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Henry Hélène, Malleret Ève. Traduire en français les rythmes de la poésie russe. In: Langue française, n°51, 1981. La
traduction. pp. 63-76;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1981.5098
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1981_num_51_1_5098
TRADUIRE EN FRANÇAIS
LES RYTHMES DE LA POÉSIE RUSSE
Les données
Le traducteur français de poésie russe, partant de son insatisfaction
devant les traductions existantes et de ses propres difficultés à trouver des
solutions dans le domaine des rythmes, en vient à se poser, à un moment ou à
un autre, le problème de la pertinence du calque métrique.
Le seul fait de se poser cette question semble a priori absurde au même
titre qu'une traduction littérale ne pourrait tenir lieu de traduction poétique.
La notion même de calque est, par son littéralisme, antinomique du travail de
la traduction poétique qui est relation différentielle, dialectique à la fois de
deux langues, deux cultures, deux individus.
Mais la nécessité coriace de trouver quelque mesure commune aux vers
russes et français conduit à cette question.
On bute au départ sur les données de la différence phonique et accen-
tuelle des deux langues :
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— le russe est une langue à accent tonique variable,
— le français — à accent final de groupe. Claudel parle de ce « défaut du
français qui est de venir d'un mouvement accéléré se précipiter la tête en
avant sur la dernière syllabe1. »
Corrélativement la versification française est basée sur le syllabisme,
tandis qu'il existe en russe une systématique métrique basée sur les
alternances de l'accent tonique.
On se trouve donc devant une impossibilité de départ : « Aller des vers
toniques à des rythmes syllabiques — ceci est apparemment condamné à
jamais : les accents sont plus forts que le nombre des syllabes2. »
Certes, le problème du choix du mètre en français pour traduire tel mètre
russe en est un parmi d'autres — choix prosodiques, syntaxiques,
lexicaux, etc.. et il n'est pas nécessairement déterminant pour ce qui constitue
l'architecture d'ensemble, le « rythme » du poème traduit (« rythme », ici :
« organisation du sens dans le discours3 »).
Il est moins crucial, sans doute, lorsqu'il s'agit de traduire des poètes
du xixe siècle, dans la mesure où versifier actuellement en français renvoie
presque nécessairement au xixe siècle; à ceci près que l'on risque facilement
de tomber dans une stylisation anonyme et que l'on est confronté aux
subtilités de « l'effet de siècles4 ».
Quand il s'agit de poésie russe moderne, qui le plus souvent conserve
une métrique traditionnelle (quitte à livrer un combat intérieur au mètre), le
traducteur français se trouve devant l'alternative suivante :
— faire des vers libres en français,
— tenter un calque métrique qui risque de n'être pas perçu.
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da! — temno i ponuro
iz opuscennyx glaz vodostocnyx trub. serdce voz'mu,
sljezami okapav,
nésti,
как sobaka.
kotoraja v konuru
nesjot
perjejexannuju poezdom lapu.
Ton corps
je veux le choyer et l'aimer
comme un soldat
raccourci par la guerre,
inutile,
sans personne,
choie sa jambe unique.
Marie
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veux-tu
non?
Alors,
sombre et morne
je prendrai mon cœur
et l'ayant baigné de larmes
je le porterai
comme un chien
qui traîne vers sa niche
sa patte écrasée par un train.
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sur le terrain français. Il n'est pas négligeable de noter que Dobzynski est
poète français et qu'il a utilisé la médiation d'un russisant pour sa traduction.
Que les gens dans les rues
percent la graisse
des triples mentons étages.
Qu'ils fassent de petits yeux
usés par quarante ans d'errance,
et ricanent
devant mes dents
où reste encore
le pain rassis des caresses d'hier.
La pluie en pleurs inonde les trottoirs,
un filou, cerné par les flaques,
détrempé lèche le cadavre
des rues que les pavés ont lapidées.
Et sur les cils gris —
Oui!
Sur les cils où le gel accroche
en glaçons
les larmes qui coulent des yeux —
Oui!
Par les yeux baissés des gouttières.
Ton corps,
J'en prendrai soin et l'aimerai
comme un soldat,
mutilé par la guerre,
inutile.
sans liens,
prend soin de son unique jambe.
Maria —
Tu ne veux pas?
Tu ne veux pas?
Ah!
Il me faudra donc encore,
sombrement,
prendre mon cœur
et le porter dégoulinant de larmes,
comme un chien
ramène vers sa niche
sa patte écrasée par un train.
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Le choix du lexique poétise le texte dans un sens anti-Maïakovskien :
« usés par quarante ans d'errance » : ce mot, soutenu par cette nasale longue,
renvoie à un brumeux cliché poétique, alors qu'en russe il se réfère à un
registre plus trivial, comme souvent chez Maïakovski; le mot « taska » évoque
l'idée de « se trimballer ».
C'est encore la recherche d'une élégance lexicale qui donne :
« comme un chien
ramène vers sa niche
sa patte écrasée par un train ».
L'image est donnée, mais aplanie, parce que rien ne dépasse, rien n'est
rugueux; le choix des assonances l'est également (mutilé/inutile/sans
liens/unique), celles-ci bercent plutôt qu'elles ne réveillent.
La traduction de C. Dobzinski, par rapport à la précédente, présente la
qualité d'être un « beau texte » français, très lisse, qui se « lit » bien, mais
où seules, là aussi, les images passent. Le rythme de Maïakovski est
imperceptible en français.
Or justement sa poétique repose sur le travail de la voix; son vers est
avant tout déclamatoire, il détache chaque mot qui prend une valeur sonore
pour lui-même.
C'est cette mise en relief du mot comme matériau-unité qui manque dans
les traductions françaises où la chaîne syntaxique le noie.
3) La traduction de C. David (Éditions Le Champ du possible) semble la
plus intéressante de ce point de vue :
Dans les rues,
les gens percent le gras de goitre à quatre rangs.
Ils font de petits yeux,
usés qu'ils sont par la frottée de quarante ans, —
et eux de ricaner
devant mes dents
où reste encore
le pain rassis des caresses d'hier.
La pluie pleure sur les trottoirs.
Un filou, trempé, coincé par les flaques,
lèche le cadavre des rues lynché par le pavé.
Mais sur ses cils gris —
Oui!
sur ces cils, stalactites de glace
des larmes coulent de ses yeux —
Oui!
des yeux baissés des tuyaux de descente.
Ton corps,
j'en prendrai soin et l'aimerai,
comme un soldat.
émondé par la guerre,
inutile,
solitaire,
prend soin de son unique jambe.
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Maria —
tu ne veux pas?
Tu ne veux pas!
Ah!
Ça veut dire qu'encore,
sombre et morne,
je prendrai mon cœur
inondé de larmes
pour le porter
ainsi qu'un chien
porte à sa niche
sa patte écrasée par un train.
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pos, les clubs de poésie pullulent, il est rare qu'une soirée amicale ne soit pas
l'occasion de se dire les vers qu'on aime.
Il a existé un phénomène comparable — de lecture publique de masse —
aux Etats-Unis dans les années 60, qui tourne actuellement au « Business ».
J. Roubaud évoque les dangers, les limites de telles manifestations qui peuvent
aboutir à une suppression de la tension requise par l'écoute poétique. Mais
il affirme : « malgré tout j'aime bien! Parce qu'il y a des choses qui finissent
par être complètement privées de toute possibilité d'oreille autre. 6 »
Vues de France, ces manifestations semblent riches de toute façon.
Lors d'une table ronde organisée par la revue Encrages à l'Université
de Paris-vin-Vincennes en mai 1979 sur le thème « Traduction prosaïque ou
traduction prosodique? », le traducteur H. Gobard parle de la « surdité
institutionnelle » des Français, de « la perte d'une sensibilité à une dimension
audio-orale ».
Il n'est pas étranger à ce fait que les poètes actuels aient tendance à
écrire en vers libres qui, par leurs contraintes rythmiques en partie
aléatoires et subjectives, suscitent une réception plutôt visuelle-cérébrale.
(« Puisque la donnée primordiale du vers libre est d'être seulement une
stratégie de coupures, il ne peut pas avoir une existence seulement orale7. »)
Л l'inverse, un poète soviétique de quarante ans, comme Brodski,
continue d'utiliser la métrique classique (en luttant avec elle, bien-sûr, mais en la
conservant); ce qu'on peut lier au fait que la poésie existe pour être dite à
d'autres, devant d'autres, en tout cas réalisée oralement.
Il y a une éthique de la poésie et de son statut dans le contexte culturel
soviétique qui n'a pas d'équivalent en France : il y avait un moralisme
grandiose de Maïakovski pour qui la parole du poète portait une responsabilité
civique, les interventions poétiques publiques de Evtouchenko au moment de
la déstalinisation participaient d'un courage politique, actuellement les
choses se sont déplacées : certains noms — Pasternak, Mandelstam,
Akhmatova sont comme des mots de passe entre amis d'un même cercle, de mêmes
communautés de pensée et qui se reconnaissent dans leurs poèmes, non
seulement parce qu'il y a rencontre d'affinités, goût commun pour la poésie, mais
parce que ces noms représentent des voix singulières qui se sont affirmées
contre une idéologie régnante qui nivelle le langage, et souvent malgré un
pouvoir qui les empêchaient (physiquement) d'écrire ou bien de se faire
publier.
La singularité du talent devient une valeur essentielle dans un contexte
qui l'écrase par principe, et la poésie — comme l'art en général — tient lieu
de signe de ralliement contre un ordre politique, tient lieu même souvent de
religion.
Tout cela constitue des conditions de réception de la poésie très
différentes de ce qui existe en France (où la poésie et l'art ont rarement été l'enjeu
explicite d'un combat politique, la scène est ailleurs — dans les institutions
publiques.)
Ces circonstances expliquent en grande partie pourquoi la voix des poètes
russes se fait mal entendre du public français, même dans les bonnes
traductions.
6. J. RoiiBAtiD, Encrages, printemps-été 1900. Paris-VIII, Rencontre autour des anthologies de poésie
américaine contemporaine, p. 20.
7. J. RoiiBAun. La vieillesse d'Alexandre, Maspéro. 1978, p. 119.
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Pour sortir de ce dilemme, tenter d'échapper à notre « surdité
institutionnelle », on pourrait suggérer — avec le volontarisme que cela peut
comporter puisqu'il s'agit d'aller contre le courant collectif—, non seulement
de multiplier les lectures publiques de poésie, mais aussi de vendre la poésie
à la fois sous forme de livres imprimés et de cassettes magnétiques.
Toute expérience de réalisation sonore donnerait peut-être une chance à
la poésie russe de vivre en milieu français avec son étrangeté.
D'autre part elle permettrait de reculer les limites de notre peu de goût à
dire et à entendre.
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sie, au même titre que le « zinc » et le « robinet », et d'un verbe à l'impératif
(coule! jaillis!), déjà présent au vers trois par le substantif « struja » (l'onde),
et qui, pour une oreille russe, connote toute une culture poétique du début
du xixe siècle, tradition de l'élégie, poésie russe aux sources mêmes de son
jaillissement, lyrisme, chant, musique.
« Poesija : kogda pod kranom
Pustoj, как cink vedra, truism,
To i togda struja soxranna,
Tetrad! podstavlena, — struis'!. »
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position ont charge de définir un « art poétique » de Pasternak9. La
pratique universitaire des « citations allant dans le même sens » est ici complice
d'une falsification plus subtile : on contrefait Pasternak en détournant le
titre de son long poème en vers « Haute Maladie », en découpant, çà et là,
dans l'œuvre de Pasternak des morceaux dont la provenance n'est pas dite —
ce qui peut faire attribuer à Pasternak une pratique démonstrative de la
juxtaposition de fragments. Bien plus, on met en équivalence fonctionnelle des
fragments en prose (« Sauf-Conduit ») et des vers tirés de « Haute Maladie »,
typographiquement assimilés au reste, traduits comme prose et annoncés
comme telle :
« J'ai honte, plus honte chaque jour, qu'en une époque que traversent de telles
ombres, un certain haut mal soit encore nommé poésie.
L'homme est muet, c'est l'image qui parle. Car il est évident que l'image seule
peut se maintenir au pas de la nature.
L'image (...) »
Et ainsi de suite.
En France, Char ou Michaux écrivent ainsi. Rien n'est plus étranger à
Pasternak.
Les seules traductions qui parviennent, en poésie russe contemporaine,
à résister à ce type d'annexion, sont celles où l'on repère une tendance à la
prise en compte des schémas rythmiques-prosodiques de l'original russe, avec
ce que cela suppose, en français, de déplacement du vers libre vers une sorte
de metrické. Et c'est bien là ce qui fait problème. Qu'on examine, par exemple,
la traduction que donne G. Arout du poème inaugural de « Ma sœur la Vie » :
« A la Mémoire du Démon » 10 :
« II venait à la nuit
Dans le bleu des glaciers
Loin des bras de Thamar.
De ses ailes il marquait
Où devait commencer et mugir
Où finir
Le cauehemar. »
En russe :
« Prixodil po nočam
V sineve lednika ot Tamary.
Paroj kryl nameČal
Gde gudeť, gde končaťcja kosmaru ».
Le traducteur dédouble les vers, transforme la strophe, mais il la conserve
comme unité d'inscription de la signification. Elle se construit dans le système
prosodique : Thamar/marquait/cauchemar. Il y a calque syntaxique, mais
aussi calque métrique : l'accent de groupe du français mime le pied anapes-
tique russe : vv — . La versification, en français, est loin d'être canonique :
9. Ibid., p. 194.
10. Sept poètes de la Révolution Russe, Paris, 1945. traduction G. Arout. p. 110.
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la cadence est maintenue grâce à l'élision illicite : « De ses ailes il marquait »,
et grâce à l'aniuïssement du -e- de « cauchemar ». Ce qui importe ici, c'est
l'orientation de la traduction sur le rythme, et une certaine prise en compte
de la métricité du poème russe.
On s'aperçoit en effet que le traducteur ne peut se permettre de
méconnaître le statut de la métrique dans l'organisation rythmique de la poésie
russe moderne. Il ne peut ignorer que, chez presque tous, la métrique s'impose
comme dominante, dans la mesure où elle met enjeu de façon privilégiée la
relation à la tradition.
C'est ainsi que pour Mandelstam, le poème n'existe qu'en tant qu'il
« dialogue » avec un autre poème. Chaque nouveau poème replace dans
l'avenir toute la poésie qui l'a précédé, et le vers est « reconnaissance » de
tous les vers déjà dits. Khlebnikov radicalise une position analogue dans
certains textes où les unités de la métrique et de la prosodie deviennent les
acteurs individualisés d'un débat dramatisé sur les enjeux de l'écriture11.
C'est cette remise en système de données anciennes, déjà formalisées, qui
définit la spécificité de la poésie russe au xxe siècle. Franciser un poème russe,
c'est, le plus souvent, avoir ignoré cette spécificité.
On montrera, par exemple, que la poétique des premiers recueils de
Pasternak se définit avec et contre la métrique. Dans « Ma Sœur la Vie »,
l'écriture est rupture, éclatement, explosion des mots en liberté, mais cette rupture
n'est sentie comme telle que parce qu'elle se donne la tradition comme butée,
dans un seul et même mouvement dénonciation. La référence explicite à
Lermontov, le découpage en cycles et en sous-cycles, les citations en exergue,
la rhétorique maintenue, la régularité du vers syllabo-tonique (presque jamais
démentie), tout ce qui connote le xixe siècle — sémantisent le morcellement,
l'accumulation, la prolifération, la fragmentation lexicales et prosodiques
qui organisent le recueil : sons en échos, éclats de mots, généralisation du
pluriel, dynamisation des sonorités : l'organisation des signifiants n'a de
sens que contenue dans et par le mètre, portée et limitée par lui, affrontée au
langage versifié, son adversaire et son complice :
« Secoue mon âme! Qu'à l'instant toute entière elle déborde et qu'elle écume!
« II est midi dans l'univers! Mais tes yeux, où sont-ils?
Vois! nos pensées, là-haut, se sont figées en une blanche écume
Où se mêlent piverts, aiguilles et pommes de pins, et la chaleur et les nuages 12. »
Cette même strophe, traduite en vers mesurés, ici en alexandrins, peut
donner, par exemple :
« Que ton âme s'émeuve! Oh, qu'elle écume toute!
Le monde est au zénith. Que fais-tu de tes yeux?
Vois là-haut nos pensées, bouillonnant en déroute
De nuages, de vents, de faînes et de freux! »
Le premier vers joue sur le verbe « émouvoir ». Le vieux sens de « mettre en
mouvement » y est réactualisé, tandis qu'est promue par ailleurs
l'association : âme, émouvoir, émotion. Le procédé est très loin du russe, qui dit :
« Raskolyš ze dušu! » :
« Fais se remuer ton âme »,
1 1. On se reportera aux analyses faites par J.-C. Lanne dans sa thèse de Doctorat d'État : Le système
poétique de Khlebnikov, t. 2, pp. 351 sq.
12. Boris Pasternak, Seghers, op. cit., p. 105 (« La Montagne aux Moineaux »), traduction E. Rais.
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comme on dit : « Remue-toi! » C'est là l'intonation familière de la voix
vivante, associée à un renouvellement de la phraséologie : l'âme est lambine
comme une femme morose. Or ce glissement lexical, ce décalage des procédés
dans le passage du russe au français a quelque chose à voir avec la métricité
du vers :
« Que ton âme s'émeuve! »
En français, l'hémistiche s'est construit sur l'écho inversé, en miroir : -m-
plus voyelle « longue ». Qu'on compare la version, métriquement et lexica-
lement possible :
« Fais donc bouger ton âme! »
L'alexandrin, ici, a donc vocation de construire quelque chose des schémas
prosodiques qui organisent le sens en russe. L'écueil est qu'il le fasse par
redite, par vitesse acquise et par inertie. On vient de le voir, la construction
de la signification est toujours à reconquérir sur l'automatisation qui est le
propre du vers canonique français : par sa situation au centre de la métrique
française, l'alexandrin favorise la prolifération des archaïsmes, la
neutralisation des vulgarismes, une certaine mécanisation de la « musique » du vers
(par multiplication et non-renouvellement des rimes répertoriées, par
exemple). C'est ainsi qu'au vers trois, forte est la tentation de « pensers »
pour « pensées ». Rien dans le sémantisme du poème ne justifierait cet
archaïsme, ou ce raffinement conceptuel, à supposer qu'il s'agisse de cela.
Non, « pensers » vient appelé par l'inertie de la régularité métrique, et par la
réminiscence Vigny :
« Du haut de nos pensers vois les cités serviles... »
A cet égard, les « premiers jets », en traduction métrique, portent très souvent
la marque de cette inertie : on y trouve pêle-mêle épithètes fixées et vidées,
inversions poétisantes, tours phraséologiques caducs, et surtout
réminiscences, mallarméismes ou même lamartinismes, en quantité.
En quoi ce figement est-il préférable au mutisme quasi-total du vers libre
en matière d'organisation prosodique-rythmique? Comment faire en sorte que
la mesure ne fasse pas revenir la vieille taxinomie du classicisme, la
connivence du métrique et du lexical qu'en Russie Pouchkine battait en brèche dès
les premiers chapitres d'Eugène Onéguine? Il reste que certaines formes-sens
de la poésie russe contemporaine ne peuvent se construire comme telles que
dans un système traditionnel.
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