle banal
d’un ciel étoilé.
Les philosophes veulent bien s’occuper de «l’Art».

137
Mais jusqu’ici, je n’en connais aucun qui dise ce qui
est intérieur à l’«Art».
Quand viendra le philosophe qui construira un systè­
me qui évoque avec puissance le mystère? (Alors que
les philosophes font des essais brillants de théories du
mystère.)

138
LA FÉE IGNORANTE

Quand les yeux s’ouvrent un peu, on reconnaît que


tous nos actes, nos sentiments, nos sensations et nos
idées n’échappent jamais à la banalité.
En devenant connues, les choses inconnues se vulgari­
sent, même si le «vulgaire» ne se compose que d’une
seule personne. Ce que toutes connaissances - intelligen­
tes ou stupides, rares ou répandues, bienfaisantes ou
malfaisantes, sensationnelles ou familières, grandes ou
petites, etc. - ont toujours en commun, c’est leur bana­
lité.
L’amour de l’inconnu équivaut à l’amour de la banali­
té : connaître, c’est trouver de la banale connaissance ;
agir, c’est chercher la banalité des sentiments et des
sensations.
Aucune société de choses ne révèle jamais ce qui peut
réunir ces choses différentes. Aucune chose ne révèle
jamais ce qui peut la faire apparaître à l’esprit.
La banalité commune à toutes les choses, c’est le
mystère.
*
La responsabilité d’une machine devient présente à
l’esprit, si le monde est entendu comme langage du
mystère. Elle ne correspond à aucun code, moral ou
physique, qui pourrait vraiment se fonder sur ce qu’elle
est. Cette responsabilité étant mystérieuse, comme toutes
choses, ne saurait être définie par une convention, mysté­
rieuse en fait. La responsabilité humaine n’est pas moins
mystérieuse que celle d’une machine, d’une pierre ou
de quoi que ce soit. Ce serait strictement observer une

139
convention que de prétendre savoir ce qu’il faut faire
ou penser du mystère du passé, du présent et de l’avenir.
La responsabilité que nous assumons est mystérieuse en
droit, si nous pensons que la connaissance éclaire l’igno­
rance, sans jamais éclairer le mystère.
C’est le mystère qui éclaire la connaissance.

140
«L’EMPIRE DES LUMIÈRES»

Pour moi, la conception d’un tableau, c’est une idée


d’une chose ou de plusieurs choses, qui peuvent devenir
visibles par ma peinture.
Il est entendu que toutes les idées ne sont pas des
conceptions de tableaux. Il faut, bien entendu, qu’une
idée soit suffisamment stimulante pour que je m’appli­
que à peindre fidèlement la chose ou les choses dont
j’ai eu l’idée.
La conception d’un tableau, c’est-à-dire l’idée, n’est
pas visible dans le tableau : une idée ne saurait être vue
par les yeux.
Ce qui est représenté dans un tableau, c’est ce qui
est visible pour les yeux, c’est la chose ou les choses
dont il a fallu avoir l’idée.
Ainsi, ce qui est représenté dans le tableau «L’Empire
des Lumières», ce sont les choses dont j’ai eu l’idée,
c’est-à-dire, exactement, un paysage nocturne et un ciel
tel que nous le voyons en plein jour. Le paysage évoque
la nuit et le ciel évoque le jour.
Cette évocation de la nuit et du jour me semble douée
du pouvoir de nous surprendre et de nous enchanter.
J’appelle ce pouvoir: la poésie.
Si je crois que cette évocation a un tel pouvoir
- poétique -, c’est entre autres raisons, parce que j’ai
toujours éprouvé le plus grand intérêt pour la nuit et
pour le jour, sans jamais ressentir, cependant, de préfé­
rence pour l’un ou pour l’autre.
Ce grand intérêt personnel pour la nuit et pour le jour,
est un sentiment d’admiration et d’étonnement.

141
SCÉNARIO DE FILM

Cher ami,
Pour samedi soir, j’aurai des lampes qui donneront
l’éclairage suffisant à la prise de vue. Voudriez-vous
préparer un scénario de 15 minutes (avec minimum d’ac­
cessoires) dans lequel vous auriez un rôle, comme Scut,
Irène [ou Irine], Georgette, moi (et Seeger Nicole si
nous les voyons).
Voici qq idées à employer éventuellement, à enchaîner
dans un scénario: (ces idées ne sont que des éléments
à montrer isolément - ou de préférence: enchaîner à
une histoire. Des titres et sous-titres sont à prévoir pour
l’intelligibilité du film).
1° Scut en bossu (avec coussin dans le dos sous le
veston).
2° Colinet arrive avec chapeau boule et carotte:
[ici un rejet: Scène préliminaire. Irine «démange»
une carotte qu’elle fixe sur un chapeau boule].
Il apostrophe militairement Scut qui se met au garde-
à-vous-salue en passant la langue.
Ces 2 acteurs sont vus en gros plan à certains moments
qu’il faut indiquer.
3° Col commande des mouvements de gymnastique
que Scut fait (très gauchement), pas de l’oie etc.
Col indique d’un doigt autoritaire un siège.
Scut s’y assied.
Col se croise les bras.
4° Irine arrive avec nécessaire pour faire la barbe et
savonne Scut. Georgette (avec Nicole?) arrivent [sic]
bras dessus bras dessous - (suivies de Seeger?) il et elles

142
[barré : font une ronde autour de Colinet] ils inscrivent
des notes dans un calepin (chacun et chacune).
5° Colinet lace un de ses souliers.
6° Scut tire bidon de sa poche et boit. Mange une
tartine en terrassier (accroupi).
(Scut-Colinet-Seeger: têtes qui parlent)
Colinet rampe par terre suivi de Scut Seeger et Mag.
et passent sous Irine assise.
G photographie Irine avec Nicole comme appareil.
Ir. Col. etc. dessinent chacun quelque chose sur I seul
tableau.
Irine enlève chapeau de Scut pour qu’il salue Nicole,
etc.
Ceci en hâte pour la poste.
À samedi (téléphonage vers 12 h).
Essayez d’être génial.
Amitiés Mag

143
LETTRE À RAPIN, 9 NOV. 1956

J’espère toujours trouver une quinzaine de jours de


calme parfait, mais comme vous, je suis condamné à
n’avoir que des moments de repos très menacés. Le
mois prochain (si ces Messieurs ne décident pas la guerre
générale) il faudra «friser» à Charleroi. En attendant,
j’ai des tableaux « commandés » à achever et pour rendre
les choses plus difficiles, j’ai imaginé récemment de
faire des essais de cinéma d’amateur: c’est fatigant et
peu rémunérateur tout compte fait : beaucoup de mises
en scène pour des résultats fugitifs et douteux. Voici
des exemples: Le Dessert des Antilles.
Scène I. Scutenaire à table mange de la salade (sous-
titre : la bonne salade). Sa femme Irène arrive débarrasser
la table et s’en va. Scut se croise les bras et s’endort -
(ronfle visiblement).
Scène IL Sous-titre: La banane magique. Irène (à
l’office) trouve une peau de banane sur une assiette.
Elle mange et de sa bouche sort un morceau de banane
qui se place dans la peau — et finalement la banane est
refaite, elle la referme avec la peau.
(Cette scène a été tournée «à l’envers»).
Scène III. Sous-titre: La patience récompensée. Irène
vient près de Scut avec la banane. Elle le réveille et il
mange son dessert.
Une autre scène: j’écris à une table, des pommes se
trouvent sur la table. On voit ce que j’écris: «Je vas
[sic] manger une pomme » - et je commence d’en man­
ger une.

144
PAROLES DATÉES

Il n'y a pas d’imbéciles, il n’y a que des imbécillités.


L’imbécillité consiste à croire comprendre ce que l’on
ne comprend pas, elle se manifeste entre autres choses
par ces plus ou moins volumineux bavardages, aussi
doctoraux et ennuyeux que possible, sur la peinture.
9 novembre 1956.

Il faut cette inactivité, afin de ne pas oublier que la


vie est un problème indéfini. La seule activité qui me
semble valable, qui ne m’est pas foncièrement indiffé­
rente, est une manifestation de ce problème.
22 août 1956.

La «femme surréaliste» a été une invention aussi


stupide que la « pin-up-girl » qui la remplace à présent.
22 août 1956.
fV

Vous en êtes actuellement, dites-vous, au «stade mé­


taphysique», «je souhaite que vous y demeuriez», car
cela signifie pour moi : la vie dans le mystère.
6 août 1956.

Les montagnes donnent assez vite de l’indigestion.


23 juillet 1956.

Je vous recommande B’” qui est très comique à lire,


il est presque toujours en colère et ne cesse d'attaquer
les docteurs qui se passent du «raisonnable». A propos
de raison, je remarque que le reproche de déraison à X

145
devrait s’appliquer tout autant à l’univers qui n’est pas
raisonnable, qui refuse d’être intelligible.
23 juillet 1956.

Quel serait le critère de l’exactitude de ce titre? À


part ma certitude morale je ne vois rien, et je pense
beaucoup à cette question de l’impossibilité qu’il y a
de saisir autre chose que des idées, des sentiments ou
des sensations. Ce que l’on imagine comme «liens»
entre ces choses n’est à son tour qu’une idée ou un
sentiment, et rien à ma connaissance ne saurait être pris
au sérieux comme «lien, rapport ou cause ou effet».
En relisant Nietzsche, je trouve la même idée, exacte­
ment, mais exprimée avec un mot qui me répugne:
atomisme. « Notre conscience (ce que l’on appelle ainsi)
est faite de phénomènes atomiques », dans le sens : cho­
ses séparées, autonomes, isolées, indivisibles. Il insiste
aussi sur ce que je pensais déjà : nous ne pouvons rien
prévoir; tout ce qui nous arrive est un «effet» dont la
«cause» est en dehors de notre horizon. Il «s’occupait»
beaucoup de notre civilisation, de sa décadence, j’estime
qu’en cela il n’est guère attachant.
19 juin 1956.

Un titre «justifie» l’image en la complétant,


Nietzsche dit aussi «en dehors du langage, il n’y a pas
de pensée». Peut-être la peinture qui nous touche serait-
elle un langage sans pensée? Car il est certain que les
tableaux qui représentent des idées : la justice par exem­
ple, ne nous touchent pas.
19 juin 1956.

Un autre exemple de fausse poésie est pour moi : « Le

146
Soleil dans la Tête», «La Tête dans le Soleil» n’est
pas brillant, mais plus juste.
15 juin 1956.

Belle idée: présence d’esprit.


4 juin 1956.

Je ne suis pas « sage », si la sagesse consiste à vivre


dans le repos.
9 mai 1956.

Ce que l’on voit sur un objet, c’est un autre objet


caché.
20 avril 1956.

A ce sujet, la question de la susceptibilité intervient,


nous sommes et nous ne sommes pas susceptibles: je
suis «très » susceptible dans certains cas, je prends
comme injure personnelle l’étalage tranquille de la stupi­
dité. Par contre je suis enchanté si l’on redresse une
erreur que j’ai pu commettre. Ce n’est pas facile de
redresser des erreurs et de dire quelque chose de bien
au sujet de quelque chose de mal; il faut un moment
de génie simplement.
30 mars 1956.

S’il fallait s’occuper de ce qui en résultera, il faudrait


également s’occuper de beaucoup de choses avant de
peindre un tableau, et ce tableau ne serait jamais peint.
30 mars 1956.

Le mot «Médium», par exemple, laisse intacte une


certaine erreur, celle qui consiste à définir un artiste, un

147
homme, comme une chose médiate, qui «s’exprime».
S'il n’y avait qu'à s'opposer par son contraire au point
de vue tachiste. la tâche nous serait vraiment trop facile,
elle nous serait donnée. Mais en «fait», sans le vouloir,
ce que nous pouvons donner, se heurte à une tradition
plus ou moins déclarée. Le vocabulaire tachiste peut
ainsi servir, aussi bien que le non-conformisme «de
fait » à une tradition, à vérifier ce que nous donnons, il
est un bon critère d’erreur.
26 mars 1956.

Quels que soient les plaisirs ou les ennuis qui arrivent,


je ne m’habitue pas facilement à la vie.
20 mars 1956.

J’ai répondu à C”’ en lui demandant de réfléchir à


la facilité de ce parallèle Bosch-Surréalisme, du moins
en ce qui me concerne ; d'une part Bosch qui «exprime »
les idées folkloriques et. d’autre part, moi, qui m’appli­
que à ne faire que des descriptions «sans idées».
20 mars 1956.

Celui qui veut ou cherche ce qu’il désire dans la


peinture, ne trouvera jamais ce qui dépasse ses préfé­
rences.
20 mars 1956.

Je puis écrire des textes qui intéressent des personnes


qui ne jouent pas un jeu convenu; s’il s’agit de toucher
les autres personnes, il faudrait paraître jouer comme
elles, tout en se gardant de toute manière d’être un
instant dans la convention. En somme, je m’applique à
n’être jamais dans la convention, lorsque je peins et

148
dans la mesure du possible lorsque je ne peins pas ; je
« parais » jouer un jeu commun : peindre par exemple,
ou habiter une maison, manger aux heures fixées par la
sagesse, etc.
15 mars 1956.

Mes tableaux «ressemblent» à des tableaux sans ré­


pondre, je crois, à ce que les traités d’esthétique dési­
gnent comme étant tels.
15 mars 1956.

Il ne s’agit pas d’étonner par quelque chose, mais que


l’on soit étonné d’être étonné par exemple.
15 mars 1956.

Il y a un sentiment familier du mystère, éprouvé pour


les choses qu’il est convenu de qualifier de mystérieuses,
mais le sentiment suprême, c’est le sentiment « non fami­
lier» du mystère, éprouvé pour les choses qu’il est
convenu de «trouver naturelles», familières (notre pen­
sée entre autres).
15 mars 1956.

Les rapports entre les choses sont des (formes ?) abs­


traites de la (pensée?). Les mots: dans, entre, pour,
comme, etc., rendent vraiment trop facile l’exercice ré­
glementaire de la pensée. S’il est facile de dire: une
rose dans le jardin, il n’est pas facile (mais s’agit-il de
difficulté?) de dire: une rose dans l’univers; parce que
le mot «dans» n’est plus un renseignement abstrait, qui
met notre pensée comme «hors d’elle-même», mais une
(idée ?) dans la pensée. De tels points devraient, je crois,
être traités pour qu’ils soient «compris» par les «beaux

149
esprits», y arriver serait de la magie. À condition qu’elle
soit réelle, directe, immédiate et non convenue, ni exi­
geant des «connaissances» du genre magique, ni mé­
diate.
15 mars 1956.

Une idée qui m’est venue, je ne sais ce qu’elle « vaut »,


c’est que ce que l’on appelle «l’œuvre d’art», est la
plupart du temps «défendu» avec acharnement. Des
peintres naissent, vivent et meurent «pour la peinture»
(abstraite de préférence), comme «pour la France».
L’idée qui m’est venue, c’est que «ce qu’il y a à défen­
dre» ne se définit pas aussi facilement que par exemple
«les valeurs picturales anciennes ou à la mode»; il me
semble que c’est la vision du monde qui est à défendre,
«car elle ne saurait être isolée de celui qui voit». Une
œuvre d’art à défendre dans ce sens, c’est celle qui est
«au service» de celui qui voit, et le peut-elle, si celui
qui voit en a besoin? Je veux dire: celui qui voit n’a
pas besoin des œuvres d’art (valables) qui sont à son
service. S’il en a besoin (pour voir) il est lui-même en
quelque sorte au service de l’œuvre d’art.
23 janvier 1956.

L’article de C’” serait utile, si nous avions besoin


d’une «preuve» que la connaissance de ce qui n’est pas
absurde ne s’impose pas au public.
11 janvier 1956.

Je comprends que venu à Bruxelles, « vous renonciez


à sonner à ma porte»; qui, au monde, ne sourirait-il
pas de cela? Je ne trouve là aucun motif à sourire, si

150
ce n’est d’un certain sourire que l’on a «lorsque la
présence d’esprit se manifeste».
30 décembre 1956.

Selon ma doctrine, il est défendu (sous peine d’imbé­


cillité) de rien prévoir: ce que je ferai «dans tous les
domaines» est imprévisible, tout autant que l’apparition
d’une réelle image poétique... pour la bonne raison, je
crois, qu’il n’y «a qu’un seul domaine»: celui du mys­
tère dans lequel nous vivons à tout moment, quelle que
soit l’ignorance que l’on peut en avoir.
30 décembre 1955.

Dénoncer l’imposture ou la bêtise est parfois irrésis­


tible, il s’agit alors de réflexes automatiques qui se justi­
fient «sans raisons».
2 mai 1955.

151
DISCOURS DE RÉCEPTION
À L’ACADÉMIE PICARD

Chers Collègues,
Je vous remercie d’avoir bien voulu me donner le
titre d’académicien, que mon ami Pierre Bourgeois vient
d’abandonner. Malgré les idées de progrès et de moder­
nité artistiques - que je ne saurais partager - mais que
Pierre Bourgeois a défendues avec insistance, je recon­
nais avec plaisir sa force poétique et sa réalité.
En me faisant succéder à Pierre Bourgeois, vous m’ac­
cordez une marque d’estime que j’apprécie vivement et
vous consacrez en quelque sorte une conception de l’art
de peindre à laquelle je suis fidèle.
J’espère qu’il vous plaira d’entendre ce que je puis
en dire:
Les yeux ouverts ou fermés, il m’apparaît parfois des
images imprévisibles, qui sont des modèles de tableaux
que j’aime peindre.
C’est en représentant l’image qui m’est apparue un
jour, que j’ai peint le tableau «Les Fleurs du Mal».
C’était l’image imprévisible d'une statue de chair, une
femme entièrement de chair, tenant à la main une rose
de chair, devant la mer que je voyais entre deux rideaux
rouges.
Le titre : « Les Fleurs du Mal » accompagne le tableau
comme un nom correspond à un objet sans l’illustrer,
ni l’expliquer.
Rien ne coûterait d’évoquer je ne sais quel travail
ignoré dans ma cervelle et le charger du soin d’avoir
déterminé le contenu de ce que j’appelle: une image

152
imprévisible. Rien ne coûterait non plus d’ajouter que,
par exemple, des souvenirs non manifestes des poèmes
de Baudelaire auraient été, à mon insu, à l’origine du
tableau «Les Fleurs du Mal».
Des références à une activité inconsciente contentent,
si l’on veut, la tenace habitude de l’explication. Mais
nous n’en recevons aucun éclaircissement de la chose
expliquée. En effet, la chose expliquée se perd de vue
au bénéfice d’une explication ou d’une hypothèse prati­
que, plus ou moins intelligente.
Je me passe très bien de croire à la nécessité d’une
activité inconsciente. Le sérieux des spécialistes de
l'inconscient me semble comique. Comment n’a-t-on
pas vu le ridicule de cet écrivain illustre (dont j’ai oublié
le nom), qui, en allant se coucher, en avisait solennelle­
ment les intéressés, en inscrivant, de bonne foi, sur la
porte de sa chambre: «Le Poète travaille».
*
Certaines images claires et précises sont modèles de
tableaux que j’aime peindre. Selon moi, rien d’autre que
des images ne convient à être représenté au moyen de
la technique picturale. Je ne souhaite donc pas exprimer
des idées ou des sentiments par la peinture, même s’ils
me semblent exceptionnels. Pas davantage ce qui vien­
drait d’un soi-disant inconscient.
L’art de peindre, comme beaucoup de choses, peut
donner lieu à des confusions faciles ou difficiles. Notam­
ment l’art dit «fantastique» qui se montre parfois char­
mant, mais plus souvent puéril et sordide de préférence.
Sa fausse réputation le désigne comme étant capable de
découvrir ou d’imaginer un monde privilégié, qui serait
- si l’on écoute les adeptes du «fantastique» - plus vrai
que le monde lui-même.

153
L’art de peindre, tel que je le conçois, n’est ni facile
ni difficile. Je sais qu’à certains moments, des images
imprévisibles m’apparaissent et qu’elles sont les modèles
de tableaux que j’aime peindre.
Ces images me semblent dominer mes idées et mes
sentiments bons ou mauvais. Elles les dominent vraiment
si elles révèlent le présent comme un mystère absolu.

154
« UN JUGEMENT SUR L’ART... »

I. Un jugement sur l’art et la magie, qui prend en


considération la civilisation et la fiction, témoigne d’une
crédulité qui s’en fait accroire et d’une tranquillité que
je suis loin de partager.
Les recherches du magicien et de l’artiste, lorsqu’elles
enchantent l'univers, me semblent orientées par le senti­
ment qui fait connaissance avec la liberté.
II. Les besoins empiriques, fortuits ou nécessaires de
la personne humaine sont tranquillisés, tant bien que
mal, par la religion et par la science. Les formes d’art
prétendues non imitatives s’en occupent également à
leur manière, qui consiste en fait à imiter certaines don­
nées de la vie. Une véritable réhabilitation ou, pour
mieux dire, une extrême attention à l’égard de la magie
ou de l’art d’enchanter est souhaitée au-dessus de tout
lorsque le cœur et l’esprit n’éprouvent qu’un seul désir,
libéré de toutes ses expressions; celui qui révèle
l’absence et la possibilité de l’enchantement. L’art magi­
que imite l’univers enchanté, c’est-à-dire l’univers lui-
même.
III. Figure 10. «Le Revenant» de Chirico enchante
l'univers immédiatement. Figure 9. «Le Cri » de Munch
affaiblit son retentissement pour nous : c’est un précipice
«normal» qui, dans l'image, en reçoit les échos. Figure
8. «Le Valet endormi » de Baldung-Grien a-t-il des rap­
ports enchanteurs avec les gesticulations d’une vieille
bonne femme difficile à ignorer dans la scène représen­
tée ? Le savoir ne peut tenter que des curieux infatiga­
bles. Figure 11. Kandinsky semble illustrer l’abandon,
en cours de route, de la recherche de l’enchantement.

155
Les autres figures invitent à se consacrer à l’étude
des symboliques plus ou moins «d’utilité publique».
Elles ont trop de magie par «ouï-dire» pour que leur
réputation - méritée ou non - puisse s’oublier et ne pas
les doter d’un caractère édifiant.
La mélancolie d’Héraclite, de Gérard de Nerval, l’hu­
mour de Marcel Duchamp, de Gaston Leroux, le charme
de Madame d’Aulnoye, de Maurice Ravel, l’amour en­
chantent immédiatement l’univers. (Il est remarquable
que ces sentiments n’ignorent ni leur tristesse, ni la
liberté.)
IV. Un objet manifeste un pouvoir magique lorsqu’il
nous enchante sans l’intermédiaire d’un examen métho­
dique. Un tel examen s’appliquerait pour répondre à des
exigences intellectuelles, à situer cet objet hors du champ
de son pouvoir. Une conception magique de l’univers
fait parler le langage, ne l’analyse pas.
V. Rien n’est désaffecté dans le temps de l’univers,
où aucune étoile n’est à gagner ni à perdre, où toute
chose pose et résout le problème de «l’art magique»
dans le mystère universel.

156
RENÉ MAGRITTE
MET L’IMAGE AU POINT

Voici, je crois, une idée neuve pour tous : on demande


parfois: «Que représente ce tableau?» Cette question
«naïve» est «populaire», un «intellectuel» se garderait
de la poser, de crainte de n’être pas « au courant » ; cette
question signifie une exacte réception de l'image, mais
une interprétation de ce que l’on ressent, qui est inexacte.
Ce que l’on ressent ou ce que l’on pense vraiment en
regardant le tableau correspondrait à la question posée
ainsi: Qu’est-ce qui représente ce tableau, et c’est celui
qui regarde, qui représente le tableau, ses sentiments et
ses idées représentent le tableau. Nos idées et nos senti­
ments, fussent-ils extraordinaires, ne sauraient être expri­
més ou représentés par la peinture, à moins qu’une
convention permette une vague expression d’idées ou
de sentiments: c'est à partir d’une image peinte, que
des idées ou des sentiments peuvent apparaître et rencon­
trer cette image. Une image peinte ne représente pas
d’idées ou de sentiments, mais des sentiments ou des
idées peuvent représenter une image peinte.

157
INTERVIEW GEORGES D’AMPHOUX

- Pour quelles raisons avez-vous, en 1926, abandonné


tout autre style de peinture et conception de l’art, pour
ne plus peindre, désormais, que des compositions dites
« surréalistes » ?
- La raison me semble donnée par la question. Les
recherches ont cédé la place à une conception de l’art
de peindre à laquelle je suis demeuré fidèle... Le terme
«composition» suppose d’ailleurs quelque chose qui est
susceptible d’être décomposé. Or, je doute que l’on puis­
se «décomposer» mes tableaux, en vue d’une analyse
qui serait souhaitable... Dans la mesure où mes tableaux
sont valables, j’estime que l’on ne désire pas les «analy­
ser», l’intérêt que l’on peut éprouver pour eux étant
jugé suffisant. On «n’analyse» que ce qui est indiffé­
rent: un amour que l’on raisonne et analyse n’est qu’une
caricature de l’amour.
- Si vous marquez parfois une certaine répugnance
à ce que l’on emploie le terme «surréaliste» à propos
de vos ouvrages picturaux, comment voulez-vous qu’on
les qualifie? Et, en somme, n'est-il pas plus commode,
pour le critique, pour le grand public, pour l’historien
des arts, d’employer le terme admis par tous pour dési­
gner une tendance artistique et intellectuelle, un groupe,
ce que l’on est convenu d'appeler «une école», même
lorsque cela a cessé d'en être une?
- Certes, il est plus facile d’employer une «étiquette»
pour désigner une école ou une soi-disant école... je ne
désire pas, cependant, que l’on qualifie ce que je peins.
Je souhaite que le critique ou l’historien éclaire, avec

158
le langage écrit, par le truchement de l’écriture, les possi­
bilités imprévisibles que mes tableaux appellent.
- Pourquoi, en 1931, avez-vous quitté Paris, en rom­
pant les liens qui vous attachent jusque-là au groupe
surréaliste parisien ?
- Trouvant Paris fatigant «de près», ma femme et
moi avons préféré le voir «de loin»... Mes rapports
avec les surréalistes n’ont pas été affectés par notre
retour en Belgique: rien n’a été changé, en bien ni en
mal.
- Pourquoi, dans le portrait intitulé « Georgette » et
qui est celui de Madame Magritte, avez-vous inscrit, sur
un morceau de papier qui plane dans le ciel bleu, le
mot: Vague?
- Il n’y a pas de mystère «explicable» dans mes
tableaux : le mot Vague, inscrit dans ce portrait, mani­
feste le mystère inexplicable.
- Pourquoi avez-vous encerclé ce portrait, si exact,
si vivant, si précis, de six objets, un pigeon, une branche
de laurier, un chandelier avec sa bougie allumée, un
gant, le morceau de papier portant le mot Vague, et
enfin une clef? Ces objets symbolisent-ils les activités,
les sentiments, les penchants de votre épouse ? Ou ceux
qui résumeraient le mariage dans notre siècle ? Ou bien
quoi, à vos yeux ?
- Pas plus que le visage n’est qu’un [sic] symbole,
les objets qui accompagnent ce visage ne sont des sym­
boles. Mes tableaux sont valables, à mes yeux, si les
objets qu’ils représentent, résistent à des interprétations
par symboles ou par d’autres explications.
- Je vousferai remarquer, à propos de ce portrait, que,
par un système parallèle, du moins en apparence, le pein­
tre brugeois Garemyn a peint, au XVIir siècle, de façon

159
charmante, le portrait d'un moine, le Père Rapsaet, en
l'entourant de petites compositions religieuses. Le ta­
bleau est conservé au musée de Bruges. Aimeriez-vous,
semblablement .faire le portrait d'un prêtre, d’un évêque,
d'un banquier, d'un écrivain, d'un directeur de théâtre,
voire d’un restaurateur ou d’un pâtissier, en encadrant
chacun de ces personnages d'objets à votre avis en accord
avec leur être même, leurs curiosités, leurs activités ? On
tirerait grand plaisir, je pense, de ces évocations totales
d'être [sic] humains déterminés... Cette sorte de «por­
traits totaux » vous sembleraient-ils en accord ou en dés­
accord avec votre pensée ? avec votre art ?
- L'art de peindre, tel que je le conçois, représente
des objets, de telle manière qu’ils résistent aux interpré­
tations habituelles. Cet art de peindre est donc étranger
à une conception qui conduirait à peindre les «portraits
totaux» dont vous parlez, car il s’agit, dans ces «por­
traits totaux », de réunir le plus de renseignements sur
le modèle, sur le portraituré: ces portraits peuvent être
des «documents», mais ils se limitent à satisfaire une
curiosité que je n’éprouve pas. Il m’est en effet indiffé­
rent de savoir que telle personne pratique tel métier,
qu’elle a des cheveux noirs ou blonds, etc.
— Vous avez dit : « S'il fallait s'occuper de ce qui en
résultera, il faudrait également s'occuper de beaucoup
de choses avant de peindre un tableau, et ce tableau
ne serait jamais peint. » Si je vous comprends bien, vous
êtes donc adversaire de ce que l'on a appelé, ces der­
nières années, «l'art engagé» et qui était, en somme,
un art engagé dans la bataille des idées et des principes
politiques, idées et principes qui. à votre avis me semble-
t-il. et au mien d'ailleurs, ne paraissent rien avoir de
commun avec l'art?

160
- J’essaye, dans la mesure du possible, de peindre
des images qui ne «m’engagent» que dans le mystère.
Or, les idées politiques sur l’art et les idées de «bon
sens » donnent au contraire le sentiment, à celui qui les
suit, de «s’engager» dans une voie où il est assuré de
parvenir au but qui lui est prescrit, s’il respecte les
consignes et les références qui lui sont données... De
telles consignes ne sauraient m’aider à trouver les images
que j’aime peindre.
- Un de vos amis, Paul Nougé, dans un recueil intitulé
Histoire de ne pas rire, vous adresse une lettre dans
laquelle il évoque «cette excitation de l’esprit qui doit
naître du sentiment de la chose dissimulée ». Est-ce le
désir de provoquer cette excitation de l’esprit qui vous
fait concevoir des oeuvres picturales qui semblent tou­
jours poser une énigme au spectateur?
- Il faut «cette excitation de l’esprit qui doit naître
du sentiment de la chose dissimulée», comme l’écrit
fort bien Paul Nougé, pour estimer qu’une image vaut
la peine d’être peinte. Mon désir, en peignant, se borne
exactement au désir de représenter fidèlement l’image
qui m’est apparue et que j’estime devoir être peinte.
- Avez-vous le sentiment que, par vos tableaux, vos
compositions, vos images, qualifiées d’étranges, de bi­
zarres, si ce n’est de délirantes, par les défenseurs de
la tradition et du passé, vous êtes en train d’introduire,
sinon dans le monde en général, du moins dans un
certain nombre d’esprits et de sensibilités, de nouveaux
sentiments, de nouvelles pensées, de nouveaux vices
peut-être, et ce qu’on pourrait appeler de nouvelles
formes spirituelles, des habitudes intellectuelles, et peut-
être même une morale, une éthique?
- J’ai plutôt le sentiment de «retrouver» le monde

161
que d’y introduire quelque chose. D’ailleurs, où irais-
je chercher ce que j’ajouterais au monde?
- Avez-vous pesé les conséquences que pourrait avoir
cette inoculation d’une façon nouvelle de voir les choses
et de concevoir les rapports entre êtres humains ?
- Je n’ai rien pesé de pareil, et je n’ai à peser rien
de pareil, puisque je n’ai rien introduit qui vienne seule­
ment de moi. C’est l’univers qui a des pouvoirs et non
moi.
- Pour prendre un exemple, désagréable mais peut-
être topique, estimez-vous que, dans le domaine littéraire
et moral, la notion du « crime gratuit » créée par André
Gide, ait été sans influence sur des esprits jeunes, et
ne les ait pas poussés à concevoir d'abord, puis à tra­
duire en actes, des pensées qui n’étaient sans doute pas,
directement, tout au moins, celles de Gide, et des actes
qui n'entraient pas dans son plan de vie de grand bour­
geois riche, mais qui ont pu amener certains « jeunes »
sur les bancs de la cour d’assises ou du tribunal correc­
tionnel ?
- André Gide a peut-être fait augmenter la clientèle
des cours d’assises, mais j’en doute, cette clientèle
n’étant guère littéraire. Un écrivain, d’ailleurs, n’a pas
plus de pouvoirs que le premier venu pour changer quoi
que ce soit à l’ordre du monde.
- Une peinture que nous ne dirons pas surréaliste, mais
que nous dirons en accord avec l' incohérence de l’uni­
vers, y compris son absurdité, ne renforce-t-elle pas, au­
tomatiquement, cette absurdité dans les esprits, alors que
la conception, par exemple, du jardin français, ordonné
et logique, contrebat cette notion de l’absurde et peut
donc conduire à l’ordre et à la stabilité de jeunes esprits
qui s’assimileront les principes du « jardin français » ?

162
-Je n’admets pas l’idée que le Monde ou l’Univers
soit incohérent et absurde. L’absurde et l’incohérence,
c’est la croyance que la logique dite de la raison puisse
plier la logique du Monde comme elle l’entend. Un
tableau me semble valable s’il n’est pas absurde ni inco­
hérent et s’il a la logique du mystère, ainsi que le Monde.
- faut choisir: ou bien l’art est chose de la vie, ou
bien c'est une pure fantaisie? Que choisissez-vous?
-Il n’y a pas de choix, pas d’art dans la vie.
- En fin de compte, l'étrangeté est-elle le but principal
poursuivi par votre art ? Ce que vous cherchez, est-ce,
par-dessus tout, un effet bouleversant, pour le spectateur
de bonne foi qui contemple vos œuvres dans un état
d’esprit amical?
-En fait, la vue de mes tableaux s’accompagne par­
fois d’un sentiment d’étrangeté. Ce fait n’est pas un but
que je poursuis, tout « but » que je pourrais imaginer me
semblerait dérisoire.

163
MÉTHODES

Les « méthodes » utilisées pour peindre ou pour écrire,


tranchent facilement tous les problèmes qui se posent,
lorsqu’il faut trouver quelque chose qui ne soit pas indif­
férent. Il s’agit de techniques, mot qui désigne lui-même
une manière de «trancher» un nœud gordien; car la
technique, la pensée consciente ou inconsciente sont
des «manières de penser», prises pour la pensée elle-
même. Ce qui nous concerne immédiatement, c’est un
langage peint ou écrit, qui ne nous laisse pas indifférents
et à propos duquel il ne s’agit pas de savoir, s’il est
conscient ou inconscient, spontané ou réfléchi. Le plan
où ces contraires ont un SENS peut être scientifique à
souhait, mais je ne saurais y respirer.
Il y a des choses, faites spontanément, sans aucune
grâce et des choses « mûrement réfléchies », qui en ont.
Cela ne dépend pas du hasard, ce hasard qui vient si
bien à propos lorsque l’on y croit.

164
« LA PENSÉE ET LE LANGAGE... »

La pensée et le langage sont pour moi irréductibles


à leurs fonctions (supposées par les sociologues), imagi­
nant être engagés par la pensée et le langage dans une
voie où les découvertes n’ont pas de limites. Ces décou­
vertes n’ayant pas à dépasser quelqu’un ou quelque cho­
se, car il ne s’agit pas de «faire mieux et plus», mais
« AUTRE CHOSE et autre part ! » Ainsi, le « Non » n’a pas
de valeur, parce qu’il dépasse ou s’oppose. Je ne peux
croire qu’il s’agisse d’une négation (relative par rapport
au ton ambiant), lorsque je dis et peins: «Je ne vois
rien autour du paysage » ou « Je ne vois pas la femme
cachée». Ce n’est pas davantage une négation relative
au ton ambiant, que de dire par exemple: «Fantômas
n’est pas Juve». Le sérieux, pour moi, n’est vrai, que
lorsqu’il pense à notre mystère «avec sérieux», c’est-
à-dire sans la suffisance qui permet de songer à l’expli­
quer ou à le surmonter en le dépassant !

165
« LA PEINTURE DE MAX ERNST... »

La peinture de Max Ernst représente le monde qui


existe en dehors de la démence et de la raison. Elle n’a
rien à nous apprendre, mais elle nous vise exactement
et c’est pourquoi elle peut nous surprendre et nous en­
chanter.
Max Ernst ne ressemble pas, évidemment, à l’artiste
traditionnel pour qui «voir grand» - ou petit - semble
indispensable à son bonheur ou à son malheur. Toutes
sortes d’intérêts sont témoignés pour la peinture tradi­
tionnelle: l’historique, le documentaire, le politique, etc.
Si l’on distingue les tableaux de Max Ernst où la
virtuosité appelle la considération compétente des tech­
niciens et ses tableaux dont le style dépend de l’imitation
appliquée d’une idée, il n’y a toutefois qu’un seul intérêt
qui leur correspond vraiment: celui dont la nature est
faite d’étonnement et d’admiration. Le sentiment singu­
lier que les tableaux de Max Ernst « sont bien peints »
signifie que nous sommes plutôt sous leur charme qu’en
présence d’une manifestation de respect envers une quel­
conque définition du «bien peindre».
Max Ernst a cette «réalité», qui sait réveiller, si elle
s’endort, notre confiance dans le merveilleux, et qui ne
saurait être isolée de la vie présente, où elle apparaît.

166
LA RESSEMBLANCE

La ressemblance, dont il est question dans le langage


familier, veut dire : être comme une autre chose.
Être comme une autre chose, se reconnaît par la simili­
tude.
La similitude de deux gouttes d’eau, par exemple, est
appelée familièrement ressemblance: on dit «se ressem­
bler comme deux gouttes d’eau».
Mais on dit aussi, que «dans le monde, il n’y a pas
deux gouttes d’eau absolument identiques». Et, en effet:
les deux gouttes d’eau sont séparées, elles ont chacune
leur identité.
La ressemblance, dont il est question dans le langage
familier, est donc plus ou moins ressemblante. Dans la me­
sure où deux identités ont plus ou moins de similitude.
Or, la ressemblance n’est pas un rapport entre deux
termes, entre deux gouttes d’eau, par exemple.
Ressembler, c’est un acte, et c’est un acte qui n’appar­
tient qu’à la pensée.
Ressembler, c’est devenir la chose que l’on prend
avec soi.
Seule la pensée peut devenir la chose qu’elle prend
aveec soi. Cette chose s’appelle la connaissance.
L’acte essentiel de la pensée c’est de devenir connais­
sance.
La naissance de la pensée, c’est la pensée qui se
constitue en prenant avec soi une connaissance, c’est-
à-dire en devenant une connaissance immédiate.
La ressemblance, c’est la pensée qui devient connais­
sance immédiate, sans modifier la connaissance immé­
diate.

167
Nos différentes manières de penser - cohérentes ou
incohérentes - modifient sans cesse notre connaissance
immédiate.
La pensée, soumise à une manière de penser, équivaut
à un lac qui reflète passivement des aspects calmes ou
tourmentés du monde.
La pensée est la ressemblance lorsqu’elle est sponta­
née.
La ressemblance, c’est l’acte essentiel de la pensée
qui ne résulte pas d’un bon ni d’un mauvais vouloir et
qui n’est pas déterminée par une manière de penser.
La pensée doit être spontanée pour comprendre la
ressemblance, c’est-à-dire devenir la connaissance im­
médiate.
*
La peinture est familièrement appelée: un art de la
ressemblance Le langage familier parle d’une image
peinte, en disant qu’elle est ressemblante.
Pour voir un peu clair ici, il convient encore de distin­
guer ressemblance et similitude.
D’une part: ressemblance n’appartient qu’à la pensée,
et d’autre part : une image peinte n’a que des similitudes
possibles avec des aspects du monde visible.
Il convient aussi de remarquer que les similitudes et
les différences ne sont décelées que par des actes possi­
bles de la pensée, notamment les actes de considérer,
de comparer, de distinguer et d’évaluer.
L’art de peindre consiste à étendre des couleurs sur
une surface, de telle sorte que l’aspect de ces couleurs
coïncide avec des figures réunies ds la spatialité du
monde visible.
Cette coïncidence, qui résulte de la description du
monde visible s’appelle une image peinte.

168
L’image peinte est une description exacte dans la
mesure où elle a de la similitude avec des aspects du
monde visible.
L’ordre qui règne dans l’image peinte sera l’ordre
avec lequel la connaissance réunit des figures du monde
visible.
L’image peinte est d’une part: la description du mon­
de visible modifié par une manière de penser, ou bien
d’autre part, l’image peinte est la description du monde
visible compris d’une manière spontanée.
En aucun cas, l’image n’est à confondre avec la chose
représentée: l’image picturale d’une tartine de confiture,
n’est assurément pas une véritable tartine, ni une tartine
postiche.
A l’inverse, le faux aspect donné à une cheminée de
salle à manger, en la recouvrant d’une peinture qui imite
l’aspect du marbre ne comporte pas d’image picturale.
Il n’y a pas davantage d’image picturale d’un «tableau
vivant», c’est-à-dire un tableau postiche composé avec
des personnes vivantes ou des mannequins. En disposant
le monde pour lui faire imiter une image picturale, c’est
vraiment donner au monde un rôle futile, plutôt dégra­
dant.
Ne comporte pas, enfin, d’image picturale un art de
peindre parodique qui doit se borner à étendre, déposer
voire jeter des couleurs sur une surface. Le résultat d’une
telle occupation, n’offre des similitudes qu’avec d’autres
soi-disant arts de peindre où il n’est vraiment question
que d’agrément ou d’obligation quelconque.
Il n’y a image picturale que lorsque l’aspect des cou­
leurs étendues sur une surface coïncide avec une image
qui a des similitudes avec le monde visible.
La similitude, propre à l’image peinte, est faible, dans

169
les images maladroitement peintes. Elle est presqu’im-
perceptible, lorsque le style de l’image est si remarqua­
ble, qu’il envahit la connaissance que l’on en prend.
Quant à la similitude - sans différence notable - de
l’image peinte, dite «en trompe-l’œil», elle peut ne ré­
sulter que d'une science de la peinture mise au service
d’une manière de penser.
En effet: l’ordre où sont réunies les figures représen­
tées est un ordre fortuit ou raisonné, déterminé par une
manière de penser. Par ex. : le corps humain et un cheval
sont réunis dans un ordre familier: un cavalier sur sa
monture. Dans un ordre étrange ou en passe de devenir
familier: le centaure, ou bien dans l’ordre parodique qui
permet toutes les fantaisies : un centaure en caleçon de
bain.
La peinture dite en «trompe-l’œil» mérite bien son
nom péjoratif, lorsqu’elle est au service d’une manière
de penser qui est le plus souvent indigente.
Mais cette science de la peinture, indispensable pour
donner à une image la plus grande similitude, est indis­
pensable aussi à l’art de peindre soumis à la ressem­
blance.
Mais la ressemblance ne dépend pas d’un mauvais
ou d’un bon vouloir.
Il faut à présent dire, que l’inspiration, est l’événement
nécessaire pour que la pensée soit la ressemblance elle-
même.
Le langage familier nomme ressemblance ce qui n’est
que similitude.
De même, il nomme inspiration ce qui n’est qu’un
aspect merveilleux d’une manière de penser. Il s’agit
d’une inspiration entendue familièrement.
Par ex. : la réponse soudaine d’Archimède à un problè­

170
me d'un ordre déterminé par une manière de penser. La
réponse parfaite devait se plier aux exigences d’un pro­
blème et se soumettre à un ordre particulier. Cette
conception familière de l’inspiration permet parfois de
croire que l’on connaît ce qui doit inspirer, ou tout au
moins la chose dont il faut s’inspirer.
C’est ainsi que, pour un concours de peinture, il
est décidé qu’un lieu commun - ordinaire ou extra­
ordinaire - devra inspirer les concurrents.
Cette inspiration est soumise à certaines conditions:
émouvoir et persuader le jury compétent en inspiration,
entendue familièrement.
Or l’inspiration ne surgit qu’à la condition nécessaire
de sa présence.
La pensée familière est une pensée soumise à une
manière de penser.
L’inspiration est un événement non familier, absolu­
ment nécessaire pour que la pensée soit la ressemblance
elle-même.
La ressemblance est la pensée spontanée qui surgit
en se constituant avec la richesse et la précision des
termes qu’elle réunit dans un ordre spontané et qui se
garde bien de modifier cet ordre spontané.
La ressemblance, qui se constitue entièrement par une
connaissance exclusive, des aspects du monde visible,
est susceptible de devenir visible par une description
visible, c’est-à-dire par une image exacte de la ressem­
blance
L’art de peinture, soumis à la ressemblance, consiste
à étendre des couleurs sur une surface, de telle sorte
que l’aspect de ces couleurs étendues coïncide avec les
aspects du monde compris dans la ressemblance et réunis
dans l’ordre de la ressemblance.

171
Ce qu’il faut peindre est donné par l’inspiration qui
est l’événement où la pensée est la ressemblance elle-
même.
«Le comment peindre» consiste en une science de
la peinture qui permet de faire une description exacte
de la ressemblance, c’est-à-dire une image picturale de
la ressemblance.
Une description exacte ne souffre pas de fantaisie ni
de lyrisme brutal ou délicat. Un style plus ou moins
remarquable ne pourrait que lui enlever sa précision et
sa richesse.
Les mots familiers avec lesquels un titre est donné à
une image de la ressemblance, cessent de demeurer fami­
liers en essayant de nommer la ressemblance De même,
les choses familières cessent de demeurer familières lors­
qu’elles sont réunies dans l’ordre de la ressemblance.

172
MAGRITTE ET LE CINÉMA

Lettre à Bosmans, mi-juillet.

Le cinéma des professionnels est très fatigant. Il y a


eu près d’une semaine de branle-bas - qui recommencera
à la fin de ce mois. Peut-être le film sera-t-il très bien.
Luc de Heusch et ses collaborateurs sont animés des
meilleures intentions. Le «profit» que j’en ai retiré ne
manque pas d’importance: plusieurs fois, de Heusch
disait: «c’est bien, c’est absurde» ou «c’est imbécile»
(alors que ses soins n’étaient pas comptés pour se pré­
occuper, s’enthousiasmer pour cette «chose imbécile»
- p. ex.: des pommes sur une table, entourées d’un
cadre de tableau que je devais disposer en jouant devant
la caméra). Cela m’a permis, en réfléchissant ensuite
(car j’ai «l’esprit lent») de savoir qu’une erreur a cours
grâce à toute une littérature qui confond le rêve, les
songes, l’absurde d’une part, avec son contraire d’autre
part. Le rêve (l’absurde) est une sous-réalité. Or, ce que
nous aimons comme étant une valeur suprême, c’est le
surréel, où rien d’absurde ne tient. Entre ces deux « mon­
des» se trouve la «réalité» à laquelle on ne peut se
référer (pas plus qu’à la sous-réalité) pour juger «com­
prendre», définir la sur-réalité.
Ce qui confirme ce que nous savions : les idées et les
sentiments que nous avons du réel sont sans valeur à
l’égard du sur-réel et ajoute que les idées que nous avons
sur le rêve deviennent sans vérité appliquées au Surréel.
Les titres de tableaux de poèmes ne correspondent, en
effet, pas aux noms des objets dont il est question dans
l’image peinte ou le poème. Appeler Arbre, l’image d’un

173
arbre est une erreur, « une confusion sur la personne »,
puisque l’image d’un arbre n’est pas assurément un arbre.
L’image est séparée de ce qu’elle montre.
Ce que l’on peut voir, par une image peinte qui nous
passionne, devient sans intérêt si ce que l’on voit par
l’image se rencontre dans le réel. Et l’inverse aussi: ce
qui nous plaît dans le réel nous est indifférent dans
l’image de ce réel plaisant - si nous ne confondons pas
réel et surréel et surréel avec sous-réel. Ainsi, nous
savons pourquoi il n’est pas possible «d’expliquer» un
tableau ou un poème surréel à quelqu’un qui ne sait
penser qu’en fonction du réel et du sous-réel.
«Entre nous», nous pouvons «par manque de sur­
réel», nous contenter de commentaires réels du surréel.
Il s’agit alors d’un jeu duquel nous ne sommes pas
dupes.
*
À Nougé, le 26 septembre 1946: Vu «La Femme au
portrait » qui à la fois [sic] pas mal et très ma) - à voir,
mais depuis le début et pas à la fin qui est stupide et
démolit tout le film (qui comme la plupart des films
sont basés sur l’emmerdement d’un personnage).
Au même, en juillet-août 1946: Wergifosse est venu
passer trois jours chez moi, nous avons vu des films
dont un très bien : « La Falaise mystérieuse », si tu peux
le voir tu en auras de l’agrément...

À Paul Colinet, 12 août 1957 : Ce samedi dernier 9


ou 10 août, les Seeger, les Scut et Lecomte sont venus
consommer un macaroni fortement épicé. Il y a eu une
projection de «L’Américain», vieux film avec Douglas
Fairbank. Cela fut très décevant et la soirée se traîna
ensuite assez lamentablement.

174
À Scutenaire, 8 juillet 1945: Vu un film à ne pas
voir: «L’amiral Namikof» (ou un autre of, je ne sais
pas très bien). Ce film peut plaire à des âmes simples
que l’on a éduquées pour aimer ce genre de cinématogra­
phe...

En 1949-50, lettre s.d. aux Scutenaire : Ayant été


incapable de répondre à la question : « Qu’est-ce au juste
que j’ai trouvé de si bien au film «Point du Jour», j’ai
fait un peu de progrès depuis hier soir et voici une petite
mise au point:
Ce qui m’a entièrement conquis, c’est le bon goût,
c’est la seule prise en considération de sentiments par­
faits (je veux dire sentiments des êtres, qui répondent
sans fausse note à des situations données). J’ai été aussi
très touché par l'absence absolue de snobisme. Cela ce
sont les choses que je puis dire à présent. Analyser
d’autres motifs qui font la beauté de ce film n’est pas
encore possible. Pour la lre fois, j’ai vu des femmes en
pantalons d’hommes sans avoir la nausée. Quelle diffé­
rence entre la tenue de cette ouvrière pleine de noblesse
et celle d’une pine girl [sic] en pantalons ! Une seule
légère réserve pour l’ingénieur «de cinéma». Bon, si
Irine pouvait avoir l’adresse de Daquin, j’aimerais lui
écrire mon enthousiasme.

A Bosmans, 30 septembre 1959: Je ne peux croire


que l'intérêt pour « Les 400 coups » soit bien grand. Car
il s’agit d’un film «sans cinéma» mais en revanche
amplement dépourvu d’un sujet «édifiant» et, de plus,
faussement édifiant car un tel film fera les délices de
la jeunesse délinquante. Les éloges de «l’intelligentia»
[sic] du cinéma me faisaient justement craindre que je

175
n’aurais que de l’ennui à voir ce film «moral» et, étant
donné les goûts de « l’intelligentia», l’ennui ne m’a pas
manqué. Au cinéma « moral » (ou instructif, ou esthéti­
que) manque toujours la moralité du cinéma qui consiste
simplement à concevoir du cinéma capable de nous amu­
ser et de nous passionner. Le cinéma « moral » n’est pas
du cinéma: il est une ennuyeuse caricature d’un cours
ennuyeux de morale. Comme le cours ennuyeux, il man­
que de moralité.
Je tiens pour du vrai cinéma, des films tels que:
«Coup dur chez les mous», «Madame et son auto»,
«Babette s’en va-t-en guerre». Du «vrai» car aucune
prétention que de nous amuser n’a privé ces films de
la moralité indispensable.

A Bosmans, 20 mars 1960: Je ne connais pas les


films dont vous me parlez, je sais que l’un d’eux doit
n’être qu’une parodie d’une institution vénérable dont
les manifestations populacières suffisent déjà à nous per­
mettre de ne pas nous en soucier, et de ne pas nous
intéresser aux plaisanteries auxquelles elle peut donner
lieu. Quant aux images de l’autre film, j’estime que les
photographies que j’ai eu l’occasion de voir à la devan­
ture d’un cinéma disent très bien ce que Zeman a voulu
communiquer, sans qu’il soit nécessaire de les voir en
mouvement pour connaître davantage ou pour éprouver
le plaisir que le cinéma peut donner.
«Le cinéma pour intellectuels» ne m’amuse jamais
et je n’attends du cinéma rien d’autre qu’un amusement,
futile si l’on veut, mais que peu de films arrivent à
susciter.
Le 23 juillet I960, au même: Vu hier un film de
Hichkoc [sic] : «L’Affaire Paradine ». Très bien comme

176
cinéma. Mais quelle pensée postiche ! À croire que tout
est bon pour le public : une empoisonneuse (de son mari
aveugle) par amour pour un domestique (fidèle au mari)
se dispute avec son mari (avant de l’empoisonner) car
elle exige que le domestique soit chassé et le mari tient
aux services du fidèle domestique. Apprenant le suicide
du domestique, elle avoue son crime, tout lui est égal :
sa vie est brisée par la mort du domestique !... Il y aurait
2 sortes de logiques semble-t-il?
- une logique soumise au principe de contradiction :
le blanc ne peut être noir. Hichkoc et le public semblent
ignorer cette logique.
- une logique de l’identité: le blanc devient noir. Le
feu actif sera éteint. La forme qui contient le feu actif
qui sera éteint vit grâce à cette logique comme par les
poètes. Cette logique est ignorée par le public. Elle
s’oppose en fait à la logique codifiée sans jamais l’atta­
quer. En l’attaquant, elle ne serait que paradoxe, elle se
réduirait à l’usage facile de la contradiction...
Le 25 novembre 1960, au même: Hichkoc est un
imbécile de grand talent; son dernier film Psychose le
démontre, le talent est grand car on passe en voyant le
film deux ou trois secondes extraordinaires. L’imbécilli­
té se manifeste par l’apparition d’une scène au début
du film que rien d’interne au «sujet» ne justifie: en
effet, il montre un homme presqu’à poil sur un lit avec
une femme en déshabillé et cela sans autre but que de
faire apparaître cette scène sans vie. Il complique le
sujet : « film criminel » en mettant en scène, au premier
plan, la folie. Le film criminel est confondu ici avec un
film soi-disant scientifique. Ce qui est essentiel au film
criminel c’est le criminel (bête, féroce, etc.) et non un
client d’asile d’aliénés. On voit très bien que pour «pas­

177
ser», Hichkoc a flatté le goût d’un public «sérieux»
qui exige du cinéma une caricature que lui, public, juge
comme étant une expression de la pensée profonde. Ce
public hausse les épaules en voyant Chariot (ses premiers
films) ou Fantômas. Il s’imagine participer à la vie intel­
lectuelle en écoutant des discours de docteurs de cinéma.
Le 14 décembre 1962, au même : Vu un film insuppor­
table: L’œil du monocle. Le cinéaste a cherché «com­
ment» montrer une histoire - effets photographiques,
découpage soi-disant saisissant - sans attacher la moin­
dre importance à ce qu’il faut montrer.
26 avril 1963, au même: Méfiez-vous du film «Les
Quatre Vérités» qui est insupportable - (sauf un acte
supportable où «Aznavour» y joue le rôle d’un enca­
dreur, et un court moment du premier acte où un orches­
tre traîné par un corbillard joue un air assez court qui
se termine par une musique admirable).
Méfiez-vous aussi de: FBI Camaveral, quoique des
films de ce genre existent en plus mauvais.
Les cinéastes « en vogue » sont décidément plus bêtes
les uns que les autres.
Le 10 septembre 1963, au même : J’ai vu le film que
vous déconseillez avec raison et un autre du même gen­
re: «Symphonie pour un massacre». Les Français réus­
sissent mal les films « gangsters » « sérieux » : il semble
que, pour eux, une « atmosphère » conventionnelle suf­
fise (par exemple: l’emploi de l’argot). Par contre, les
films gangsters comiques sont très réussis par eux : « A
toi de faire, mignonne », « Coup dur chez les mous », et
d’autres m’ont fait bien rire.
Le 26 octobre 1963, au même: Vu au cinéma. «Le
Soupirant» qui est excellent - en tant qu’imitation des
films de Tati... C’est une suite de surprises très amusan­

178
tes. Par exemple, une jeune fille étrangère invitée dans
une famille bourgeoise en France, apprend le français.
Elle lit dans un livre et apprend à dire: le livre est sur
la table. Elle tient le livre en main, loin d’une table
vide. Survient le père de famille français à qui elle dit :
« Le livre est sur la table ». Le monsieur regarde la table
légèrement ahuri. (Ceci rappelle d’une manière humoris­
tique certainement consciente «ceci n’est pas une
pipe»). D’autres personnages drôles ne manquent pas
dans ce film. Les «dialogues» sont réduits au minimum
comme chez Tati...
Le 30 du même mois, au même: Je me suis mal
« exprimé » dans ma précédente lettre : Le Soupirant ma­
nifeste un humour «conscient» délibéré. Sans que l’au­
teur (pour la scène du livre sur la table) ait pensé ou
connu nécessairement «la pipe». Il s’agit du même gen­
re d’humour, sans plus. (Avec peut-être une note humo­
ristique supplémentaire? car l’ahurissement du père de
famille est bien de cet ordre...)
Le 8 février 1966, toujours à Bosmans : Oui, le cinéma
devient de plus en plus moche, j’ai évité de voir un
«James Bond» avec hélicoptères et hommes poissons.
Le fragment que la télévision en a donné ne fait pas
penser à de l’espionnage avec ce que cela devrait com­
porter de mystérieux et de dangereux, mais à des exer­
cices sportifs sous-marins, avec le concours de troupes
équipées d’armes nouvelles, c’est ennuyeux au possi­
ble...

179
À PROPOS DE «L’UNIVERS DU SON»

Le réel s’identifie à ses possibilités. «L’Univers du


Son » en est une qui pose des questions naïves ou savan­
tes aux braves gens fort soucieux de leur trouver une
solution.
Je suis particulièrement sans curiosité à l’égard des
énigmes de l’acoustique: mon «Univers du Son» n’a
guère d’existence, il ne pourrait amuser ni inquiéter
personne. J’écoute et j’entends, en effet, sans le concours
d’un autre univers que celui du réel. J’écoute de préfé­
rence des choses charmantes et bienveillantes et je désire
écouter et voir ce qui peut évoquer leur mystère.
Selon nos amours et nos désirs, les possibilités du
réel sont aimables, atroces, fantastiques, banales,
connues, inconnues, etc.
Le mystère n’est pas une possibilité du réel ; il nomme
l’impossibilité du réel sans le mystère qui donne au réel
sa possibilité d’exister.
Certaines images évoquent le mystère. « L’Univers du
Son» est une image convenue qui désigne le sujet de
recherches scientifiques particulières, dont la nature
consiste à percer les mystères qui posent des questions.
Une image qui évoque le mystère évoque ce qui ne
pose pas de questions et ne satisfait aucune curiosité.

180
« L’ART DE PEINDRE... »

L’art de peindre mérite vraiment de s’appeler l’art de


la ressemblance lorsqu’il consiste à peindre l’image
d’une pensée qui ressemble au monde: ressembler étant
un acte spontané de la pensée et non un rapport de
similitude raisonnable ou délirant.
La ressemblance est une pensée qui surgit - malgré les
bons et les mauvais sentiments - en devenant ce que le
monde lui offre et en réunissant ce qui lui est offert dans
l’ordre du mystère sans lequel le monde n’existe pas.
La ressemblance - susceptible de devenir visible par
la peinture - ne comprend que des figures comme elles
apparaissent dans le monde : personnes, rideaux, armes,
astres, solides, inscriptions, etc., réunies spontanément
dans l’ordre où le familier et l’étrange sont restitués au
mystère.
Ce qu’il faut peindre, c’est l’image de la ressemblance
- si la pensée doit devenir visible dans le monde.
Le «comment peindre» se soumet alors à la descrip­
tion exacte du monde visible compris dans la ressem­
blance. Cette description picturale - incompatible avec
de la fantaisie et de l’originalité - consiste à étendre
des couleurs sur une surface de telle sorte que leur aspect
effectif s’éloigne et laisse apparaître une image de la
ressemblance.
*
C’est avec des mots familiers que des titres sont don­
nés aux images, mais les mots cessent de demeurer
familiers en essayant de nommer les images de la res­
semblance.

181
LE RAPPEL À L’ORDRE

Les figures qui symbolisent des idées ou des senti­


ments - et que pourraient-elles «symboliser» d’autre -
sont considérées naïvement avec autant, sinon plus
d’intérêt, que ce qu’elles sont censées «représenter».
Un symbole n’est qu’un «représentant» dont la dispari­
tion n’affecte en rien la vie des idées et des sentiments.
Il convient de remarquer aussi qu’une figure qui peut
apparaître visiblement n’est pas de la même nature que
celle des idées et des sentiments qui n’ont aucune forme
visible. Un «représentant» doit avoir la même nature
que celle de ce qu’il « représente » sinon il ne « représen­
te» que lui-même. En demandant ce qu’un symbole
«représente», il est reconnu que seul, le «représentant»
est bien visible et qu’un petit discours nous renseignera
mieux que le symbole, incapable par lui-même de satis­
faire l’intérêt qui lui est accordé.
Les symboles ne nous apprennent rien sur ce qu’ils
symbolisent ni sur ce qu’ils sont censés «représenter»
avec des figures : la personne qui symbolise ou « repré­
sente » la justice, par exemple, au lieu d’apporter quelque
précision à l’idée de la justice, nous en éloigne dans la
confusion où l’on admet qu’une idée pourrait avoir une
forme apparente. Si l’on «voyait» la justice, vraiment,
il ne serait pas question de donner une valeur quelconque
au symbole qui la « représente ». Le mot Justice désigne
une idée qu’il n’appartient qu’à la philosophie de préci­
ser. Les idées ne sont «représentées» avec des formes
que s’il y a mystification arbitraire. Il en est de même
des sentiments et des sensations: idées, sentiments et
sensations n’occupent aucun espace apparent et ne sau­

182
raient coïncider avec une image spatiale. En voyant un
cercle dessiné sur un tableau, nous voyons une forme
et non l’idée du cercle. Cette distinction entre les idées,
les sentiments et les sensations, d’une part, et ce qui
apparaît dans l’espace nous évite de croire que la pensée
s’identifie exclusivement à des idées, des sentiments ou
des sensations. (Le mot pensée désigne la même chose
que : Ame ou Conscience, sans la confusion liée à ces
deux mots.)
La pensée - quels que soient les préjugés - s’identifie
aussi bien à des images spatiales qu’à des idées, des
sentiments ou des sensations. Les préjugés habituels ren­
dent difficile une pensée absolue, c’est-à-dire une pensée
dont les termes ont entre eux des rapports qui excluent
toute interprétation.
Le peintre peut penser avec des images, s’il n’est pas
soumis aux préjugés qui le font se considérer comme
un artiste qui «exprime», «représente» ou «symbolise»
des idées, des sentiments ou des sensations. La pensée
d’un peintre s’identifie à des images lorsque l’inspiration
le débarrasse de ces préjugés. Elle ne comprend alors
que des aspects apparents offerts par le monde: ciels,
personnes, arbres, astres, solides, inscriptions, etc., réu­
nis dans un ordre qui ne nous est pas indifférent. Une
telle pensée est susceptible de devenir visible par la
peinture et son sens nous est caché tout autant que celui
du monde. Le sens est étranger aux interprétations que
l’on en fait.
Le titre donné à une image se réunit à l’image. Par
exemple: le mot Savoir nomme heureusement l’image
d’un paysage ensoleillé dans lequel une porte est ouverte
sur la nuit. « Le Savoir » se réunit à cette image comme
en elle sont réunis un paysage ensoleillé et une porte

183
ouverte sur la nuit. Une telle réunion ne résulte pas
d’une juxtaposition que l'on pourrait compliquer ou sim­
plifier à loisir.
Les termes d’une image et son titre ne se prêtent pas
à des modifications lorsqu’ils sont les termes d’une pen­
sée absolue.

184
LA VOIX DU MYSTÈRE

Le mystère - sans lequel aucun monde ni aucune


pensée ne seraient possibles - ne correspond à aucune
doctrine et il n’est pas une possibilité.
Aussi, une question telle que : « Comment le mystère
est-il possible?» n’a aucun sens, puisque le mystère
n’est pas une possibilité. D’autre part, le mystère peut
être évoqué si l’on sait que toute question possible n’est
relative qu’à du possible.
Certaines choses médiocres ou ridicules ne font pas
vraiment douter de l’idée du mystère, aucune chose belle
ou grandiose ne pourrait l’affecter. Le jugement sur le
possible actuel, ancien ou futur n’intervient pas dans
l’idée du mystère. Quel que soit son caractère manifeste,
toute chose est mystérieuse: ce qui apparaît et ce qui
est caché. La connaissance et l’ignorance, la vie et la
mort, le jour et la nuit. L’attention donnée au mystère
de toute chose n’est jugée stérile que si l’on ignore le
sentiment privilégié qui accompagne cette attention et
si l’on accorde une valeur suprême à ce qui est possible.
Ce sentiment privilégié n’est pas possible sans la liberté
envers ce que l’on nomme «les lois du possible».
La liberté de la pensée attentive au mystère est tou­
jours possible, sinon présente, quels que soient les carac­
tères du possible: atroces ou aimables, mesquins ou
merveilleux. Elle a le pouvoir d’évoquer le mystère
avec la force de l’efficacité.

185
LE SENTIMENT DU MYSTÈRE

Lettre à André Bosmans,


(Décembre 1963): Le sentiment du mystère (le mys­
tère sans lequel aucun monde ni aucune pensée ne se­
raient possibles) nous saisit. Il n’est pas à «saisir»
comme quelque chose que l’on pourrait étudier plus ou
moins tranquillement. Les images peintes qui évoquent
le mystère ressemblent au monde-non-compris comme
«spectacle»... Il n'est pas possible d’être saisi par le
sentiment du mystère si l’on rêve ou si l’on sait qu’on
rêve. L’évocation du mystère arrête le mouvement habi­
tuel de la pensée qui imagine des interrogations suscepti­
bles de réponses plus ou moins satisfaisantes... Les
images peintes qui évoquent le mystère affirment la
beauté de ce qui n’est ni sens ni non-sens. Cette beauté
se distingue de la beauté de la sagesse et de la raison.
Elle est au-delà de la diversité mêlée de bien et de mal
sans que cette diversité soit niée au profit d’une harmo­
nie totale : cette beauté accuse au contraire les contrastes.
La lumière et l’ombre n’appartiennent plus à un monde
systématisé, régi par des lois abstraites, elles sont unies
dans un ordre qui évoque le mystère et qui interdit à la
pensée de se satisfaire des interrogations que l’on pour­
rait poser et des réponses que l’on pourrait leur trouver...
Les systèmes vivent dans le monde des rêves. Le mys­
tère, par définition, est réfractaire aux exigences de tout
système. Il est accompli et ne peut qu’être évoqué par
l’accomplissement de l’acte essentiel de la pensée: celui
de ressembler au monde et à son mystère.
(Au même), 9 août 1961 : La question que vous soulevez
dans le petit texte dont vous m’envoyez l’épreuve est à

186
mon sens trop importante pour que nous n’en discutions
pas.
I" Selon moi, certaines choses médiocres ou stupides,
par exemple la Brabançonne, le goupillon, l’Atomium,
etc. «ne sauraient mettre en doute ou diminuer l’idée
du mystère, etc. »
Ces choses ont une existence tout autant que ce qui
est charmant, majestueux ou intelligent.
Tout ce qui a une existence est une possibilité qui ne
serait pas possible sans le mystère: le mystère sans
lequel il n’y aurait aucune possibilité possible.
2° Les choses médiocres - du fait de leur exis­
tence - obligent à poser le mystère sans lequel elles ne
seraient pas possibles. Elles évoquent en fait le mystère
sans lequel elles ne seraient pas possibles. Elles les
évoquent en droit si nous pensons qu’il faut le mystère
pour qu’elles soient possibles.
3° Les choses belles, intelligentes, émouvantes, etc.,
n’évoquent (comme les choses médiocres) qu’en fait le
mystère. Il faut pour qu’elles l’évoquent en droit que
nous pensions qu’il faut le mystère pour qu’elles soient
possibles.
L’art tel que je le conçois consiste à réunir des choses
(grâce à l’inspiration) de telle sorte qu’elles puissent
évoquer en droit le mystère.
Étant donné le sens attaché à certaines choses, le
goupillon, par exemple, il est difficile de le présenter
de telle sorte qu’il évoque en droit le mystère (son sens
immédiat étant difficilement supprimable) mais à cause
de cette difficulté, le goupillon débarrassé de son sens
médiocre est une chose qui (comme un arbre par exem­
ple) pourrait évoquer le mystère avec force.
4° Selon votre texte, certaines choses (comme le gou-

187
pillon, l’engrenage, etc.) n'existent pas. Je ne suis d’ac­
cord que si vous attribuez au verbe exister le sens d'exis­
ter sans aucun intérêt pour nous. Si vous maintenez à
Exister son sens, celui qu’il a pour vous quand vous
dites «qui manifestent le Néant parfait des choses qui
existent» vous ne pouvez pas dire que les choses non
préoccupantes n’existent pas.
5° Le Néant est la seule grande merveille du monde :
J’admire toujours cette belle idée mais je ne crois
pas que le Néant soit synonyme de Mystère. Le Néant
n’«est» possible que parce que le mystère le rend possi­
ble. Est est entre guillemets à cause du manque d’exis­
tence du Néant: les choses s’anéantissent en perdant
l’existence. Le Néant est la suppression d’une chose que
le Mystère avait rendue possible. Le Néant est l’absence
absolue d’existence. Le Mystère est la nécessité absolue
pour que l’existence soit possible.

Lettre à Chaïm Perelman


(22 mars 1967): Contrairement à ce qu’il [Gabriel
Marcel] croit, je pense que la révélation est une manière
remarquable - mais entièrement imaginée - de dire com­
ment la pensée peut penser, sans pour autant résoudre
ce problème. Ce problème me semble sans solution ac­
ceptable, il a la valeur d’une évocation du mystère.
Selon moi, toute chose évoque en fait le mystère. La
curiosité la plus futile témoigne déjà de l’intérêt que
nous avons naturellement pour l’inconnu. Un intérêt
moins maladroit «s’occupe» plus directement de
l’inconnu inconnaissable : du mystère. Il y a des moyens
de l’évoquer en droit. Ces moyens, toutefois, ne sont
pas à notre disposition au gré de notre désir: ils ne
conviennent efficacement que lorsqu’ils sont découverts

188
L
par l’inspiration. Celle-ci surgit quelles que soient les
préoccupations qui la précèdent. Comme la pensée la
plus «ordinaire» qui évoque, en fait, le mystère, l’inspi­
ration découvre ou imagine les moyens d’évoquer le
mystère en droit. Et cela, sans « espérance » ni « révéla­
tion» dont on n’aurait pas le sentiment sans les mots
qui les désignent. Le désir et le désespoir sont des senti­
ments qui ne dépendent pas des mots qui les désignent.
L’évocation, en droit, du mystère répond à un désir et
le satisfait entièrement. Il n’y a là ni espérance ni déses­
pérance.
En somme, je crois que cette évocation n’a pas plus
de valeur qu’un quelconque événement qui satisfait un
désir ou un besoin quelconque. Car l’on ne peut rien
en déduire qui puisse construire - ni d’ailleurs détruire.
Il s’agit d’un moment - sans plus - où le mystère est
en question. Peut-être, s’il l’était davantage, la vie serait-
elle moins médiocre qu’elle ne l’est actuellement? Mais
quelle sorte de bienfait véritable pourrait-on attendre
d’une victoire incomplète du bien sur le mal? Nous
demeurerions toujours dans une relativité et le mystère
demeurerait toujours absolu.
Sans doute reste-t-il, quelle que soit notre relativité,
ces moments privilégiés où le mystère est évoqué en
droit, et le mystère semble alors donner un sens certain
à notre existence, mais ce sens est mystérieux nécessaire­
ment. Je ne connais pas la raison (s’il y en a une) qu’il
y a de vivre et de mourir.

Lettre à Jacques-Arnaud Penent


(8 décembre 1964) : Vous désirez un tableau qui évo­
que la mort. Or, ma seule préoccupation est d’évoquer
le mystère du visible (l’apparent et le caché) et de l’invi­

189
sible. C’est-à-dire le mystère du «Tout». Les idées que
je pourrais avoir de la mort sont sans intérêt. De plus,
il faudrait les écrire, les décrire par l’écriture. Cela m’est
inconcevable par la peinture. (A moins que je consente
à me prêter à cette mystification qui consiste à soi-disant
«exprimer» des idées, des sentiments ou des sensations
avec des couleurs sur une toile.)
Je n’ai pas d’idée du mystère, je n’en ai qu’un senti­
ment - académique pour l’instant. Il me faut l’inspiration
pour évoquer le mystère (et non pour «exprimer» le
sentiment que je puis en avoir)... Cette inspiration n’a
jamais comme «point de départ» le désir d’évoquer
quelque chose de général ni de particulier: la mort, par
exemple, l’amour, la mélancolie, la joie, etc.

190
INTERVIEW PIERRE MAZARS

-Cela [les Balcons/ signifie-t-il que vous cherchez à


détruire les tableaux classiques ?
- Pas du tout ! Je cherche seulement à montrer autre
chose que ces tableaux, à m’en servir. Ce n’est pas
davantage le besoin de tourner la mort en dérision, parce
que la dérision est un sentiment et, par conséquent, reste
invisible. Comment la peinture, qui est visible, pourrait-
elle représenter l’invisible?
- Vos tableaux ne peuvent-ils pas être pris comme
des symboles?
-J’espère bien débarrasser les choses que je montre
de tout symbole. Par exemple, prenez cette toile intitulée
La Grande Guerre, où l’on voit un personnage en cha­
peau melon dont le visage est caché par une grosse
pomme. Inutile de vous dire que je n’ai pas pensé à la
guerre en peignant. La pomme, c’est du visible apparent
qui cache du visible caché (le visage du bonhomme).
Dans le monde, tout se passe toujours comme ça. Donc,
c’est une sorte de tension, de guerre : notre esprit cherche
à voir ce que nous ne pouvons pas voir. Je veux aussi
que, devant mon tableau, le spectateur soit dans un état
poétique; troublé comme par la poésie.
- On voit beaucoup de rideaux sur vos toiles. Pour­
quoi ?
- Oui, par exemple ici, le ciel est en forme de rideau
parce qu’il nous cache quelque chose. Nous sommes
entourés de rideaux. Et vous remarquez que mon voca­
bulaire est très réduit: rien que des choses ordinaires,
familières. Ce qui est «extraordinaire», c’est la liaison
entre elles. Mon poisson [La Présence d’Esprit] ne pose

191
pas de question comme un monstre venu du fond des
mers ; il en pose par son union avec d’autres objets. Ces
unions bizarres, c’est l’inspiration qui les provoque. Tout
à coup, une image survient en moi. Mon rôle consiste
à la décrire, sans fantaisie, sur ma toile...
Les peintres qui m’intéressent, ce sont ceux qui
s’inquiètent de ce qu’il faut peindre: Max Ernst, le pre­
mier Chirico. Les singularités de manière ne m’intéres­
sent pas. Ce n’est pas la manière de peindre qui donne
la beauté, mais le sujet lui-même. Je préfère que l’on
songe à ce que l’image représente plutôt qu’à l’adresse
de la main. Evidemment, si je mets ce bleu sur ce gris,
je cherche à ce que cela tienne ensemble. Cela fait partie
du métier...

192
INTERVIEW JEAN NEYENS

- Le peintre qui se consacre à montrer de la beauté,


il y en a eu - j’estime beaucoup cela, mais ce n’est pas
ce qui me préoccupe.
- En somme, il me semble que vous vous astreignez
à des règles assez strictes dans votre art.
- Certainement, l’art de peindre pour moi est un
moyen de description. Il s’agit de décrire une pensée,
mais bien entendu pas n’importe quelle pensée. Je ne
peux pas décrire une pensée qui est celle de la durée
par exemple. Il appartient à un écrivain de le faire. Je
ne peux décrire une [sic pour: qu’une] pensée qui ne
consiste qu’en des images de ce que le monde offre de
visible, image d’un ciel, d’un arbre, d’une personne,
d’une inscription, d’un solide. Cette pensée, cependant,
n’est pas une juxtaposition de choses visibles. Elle ne
mérite à mon sens d’être décrite que si elle est inspirée
et elle est inspirée lorsque cette pensée unit des choses
visibles de telle sorte que leur mystère soit évoqué.
- René Magritte, on ne peut pas parler à votre sujet
d'un retour à l’objet, étant donné que vous n’avez jamais
abandonné l’objet, je crois. Mais l’objet chez vous ne se
trouve pas seul : il voisine avec la forme humaine. Il me
semble, cependant, que l’objet l’emporte sur l’individu.
- On ne peut peut-être pas parler d’objet d’une ma­
nière absolue. Ce sont des images que je montre, et la
personne humaine figure dans mes tableaux au même
titre que des objets, que des choses - un arbre, un ciel,
un animal, etc. L’objet peut être le contenu d’une pensée.
Je dirais que le monde offre des choses visibles ; ce que
le monde offre de visible est immédiat. Alors que si

193
j’employais le terme «objet», cela supposerait une ré­
flexion antérieure qui distinguerait dans le visible des
objets et ce qui n’est pas objet. L’homme est une appari­
tion visible comme un nuage, comme un arbre, comme
une maison, comme tout ce que nous voyons. Je ne nie
pas son importance, et d’autre part je ne lui accorde pas
de primauté dans une hiérarchie des choses que le monde
offre visiblement. En effet, si je montre une personne,
c’est son existence qui est en jeu et non une activité
qu’il [sic] pourrait avoir.
L’activité qu’il pourrait avoir n’évoque pour moi rien
de mystérieux alors que son existence est un mystère,
comme celui de toute chose d’ailleurs.
- Vous parlez beaucoup de mystère. Qu’y a-t-il dans
l'invisible? Il y a quelque chose?
- Dans l’invisible, il faut tout de même distinguer
l’invisible et ce qui est caché. Il y a du visible qui est
caché - une lettre dans une enveloppe par exemple, c’est
du visible caché, mais ce n’est pas de l’invisible. Un
être inconnu au fond de la mer, ce n’est pas de l’invisi­
ble, c’est du visible caché.
- Lorsque vous parlez du mystère de toute chose, en
quoi vous sentez-vous concerné par ce mystère ?
- Mais parce qu’il est absolument nécessaire. Toute
chose ne saurait exister sans son mystère. C’est d’ailleurs
le propre de l’esprit que de savoir qu’il y a le mystère.
Si je n’étais qu’un appareil photographique, le mystère
ne serait pas évoqué. Mes tableaux qui montrent des
choses tellement familières: une pomme, par exemple,
fait [sic] poser des questions. On ne comprend plus
lorsqu’on voit une pomme, ce qu’elle a de mystérieux
a donc été évoqué. Dans un tableau récent, j’ai montré
une pomme devant le visage d’un personnage.

194
- Oui, j’ai vu la reproduction de cette image. Oui,
la silhouette du personnage est on ne peut plus anonyme,
me semble-t-il. Il porte un col cassé, une cravate noire,
un chapeau melon, et la pomme verte, je crois, lui cache
entièrement le visage.
- Du moins elle lui cache le visage en partie. Eh bien
là, il y a donc le visage apparent, la pomme, qui cache
le visible caché, le visage du personnage. C’est une
chose qui a lieu sans cesse. Chaque chose que nous
voyons en cache une autre, nous désirons toujours voir
ce qui est caché par ce que nous voyons. Il y a un
intérêt pour ce qui est caché et que le visible ne nous
montre pas. Cet intérêt peut prendre la forme d’un senti­
ment assez intense, une sorte de combat dirais-je entre
le visible caché et le visible apparent.
-Je pense à ce poème de Prévert à propos de Picasso.
Vous savez, Picasso passe auprès de la table où se
trouve la pomme et la croque. Jamais votre personnage
ne croquera cette pomme. C’est une chose qu’on n’ima­
gine pas dans votre peinture et, ce qui arrivera plus
souvent en effet, c’est que la pomme cache le personnage
et que l’invisible [sic] caché soit toujours l’homme.
- Ah ! pas nécessairement. L’homme peut cacher autre
chose, l’homme pourrait cacher par exemple une pomme
qui se trouve derrière lui.
- Mais le montrez-vous parfois ?
- Ça, ça me paraît difficile de montrer une personne
qui cache une pomme, n’est-ce pas. On verra la personne
mais on ne saura pas ce qu’elle cache. Elle cache néces­
sairement quelque chose...
- Vous rêvez beaucoup, je vois, Magritte ?
- Je rêve comme tout le monde, et à ce sujet je crois
qu’il faut remarquer que ma peinture n’est pas une pein­

195
ture de rêve - rêve entre guillemets. On parle beaucoup
de rêve mais s’il s’agissait de dire mieux je dirais que
c’est de la présence d’esprit qu’il s’agit et non de rêve.
Il s’agit de présence d’esprit parce que je suis assuré
que ce qui est en question dans ma peinture n’a rien
d’imaginaire. Il s’agit du monde, uniquement du monde,
et on ne peut parler d’imaginaire que si une certaine
fantaisie intervient pour interpréter le monde.
- Oui. ce qui donne peut-être cette impression de
rêve et parfois de cauchemar c'est que les objets sont
figés, alourdis.
- Mais la peinture n’est pas quelque chose en mouve­
ment, c’est une image avec ce que cela comporte d’im­
mobilité. Je ne voudrais pas me mystifier ni mystifier
les autres en prétendant montrer du mouvement. Au
contraire, si je pouvais montrer l’immobilité ou plutôt
faire penser à l’immobilité absolue, j’atteindrais, je crois,
une certaine perfection parce que cette immobilité abso­
lue correspondrait à un arrêt de la pensée, la pensée qui
ne peut pas dépasser une certaine limite, qui ne peut
pas comprendre que le monde existe. L’existence du
monde et la nôtre sont un scandale pour la pensée, c’est
quelque chose d’absolument incompréhensible quelles
que soient toutes les explications qu’on puisse en donner.
Il me semble que vous aviez associé ce que je montrais
dans mes tableaux à une idée de cauchemar?
- Je songeais à une toile qui représentait une sorte
de garde-chasse qui se trouvait le bras pris dans un
mur de briques, et qui, je crois, hurlait ou bien, non,
manifestait en tout cas son étonnement.
- Oui, ou son embarras ou sa peur, son angoisse. Ce
tableau s’appelle d’ailleurs «La Gravitation univer­
selle». Le titre de ce tableau comme ceux des autres

196
tableaux a été trouvé après que l’image a été peinte.
Pourrait-on parler de cauchemar si l’on songe à cette
gravitation universelle. Il me semble que l’on distingue
alors le cauchemar qui peut être imaginaire et une néces­
sité de l’univers.
- Cela nous concerne peu dans notre vie quotidienne.
- Ça nous concerne peu sans doute mais c’est un
exemple, en fait, de l’angoisse que l’on peut ressentir
à propos de la réalité. Mais cette angoisse n’est qu’un
moment privilégié de la pensée - nous en parlons main­
tenant d’une manière académique. Je ne ressens pour
le moment aucune angoisse mais il y a des moments
où cette angoisse particulière surgit soudain et alors je
suis certain que c’est le sentiment du mystère qui m’at­
teint.
- Qu est-ce que vous appelez une pensée inspirée?
- Eh bien, c’est donc une pensée qui unit des choses
visibles de telle sorte que le mystère est évoqué. Un
exemple: c’est un paysage nocturne sous un ciel enso­
leillé. L’union de la nuit et du jour sans aucun doute
évoque le mystère.
-D’où est venu ce sens du mystère ? Faut-il remonter
à la première enfance de René Magritte pour le com­
prendre ?
- Le premier sentiment dont je me souvienne c’est
quand j’étais dans un berceau et la première chose que
j’ai vue c’était une caisse près de mon berceau, c’est la
première chose que j’ai vue, le monde s’est offert à moi
sous l’apparence d’une caisse.
- René Magritte prétend en tout cas ne rien devoir
ni au temps ni au lieu où il est né. N’est-il pas belge
cependant ?
- C’est un accident n’est-ce pas. Je suis né en Belgique

197
sans le vouloir, enfin, ça n’a rien qui me semble remar­
quable.
-Et que vous soyez de cette époque aussi, c’est aussi
un accident?
- Ah ! mais bien sûr, parce que je ne crois pas que
nous sommes en progrès sur le passé, enfin.
-Comment ça s'explique-t-il alors, que vous soyez
considéré par les peintres de la nouvelle génération
comme un peintre tellement actuel, vous qui ne voulez
rien avoir à voir avec votre temps ?
- Je crois que je les ai entendus et ils le [sic] confon­
dent un peu, je crains. Ils veulent révolutionner l’art et
ils ont le sentiment que je l’ai fait, alors qu’il s’agit
d’une rupture chez moi et non d’une volonté de progrès.
-D'une rupture avec quoi?
-D’une rupture avec l’habitude qui consiste à consi­
dérer l’art comme un but suffisant.
-Je dois dire que vos toiles m’apparaissent comme
des énigmes informulables. (Rire de R.M.) Mais cepen­
dant il faut bien que vous-même vous ayez parfois trouvé
les mots pour exprimer cette énigme. En quoi se résume­
rait votre vision du monde, vous ne pouvez pas nous le
dire? Ou bien s’agit-il d'une énigme dont on aurait
toujours la réponse sur le bout de la langue mais cette
réponse serait condamnée à rester là sur le bout de
notre langue?
- Il y a beaucoup d’énigmes qui sont difficiles à résou­
dre et on peut penser devant mes tableaux qu’il s’agit
d’une de ces énigmes-là. Mais le mystère dont il est
question est par définition sans réponse. Cela n’implique
pas du désespoir ni de l’espoir. Je n’aurais aucun droit
enfin de penser que c’est encourageant ou décourageant,
c’est comme ça tout simplement.

198
LETTRE À MICHEL FOUCAULT

Le 23 mai 1966.
Cher Monsieur,

Il vous plaira, j’espère, de considérer ces quelques


réflexions relatives à la lecture que je fais de votre livre
«les mots et les choses»...
Les mots Ressemblance et Similitude vous permettent
de suggérer avec force la présence - absolument étrange
- du monde et de nous-mêmes. Cependant, je crois que
ces deux mots ne sont guère différenciés, les diction­
naires ne sont guère édifiants quant à ce qui les distingue.
C’est me semble-t-il que, par exemple, les petits pois
entre eux ont les rapports de similitude, à la fois visibles
(leur couleur leur forme, leur dimension) et invisibles
(leur nature, leur saveur, leur pesanteur). Il en est de
même du faux et de l’authentique, etc. Les «choses»
n’ont pas entre elles la ressemblance, elles ont ou n’ont
pas des similitudes.
Il n’appartient qu’à la pensée d’être ressemblante. Elle
ressemble en étant ce qu’elle voit, entend ou connaît,
elle devient ce que le monde lui offre.
Elle est invisible tout autant que le plaisir ou la peine.
Mais la peinture fait intervenir une difficulté: il y a la
pensée qui voit et qui peut être décrite visiblement. « Les
Suivantes» sont l’image visible de la pensée invisible
de Vlâsquez. L’invisible serait donc visible parfois? À
condition que la pensée soit constituée exclusivement
de figures visibles.
A ce sujet, il est évident qu’une image peinte - qui
est intangible de par sa nature - ne cache rien, alors

199
que le visible tangible cache immanquablement un autre
visible - si nous en croyons notre expérience.
Il y a depuis quelque temps, une curieuse primauté
accordée à « l’invisible » du fait d’une littérature confuse,
dont l’intérêt disparaît si l’on retient que le visible peut
être caché, mais que ce qui est invisible ne cache rien :
il peut être connu ou ignoré, sans plus. Il n’y a pas lieu
d’accorder à l’invisible plus d’importance qu’au visible,
ni l’inverse.
Ce qui ne «manque» pas d’importance, c’est le mys­
tère évoqué en fait par le visible et l’invisible, et qui
peut être évoqué en droit par la pensée qui unit les
«choses» dans l’ordre qui évoque le mystère.
Je me permets de proposer à votre attention les repro­
ductions de tableaux ci-jointes, que j’ai peints sans me
préoccuper d’une recherche originale de peindre.
Je vous prie, etc.
René Magritte.

200
L’ART DE LA RESSEMBLANCE

La ressemblance - dont il est question dans le langage


quotidien - est attribuée à des choses ayant ou n’ayant
pas de commune nature. On dit: «Se ressembler comme
deux gouttes d’eau» et «que le faux ressemble à l’au­
thentique». Cette prétendue ressemblance ne consiste
guère qu’en des rapports de similitude, distingués par
une pensée qui examine, évalue et compare.
La ressemblance s’identifie à l’acte essentiel de la
pensée : celui de ressembler en devenant ce que le monde
lui offre et de restituer - ce qui lui est offert - au
mystère sans lequel il n’y aurait aucune possibilité de
monde ni aucune possibilité de pensée.
*
L’art de peindre - non conçu comme mystification
plus ou moins innocente - ne saurait énoncer des idées
ni exprimer des sentiments. Les idées et les sentiments
appartiennent à l’invisible. Celui-ci n’a aucune supériori­
té sur le visible et tenter de représenter l’invisible avec
les images visibles de la peinture relève de la niaiserie.
L’image d’un cercle équivaut à une «pensée ronde»
mais ne représente pas l’idée ou le sentiment du cercle
qu’il appartient à la philosophie de définir.
L’art de peindre - qui mérite vraiment de s’appeler
«L’art de la ressemblance» - permet de décrire, par la
peinture, une pensée susceptible d’apparaître visible­
ment. Cette pensée comprend exclusivement les figures
visibles que le monde lui offre : personnes, astres, meu­
bles, armes, arbres, montagnes, solides, inscriptions, etc.
Cette pensée ressemble lorsqu’elle unit les figures

201
qu’elle voit, dans l’orde [sic] qui évoque directement
le mystère. La description de la pensée, qui ressemble
au monde non séparé de son mystère, ne tolère pas de
fantaisie ni d’originalité. La précision et le charme d’une
image de la ressemblance se perdent au médiocre béné­
fice d’une manière «originale» de peindre. «Le com­
ment peindre » la ressemblance doit se borner à étendre
des couleurs sur une surface de telle sorte que leur aspect
effectif s’éloigne et laisse apparaître l’image de la pensée
qui ressemble et qui restitue ce qu’elle voit au mystère.
S’il advient que l’on soit «frappé» en regardant une
image de la ressemblance, il n’en faut pas déduire qu’elle
«exprime» un sentiment ou qu’elle énonce une idée.
Ce serait aussi faux que de croire, par exemple, qu’un
oignon - que l’on coupe en morceaux - exprime la
sensation de pleurer ou qu’il énonce l’idée de l’utiliser
dans la cuisine.
Une image n’est pas tangible : elle ne cache rien qui
soit visible (ni, évidemment, d’invisible - celui-ci ne
peut se cacher - il est connu ou il est inconnu). Vouloir
«interpréter» une image de la ressemblance, afin d’exer­
cer l’on ne sait quelle liberté - c’est l’ignorer ou lui
substituer une interprétation gratuite qui, à son tour, peut
faire l’objet d’une série sans fin d’interprétations indiffé­
rentes.
Une image de la ressemblance ne résulte pas de l’illus­
tration d’un «sujet», ni d’un «thème», ni d’un symbole.
Une image de la ressemblance est une image en soi,
seul le mystère ne lui est pas étranger.
*
La poésie s’identifie à la description de la pensée
inspirée, c’est-à-dire de la pensée qui voit en ressemblant
au monde non séparé de son mystère. L’inspiration

202
donne au peintre ce qu’il faut peindre: par exemple, la
pensée dont les termes sont une pipe et l’inscription
«ceci n’est pas une pipe» ou bien la pensée constituée
par un paysage nocturne sous un ciel ensoleillé. «En
droit» de telles pensées évoquent le mystère, alors
«qu’en fait» seulement le mystère est présent - mais
non manifeste - là où une pipe est posée sur un cendrier
ou là où un paysage nocturne se trouve sous un ciel
étoilé.
La ressemblance ne se soucie pas de s’accorder ou
de défier «le sens commun» qui s’accorde passivement
avec ce que le monde a d’incongru. La ressemblance
- que l’inspiration seule peut faire surgir - manifeste
le mystère que le monde incongru de la raison est incapa­
ble de suggérer.
*
«Historiquement», l’art de la ressemblance apparaît
avec la fin des recherches formelles impressionnistes,
futuristes, cubistes et abstraites du XXe siècle. La confu­
sion spécifique de ces recherches, qui se voulaient libéra­
trices d’un art limité à l’illustration de «sujets» choisis
dans un répertoire connu, ne manquaient [sic] pas d’un
certain charme de la nouveauté. L’art de la ressemblance
serait considéré avec confusion comme une nouveauté :
ce qu’il met en question n’est rien de moins que le
mystère - qui n’a rien d’historique - de la vie et de la
mort.
*
Les mots qui nomment convenablement, qui sont des
titres des images de la ressemblance, cessent de demeu­
rer familiers ou étranges. Il faut l’inspiration pour les
dire et pour les entendre.

203
MESSAGE À LA MER

Que faire pour la mer?


Personne n’en sait rien.

204
LETTRE À SERGE CREUZ

Le 18 avril 1967.
Cher Serge Creuz,

J’ai bien reçu votre lettre au sujet des décors de théâ­


tre. On m'a demandé d’en imaginer, mais j’estime que
l’imagination ne doit pas intervenir dans la peinture des
décors: celle de l’auteur dramatique doit suffire en nous
passionnant.
Comme décors, ils n’ont qu’à avoir l’apparence qu’of­
frent, dans la réalité, des paysages ou des intérieurs. Ils
n’ont pas à «exprimer» l’esprit d’une pièce de théâtre
puisque l’auteur a su le dire lui-même en écrivant la
pièce.
Selon moi, un décor doit avoir l’apparence offerte par
la réalité et ne doit qu’en avoir l’apparence, exactement
comme les acteurs ne doivent que donner l’apparence
d’être ce qu’ils représentent en tant que personnages.
(C’est pour cette raison qu’un médecin, par exemple,
jouerait mal le rôle d’un médecin.)
Je sais que je suis réfractaire à une conception
«d’avant-garde» du théâtre et que je peux paraître
«vieux jeu». Je suis assuré que la préoccupation de
nouveaux moyens témoigne d’une confusion dans tous
les domaines et d’une imagination puérile. La valeur de
l’imagination consiste à découvrir ce qu’il faut penser,
ce qui ne nous est pas indifférent.
Il m’est très agréable de savoir quel intérêt vous don­
nez à ce que je pense et je vous prie de croire, avec
votre femme, à mes meilleurs sentiments.

205
« LA POÉSIE... »

La poésie n’exprime ni des sentiments ni des idées.


Mallarmé ne disait-il pas: «Ce n’est pas avec des idées
et des sentiments que l’on fait de la poésie, c’est avec
des mots»?
La poésie écrite est invisible, la poésie peinte a une
apparence visible. Le poète, qui écrit, pense avec des
mots familiers, et le poète qui peint, pense avec des
figures familières du visible. L’écriture est une descrip­
tion invisible de la pensée et la peinture est en [sic pour :
en est] la description visible.
Je ne me soucie que de la peinture poétique, qu’il ne
faut pas confondre avec une peinture littéraire, qui, elle,
s’occupe d’idées et de sentiments, en utilisant leurs pseu­
do-représentations que sont les symboles convention­
nels.
Après avoir voulu comprendre la peinture non tradi­
tionnelle, on admet qu’il ne faut pas la comprendre.
Dans les deux cas l’on n’assume aucune grave responsa­
bilité: il n’y a rien de nécessaire à apprendre ni à com­
prendre.
Mais s’il faut comprendre les images poétiques, il
convient de savoir que comprendre veut dire: prendre
en soi - et non expliquer.
Je conçois la peinture comme art de juxtaposer des
couleurs de telle sorte que leur aspect s’efface pour
laisser apparaître visiblement une image poétique. Cette
image est la description entière d’une pensée qui unit,
dans un ordre qui n’est pas indifférent, des figures fami­
lières du visible: ciels, personnes, arbres, montagnes,
meubles, astres, solides, inscription, etc. Cet ordre effi­

206
cace a été imaginé, mais il n’est pas irréel. La réalité de
l’image poétique est la réalité de l’univers.
Les images que je peins ne montrent rien d’autre que
des figures du visible, mais dans un ordre qui répond
à l’intérêt que nous éprouvons naturellement pour
l’inconnu.
L’invisible a une valeur inestimable, mais la peinture
est absolument impropre à représenter l’invisible, par
exemple: le plaisir et la douleur, la connaissance et
l’ignorance, la voix et le silence, c’est-à-dire ce que la
lumière ne peut éclairer.
Les images poétiques ne sont pas tangibles. En consé­
quence, elles ne cachent rien. Elles ne cachent, notam­
ment, aucune signification symbolique. L’inanité des
symboles en peinture étant évidente, les symboles n’ont
aucun rapport avec la réalité poétique.
Je nomme le mieux possible, avec des titres, les ima­
ges que je peins.

207
LA PROIE POUR L’OMBRE

Jure, vieille tenancière de tripot à Londres, encore au


lit, reçoit un visiteur qu’elle reconnaît mal: Fred a chan­
gé depuis sa captivité. Il vient de s’évader et réclame
l’argent qu’il a planqué chez Jure. Arrivée de Joséphin,
jeune gigolo de Jure. Fred demande à Jure des nouvelles
d’irma, l’amie avec qui il vivait, et de Paulon, qui fré­
quentait le tripot de Jure. Elle ne les a plus vus. Jure
va donner l’argent planqué à Fred. Joséphin s’interpose.
Bataille. Joséphin assommé, Fred reçoit son argent et
flanque encore un coup de pied dans le visage de José­
phin avant de s’en aller. Celui-ci, soigné par Jure, lui
assène, en se réveillant, une bouteille sur le crâne.
La police surveille plus ou moins les endroits que
fréquentait Fred avant son incarcération. Fred évite deux
policiers en sortant de chez Jure. Il se rend à son ancien
logement, se sent traqué, assomme l’occupant et extrait
de dessous une tablette de cheminée, une enveloppe.
Irma est richement entretenue. Fred s’explique avec
elle. Scène de violence. Irma l’a dénoncé à la police, et
grâce à l’argent planqué et à la négation de Fred, celui-ci
a bénéficié d’un léger doute et évité la peine de mort.
Dans un restaurant médiocre, Fred fait la connaissance
de Marcel, qui lui ressemble par la taille et l’âge. Marcel
reçoit une rente d’un notaire à l’étranger; vicieux, sans
famille, il change souvent d’hôtel à cause de ses aven­
tures avec des femmes qui compliquent son existence.
Fred enquête sur Paulon, qui est devenu un industriel
considéré, menant une vie réglée. La femme de Paulon
est morte et leur fille Edmonde sort avec des jeunes
gens millionnaires qui s’amusent.

208
Joséphin recherche Fred pour se venger et trouve
l’adresse de Paulon et celle d’irma. Il va voir Irma et
ensemble ils cherchent le moyen de se venger de Fred.
Irma dit à Joséphin que Fred était lié avec Paulon. Paulon
était caissier d’une banque dont un encaisseur a été tué
par Fred.
Jean, un ami d’Edmonde, lui fait une scène de jalousie
au cours d’une sortie. On le calme et il s'enivre. Son
père, Cesky, homme d’affaires étranger, anormal, prend
un plaisir sadique à le torturer moralement en exagérant
la cause du désespoir de Jean.
Edinonde est trouvée tuée à coups de revolver. Ses
bijoux ont disparu. Paulon fait savoir aux journalistes
et policiers, qu’il dépose à sa banque un chèque à remet­
tre à celui qui fera prendre l’assassin et, se sentant
menacé (il croit que Fred l’évadé est l’assassin) appelle
le détective Bokin pour le protéger. Il le met au courant
avec réticences: il dit qu’ayant connu Fred jadis, celui-
ci pourrait lui reprocher de ne pas l’avoir aidé lors de
son procès, et qu’il s’est peut-être vengé en tuant sa fille.
Jure fait une visite de curiosité et de vague sympathie
à Paulon, son ancien client, que les journaux viennent
de mettre en vedette. Paulon est ennuyé par ce rappel
de sa vie passée. Un aide de Bokin suit Jure jusque
chez elle et donne son adresse à Bokin. Bokin vient la
questionner et Joséphin accuse si violemment Fred du
meurtre d’Edmonde qu'il se rend suspect. (Il aurait pu
la tuer pour mettre cet assassinat sur le dos de Fred et
par la même occasion voler les bijoux d’Edmonde.)
Jean a été passé à tabac par la police et est gardé en
attendant les vérifications de son alibi. Bokin va voir le
père de Jean, Cesky, qui charge son fils sans vouloir le
paraître. Il ne verse pas de caution pour la mise en

209
liberté de son fils. Cesky a envers lui une telle haine
qu’il est suspect de la même façon que Joséphin.
Fred que la police accuse (à la suite d’une lettre
anonyme de Joséphin) se sent traqué doublement. Il
reçoit Marcel dans sa chambre. (Fred vit sous un faux
nom, pour l’hôtelier et pour Marcel.) Marcel qui a rendu
le patron de son hôtel fou furieux de jalousie a été mis
dehors brusquement. Il va chercher un nouvel hôtel et
laisser ses valises chez Fred pendant la journée. Il lui
faut un hôtel avec de jolies femmes de chambre et celui
de Fred, d’ailleurs complet, n’a qu’un vieux couple pour
faire le service.
Fred a un plan. Il propose à Marcel d’aller ensemble
le soir chez deux femmes vicieuses qu’il connaît. Ils
prennent rendez-vous. Fred aura une auto pour y aller
car ces femmes habitent la banlieue. Quand Marcel est
parti, Fred sort, achète une auto d’occasion qu’il viendra
prendre vers 8 h du soir. Il achète un plan de Londres
et des environs, un indicateur des trains et dans une
boutique deux photos de femmes nues dans des poses
équivoques. Rentré chez lui, il consulte le plan et l’indi­
cateur, prend quelques notes. Sur la photo d’une femme,
il écrit de la main gauche pour défigurer son écriture
une dédicace crapuleuse, censée être pour lui: «à
Fred... ». Il imprime ses empreintes sur la photo (photo
qui n’a pas le caractère d’une photo érotique faite en
série ; elle semble avoir été faite par un amateur plutôt
maladroit). Il salit et use un peu la photo contre le mur
de ciment pour qu’elle paraisse usagée et vieille.
Le soir, Fred et Marcel s’arrêtent dans un endroit
désert hors de Londres, près d’un chemin de fer. Ils
boivent encore un coup. Marcel est passablement ivre.
Fred lui donne à voir la seconde photo, qui représente,

210
dit-il, les deux femmes qu’ils vont voir, et quand Marcel
la regarde, il l’assomme puis le traîne sur la voie. Il
prend tout ce qu’il a en poche: pièces d’identité, etc.,
lui met en poche la photo dédicacée à Fred et quelques
menus objets, monnaie, etc. Fred consulte sa montre, il
a encore dix minutes à attendre. Il écrase les doigts et
le visage de Marcel à coups de pierre puis le place sur
les rails au moment où un express arrive au loin. Le
train passe sur Marcel.
Bokin en rapport avec la police apprend que l’on a
identifié le cadavre trouvé sur la ligne Londres-Birming­
ham comme étant celui de Fred, grâce aux empreintes
trouvées sur la photo dédicacée à Fred et que Fred était
en état d’ivresse (l’autopsie l’a révélé), ce qui explique
en partie l’accident.
Paulon se sent soulagé en apprenant la mort de Fred
mais demande à Bokin de continuer ses recherches. Jean
a été relâché. Bokin a encore deux suspects: Joséphin
et Cesky. Il les fait surveiller par ses aides.
Fred possédant les pièces d’identité de Marcel, s’ap­
pelle maintenant Marcel. Il transporte ses affaires et
celles de sa victime dans une maison entourée d’un beau
jardin, près de Londres. Il se tient coi et n’attire pas
l’attention de la police en tant que Marcel. Il agit comme
aurait fait sa victime : il avise le notaire étranger de sa
nouvelle adresse (comme il arrivait fréquemment à sa
victime de le faire). Cependant il fait chanter Paulon de
loin par une lettre tapée à la machine. Il se dit être un
ami de Fred qui connaît le véritable rôle de Paulon lors
de l’affaire qui a fait condamner Fred et en possède une
preuve. Dans une enveloppe que Fred conservait et qu’il
a retrouvée dans son ancien logement, il y a un billet
écrit hâtivement par Paulon. Paulon caissier apprenait

211
en arrivant à sa banque que tel encaisseur devait trans­
porter une forte somme. Pour en avertir Fred, il n'avait
d’autre moyen rapide que de lui passer l’indication écrite
sur un billet qu’il lui remettait au guichet comme à un
client. Fred a tué l’encaisseur et partagé avec Paulon.
Si Paulon veut que le silence soit gardé, il devra verser
une forte somme. Un rendez-vous est fixé pour tel soir.
Paulon effrayé et espérant obtenir la pièce compromet­
tante va au rendez-vous. Il remet une somme d’argent
à Fred qui demeure invisible dans l’ombre de son auto.
Fred ne veut pas encore vendre la pièce et dit à Paulon
d’attendre une nouvelle lettre. Fred retourne à un music-
hall pour assister à la fin du spectacle dont il avait vu
le début, et qu'il avait quitté le temps de venir au rendez-
vous et de retourner au théâtre.
Perplexité de Paulon qui, finalement, fait des aveux
à Bokin et demande à celui-ci de tâcher à reprendre la
pièce compromettante.
Bokin retourne chez Jure qui ne connaît pas d’ancien
ami de Fred. Elle ne connaissait qu’Irma. Bokin apprend
par Irma que Fred était très lié avec Georges. Bokin
trouve Georges, trafiquant de stupéfiants. Georges croit
que Bokin le cherche pour son commerce clandestin et
il le brutalise avec l’aide de deux tueurs. Bokin sous la
douleur dit que c’est par Irma qu'il est venu et qu’il ne
cherche qu’à voir clair dans une affaire où Georges n’a
pas à être inquiété. Bokin est laissé seul dans une cave
dont il parvient à s’échapper.
Joséphin monte chez Irma. Elle est tuée par les deux
tueurs de Georges qui la punissent ainsi pour son bavar­
dage. Les deux tueurs emmènent Joséphin chez Jure et
les tuent également parce qu’ils sont trop bavards.
La concierge d’irma a vu Joséphin monter chez Irma,

212
puis jusqu’à la découverte du crime n’a vu descendre
personne (les tueurs étaient montés avec Joséphin et
descendus par l’escalier de secours). La police croit
Joséphin coupable et se rend chez Jure où elle sait qu’il
vit. En bas, on accueille la police en ricanant: Joséphin
et Jure se paient du bon temps dans leur chambre. Les
policiers les trouvent dans une mare de sang.
Bokin pense bien qu’il s’agit d’un règlement de comp­
te et ne se préoccupe pas de ces meurtres. Paulon a un
nouveau rendez-vous avec le maître chanteur (pour com­
pléter la somme insuffisante de la première fois). Bokin
va au rendez-vous.
Le faux Marcel arrive (quittant un spectacle comme
l’autre fois; il expliquerait sa présence sur ces lieux, si
c’était nécessaire, par un violent mal au ventre qui l’a
fait quitter le spectacle et s’arrêter un moment à cet
endroit, devant la porte d’un médecin). Bokin et un aide
obligent le faux Marcel à les conduire à sa demeure.
Ils voient mal le jardin mal éclairé où l’on remarque un
arbre maladif aux feuilles mortes parmi d’autres bien
portants. Dans la maison, recherches de la machine à
écrire, des bijoux d’Edmonde et du billet écrit par Pau­
lon. Passage à tabac, sans résultat. Le matin, Bokin doute
de sa prise et laisse le faux Marcel en liberté, se promet­
tant de le surveiller. Bokin et son aide sortent de la
maison. Bokin va vers l’arbre maladif et découvre une
cachette. Il enlève un rectangle d’écorce fixé sur une
plaque de fer et qui bouche soigneusement une cavité
creusée dans l’arbre. A ce moment le faux Marcel as­
somme l’aide de Bokin, lui prend son revolver et tire
sur Bokin. Bokin, blessé à la jambe, tire sur le faux
Marcel qui n’a plus de balles et qui s’enfuit dans son
auto.

213
Dans la cachette se trouvent la machine à écrire, les
bijoux et le billet de Paulon que Bokin serre dans son
portefeuille. Il téléphone à la police et donne les bijoux,
preuve de la culpabilité du faux Marcel dans le meurtre
d’Edmonde.
Recherches par autoradios du faux Marcel.
Bokin trouve Paulon terrorisé. Il apprend que Fred
s’est caché chez lui. Bataille au cours de laquelle Paulon
est tué par Fred. Fred, maîtrisé, est remis à la police.
Il retourne à l’ombre pour de bon.

214
LA CONNAISSANCE DU MONDE

(Quelques notes à propos de la peinture de Magritte)

La description de la pensée inspirée permet l’avène­


ment de la poésie visible.
Magritte.
Nous sommes responsables de l'univers.
Nougé.
Dans l’art comme en toute œuvre humaine, c’est le
contenu qui joue le rôle décisif.
Hegel.
Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre
que nous n’avions pas vu ce que nous voyons.
Valéry.
L'on souhaite que ceux qui regardent les tableaux
de Magritte soient par-dessus tout attentifs à ce
qu’ils pensent en regardant ; on souhaite aussi que
ce qu'ils pensent leur soit nécessaire.
Scutenaire.

La peinture n’a cessé d’«évoluer» depuis le réalisme


de Courbet: à l’impressionnisme, à l’expressionnisme,
au fauvisme et au cubisme a succédé l’art abstrait de
Mondrian. Pourtant, cette évolution fut en réalité une
suite de manières différentes de concevoir l’art de pein­
dre en ce qu’il a d'étroitement formel, la liberté ne se
manifestant plus ou moins bien qu’à l’égard du comment
peindre ; ce qui était peint avait peu d’importance, voire
aucune. Le réel lui-même n’était pas en cause or, pour
qu’il le soit vraiment, il faut la liberté du poète. Les
diverses manières du comment peindre furent épuisées
vers 1910, avec la peinture de Mondrian. En effet, les

215
tableaux abstraits d’aujourd’hui n’en sont que de faciles
produits de remplacement, des exercices académiques
sans plus.
Dès lors, s’il s’agissait encore de peindre, à l’impor­
tance accordée au comment peindre devait se substituer
l’importance d’une présence qui n’est pas accessoire:
l’importance du monde et de la pensée. Chirico fut le
premier à concevoir une peinture qui manifeste directe­
ment cette présence.
L’ignorance de cette peinture est telle, que Chirico fait
figure d’un peintre « intéressant » sans doute, parmi d’au­
tres, mais que l’on estime «dépassé» par de pseudo-re­
cherches, vues comme un progrès et qui, en réalité, ne sont
qu’imitations indifférentes de ce qui se faisait en 1910.
Dans la voie inaugurée par Chirico, aucun progrès
n’est à envisager; mieux qu’à un progrès, elle donne
accès à la fécondité du monde et de la pensée. La pein­
ture de Magritte n’a pas manqué d’y participer; c’est
le moins que l’on puisse en dire qui invite déjà à lui
reconnaître une valeur inestimable.
*
«Susciter l’insolite à partir de la figuration la plus
exacte», écrivent les journalistes. Si Magritte a donné
seulement de !’«insolite» - d’autres disent du «fantasti­
que» -, alors ses tableaux s’inscrivent dans la lignée
des Jérôme Bosch et des James Ensor qui tentèrent de
distraire, d’enchanter peut-être, sans pourtant prétendre
faire connaître le monde... Car l’«insolite» ne permet
que des «évasions», ne reste qu’un «moyen d’échapper
au réel ». Les images de Magritte, au contraire, montrent
le pouvoir des figures du monde au cœur du réel, et
définissent la poésie qui ne peut, comme un problème
d’arithmétique ou comme le «fantastique», partir de

216
certaines données et aboutir à une solution égale aux
termes d’un problème. Le «but» de la poésie n’existe
pas; l’atteindre partiellement ou complètement serait un
exploit étranger à la poésie qui s’accomplit indéfiniment
sous la forme heureuse d’une suite d’images dont l’ordre
échappe au poète.
Si l’adjectif «insolite» dénature et diminue la pensée
de Magritte, il en est de même de certaine « originalité »
que quelques-uns croient y trouver et que d’autres se
proposent d’utiliser. Cette « originalité » est en effet inca­
pable de rendre attachantes les figures du monde; elle
les empêche plutôt de rester admirables ; nous connais­
sons avec regret les meubles et autres objets usuels
rendus monstrueux par quelques amateurs d’« originali­
té». Des figures offertes par le monde, Magritte retient
seulement la pensée qu’elles existent, et non leurs diffé­
rents aspects dépendant de la mode et de l’actualité peu
supportables à ses yeux.
Non seulement les figures offertes par le monde retien­
nent l'attention du peintre, mais aussi le choix qu’il
convient d’en faire. Nougé écrit: «Quels sont donc les
objets que l’homme doit tenir pour les plus importants?
A coup sûr, les plus communs. L’importance humaine
d’un objet est en raison directe de sa banalité.» Un ta­
bleau est une lumière nouvelle dépendant de ce qu’il évo­
que. L’auteur d’un poème évite les mots tels que slalom,
buanderie, gaz, etc. ; au même titre, l’auteur d’un tableau
ne montre pas ce qui a valeur d’actualité ou scientifique.
Et ce choix ne sera pas subjectif ; si l’inspiration du poète
est véritable, elle révèle ce qui doit être peint.
*
«C’est avec des mots que des titres sont donnés à
des images. Mais ces mots cessent de rester familiers

217
ou étranges quand ils nomment convenablement les ima­
ges. Il faut l’inspiration pour pouvoir les dire et les
entendre. »
*
Dans l’image d’un personnage debout, avec l’inscrip­
tion « Personnage assis », le mot « assis » veut dire : « po­
sé sur un siège»; le mot «assis» ne doit donc être
compris dans un sens «figuré» qui laisserait entendre
de la «prospérité». Le sens propre, qui exclut l’allégo­
rie, est le seul à considérer; il appartient au langage
personnel et exige la présence d’esprit qui distingue le
langage vulgaire du langage secret de l’authenticité. Le
langage vulgaire est la langue morte qui prive les mots
de la vie qui leur est nécessaire. Le langage de l’authenti­
cité «donne la parole» aux mots en leur faisant dire ce
qu’ils n’ont jamais dit et qui doit être dit. (Le mot seul
a toujours le même sens propre mais il s’agit ici de ce
qu’il dit au sens propre dans certaines conditions.)
*
Si des figures se rencontrent sur les tableaux afin
d’être rendues vivantes, il arrive que les images - peintes
ou dessinées - rencontrent des poèmes. Cette rencontre
est celle de deux pouvoirs qui se répondent mais qui
n’ont pas l’intention de se traduire comme l’image
d’Épinal explique et commente. Il ne s’agit pas ici d’il­
lustrations «appuyant» un texte; à l’endroit de la poésie,
l’explication et l’interprétation sont toujours des niaise­
ries quelle que soit leur apparence plus ou moins brillan­
te. Les tableaux de Magritte ne sont ni des signes, ni
des rébus.
Les peintres «abstraits» entendent souvent la ques­
tion: «Qu’est-ce que cela représente?» et ne peuvent

218
que se perdre dans un dédale d’explications littéraires
dont, d’ailleurs, nous n’avons rien à dire; cette question,
posée à propos d’un tableau de Magritte signifie seule­
ment: «Comment dois-je comprendre?» puisqu’on voit
fort bien, si l’on se trouve par exemple devant La Colère
des Dieux, qu’une automobile et un cheval y sont mon­
trés sans nous laisser indifférents. Et cette question de
la «compréhension» ne se poserait pas si l’on savait
qu’il ne s’agit que de voir l’image et non de stériliser
la pensée en grossiers symboles dont le poète ne peut
rien faire. Il n’y a donc qu’une manière de répondre à
la question : « Qu’est-ce que cela représente ? », au risque
de ne pas satisfaire; on saura qu’un tableau de Magritte
«représente» ou «signifie» exactement la description
fidèle qui peut en être faite. Au plus, peut-on définir la
pensée de Magritte : la parole peut décrire par des mots
ce que regardent les yeux, même si le silence convient
mieux à la précision.
Pourtant, si l’on estime naïves ou stupides les «expli­
cations» qui nuisent à l’image et à son seul sens possible
qui est l’image elle-même, quelques-uns estiment que,
grâce à sa discipline scientifique, la psychanalyse peut
se permettre des «explications». L’interprétation des
psychanalystes cherche une sorte de diagnostic et Ma­
gritte se passe heureusement des biographies imaginaires
données par des savants qui analysent ses tableaux. Et
il n’est pas question de tenir compte de la « compétence »
ou du «sérieux» dont s’ornent ces savants. «La nature
du mystère anéantit la curiosité. La psychanalyse n’a
rien à dire des œuvres d’art qui évoquent le mystère du
monde. Peut-être la psychanalyse est-elle le meilleur
sujet à traiter par la psychanalyse.» Les poètes, par
ailleurs, qui n’ont rien à dire de la psychanalyse, se

219
préoccupent peu de ce que les psychanalystes ont à dire
de la poésie.
On ne cherche pas d’«arguments» en faveur de la
poésie, trouver ces arguments - si cela était possible -
témoignerait d’un souci de justification superflue. Et la
poésie ne s’explique pas, elle se pense, elle s’écrit, elle
se peint. Quant aux interprétations qui salissent la pen­
sée, elles ne peuvent être exactes ou non, elles sont
nécessairement étrangères à des images qui ne symboli­
sent rien, qui n’expriment aucune idée. «Si l’on croit
que le tableau exprime un sentiment ou énonce une idée,
autant croire que, par exemple, le gâteau mangé avec
agrément exprime cet agrément.» Les images n’invitent
pas à «chercher des idées». Le poète ne peut être sensi­
ble aux idées que lorsque des idées seulement sont en
question (chez Hegel, par exemple). Si une « idée » est
sous-jacente à l’image, il est inutile et dommage de
connaître cette image, car alors elle n’est plus que l’illus­
tration d’une idée et perd ses droits d’image. On ne peut
écrire que le poète inspiré «a une idée» s’il pense à
une image dont on n’aurait, précisément, rien à dire
qu’elle-même. Colinet écrit du tableau, La Parabole:
«La maison blanche est toute noire. La maison noire
est toute blanche. Elles ont le génie de se ressembler.
Elles vivent l'une dans l’autre. Elles retiennent de fortes
étoiles. Elles ne se déplacent jamais.» Lecomte écrit
d’un autre tableau, La Cascade: «Même l’absence d’un
pas dans l’ombre de son paysage se matérialise»; c’est
ainsi que, mieux qu’une analyse ou une explication, le
langage peut ne pas nous décevoir.
*
Les images peintes sont invisibles, ne peuvent être
connues si l’on regarde les produits colorants avec les­

220
quels elles ont été peintes. Ces produits, la «matière»,
n'acquièrent aucune nouvelle caractéristique matérielle
lorsqu'ils ont été manipulés par un peintre, sauf de
perdre tout intérêt, de perdre leur apparence effective
pour ne laisser apparaître que l'image de la pensée. Il
faut donc n'accorder aucune attention à la «matière»
si l’on désire savoir vraiment à quoi elle a servi.
*
Si des images posent des «problèmes», qu’il s’agisse
par exemple de savoir comment montrer un nuage, une
chaise..., comment disposer des maisons, etc., nécessai­
rement, ces «problèmes» sont résolus au moment où le
peintre se heurte aux «matériaux». Son travail s’achève
avec la connaissance de l’image. Quant au labeur qui
consiste à utiliser la toile, la colle, les pinceaux et autres
instruments, il n’est que la naissance d’un contact, il
n’est que mise en page.
Avec l’esthète, Magritte n’a de commun que l’emploi
des mêmes techniques qui ne peuvent lui donner que
ce que l’orthographe donne à l’écrivain, que ce que le
métal donne au forgeron. Scutenaire écrit avec beaucoup
de bonheur: «Magritte est un grand peintre. Magritte
n’est pas un peintre. » Et ailleurs : « Il n’a pas eu le désir
de servir la peinture mais d’en user comme instrument
de connaissance. » Aussi, pour Magritte, la peinture est
un ennui dans le sens où elle correspond seulement à
l’utilisation de matériaux indifférents; et la peinture est
un enchantement parfait dans le sens où elle permet de
communiquer la poésie qui n’est ni lyrique, ni burlesque,
ni ésotérique, mais qui est lucide et nécessaire. L’évi­
dence de la pensée offre d'infinies possibilités que Ma­
gritte recherche depuis son premier tableau. Ce qu’il
nomme si parfaitement le «mystère» est ainsi évoqué.

221
Sans les images, il resterait ignoré et perdu. « Le mystère
n’est pas une des possibilités du réel; le mystère est ce
qui est nécessaire pour qu’il y ait du réel.»
Le mystère nous saisit. Il n'est pas à «saisir» comme
quelque chose que l’on pourrait étudier plus ou moins
tranquillement.
Les images peintes qui évoquent le mystère ressem­
blent au monde non compris comme « spectacle ». Un
« spectateur » se croit « hors du monde » comme le rê­
veur, sachant qu'il rêve, se croit hors du rêve.
Il n’est pas possible d’être saisi par le sentiment du
mystère si l’on rêve ou si l’on sait que l'on rêve. L’évo­
cation du mystère arrête le mouvement habituel de la
pensée qui imagine des interrogations et des réponses
plus ou moins indifférentes.
Le mystère n’implique aucun sens correspondant à de
l'optimisme, ni aucun non-sens lié à du pessimisme. (Le
mystère n'a ni un sens, ni un non-sens, puisque sens et
non-sens sont définissables.)
Les images peintes qui évoquent le mystère affirment
la beauté de ce qui n'est ni sens, ni non-sens; cette
beauté se distingue de la beauté de la sagesse et de la
raison. Elle comprend la diversité mêlée de bien et de
mal sans que cette diversité en soit niée au profit d'une
harmonie totale; cette beauté accuse au contraire les
contrastes. La lumière et l'ombre ri appartiennent plus
à un monde systématisé, régi par des lois abstraites,
elles sont unies dans un ordre qui évoque le mystère
de la lumière et de l'ombre.
L’évocation du mystère ri est pas à confondre avec
un «moyen » d’arriver à une fin telle que, par exemple,
« ce point où cessent les contradictions » donné par An­
dré Breton comme étant le but suprême à atteindre.

222
L’évocation du mystère ne fait renoncer à rien de contra­
dictoire et doit être distinguée d’une forme d'apaisement
esthétique. La beauté du mystère ne s'accorde pas à de
l’hésitation intellectuelle. Cette beauté restitue à la lu­
mière et à l'ombre ce qu'elles ont de violemment contra­
dictoire (qui disparaît de la pensée qui rêve ou qui sait
qu elle rêve).
Les systèmes vivent dans le monde des rêves et dans
l’irréel. Le mystère, réfractaire aux exigences de tout
système, ne peut qu être évoqué par l'accomplissement
de l’acte essentiel de la pensée : celui de ressembler au
monde et à son mystère.
Le peintre peut oublier le tableau achevé qui est entré
déjà dans un passé dont l’avenir ne peut rien attendre.
D'autres images, inconnues encore, viendront affirmer
leur pouvoir.
Moyen de connaître, la poésie aide à vivre dans le
mystère où nous existons; elle n’aurait qu’une valeur
très relative si elle n’était qu’une joie pour les sens et
pour l’esprit.
*
Les « critiques d’art », écrivant du « génie » de Raphaël
ou de Gauguin, tentent de prouver une supériorité techni­
que, physique de ces artistes sur d’autres qu’ils estiment
moins adroits, moins féconds. Le génie de la peinture
de Magritte est d’une autre sorte, il est comme un fait,
comme un état sans valeur comparative; il ne qualifie
que l’exactitude de la pensée et ne qualifie ni une ma­
nière de peindre ni un pouvoir inventif. « Comment mon­
trer un verre d’eau dans un tableau, de manière qui ne
soit ni indifférente, ni fantaisiste, ni arbitraire?» Le
génie de la peinture de Magritte est reçu comme une
évidence parfaite qui permet au poète de peindre seule­
ment ce qu’il faut, sans que la fantaisie soit possible,
de telle manière que l’image et la pensée coïncident.
Comment une image pourrait-elle être «meilleure»
ou «moins bonne» qu'une autre image, si ces deux
images évoquent le mystère? et comment une image
«célèbre» pourrait-elle mieux rendre attentif qu’une
image moins connue ? Se permettre une admiration ainsi
nuancée pour deux images qui, bien que différentes,
évoquent le mystère, est préférer des goûts et des cou­
leurs au pouvoir d’avoir des préférences.
Parfois l’évidence des images est traduite comme un
«choc» subi par celui qui les regarde; ce mot facile
gênerait moins peut-être si on le qualifiait de permanent.
Quant à la naissance de l’image, par l’inspiration du
peintre, elle ne peut dépendre d’une méthode systémati­
que; l'image est connue spontanément, elle surgit invo­
lontairement même si une recherche patiente qui la
sollicitait l’avait précédée. Magritte possède un dessin
où La Folie Almeyer reste à l’état de recherche; les
racines de la tour n'y sont encore qu’une forme impré­
cise. Donnons aussi l’exemple des Vacances de Hegel',
«J'ai commencé par dessiner beaucoup de verres d’eau
avec, toujours, un trait sur le verre; ce trait, après le
centième ou le cent cinquantième dessin s’est évasé et
a pris la forme d’un parapluie qui a été placé ensuite
dans le verre et, pour finir, sous le verre. J’ai pensé
ensuite que Hegel aurait été très sensible à cet objet qui
a deux fonctions opposées: à la fois repousser l’eau et
la contenir. Peut-être aurait-il été charmé ou amusé, et
j’appelle ce tableau: Les Vacances de Hegel.»
*
Si une image simple est compliquée à plaisir, elle
répond davantage à un souci de fantaisie qu’à la liberté

224
attentive à une nécessité pour l’esprit. Ainsi, une porte
creusée d’une ouverture qui permet d’entrer et de sortir,
est à la fois simple et complexe. Il n’est pas question
de compliquer cette image par une surcharge de circons­
tances indifférentes, tout juste bonnes à satisfaire un
goût de la boursouflure; il n’est non plus pas question
de suspendre cette image à un aéroplane ou au plafond
d’une chambre...
*
Au détriment de la « manière » qui, dans les tableaux
de Magritte est simplement parfaite, il n’est question
que de montrer le monde; il est question de le donner
pour lui-même et non pour les «qualités» qui le rendent
habituel et l’empêchent d’être vu, d’être connu. Avant
d’être utilisés, la chaise, le réverbère, le nuage sont
ignorés par les foules et par l’homme. Avant de servir
au repos, à l’éclairage de la voie publique, à la fabrica­
tion de la pluie, ces figures du monde sont d’abord la
chaise, le réverbère, le nuage. Les tableaux de Magritte
révèlent cette évidence simple et ignorée. «L’art, pensait
justement Hegel, se dégrade en imitant le naturel et le
psychique; il n’a pas à imiter le monde, mais à le révé­
ler. »
Le sorcier, huile, 1936.
(Galerie Isy Brachot)
À l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Magritte se lie
d’amitié avec de jeunes écrivains et organise, pour son profes­
seur Georges Eekhoud, une manifestation de soutien à l’occasion
de laquelle il réalise un des quatre tableaux qui seront offerts.
(Portrait de Georges Eekhoud. huile, 1920 ; Archief en Muséum
voor het Vlaamse Cultuurleven, Anvers).
Avec Georgette.
(Galerie Isy Brachot)
Le rendez-vous de chasse, 1934.
E.L.T. Mesens, René Magritte, Louis Scutenaire. André Souris, Paul
Nougé, Irène Hamoir, Marthe Nougé, Georgette Magritte.
Photomontage paru dans La révolution surréaliste, n° 12, 1929.

Du coin supérieur gauche, dans le sens des aiguilles d’une


montre : Maxime Alexandre. Louis Aragon, André Breton, Luis
Bunuel. Jean Caupenne. Paul Eluard, Marcel Fourrier, René
Magritte, Albert Valentin, André Thirion, Yves Tanguy, Georges
Sadoul. Paul Nougé, Camille Goemans, Max Ernst et Salvator
Dali.
Lettre aux Scutenaire. 1948.
Couverture du Bulletin international du Surréalisme, n° 3, 1935.
Vers 1953, de gauche à droite : Louis Scutenaire et sa saur, Marcel
Mariën, Georgette et René Magritte, Irène Hamoir.
(Archives Marcel Mariën)
POSTFACE
d’Eric Clémens

CECI N’EST PAS UN MAGRITTE


ou de la ressemblance

Le titre provoque la dissociation

Ni clin d’œil, ni paradoxe, ce titre, «Ceci n’est pas


un Magritte», parodie-t-il l’énoncé célèbre du peintre
parce que son dispositif serait le même? Les mots «Ceci
n’est pas une pipe», on le sait, furent écrits en grandes
lettres dans la partie inférieure d’un tableau - dont il
existe d’ailleurs plus d’une version avec ou sans inscrip­
tion - qui figure dans sa partie supérieure le dessin
d’une pipe.
En cause, dans la peinture comme dans l’écriture de
René Magritte, sans hésiter, sans transiger, sans jamais
abdiquer, la représentation. Dès 1929, dans un texte à
la fois matriciel et hybride (des dessins et des phrases
s’entrecoupent), Les mots et les images, il écrit: «Tout
tend à faire penser qu’il y a peu de relation entre un

235
objet et ce qui le représente». On le sait, les mots ne
sont pas les choses, mais l’opération commune de la
représentation consiste à imaginer un entre-deux qui les
relie, un medium mental : les images, par leur reproduc­
tion des choses, les re-présenteraient auprès des mots.
Or, l’énoncé négatif disposé sous l’image (d’une pipe)
par Magritte barre cette voie: il affirme que les images
ne ressemblent pas aux mots. Peut-être pour mieux res­
sembler aux choses?
Michel Foucault, dans un article célèbre ', tenta de
démonter ce dispositif, d’en déceler toutes les implica­
tions, qui n’entraînent aucune contradiction puisque, en
toute rigueur, il n’y a de contradiction qu’entre deux
énoncés, non entre une image et un énoncé. Le calli­
gramme des mots dessinés par Magritte - «Ceci n’est
pas une pipe», dans le rectangle de la toile, est vu de
prime abord en tant qu’imagé d’un texte - a pour effet
de supprimer, d’effacer, de faire disparaître tout lieu
commun entre texte et image, entre le graphisme et la
plastique. De même, les titres, hors du tableau, empê­
chent les identifications, qui reproduisent les automatis­
mes de la pensée familière, usuelle et usée. Ils libèrent
l'image, ils la séparent des habitudes du sens. Alors que
l’abstraction d’un Kandinski congédie, selon Foucault,
la «vieille équivalence entre similitude et affirmation»,
c’est-à-dire la représentation identifiant l’image et le
sens pour assimiler les choses et les mots, la figuration
de Magritte, en une tout autre stratégie, la dissocie:
l’image de la pipe est écartée de son mot à l’intérieur
d’un même cadre. Le peintre cherche à relever la pein-

1 Paru d’abord dans Les Cahiers du Chemin (Paris, NRF, janvier


1968), repris en petit volume chez Fata Morgana, Montpellier, 1973.

236
ture et pour ce faire il poursuit la ressemblance, mais
sans qu’aucune affirmation ne puisse lui être associée.
Grâce à la négation contenue dans la phrase, non seule­
ment la pipe n’est pas une chose ou une idée, mais
délivrée de toute attache, elle est une «ressemblance
nuageuse». Bref, la peinture de Magritte ne renverrait
qu’à elle-même, et Foucault la. déchiffre comme auto­
référentielle. Puisque les similitudes n’affirment rien
(d’extérieur, référent dont elles donneraient le sens re­
connaissable, partant la représentation), elles devien­
draient autonomes.
Sans doute cette interprétation est-elle marquée par
un certain formalisme, prôné à l’époque sous l’influence
du Nouveau Roman ou de la Nouvelle Critique. Pareille
conception semble datée, même si cela ne la réfute pas
pour autant : les enjeux de la forme, derrière le renvoi
de l’œuvre à elle-même, restent indissociables de la
question de l’art ou de la littérature. Mais justement,
quels enjeux? Car il est douteux que Magritte se soit
contenté de cette interprétation de l’œuvre comme forme
autonome : deux ans plus tôt, il avait écrit à l’auteur des
Mots et les choses et lui avait envoyé parmi d’autres
une reproduction de «Ceci n’est pas une pipe» avec ce
commentaire au dos : « Le titre ne contredit pas le dessin ;
il affirme autrement.» Casser la similitude, dénouer l’il­
lusoire communauté des mots et des images, comme
celle des mots et des choses, libérer l’espace pictural
de toute usure, ces opérations, parmi d’autres, ne sont
pour Magritte que des recherches d'une autre affirmation
pour un autre rapport au monde : une pensée. Le flotte­
ment ne signifie en aucun cas l’enfermement. Si la repré­
sentation échoue à renvoyer à la chose par la similitude,
si les similitudes se multiplient sans identification immé­

237
diate et ne suppriment pas les différences, sont-elles
pour autant une ressemblance vide, auto-référée ? Fou­
cault a raison sur ce point que la ressemblance est disso­
ciée de l’affirmation - l’image d’une pipe ne permet
pas d’affirmer la représentation en mots de son objet.
Mais la dissociation n’est pas une annihilation, pas mê­
me une autonomisation; elle ne cherche au contraire
qu’à favoriser le surgissement de la ressemblance - mais
à quoi? - pour la pensée d’une autre affirmation — et
laquelle?
Avant toute chose, la ressemblance n’est pas la simi­
litude. «Le langage familier, remarque Magritte lors
d’une conférence donnée à l’Académie Picard en 1959,
nomme ressemblance ce qui n’est que similitude». La
similitude de deux gouttes d'eau sera toujours relative,
partielle et graduelle. Tandis que la ressemblance n’est
pas un rapport entre deux choses ou deux mots qui les
désignent. «Ressembler, c’est un acte, et c’est un acte
qui n’appartient qu’à la pensée. Ressembler, c’est deve­
nir la chose que l’on prend avec soi. Seule, la pensée
peut devenir la chose qu’elle prend avec soi. Cette
chose s’appelle connaissance. (...) La ressemblance
c’est la pensée qui devient connaissance immédiate,
sans modifier la connaissance immédiate. » Si quelques
phrases devaient manifester la peinture de Magritte,
celles-ci pourraient à tout le moins nous initier à son
énigme. Car l’action de la ressemblance, l’exigence de
la pensée, la connaissance avec la chose, se trouvent
triplement affirmées au départ de son art. «Le “com­
ment peindre”, conclut la conférence, consiste en une
science de la peinture qui permet de faire une descrip­
tion exacte de la ressemblance, c’est-à-dire une image
picturale de la ressemblance.» Qu’est-ce à dire? Que

238
l’image n’est pas d’un objet, mais de la ressemblance
elle-même ? Littéralement.
Revenons un instant à notre titre. « Ceci n’est pas un
Magritte» renvoie d'abord à l’évidence: ce livre, ces
écrits choisis de Magritte, ne sont pas «un Magritte»,
pas un tableau de ce peintre. Pouvons-nous pourtant les
lire, à l’instar des titres en bas des tableaux, comme en
dessous de son œuvre peinte? Sans doute, à condition
justement de ne pas les lire en tant que ce dessous
donnerait le sens et indiquerait l’objet de cette œuvre,
telle chose ramenée à son référent ponctuel. Comme
placés en soubassement de l’œuvre peinte de Magritte,
ces écrits ne lui ressemblent pas et lui ressemblent ou
plutôt contribuent à instaurer la ressemblance dissociée
d’une affirmation altérée. Ils devraient seulement favori­
ser le flottement de ses images, dans la multiplication
de leurs métamorphoses, et la formation, en abyme,
d’une autre affirmation. Des premières, les images de
la ressemblance, nous ne pourrons pas traiter directe­
ment: ceci n’est pas un Magritte; de la seconde, l’affir­
mation du monde, nous avons à risquer quelques
prolongements: ceci est d’un Magritte.
Pour le reste, dès 1938, à quarante ans, dans Ligne
de vie, le peintre a (im)parfaitement saisi ses propres
procédés, ses mises en œuvre des choses dans les images
et la règle vide des titres qui permet le jeu de leur
ressemblance :
La création d’objets nouveaux; la transformation
d’objets connus; le changement de matière pour cer­
tains objets; un ciel de bois, par exemple; l’emploi
des mots associés aux images ; la fausse dénomination
d’une image; la mise en œuvre d’idées données par
des amis; la représentation de certaines visions du

239
demi-sommeil furent en gros les moyens d’obliger les
objets à devenir enfin sensationnels.
Paul Nougé, dans « Les Images défendues », note aussi
que
les titres de mes tableaux sont une commodité pour
la conversation et qu’ils ne sont pas des explications.
Les titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent
aussi de situer mes tableaux dans une région rassurante
que le déroulement automatique de la pensée leur trou­
verait afin de sous-estimer leur portée...
*

L'image isole la division

Deux principes ont orienté le choix de ces textes tirés


des Écrits complets, dont l’édition fut établie et annotée
admirablement par André Blavier2. Le premier est avant
toute chose de privilégier la pensée de la peinture (d’où
le titre du volume : Les mots et les images) ; le second,
de restituer, au moins en guise d’exemple, les différentes
formes d’interventions verbales ou écrites (manifestes,
tracts, interviews, aphorismes, scénarios, dialogues, écri­
tures collectives, lettres, propos et, bien sûr, articles) du
peintre. S’agissant de leur évaluation d’ensemble, ce
qu’a écrit André Blavier dans son Introduction s’impose
par sa lucidité: «Non plus que Magritte penseur (pen­
seur souvent mal armé, mais obstiné, tatillon, primaire

2 Paris, Flammarion, 1979, 761 p. Il a été impossible, dans le cadre


de la présente édition, de restituer les notes abondantes de Blavier.
Cependant aucun texte de Magritte lui-même n’a été amputé. Son
style de pensée et donc sa pensée elle-même devraient surgir intacts
aux yeux des lecteurs.

240
certaines fois, génial à d’autres, émouvant toujours et
peut-être plus sincèrement “engagé ” en sa quête existen­
tielle que bien des philosophes professionnels mieux
diserts, acharné à préciser l’expression - surtout à partir
de l’année 1954 qui marque chez lui un tournant, un
tourment évident à dire l’ultime, le traître mot: l’indici­
ble), non plus donc que ce Magritte penseur, ou philoso­
phe ingénu (fil s’efforçant de recomposer la trame), le
Magritte écrivain n’est nullement négligeable. Si ce
n’est, il va de soi, au regard du Magritte peintre de la
Pensée (tout au moins de la sienne prétendant, avec
modestie, à l’Absolu), du Magritte en pleine possession
du «métier» comme l’écrivain, dira-t-il, doit l’être de
la syntaxe: verbe, sujet, complément...»
Rien ne remplacera le défi aux conventions de l’art
qu’aura été sa pensée peinte de la peinture ou mieux sa
peinture pensante de la peinture. Le langage verbal ne
serait-il pas le seul à pouvoir parler de lui-même? La
peinture de Magritte en constitue le démenti vivant. Mais
le penseur en langage pictural, précisément parce qu’il
aura gagné son défi, aura montré aussi qu’aucun langage
ne suffit. Si le réel échappe à la représentation, c’est-
à-dire à l’assimilation, et si un langage ne se réduit
jamais à la représentation - double faille au départ de
tout désir de dire, de peindre, d’inventer ou même de
savoir -, le moins à faire consiste à multiplier les langa­
ges. Nous l’avons vu, le titre, en bas du tableau, entre
dans cet exercice. Et les écrits, en marge des tableaux,
de même. Magritte écrivain nous aide à multiplier notre
vision, notre lecture, de Magritte peintre : les deux s’ef­
forcent de penser. Et penser affronte la différence entre
langage et réel par la mise en jeu de la différence entre
les mots et les images, entre le langage pictural et le

241
langage verbal. Ceci n’est pas un Magritte, mais ceci
est d’un Magritte, parmi d’autres, et qui ne cessent de
se renvoyer, de nous renvoyer l’un à l’autre... Bien en­
tendu, l’écriture ne révèle l’insuffisance de la peinture
que pour révéler sa propre insuffisance. Aucun langage
ne comble un autre, il n’y supplée qu’au prix d’un
nouveau renvoi hors de lui-même. Et si quelque chose
passe entre eux comme entre nous et le monde, sans
doute n’est-ce grâce qu’à cet échange et cette sortie de
soi des langages...
Ce qui paraît d’autant plus vrai que Magritte, non
seulement écrivit énormément, non seulement accorda
à ses titres de tableau une importance considérable, où
Paul Nougé le premier, non le seul, prit sa part, mais
en outre écrivit à propos des titres. Un pas de plus : un
langage ne supplée pas qu’à un autre langage, il se
supplée déjà à lui-même. «Nous pensons», répond-il à
Chavée qu’on ne s’étonnera sans doute pas de voir effa­
rouché par un tract intitulé L'Imbécile, «que le titre a
énormément d’importance, car il tient lieu d’un program­
me; les malentendus semblent s’aggraver, et l’on ne
peut être trop précis. » Cette précision du titre ne vaut
cependant ni comme explication, ni comme illustration,
elle est poétique. Né d’une «illumination analogue»3,
le titre surprend, il permet à l’image d’apparaître à son
tour, autrement. La précision poétique du titre au tableau
introduit une relation qui «ne retient des objets que
certaines de leurs caractéristiques habituellement igno­
rées de la conscience»...

’ Paul Nougé, Histoire de ne pas rire. « Magritte à travers tout le


reste», «Toujours l’objet», Lausanne, L'Âge d’homme, 1980, p. 238.

242
Nous voilà malgré tout renvoyés aux tableaux. Com­
ment rendre l’«objet» à lui-même? Par l’image dont
l’étrangeté nous le fera paraître isolément (voire idiote­
ment) : « ce ne sont pas, écrit Nougé4, ses propriétés
intrinsèques qui permettent de définir cet objet, mais
bien la seule possibilité, qui est la sienne, d’occuper
isolé, c’est-à-dire dégagé non seulement de ses rapports
matériels, mais aussi de ses rapports intellectuels ou
affectifs normaux, la conscience du peintre. » Tel L’uni­
vers mental, un tableau de 1958, décrit par Magritte lui-
même : « Cette femme regarde sa main et ne la perçoit
que dans son propre univers mental. Nous ne percevons
ce tableau (paysage, femme, pierre) que dans notre uni­
vers mental. Leur vie propre nous échappe. » Ou encore :
l’image n’est pas seulement surréelle (mais Magritte a
fini par se défier du mot « surréalisme ») ou étrange par
la main vide dans laquelle semble se mirer une femme
nue prise entre les seuls objets élémentaires, terre et
pierre, air et mer, le titre, encore plus, disloque les
apparences et les similitudes, la représentation qui pour­
rait malgré tout, moyennant quelques remaniements, être
induite, car il imprime la vision dans un cadre mental
en même temps qu’il supprime toute référence simple
et directe. Mais non toute ressemblance, redoublée au
contraire, précisément réfléchie, sans qu’un réfléchissant
(miroir matériel ou spirituel) intervienne pour marquer
l’antérieur et le postérieur ou l’intérieur et l’extérieur.
Aucun spectacle n’est placé en face d’aucun spectateur,
il n’y a qu'un monde, univers sans autre limite que ce
creux, de la main et de la vue, des langages (des images
et des mots) et des corps (« mentaux » du peintre, de la

4 Op. vit., p. 235.

243
femme peinte, de nous-mêmes), qui lui permet de se
dupliquer, se plier et se replier, se multiplier. Récapitu­
lons, même de manière encore insuffisante, ce jeu au
futur antérieur: les images auront isolé l’élémentaire des
objets dont les mots dissociés auront dit mentales les
images pour instituer leur ressemblance...
La dissociation n’aura empêché que l’affirmation
d’automatismes familiers. Le dispositif de la pensée pic­
turale de Magritte se perçoit désormais dans son déploie­
ment: il comprend les mots, les idées et les «objets»,
mais aussi la conscience, l’habitude et l’ignorance, en
face du pictural et du poétique, de l’élémentaire et du
mental, des images dans leur force d’étrangeté et d’isole­
ment, vers la ressemblance...
Ceci est Magritte, une introduction.
*
Pouvons-nous pénétrer plus avant? Reprenons,
condensons. Soit les mots et les images... Mais pourquoi
partir de là? N’est-ce pas mettre la charrue avant les
bœufs? Quelle est la question? Pour Magritte, la pein­
ture est réfléchie, « préméditée » selon le mot de Nougé,
parce qu’elle met en question le regard, la vue et la
vision, et l’objet. Sans doute est-ce commun à tout pein­
tre, mais ce commun n’est-il pas tenu trop facilement
pour un lieu commun? L’art est-il nécessairement lié,
fût-ce pour la modifier, à la perception? Et Magritte
n’est-il pas, avec Marcel Duchamp, l’initiateur d’un art
non plus « perceptuel », mais conceptuel, où les impasses
de l’art seraient relayées par les actions du langage vers
un art - ou un concept de l’art - élargi ? Voir, percevoir,
concevoir: sont-ils divergents?
La mise en question de la vision classique s’est à
coup sûr radicalisée au fil de l’histoire de la peinture

244
moderne: loin des techniques de la perspective, la lu­
mière et le volume comme le tracement et la couleur
sont venus à l’avant-plan des préoccupations des peintres
au point de devenir apparemment autonomes. Mais ces
développements ne renonçaient pas à l’exploration du
visible, ces radicalisations - impressionnistes, cubistes,
abstraites, gestuelles... - peuvent être considérées au
contraire comme des approfondissements, en quête du
surgissement à l’origine du visible, de sa genèse. Com­
ment se forment la vue et l’objet vu? Cette question
est celle de leur apparition, ou mieux de leur apparaître :
comment se forme notre rapport à l’apparaître, le rapport
de notre corps, voyant et vu, et du phénomène, de la
chose apparaissante ? La peinture loin des justifications
par le beau ou le plaisir, mais près de la jouissance,
touche à cette interrogation philosophique.
Parallèlement, notre société du spectacle télévisuel
diminue notre capacité de regarder, la dilue dans un
défilé visuel uniforme, qui nous entraîne de la satura­
tion à l’indifférence. La crise de l’art, bien antérieure,
marquée par des dizaines de symptômes, tels que sa
mise en cause radicale de la représentation, tels que sa
momification dans la clôture du musée, tels que sa
trivialisation, depuis l’urinoir déposé, en 1917, dans un
lieu d’exposition par Duchamp (un objet n’est-il artisti­
que que parce qu’il est désigné ou consigné comme
tel?), ou tels que sa sérialisation par les techniques de
reproduction, cette crise ne s’est certes pas atténuée.
Rien d’étonnant si certains peintres ont réagi par le
refus du monde de l’art, en tout cas de son marché
centré sur le tableau, choisissant d'intervenir dans et
sur la société, cherchant une autre conception. Les ob­
jets les plus banals ou les actions les plus éphémères

245
ou les propositions les plus minimales ont été revendi­
qués par des artistes - quand ils n’allaient pas jusqu’à
prétendre à l’anonymat.
Tout ceci nous éloignerait de Magritte si ne s’y révé­
lait un affrontement que lui-même a mené bien avant
les autres, Duchamp excepté : non pas seulement la criti­
que des spéculations du marché et des images standardi­
sées, mais la restitution de l’étrangeté des choses, de la
division qu’elles provoquent pour notre vision. N’est-
ce pas le sens du détour par la reproduction d’un même
visage célèbre par Andy Warhol ? ou le sens de la déri­
sion d’une casserole de moules colorée, à l’instar du
drapeau belge, en rouge-jaune-noir par Marcel Brood-
thaers? ou le sens de l’irruption d’éclairages au laser
dans un musée vénérable par Sarkis? Rendus déplacés,
les objets (re)paraissent nous regarder, (re)viennent bri­
ser la frontalité fixe de notre regard. Et cette opération,
toute conçue soit-elle, ouvre en nous à nouveau le sens
du perçu, du vu.
Que la vision se constitue dans la division du sujet
qui regarde par la chose qui le «regarde» (le psychana­
lyste Jacques Lacan parle de la «schize» de l’œil et du
regard5), peut-être est-ce la leçon ou la dissolution,
l’analyse au sens premier du mot, que nous infligent les
artistes conceptuels. Mais c’est, à coup sûr, l’expérience
même que ne cesse de nous faire éprouver René Magrit­
te. Sans renoncer le moins du monde à la mener en
peinture.
De n’avoir pas abandonné le désir de peindre sur une
toile, Magritte nous restitue dès lors plus que le simple

5 Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris,


Seuil, 1973.

246
effet de division venu de l’objet isolé, il pousse celle-
ci jusqu’à l’engendrement de la fiction, du façonnement
de la vision. De quoi s’agit-il ? De ce qui apparaît depuis
la division, depuis l’étrangeté de l’objet pour ainsi dire
sautant au regard d’un sujet du même coup divisé dans
son regard, pour une vision transformée. Une autre affir­
mation du monde. Comment cela?
*

La ressemblance pense le corps au monde

« Il y a du comme dans l’être


Un air de famille un air de rien»
Michel Deguy6

Reprenons encore, répétons, relisons encore ces textes


inclassables de Magritte, ni tout à fait poétiques, ni tout
à fait philosophiques, ni seulement biographiques, ni
seulement historiques et esthétiques, mais à coup sûr
difficiles, incisifs, trop agressifs ou trop distants, tour­
nant ou coupant court, touchant à l’essentiel, précis, et
cependant indéterminés... Que disent-ils encore?
Le peintre pense, il pense par et dans les images qui
ne représentent pas les choses, mais les montrent, les
« ressemblent » en pensée, dans le voir, la vision « menta­
le» divisée. Mais que signifie penser la ressemblance
des choses dans les images précises qui ne les imitent
pas? L’obstacle, encore et toujours, vient de l’habitude
qui croit comprendre les images lorsqu’elle ou parce

6 Arrêts fréquents, Paris, Métailié, 1990, p. 62.

247
qu’elle les reconnaît. Les images ne représentent-elles
pas les choses ? Non, car la représentation est une image
familière, assimilée, que la peinture met en crise pour
voir autrement les choses en images. Les tableaux pleins
d’images de Magritte ne le sont donc jamais d’images
données, reconnaissables. Pour être vues, ces images
sont divisées en elles-mêmes et par les mots - tout
comme elles divisent les mots qui nous divisent, eux,
pour être entendus. Et nous commençons à pressentir
pourquoi : pour mieux penser, voir les images, montrer
les choses en images qui ne sont pas des représentations
identifiées des choses. Voilà pour le moins ce que disent
les mots de Magritte. Et d’ailleurs ses images.
Toujours la ressemblance : nous le savons désormais,
qui n’est pas l’assimilation, la simulation ou la simili­
tude, l’imitation ou la reproduction. Si, selon l’affirma­
tion du peintre lui-même, on ne sait rien de ce que ses
tableaux désignent, comment se montre cette ressem­
blance? Comment peindre ? L’art de peindre nous per­
met un dernier pas, un pas de plus en tout cas : « L’art
de peindre mérite vraiment de s’appeler l’art de la res­
semblance lorsqu’il consiste à peindre l’image d’une
pensée qui ressemble au monde : ressembler étant un
acte spontané de la pensée et non un rapport de simili­
tude raisonnable ou délirant.» Peindre l’image d’une
pensée - ni raison, habitude, adaptation, ni déraison,
délire, rêve - qui ressemble au monde appelle «une
pensée qui surgit » : la ressemblance est celle du monde
pour la pensée dans son surgissement. Et le surgissement
est un devenir visible : « La ressemblance - susceptible
de devenir visible par la peinture - ne comprend que
des figures comme elles apparaissent dans le monde :
personnes, rideaux, armes, astres, solides, inscriptions,

248
etc., réunies spontanément dans l’ordre où le familier
et l'étrange sont restitués au mystère.» Le mystère, nul­
lement insondable, est celui du monde et de ses coappa-
raissants. Et il n’est pas le merveilleux ou le fantastique
(ou le « surréel »), les images ne sont pas les symboles
ou les métaphores d’un message «mystérieusement» ca­
ché. Le mental ne tend au « supramental » que suivant
l’accent le plus réel. Le mystère n’est tel que de l’invisi­
ble «réalité» du monde, une «réalité» que la peinture
n’a qu’à «décrire» selon la plus stricte ressemblance:
« Le “comment peindre” se soumet alors à la description
exacte du monde visible compris dans la ressemblance.
Cette description picturale - incompatible avec de la
fantaisie et de l’originalité - consiste à étendre des cou­
leurs sur une surface de telle sorte que leur aspect effectif
s’éloigne et laisse apparaître une image de la ressemblan­
ce. » La ressemblance n’est pas l’« aspect effectif» des
formes et des couleurs, mais, à travers la description
exacte de l’étrange isolé, l’image de la ressemblance.
Les figures doivent devenir l’image même du monde.
L’image n’est pas le contour codé des choses, mais elle
doit se faire restitution du monde, de sa ressemblance
qui est le seul «sens». Le sens du monde commence
ainsi: «Le sens du monde, c’est l’impossible pour la
pensée possible. »7 La pensée possible, habituelle, est

7 En écho, cette remarque du philosophe Jean-Luc Nancy dans son


livre Le sens du monde : « À plus d’un égard, le monde du sens finit
aujourd’hui dans l’immonde et le non-sens. Il est lourd de souffrance,
d’égarement, de révolte. Tous les « messages » sont épuisés, d’où qu’ils
semblent provenir. C’est alors que resurgit, plus impérieuse que jamais,
l'exigence de sens qui n’est rien d’autre que l'existence en tant qu’elle
n’a pas de sens. Et cette exigence à elle seule est déjà le sens, avec
toute sa force d’insurrection» (Paris, Galilée, 1993, p. 20).

249
celle des significations données ou des représentations
reconnues. Si le sens du monde, à tous les sens du mot
sens, depuis le plus tactile, n’est autre que son existence,
l’image à faire voir est celle de la ressemblance à son
existence. Le monde offre son mystère à qui peut « dé­
crire » sa ressemblance : l’image (mentale) de son phéno­
mène, de son physique mouvement d’apparaître.
Penser, penser en peinture fait exister la ressemblance
du monde: «La pensée ressemble au monde. L’acte
essentiel de la pensée est de ressembler au monde. »
Faire le voir pour faire voir le monde dans son image
de ressemblance, faire voir l’apparition du monde dans
sa ressemblance, dans sa renaissante apparence (qui ne
s’oppose à aucune essence cachée ou profonde), littérale­
ment dans sa nature (du latin nasci - naître) phénoména­
le (du grec phainesthai — apparaître), voilà la pensée
picturale dans son devenir qui ne peut que devenir le
même, le rassemblant de la ressemblance, du monde...
*
Voilà pourquoi Magritte ne renonce pas à la figura­
tion : mais à condition de fracturer les images, d’achever
leur dissociation des idées et des sentiments, pour mieux
les ouvrir au monde. Tout le reste est donc peinture,
n’est plus énonçable, devient « mystère » pour le discours
des « écrits ». La ressemblance annoncée ne traverse les
images peintes, ne se fait voir à travers elles que dans
les tableaux de Magritte. Ceci n’est pas un tableau.
Nommer la ressemblance revient à l’identifier, donc à
la manquer. Par contre peindre l’image de la ressemblan­
ce met en jeu le tracement qui déplace les similitudes,
qui défait les figures et divise le regard, qui ouvre le
visible du monde à la ressemblance. « Comment peindre
des images qui n’invitent pas la Pensée à se distraire,

250
à se nier par des occupations étrangères à la Pensée?
Je ne connais qu’une seule conception de l’art de peindre
qui réponde à cette question, celle qui me fait veiller à
peindre des images qui montrent les choses du monde
dit réel de manière à ce qu’elles ne correspondent plus
à des idées ni à des sentiments.» Il n’y a rien à représen­
ter ou à questionner, il n’y a qu’à montrer la «chose
même », après avoir « réduit » les obstacles des idées et
des sentiments : en somme. Magritte accomplit en pein­
ture l’exigence - «vers la chose même !» - de Husserl,
le fondateur de la phénoménologie. «La pensée, une
étoile, une table, c’est le Mystère qui ne pose pas de
questions. »
Le mystère, le sens du monde comme existence à
découvert dans la ressemblance, d’où surgirait-il sinon
du corps au monde montré dans son impossible représen­
tation ? Soit Les liaisons dangereuses, un tableau com­
menté par Max Loreau1 . Il montre une femme nue au
corps entrecoupé par le miroir qu’elle tient et qui réflé­
chit de façon discordante l’arrière de son corps. Le mi­
roir joue le rôle d’une toile, le tableau correspond bien
à une peinture de la peinture. Mais ce n’est que pour
donner l’image mentale du peintre, sa vue de la vue. Et
que ressort-il de ce face-à-face entre un modèle vu et
son image dans un miroir retourné? «Le corps, écrit
Loreau, ne s’identifie plus à la vue directe qu’on en a.
Il est écart et discordance, et cet écart est l’entre-deux
tenant ensemble et rapportant l’une à l’autre la vue et
la vue de la vue; comme tel il est l’intervalle qui tient
en regard l’un de l’autre un regard et un regard sur ce

1 Le corps en représentation, in La peinture à l’œuvre et l’énigme


du corps, Paris, Gallimard, 1980, pp. 254-269.

251
regard et fait qu’ils sont un seul et même regard - la
vue. » Autrement dit, ce tableau représente le corps irre­
présentable puisqu’il le montre comme écart, fragment,
désaccord (à y regarder de près, la figure dans le miroir
ne concorde pas avec la figure qui tient le miroir). Les
liaisons dangereuses donnent une façon de montrer le
monde et plus encore ce qui nous met au monde, le
corps, mais sans représenter un corps concordant, adé­
quat, identifié: seulement un corps divisé, irréfléchi,
impossible. Le corps du désir et de la jouissance.
L’image donne une ressemblance du monde lors­
qu’elle n’est pas assimilable. Elle ne relève d’aucune
représentation reconnue, parce qu’elle exige un façonne­
ment de notre approche des choses par l’expérience du
corps à l’œuvre.
*
Simplifions. Magritte aura dévoilé dans ses écrits
l’exigence qui taraude sa peinture: ne pas s’aveugler,
ne pas s’illusionner devant les représentations données.
En même temps, il n’aura jamais cédé sur son désir de
peindre, de montrer le monde et les choses du monde,
de faire voir des images qui, sans identifier les choses
selon nos usages, nos idées et nos sentiments, nous
surprennent. Les images auront isolé étrangement les
choses pour notre division. Et sa fiction des images en
peinture nous aura offert le sens du monde dans la
ressemblance, la réapparition infinie de son exigence,
sa lumière depuis l’écart du corps.
Ceci n’aura pas été un Magritte, mais un écrit de son
corps à corps.
ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES

1898: Naissance à Lessines (Hainaut), père commer­


çant, deux frères cadets.
1912 : Suicide de sa mère qui se jette dans la Sambre.
1913 : Charleroi, première rencontre de Georgette Ber­
ger, 13 ans, éblouissement réciproque et sépara­
tion involontaire.
1915: Premiers tableaux.
1916-1919: Bruxelles, inscription à l’Académie des
Beaux-Arts, amitié avec son professeur Victor
Servranckx, peintre abstrait, avec qui il travaille
dans une usine de papiers peints.
1920: Nouvelle et définitive rencontre de Georgette
Berger qu’il épouse deux ans plus tard; décou­
verte du mouvement Dada, puis du surréalisme.
1920-1926: Rencontres d’écrivains, E.L.T. Mesens
(avec qui il dirige l’éphémère revue L’Œsopha­
ge en 1925), Camille Gœmans, Marcel Lecomte,
Paul Nougé, Louis Scutenaire, et du musicien
André Souris.
1923: Tableaux abstraits, affiches et dessins publici­
taires.
1925: Le Jockey club, tableau décisif.
1927-1930: Après sa première exposition, départ pour
Paris, rencontre des surréalistes français et de
Dali ; après une exposition de collages, brouille
avec André Breton et retour à Bruxelles.

253
1936: Première exposition à New York; collabore au
journal communiste belge, La Voix du Peuple ;
l’année suivante, exposition à Londres.
1939: Amitié avec Marcel Mariën.
1940: Avec Raoul Ubac, fonde la revue L’Invention
Collective (deux numéros) ; trois mois à Carcas­
sonne.
1943: Période «Plein soleil» ou «Renoir», influence
impressionniste.
1945 : Attaque grossière contre James Ensor dans le
journal du parti communiste.
1948 : Période « vache », trois mois de toiles caricatura­
les.
1952: Le domaine enchanté, fresque murale au casino
de Knokke-le-Zoute.
1952-1956: Dirige une revue sous forme de cartes post­
ales, La Carte d’après Nature.
1954-1967 : Très nombreuses rétrospectives en Belgique,
aux USA et en Hollande.
1956: Prix Guggenheim.
1957 : La fée ignorante, peinture murale au Palais des
Beaux-Arts de Charleroi.
1961 : Collaboration à la revue Rhétorique.
1967 : Mort à Bruxelles.
CHOIX BIBLIOGRAPHIQUE

Magritte René, Écrits complets, édition établie et an­


notée par André Blavier, Paris, Flammarion, 1979,
761 pp.
*
René Magritte et le surréalisme en Belgique, catalogue
commenté par Marcel Mariën, Bruxelles, Musées
royaux des Beaux-Arts de Belgique, 1982.
BLAVIER André, Ceci n’est pas une pipe, Verviers,
Temps Mêlés, 1973.
DOPAGNE Jacques, Magritte, Paris, Fernand Hazan,
1977.
Foucault Michel, Ceci n'est pas une pipe, Montpellier,
Fata Morgana, 1973.
Gablik Suzi, Magritte, Bruxelles, Cosmos Monogra­
phies, 1978.
Hammacher A.M., Magritte, Paris, Cercle d’Art, 1974.
LOREAU Max, La peinture à l'œuvre et l’énigme du
corps, « Le corps en représentation », Paris, Gallimard,
1980, pp. 254-269.
Meuris Jacques, Magritte, Casterman, France, 1988. et
Magritte, Kôln, Benedikt Taschen Verlag, 1993.
Noël Bernard, Magritte, Paris, Flammarion, 1977.
NOUGÉ Paul, Histoire de ne pas rire, « Magritte à travers
tout le reste», Lausanne, L’Âge d’homme, 1980,
pp. 213-303.

255
ROBERT-JONES Philippe, Magritte, poète visible,
Bruxelles, Laconti, 1972.
Scutenaire Louis, Avec Magritte, Bruxelles, Lebeer
Hossmann, 1977.
TORCZYNER, Harry, René Magritte, signes et images,
Paris, Draeger-Le Soleil Noir, 1977.
SYLVESTER, David, Magritte, Anvers-Houston, Fonds
Mercator et Menil Foundation, 1992.
INDEX DES TITRES
ET RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES1

À propos de « L’Univers du Son » (p. 180)


dans Écrits complets, p. 504. (Phantômas, Bruxelles,
n° 15-16, janvier 1960, p. 26.)
L’Art de la ressemblance (p. 201)
dans Écrits complets, p. 655-657. (Fac-similé dans le
Catalogue de l’exposition Magritte, Hanovre, Kestner
Gesellschaft, 1969, p. 10-12.)
« L’art de peindre... » (p. 181)
dans Écrits complets, p. 510. (Dans le Catalogue de
l’exposition Magritte, Paris, Galerie Rive droite, 16
février 1960.)
L’art pur. Défense de l’esthétique (p. 15)
dans Écrits complets, p. 13-20. (Avec Victor Servranckx.
Manuscrit : Bruxelles, Archives de F Art contemporain
en Belgique.)
La Connaissance du monde (p. 215)
dans Écrits complets, p. 704-710. (A. Blavier, dans Écrits
complets, p. 710 : « Ce texte est en quelque sorte le « tes­
tament » agréé de René Magritte. Il a fait l’objet d’une
longue élaboration « en partie double », qu’attestent des
lettres de Magritte à Bosmans s’échelonnant du 9
décembre 1963 au 22 octobre 1965. Le premier état en
était dû à Bosmans, mais, à plus de dix reprises, il fut

1 Les chiffres entre parenthèses renvoient aux numéros de page de cette


édition.

257
réécrit, afin de tenir compte de remarques et de sugges­
tions de Magritte. »)
Discours de réception à l’Académie Picard du 5 avril
1957 (p. 152)
dans Ecrits complets, p. 440-441.
Dix tableaux de Magritte précédés de descriptions
(p. 65)
dans Ecrits complets, p. 175-176. (Bruxelles, Le Miroir
Infidèle, 1946, avec Paul Colinet, Marcel Mariën et Paul
Nougé.)
« L’Empire des Lumières » (p. 141)
dans Écrits complets, p. 422-423. (Manuscrit : Bruxelles,
Archives de l’Art contemporain en Belgique. Fac-similé
dans le Catalogue d’exposition Peintres belges de l’ima­
ginaire, Paris, 1972, p. 118.)
Esquisse autobiographique (p. 123)
dans Écrits complets, p. 366-368. (Catalogue de l’expo­
sition Magritte, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 8 mai
1954.)
L’Expérience personnelle (p. 31)
dans Écrits complets, p. 43-44. (Le Fait Accompli,
Bruxelles, n°6, juillet 1968.)
La Fée ignorante (p. 139)
dans Écrits complets, p. 418. (Bizarre, bizarre, Paris,
n°3, décembre 1955, p. 44.)
Francis Picabia. La peinture animée (p. 72)
dans Écrits complets, p. 191. (Le Fait Accompli,
Bruxelles, n°78, février 1973.)

258
Georges Braque (p. 36)
dans Ecrits complets, p. 92-93. (La Voix du Peuple,
Bruxelles, 1er décembre 1936, sous le pseudonyme de
Florent Berger.)
Le Graduel de l’Eurêka (p. 103)
dans Ecrits complets, p. 294-300. (La Feuille Chargée,
n°l et unique, mars 1950.)
Hommage à James Ensor (p. 57)
dans Ecrits complets, p. 155-156. (Le Drapeau rouge,
Bruxelles, 20-21 octobre 1945.)
Interview Georges d’Amphoux (p. 158)
dans Ecrits complets, p. 471-474. (G. d’Amphoux, alias
Louis Thomas, « Conversation avec un surréaliste : Les
idées de Magritte », dans Cahiers des Arts, Bruxelles,
1er février 1958, p. 712-714.)
Interview Jean Neyens (p. 193)
dans Ecrits complets, p. 602-605. (J. Neyens, « Inter­
view de René Magritte », dans Le Fait Accompli,
Bruxelles, n° 108-109, mars 1974.)
Interview Pierre Mazars (p. 191)
dans Ecrits complets, p. 599-600. (Le Figaro littéraire,
Paris, 19 novembre 1964.)
Leçon de choses (p. 117)
dans Ecrits complets, p. 335. (Rhétorique, Tilleur-lez-
Liège, n°7, octobre 1962.)
Lettre à André Bosmans de la mi-juillet 1959 (p. 173)
dans Ecrits complets, p. 498.
Lettre à Hornick du 11 mai 1959 (p. 134)
dans Ecrits complets, p. 378-380.

259
Lettre à Michel Foucault (p. 199)
dans Écrits complets, p. 639-640. (Dans Michel Fou­
cault, Ceci n’est pas une pipe, Montpellier, Fata Mor-
gana, 1973.)
Lettre à Rapin du 9 novembre 1956 (p. 144)
dans Écrits complets, p. 427.
Lettre à Serge Creuz (p. 205)
dans Écrits complets, p. 671-672. (Dans S. Creuz, Jour­
nal d’un article pour journal, dans Beaux-Arts,
Bruxelles, n°1166, 6 mai 1967, p. 14-19.)
La Ligne de vie (p. 39)
dans Écrits complets, p. 103-113. (Conférence donnée à
Anvers le 20 novembre 1938.)
La Lutte des cerveaux (p. 94)
dans Écrits complets, p. 287-292. (Le Fait Accompli,
Bruxelles, n°51-53, juin-août 1971.)
Magritte et le cinéma (p. 173)
dans Écrits complets, p. 498 et 500-503. (Lettres
diverses.)
Manifeste de l’amentalisme (p. 74)
dans Écrits complets, p. 221-224. (Le Fait Accompli,
Bruxelles, n°51-53, juin-août 1972.)
La Manufacture de poésie (p. 113)
dans Écrits complets, p. 302-303. (Dans Paul Colinet, Le
cache-sexe des anges. Bruxelles, Les Lèvres Nues, sep­
tembre 1978, p. 70-71.)
Message à la mer (p. 204)
dans Écrits complets, p. 658. (Autographe signé et daté

260
du 17 octobre 1966 dans le Livre d’or de l’opération
Message à la mer, Bruxelles.)
Méthodes (p. 164)
dans Ecrits complets, p. 479. (Dans Propos recueillis par
Maurice Rapin, tract de la Tendance Populaire Surréa­
liste, 13 mars 1958. Repris dans M. Rapin, Aporismes,
Paris, SEDIEP, 1970, p. 22.)
« La mort de Mallarmé... » (p. 120)
dans Ecrits complets, p. 352. (La Carte d’après nature,
numéro spécial, janvier 1954, « Quel sens donnez-vous
au mot Poésie? »)
Les Mots et les images (p. 13)
dans René Magritte, Ecrits complets. Édition établie et
annotée par André Blavier, Paris, Flammarion, 1979, p.
60-61. (La Révolution Surréaliste, Paris, n°12, 15
décembre 1929.)
Paroles datées (p. 145)
dans Ecrits complets, p. 433-437. (Brouillons sacrés,
Paris, n°l et unique.)
Peinture « objective » et peinture « impressionniste »
(P- 68)
dans Ecrits complets, p. 181-183. (Manifestes et autres
écrits. Bruxelles, Les Lèvres Nues, 1972, p. 45-50.)
« La peinture de Max Ernst... » (p. 166)
dans Ecrits complets, p. 482. (Lettre à Patrick Waldberg,
publiée dans P. Waldberg, Max Ernst, Paris, Pauvert,
1958, p. 266 et 268.)
La peinture inutile de M. (p. 118)
dans Ecrits complets, p. 343-344. (Manuscrit.)

261
« La pensée et le langage... » (p. 165)
dans Ecrits complets, p. 480. (Bulletin de la Tendance
Populaire Surréaliste, 2e quinzaine de janvier 1968.)
La Pensée et les images (p. 128)
dans Ecrits complets, p. 374-376. (Catalogue de l’expo­
sition Magritte, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 8 mai
1954.)
« La poésie... » (p. 206)
dans Ecrits complets, p. 686-687. (Fac-similé dans le
Catalogue de l’exposition Het mysterie van de werkelij-
kheid, Rotterdam. Boymans-Van Beuningen Muséum, 4
août 1967, p. 30.)
La Proie pour l’ombre (p. 208)
dans Ecrits complets, p. 696-699. (Le Fait Accompli,
Bruxelles, n°32, février 1970.)
Le Rappel à l’ordre (p. 182)
dans Ecrits complets, p. 526-527. (Rhétorique. Tilleur-
lez-Liège, n°l, mai 1961.)
René Magritte met l’image au point (p. 157)
dans Écrits complets, p. 462. (Propos recueillis par Mau­
rice Rapin, tract de la Tendance Populaire Surréaliste,
14 janvier 1958. Repris dans M. Rapin, Aporismes, Paris,
SEDIEP, 1970, p. 22.)
La Ressemblance (p. 167)
dans Écrits complets, p. 493-496. (Manuscrit de la confé­
rence faite le 11 décembre 1959 à l’Académie Picard.)
Le Rond-carré (p. 116)
dans Écrits complets, p. 333. (Les Lèvres Nues, nouvelle
série, n°2, décembre 1969.)

262
Scénario de film (p. 142)
dans Écrits complets, p. 426-427. (Manuscrit.)
Sens (Brouillon manuscrit du) (p. 133)
dans Écrits complets, p. 377.
Le Sens du monde (p. 121)
dans Écrits complets, p. 363-364. (Catalogue de l’expo­
sition Magritte, La Louvière, Maison des Loisirs, 21
mars 1954.)
Le sentiment du mystère (p. 186)
dans Écrits complets, p. 549-551. (Lettres à André Bos-
mans, Chaïm Perelman et Jacques-Arnaud Penent.)
Sur les titres (p. 80)
dans Écrits complets, p. 259-263. (Manuscrit : Bruxelles,
Archives de l’Art contemporain en Belgique. Fac-similé
dans Opus International, Paris, n°19-20, octobre 1930.)
Sur Paul Delvaux (p. 62)
dans Écrits complets, p. 168-169. (Le Fait Accompli,
Bruxelles, n°101, novembre 1973, sous le titre « Magritte
contre Delvaux et quelques autres ».)
Textes de 391 (p. 28)
dans Écrits complets, p. 27. (391, Paris, n°19, octobre
1924.)
Textes de Œsophage (p. 29)
dans Écrits complets, p. 30-31. (Avec E.L.T. Mesens,
Œsophage, Bruxelles, n°l, mars 1925.)
Les trois tracts (p. 59)
dans Écrits complets, p. 159-161. (Tracts publiés en
1946, avec Marcel Mariën pour « L’emmerdeur » et
« L’enculeur ». Reproduit dans M. Mariën, L’activité

263
surréaliste en Belgique, Bruxelles, Lebeer-Hossmann,
1979, p. 368.)
Un grand peintre inconnu : Permantier (p. 115)
dans Écrits complets, p. 330. (Tract : Bruxelles,
novembre 1952. Repris dans le catalogue de l’exposition
Permantier. Bruxelles, Galerie Brachot, 6 avril 1973.)
« Un jugement sur Part... » (p. 155)
dans Écrits complets, p. 443-444. (Dans André Breton,
avec Gérard Legrand, L'Art magique, Paris, Club fran­
çais du livre, Formes et Reflets, 1957, p. 67.)
Le véritable Art de peindre (p. 87)
dans Écrits complets, p. 273-276. (Le Fait Accompli,
Bruxelles, n°18, mars 1969.)
La Voix du mystère (p. 185)
dans Écrits complets, p. 548. (Rhétorique, Tilleur-lez-
Liège, n°4, janvier 1962.)
TABLE DES MATIÈRES

Préface ....................................................................

Les Mots et les Images


“Les mots et les images” ..................................... 13
L’art pur. Défense de l’esthétique ...................... 15
Textes de 391 ......................................................... 28
Textes de Œsophage ......................... 29
L’Expérience personnelle ..................................... 31
Les mots et les images ........................................ 34
Georges Braque ..................................................... 36
La Ligne de vie ..................................................... 39
Hommage à James Ensor ..................................... 57
Les trois tracts: L’imbécile, l’emmerdeur et
l’enculeur............................................................ 59
Sur Paul Delvaux ................................................. 62
Dix tableaux de Magritte précédés de descriptions 65
Peinture “objective” et peinture “impressionniste” 68
Francis Picabia. La peinture animée .................. 72
Manifeste de l'amentalisme ................................. 74
Sur les titres ........................................................... 80
Le véritable Art de peindre ................................. 87
La lutte des cerveaux ............................................ 94
Le Graduel de l’Eurêka ........................................ 103
La Manufacture de poésie ...................................... 113
Un grand peintre inconnu: Permantier ................. 115
Le Rond-carré............................................................ 116
Leçon de choses ...................................................... 117
La peinture inutile de M........................................... 118
“La mort de Mallarmé...” ....................................... 120
Le Sens du monde .................................................. 121
Esquisse autobiographique ................................... 123
La Pensée et les images ....................................... 128
Le sens................................................................ 133
Lettre à Homick du 11 mai 1959 ................... 134
La Fée ignorante ................................................... 139
“L’Empire des Lumières” ..................................... 141
Scénario de film .................................................... 142
Lettre à Rapin du 9 novembre 1956 .................. 144
Paroles datées ......................................................... 145
Discours de réception à F Académie Picard .... 152
“Un jugement sur l’art...” ..................................... 155
René Magritte met l’image au point .................. 157
Interview Georges d’Amphoux ............................ 158
Méthodes ................................................................ 164
“La pensée et le langage”..................................... 165
“La peinture de Max Ernst...” .............................. 166
La Ressemblance .................................................... 167
Magritte et le cinéma ............................................ 173
À propos de “L’Univers du Son” ...................... 180
“L’art de peindre” .................................................. 181
Le Rappel à l’ordre .............................................. 182
La Voix du mystère .............................................. 185
Le sentiment du mystère ...................................... 186
Interview Pierre Mazars ....................................... 191
Interview Jean Neyens .......................................... 193
Lettre à Michel Foucault....................................... 199
L’Art de la ressemblance ..................................... 201
Message à la mer .................................................. 204
Lettre à Serge Creuz ............................................ 205
“La poésie...” ......................................................... 206
La Proie pour l’ombre .......................................... 208
La Connaissance du monde ................................. 215
Postface .................................................................. 235

Éléments biographiques ......................................... 253

Choix bibliographiques ......................................... 255

Index des titres et références bibliographiques .... 257


ACHEVÉ D’IMPRIMER EN FÉVRIER 2017
PAR SMILKOVPRINT (EU)
René
ChoixMagritte
d'écrits Postface
Les motsD'Ér
et le

Loin de faire appel au rêve et à l’inconscient comme tout


surréaliste qui se respecte, le peintre belge René Magritte
préfère, lui, tirer son inspiration de la réalité la plus tan­
gible. Au moyen d’associations incongrues, il fait basculer
le quotidien dans l’imprévu, le banal dans l’extraordinaire
et propose au spectateur une subversion du sens commu­
nément accepté.

Lorsqu'en 1927 il fait figurer dans ses compositions des


mots peints, il poursuit la même logique et déjoue avec
humour l’arbitraire du langage. Les rapports qui unissent
les objets, leur représentation et leur appellation sont décor­
tiqués au scalpel. Surgit alors une foultitude de questions.
Pourquoi appelle-t-on un chat un chat? Notre connaissance
d’un objet provient-elle de notre faculté à le nommer ou
existe-t-elle en dehors du langage? Quelle différence y
a-t-il entre une pipe et sa représentation ? Autant de ques­
tions qui affranchissent le regard de tout préjugé. Magritte
le magicien permet à chacun d’être curieux et créatif,
d’écarquiller les yeux sur une réalité sans cesse mouvante.

Prix : 10 euros
ISBN : 978-2-87568-333-5
D/2017/12.583/7

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