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Michèle AQUIEN, est Professeur émérite à l’université de Paris-Est.

DU même auteur :
Saint-John Perse : l’être et le nom, éditions du Champ Vallon, 1985.
La Versification, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1990.
Dictionnaire de poétique, Hachette, Livre de Poche, 1993.
L’Autre Versant du langage, Librairie Corti, 1997.

EN collaboration avec Pierre Chuvin et Guzine Dino :


Entre les Murailles et la mer, Maspero, 1982.
La Montagne d’en face, éditions Fata Morgana, 1987.

Conception de maquette intérieure : Atelier Didier Thimonnier

© Nathan, Paris, 1993.


© Armand Colin, Paris, 2007, 2e édition.
© Armand Colin, Paris, 2015
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris

ISBN : 978-2-200-60255-0
Sommaire

Introduction
Alphabet phonétique international
Les phonèmes et leurs points d’articulation
 
1. Vers et décompte des syllabes
1. La notion de vers. La syllabe
2. L’e caduc
3. Diérèse et synérèse
4. L’hiatus
5. L’identification des vers
6. Le vers libre
7. Le verset
 
2. La rime
1. La notion d’homophonie finale
2. La rime classique
3. L’assonance et la contre-assonance
4. L’alternance
5. La rime approximative
6. Les jeux avec la rime
 
3. Les éléments du rythme
1. La division du vers par la césure
2. Les accents, les coupes, les mesures
3. Concordance et discordance
4. Rythme et sonorités
5. Rythme et rhétorique
6. Rythme et typographie
 
4. Formes fixes
1. La notion de strophe
2. La strophe et le poème
3. La terza rima
4. Triolet, rondeau, rondel
5. La ballade
6. Le sonnet
 
Conclusion générale
 
Glossaire
Bibliographie
Index des notions
Index des auteurs cités
Introduction


Lire la poésie n’est pas un acte facile, qu’il s’agisse de l’apprécier ou de


l’analyser. C’est que le langage poétique lui-même est un langage à part,
qui rassemble les données du langage commun, de la langue écrite et
littéraire, mais qui a aussi ses propres règles, ses propres lois, qu’il y
obéisse ou qu’il les mette simplement en évidence : ce sont des faits, et le
pôle signifiant*1 du langage y joue un rôle primordial.

On a beaucoup parlé de poétique pendant des années en étirant le sens au
maximum et en considérant la versification comme un parent pauvre et
quelque peu suranné, eu égard à l’évolution de la poésie elle-même qui, à
l’époque moderne, n’est plus censée respecter ce qu’on appelle la tradition.
C’est oublier sans doute un peu vite que la poésie et avec elle les formes
poétiques sont marquées par une histoire, une longue histoire, dans laquelle
la versification a suivi une évolution incessante.

Depuis les débuts de la poésie en langue française et jusqu’au XIXe siècle, le
vers a été le mode d’expression unique. Des formes de mètres, de rimes, de
strophes, de poèmes ont été mises au point, cherchées et travaillées par les
poètes pendant toute la période médiévale ; on appelait alors cette science
de la poésie la « seconde rhétorique », par opposition à celle qui concernait
la prose. Ce travail poétique a été poursuivi dans de nouvelles voies par les
poètes de la Renaissance qui avaient affaire aussi à une langue qui s’était
transformée. Cette tradition a été enregistrée et codifiée à nouveau à
l’époque classique, et alors se sont établies les règles qui caractérisent la
poésie versifiée des grandes époques classique et romantique.

Les profondes modifications qui ont marqué la poésie et l’expression
poétique à la fin du XIXe siècle et dont Mallarmé a parlé en termes de « crise
de vers2 » ne se sont pas produites de manière soudaine et accidentelle : elles
ont été précédées par de progressives variations dans le traitement du vers et
dans le statut de la poésie3  ; de la même façon, il serait très exagéré de
prétendre que la poésie a désormais tourné le dos à toute forme versifiée : le
vers reste une structure de référence, et si ce n’est le vers, le rythme métrique,
la place des homophonies, le souci du nombre et de la typographie, toutes
choses qui appartiennent et ont toujours appartenu à la versification. Il est
certain en revanche que l’on est passé d’un système qui avait tendance à être
clos à une ouverture maximale.

Deux idées sont donc à retenir : d’une part l’analyse d’un poème exige la
prise en compte de l’époque où il a été composé, d’autre part l’étude de la
poésie, même contemporaine, ne peut se passer d’une connaissance
approfondie de la versification. La versification est en effet fondée sur des
données qui concernent uniquement et purement le signifiant : phonèmes et
éventuellement graphèmes, nombre de syllabes, répartition des accents,
autonomie des structures sont le cadre dans lequel elle évolue. La
méconnaître, c’est se priver d’une approche enrichissante du poème car
l’étude de ce travail poétique effectué sur le signifiant permet d’appréhender
un signifié lui-même difficile.

Ces règles et ces usages qui ont évolué de manière constante forment un
ensemble finalement complexe. Pour simplifier et illustrer l’apprentissage de
la versification de manière progressive, cet ouvrage est présenté sous forme
de plans et d’exercices à propos de textes variés, pris dans toutes les époques
de la poésie française.


Alphabet phonétique international



En matière de versification, les transcriptions en phonèmes sont
fréquentes et indispensables  ; voici un tableau récapitulatif de l’alphabet
phonétique international.


Voyelles orales :

[i] (nid, épître, naïf, Égypte)

[e] (né, user, mes, nez, chantai, aîné)

[ε] (grec, muet, près, prêt, Noël, laid, paître, tramway,

neige, reître, poney)

[ɑ] (patte, femme, paonne)

[α] (pas, pâte)

[ɔ] (sotte, Paul, minimum)

[o] (sot, rôti, Paule, beau)

[u] (mou, où, goût)

[y] (nu, dû, il eut, qu’il eût)

[œ] (beurre, bœuf, œil)

[ø] (peu)

[ə] (cheval, maintenant, le)


Voyelles nasales :


[ɛ̃] (pin, imbu, pain, faim, ceint, examen, synthétique, thym)



[ɑ̃ ] (enfant, emprunt, ambition, faon)

[ɔ̃] (rond, tombe, lumbago)

[œ̃ ] (lundi, parfum)


Semi-consonnes :


[j] (iode, noyé, travail, caille)


[ɥ] (nuit)
[w] (oui, ouest, voisin, boîte, groin)

Consonnes :


[p] (point, papa, cap, rapporter)



[t] (tas, étal, datte, thé)

[k] (car, cor, cure, accrocher, chœur, képi, khédive, coq, qui)

[b] (bulle, tube, tub, abbé)

[d] (dent, bled, reddition)

[g] (gaz, magot, ambigu, igloo, aggraver, gui)

[f] (fou, œuf, affût, phare)

[v] (valise, wagon)

[s] (sein, essaim, ça, leçon, reçu, cette, citron, ration, dix, quartz)

[z] (zèbre, gaz, rose)

[ʃ] (roche, schisme)

[ʒ] (jaune, gel, gilet)

[l] (lapin, malin, gale, gel, ville)

[r] (rare, partir, terreur, rhume)

[m] (mère, amer, pomme)

[n] (nerf, reine, dolmen, année)

[ɲ] (agneau)

[ɳ] (camping)


Les phonèmes et leurs points d’articulation


Tableau des voyelles

ANTÉRIEURES POSTÉRIEURES

Orales Nasales Nasales Orales

Labialisation – + + +

Fermées [i] [u]

Mi-fermées [e] [y] [o]

Mi-ouvertes [ε] [ø] [ɛ̃] [ɔ̃] [ɔ]


Ouvertes [a] [œ] [ø‚] [ã] [α]

Les semi-consonnes :


[j] est une continue dorso-palatale sonore non labialisée


[ɥ] est une continue dorso-palatale sonore labialisée
[w] est une continue dorso-vélaire sonore labialisée.

Il est important, pour une analyse des effets de sonorités, de savoir


reconnaître la parenté entre des phonèmes, car les phénomènes
d’allitération et d’assonance peuvent se faire sur des éléments qui ne sont pas
strictement identiques.


1 Les mots immédiatement suivis d’un astérisque (*) sont définis dans le glossaire, en fin de volume.
2 Voir Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 360 sq
e
3 Voir Michèle Aquien et Jean-Paul Honoré, Le Renouvellement des formes poétiques au XIX   siècle,
Nathan, coll. 128, 1997.
1
Vers et décompte des syllabes

1. La notion de vers. La syllabe

LE POÈTE

Le mal dont j’ai souffert s’est enfui comme un


rêve.
Je n’en puis comparer le lointain souvenir
Qu’à ces brouillards légers que l’aurore soulève,
Et qu’avec la rosée on voit s’évanouir.

Alfred de Musset, La Nuit d’octobre, 1837.

Ces quatre lignes qui ouvrent La Nuit d’octobre sont des vers. À quoi
reconnaît-on que l’on a affaire à des vers ?
 
Une première remarque s’impose, et elle est de nature typographique : la
présentation n’est pas la même que celle de la prose. En effet :
1)  les lignes ne sont pas remplies entièrement, même lorsque la phrase
n’est pas achevée : les v. 2, 3 et 4 forment une seule phrase ;
2) bien que ces lignes d’écriture ne soient pas toutes de la même longueur,
elles ont des limites bien marquées  : au début, l’alinéa, la majuscule et
l’alignement vertical, à la fin l’espace de blanc qui est laissé de toute façon.
En quelque sorte, chaque vers est traité typographiquement comme s’il
constituait à lui seul un paragraphe.
Y a-t-il une justification formelle pour régler l’existence des limites qui
définissent l’unité de chaque vers  ? Il existe en effet, dans la versification
française traditionnelle, un certain nombre de paramètres qui contribuent à
soutenir l’existence et la perception du vers.
 
1.  C’est d’abord le nombre des syllabes. Chacun de ces vers comporte
12 syllabes, ainsi transcrites en phonèmes :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
[lɔ̃ mal dɔ̃ ʒe su - fεr sε tɑ̃ - fɥi kɔ mœ̃ rεv]
[ʒə nɑ̃ pɥi kɔ̃ - pɑ - re lə lwɛ̃ - tɛ su - ve - nir]
[kɑ se bru - jɑr le - ʒe kə lo - rɔ - re su - lεv]
[e kɑ vεk lɑ ro - ze ɔ̃ vwɑ se - vɑ - nu - ir]

Rappel

La syllabe est un groupe de phonèmes pris ensemble (étymologie  :


grec sun, « avec », et lambanein, « prendre ») organisé autour d’une
seule voyelle. Elle peut être constituée diversement :
– de la seule voyelle. Ex. : [e] pour Et ;
–  d’un groupe voyelle +  consonne  : [ir], dernière syllabe de
s’évanouir ;
– si elle commence par une consonne, celle-ci est appelée consonne
d’appui. Il peut y avoir différents schémas :
•  syllabes dites ouvertes, quand elles se terminent par la voyelle
(structure prépondérante en français) :
– C + V. Ex. : [su], première syllabe de souffert, mais aussi de souvenir
et de soulève ;
– C + C + V. La deuxième consonne est combinée avec la consonne
d’appui.
C’est le plus souvent une liquide ([r] ou [l]), mais ce peut être aussi
une semi-consonne. Ex.  : [bru], première syllabe de brouillard  ; ou
encore [vwɑ] pour voit ;
• syllabes dites fermées, quand elles se terminent par une consonne :
C + V + C. Ex. : [mɑl] pour mal.

Nous verrons dans les chapitres sur l’e caduc, la diérèse, la synérèse et
l’hiatus, les règles qui déterminent le décompte de ces syllabes. Retenons
pour l’instant que le vers français s’organise autour d’un nombre fixe de
syllabes.
2. Le décompte des syllabes a pu faire apparaître la place particulière de la
limite entre la sixième et la septième qui marque une certaine pause
rythmique et syntaxique. C’est la césure.
On peut constater que, dans ces vers, elle correspond bien à des groupes
grammaticaux :

Le mal dont j’ai souffert // s’est enfui comme un rêve.


(groupe du sujet)                (groupe du verbe)
 
Je n’en puis comparer // le lointain souvenir
(sujet + verbe)                (COD de comparer)
 
Qu’à ces brouillards légers // que l’aurore soulève,
(CO second de comparer)                (relative ayant pour antécédent
brouillards)
 
Et qu’avec la rosée // on voit s’évanouir
(Complt. antéposé                sujet + verbe,
dans cette relative coordonnée à la précédente)

3.  Si les limites du vers sont nettement marquées par la typographie, on


constate par l’analyse phonique qu’il y a encore une autre marque de fin de
vers : c’est la rime.
Dans ces quatre vers, il y en a deux, qui unissent les vers deux à deux par le
rappel de phonèmes identiques :
– [εv] pour les vers 1 et 3,
– [ir] pour les vers 2 et 4.

Rappel historique

Ces paramètres qui définissent le vers français ne sont pas universels,


il en existe d’autres sur lesquels s’établissent d’autres systèmes de
versification, comme le nombre et la répartition de sons longs ou
brefs, ou de syllabes accentuées et de syllabes non accentuées  ; la
constante est toujours dans la récurrence de cette base.
Le vers français lui-même est l’héritier du système gréco-latin qui
était fondé sur de tout autres critères : l’évolution s’est faite sur des
siècles, en suivant celle de la langue et des sensibilités.
La versification latine était fondée sur une opposition, pertinente
dans cette langue, entre les quantités vocaliques : il y a en latin des

voyelles brèves ( ) et des voyelles longues (–), et donc des syllabes
brèves et des syllabes longues. La base de cette prosodie, le pied, est

un groupement de syllabes ; les pieds principaux sont l’iambe ( –),

le spondée (– –), le trochée (– ), le dactyle (– ∪∪ ), l’anapeste
(∪∪ –).
En aucun cas ces pieds, qui rassemblent au moins deux syllabes, ne
peuvent être confondus avec les syllabes du système français,
d’autant que, grâce à la possibilité qui était donnée de remplacer
deux brèves par une longue, un type de vers pouvait comporter un
nombre de syllabes tout à fait fluctuant.
Vers le IVe siècle après Jésus-Christ, la langue évoluant, le peuple n’a
plus été sensible aux oppositions de quantités vocaliques, et donc à
cette prosodie. Un autre système vocalique s’est mis en place alors,
celui de la langue romane, sans distinction quantitative ou
accentuelle (du moins pour le français)  : une autre prosodie s’est
alors dégagée, et, l’équivalence de deux brèves pour une longue
n’étant plus de mise, le vers s’est caractérisé par un nombre de
syllabes qui ne pouvait plus varier. Très vite, la césure et le système
des homophonies finales se sont joints à ce qui a désormais constitué
le vers français.
2. L’e caduc
De toi la douce et fraîche souvenance
Du premier jour qu’elle m’entra au cœur,
Avec ta haute et humble contenance,
Et ton regard d’Amour même vainqueur,
Y dépeignit par sa vive liqueur
Ton effigie au vif tant ressemblante,
Que depuis, l’Âme étonnée et tremblante
De jour l’admire, et la prie sans cesse :
Et sur la nuit tacite et sommeillante,
Quand tout repose, encor moins elle cesse…

Maurice Scève, Délie, 1544.

Sachant que les vers de ce dizain sont des décasyllabes, on étudiera le


statut de l’e caduc dans le décompte.
Comme son nom l’indique, l’e caduc est par nature instable. Il ne l’a pas
toujours été, puisque le Moyen Âge le prononçait en e sourd en toute
position sauf cas d’élision. Dans le dizain proposé, qui date du XVIe siècle, on
se trouve dans une situation plus complexe. Plusieurs cas se présentent.
 
1. En finale absolue de vers, il n’est jamais compté : c’est ce qu’on appelle
l’apocope de l’e caduc.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
v. 6 Ton ef- fi- gie au vif tant res- sem- blant(e)

Rappel

Cette finale en -e n’est effectivement pas prise en compte dans la


numération des syllabes du vers, mais elle n’en a pas moins un statut
particulier. La poésie médiévale, déjà, ne la compte pas, tout en la
prononçant ; la chanson en a conservé à toute époque la présence et
lui consacre une note pleine : on chante :
 
J’ai du bon tabac
Dans ma tabatière.
J’ai du bon tabac,
Tu n’en auras pas.
 
Ce sont néanmoins, tous, des vers de cinq syllabes.
On appelle la syllabe finale en -e caduc « syllabe surnuméraire », et
c’est elle qui fournit les rimes dites féminines.

2. À l’intérieur du vers, on peut distinguer deux positions différentes.


• S’il est placé devant voyelle, l’e n’est pas compté, et il n’est pas non plus
prononcé : c’est un cas d’élision.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
v. 9 Et sur la nuit ta- ci- t(e) et som- meil- lant(e)

• S’il est placé devant consonne, l’e est compté.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
v. 2 Du pre- mier jour qu’el- le m’en- tra au cœur
v. 5 Y dé- pei- gnit par sa vi- ve li- queur

Cette règle explique, dans le dernier vers du dizain, l’orthographe


particulière de encor  ; c’est une licence poétique*  : si le mot avait été
orthographié encore, le vers aurait eu une syllabe de trop. On trouve une telle
orthographe dans la poésie moderne en vers pour de semblables raisons  ;
ainsi dans le premier vers du « Paysage » de Robert Desnos :
 
J’avais rêvé d’aimer. J’aime encor mais l’amour
Ce n’est plus ce bouquet de lilas et de roses
Contrée, 1944.
 
Dans le dizain de Maurice Scève, un cas particulier est à signaler : celui du
v. 8. En effet, l’-e final de prie est devant consonne et doit être compté – et
prononcé ; ce qui donne :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
De jour l’ad- mi- r(e), et la pri- e sans cess(e)

Rappel

La prosodie classique a ensuite évité le problème de la prononciation


archaïque d’un -e après voyelle et devant consonne à l’intérieur du
vers. Elle l’a résolu de la manière suivante :
–  à l’intérieur d’un mot, l’-e n’est jamais compté  : par exemple,
avouera se prononce en trois syllabes, comme si l’-e n’existait pas ;
– en finale de mot, cette suite voyelle + e + consonne est bannie sauf
à la rime. De la même manière est fortement déconseillé l’emploi
d’un e tonique devant voyelle puisque la langue normalement ne
l’élide pas, comme c’est le cas dans une phrase du type : « Faites-le à
votre tour. »

Les règles classiques concernant le décompte de l’e caduc ont été


observées scrupuleusement jusque vers la fin du XIXe  siècle. Les poètes
modernes et contemporains le font jouer beaucoup plus librement, et la
syllabation des vers doit par conséquent tenir compte de cette élasticité. On
peut trouver aussi bien un traitement tout à fait classique de l’e caduc qu’un
usage très personnel qui définit une autre poétique.
Le poème suivant, d’Yves Bonnefoy , est tiré du recueil Du mouvement et de
l’immobilité de Douve, et, bien qu’il offre des caractères propres à la poésie
moderne, le statut de l’e caduc y suit la tradition :

PHÉNIX

L’oiseau se portera au-devant de nos têt(es),


Un(e) épaule de sang pour lui se dressera.
Il fermera joyeux ses ailes sur le faît(e)
De cet arbre ton corps que tu lui offriras.
 
Il chantera longtemps s’éloignant dans les
branch(es),
L’ombre viendra lever les bornes de son cri.
Refusant toute mort inscrite sur les branch(es)
Il osera franchir les crêtes de la nuit.

Yves Bonnefoy , Du mouvement et de l’immobilité de Douve,


éd. du Mercure de France, 1953.

On y retrouve l’apocope de l’e caduc en finale absolue de vers, l’élision


devant voyelle, ainsi que la prononciation et la prise en compte devant
consonne à l’intérieur du vers.
En revanche, dans Les Matinaux, René Char use d’une certaine liberté :

À LA DÉSESPÉRADE

Ce puits d’eau douce au goût


sauvagin qui est mer ou rien.

– Je ne désire plus que tu me sois ouvert,


Et que l’eau grelottant sous ta face profonde
Me parvienne joyeuse et douce, touffue et
sombre,
(Passagères serrées accourues sur mes lèvres
Où réussissent si complètement les larmes),
Puits de mémoire, ô cœur, en repli et luttant.
 
– Laisse dormir ton ancre tout au fond de mon
sable,
Sous l’ouragan de sel où ta tête domine,
Poète confondant, et sois heureux,
Car je m’attache encore à tes préparatifs de
traversée !

René Char, « La sieste blanche » issu de Les Matinaux, © éd. Gallimard, 1950.

On trouve dans ce poème à la fois des cas de traitement traditionnel et des


cas de traitement différent de l’e caduc.
1. Ce qui relève du statut traditionnel :
• L’apocope systématique en finale absolue de vers :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
v. 1 Et que l’eau gre- lot- tant sous ta fa- ce pro- fond(e)

• Le décompte de l’e caduc devant consonne à l’intérieur du vers :


v. 1 (« Je ne désire plus »), v. 2 (« ta face profonde »), v. 3 (« Me parvienne
joyeuse… »), v. 4 (« Passagères serrées »), etc.
Mais cette prise en compte n’a pas lieu dans tous les cas.
• L’élision devant voyelle :
v.  3 («  joyeus(e) et douce  »  ; «  touffu(e) et sombre  »), v.  6 («  Puits de
mémoir(e), ô cœur  »), v.  10 (12  syllabes +  4  syllabes) («  Car je m’attach(e)
encore »).
2. Ce qui n’en relève pas :
• cas d’apocope de l’e caduc en milieu de vers devant consonne :
(pour mieux faire comprendre cette syllabation complexe, on se fondera
sur la transcription en alphabet phonétique)

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
v. 3 [mə pɑr- vjε- ne ʒwɑ- jø- ze dus tu- fy e sɔ̃br]

On voit que l’-e de douce ne compte pas bien qu’il soit placé devant le t de
touffue. Avec cette apocope à la coupe, les deux groupes d’adjectifs
coordonnés deux à deux, joyeuse et douce et touffue et sombre, sont d’un
parfait parallélisme, même pour le nombre des syllabes.
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
v. 7 lε- sə dɔr- mir tɔ̃ nɑ̃ kr tu to fɔ̃ de mɔ̃ sɑbl]

L’-e de ancre est apocopé malgré la présence de la consonne t à l’initiale de


tout. On notera qu’ici cette apocope a lieu en sixième position du vers, c’est-
à-dire à la syllabe de césure pour un vers de douze syllabes : la traditon parle
alors de césure épique.
 
• cas où la suite Voyelle + e + Consonne se trouve à l’intérieur du vers :
 
v. 4 Passagères serrées accourues sur mes lèvres.
 
L’e n’est alors pas prononcé.
 
Les libertés prises avec les règles concernant l’e caduc ne sont pas une
anarchie, au contraire, et leur dosage est à examiner soigneusement, en
relation avec le rythme du vers. On peut ajouter aux cas ici évoqués celui de
la syncope, qui revient à annuler prosodiquement un e à l’intérieur d’un mot,
comme le fait la prononciation courante ([samdi] pour samedi), ce qui
donne une tonalité populaire ou désinvolte à un vers ou à un poème.

3. Diérèse et synérèse
Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma
pauvre âme,
Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.
Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-
champ;
Une tentation des pires. Fuis l’infâme.

Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de


flamme,
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te
réclame.

Ô pâlis et va-t-en, lente et joignant les mains.


Si ces hiers allaient manger nos beaux
demains ?
Si la vieille folie était encore en route ?
Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
Un assaut furieux, le suprême sans doute !
Ô, va prier contre l’orage, va prier.

Paul Verlaine, Sagesse, 1874-1880.

Comment le phénomène de la diérèse se manifeste-t-il dans ce poème ?

3.1 Un problème de diction


Le statut de l’e caduc ne suffit pas à expliquer le décompte des syllabes du
vers. Si l’on considère le v. 4 de ce seul point de vue, il ne comptera que onze
syllabes :
U-ne ten-ta-tion des pi-res. Fuis l’in-fâm(e).
Or ce poème est bien un sonnet d’alexandrins. Comment syllaber ce
vers  ? C’est le phénomène de la diérèse qui permet de compter douze
syllabes, et de prononcer :
U-ne ten-ta-ti-on des pi-res. Fuis l’in-fâm(e).
La diérèse (du grec diairesis, «  division  »), et l’inverse, la synérèse (de
sunairesis, « rapprochement ») relèvent du problème posé par la rencontre, à
l’intérieur d’un mot, de deux voyelles phoniques dont la première est i, u, ou
ou.
Si l’on prononce et compte deux syllabes pour cette suite, on est dans le
cas de la diérèse  : ainsi, dans la langue courante, le mot quatrième est
prononcé en diérèse (qua-tri-èm(e) : [kɑtriεm]).
Si l’on prononce et compte une seule syllabe, on est dans le cas de la
synérèse  : la langue courante dit troisième en synérèse (troi-sièm(e)  :
[trwɑzjεm]).
Alors que la diérèse fait entendre deux phonèmes vocaliques à la suite, la
synérèse comporte d’abord une semi-consonne puis une voyelle :

DIÉRÈSE [i] + voyelle SYNÉRÈSE [j] + voyelle


[y] + voyelle [ɥ] + voyelle
[u] + voyelle [w] + voyelle

Dans le décompte des syllabes du vers, la diérèse permet donc d’ajouter


une syllabe, la synérèse d’opérer une contraction. Mais ces deux opérations
ne se font pas au hasard. Du moins jusqu’au XIXe  siècle, de telles
prononciations sont assez strictement codifiées, et obéissent en général à
l’étymologie. Doivent en principe être prononcés (et donc comptés) en
diérèse, les mots qui à l’origine comportaient deux voyelles, que ce soit dans
la racine (ex. : nation, qui vient de nationem ; ou lier qui vient de ligare, avec
disparition de la consonne intervocalique) ou par l’adjonction d’un suffixe
(ex.  : alouette, qui vient de aloue +  suffixe diminutif -ette). En revanche,
lorsqu’il y a eu diphtongaison d’une voyelle d’abord unique (cas de pierre, qui
vient de petra) ou vocalisation d’une consonne (cas de fruit, qui vient de
fructum), la prononciation est toujours en synérèse.
Mais ces considérations demandent des nuances : ainsi, la prononciation
la plus courante étant la synérèse, les mots les plus fréquents ont tendance à
conserver la synérèse jusque dans la prononciation tenue de la poésie, même
si étymologiquement ils relèvent de la diérèse. C’est le cas, dans le vers
considéré, de fuir qui vient de fugire et qui devrait admettre la diérèse  ; or
même les poètes classiques comptaient une seule syllabe pour ui dans ce
mot.
Il n’y a donc pas à hésiter  : dans le v.  4, c’est bien tentation (latin
tentationem) qui doit s’articuler en quatre syllabes, avec diérèse sur ti-on, et
ainsi garantir les douze syllabes du vers.

3.2 Les cas de diérèse dans le poème


Les cinq mots du texte qui se prononcent en diérèse ne sont pas tous à
mettre sur le même plan. On peut distinguer :
– les mots déjà en diérèse dans le langage courant : retuer (v. 12) et prier
(v.  14). Dans les deux cas, la diérèse est justifiée par l’étymologie (latin
populaire *tutare pour le premier ; bas latin precare pour precari en ce qui
concerne le second) ;
– les mots en synérèse dans le langage courant : tentation (v. 4) et furieux
(v.  13). Ils sont ici prononcés en diérèse, et cette diérèse se justifie par
l’étymologie  : on l’a vu pour le premier, et furieux de son côté vient de
furiosus ;
–  un mot plus litigieux  : hiers (v.  10). C’est un des cas de flottement qui
s’observent dès la période classique  : le mot, issu du latin heri, devrait ne
compter qu’une syllabe, mais il arrive très souvent qu’il soit, comme ici,
prononcé en diérèse.

3.3 Commentaire stylistique
Les règles étymologiques guidaient seules les poètes  : ils n’avaient pas le
choix, et il existait des listes en cas d’hésitation. Cependant, on peut parfois
noter, à partir du XIXe siècle, une utilisation stylistique de cette articulation.
C’est, en général, un mode de soulignement, et cela est net pour tentation
qui, par la diérèse, est articulé en quatre syllabes et qui, avec son article,
occupe tout le premier hémistiche du vers ; c’est de plus le premier mot-clé
du texte. On peut aussi parler de soulignement pour la diérèse de furieux, et
même d’une amplification qui va dans le sens superlatif du vers, avec le
voisinage de suprême : ajoutons que cette prononciation, archaïsante, permet
de faire mieux émerger le sens classique du mot, qui est « fou », or deux vers
auparavant, il est question de la vieille folie.
La prononciation en diérèse, en ajoutant une syllabe, peut équilibrer des
mots les uns par rapport aux autres  : hiers, avec deux syllabes, occupe le
même volume que demains ; l’antithèse* est ainsi plus frappante.
Les verbes retuer et prier sont tous deux prononcés comme dans la langue
ordinaire, mais on remarquera qu’ils sont tous les deux affectés d’une
répétition : pour retuer, elle est lexicale grâce au préfixe, pour prier, elle est
formelle puisque le mot est dit deux fois dans le vers.
Enfin, dernière remarque, on peut noter que tous ces mots en diérèse sont
connotés négativement dans le poème, à part prier, qui est répété dans le
dernier vers, et qui marque au contraire un élan vers le sublime.
Les faits de synérèse sont plus rarement remarquables, dans la mesure où
la synérèse est plus proche du langage courant. Cependant, certains doivent
être notés, pour leur audace, leur étrangeté, ou souvent leur tonalité
archaïque, comme c’est le cas pour semblions dans ce quintil de la « Chanson
du Mal-Aimé » :

Je suivis ce mauvais garçon


Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon.

Guillaume Apollinaire, Alcools, © éd. Gallimard, 1913.

Le vers de ce poème est l’octosyllabe  ; pour que le v.  3 compte


effectivement huit syllabes, il faut que semblions soit prononcé en deux
syllabes, et donc qu’il y ait synérèse sur la finale -blions. Or c’est une
synérèse qui était pratiquée couramment avant le XVIIe  siècle, pour les
suites consonne + l ou r (meurtrier, sanglier ne comptaient alors que deux
syllabes).
Les poètes contemporains, et ce depuis la fin du XIXe  siècle, n’observent
plus strictement les règles qui concernent diérèse et synérèse.
Comme pour l’e caduc, ils en usent librement, selon la nécessité poétique
du texte, et créent même des diérèses irrégulières ou des synérèses
inattendues, pour des raisons toujours fondées sur la cohérence stylistique
ou métrique (équilibre des groupes, effets sonores, etc.) ; il en va ainsi de la
diérèse sur fièvre qu’opère Patrice de La Tour Du Pin dans ce quintil des
« Enfants de Septembre » :
 
Et je me dis : je suis un enfant de Septembre,
Moi-même, par le cœur, la fièvre et l’esprit,
Et la brûlante volupté de tous mes membres,
Et le désir que j’ai de courir dans la nuit
Sauvage, ayant quitté l’étouffement des chambres.
Patrice de La Tour Du Pin , « Tentation »
in La quête de joie, © éd. Gallimard, 1933.
 
Venant du latin febris, fièvre devrait être prononcé en synérèse  ; mais on
voit que la diérèse permet :
1) l’exactitude du décompte des douze syllabes ;
2)  une symétrie sonore entre fièvre et esprit  : [i-ε] [ε-i], ce qui n’est pas
innocent chez un poète aussi sensible aux sonorités.

4. L’hiatus

PHÈDRE

Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux


Contre un sang odieux réveiller le courroux.
Qu’il ne se borne pas à des peines légères :
Le crime de la sœur passe celui des frères.
Dans mes jaloux transports je le veux implorer.
Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?
Moi jalouse ! et Thésée est celui que j’implore !
Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !
Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes
vœux ?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes
cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l’inceste et l’imposture.
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable ! et je vis ? et je soutiens la vue
De ce sacré Soleil dont je suis descendue ?
J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;
Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

Jean Racine, Phèdre, IV, 6, v. 1259-1280.

On étudiera, en s’appuyant sur cet extrait de Phèdre, le traitement


classique de l’hiatus.
On parle d’hiatus (du latin hiare, «  être béant  ») quand deux phonèmes
vocaliques sont en contact immédiat sans qu’il y ait élision du premier.
Comme le statut de l’e caduc et les faits de diérèse et de synérèse, l’hiatus
s’applique au traitement des voyelles dans le vers ; mais, alors que les deux
premiers phénomènes concernent directement le décompte des syllabes et
ne se préoccupent que des phonèmes, l’interdiction de l’hiatus y introduit
des problèmes graphiques et n’est conduite que par le souci a priori
esthétique de faire alterner phonèmes consonantiques et phonèmes
vocaliques.
Relevons dans le texte tous les hiatus  ; d’emblée les cas d’élision et de
liaison effective en sont éliminés :

v. 1 : « Il faut perdre Aricie. Il faut » = [ɑrisi ilfo]


v. 2 : « Contre un sang odieux » = [odiø]
v. 7 : « et Thésée est celui que… » = [teze ε]
v. 8 : « Mon époux est vivant, et moi… » = [mɔ̃nepu ε vivɑ̃ e]
v. 11 : « Mes crimes désormais ont… » = [dezɔrmε ɔ̃]
v. 15 : « et je vis ? et je soutiens… » = [vi e]
Que remarque-t-on  ? Il y a bien dans tous les exemples de ce relevé
rencontre phonique de deux voyelles. Or ces contacts se produisent dans un
texte qui suit parfaitement les règles classiques. Il s’agit donc d’hiatus tolérés.
Plusieurs cas sont à distinguer.
 
1. Hiatus à l’intérieur d’un mot :
Il s’agit ici de la diérèse effectuée sur la deuxième syllabe de odieux (v. 2) :
l’hiatus interne a toujours été accepté, même en dehors du cas particulier de
la diérèse (pensons à un mot comme déesse).
 
2. Hiatus entre deux mots :
• Présence d’un -e caduc après la première voyelle :
C’est le cas au v.  1 et au v.  7. On remarquera que cette restriction est de
nature purement orthographique, puisqu’à l’époque classique l’e n’est plus
prononcé dans cette position.
 
• Présence d’une consonne en finale du premier mot :
C’est le cas des v. 8 (deux fois), 11 et 15. La liaison n’est pas sensible dans le
langage courant mais la présence orthographique de la consonne (prononcée
au XVIIe siècle), et donc une liaison possible, est censée suffire à faire barrage à
l’hiatus.
D’autres cas de tolérance à l’hiatus ne figurent pas dans ce texte, comme le
fait que le second mot commence par un h aspiré (la haine) ou qu’il exclut la
liaison (oui, onze)1.

Rappel

Le problème de l’hiatus ne s’est pas toujours posé dans ces termes. Ce


sont les poètes du XVIe siècle qui soulèvent la question, à une époque
où l’on se soucie d’euphonie (instauration alors du -t- dit
« euphonique » dans les inversions, liaisons entre les mots) ; ils sont
relayés par les classiques, dont les avis sont encore suivis au
XIXe sièclejusqu’à l’époque du Symbolisme où de tels soucis, comme
ceux qui sont liés à l’e caduc ou à la diérèse et à la synérèse, sont
remis en cause de manière générale.
Les poètes du Moyen Âge jusqu’au début du XVIe  siècle admettent
l’hiatus. On le trouve par exemple à plusieurs reprises entre deux
mots dans l’« Épitaphe dudit Villon » :

Frères humains quiaprès nous vives,


N’ayez les cueurs contre nous endurcis,
Car se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous mercis.
Vous nous voyez cyatachés cinq six :
Quant de la char que trop avons nourrie
Elle est pieça dévourée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendres et pouldre
De nostre mal personne ne s’en rie,
Mais pries Dieu que tous nous veuille absouldre.

Dans la poésie moderne et contemporaine, on s’aperçoit que les


poètes souvent évitent l’hiatus entre deux mots, mais n’en font pas
une règle. C’est le cas par exemple dans le début du «  Tombeau de
mon père » (1939-1952) d’André Frénaud :

Les morts sont toujours jeunes et la vie ardemment pâlit.


 
Mon père, depuis que tu es mort
C’est toi quies devenu mon petit enfant.
 
Je te vois entouré des draperies funéraires,
conservant le patrimoine de fierté sur ton visage,
les pâtures et les bois étendus près de ton lit.
Et tu es incertain
parce que tu m’avais vouluéclairé selon ta loi.
Et je suis devant toi tout brouillé par la détresse.
Dans mes yeux troubles, une énergie
que tu ne sais peser.
 
Le plus noble regard qu’un homme ait laissé à un autre.
André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, © éd. Gallimard.

Ainsi, aux trois règles fondamentales du décompte traditionnel des


syllabes du vers, la poésie moderne et contemporaine ne se soumet plus
de manière scrupuleuse et entière.

5. L’identification des vers

LA GRENOUILLE QUI VEUT SE FAIRE


AUSSI GROSSE QUE LE BŒUF

              Une Grenouille vit un Bœuf


              Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un
œuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille
       Pour égaler l’animal en grosseur,
              Disant : « Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n’y suis-je point
encore ?
– Nenni. – M’y voici donc ? – Point du tout. – M’y
voilà ?
– Vous n’en approchez point. » La chétive pécore
              S’enfla si bien qu’elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus


sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands
seigneurs,
       Tout petit prince a des ambassadeurs,
              Tout marquis veut avoir des pages.
Jean de La Fontaine , Fables, I, 1668.

Cette fable de La Fontaine comporte trois sortes de vers : quels sont ces
vers ?
Comme beaucoup de fables de La Fontaine , celle-ci est hétérométrique
(du grec heteros, « autre, différent », et metron, « mètre »), c’est-à-dire qu’elle
comporte plusieurs mètres ou types de vers différents (par opposition à
isométrique, du grec isos, « égal en nombre », qui qualifie un poème utilisant
un seul type de vers).
Le vers français est caractérisé par le nombre de syllabes qu’il comporte.

Rappel

Les noms des vers, à part pour ce qui concerne l’alexandrin, sont
fondés sur le nombre de syllabes qu’ils comportent :
dissyllabe (2), trisyllabe (3), tétrasyllabe (4), pentasyllabe (5),
hexasyllabe (6), heptasyllabe (7), octosyllabe (8), ennéasyllabe (9),
décasyllabe (10), hendécasyllabe (11).

Nous avons ici un poème composé au XVIIe siècle, et qui suit donc les règles
classiques du décompte. Deux remarques accompagnent l’étude des vers
dans cette fable :
1)  Les trois types de vers sont fondés sur trois nombres différents de
syllabes : 12, 10 et 8.
2)  La typographie du texte elle-même indique la distinction entre eux,
puisque les vers débutent selon trois retraits différents, ce que marque bien
la fin de la fable.

5.1 L’alexandrin
C’est le vers de douze syllabes. À l’époque de La Fontaine , il n’a trouvé son
assise dans la poésie française que depuis un siècle environ. En effet, s’il est
présent dans certains textes du Moyen Âge à partir du début du XIIe siècle (il
tient son nom d’un poème sur Alexandre le Grand qui avait connu un certain
succès à la fin du XIIe  siècle), il en est pratiquement absent aux XIVe et
e
XV   siècles  ; ce sont les poètes de la Pléiade qui le mettent à l’honneur au
milieu du XVIe  siècle, et depuis ce moment, il est le type de vers le plus
employé.
Il y en a sept dans ce poème de quatorze vers (v. 3, 4, 7, 8, 9, 11 et 12), c’est
dire qu’il y est majoritaire. Comme c’est le vers le plus long, le retrait qui le
précède est plus court que pour les autres.
Comme tous les alexandrins classiques, ceux-ci sont divisés en deux
groupes de six syllabes (les hémistiches) séparés par la césure (//).

Elle, qui n’était pas // grosse en tout comme un œuf,


Envieuse, s’étend, // et s’enfle, et se travaille
 
Est-ce assez ? dites-moi ; // n’y suis-je point encore ?
– Nenni. – M’y voici donc ? // – Point du tout. – M’y voilà ?

5.2 Le décasyllabe
Le vers de dix syllabes (grec déka = « dix ») a connu un succès à peu près
constant de son apparition (datée du milieu du XIe  siècle) à la première
moitié du XVIe siècle : à la fin de la période médiévale, il est le vers lyrique par
excellence, avant d’être définitivement remplacé par l’alexandrin. Il reste
cependant le troisième vers le plus fréquent de la poésie française.
Dans cette fable, il n’est présent que par deux fois, aux v. 5 et 13, marqué
par un retrait légèrement plus prononcé que celui des alexandrins.
Il a ici sa forme classique, qui est aussi la plus répandue, avec césure après
la quatrième syllabe, et donc deux hémistiches asymétriques, l’un de quatre,
l’autre de six syllabes :

Pour égaler // l’animal en grosseur,


Tout petit princ(e) // a des ambassadeurs.

Notons que ces deux vers, sans rimer strictement ensemble (voir la règle
de la liaison supposée p. 47) se terminent sur les mêmes sonorités.
5.3 L’octosyllabe
Le vers de huit syllabes (grec oktô =  «  huit  ») est le plus ancien des vers
français : sa première apparition dans notre poésie date du Xe siècle. Il est très
employé au Moyen Âge, en particulier dans les poèmes narratifs, les fabliaux
et le théâtre, puis sa vogue baisse à partir du XVIe  siècle, mais il reste le
deuxième vers français le plus employé après l’alexandrin.
On en relève cinq occurrences dans cette fable : v. 1, 2, 6, 10 et 14. Le retrait
à gauche est encore plus nettement marqué que pour le décasyllabe.
Contrairement aux deux autres sortes de vers, qui sont plus longs,
l’octosyllabe n’est pas obligatoirement césuré, et la césure n’est pas fixe.
On en trouve ici des exemples variés :
– octosyllabes avec césure médiane :

Une Grenou//ille vit un Bœuf (4//4)2


Qui lui sembla // de belle taille. (4//4)
S’enfla si bien // qu’elle creva. (4//4)

– octosyllabes sans césure, mais avec deux coupes possibles :

Disant : / « Regardez bien, / ma sœur ; (2/4/2)


Tout marquis / veut avoir / des pages. (3/3/2)

Ces trois types de vers sont les plus fréquents dans la poésie française : on
remarquera que ce sont des vers pairs, et les statistiques ont montré la très
nette préférence des poètes pour les vers pairs, même chez Verlaine qui a
conseillé le vers impair dans Jadis et naguère (1884) :

De la musique avant toute chose,


Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Ce sont aussi ceux que l’on trouve le plus souvent employés


conjointement dans les Fables de La Fontaine , en une libre succession à
laquelle on donne le nom de vers mêlés. Il n’y a dans leur organisation aucun
principe de récurrence décelable, aucune régularité, et l’utilisation de chaque
type de vers semble plutôt servir la variété du rythme de la narration que
l’inscrire dans un cadre préétabli.
 
On notera ainsi :
– que les octosyllabes ouvrent et ferment la fable dans son entier, et qu’un
octosyllabe clôt également la première grande partie, séparée des quatre
derniers vers par un blanc typographique ;
– que les deux décasyllabes s’inscrivent à chaque fois dans un mouvement
de cadence mineure qui fait se succéder un alexandrin, un décasyllabe et un
octosyllabe : une première fois en accompagnant, par une inversion ironique
de volume, les efforts de gonflement de la grenouille, la deuxième fois pour
souligner l’effet de clausule*, également ironique, des trois derniers vers ;
–  enfin, que les trois petits groupements d’alexandrins lancent les trois
étapes de ce bref récit : la décision de la grenouille, le dialogue, la morale.

6. Le vers libre

LEURS YEUX TOUJOURS PURS

Jours de lenteur, jours de pluie,


Jours de miroirs brisés et d’aiguilles perdues
Jours de paupières closes à l’horizon des mers,
D’heures toutes semblables, jours de captivité,

Mon esprit, qui brillait encore sur les feuilles


Et les fleurs, mon esprit est nu comme l’amour,
L’aurore qu’il oublie lui fait baisser la tête
Et contempler son corps obéissant et vain.

Pourtant, j’ai vu les plus beaux yeux du monde,


Dieux d’argent qui tenaient des saphirs dans
leurs mains,
De véritables dieux, des oiseaux dans la terre
Et dans l’eau, je les ai vus.

Leurs ailes sont les miennes, rien n’existe


Que leur vol qui secoue ma misère,
Leur vol d’étoile et de lumière,
Leur vol de terre, leur vol de pierre
Sur les flots de leurs ailes,

Ma pensée soutenue par la vie et la mort.

Paul Eluard, Capitale de la douleur, © éd. Gallimard, 1926.

On définira, à partir de ce poème, les caractères spécifiques de ce qu’on


appelle le vers libre.
Le vers libre est une création qui date de la fin du XIXe siècle. Ce poème de
Paul Éluard est plus récent (1926), mais on y retrouve les traits qui
distinguent le vers libre.

6.1 Typographie
Si les vers commencent tous par une majuscule, il n’y a aucun retrait pour
isoler le début par un espace de blanc.
Ils sont regroupés en séquences, ensembles librement constitués, sans
structure fixe ou récurrente : ici, trois fois quatre vers, puis cinq vers, puis un
vers final isolé.

6.2 L’abandon de certaines règles du décompte


En fait – et cela est conforme aux remarques de Henri Morier3 sur le vers
libre symboliste – les écarts par rapport à la prosodie classique ne se révèlent
pas si considérables :
• il n’y a aucun cas d’hiatus ;
• toutes les synérèses du poème (paupières, yeux, dieux, miennes, lumière,
pierre) sont parfaitement régulières, et on ne relève aucun cas de diérèse ;
 
• seul le statut de l’e caduc est un peu bousculé :
– apocope de la syllabe finale en e de closes (v. 3) et de semblables (v. 4) à la
césure,
 
– présence à l’intérieur du vers de la suite voyelle + e + consonne :

v. 7 : … qu’il oublielui fait…


v. 14 : … qui secoue ma misère,
v. 18 : ma penséesoutenuepar…

N.B. : Au v. 10, la finale en -aient de tenaient était déjà admise à l’intérieur


du vers par les classiques. En fin de vers, c’était une rime masculine
On notera que par ailleurs, comme dans la prosodie classique :
– la syllabe finale de vers en e est apocopée,
– tout e devant consonne est compté (mis à part les cas d’apocope déjà
cités),
– il y a élision d’un -e devant voyelle (v. 15).

6.3 La diversité des mètres


Ce poème d’Eluard est très fortement hétérométrique : il compte dix-huit
vers, et six mètres différents.
•  Le type majoritaire est l’alexandrin. Il y en a dix en tout (trois dans la
première séquence, quatre dans la seconde, deux dans la troisième ; enfin le
vers final est un alexandrin).
Ce sont tous des alexandrins binaires ; certains sont classiques (v. 2, 5, 6, 8,
10, 11), d’autres non, soit à cause de la césure dite épique due à l’apocope de l’-
e (v. 3 et 4), soit à cause de la présence de la suite V + e + C (v. 7 et 18).
• Le décasyllabe n’est représenté que dans deux cas : au v. 9 et au v. 13.
Le v. 9 est un décasyllabe parfaitement traditionnel, césuré en 4//6 :
Pourtant j’ai vu // les plus beaux yeux du monde,
Mais le v. 13, lui, pose problème : soit on admet qu’il a un rythme inversé,
6//4, avec césure dite enjambante, soit on en fait plutôt, avec apocope de la
syllabe finale en e de miennes (ce ne serait pas la seule du poème), un
ennéasyllabe, ce qui ne serait pas en contradiction avec le mètre dominant
de la troisième séquence.
• L’ennéasyllabe pose ici un problème complexe.
Il n’y en a qu’un qui ne soit pas discutable, c’est le v. 14 :
Que leur vol / qui secoue / ma misère,
avec un rythme 3/3/3.
À part ce vers, trois autres peuvent faire éventuellement figure
d’ennéasyllabes au statut de l’e près, dans une suite qui occupe les quatre
premiers vers de la quatrième séquence, ce sont :
– le v. 13, dont on a déjà vu le cas ;
– le v. 15, à condition de ne pas faire l’élision de l’e final de étoile devant et.
Ce serait possible, puisque c’est une licence que l’on rencontre chez d’autres
poètes contemporains (chez René Char, par exemple) ;
– le v. 16, qui est a priori un ennéasyllabe, puisque l’e final de terre doit en
principe être compté devant leur, mais sa nature dépend en fait du sort du
vers précédent  : ce sont deux vers qui sont sémantiquement et
syntaxiquement en position de parallélisme, avec trois éléments apposés à
leur vol (v.  14), fondés sur un même noyau (leur vol d’(e)) prolongé par des
compléments qui sont homéotéleutes* (terminaison en [εr] pour lumière,
terre, pierre). On peut donc s’attendre à ce qu’ils soient également parallèles
sur le plan métrique, et il y a donc deux solutions, à part une recherche
d’asymétrie en 8 puis 9 : soit il s’agit de deux ennéasyllabes, et l’on scande :

Leur vol d’étoile et de lumière


Leur vol de terre, leur vol de pierre,

soit il s’agit de deux octosyllabes (choix préférable), et l’on scande :

Leur vol d’étoil(e) et de lumière


Leur vol de terr(e), leur vol de pierre,

et dans ce cas, l’e final de terre est apocopé.


Le choix est un choix de lecture.
• L’octosyllabe (voir ci-dessus).
• L’heptasyllabe est présent dans deux cas : c’est le premier vers du poème,
et on le trouve comme dernier vers de la troisième séquence. C’est dire sa
place dans la structuration du poème : il définit et isole en quelque sorte les
trois groupements de quatre vers.
Ces deux vers ont de plus par eux-mêmes une structure en chiasme* :

v. 1 (4 + 3) : Jours de lenteur, / jours de pluie,


v. 12 (3 + 4) : Et dans l’eau, / je les ai vus.

Enfin leur valeur sémantique est liée à l’unité de ce groupement de trois


séquences  : le premier lance l’anaphore* jours… jours… qui caractérise le
début, et l’autre reprend dans je les ai vus, le j’ai vu de la troisième séquence.
 
• L’hexasyllabe ne se trouve que sur une seule occurrence, au v. 17, où il clôt
la séquence de cinq vers. On peut dire qu’il établit une certaine transition
vers l’alexandrin final et isolé, puisqu’il occupe le même nombre de syllabes
qu’un hémistiche d’alexandrin.

6.4 L’absence d’homophonies finales


Ce n’est pas toujours le cas dans le vers libre, mais il est fréquent qu’il n’y
ait ni rime ni système de rappel phonique en fin de vers. En revanche,
nombreux sont les échos internes au vers et à la séquence.
Les répétitions de mots sont extrêmement nombreuses, et elles
caractérisent chaque séquence :
– 1re séquence : anaphore* de jours, répété cinq fois, avec toujours la même
matrice  : jours de +  substantif ou groupe nominal sans déterminant. Seuls
varient les contenus sémantiques et les rythmes des groupements ainsi
constitués ;
– 2e séquence : répétition simple de mon esprit, deux fois ;
– 3e séquence : répétition croisée (chiasme) de j’ai vu et de dieux : j’ai vu…
Dieux d’argent… De véritables dieux… je les ai vus.
– 4e séquence : encadrée par la répétition de leurs ailes au début et à la fin
de la séquence, anaphore de leur vol (repris quatre fois).
L’analyse des sonorités nécessiterait une étude à elle seule. Signalons
simplement quelques sonorités récurrentes :
– nombreuses finales de mots en voyelle + [r] :
[ur] : jours, amour,
[œr] : lenteur, heures, fleurs, leurs,
[εr] : paupières, mers, terre, misère, lumière, pierre,
[ɔr] : encore, aurore, corps, mort,
+ miroirs, sur, saphirs ;
–  fréquence des groupes consonantiques consonne +  l/r  : pluie, brisés,
closes, semblables, esprit, brillait, fleurs, oublie, contempler, véritables, flots ;
– parmi les jeux avec les voyelles, on peut indiquer par exemple, dans la
quatrième séquence, les liens entre les mots établis sur [i], [j], et [ε] : miennes
[jε], existe [ε/i], misère [i/ε], lumière [jε], pierre [jε].
On voit dans ce texte ce que pouvait signifier l’adjectif libre pour les
initiateurs du vers libre : liberté de l’organisation des vers, liberté dans les lois
du décompte des syllabes, liberté dans le choix des mètres, dans les rappels
phoniques ; à quoi il faut ajouter aussi une certaine liberté du lecteur dans les
choix de lecture.

7. Le verset
(pour flûtes et balafong)
Absente absente, ô doublement absente sur la sécheresse glacée
Sur l’éphémère glacis du papier, sur l’or blanc des sables où seul pousse
l’élyme.
Absents absents et tes yeux sagittaires traversant les horizons de mica
Les verts horizons des mirages, et tes yeux migrateurs de tes aïeux
lointains.
Déjà le pan de laine sur l’épaule aiguë, comme la lance qui défie le fauve
Déjà le cimier bleu sur quoi se brisent les javelines de mon amour.
Écoute ton sang qui bat son tam-tam dans tes tempes rythmiques
lancinantes
Oh ! écoute – et tu es très loin par-delà les dunes vineuses
Écoute les jeux qui frémissent, quand bondit rouge ta panthère
Mais écoute les mains sonores, comme les vagues sur la plage.
Ne te retient plus l’aimant de mes yeux plus fort que le chant des
Sirènes ?
Ah ! plus le chant de l’Élancé ? dis comme un feu de brousse la voix de
l’Amant ?
Absent absent, ô doublement absent ton profil qui ombre les
Pyramides.
Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques in Œuvres Poétiques, © éd. du Seuil, 1990.
On définira, en s’appuyant sur l’exemple de ce poème de Senghor, ce qui
caractérise le verset.
Le mot verset, dérivé de vers, sert à désigner chacune des divisions, en
forme de paragraphe, que présentent la Bible et certains autres textes
sacrés. C’est seulement depuis le début du XXe  siècle que l’on parle de
verset en littérature pour nommer une forme poétique particulière. À quoi
reconnaît-on le verset ?

7.1 La typographie
Il trouve sa place entre la notion de vers libre et celle de paragraphe.
Comme les vers, tous ces versets commencent par une majuscule, sans
pour autant correspondre à des phrases ; il suffit pour s’en convaincre de
considérer les deux premiers :
 
Absente absente, ô doublement absente sur la sécheresse glacée
Sur l’éphémère glacis du papier, sur l’or blanc des sables où seul pousse
l’élyme.
 
À eux deux ces versets forment une seule phrase, phrase nominale
fondée sur absente, à quoi se greffent trois compléments introduits par sur,
dont les deux derniers sont rassemblés dans le second verset.
Certains de ces versets excèdent la ligne, et leur prolongement ne se fait
pas, comme pour les vers très longs, par un décrochement en retrait tout à
fait à droite, indiquant qu’avec une place suffisante, le vers coïnciderait
avec la ligne ; Aragon par exemple a composé des vers de vingt syllabes, tel
celui-ci :
Voilà déjà que mes paroles sèchent comme une feuille à ma lèvre
humide.
Ce n’est pas le cas avec les versets qui, ici, peuvent occuper deux lignes
(un verset peut comporter plus d’une dizaine de lignes) : elles sont le pur
prolongement l’une de l’autre. Dans ce poème de Senghor, le début se fait
tout contre la marge gauche, et la deuxième ligne marque un léger retrait.
Tous les versets ne se présentent pas ainsi  ; il arrive fréquemment que,
comme un paragraphe, ils commencent par un blanc alinéaire et se
poursuivent contre la marge, comme dans cet extrait des Cinq Grandes
Odes :
Et je fais l’eau avec ma voix, telle l’eau qui est l’eau pure, et parce qu’elle
nourrit toutes choses, toutes choses se peignent en elle.
Ainsi la voix avec qui de vous je fais des mots éternels ! je ne puis rien
nommer que d’éternel.
La feuille jaunit et le fruit tombe, mais la feuille dans mes vers ne périt
pas,
Ni le fruit mûr, ni la rose entre les roses !
Paul Claudel, Cinq Grandes Odes, éd. du Mercure de France, 1910.
Ainsi, nous pouvons dire que ce poème de Senghor est composé de deux
séquences de six versets, suivies d’un verset isolé.
7.2 Le rythme
Tous ces versets comptent un nombre de syllabes variable, mais si
l’on considère leur rythme propre, on peut constater qu’ils sont
composés de schémas métriques parfaitement reconnaissables, et
qui tous relèvent des trois mètres principaux  : l’octosyllabe, le
décasyllabe et l’alexandrin, avec des décomptes de syllabes qui
relèvent plutôt du vers libre.
Ainsi, le verset 2 comporte un décasyllabe : Sur l’éphémère glacis du
papier ; et un alexandrin dont l’e de sixième syllabe, non élidable, est
compté : sur l’or blanc des sablEs où seul pousse l’élyme.
Signalons aussi les cas d’apocope d’un e. Toutes les syllabes en e
qui sont finales de mètres sont systématiquement apocopées, et il
arrive qu’il y ait apocope en milieu de cellule métrique, comme dans
le dernier verset de la première séquence, qui peut s’articuler de la
manière suivante :

Déjà le cimier bleu sur quoi se bris(ent) (10)


les javelin(es) de mon amour (8)

Ce découpage par éléments métriques des versets donne ainsi,


pour l’ensemble du poème, un tableau qui fait ressortir à la fois la
variété et les constantes d’une structure toujours binaire* :

première séquence : deuxième séquence : verset isolé :


10/8 10/10 10/10
10/12 8/8
10/10 8/8
8/12 8/8
12/10 10/8
10/8 8/12

On note la prédominance du décasyllabe et de trois types de


versets : le 10/10 figure dans la première séquence, ouvre la seconde et
clôt le poème, le 10/8 encadre la première séquence et on le retrouve
dans la deuxième, en cinquième position, enfin le 8/8 est présent
dans trois versets successifs de la deuxième séquence.

7.3 Les sonorités
Aucun système d’homophonies finales entre les versets. Le jeu des
sonorités relève plutôt de la poétique que de la stricte versification, et
tient essentiellement à la pratique de la répétition :
• répétition de mots, selon différents procédés :
– l’épizeuxe* (Absente absente, dans le premier verset, puis Absents
absents dans le troisième, à quoi répond Absent absent, dans le
dernier, selon une figure qui de plus relève du polyptote*  ; à cela
s’ajoute la reprise du mot sous la même forme dans le premier et le
dernier verset, avec un effet de parallélisme* qui assure la nature
cyclique du poème) ;
–  l’anaphore*, qui rassemble, outre les versets qui débutent par
Absente / Absents / Absent, les versets 5 et 6 (anaphore de Déjà), et les
versets 7, 8, 9 et 10 (anaphore de écoute, avec de légères variations :
Écoute / Oh ! écoute / Écoute / Mais écoute) ;
–  la paronomase* (mica / mirages / migrateurs, de 3 à 4, lance /
lancinantes de 5 à 7, pour ne citer que les principaux cas) ;
– la dérivation* (glacée / glacis qui lie les versets  1 et 2, aimant /
Amant de 11 à 12) ;
•  répétition de sonorités  : on peut prendre comme exemple le
verset  7, qui ouvre la deuxième séquence avec l’évocation du tam-
tam et le martèlement de la dentale sourde [t] accompagné de la
voyelle nasale [ã].
ÉcouTe Ton sANg, qui bat son Tam-Tam dANs Tes TEMpes
ryTHmiques lANcinANTes.
Si aucune liaison ne se fait par un système d’homophonies finales,
en revanche les répétitions forment une structure cohérente qui joue
dans tout le poème, aussi bien de verset à verset qu’à l’intérieur du
verset.
Les versets de Senghor, dans ce poème, relèvent de ce que l’on
appelle le « verset métrique », à cause des cellules métriques qui s’y
font reconnaître. On distingue aussi traditionnellement deux autres
sortes de versets :
– le verset dit « cadencé », parce que la division métrique n’y est
pas aussi nette, et qu’il s’établit plutôt sur des progressions
rythmiques ou syntaxiques, des ensembles croissants, décroissants
ou parallèles, très sensibles dans ce début de la quatrième des Cinq
Grandes Odes de Paul Claudel :
      Encore  ! encore la mer qui revient me rechercher comme une
barque,
   La mer encore qui retourne vers moi à la marée de syzygie et qui
me lève et remue de mon ber comme une galère allégée,
   Comme une barque qui ne tient plus qu’à sa corde, et qui danse
furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce, et qui encense,
et qui culbute, le nez à son piquet,
      Comme le grand pur sang que l’on tient aux naseaux et qui
tangue sous le poids de l’amazone qui bondit sur lui de côté et qui
saisit brutalement les rênes avec un rire éclatant !
Paul Claudel, Cinq Grandes Odes, éd. du Mercure de France, 1910.
–  le verset dit «  amorphe  », parce qu’il n’est pas fondé sur des
cellules métriques ni sur de vastes progressions, mais se reconnaît
comme verset par la fréquence des alinéas et par une certaine
absence de discursivité, ce qui apparaît nettement dans cet extrait de
« Poëmes » de Léon-Paul Fargue qui correspond à la fin de « Aeternae
memoriae patris » :
 
   Dans les faubourgs et les impasses où meuglent les sirènes, où les
scieries se plaignent, où les pompiers sont surpris par un retour de
flamme, à l’heure où les riches dorment…
      Un soir, dans un bois, sous la foule attentive des feuilles qui
regardent là-haut filtrer les étoiles,
   Dans l’odeur des premiers matins et des cimetières,
   Dans l’ombre où sont éteints les déjeuners sur l’herbe,
   Où les insectes ont déserté les métiers…
 
   Partout où je cherchais à surprendre la vie
   Dans le signe d’intelligence du mystère
   J’ai cherché, j’ai cherché l’Introuvable…
   Ô Vie, laisse-moi retomber, lâche mes mains !
      Tu vois bien que ce n’est plus toi  ! C’est ton souvenir qui me
soutient !
Léon-Paul Fargue, « Poëmes » in Poésies, © éd. Gallimard, 1905.
On constate que, dans les poèmes en versets ou en vers libres
(comme en général pour les poèmes qui ne s’inscrivent pas dans la
tradition du mètre réglé), les notions de versification sont utilisées
dans l’analyse comme un outil de référence indispensable. Mais
l’analyse elle-même trouve alors son prolongement dans des
considérations de poétique qui débordent le domaine strict
ordinairement dévolu à la versification.

1  La présence d’une césure enjambante dans un vers classique pose problème  : on parlera
plutôt de coupe dans ce vers.
2 1. Le Rythme du vers libre symboliste, t. 1, Genève, Presses académiques, 1943.
3 Voir J.-C. Milner et F. Regnault, Dire le vers, éd. du Seuil, 1987, p. 50 et suivantes.
2
La rime

1. La notion d’homophonie finale

LA SOLITUDE

[…]
Que je trouve doux le ravage
De ces fiers torrents vagabonds,
Qui se précipitent par bonds
Dans ce vallon vert et sauvage !
Puis, glissant sous les arbrisseaux,
Ainsi que des serpents sur l’herbe,
Se changent en plaisants ruisseaux,
Où quelque Naïade superbe
Règne comme en son lit natal,
Dessus un trône de cristal !…
… Que j’aime à voir la décadence
De ces vieux châteaux ruinés,
Contre qui les ans mutinés
Ont déployé leur insolence !
Les sorciers y font leur sabbat ;
Les démons follets s’y retirent,
Qui d’un malicieux ébat
Trompent nos sens et nous martyrent ;
Là se nichent en mille trous
Les couleuvres et les hiboux.
[…]

Marc-Antoine de Saint-Amant, 1620.

À partir de ces deux dizains extraits de La Solitude de Saint-Amant, on


essaiera de définir en quoi consiste la notion d’homophonie finale.
Parler d’homophonies, c’est parler de phonèmes (grec phôné, « voix, son »)
et de phonèmes semblables (grec homoios, « semblable »). Il s’agit donc de
reconnaître dans le vers des sonorités analogues, et situées de manière
précise à la fin du vers.
Relevons d’abord les sonorités finales dans chacun de ces dizains :

Dizain I Dizain II
[ravɑʒ] [dekadɑ̃ s]
[vagabɔ̃] [ryine]
[bɔ̃] [mytine]
[sovɑʒ] [ε̃solɑ̃ s]
[arbriso] [saba]
[εrb] [retir]
[rɥiso] [eba]
[sypεrb] [mɑrtir]
[nɑtɑl] [tru]
[kristɑl] [ibu]

On constate que parmi ces sonorités, certaines se répètent en finale


absolue et se rassemblent deux à deux :
– Dans le premier dizain :
[vaɑʒ] pour ravage / sauvage (v. 1 et 4) ;
[bɔ̃] pour vagabonds / bonds (v. 2 et 3) ;
[iso] pour arbrisseaux / ruisseaux (v. 5 et 7) ;
[εrb] pour herbe / superbe (v. 6 et 8) ;
[tal] pour natal / cristal (v. 9 et 10).
 
– Dans le second dizain :
[ãs] pour décadence / insolence (v. 1 et 4) ;
[ine] pour ruinés / mutinés (v. 2 et 3) ;
[ba] pour sabbat / ébat (v. 5 et 7) ;
[tir] pour retirent / martyrent (v. 6 et 8) ;
[u] pour trous / hiboux (v. 9 et 10).
Ces phonèmes communs en finale absolue de vers réalisent ce qu’on
appelle la rime. Dans chacun de ces dizains il y en a cinq, qui lient les vers
deux à deux, comme si les phonèmes finaux de l’un trouvaient leur écho dans
l’autre. Le nombre des phonèmes mis en commun n’est pas toujours le
même : dans ces deux dizains, on constate que ce nombre va de un (exemple :
[u] pour trous / hiboux qui comporte le minimum de réalisation de la rime, la
dernière voyelle tonique) à trois (exemple : [iso] pour arbrisseaux / ruisseaux
qui englobe deux voyelles, ce qui n’est pas toujours le cas des rimes dites
riches : il y a ainsi [tal] pour natal / cristal).
Ces rimes ont également une disposition semblable dans chaque dizain. Si
l’on appelle, comme on le fait conventionnellement, a la première, b la
seconde, c la troisième, d la quatrième, e la cinquième, on trouve, pour les
deux strophes, le schéma suivant :
a
b
b
a
c
d
c
d
e
e
Par conséquent, la rime ne permet pas seulement de marquer la fin du
vers et de lier les vers deux à deux (chiffre minimum) : elle permet aussi de
déterminer une structure récurrente de la strophe. Ici, quatrain à rimes
embrassées (disposition abba) suivi d’un quatrain à rimes croisées
(disposition cdcd) et enfin un distique (couple de deux vers qui se suivent et
qui riment ensemble).
La rime, outre son rôle de rappel phonique et sa fonction de structuration,
permet également de mettre en relation par le signifiant* des mots étrangers
quant au signifié*.
Il existe d’autres types d’homophonies finales que la rime, et ils se
définissent autrement  : on parle alors d’assonance, de contre-assonance,
mais aussi de rime approximative pour ce qui concerne celles qui se fondent
uniquement sur les phonèmes, sans tenir compte des graphèmes.
La nécessité d’un tel rappel phonique en fin de vers s’est fait jour très
rapidement après l’émergence du vers syllabique, d’abord sous forme
d’assonance (à partir du IVe  siècle en roman), puis sous forme de rime (à
partir du VIIIe  siècle en roman). La rime a dominé la poésie française du XIIIe
jusqu’à la fin du XIXe siècle ; dans la poésie moderne et contemporaine, l’usage
d’homophonies finales est irrégulier  : soit il n’y en a pas du tout, soit elles
apparaissent de manière libre et diversifiée.

2. La rime classique

LE SOIR

Le soir ramène le silence.


Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s’avance.

Vénus se lève à l’horizon ;


À mes pieds l’étoile amoureuse
De sa lueur mystérieuse
Blanchit les tapis de gazon.

De ce hêtre au feuillage sombre


J’entends frissonner les rameaux :
On dirait autour des tombeaux
Qu’on entend voltiger une ombre.

Tout à coup, détaché des cieux,


Un rayon de l’astre nocturne,
Glissant sur mon front taciturne,
Vient mollement toucher mes yeux.

Doux reflet d’un globe de flamme,


Charmant rayon, que me veux-tu ?
Viens-tu dans mon sein abattu
Porter la lumière à mon âme ?

Descends-tu pour me révéler


Des mondes le divin mystère,
Ces secrets cachés dans la sphère
Où le jour va te rappeler ? […]

Alphonse de Lamartine , Méditations poétiques, IV, 1820.

On étudiera la rime dans ces quatrains.


Lamartine est un des premiers poètes romantiques français. Sa prosodie
respecte tout à fait les règles classiques, aussi bien pour le décompte des
syllabes, le rythme, que pour la rime. Cet extrait, qui comporte les six
premiers quatrains d’octosyllabes de la quatrième des Méditations intitulée
«  Le soir  », nous permettra donc de définir un certain nombre de
caractéristiques de la rime traditionnelle.
Relevé des phonèmes de rime dans le texte :

– quatrain 1 : [ɑ̃ s] silence / s’avance


[dezεr] déserts / des airs
– quatrain 2 : [zɔ̃] horizon / gazon
[øz] amoureuse / mystérieuse
– quatrain 3 : [ɔ̃br] sombre / ombre
[o] rameaux / tombeaux
– quatrain 4 : [jø] cieux / yeux
[tyrn] nocturne / taciturne
– quatrain 5 : [am] flamme / âme
[ty] me veux-tu / abattu
– quatrain 6 : [le] révéler / rappeler
[εr] mystère / sphère

La rime repose sur l’identité entre les mots de fin de vers de la voyelle
finale accentuée – qui peut à elle seule constituer la rime (cf. [o], v. 10 et 11) –,
des phonèmes consonantiques qui peuvent la suivre (cf. [ɔ̃br], v. 9 et 12), et
éventuellement aussi la précéder (cf. [le], v. 21 et 24).

2.1 La disposition
Tous ces quatrains sont à rimes embrassées c’est-à-dire abba :

Exemple : quatrain 6 : révéler    [le]            a


                                     mystère    [εr]            b
                                     sphère      [εr]            b
                                     rappeler  [le]            a

Rappel

D’autres types de disposition existent en versification française.


Citons les principaux, outre les rimes embrassées :
– rimes plates ou suivies : aa bb cc…
– rimes croisées ou alternées : abab…
– rythme tripartite : aabccb…
– rythme quadripartite : aaabcccb…
L’alternance des rimes masculines et des rimes féminines est respectée, ce
qui implique, dans ce cas des rimes embrassées, qu’il y a un renversement de
l’ordre à chaque quatrain : FMMF MFFM FMMF MFFM FMMF MFFM.

2.2 La richesse
Elle dépend du nombre de phonèmes communs.
• Rime pauvre. Un seul phonème commun, qui est logiquement la dernière
voyelle accentuée :
[o] dans rameaux / tombeaux (v. 10 et 11).
 
• Rime suffisante. Deux homophonies ; ici, soit voyelle + consonne :
[ɑ̃ s]            dans silence / s’avance (v. 1 et 4)
[øz]            dans amoureuse / mystérieuse (v. 6 et 7)
[ɑm]            dans flamme / âme (v. 17 et 20)
[εr]            dans mystère / sphère (v. 22 et 23) ; soit consonne + voyelle :
[zɔ̃]            dans horizon / gazon (v. 5 et 8)
[jø]            dans cieux / yeux (v. 13 et 16)
[ty]            dans me veux-tu / abattu (v. 18 et 19)
[le]            dans révéler / rappeler (v. 21 et 24).
 
•  Rime riche. Trois homophonies  ; dans le texte, on en trouve un seul
exemple :
[ɔ̃br]            dans sombre / ombre (v. 9 et 12).
 
Certaines des rimes de l’extrait comportent plus de trois homophonies. On
dit qu’elles sont plus que riches :
[dezεr]            dans déserts / des airs (v. 2 et 3)
[tyrn]            dans nocturne / taciturne (v. 14 et 15).
La première de ces deux rimes n’est pas tout à fait classique, dans la
mesure où elle porte sur deux mots du v. 3 ; c’est une rime que pratiquaient
volontiers les Grands Rhétoriqueurs, on l’appelle rime équivoquée.

2.3 Les enrichissements de la rime


On notera également des phénomènes d’enrichissement de la rime.
• Enrichissement phonique en amont des phonèmes de rime. Ils sont assez
nombreux dans cet extrait, et contribuent à la création d’une grande
harmonie musicale :
– v. 1 et 4, le [s] qui débute silence et s’avance,
–  v.  6 et 7, le [r] qui précède les phonèmes de rime dans amoureuse et
mystérieuse, à quoi s’ajoute la présence d’un [m] dans les deux mots,
– quatrain 2, présence de [z] à toutes les rimes,
– quatrain 3, présence de [ɔ̃b] dans trois mots de rime, sombre et ombre,
qui riment ensemble, mais aussi tombeaux,
– v. 13 et 16, les deux consonnes sifflantes l’une sourde [s], l’autre sonore
[z], juste avant les phonèmes de rime de cieux et mes yeux,
– v. 18 et 19, les deux consonnes d’appui qui précèdent la syllabe de rime
dans veux-tu et abattu sont des sonores d’articulation très proche, l’une labio-
dentale [v], l’autre bilabiale [b],
– v. 21 et 24, la consonne [r] ouvre révéler et rappeler,
–  v.  22 et 23, les phonèmes de rime sont à chaque fois précédés d’un
groupe [s] + consonne sourde : [t] pour mystère, [f] pour sphère.
• Enrichissement graphique : il tient à l’identité non seulement phonique
mais aussi orthographique de la rime. On en trouve de nombreux cas dans
ces quatrains  : horizon / gazon, rameaux / tombeaux, révéler / rappeler,
mystère / sphère. Pour amoureuse / mystérieuse, sombre / ombre, nocturne /
taciturne, veux-tu / abattu, il ne saurait y avoir une autre orthographe, de
toute façon.

2.4 Pureté, facilité et banalité


Ces rimes sont pures selon les critères classiques dans la mesure où elles
satisfont aussi bien l’oreille que l’œil. On a déjà signalé la rime équivoquée
entre déserts et des airs, un peu trop riche pour le goût classique, mais en
dehors de ce cas, rien ne peut être signalé qui s’en écarte. Lamartine respecte
la règle dite de la liaison supposée qui bannit la rime de deux mots si l’un se
termine par une voyelle et l’autre par une consonne muette (type voilà / là-
bas) ou si les deux se terminent par des consonnes qui ne feraient pas leur
liaison par le même son (océans / néant)  : ainsi, aux v.  2 et 3, désert ne
pourrait pas rimer avec des airs, mais dans la mesure où le mot est au pluriel,
la règle est respectée.
Il y a deux cas de rimes faciles, entre des mots terminés par le même
suffixe ou par la même désinence  : amoureuse et mystérieuse sont formés
avec le suffixe d’adjectif au féminin -euse (v. 6 et 7), pour révéler et rappeler, il
s’agit de la désinence d’infinitif du premier groupe en -er (v. 21 et 24).
On peut parler de rime banale pour l’association sombre / ombre, très
fréquente et sémantiquement évidente.

2.5 Les mots à la rime


Le volume des mots de rime ne comporte pas de notables écarts. Dans la
moitié des cas, les mots de rime sont isométriques :
– monosyllabiques : sombre / ombre, cieux / yeux, flamme / âme ;
– dissyllabiques : silence / s’avance, rameaux / tombeaux ;
– trisyllabiques : révéler / rappeler.
Nombreux aussi sont les cas où l’écart n’est que d’une syllabe : horizon /
gazon, amoureuse / mystérieuse, nocturne / taciturne, mystère / sphère.
On notera à part les rimes plus hétérogènes que sont la rime équivoquée
des v. 2 et 3, et la rime des v. 18 et 19 sur veux-tu et abattu.
Le sémantisme des mots à la rime n’est pas fondé sur des systèmes
d’oppositions mais plutôt sur des valeurs qui se complètent pour créer
l’atmosphère qui caractérise le poème :
– solitude et une certaine tristesse : silence, taciturne, déserts, abattu ;
–  cadre romantique avec une grande importance du ciel (airs, horizon,
cieux, sphère : on notera l’éloignement progressif) et de la végétation (gazon,
rameaux), la suggestion d’un cimetière (tombeaux, ombre) ;
– peu de lumière : sombre, ombre, flamme ;
– le regard : mes yeux ;
– sentiments : âme, amoureuse, mystérieuse, mystère ;
– très peu de mouvement ; ce sont plutôt des déplacements soit subjectifs
(vers le sujet – que me veux-tu, me révéler – ou s’éloignant de lui – te rappeler)
soit métaphoriques (s’avance).
Parmi ces mots, deux se font écho sur le plan lexicologique  : mystérieuse
(v. 7) et mystère (v. 22).
Mise à part la rime déserts / des airs qui est équivoquée, toutes ces rimes
répondent tout à fait aux exigences classiques de richesse limitée à un mot,
de pureté phonique et graphique, de disposition avec respect de l’alternance
des rimes féminines et des rimes masculines. On peut conclure sur la
recherche d’harmonie qui caractérise ces vers, une harmonie phonique qui
évite les rimes pauvres (une seule sur vingt-quatre vers), enrichit la rime en
amont, et relie également les strophes les unes aux autres par des répétitions
de phonèmes :
–  [εr] dans déserts / des airs (quatrain  1) et dans mystère / sphère
(quatrain 6) ;
–  [ɔ̃] dans horizon / gazon (quatrain  2) et dans sombre / ombre
(quatrain 3) ;
–  [ø] dans amoureuse / mystérieuse (quatrain  2) et dans cieux / yeux
(quatrain 4) ;
–  [y] dans nocturne / taciturne (quatrain  4) et dans veux-tu / abattu
(quatrain 5).

3. L’assonance et la contre-assonance

L’ÉTERNITÉ

Elle est retrouvée.


Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.

Puisque de vous seules,


Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.

Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée.


Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Mai 1872
Arthur Rimbaud, Vers nouveaux et chansons

On étudiera les différentes homophonies finales dans ce poème d’Arthur


Rimbaud.
Ce poème composé de six quatrains de pentasyllabes est aussi une
chanson comme l’indiquent et le titre du recueil et la reprise complète de la
première strophe pour clore l’ensemble. On ne peut pas parler véritablement
de rime puisque toutes ne correspondent pas à la définition traditionnelle,
mais la perception d’un retour de sonorités est cependant nette. Plusieurs
types d’homophonies finales coexistent dans ce poème.
3.1 Nature des homophonies finales

• Les rimes au sens classique du terme

Il y en a quelques-unes, une au moins dans chaque quatrain :


– [e] rime pauvre entre retrouvée et allée (v. 1-3 et 21-23) ;
–  [ø] rime pauvre entre aveu et feu (v.  6 et 8), avec enrichissement à la
consonne d’appui : labio-dentale sonore [v] pour le premier, sourde [f] pour
le second mot ;
– [ɑʒ] rime suffisante entre suffrages et dégages (v. 9 et 11) ;
– [ɛ̃] rime pauvre entre satin et enfin (v. 14 et 16) ;
– [ãs] rime suffisante entre espérance et patience (v. 17 et 19) ;
– [yr] rime suffisante entre orietur (en prononciation à la française) et sûr
(v. 18 et 20).

• Les contre-assonances

On appelle contre-assonance le fait que l’homophonie se fonde sur une


identité de consonnes finales, avec hétérophonie vocalique. Il s’en trouve
plusieurs dans ce poème :
– contre-assonance double en [n l] entre sentinelle et nulle (v. 5 et 7), [n] et
[l] entourant un [ε], puis un [y] ;
–  contre-assonance simple en [l] entre élans et selon (v.  10 et 12), à quoi
s’ajoutent d’une part le fait que les deux mots se terminent, en finale absolue,
par une voyelle nasale, [ɑ̃ ] pour l’un, [ɔ̃] pour l’autre, et d’autre part une
parenté entre les consonnes qui précèdent le [l], d’abord la sonore [z] pour
« communs élans », puis la sourde [s] pour selon ;
–  contre-assonance en [l] également entre seules et s’exhale (v.  13 et 15),
avec le même phénomène d’enrichissement consonantique en amont, mais
inversé, [s] pour seules (donc en double contre-assonance avec selon), et [z]
pour s’exhale.

• Les assonances
L’assonance repose, en prosodie, sur l’homophonie de la dernière voyelle
non caduque du vers, quels que soient les phonèmes consonantiques qui
éventuellement la suivent : on dira par exemple qu’il y a entre vitre et épris
un rapport d’assonance en [i].
Dans ce poème de Rimbaud, on peut parler d’une assonance en [e] entre
retrouvée, Éternité et allée (v.  1-2-3 et 21-22-23), sans aucune hétérophonie
consonantique ensuite ; il n’y a qu’un problème d’orthographe qui empêche
de considérer cette association comme rime véritable puisque retrouvée /
allée forme rime féminine et Éternité rime masculine  : la règle classique
interdit de les faire rimer ensemble.

Rappel

L’assonance est la première forme d’homophonie finale qui ait existé


dans le vers français. Les poèmes les plus anciens sont assonancés.
C’est elle qui assure l’unité formelle des laisses médiévales
(groupement de 4 à 30 vers tous sur le même mètre, reliés par une
même assonance qui changeait à la laisse suivante).
Par exemple, la laisse CLI de la Chanson de Roland est fondée sur une
assonance en [i] :
 
Or veit Rolland que mort est sun ami,
Gesir adenz, a la tere sun vis.
Mult dulcement a regreter le prist :
« Sire cumpaign, tant mar fustes hardiz !
Ensemble avum estet e anz e dis,
Nem fesis mal ne jo nel te forsfis.
Quant tu es mor, dulur est que jo vif. »
A icest mot se pasmet li marchis
Sur sun ceval que cleimet Veillantif.
Afermet est a ses estreus d’or fin :
Quel part qu’il art, ne poet mi chair.
 
(Roland voit que son ami est mort, qu’il gît face contre terre. Très
doucement il se prend à dire son regret  : «  Sire compagnon, vous
fûtes hardi pour votre malheur ! Nous avons été ensemble pendant
des ans et des jours, jamais tu ne m’as fait de mal, jamais je ne t’en fis.
Quand tu es mort, il m’est douloureux de vivre.  » À ce mot, le
marquis s’évanouit sur son cheval qu’il appelle Veillantif. Il tient
ferme sur ses étriers d’or fin : où qu’il aille, il ne peut tomber.)

Les trois rimes pauvres du poème se rapprochent également de cette


assonance.
Un seul vers, répété deux fois, ne trouve pas de répondant (on appelle cela
un vers blanc), c’est le vers Avec le soleil (v. 4 et 24). On peut éventuellement
considérer que, si le [j] terminal est compté plutôt comme semi-voyelle que
comme semi-consonne, il y a alors une contre-assonance en [l] avec allée :
soleil / allée.

3.2 Disposition des homophonies finales


L’écart par rapport aux règles traditionnelles n’est pas si considérable,
s’agissant de disposition.
L’alternance des terminaisons féminines et des terminaisons masculines
est parfaitement régulière, et elle est la même dans chaque quatrain :
F
M
F
M
 
Si l’on considère la disposition, il faut en revanche distinguer deux cas :
•  les quatre quatrains centraux présentent des homophonies finales qui,
dans leur irrégularité, relèvent de la disposition croisée ;

Exemple : quatrain 2 contre-assonance [n l] (a)


rime pauvre en [ø] (b)
contre-assonance [n l] (a)
rime pauvre en [ø] (b)
• les deux quatrains identiques qui ouvrent et ferment le poème sont d’une
facture plus complexe. Trois structures se superposent :
– celle que dessine l’assonance en [e] avec vers blanc final :
a
a
a
b
– celle que dessine la présence de la rime pauvre en [e] :
a
a’
a
b
– celle que suggère la présence d’une contre-assonance en [l] :
a
a
ba
b
À ces trois structures, il faut ajouter l’alternance des terminaisons
féminines et des terminaisons masculines, ce qui rend l’organisation encore
plus complexe.
L’examen des homophonies finales renforce la spécificité de cette strophe
première et dernière et son rôle de refrain. La part de la chanson est présente
encore dans la récurrence des sonorités  : toutes les contre-assonances du
poème sont en [l], dans certains cas renforcées en amont par un [s] (soleil,
selon, seules)  ; il s’y ajoute la fréquence des retours phoniques due à la
brièveté du vers.

4. L’alternance
RODRIGUE

      Percé jusques au fond du cœur


D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
                  Cède au coup qui me tue.
      Si près de voir mon feu récompensé,
                  Ô Dieu, l’étrange peine !
      En cet affront mon père est l’offensé,
      Et l’offenseur le père de Chimène !
            Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour
s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse.
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
                  Ou de vivre en infâme,
            Des deux côtés mon mal est infini.
                  Ô Dieu, l’étrange peine !
      Faut-il laisser un affront impuni ?
      Faut-il punir le père de Chimène ?

Pierre Corneille, Le Cid, I, 6, stances 1 et 2, 1637.

En s’aidant de l’exemple de ces deux stances de Corneille, on définira ce


qu’on entend traditionnellement par alternance.
Ces deux stances sont des dizains hétérométriques avec des rimes
différentes excepté la dernière qui, pour chacune, se fonde sur le prénom
Chimène qui hante la pensée de Rodrigue, joint au mot peine qui décrit son
désarroi.
Leur disposition est cependant toujours la même (abbaccdede  : un
quatrain à rimes embrassées, un distique, un quatrain à rimes croisées) ainsi
que celle des mètres  : 8  12  12  12  12  6  10  6  10  10. Cela donne, lorsqu’on les
associe,
 
8        a
12      b
12      b
12      a
12      c
6        c
10      d
6        e
10      d
10      e
 
Toutes les combinaisons sont différentes, excepté pour les v. 2-3 (12 b) et
les v. 7-9 (10 d).
L’alternance des rimes féminines et des rimes masculines, elle aussi, se
répète de la même façon dans chaque stance.

4.1 Rimes féminines et rimes masculines


La notion de genre des rimes n’a rien à voir avec celle de genre
grammatical. Certes, les rimes sont dites féminines parce qu’elles comportent
un e caduc final, marque fréquente du genre grammatical féminin en français
(par exemple le mot de rime au v. 2, mortelle, forme une rime féminine, et il
est lui-même au féminin), mais il arrive très souvent que le mot à la rime
forme une rime féminine sans être pour autant féminin ou relève de la
catégorie du genre : pensons ici aux verbes à la troisième personne qui me tue
(v. 6) et s’intéresse (v. 12), ou encore au mot masculin épicène* infâme (v. 16).
On considère donc comme féminines toutes les rimes à syllabe dite
surnuméraire parce qu’elle était à l’origine prononcée mais non comptée,
qui se terminent sur un e caduc apocopé qu’il soit ou non suivi de -s ou de la
désinence verbale en -nt, et comme masculines celles qui n’en comportent
pas (exemple : cœur).
Liste des rimes masculines et des rimes féminines dans le texte :

Féminines : Masculines :
mortelle / querelle (v. 2-3) cœur / rigueur (v. 1-4)
abattue / tue (v. 5-6) récompensé / offensé (v. 7-9)
peine / Chimène (v. 8-10 et 18-20)
s’intéresse / maîtresse (v. 12-13) combats / mon bras (v. 11-14)
flamme / infâme (v. 15-16) infini / impuni (v. 17-19)

4.2 Les conditions de l’alternance


Il ne s’agit pas d’une alternance des mots de rime mais d’une alternance
des rimes elles-mêmes : si l’alternance concernait les mots, on serait dans un
cas obligatoire de rimes toujours disposées de la même manière
(MFMFMFMFMF…). Ce sont les rimes qui alternent, c’est-à-dire que chaque
changement de rime est accompagné d’un changement de genre métrique.
Cela peut donner des schémas relativement complexes.
Prenons l’exemple de ces stances ; on a :

I II
a M cœur combats
b F mortelle s’intéresse
b F querelle maîtresse
a M rigueur mon bras
c F abattue flamme
c F tue infâme
d M récompensé infini
e F peine peine
d M offensé impuni
e F Chimène Chimène
Le schéma de l’alternance est le même dans chacune des stances  : elle
commence par une rime masculine et se termine par une rime féminine.
Comment se fait cette alternance ?
Ce n’est pas, comme on pourrait s’y attendre aM bF cM dF eM  ;
l’alternance est à prendre véritablement au pied de la lettre  : puisque les
quatre premiers vers forment un quatrain à rimes embrassées, la rime
masculine du premier vers revient au quatrième (aM), et pour réaliser
l’alternance, il faut par conséquent que la rime suivante soit féminine, d’où
cF ; ensuite l’alternance est plus facile à suivre, grâce à la régularité distique /
quatrain à rimes croisées. D’une manière générale, la nature même de la
disposition embrassée impose un renversement de l’ordre dans l’alternance
(cf. le poème de Lamartine , «  Le soir  », cité p.  40)  : si le premier quatrain
avait été à rimes croisées et le second à rimes embrassées, le distique aurait
changé de genre (aM bF aM bF cM cM dF eM eM dF), et il y aurait eu une
majorité de rimes masculines, alors que les stances de Corneille comportent
une majorité de rimes féminines.

Rappel historique

Les poètes ont commencé à pratiquer l’alternance entre rimes


féminines et rimes masculines dès les XIIe-XIIIe  siècles, pour des
raisons qui tiennent à la présence de la syllabe surnuméraire et à
l’accompagnement musical qui était alors constant  ; mais cette
alternance, qui pouvait se montrer nécessaire pour des raisons
d’harmonie, n’était absolument pas une obligation : Jean Molinet au
e e
XV   siècle, puis les poètes de la Pléiade au XVI   siècle la
recommandent, mais elle n’est pas encore systématiquement
appliquée, comme en témoigne ce sonnet célèbre de Louise Labé
dont les quatrains ne comportent que des rimes féminines :
 
            Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
            J’ai chaud extrême en endurant froidure :
            La vie m’est et trop molle et trop dure.
            J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
 
            Tout à un coup je ris et je larmoie,
            Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
            Mon bien s’en va, et à jamais il dure :
            Tout en un coup je sèche et je verdoie.
 
            Ainsi Amour inconstamment me mène ;
            Et quand je pense avoir plus de douleur,
            Sans y penser je me trouve hors de peine.
            Puis, quand je crois ma joie être certaine,
            Et être au haut de mon désiré heur,
            Il me remet en mon premier malheur.
 
C’est à partir de la seconde moitié du XVIe  siècle que le recours à
l’alternance devient systématique, et il est régulier durant toute la
période classique. La poésie moderne ne pratique plus l’alternance
traditionnelle de manière constante  ; elle est souvent soit absente,
soit remplacée par une alternance purement phonique des
terminaisons vocaliques et des terminaisons consonantiques.

5. La rime approximative

MAI

Le mai le joli mai en barque sur le Rhin


Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains

Or des vergers fleuris se figeaient en arrière


Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que j’ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières

Sur le chemin du bord du fleuve lentement


Un ours un singe un chien menés par des
tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s’éloignait dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment

Le mai le joli mai a paré les ruines


De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des
vignes.

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913.

En étudiant la rime dans ce poème, on précisera ce qu’on entend par rime


approximative.
Ce poème en alexandrins se présente sous une forme irrégulière  : deux
quatrains suivis d’un quintil, lui-même suivi d’un quatrain qui clôt
l’ensemble. Nombreuses sont les caractéristiques qui indiquent sa
modernité  : on citera par exemple l’absence de ponctuation, la présence
d’hiatus (« le joli mai en barque »), de la suite V + e + C à l’intérieur du vers
(« si jolies mais… »), de césures enjambantes (v. 7, v. 11 et v. 15). Le traitement
de la rime est lui aussi marqué de nouveauté.

5.1 Nature des homophonies finales

• Les rimes classiques

Il y en a quelques-unes, qui satisfont les règles aussi bien phoniques


qu’orthographiques :
– montagne / s’éloigne (v. 2-3) : rime suffisante en [ɑɲ] ;
– lentement / régiment (v. 9-13) : rime suffisante en [mɑ̃ ] ;
– tziganes / rhénanes (v. 10-12) : rime suffisante en [ɑn] ;
–  rosiers / osiers (v.  15-16)  : rime léonine (c’est-à-dire portant sur deux
syllabes) en [ozje].

• Les rimes non classiques

En quoi peut-on dire que les autres rimes ne sont pas classiques ?
Les unes ne répondent pas aux règles orthographiques :
• règle de la liaison supposée non respectée :
–  entre le Rhin (v.  1) et riverains (v.  4), puisque n et s ne font pas leur
liaison par le même son. C’est phoniquement une rime riche en [ərɛ̃], mais
qui présente cet autre caractère non classique de s’étendre au-delà d’un seul
mot (« le Rhin ») ;
– entre arrière (v. 5) et paupières (v. 8), puisque le premier se termine en e
et le second en s. Sur le plan phonique, c’est une rime riche en [jεr] ;
– entre tziganes / rhénanes (v. 10-12) et âne (v. 11), pour la même raison. La
rime existe cependant phoniquement, en [an] entre les trois mots, et même
elle s’enrichit en [nan] entre un âne et rhénanes ;
• distinction entre terminaisons féminines et terminaisons masculines : en
principe, on ne peut pas les faire rimer ensemble. C’est ici le cas entre mai
(v. 6) et aimée (v. 7), puisque le premier a une terminaison masculine et le
second une terminaison féminine. De plus la rime n’est pas pure
phoniquement puisque dans mai la voyelle est ouverte en [ε] et dans aimée
elle est fermée. L’homophonie est donc à entendre au sens large, elle est
suffisante en [mε/e].
Une autre n’est pas classique pour des raisons phoniques  : c’est la rime
entre ruines (v.  14) et vignes (v.  17). À strictement parler, il y a simplement
entre les deux mots une assonance en [i], mais on peut ajouter à ce phonème
commun le fait que dans chacun des cas, la consonne qui suit est une nasale,
dentale pour ruines, palatale pour vignes (qui fait contre-assonance avec
montagne / s’éloigne), réalisant ainsi une sorte de rime en [i + nasale].
Ce sont ces rimes non classiques, qui ne tiennent pas ou peu compte des
critères graphiques et se contentent éventuellement de parentés phoniques,
qu’on nomme rimes approximatives.
5.2 Disposition et alternance
Une fois analysées ces homophonies, on peut constater que leur
disposition est relativement régulière : embrassée dans les trois quatrains :

a le Rhin arrière ruines


b montagne mai rosiers
b s’éloigne aimée osiers
a riverains paupières vignes

et organisée de façon analogue dans le quintil, puisque les trois vers


monorimes (c’est-à-dire ayant une même homophonie finale) sont encadrés
par deux vers qui riment ensemble :

a          lentement
b          tziganes
b          un âne
b          rhénanes
a          régiment

Les distorsions orthographiques qu’on a pu constater dans les rimes


approximatives impliquent un abandon du principe de l’alternance des
rimes féminines et des rimes masculines. C’est le second quatrain qui s’en
écarte et suffit ainsi à rompre l’alternance : FMFF.
Souvent, et c’est le cas dans ce poème, cette alternance classique est
remplacée par une alternance entre terminaisons vocaliques (V) et
terminaisons consonantiques (C) :

le Rhin [ərɛ̃] V
montagne [ɑɲ] C
s’éloigne [ɑɲ] C
riverains [erɛ̃] V
arrière [jεr] C
mai [mε] V
aimée [me] V
paupières [jεr] C
lentement [mɑ̃ ] V
tziganes [ɑ̃ n] C
un âne [nɑn] C
rhénanes [nɑn] C
régiment [mɑ̃ ] V
ruines [in] C
rosiers [ozje] V
osiers [ozje] V
vignes [iɲ] C

On voit que les rimes embrassées amènent le même type de retournement


pour cette alternance de rimes vocaliques et consonantiques que lorsqu’il
s’agit d’une alternance de rimes masculines et féminines.
L’émergence de la rime approximative et l’abandon plus ou moins complet
des règles liées à la graphie, ou encore le statut de l’alternance,
correspondent à une époque où les ressources de la rime classique ont été en
quelque sorte épuisées1, où il était manifestement nécessaire de renouveler
les possibilités d’homophonies finales et ainsi l’attente d’une surprise au
détour du vers.
Par ailleurs, nombre de poètes contemporains n’usent pas
systématiquement de la rime, sous quelque forme qu’elle se présente.

6. Les jeux avec la rime

PETITE ÉPÎTRE AU ROI

En m’ébattant je fais rondeaux en rime,


Et en rimant bien souvent je m’enrime ;
Bref, c’est pitié d’entre nous rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
Et quand vous plaît, mieux que moi rimassez.
Des biens avez et de la rime assez :
Mais moi, à tout ma rime et ma rimaille,
Je ne soutiens (dont je suis marri) maille.
      Or ce me dit (un jour) quelque rimard :
« Viens çà, Marot, trouves-tu en rime art
Qui serve aux gens, toi qui as rimassé ?
– Oui vraiment (réponds-je) Henry Macé ;
Car vois-tu bien la personne rimante
Qui au jardin de son sens la rime ente,
Si elle n’a des biens en rimoyant,
Elle prendra plaisir en rime oyant,
Et m’est avis que, si je ne rimais,
Mon pauvre corps ne serait nourri mois
Ni demi jour : car la moindre rimette
C’est le plaisir où faut que mon ris mette. »
      Si vous supply qu’à ce jeune rimeur
Fassiez avoir un jour par sa rime heur,
Afin qu’on die, en prose ou en rimant :
« Ce rimailleur qui s’allait enrimant,
Tant rimassa, rima et rimonna,
Qu’il a connu quel bien par rime on a. »

1519.
Clément Marot, Épîtres.

Quels sont les procédés formels d’enrichissement de la rime qui sont ici
mis en œuvre ?
Les poètes médiévaux avaient déjà considérablement travaillé sur les
différentes formes de rimes, sur leur disposition, leur richesse, etc. ; à la fin du
Moyen Âge, les Grands Rhétoriqueurs portent la technique de la rime à un
point de virtuosité qui a pu leur être reproché ensuite par les poètes de la
Pléiade  : ceux-ci trouvaient que, dans leurs productions, l’esprit poétique
était sacrifié. Clément Marot est l’héritier direct de ces maîtres rimeurs,
puisque son père, Jean Marot, faisait partie des Grands Rhétoriqueurs. Cette
épître (lettre en vers qui s’adresse à un personnage qui peut être réel ou
fictif) en rimes plates, qu’il présenta très jeune au roi  François  1er, est
entièrement construite sur un jeu de rimes autour du mot rime lui-même.

6.1 Les enrichissements de fin de vers


Toutes les rimes du poème sont léonines puisqu’elles portent sur deux
syllabes ou plus, ou tout au moins deux voyelles prononcées :

[ɑ̃ rim] en rime / m’enrime (v. 1-2)


[rimɑjœr] rimailleurs / rime ailleurs (v. 3-4)
[ɑrimɑse] … que moi rimassez / de la rime assez (v. 5-6)
[mɑrimɑj] ma rimaille / marri) maille (v. 7-8)
[rimɑr] rimard / rime art (v. 9-10)
[rimase] rimassé / Henry Macé (v. 11-12)
[rimɑ̃ t] rimante / rime ente (v. 13-14)
[ɑ̃ rimojɑ̃ ] en rimoyant / en rime oyant (v. 15-16)
[rimε] rimais / nourri mois (prononciation aujourd’hui obsolète)
(v. 17-18)
[rimεt] rimette / mon ris mette (v. 19-20)
[rimœr] rimeur / par sa rime heur (v. 21-22)
[ɑ̃ rimɑ] en rimant / enrimant (v. 23-24)
[rimɔ̃nɑ] rimonna / par rime on a

Plusieurs remarques sur ce relevé :


–  toutes les rimes contiennent les phonèmes [rim] puisque se poursuit
tout au long du poème un jeu de dérivation* sur le mot rime, avec le mot lui-
même et ses dérivés  : rime (v.  1), des substantifs plus ou moins fantaisistes
(rimeur, rimard, rimailleur, rimaille, rimette) et des verbes qui ne le sont pas
moins (rimer, rimasser, rimoyer, rimonner), presque tous répétés dans les
trois derniers vers de l’épître ;
– dans ce jeu de répétitions, une rime elle-même se répète : phoniquement
[rimase] se trouve et aux v. 5-6 et aux v. 11-12.
Tout le poème est également fondé sur un jeu de rimes équivoquées, c’est-
à-dire qu’elles se présentent sous la forme d’un calembour*  : un mot se
décompose ainsi en deux et même en trois autres mots. Deux cas se
présentent :
– soit le mot rime est encore une fois englobé dans le calembour :

entre nous rimailleurs / assez de rime ailleurs


mieux que moi rimassez / et de la rime assez
rimard / rime art
la personne rimante / la rime ente
en rimoyant / en rime oyant
ce jeune rimeur / par sa rime heur
rimonna / quel bien par rime on a

– soit ce sont d’autres termes qui sont mis à profit :

en rime / je m’enrime (= je m’enrhume)


ma rime et ma rimaille / (dont suis marri) maille (= sou)
toi qui as rimassé / Henry Macé (= autre poète fictif ?)
si je ne rimais / ne serait nourri mois
la moindre rimette / faut que mon ris mette (= rire)
en rimant / enrimant (= s’enrhumant)

Les thèmes sont ceux qui reviennent très fréquemment dans ses épîtres :
le besoin d’argent, la nécessité de se nourrir, la maladie, mais aussi la gaieté
et la poésie.
 

6.2 Les enrichissements à l’intérieur du vers


On rencontre différents procédés dans ce poème :
– le vers léonin, dans lequel les deux hémistiches riment ensemble :

v. 6      Des biens avez // et de la rime assez


                              [e]                              [e]
v. 25      Tant rimassa, // rima et rimonna
                              [a]                              [a]

– la rime batelée, qui fait rimer la fin de vers avec le mot de césure du vers
suivant :

v. 5-6      Et quand vous plaît, mieux que moi rimassez.


Des biens avez // et de la rime assez

Rime batelée et vers léonin se conjuguent ici pour répéter trois fois le
phonème vocalique [e].
– la rime brisée, dans laquelle les vers riment ensemble non seulement par
la fin de vers, mais aussi par la césure :

v. 1-2 En m’ébattant // je fais rondeaux, en rime,


Et en rimant // bien souvent je m’enrime ;
v. 11-12 Qui serve aux gens //, toi qui as rimassé ?
– Oui vraiment // (réponds-je) Henry Macé ;
v. 13-14 Car vois-tu bien // la personne rimante
Qui au jardin // de son sens la rime ente,
v. 15-16 Si elle n’a // des biens en rimoyant,
 Elle prendra // plaisir en rime oyant ;

Grande virtuosité dans ces six vers qui présentent ainsi trois fois de suite le
cas de la rime brisée.
Bien que cette épître concentre de nombreux procédés d’enrichissement
de la rime, elle n’épuise pas toutes les possibilités qu’ont pu mettre en œuvre
les Grands Rhétoriqueurs. On citera encore la rime dérivative qui associe des
mots de même racine (laisser / délaisser), la rime couronnée qui redouble la
ou les syllabe(s) de rime (à sa corde s’accorde), la rime annexée qui reprend
la syllabe de rime au début du vers suivant, la rime fratrisée qui est à la fois
annexée et équivoquée :

Cour est un périlleux passage


Pas sage n’est qui va en cour.
(J. Tabourot.)

la rime enchaînée, à la fois annexée et dérivative :

Combien que Gênes dans sa côte


Côtoie un périlleux fatras

(Cl. Marot.)

sans compter la rime senée (voir p. 85).


La réaction de la Pléiade puis des classiques contre des recherches jugées
purement formelles allait pendant deux siècles privilégier des rimes moins
virtuoses :

La rime est une esclave et ne doit qu’obéir,

écrit Boileau dans son Art poétique.


Depuis Mallarmé, la poésie a retrouvé ces rimes qui jouent du signifiant*,
et en a même inventé d’autres. Un de ceux qui se sont montrés les plus
féconds à cet égard est Louis Aragon :

PETITE SUITE SANS FIL III

Ah parlez-moi d’amour ondes petites ondes


Le cœur dans l’ombre encore a ses chants et ses
cris
Ah parlez-moi d’amour voici les jours où l’on
Doute où l’on redoute où l’on est seul on s’écrit
Ah parlez-moi d’amour Les lettres que c’est long
De ce bled à venir et retour de Paris

Vous parlerez d’amour La valse et la romance


Tromperont la distance et l’absence Un bal où
Ni toi ni moi n’étais va s’ouvrir Il commence
Les violons rendraient les poètes jaloux
Vous parlerez d’amour avec des mots immenses
La nuit s’ouvre et le ciel aux chansons de deux
sous […]

Automne 1939.
Louis Aragon, Le Crève-Cœur, © éd. Gallimard.

On relève dans ces deux sizains qui ouvrent le poème des exemples de :
–  rime équivoquée (ses cris / on s’écrit   ; l’on / long), avec de plus une
ambiguïté phonique sur on s’écrit (s’écrire) qui renvoie par homonymie à on
s’écrie (s’écrier), et les deux vers suivants seraient alors le contenu de ce cri ;
– rime batelée :

Vous parlerez d’amour La valse et la romance


Tromperont la distance et l’absence Un bal où

– rime dite enjambée parce que les phonèmes de rime se répartissent sur
la fin de vers et le début du suivant :

v. 1 :                                                               ondes
v. 3-4 :                                    […] où l’on
         Doute […]
v. 5-6 :                           […] que c’est long
         De ce bled […]

Ce ne sont que quelques exemples de ces jeux avec la rime. La série est
ouverte  : citons, chez d’autres auteurs et dans d’autres textes d’Aragon, la
rime inversée où les consonnes qui entourent la voyelle de rime s’inversent
d’un vers à l’autre (chère / rêche), la rime augmentée qui, d’un vers de rime à
l’autre, ajoute des sons à ceux qui portent l’homophonie (coup / couple), les
rimes ou vers biocatz qui, dans un même poème, présentent un double
système de rimes permettant de superposer deux schémas métriques
possibles, la rime semi-équivoquée qui se fonde sur une paronomase*
(branche / blanche).
1 Voir à ce propos les réflexions de Pierre G UIRAUD ( Essais de stylistique, Paris, Klincksieck, 1969) et de
Nicole C ELEYRETTE -P IETRI ( Les Dictionnaires des poètes, Presses universitaires de Lille, 1985).
3
Les éléments du rythme

Notion très discutée, le rythme, fondé sur le retour plus ou moins régulier d’un repère
constant, englobe en matière poétique une grande variété de faits, dont le premier est le
mètre avec le nombre des syllabes. Mais il faut aussi compter avec la structuration interne du
vers, avec l’organisation syntaxique du poème, avec la répartition éventuelle des sonorités,
avec le rythme qu’engendrent des structures qui ne sont pas obligatoirement versifiées, mais
que la poésie moderne exploite volontiers.

1. La division du vers par la césure

L’HORLOGE

Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,


Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon


Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde


Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide


Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi,
Le jour décroît : la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

Charles Baudelaire , Les Fleurs du Mal, 1857.

On étudiera la césure dans ce poème.


Tout vers de plus de huit syllabes est composé de deux hémistiches (mot masculin, du grec
hêmi, «  à demi  » +  stikhos, «  ligne, vers  »)  : on appelle ainsi chacune des moitiés du vers  ;
l’hémistiche peut ne pas correspondre strictement à la moitié des syllabes du vers  : si
l’hémistiche de l’alexandrin binaire compte bien six syllabes, ceux du type le plus répandu de
décasyllabe en comptent le premier quatre, l’autre six.
Le point de division entre les deux hémistiches est la césure (du latin caesura, « coupure »).
Un vers long comporte donc deux éléments de structuration :
– la fin de vers, qui marque la structuration externe ;
– la césure, qui définit la structuration interne du vers.
La fin de vers correspond dans la très grande majorité des cas à un traitement particulier
de la dernière syllabe  : apocope de toute finale absolue en e caduc, système de rappels
phoniques qui constitue la rime.
Qu’en est-il de la césure, telle que nous la présente ce poème en alexandrins de Baudelaire ,
poète dont la prosodie est classique, avec certains apports du romantisme ?

1.1 La césure et le statut de l’e caduc


La césure de l’alexandrin binaire passe entre la sixième et la septième syllabe. Ce sont donc
ces deux syllabes qui seront examinées, et en particulier la sixième, qui est aussi la dernière
du premier hémistiche, ce qui lui donne a priori un statut comparable à celui de la fin de vers.
Deux cas se présentent :
–  soit cette sixième syllabe est un monosyllabe accentué ou la dernière syllabe non
caduque d’un mot :
« Douleurs » (v. 3), « bientôt » (v. 4), « vaporeux » (v. 5), « accordé » (v. 8), « fois » (v. 9),
«  Souviens-toi  » (v.  10 et 13), «  Maintenant  » (v.  11), «  métal  » (v.  14), «  mortel  » (v.  15),
« lâcher » (v. 16), « Temps » (v. 17), « tricher » (v. 18), « nuit » (v. 19), « soif » (v. 20), « Vertu »
(v. 22), « Meurs » (v. 24) ;
– soit il s’agit de la syllabe accentuée qui précède une syllabe en e à la finale absolue de
mot, mais on notera que, dans tous les cas, cette syllabe finale en e est élidée car le second
hémistiche commence par une voyelle :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

v. 1 Hor- lo- ge ! dieu si- nis- // tr(e) fra- yant im- pa- ssibl(e)
ef-

sinistre appartient bien en entier au premier hémistiche, mais du fait de l’élision de l’e
caduc, le groupement de consonnes qui suit la syllabe accentuée ouvre phoniquement la
septième syllabe du vers  ; néanmoins on présente conventionnellement un tel vers avec la
double barre en gardant tout le mot avant la césure :
Horloge ! dieu sinistr(e), // effrayant, impassibl(e).
Le même phénomène se répète pour tous les vers concernés : v. 2 (« nous menac(e) // et
nous dit »), v. 6 (« une sylphid(e) // au fond de »), v. 7 (« te dévor(e) // un morceau »), v. 21
(« l’heur(e) // où »), v. 23 (« mêm(e) // oh ! »).
La cosyllabation effective de la consonne qui précède l’e et de la voyelle qui commence le
second hémistiche confère beaucoup de fluidité à ce type de vers, alors que dans le premier
cas, la césure correspond plus nettement à une certaine suspension du vers.
Le v. 12 (« ta vi(e) // avec ») est un cas particulier puisque vie est monosyllabique et que l’e
n’est pas une syllabe : il empêche l’hiatus entre i et a.
On voit par conséquent que ni la sixième ni la septième syllabes de l’alexandrin traditionnel
ne peuvent comporter un e caduc : soit il est exclu (6e syllabe), soit il est élidé (7e syllabe). On
peut observer le même phénomène pour les syllabes qui entourent la césure du décasyllabe,
c’est-à-dire la quatrième et la cinquième.

Rappel

Le statut d’un e à la césure n’a pas toujours été l’exclusion. Dans la poésie médiévale,
on peut trouver un e de césure, soit apocopé comme celui de la fin du vers, soit
compté dans la syllabe qui précède la césure, soit compté dans celle qui la suit  ;
depuis le Symbolisme, la poésie réutilise la possibilité de telles césures. Elles sont au
nombre de trois.
• Césure dite épique : elle traite la fin du premier hémistiche comme une fin de vers
en apocopant un e non élidable. Relativement fréquente dans la poésie épique du
Moyen Âge (d’où son nom), elle est assez souvent utilisée par les poètes modernes.
On a vu (p. 17) l’emploi qu’en faisait René Char, on peut citer également l’exemple de
ce décasyllabe particulier, à rythme 5//5, de Jules Supervielle, qui ouvre le poème
« Descente de géants » :

Montagnes derrièr(e), // montagnes devant,


on constate alors que l’apocope à la césure permet ici de parfaire le parallélisme des
deux hémistiches, avec le même nombre de syllabes pour derrière et pour devant.
•  Césure dite lyrique  : elle correspond à la présence d’un e non élidable et
prosodiquement compté dans la syllabe qui précède la césure, comme c’est le cas
dans ce décasyllabe extrait de la «  Ballade sur la mort de Du Guesclin  » du poète
médiéval Eustache Deschamps :

Ô Bretagne, // pleure ton espérance !

On a appelé « lyrique » une telle césure parce qu’on la trouve plus souvent dans la
poésie lyrique médiévale.
• Césure dite enjambante : la césure est suivie d’une syllabe finale en e non élidable,
et donc elle passe entre la syllabe accentuée du mot et cette syllabe finale en e
prosodiquement comptée. On en trouve un exemple dans le second de ces deux vers
de Francis Jammes extraits de « Il va neiger… » :

Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses


de l’an dernier ? À pei // ne si je m’en souviens.

1.2 La césure et la syntaxe


Dans le vers traditionnel, la césure marque ce que de nombreux poètes, de Ronsard à
Banville en passant par Boileau, ont appelé le «  repos  »  : il s’agit d’une pause syntaxique,
même légère, qui articule les groupes. Dans ce poème de Baudelaire , elle correspond à des
moments plus ou moins forts d’articulation, dont voici quelques exemples.
Elle passe :
• entre deux phrases ou entre deux propositions indépendantes juxtaposées : v. 10 et 20, la
césure coïncide avec une ponctuation forte ;
• entre des groupes syntaxiques d’une même proposition (cas le plus fréquent) :
– groupe sujet/groupe verbal (v. 5, 14), sujet/complément (v. 3), sujet-verbe/complément
(v. 7, 12, 16), etc.
– elle isole des éléments en position détachée par énumération (v. 1), apostrophe (v. 13),
apposition (v. 22), parenthèse (v. 23), etc.
Dans la grande majorité des vers, la place de la césure est celle de l’articulation syntaxique
majeure. Mais il n’en va pas toujours ainsi, et quelques cas particuliers sont à signaler :
• Le rejet à l’hémistiche :
v. 9 Trois mille six cents fois // par heure, la Seconde
Dans ce vers, la césure divise le complément de temps de manière inégale, et l’articulation
syntaxique majeure est entre heure et la Seconde (sujet de Chuchote au vers suivant) : on dit
alors que par heure est en position de rejet interne. Notons que pour autant, la césure passe
bien entre deux sous-groupes syntaxiques cohérents.
• Le vers ternaire :
Il est représenté ici par trois exemples, aux v. 11, 15 et 19.
v. 11 D’insecte, Maintenant // dit : Je suis Autrefois,
la césure passe entre le sujet et le verbe, mais c’est l’articulation la plus faible du vers,
puisque D’insecte est lié syntaxiquement au vers précédent de manière beaucoup plus forte
(rejet externe), et que Je suis Autrefois inaugure une nouvelle prosopopée*. Cela rompt la
binarité de l’alexandrin, et l’on voit trois groupes se dessiner plus nettement  : D’insecte
(3 syll.), Maintenant dit (4) : Je suis Autrefois (5).
Un tel vers, avec trois groupes hétérosyllabiques, est dit semi-ternaire.
Le même type de démonstration peut être fait avec les v. 15 et 19, ce qui donne :

Les minutes (4), mortel folâtre (5), sont des gangues (3)
Le jour décroît (4) ; la nuit augmente (5), souviens-toi ! (3)

le v. 15 est semi-ternaire ; pour le v. 19, on peut soit le dire semi-ternaire, soit, en cosyllabant
le -te final de augmente avec souviens-toi (coupe enjambante), en faire un trimètre, c’est-à-
dire un alexandrin fait de trois mesures égales 4 / 4 / 4.
Le vers ternaire a été particulièrement mis à profit par l’esthétique romantique.

1.3 L’utilisation stylistique de la césure


Les différentes caractéristiques de la césure donnent au mot qui la précède, et qui par
conséquent termine le premier hémistiche, une importance particulière, presque comparable
à celle du mot qui termine le vers.
On peut ainsi constater la valeur sémantique des mots de césure dans ce poème, car s’y
retrouvent les isotopies* prépondérantes :
–  le temps  : bientôt (v.  4), Maintenant (v.  11), fois (v.  10), vie (12), le Temps (v.  17), la nuit
(v. 19), l’heure (v. 21) ;
–  la mort et ce qui l’annonce  : sinistre (v.  1), menace (v.  2), accordé (v.  8), mortel (v.  15),
Meurs (v. 24) ;
– la souffrance : Douleurs (v. 3), dévore (v. 7).
Enfin, l’ordre répété en tout cinq fois, Souviens-toi, se trouve deux fois à la césure.
La valeur phonique de ces mots est elle aussi mise à profit, de différentes manières :
– en rapport avec le mot de rime, par identité de voyelle (assonance) ou plus :

v. 1 [i] sinistre / impassible


v. 2 [ɑ] menace / Souviens-toi ([twa])
v. 6 [i] Sylphide / coulisse
v. 10 [wɑ] Souviens-toi / voix
– de césure à césure :

v. 9 et 10 [wɑ] fois / Souviens-toi


v. 14 et 15 [m t l] métal / mortel
v. 21 et 24 [œr] heure / Meurs

Ces simples indications suffisent à montrer le réseau de cohérence sémantique et


phonique qui s’élabore ainsi par la position de la césure.
La place de la césure est donc une position remarquable dans le vers. Elle a connu de
nombreuses vicissitudes au cours de l’histoire du vers français : très fortement marquée à la
période médiévale où l’autonomie métrique de chaque hémistiche est presque totale et
soutenue par l’accompagnement musical, elle est, à l’époque classique, affaiblie par rapport à
la fin de vers, mais toujours nettement articulée et sur le plan phonique et sur le plan
syntaxique  ; à l’instigation des romantiques, la marque syntaxique de la césure tend à
s’estomper (on peut la trouver alors entre un mot outil et le mot qu’il détermine), et à partir
de l’époque symboliste, il arrive même que la césure passe à l’intérieur d’un mot.
Elle reste néanmoins une articulation virtuelle qui joue un rôle fondamental.

2. Les accents, les coupes, les mesures

VERS DORÉS

Eh quoi ! tout est sensible !


Pythagore.

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant


Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :


Chaque fleur est une âme à la nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :
À la matière même un verbe est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;


Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !
Gérard de Nerval, Les Chimères, 1853.

Quel est le rythme accentuel de ces vers ?


Le vers comporte non seulement deux positions métriques fixes, la césure et la fin de vers,
mais aussi, dans le cas de l’alexandrin, deux autres articulations (cas général), mobiles, une
dans chaque hémistiche. Ces différentes positions correspondent à ce qu’on appelle des
accents.

2.1 La détermination des accents


Le français est une langue dans laquelle l’accent n’occupe pas une place déterminante : il
n’a guère qu’une fonction de démarcation entre des groupes syntaxiques majeurs (groupe
nominal, groupe verbal, groupe adjectif, groupe prépositionnel…) qui déterminent ce que J.-
C. Milner et F. Regnault1 appellent mot phonologique ; le mot phonologique peut être formé
de plusieurs mots lexicaux, mais pas toujours. Ainsi, dans le v. 9, Crains à lui seul forme un
mot phonologique, tandis que dans le mur aveugle est un mot phonologique composé de
plusieurs mots rassemblés en un groupe prépositionnel.
L’accent tonique français est toujours placé sur la dernière syllabe non caduque du mot ou
du groupe ainsi défini :
dans le mur aVEUgl(e).
Il existe aussi un accent dit oratoire qui affecte le premier élément du mot, première
consonne pour l’accent affectif, première syllabe pour une accentuation didactique. Dans
l’exclamation « Tout est sensible ! », l’accent tonique se porte sur la syllabe en [i] de sensible,
mais on peut considérer qu’il y a un accent oratoire sur Tout, et donc on accentuera
éventuellement ainsi :
« TOUT est senSIbl(e) ! »

2.2 Coupes et mesures
La syllabe qui précède la césure, comme la syllabe non caduque de fin de vers, portent
toujours, du moins dans la prosodie classique, un accent tonique. Comme ces positions sont
fixes, cet accent est lui-même fixe :
v. 1   Homme, libre penSEUR ! //te crois-tu seul penSANT.
On voit l’apport de la position et de l’accentuation pour soutenir l’effet de la dérivation*.
Aux deux autres accents, mobiles, de l’alexandrin, correspond ce qu’on appelle la coupe,
indiquée conventionnellement par une barre simple (/), et qui passe en principe juste après
la syllabe accentuée à l’intérieur de chaque hémistiche :
v. 6   Chaque FLEUR / est une Âm(e) // à la naTUr(e) / éCLOs(e).
La présence d’un e non élidable définit pour la coupe des phénomènes analogues à ceux
qu’elle engendre pour la césure.
On parlera donc de :
•  coupe enjambante pour une coupe placée juste avant une syllabe finale en e
prosodiquement compté :

v. 3    Des FOR/ces que tu tiens // ta liberté / dispose,


v. 5    ResPEC/te dans la bêt(e) // un esprit / agissant :
v. 7    Un mysTé/re d’amour // dans le métal / repose ;
v. 10   À la maTIé/re mêm(e) // un verb(e) / est attaché…
v. 14   Un pur esprit / s’accroît // sous l’éCOR/ce des pierres !

C’est une coupe relativement courante et appréciée pour la fluidité qu’elle confère à
l’hémistiche. On remarquera que, dans «  Vers dorés  », la place de ces coupes n’est pas
indifférente : dans le corps du poème, on ne la trouve que dans le premier hémistiche, et c’est
dans le seul dernier vers qu’elle figure au second, manière peut-être de renforcer un effet de
clausule*.
• coupe ditelyrique pour une coupe placée après une syllabe finale en e prosodiquement
compté, et donc en décalage avec la syllabe accentuée. Il y a souvent un choix de lecture
entre l’option pour une coupe enjambante et l’option pour une coupe lyrique2, mais à cet
égard, la ponctuation, la présence d’un accent d’intensité sont des indications non
négligeables pour la coupe lyrique.
Dans le poème, un seul exemple :
v. 1   HOMme, / libre penseur ! […]
Le choix de la coupe lyrique ne fait aucun doute : elle souligne la force de l’apostrophe qui
ouvre le poème, et de plus équilibre les mesures du vers dans un chiasme* : 2 / 4 // 4 / 2.
• coupe diteépique, qui se place après un e non élidable apocopé ; elle n’est pas tolérée par
la prosodie classique, mais on la trouve assez souvent dans la poésie moderne, comme dans
ce vers de René Char (voir p. 16-17) :
Me parVIEN/ne joYEUs(e) // et DOUC(e), / touffue et SOMbr(e).
À l’intérieur de chaque hémistiche, les coupes définissent des groupements de syllabes
appelés mesures. Un hémistiche de six syllabes compte en principe deux mesures de une à
cinq syllabes mais pas toujours.

v. 9   Crains, / dans le mur aveugl(e), // un regard / qui t’épie :


              1                         5                               3                  3

On dira que ce vers a un rythme 1 / 5 // 3 / 3.


L’hémistiche peut parfois compter deux accents internes et donc être divisible en trois
mesures, mais c’est très rare ; c’est le cas au v. 8 si l’on opte pour l’accent oratoire, le vers est
alors cadencé en 1 / 3 / 2 // 3 / 3, avec, à chaque extrémité du premier hémistiche, un tout
accentué. C’est une manière de mettre en valeur ce vers qui contient la citation de Pythagore
mise en épigraphe.
Rappel

On peut sans inconvénient renoncer à la théorie d’un accent secondaire censé


soutenir l’articulation des mots très longs occupant un hémistiche entier, ou de
groupes monoaccentuels. Ainsi, dans ce vers de « Tristesse d’Olympio »,

Et comme vous brisiez dans vos métamorphoses […]


(Victor Hugo),

on dira qu’il n’y a que trois accents (2/4//6) :

Et COmme vous briSIEZ dans vos métamorPHOs(es).

2.3 Le rythme des vers dans l’ensemble du poème


Relevons en un tableau les mesures ainsi retenues :

quatrain 1 quatrain 2 tercet 1 tercet 2


2 / 4 // 4 / 2 2 / 4 // 3 / 3 1 / 5 // 3 / 3 2 / 4 // 2 / 4
3 / 3 // 2 / 4 3 / 3 // 4 / 2 4 / 2 // 2 / 4 2 / 4 // 2 / 4
2 / 4 // 4 / 2 3 / 3 // 4 / 2 4 / 2 // 4 / 2 4 / 2 // 3 / 3
1 / 5 // 3 / 3 1 / 3 / 2 // 3 / 3

Plusieurs remarques peuvent être faites à partir de ce tableau.


• Il n’y a aucun vers découpé en quatre mesures égales (3 / 3 // 3 / 3).
• Trois découpages d’hémistiches sont largement majoritaires : 2 / 4 (neuf fois), 3 / 3 et 4 / 2
(huit fois chacun) ; la valeur d’émergence des hémistiches différents (1 / 5 et 1 / 3 / 2) n’en est
que plus nette. Il s’agit dans tous les cas du premier hémistiche du vers, et le vers lui-même
est à une place charnière  : dernier vers du premier quatrain, dernier du second quatrain,
premier du premier tercet.
• On notera également plusieurs structures remarquables :

– chiasme* : d’un hémistiche à l’autre entre deux vers successifs


2 / 4 // 4 / 2 (v. 1 et 3) 2 / 4 // 3 / 3 (v. 5)
4 / 2 // 2 / 4 (v. 10) 3 / 3 // 4 / 2 (v. 6)
– parallélisme* : d’un hémistiche à l’autre entre deux vers successifs
4 / 2 // 4 / 2 (v. 11) 3 / 3 // 4 / 2 (v. 6 et 7)
2 / 4 // 2 / 4 (v. 12 et 13) 2 / 4 // 2 / 4 (v. 12 et 13)

La variété du rythme s’établit à partir de quelques matrices peu nombreuses, mais


combinées et structurées de manière sans cesse différente, dans une sorte de réseau dont
émergent des accents plus fortement individualisés :
– au v. 1, avec l’apostrophe et la coupe lyrique ;
– au v. 4, avec le Mais d’opposition ;
– au v. 8, avec la répétition de tout et la citation de Pythagore ;
– au v. 9, avec l’accent sur l’impératif Crains ;
–  au dernier vers, avec la seule coupe enjambante de second hémistiche, qui articule la
métaphore végétal/minéral : l’écorce des pierres.
Encore n’avons-nous examiné que le rythme accentuel. Un simple exemple montrera
également dans ce poème la richesse du rythme tel que le souligne l’agencement des
sonorités. Ainsi, dans le dernier vers, on voit très nettement se dessiner un chiasme sonore
d’une mesure à l’autre :

Un pur esprit / s’accroît // sous l’écor / ce des pierr(e)s


         p r εspr /  s kr       // s           k r / s                p εr

3. Concordance et discordance
Ces globes, qu’en prisons, Seigneur, vous transformâtes,
Ces planètes pontons, ces mondes casemates,
         Flottes noires du châtiment,
Errent, et sur les flots tortueux et funèbres,
Leurs mâts de nuit, portant des voiles de ténèbres,
         Frissonnent éternellement.

Des tourbillons ayant des formes de furies


Les poursuivent ; les pleurs, sources jamais taries,
         Les angoisses et les effrois,
Le désespoir, l’ennui, la démence, le crime,
Vident sur ces passants monstrueux de l’abîme
         Toutes leurs urnes à la fois.

Là sont tous les punis et tous les misérables ;


Rongés par leurs passés, ulcères incurables,
La face aux trous de leurs cachots,
Criant : où sommes-nous ? d’une voix éperdue,
Et distinguant parfois, sous eux, dans l’étendue,
         Des monts, pustules du chaos.

Là Caïn pleure, Achab frémit, Commode rêve,


Borgia rit, les vers de terre armés du glaive,
         Les roseaux qui disaient : je veux !
Sont là ; les Pharaons et les Sardanapales
S’y courbent ; le vent souffle ; au fond, des larves pâles
         Penchent leurs sinistres cheveux.

Victor Hugo, La Légende des siècles, extrait de « Inferi », 1854.

On étudiera les effets de discordance dans ce texte.


Victor Hugo est, parmi les poètes romantiques, un de ceux qui ont particulièrement
contribué, suivant en cela l’exemple d’André Chénier, à faire reconnaître la richesse
esthétique et significative des décalages entre la syntaxe et les limites du vers. Les poètes
classiques pratiquaient en général la concordance, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait aucun cas
de discordance dans leurs œuvres.

3.1 Syntaxe et vers
On appelle concordance le fait que la phrase se moule dans le vers de telle sorte que les
accents correspondant aux principales articulations grammaticales coïncident avec les deux
accents fixes du vers : la césure et la fin de vers. Il en va ainsi dans le v. 2 de cet extrait, où
chaque hémistiche est occupé par un groupe cohérent :
Ces planètes ponTONS, // ces mondes caseMAt(e)s.
À l’inverse, il y a discordance lorsque cette coïncidence ne se fait pas.
Si le décalage se fait par rapport à la césure, la discordance est dite interne, s’il concerne la
fin de vers, elle est dite externe.
On distingue trois phénomènes distincts de discordances :
• l’enjambement, qui se répartit de manière à peu près égale de part et d’autre de la limite
métrique, et qui ne prétend pas à un effet autre que celui de ce dépassement :
– enjambement interne :                               |– – – // – – –|               
v. 19 Là Caïn pleure, Achab // frémit, Commode rêve,
– enjambement externe :                               //                |– – – – –
 
                                                            – – – – – | //                              

Trois mille six cents fois // par heure, la Seconde


Chuchote : Souviens-toi ! // – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant // dit : Je suis Autrefois (Baudelaire )

• le rejet, qui place un groupe bref (généralement un mot) au-delà de la limite métrique
alors qu’il est lié syntaxiquement à ce qui précède, et le met ainsi en valeur :
– rejet interne :                – – –– – – – – – // – – –               
Trois mille six cents fois // par heure, la Seconde
– rejet externe :                               – – – – – – – – – // – – – – – – – – –
                                                           – – –                                                          

v. 1 Ces globes, qu’en prisons, // Seigneur, vous transformâtes


v. 4 Errent, et sur les flots tortueux et funèbres

• le contre-rejet, qui, à l’inverse, met en avant de la limite métrique un élément verbal bref,
lié syntaxiquement à ce qui suit, et a par conséquent un effet de soulignement :
– contre-rejet interne :                                                           – – – // – – – – – – – – –
v. 5 Leurs mâts de nuit, portant // des voiles de ténèbres
– contre-rejet externe :                                                     //                              – – –
                                                          – – – – – – – – – // – – – – – – – – –

Tu l’embrasses des yeux // et des bras, et ton cœur


Se distrait quelquefois // de sa propre rumeur (Baudelaire )

3.2 Les discordances dans ces vers

• Décalages externes

Les plus nets sont tous des rejets, dont voici le relevé :
– v. 4 Errent (« Ces globes… Errent ») : rejet très fort, puisque la phrase commence au v. 1 et
qu’il faut attendre le v.  4 (c’est-à-dire après la césure strophique qui, dans ces sizains en
12 12 6 12 12 6, passe entre le troisième et le quatrième vers) pour trouver le verbe, lui-même
monosyllabique et dernier mot de la proposition ;
 
– v. 8 Les poursuivent (« Des tourbillons… Les poursuivent ») : ici également, le verbe en
position de rejet est aussi le dernier mot de la proposition ;
 
– v. 16 Criant (« tous les punis et tous les misérables… criant ») : il y a rejet dans la mesure
où criant est suivi d’une ponctuation forte (  :) et il est de plus placé juste après la césure
strophique, mais on pourrait dans ce cas parler éventuellement de concordance différée (cas
où le développement grammatical dépasse la limite métrique, mais se poursuit jusqu’à la
suivante) puisque la proposition où sommes-nous  ? est analysable comme complément
d’objet de criant et que d’une voix éperdue, qui termine le vers, est son complément de
manière ;
 
– v. 20 Borgia rit : on peut à peine parler de rejet dans ce cas, puisque Borgia rit forme une
proposition indépendante juxtaposée avec les précédentes. Il y a rejet dans la mesure où l’on
se trouve ainsi devant une énumération de quatre propositions indépendantes juxtaposées
de même composition (nom propre de personne +  verbe employé absolument) qui
détermine un ensemble cohérent, et que celle-ci est la dernière de toutes et suivie d’une
ponctuation forte (;). Le rejet sur Borgia rit est à la même place, au début du second vers du
sizain, que Les poursuivent ;
 
– v. 22 Sont là (« les vers de terre… Les roseaux… sont là ») : le terme en position de rejet est
là encore le dernier de la proposition et il se trouve juste après la césure strophique ;
 
– v. 23 S’y courbent : là encore, il s’agit d’un verbe qui est le dernier mot de la proposition.
Sur six cas de rejet, les quatre les plus frappants portent sur un verbe qui termine la
proposition : c’est donc entre le sujet et son prolongement par l’action que passe la coupure,
et l’action elle-même est sans prolongement dans un objet.
On peut remarquer également que tous ces sizains se terminent sur ce qui pourrait être un
rejet ou un enjambement externe, et qui se révèle être de l’ordre de la concordance différée
(en se poursuivant jusqu’à la limite métrique suivante, elle ne fait pas ressortir un effet de
décalage) :
Leurs mâts de nuit, portant des voiles de ténèbres,

Frissonnent éternellement.

Vident sur ces passants monstrueux de l’abîme

Toutes leurs urnes à la fois.

Et distinguant parfois, sous eux, dans l’étendue,

Des monts, pustules du chaos.

……… ; au fond, des larves pâles

Penchent leurs sinistres cheveux.

Dans chaque cas, l’effet de clausule est renforcé.

• Décalages internes

Ils sont de deux sortes, dans ce texte : contre-rejets et enjambements.


– Les contre-rejets :

v. 1     qu’en prisons (« qu’en prisons, // Seigneur, vous transformâtes »)


v. 5     portant (« portant // des voiles de ténèbres »)
v. 7     ayant (« ayant // des formes de furies »)
v. 8     les pleurs (« les pleurs, // sources jamais taries »)

Certains succèdent à un rejet externe. Dans le cas de portant et de ayant, on peut


remarquer que ce n’est pas le mot mis en position de contre-rejet qui est à souligner, mais
plutôt le sémantisme de l’hémistiche qui suit, avec des termes qui caractérisent le fantastique
(ténèbres, furies) : malgré la brièveté de l’élément verbal ainsi en décalage, on est plutôt dans
une logique d’enjambement. En revanche, tous les autres mots mis en position de contre-
rejet vont sémantiquement dans le même sens : humiliation et souffrance.
– Les enjambements :

v. 4     et sur les flots // tortueux et funèbres


v. 11     sur ces passants // monstrueux de l’abîme
v. 19     Achab // frémit
v. 20     les vers (« les vers // de terre armés du glaive »).
v. 22     les Pharaons // et les Sardanapales.

Ces enjambements sont très proches, pour les deux premiers et le dernier (qui succèdent à
des rejets externes), de cas de contre-rejets.
Sémantiquement, ils se divisent en deux séries : les deux premiers sont des indications de
lieu introduites par sur et, comme pour les v.  5 et 7, c’est le deuxième hémistiche qui
caractérise le fantastique (tortueux, funèbres, monstrueux, abîme) ; ceux des vers 19 et 20 sont
des noms désignant des personnages puissants de l’Histoire ancienne.
Aux v. 19 et 20, la discordance interne correspond à un rythme ternaire de l’alexandrin :

Là Caïus pleur(e), / Achab // frémit, / Commode rêve,


            4                         4                                 4
Borgia rit  ; / les vers // de terr(e) / armés du glaive
          4                         4                             4

Ce poème présente donc de très nombreux cas de discordance, avec néanmoins une
dominante dans leur distribution  : rejets externes, contre-rejets internes. Cette distribution
de la syntaxe par rapport aux limites du vers entraîne un contrepoint et même un
déséquilibre entre les deux rythmes, celui de la phrase et celui du mètre, qui imprime le
dynamisme de la spirale à cet extrait. À ces décalages s’ajoutent les inversions, les ellipses*,
les phrases hachées.
Les effets de discordance ont souvent été utilisés dans des textes à la thématique elle-
même tourmentée : ici, souffrance, désespoir, errance, damnation, humiliation sont soulignés
par ces mises en relief, à quoi s’ajoutent le vertige et le mouvement tourbillonnant.
4. Rythme et sonorités
[…]
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,


À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain. […]

Paul Valéry, fragment de « Le Cimetière marin »


in Charmes, © éd. Gallimard, 1922.

On verra comment, dans cet extrait, les sonorités structurent le rythme.


Outre le phénomène de la rime qui marque phoniquement la limite du vers et souligne
ainsi le rythme métrique, le rôle des sonorités et leur place dans la structure ne sont pas
négligeables.

4.1 Les phonèmes consonantiques


Ces deux sizains, dans leur palette consonantique, comptent une assez nette majorité de
[t], de [m] et de [s]. On peut ainsi esquisser leurs positions.
• Le [t] structure véritablement l’ensemble des deux sizains. On le trouve en allitération* à
l’initiale des deux strophes :

v. 1     Stable trésor // temple (…)


v. 7     Temple du Temps (…)

et dans le vers final, d’abord dans le second hémistiche du v. 6 (« aux mille tuiles, Toit »),
puis dans le premier hémistiche du v.  12 («  Sur l’altitude  »), où il est relayé par la sonore
correspondante [d] (« altitude »), (« dédain »).
•  Le [m] est distribué à l’intérieur de chaque sizain de sorte qu’il contribue à
l’individualiser. Il y en a 9 dans le premier, 10 dans le second, une répartition à peu près égale.
Mais leur place varie d’une strophe à l’autre :
– premier sizain : on le trouve de part et d’autre de la césure. 5 occurrences dans le premier
hémistiche, dont un rôle d’encadrement au v.  2 («  Masse de calme  »), et 4 dans le second,
dont 2 à la rime en finale absolue ;
–  deuxième sizain  : il ne figure pratiquement que dans le second hémistiche. Une seule
occurrence dans le premier, contre 9 dans le second, dont 4 à la rime en finale absolue.
• Le [s] est largement représenté, puisqu’il se trouve pratiquement dans chaque vers, mais
sa place la plus remarquable est celle qu’il occupe au v. 11, qui est le seul décasyllabe 6 // 4 de
cet extrait, et où l’allitération réalise le phénomène de la rime senée (tous les mots du vers, à
part le déterminant intial, commencent par la même consonne) :
La scintillation // sereine sème.

4.2 Les phonèmes vocaliques


Les plus représentés sont [e], [a] (en assonance dans les vers 3 à 6), [i] et [e]  ; le [y] ne
figure que dans le second sizain de l’extrait.
Les jeux vocaliques sont à la fois nombreux et complexes. Relevons-en quelques-uns.
• Assonance* à des places particulières du vers :
v. 2 Masse de calm(e), //
Le [a] encadre le premier hémistiche, lui-même constitué d’un chiasme vocalique [a / e / e
/ a] que l’on retrouve à la fin du v. 4 : voile de flamme. Au v. 7 : le phonème [ã] encadre de la
même manière le premier hémistiche : Temple du Temps //.
Aux v. 7 et 8 : le phonème [y] termine trois hémistiches consécutifs :

Temple du Temps, // qu’un seul soupir résum(e),


À ce point pur // je monte et m’accoutum(e),

et on le retrouve, encadrant le premier hémistiche du dernier vers :


Sur l’altitud(e) //
C’est dans ce dernier vers également que, dans le second hémistiche, deux mots sont
homéotéleutes* en [ɛ̃], l’un à la coupe, l’autre à la rime, rime qui répond à celle du v.  9
(marin) :
Sur l’altitud(e) // un dédain / souverain.
• Répétition de suites vocaliques :
– [a / ə] : trois fois en début de vers (v. 1, 2, 8)
deux fois en milieu de second hémistiche (v. 3, gardes, et v. 4, voile)
deux fois, inversé, en fin de vers (v. 4 et 6) ;
– [ɑ̃ / ə] : deux fois en début de vers (v. 4 et 7) ;
–  [ɑ / ɛ̃]  : une fois en fin de vers (v.  9, marin et une fois en début de vers (v.  11, La
scintillation) ;
– [ɑ̃ / ɑ] : à la fin des v. 3 et 5 qui ne riment pas ensemble ;
– suite [e / i / i / ə] : à la même place, au début du second hémistiche des v. 2 (et visible) et 5
(Édifice) ;
– suites semblables en [ə / ɔ̃ / e / ɑ] et [ə / ɔ̃/ ə / ɑ], à cette même place, dans les v. 8 ( je
mont(e) et m’accoutume) et 9 (de mon regard).

4.3 Combinaisons phoniques
On peut citer nombre de combinaisons de phonèmes vocaliques et consonantiques :
– [ɔr] rime à la césure entre les v. 1 (trésor) et 6 (comble d’or) ;
– [tɑ̃ ] qui se trouve cinq fois :

v. 1 début du second hémistiche (temple)


v. 4 début du vers (Tant de sommeil)
v. 7 début et fin du premier hémistiche (Temple du Temps)
v. 9 dans le premier hémistiche, entouré par la syllabe [tu] (Tout entouré), position
affaiblie puisqu’elle n’est pas accentuée ;

–  [su] qui figure à l’initiale de nombre de mots lexicaux ou phonologiques  : v.  3


(sourcilleuse), v.  4 (sous un voile), v.  7 (soupir), v.  12 (souverain)  ; et il est relayé, dans les
derniers vers, par [sy] dans suprême (v. 10) et sur l’altitude (v. 12).
On peut encore citer des groupements de trois phonèmes :
– [ɑ / l / m] dans calme (v. 2), flamme (v. 4), l’âme (v. 5) ;
– [i / l / ə] dans le second hémistiche du v. 6 : aux mille tuiles ;
– [ə / m / ɔ̃] à la même place dans les v. 8 (je mont(e)) et 9 (de mon regard).
Le réseau ainsi constitué par les échos phoniques rend presque chaque syllabe précieuse et
ouvragée, et l’on a pu remarquer le nombre des faits qui lient les vers entre eux, les
hémistiches entre eux, mais aussi le souci d’individualiser chaque strophe, et à l’intérieur de
chaque strophe les hémistiches. D’une manière générale, les regroupements phoniques
distinguent assez nettement les premiers hémistiches et les seconds hémistiches. Seul, le v. 11,
fondé sur une rime senée, réalise une même harmonie dans tout le vers ; c’est aussi le seul
vers césuré 6 // 4.
En guise de synthèse, on peut relever, outre celui-ci, quelques vers particulièrement
travaillés :

v. 1 Stable trésor, // temple simpl(e) / à Minerv(e),


         [st blət        //    t    plə s       pl]

Décalage par rapport au rythme métrique ; mise en valeur du nom propre qui ne comprend
aucune des sonorités répétées.
v. 2 Masse de calm(e), // et visible réserv(e),
         [mɑ    ə    ə    ɑ m]    [e vizi ə    ez v]

Les deux hémistiches sont fortement individualisés l’un par rapport à l’autre. Le premier
avec un chiasme à 6 éléments.

v. 5 Ô mon silenc(e) !… // Édifice dans l’âm(e),


            [o    si]                      [e i isə] / [ɑ̃ l ɑm]

Ce vers est lié au v. 2 pour calme / l’âme et et visible / édifice et au v. 3 pour l’attaque [o…si]
(Eau sourcilleuse / Ô mon silence).

v. 8 À ce point pur // je mont(e) / et m’accoutum(e),


         [p py]               [m    t       /       m       tym]

La bilabiale sourde qui marque le premier hémistiche devient nasale dans le second, où
elle alterne avec [t].

v. 9 Tout entouré // de mon regard / marin ;


         [tu t ɑ̃ tu r]             [m       r ɑr    /  mɑr]

Toujours forte individualisation de chaque hémistiche, avec néanmoins une allitération*


en [r] qui les relie.

5. Rythme et rhétorique

LA PRIÈRE VIRILE DU POÈTE

Et voici au bout de ce petit matin la prière virile.


Que je n’entende ni les rires ni les cris
Les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle,
Donnez-moi la foi sauvage du sorcier
Donnez à mes mains puissance de modeler
Donnez à mon âme la trempe de l’épée
Je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue.
Et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un
frère,
Ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
Ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple.
Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
Comme le poing à l’allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang
Faites-moi dépositaire de son ressentiment
Faites de moi un homme d’initiation
Faites de moi un homme de recueillement
Mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement
Faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes
Voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant
homme.
Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de la haine
Ne faites point de moi cet homme de haine
Pour qui je n’ai que haine
Car pour me cantonner dans cette unique race
Vous savez pourtant mon amour tyrannique
Vous savez que ce n’est point par haine des autres races
Que je m’exige bêcheur de cette unique race
Que ce que je veux
C’est pour la faim universelle
Pour la soif universelle
La sommer libre enfin
De produire en son intimité close
La succulence des fruits.

Aimé Césaire , Cahier d’un retour au pays natal,


Éditions Présence africaine, 1939.

Comment la rhétorique participe-t-elle aux effets de rythme dans ce poème ?


On est, avec cette question, aux limites de la versification à proprement parler, mais il est
évident que la densité de certains effets de répétition en particulier participe au rythme de
ces vers. Il s’agit de vers libres, de facture syllabique très variée. Comme toute prière, c’est un
discours, avec également les caractéristiques rythmiques et structurelles d’un discours.

5.1 Structure de la prière
Ce poème n’est structuré ni en séquences ni en strophes, mais par grands ensembles
oratoires :
• Exorde* très bref : Et voici… (v. 1).
• Propositions fondées sur l’idée de souhait, avec par conséquent des subjonctifs et surtout
des impératifs. Plusieurs groupements sont ainsi définis par :
– Que je n’entende… (v. 2 et 3)
– Donnez… (v. 4 à 6)
– une phrase de transition, puis
– Faites… (v. 7 à 16).
Ces groupements sont de plus en plus amples  : on peut à ce propos parler de cadence
majeure*.
• Série de corrections introduites par la conjonction Mais :
– Mais faites… (v. 17 à 19)
– Mais les faisant… (v. 20 à 24)
La cadence est là encore majeure, mais les groupements sont moins importants et moins
nombreux.
• Conclusion fondée sur Vous savez… que… (v. 25 à 32) et sur un effet de clausule* ménagé
par le soudain rétrécissement des vers à partir de Que ce que je veux (v. 27).

5.2 Répétitions et structure des vers


La reprise des mêmes mots à des places fixes du vers contribue d’une part à leur
soulignement oratoire, d’autre part à la création du rythme.

• En début de vers

Les anaphores* sont particulièrement expressives. On relèvera :


• l’anaphore de Donnez, au début des v. 4, 5, 6 : Donnez-moi / Donnez à mes mains / Donnez
à mon âme. Rythme ternaire*, avec simple variation des compléments  ; les trois vers
comportent un nombre à peu près équivalent de syllabes (11, 12, 12) ;
• l’anaphore de Faites est beaucoup plus complexe. Elle est lancée en début de phrase mais
au milieu du v. 7, et aura donc un effet rétrospectif de décalage. Ce premier Faites est repris au
v. 8, également en milieu de vers (simple gémination*) et engendre une anaphore secondaire
en Ni (au début des v. 9 et 10). Ensuite vient la répétition de faites en début de vers. Elle se fait
en deux groupements :
–  Faites-moi (v.  11, 13 et 14)  : Faites-moi rebelle / Faites-moi commissaire / Faites-moi
dépositaire. Rythme ternaire là encore, mais avec une variation puisque le premier de la série
lance une phrase exclamative de deux vers ;
– Faites de moi (v. 15 à 21), avec une ébauche ternaire (Faites de moi un homme d’… / Faites
de moi un homme de… / Mais faites aussi de moi un homme d’…) qui met en valeur les termes
d’initiation, recueillement, ensemencement. Puis l’anaphore est relancée par deux fois, l’une au
positif, Faites de moi l’exécuteur… (v. 18), l’autre au négatif, Ne faites point de moi… (v. 21).
•  l’anaphore de Vous savez (v.  24 et 25), complétée par celle de Que (v.  26 et 27), est
beaucoup moins notable, et l’affaiblissement du nombre des répétitions à deux occurrences
annonce la fin de la prière.

• En fin de vers


Aucun système d’homophonies finales ne vient souligner la fin de ces vers, à part la finale
en -ment des v. 14, 16 et 17, qui annonce peut-être de manière en quelque sorte symphonique
les épiphores* qui marquent certains vers, tous situés dans la seconde moitié du poème. Il y
en a trois, qui mettent en valeur des mots sémantiquement chargés :
• haine, répété à la fin des v. 20 à 22. On remarquera que cette épiphore termine les vers où
le poète demande à son cœur de le préserver de la haine :

Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de la haine


Ne faites point de moi un homme de haine
Pour qui je n’ai que haine […]

Répétition triple où se retrouve la tendance générale de ce poème à la ternarité. Les vers


concernés sont en cadence mineure* (13 / 11 / 6) ;
• race : répété (sous différentes formes) à la fin des vers 23, 25 et 26. Ternarité là encore,
avec des variations à souligner :
– les v. 23 et 26 répètent toute une expression : cette unique race (elle reprend de manière
synonymique celle du v. 10, cet unique peuple) ;
– le v. 25 rassemble les deux mots du poème ainsi mis en épiphore dans un seul groupe
syntaxique : par haine des autres races.
Dans l’opposition entre cette unique race et les autres races réside le drame humain qui
porte le poème ;
• universelle, aux v. 28 et 29. Le mot n’est répété que deux fois, binarité qui, comme celle de
Vous savez et de Que, annonce la fin de la prière ; il rassemble sémantiquement les deux pôles
de la haine en un adjectif porteur d’espérance et de paix.
On remarquera qu’à aucun moment anaphores et épiphores ne coïncident ; les unes et les
autres interviennent comme en contrepoint.

5.3 Les autres formes de répétition


Elles sont de natures très diverses :
• antanaclase* : Faites de ma tête une tête de proue (v. 7) ;
• gémination* : Le mot homme est répété cinq fois, dont une en fin de vers :

un homme d’initiation (v. 15)


un homme de recueillement (v. 16)
un homme d’ensemencement (v. 17)
un vaillant homme (v. 19)
cet homme de haine (v. 21)

(opposition avec les expressions précédentes marquée par le changement de un en un


démonstratif de type iste, chargé négativement) ;
• répétition simple de mot : mon cœur, mis en apostrophe au v. 8 (au moment où est lancée
la série des Faites), et au v. 20 (où elle se termine) ;
• répétition de structures :
– Faites… m (M)ais… :     1) v. 8 / 9-10
                                            2) v. 11
                                            3) v. 13-14-15 / 17
                                            4) v. 18 / 20
– ni… ni… Ni… mais… mais… mais… (v. 8 et 9) : structure doublement ternaire soutenue par
un jeu de répétitions parallèles et une variation des déterminants qui rapproche ces
répétitions de l’antanaclase :

un père / le père
un frère / le frère
un fils / le fils.

Cette structure est reprise une quatrième fois en un ensemble solidaire : Ni un mari mais
l’amant (v. 10).
Les répétitions de type rhétorique confèrent à ce texte un rythme très présent, de nature
ternaire mais avec de nombreuses variations et ouvertures, et qui s’intensifie du v. 4 au v. 26,
puis décroît progressivement sur la fin, avec un effet de clausule fortement marqué. La liberté
des mètres est puissamment encadrée et conduite par la force de ce rythme.

6. Rythme et typographie

Lorand Gaspar, « Autels » in Sol absolu, © éd. Gallimard, 1982.

Peut-on parler du rythme d’une poésie visuelle ?


Le terme de rythme ne s’applique pas généralement à une forme immobile, comme par
exemple à une statue : Émile Benveniste précise que le terme grec rhuthmos s’applique à « ce
qui est mouvant, mobile », c’est, dit-il, « la forme improvisée, momentanée, modifiable3 ». La
typographie, par ses assemblages de caractères, peut-elle, comme le fait le vers, donner au
poème cette forme fugitive mais en même temps fixée sur la page qui contribue à son
rythme ?

6.1. Description typographique
On notera la mise en relation dans l’espace entre les groupements de mots et les mots
isolés qui forment ce poème. Le mouvement d’ensemble de la page écrite est de nature
oblique, une oblique qui part du bord supérieur gauche pour aboutir globalement au coin
inférieur droit.
La définition même de la notion de rythme parle du retour plus ou moins régulier d’un
repère constant. Peut-on parler ici d’un ou de plusieurs repère(s) ? Il y en a deux, l’un vertical,
l’autre horizontal :
•  Trois blocs verticaux de mots, en décalage 1°  horizontal puisqu’ils sont de plus en plus
éloignés vers la droite, 2° vertical, puisqu’ils ne sont pas à la suite les uns des autres. Seul le
premier mot commence par une majuscule  ; tous les autres éléments des blocs sont en
minuscules.
•  Ils sont séparés et suivis par trois éléments linéaires, tous soulignés par une graphie
spécifique :
–  le premier élément est formé de deux masses séparées par un blanc  : une phrase
nominale entre parenthèses centrées, puis un groupe nominal dont le noyau est en caractères
espacés et commence par une majuscule ;
– le second est inscrit en milieu de page : c’est un groupe nominal dont le noyau et le nom
déterminatif sont en petites capitales ;
– le troisième et dernier ferme le poème contre la marge gauche. C’est un groupe nominal
de facture analogue au second élément, mais le noyau est caractérisé par un adjectif et le
déterminatif est un nom propre. La ligne entière est en caractères espacés.
S’il y a rythme marqué par ces repères, c’est d’un rythme à trois temps qu’il s’agit, avec
alternance entre disposition verticale et disposition horizontale.

6.2 Éléments internes à ce rythme typographique


• Facteurs sonores
Chaque série verticale est caractérisée par des parentés phoniques :
–  les cinq mots de la première série, tous mono- ou bi-syllabiques, contiennent des
sonorités qui les relient les uns aux autres, par exemple :
[l] dans autels, stèles, dolmens, cromlechs
[tεl] dans autels et stèles
[st] dans stèles et cistes ;
– la deuxième série, composée de quatre compléments déterminatifs de témoignage, tous
formés sur le modèle d’un + substantif, joue également sur des liens phoniques, ainsi :
[ak] pour les deux premiers, accord et accident
[ɔr] pour le premier et le dernier, accord et mort
[k] et [i] dans accident et crime  ;
–  la troisième série est moins régulièrement fondée sur la répétition  : les deux premiers
éléments sont compléments déterminatifs de fermeture, les deux derniers lui sont
simplement juxtaposés. On peut remarquer que fermeture, mur, pierre et tour se terminent
par la consonne [r], et que les mots puits, citerne et vigne contiennent la voyelle [i].
Les lignes horizontales 2 et 3 sont construites sur une binarité phonique :

SUPPLICE de la LAPIDATION
[s p lis d] [l pid s]
t o m b e a u x r o s e s d e P é t r a.
[t        b             r]                  [p      t r]
sonore sourde

• Facteurs lexicologiques et sémantiques, l’idée centrale étant celle de la pierre :


– 1re série verticale : des constructions religieuses à but le plus souvent funéraire ;
– 1er  élément linéaire (3  lignes)  : la pierre en tant que masse inorganisée (blocs, masses,
Monceau) ;
– 2e série verticale : manifestations de la présence humaine, avec une présence progressive
de la violence et de la mort ;
– 2e élément linéaire : continue sur l’idée de la mort violente ;
– 3e série verticale : revient à l’idée d’utilisation organisée de la pierre, ici pour un usage
domestique et agricole, non religieux.
La dernière ligne rassemble toutes ces isotopies*  : idée de mort et de construction
religieuse (tombeaux), idée de construction domestique et utilitaire (la ville de Pétra).
Tout au long du poème court un jeu d’étymologies des différents noms de la pierre  : le
breton men dans dolmens, le gallois lech dans cromlechs, le latin lapis dans lapidation et le
latin également petra d’une part dans le nom propre final Pétra et d’autre part dans le mot
pierre répété trois fois (blocs de pierre, Monceau de pierres, mur de pierre).
Il y a donc bien construction d’un rythme par la typographie qui, organisant des masses
verbales et également des caractères différents, modifie la lecture du poème et lui donne une
pure dimension spatiale et visuelle, avec effets de perspective et ce qu’Apollinaire a appelé un
« lyrisme visuel ».
1  Dire le vers, Paris, Le Seuil, 1987.
2 Voir J. M AZALEYRAT, Éléments de métrique française, Armand Colin, « U2 », p. 177-180.
3  Problèmes de linguistique générale, t. 1, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 333.
4
Formes fixes

À l’époque médiévale, les poètes provençaux puis les poètes de langue


d’oïl ont accompli un considérable travail de recherche sur le vers et la rime,
mais aussi de mise au point de formes poétiques qui fussent des cadres
propres à l’engendrement de poèmes. Ces formes sont d’une part les
différentes sortes de strophes, unités poétiques immédiatement supérieures
au vers, d’autre part des schémas de poèmes entiers, dont certains ont eu un
grand succès. Ce travail sur les formes s’est toujours poursuivi, avec plus ou
moins d’intensité selon les époques.

1. La notion de strophe

LA MAISON DU BERGER

[…]
La Nature t’attend dans un silence austère ;
L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d’adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

Le crépuscule ami s’endort dans la vallée,


Sur l’herbe d’émeraude et sur l’or du gazon,
Sous les timides joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l’horizon,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
Et des fleurs de la nuit entr’ouvre la prison.

Il est sur ma montagne une épaisse bruyère


Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l’étranger.
Viens y cacher l’amour et ta divine faute ;
Si l’herbe est agitée ou n’est pas assez haute,
J’y roulerai pour toi la Maison du Berger.
[…]

1844
Alfred de Vigny, Les Destinées, extrait.

À partir de ces trois septains extraits de « La Maison du Berger » de Vigny,


on précisera en quoi consiste la notion de strophe.
Le mot strophe vient du grec strophè, «  tour, action de tourner  », qui
désignait à l’origine le tour d’autel effectué en cadence par le chœur de la
tragédie grecque pendant qu’il psalmodiait ou récitait un passage versifié. Par
la suite, le terme en est venu à signifier ce passage en vers, de forme précise,
auquel correspondait d’ailleurs une antistrophe de même structure qui se
disait pendant le tour inverse.
Dans le domaine français, le mot, au XVIe siècle, a commencé par désigner
une division de l’ode*, puis son sens s’est étendu et s’est précisé d’une autre
manière. Quels critères de définition l’extrait de «  La Maison du Berger  »
nous permet-il de mettre en avant ?

1.1 La typographie
Ces trois strophes sont toutes composées de sept vers, et elles sont
séparées l’une de l’autre par un blanc typographique. Ce blanc typographique
pourrait permettre d’identifier la strophe s’il était utilisé de manière
systématique et unique à cet effet. Or ce n’est pas le cas.
D’une part, pendant très longtemps, il n’y a pas eu de blanc typographique
pour séparer ce qui pourtant fonctionnait comme strophe : par exemple les
quatrains des sonnets du XVIe  siècle n’étaient pas marqués par un blanc, le
poème se présentait imprimé d’un bloc, avec simplement un petit retrait de
ligne qui indiquait le début d’une nouvelle strophe.
D’autre part, il arrive qu’un poète utilise le blanc typographique pour
séparer des groupements de vers sans aucun principe de régularité, pour de
simples raisons d’unité de sens, comme on le fait en prose pour les
paragraphes  : c’est ce que fait Vigny lui-même dans un autre poème des
Destinées, «  La colère de Samson  », où il sépare par des blancs
typographiques des ensembles à rimes plates successivement de 10, 9, 7, 8, 4,
14, 8, 20, 12, 16, 16, 8 et enfin 4 vers. On voit qu’il n’y a là aucun principe de
récurrence.

1.2 Le principe de récurrence


La strophe est une forme qui est destinée à se répéter dans le poème, soit
un nombre déterminé de fois (cas par exemple de la ballade), soit selon une
série ouverte au gré du poète, comme il arrive dans « La Maison du berger ».
Quelles sont les bases de cette récurrence ?
• Le nombre fixe des vers : chacune de ces strophes compte sept vers. C’est
d’ailleurs du nombre de vers qu’elle tire son nom de septain.

Rappel

Tous les noms des strophes sont liés au nombre de vers qu’elles
comportent. Bien qu’ils ne soient pas considérés comme des strophes
à proprement parler, on citera le distique (deux vers qui riment
ensemble) et le tercet (groupement de trois vers). Les strophes les
plus courantes sont le quatrain (quatre vers), le quintil (cinq vers), le
sizain (six vers), le septain (sept vers), le huitain (huit vers) et le
dizain (dix vers). Moins fréquemment utilisés sont le neuvain (neuf
vers), le onzain (onze vers) et le douzain (douze vers). Les strophes
de plus de douze vers sont rares.

• La disposition des rimes : dans chacun de ces septains, elle est la même,
un quatrain à rimes croisées sur le dernier vers duquel se greffe un quatrain à
rimes embrassées (ababccb).
•  Le système des mètres  : nous sommes ici en isométrie, et donc le
problème ne se pose pas. Mais en cas d’hétérométrie, la disposition des
mètres elle aussi joue son rôle dans le principe de récurrence, puisqu’elle doit
se répéter selon la même structure.
C’est le cas dans ces sizains extraits de la « Paraphrase du psaume CXLV »
de François de Malherbe, qui sont formés d’une série de quatre alexandrins
suivis de deux hexasyllabes, et dont les rimes sont disposées en contrepoint
par rapport au système des mètres (un distique, un quatrain à rimes
embrassées ou encore, plus simplement, un rythme tripartite : aabccb) ; cela
donne 12a 12a 12b 12c 6c 6b :
N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde ;
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empêche de calmer.
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre ;
            C’est Dieu qui nous fait vivre,
            C’est Dieu qu’il faut aimer.
 
En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies
À souffrir des mépris et ployer les genoux.
Ce qu’ils peuvent n’est rien ; ils sont comme nous sommes,
            Véritablement hommes,
            Et meurent comme nous.

1.3 L’autonomie de la strophe
La strophe doit également être une structure complète. Ces septains de
Vigny le sont de deux points de vue.
• Syntaxiquement, chacun est indépendant des autres et se termine par un
point. Il peut arriver néanmoins qu’il y ait prolongation syntaxique d’une
strophe sur l’autre : c’est le cas de tout le début de « La Maison du Berger »
puisque les trois premières strophes forment une longue litanie de
propositions conditionnelles introduites par Si dont la proposition principale
est double, située dans le premier vers de la quatrième strophe :
Pars courageusement, laisse toutes les villes.
Il y a alors, de ces strophes sur la quatrième, un effet de rejet, analysable
dans les mêmes termes que ceux qui concernent les vers.
• Le système des rimes est complet, chaque fin de vers a son répondant à
l’intérieur de la strophe :

I II III
a austère vallée bruyère
b soirs gazon se plonger
a terre isolée altière
b encensoirs horizon étranger
c profondes sauvages faute
c ondes rivages haute
b reposoirs prison Berger

On appelle rime dominante une rime, comme ici la rime b, qui est répétée
encore une fois pour assurer l’unité de la strophe : elle permet de faire le lien
et même le pivot entre un quatrain à rimes croisées et un quatrain à rimes
embrassées.

1.4 Existence d’une césure strophique


Certaines caractéristiques de la strophe rappellent la définition du vers  :
idée de retour, nombre fixe, effets éventuels de discordance ; il s’y ajoute la
possibilité d’y voir une césure.
Dans ces septains, le fait que la rime  b centrale soit commune aux deux
quatrains qui les composent favorise l’idée d’une césure à cette place, qui
peut diviser le septain soit en 3 vers + 4 vers, soit en 4 vers + 3 vers :
– le premier est fait de deux phrases, l’une de 4 vers, l’autre de 3 : la césure
passe après la rime b centrale ;
– le second est fait d’une seule phrase avec une énumération de verbes :
s’endort, se balance, jette, et entr’ouvre à raison de 4  vers sur s’endort, et un
seul pour chacun des autres  ; la césure passe également après la rime  b
centrale ;
– le troisième est césuré au même endroit, puisqu’il est formé comme le
premier.
Ce type de strophe s’appelle septain romantique  ; il fait partie des
strophes dites prolongées parce qu’à la structure complète du quatrain
initial s’ajoute une rime qui relance une nouvelle combinaison liée à la
première. On parle de strophe simple pour un système complet unique et
clos par le dernier vers (ex. : quintil abaab), et de strophe composée quand
s’associent sans se chevaucher plusieurs systèmes complets (on a vu le dizain
de Maurice Scève fait de deux quintils inversés : ababbccdcd).

2. La strophe et le poème

COMPLAINTE DES NOSTALGIES PRÉHISTORIQUES

La nuit bruine sur les villes.


Mal repu des gains machinals,
On dîne ; et, gonflé d’idéal,
Chacun sirote son idylle,
Ou furtive, ou facile.

Échos des grands soirs primitifs !


Couchants aux flambantes usines,
Rude paix des sols en gésine,
Cri jailli là-bas d’un massif,
Violuptés à vif !

Dégringolant une vallée,


Heurter, dans des coquelicots,
Une enfant bestiale et brûlée
Qui suce, en blaguant les échos,
De juteux abricots.

Livrer aux langueurs des soirées


Sa toison où du cristal luit,
Pourlécher ses lèvres sucrées,
Nous barbouiller le corps de fruits
Et lutter comme essui !

Un moment, béer, sans rien dire,


Inquiets d’une étoile là-haut ;
Puis, sans but, bien gentils satyres,
Nous prendre aux premiers sanglots
Fraternels des crapauds.

Et, nous délèvrant de l’extase,


Oh ! devant la lune en son plein,
Là-bas, comme un bloc de topaze,
Fous, nous renverser sur les reins,
Riant, battant des mains !

La nuit bruine sur les villes :


Se raser le masque, s’orner
D’un frac deuil, avec art dîner,
Puis, parmi des vierges débiles,
            Prendre un air imbécile.

Jules Laforgue , Les Complaintes, 1885.

On commentera l’architecture de ce poème de Jules Laforgue .


Ce poème est une complainte, c’est-à-dire une pièce populaire de tonalité
triste, et de la complainte il garde une apparente simplicité, que confirme
l’unité de sa facture : sept quintils tous sur le même schéma métrique, quatre
octosyllabes suivis d’un hexasyllabe. En revanche, ce poème présente une
certaine complexité dans sa structure de détail.

2.1 Un poème cyclique


L’idée de tour en poésie n’est pas propre seulement au vers ou à la
strophe : l’ensemble d’un poème est bien souvent de nature cyclique, et c’est
le cas ici, où le début et la fin se correspondent formellement de différentes
manières.
• Le premier vers, La nuit bruine sur les villes, est repris en position initiale
de la dernière strophe, avec une seule variation : il se termine par un point
dans le premier quintil où il est purement descriptif, il s’achève par deux
points au dernier, où le contraste créé avec le monde édénique des strophes
précédentes évoque un retour désabusé à la vie sociale et mondaine ensuite
détaillée (se raser, s’orner, dîner, prendre un air).
•  Les deux premières strophes et la dernière connaissent la même
disposition de rimes : abbaa

1 2 7
a villes primitifs villes
b machinals usines s’orner
b idéal gésine dîner
a idylle massif débiles
a facile à vif imbécile

•  La rime [il], rime approximative, est employée et dans la première


strophe et dans la dernière, avec la même position. On remarquera
l’évolution sémantique qui va d’un éclairage positif (idylle, facile) à un
dénigrement familier (débiles, imbécile). Dans le deuxième quintil, à la même
place, c’est d’une assonance en [i] qu’il s’agit, assonance qui envahit même
toutes les homophonies finales de cette strophe.
2.2 Les strophes centrales
Quand on considère la manière dont sont disposées les rimes dans les
strophes de ce poème, on s’aperçoit immédiatement que les quatre strophes
centrales (3, 4, 5, 6) n’ont pas du tout le même statut que les autres.
En effet, alors que les quintils 1, 2 et 7 sont composés d’un quatrain à rimes
embrassées auquel s’ajoute une reprise de la rime  a (abbaa), les autres
quintils commencent par un quatrain à rimes croisées, et se terminent sur
une reprise de la rime b (ababb).
La thématique suit cette division : on part de la ville et on y revient, mais
les strophes centrales ont pour cadre une nature luxuriante et paradisiaque
(vallée, coquelicots, abricots, fruits).
La syntaxe la confirme également : phrases avec verbe à l’indicatif dans les
strophes  1 et 7, suite d’infinitifs de verbes d’action très diversifiés dans les
strophes centrales (Heurter, Livrer, Pourlécher, Nous barbouiller, lutter, béer,
Nous prendre, nous renverser).
Le deuxième quintil apparaît alors comme une strophe de transition, avec
des phrases purement nominales, hors de tout champ temporel, sans sujet.
On y trouve également les deux pôles thématiques du poème  : le monde
moderne ( flambantes usines) et le monde ancien et atemporel (soirs
primitifs).
Ce statut spécifique de la deuxième strophe, le tableau des alternances le
fait apparaître de manière immédiate, car, bien que les rimes soient de
nature approximative, Laforgue suit parfaitement la règle de l’alternance des
rimes féminines et des rimes masculines tout au long du poème :

1 2 3 4 5 6 7
F M F F F F F
M F M M M M M
M F F F F F M
F M M M M M F
F M M M M M F
Les deux strophes extrêmes ont une même organisation (FMMFF), les
strophes  3, 4, 5, 6 une autre, identique pour chacune (FMFMM). Seule la
deuxième strophe est fondée sur l’alternance MFFMM.

2.3 Liaisons internes par la rime


Ces deux aspects contrastés du poème n’empêchent pas une très grande
cohésion fondée sur une dynamique interne que l’examen des rimes à lui
seul permet de distinguer.
• La répartition des rimes consonantiques et des rimes vocaliques introduit
une autre structuration du poème :

1 2 3 4 5 6 7
C C V V C C C
C C V V V V V
C C V V C C V
C C V V V V C
C C V V V V C

Les deux premières strophes sont entièrement sur rimes consonantiques,


ce sont les strophes d’introduction ; toutes les terminaisons des strophes 3 et
4 sont vocaliques, ces quintils disent la rencontre dans la nature, pleine de
mouvement et d’innocence ; à partir de la strophe 5 s’installe une alternance
régulière de rimes consonantiques et de rimes vocaliques : les quintils 5 et 6
sont consacrés à l’enlacement sensuel, et le retournement de la dernière
strophe nous ramène au cadre premier de la ville, avec, de plus, l’amertume
et la dérision.
•  Tout un réseau d’appels de strophe à strophe s’établit sur quatre
phonèmes d’assonance principaux :
[i] : strophes 1, 2 (entièrement en [i]), 4, 5, 7
[e] : strophes 3, 4, 7
[o] : strophes 3 et 5
[ɑ] : strophes 1 et 6
Ainsi, aucune strophe n’est écartée de ce réseau qui contribue à assurer la
cohérence formelle de tout l’ensemble.
On voit, dans ce poème de tonalité à la fois inquiète et diversifiée, se faire
jour, en cette fin du XIXe  siècle, une nouvelle poétique, peu soucieuse de se
couler dans des moules préétablis, mais qui en joue et crée elle-même ses
structures. L’examen attentif des détails de la structuration permet de se
rendre compte du travail d’extrême précision auquel se livre le poète sur la
forme, pour créer un ensemble signifiant entièrement nouveau, propre à
porter un signifié lui-même complexe.

3. La terza rima

TENTATION

La volupté de chanter à voix basse,


Celle plus grande encor de chanter faux,
Celle de renoncer qui les surpasse.

À cet appel désolant aux bourreaux,


Le chant facile se meurt sur la bouche,
Si merveilleux soit-il, et clair, et haut,

Qu’il soit étouffé dans le cœur farouche,


Suicidé ou mort d’affadissement
Qui sonne le creux sur toutes ses touches.

Mensonge. Lucide raffinement !


Quelque chose de vif comme une lame…
Jouer le possédé, le fou, l’amant

Blessé…
        jusqu’à jouir du froid de l’âme.

Patrice de La Tour Du Pin , La Quête de joie, © éd. Gallimard, 1939.


Les divisions de ce poème sont-elles des strophes ?
Ce court poème de treize vers est fait de quatre tercets et d’un vers isolé,
lui-même divisé par un décrochement typographique vertical, mais dans la
continuité horizontale de la ligne. Ces tercets se suivent selon le modèle dit
de la terza rima ou tierce rime, formule très ancienne d’engendrement de
poèmes. Peut-on à ce propos parler de strophe ?

3.1 Le principe de la terza rima


Considérons les rimes de ce poème :

a     (basse)
b    ( faux)
a    (surpasse)               rime a [as]

b    (bourreaux)
c    (bouche)
b    (haut)               rime b [o]
c    ( farouche)               rime c [uʃ]
d    (affadissement)
c    (touches)
 
d    (raffinement)               rime d [mã]
e    (lame)               rime e [lam]
d    (l’amant)
 
e    (l’âme)

Ce sont des rimes approximatives. Nous ne nous arrêterons pas aux


nombreux procédés d’enrichissement, mais examinerons la disposition des
homophonies  : on s’aperçoit que dans chacun des tercets, le premier vers
rime avec le troisième, et la rime du second reste sans répondant (on parle
alors de rime orpheline) à l’intérieur du tercet mais le trouve aux premier et
troisième vers du tercet suivant, et ainsi de suite. La conclusion du poème se
fait sur un vers isolé qui reprend la rime orpheline du dernier tercet.
Ainsi se clôt cette sorte de tresse versifiée que Dante avait utilisée dans La
Divine Comédie et qui fut par la suite empruntée à l’Italie par les poètes du
e
XVI   siècle. Cette formule peut engendrer des poèmes de longueurs très
diverses : « Le Guignon » de Mallarmé compte 64 vers, celui-ci 13 ; de toute
façon, le nombre est toujours un multiple de 3 plus une unité (3n + 1).

3.2 S’agit-il de strophes ?
La définition de la strophe comporte deux volets  : autonomie et
récurrence.
On ne peut ici parler d’autonomie, puisque tous les vers du tercet n’ont
pas leur répondant dans le tercet lui-même (à cet égard, un tercet monorime,
lui, répond à ce critère). Mais ce suspens trouve sa résolution dès le tercet
suivant, et la rime est alors résolue : on appelle ce phénomène rime disjointe.
Il y a en revanche une récurrence systématique, et qui s’établit tercet à
tercet avec un lien très fort par la rime commune, comme une guirlande : en
quelque sorte, l’autonomie n’est pas à l’intérieur de chaque division du
poème, mais elle est retardée par un effet de suspension vite résolu.
Pour ces raisons, les métriciens parlent de strophe pour les tercets de la
terza rima, qui ont un statut particulier.
La formule de la terza rima a connu un succès modéré mais constant
auprès des poètes à toutes les époques sans doute grâce à sa très grande
souplesse. Elle se prête bien par nature à un poème fondé sur le
retournement comme celui-ci, qui commence par La volupté et se termine
sur l’évocation du froid de l’âme, objet paradoxal de jouissance.

4. triolet, rondeau, rondel


Au départir de vous, mon cuer vous lais
Et je m’en vais dolans et esplourés.

Pour vous servir, sans retraire jamais,


Au départir de vous, mon cuer vous lais.
Et par m’âme, je n’arai bien ne pais
Jusque au retour, ainsi desconfortés
Au départir de vous, mon cuer vous lais
Et je m’en vais dolans et esplourés.

Guillaume de Machaut, 1300-v. 1377.

Dans la prison qui vous va refermant,


Votre grande âme agit incessamment,
Et ce divin esprit que rien n’enserre
Vole partout, sans erreur toujours erre,
S’étend, s’élève et va plus aisément :

Vous parcourez l’un et l’autre élément,


Vous pénétrez jusques au firmament,
Et visitez le Ciel, l’Onde et la Terre
               Dans la prison.

Vous ne gênez votre cœur vainement,


Vous connaissez et voyez sainement
Tout ce qui brille et qui n’est que de verre ;
Vous possédez la paix durant la guerre ;
C’est être heureux et libre entièrement
               Dans la prison.

Vincent Voiture, Poésies, 1650.

Si tu veux nous nous aimerons


Avec tes lèvres sans le dire
Cette rose ne l’interromps
Qu’à verser un silence pire

Jamais de chants ne lancent prompts


Le scintillement du sourire
Si tu veux nous nous aimerons
Avec tes lèvres sans le dire
Muet muet entre les ronds
Sylphe dans la pourpre d’empire
Un baiser flambant se déchire
Jusqu’aux pointes des ailerons
Si tu veux nous nous aimerons.

Stéphane Mallarmé, Poésies, 1889.

Grâce à une comparaison formelle entre ces poèmes, on établira la


différence qui existe entre triolet, rondeau et rondel.
Ces trois poèmes, écrits à des époques différentes, relèvent de formes très
anciennes qui ont un ancêtre commun, le rondet de carole. C’était une
courte chanson destinée à accompagner une danse, le plus souvent une
ronde (la carole) et qui s’insérait dans une plus vaste composition. Il ne nous
reste que quelques fragments de rondets, mais la forme est connue surtout
grâce aux nombreux triolets, rondeaux et rondels qui ont été pratiqués par
les poètes au long des siècles et dont chacun de ces poèmes nous fournit un
exemple  : le premier est un triolet de Guillaume de Machaut à qui est
attribuée la mise au point du rondeau, le second est un rondeau de Voiture,
et le dernier un rondel de Stéphane Mallarmé. Ce sont des formes très
proches, dont les différences tiennent à des points de détail.

4.1 Les points communs entre ces poèmes


Tous les trois sont des poèmes courts, le premier de huit vers, le second de
treize auxquels s’ajoute un bref refrain répété deux fois, hors rime, le
troisième de treize vers également. Ils sont divisés en trois groupements
inégaux.
Ils ne comportent que deux rimes, ainsi disposées :

triolet rondeau rondel


a a a
b a b
b a
a b b
a a
a
a a b
b a a
a b b
b
a a
a b
b b
b a
a a

Dans les trois poèmes, un refrain composé d’un hémistiche ou d’un vers ou
même de deux, toujours pris au début du poème, est répété en tout trois fois.
On le trouve toujours au commencement du poème, à la fin du deuxième
groupement de vers, et en fin de poème. Tout l’art du poète consiste à varier
son insertion syntaxique et sémantique dans un contexte à chaque fois
nouveau. Si l’on écrit en majuscule la rime des vers entiers répétés comme
cela se passe pour le triolet et le rondel, on obtient les formules suivantes :
– pour le triolet : AB aA abAB,
– pour le rondel : ABab abAB abbaA(B).
Ces deux schémas ont des points de parenté assez importants, et l’on voit
très nettement que le rondel est une simple extension du triolet.

4.2 Les différences entre ces trois formes


On a déjà vu que le triolet est beaucoup plus court que les deux autres
formes, on l’appelle d’ailleurs aussi rondel simple. Les deux autres, bien qu’ils
comportent le même nombre de vers, se présentent de manière différente :
dans le rondeau, deux quintils de même facture encadrent un tercet, le
rondel, lui, est composé de deux quatrains, qui sont ici tous les deux à rimes
croisées, suivis d’un quintil.
Le statut des refrains varie selon la forme.
• Dans le triolet et le rondel, il fait partie intégrante du système des rimes,
et il s’étend sur deux vers : dans le triolet, les deux vers de début et les deux
vers de fin sont identiques, et seul le premier est répété en quatrième
position ; dans le rondel, cette répétition sur deux vers encadre les quatrains,
et c’est le seul premier vers qui est répété en dernier.
• Dans le rondeau, le refrain est beaucoup plus bref, il est constitué par le
premier hémistiche du premier vers  ; on l’appelle le rentrement, et il
s’ajoute, isolé et en dehors du système des rimes, à la fin de chacun des deux
derniers groupements de vers.
Le triolet de Machaut et le rondeau de Voiture sont en décasyllabes, le
rondel de Mallarmé en octosyllabes. Ce sont les deux mètres le plus
fréquemment employés pour ces trois formes, ce qui n’est pas étonnant
puisque ce sont les mètres dominants de l’époque médiévale où elles ont été
mises au point.
De ces trois formes fixes, la plus ancienne est le triolet, que l’on date du
e
XIII  siècle ; c’est une formule extrêmement simple, puisque sur huit vers, trois
seulement ne sont pas répétés. Fréquent à l’époque médiévale, le triolet a été
de nouveau utilisé par les auteurs de satires au moment de la Fronde, et
Mallarmé en a composé quelques-uns.
Le rondel connaît quelques variantes, comme la répétition des deux vers
de refrain à la fin du poème, ce qui fait du troisième ensemble un sizain et
non un quintil.
La formule du rondeau telle que la pratique ici Voiture est celle que les
Grands Rhétoriqueurs puis Marot ont fixée. La vogue du rondeau a baissé au
temps de la Pléiade, puis a repris au XVIIe siècle, et l’on trouve des rondeaux
au XIXe siècle, par exemple sous la plume de Musset.

5. La ballade

BALLADE DU CONCOURS DE BLOIS

Je meurs de seuf auprès de la fontaine,


Chaud comme feu, et tremble dent a dent ;
En mon pays suis en terre lointaine ;
Lez un brasier frissonne tout ardent ;
Nu comme un ver, vêtu en président,
Je ris en pleurs et attends sans espoir ;
Confort reprends en triste désespoir ;
Je m’éjouis et je n’ai plaisir aucun ;
Puissant je suis sans force et sans povoir,
Bien recueilli, *debouté de chacun.  *repoussé

Rien ne m’est sûr que la chose incertaine ;


Obscur, fors ce qui est tout évident ;
Doute ne fais, fors en chose certaine ;
Science tiens a soudain accident ;
Je gagne tout et demeure perdant ;
Au point du jour dis : « Dieu vous donne bon
soir ! »
Gisant envers, j’ai grand paour de choir ;
J’ai bien de quoi et si n’en ai pas un ;
*Échoite attends et d’homme ne suis hoir,
Bien recueilli, debouté de chacun. *héritage

De rien n’ai soin, si mets toute ma peine,


D’acquérir biens et n’y suis prétendant ;
Qui mieux me dit, c’est cil qui plus m’*ataine
Et qui plus vrai, lors plus me va  *mentant *blesse
Mon ami est, qui me fait entendant
D’un cygne blanc que c’est un corbeau noir ;
Et qui me nuit, crois qu’il m’aide *a povoir ;
Bourde, verté, au jour d’hui m’est  *tant qu’il peut
tout un ;
Je retiens tout, rien ne sai concevoir,
Bien recueilli, debouté de chacun.

Prince clément, or vous plaise savoir


Que j’entends moult et n’ai sens ne savoir :
Partial suis, *a toutes lois commun..
Que sais je plus ? Quoi ? Les  *de l’avis de tous
gages ravoir,
Bien recueilli, debouté de chacun.

François Villon, v. 1431-apr. 1463.

En étudiant la forme de ce poème, on définira en quoi consiste la ballade.


La ballade (de l’ancien verbe baller, « danser ») est une forme fixe qui a
connu quantité de formules d’essai depuis 1260 où on la trouve pour la
première fois, dans l’œuvre d’Adam de la Halle. C’est au XIVe  siècle que la
formule définitive est mise au point, et cette ballade de François Villon nous
en donne un exemple.

5.1 Le vers
Comme dans la très grande majorité des cas, cette ballade est isométrique.
François Villon utilise le décasyllabe, vers qui caractérise la grande ballade,
et que l’on trouve souvent, ainsi que l’octosyllabe, dans cette forme fixe.

5.2 Les strophes et l’envoi


Le poème est composé de trois dizains de facture identique, suivis d’un
quintil que l’on ne peut considérer ici comme une strophe, puisqu’il est isolé.
Son rôle est tout à fait précis : il est appelé envoi, et il comporte, au début du
premier vers, une apostrophe au dédicataire de la ballade, ici Prince clément,
en l’occurrence Charles d’Orléans, qui préside le puy, c’est-à-dire le tournoi
poétique qui a donné lieu à cette ballade.
Ces dizains sont des dizains de décasyllabes  : on appelle strophe carrée
une strophe où le nombre de vers est ainsi égal au nombre des syllabes du
vers. L’usage de strophes carrées pour la ballade a été conseillé par Jean
Molinet.

5.3 Les rimes
Les trente-cinq vers ne sont liés que par quatre rimes différentes  : [εn],
[dã], [war] et [œ].
Dans les dizains, elles s’organisent de la manière suivante, toujours avec
les mêmes rimes dans les mêmes positions :

I II III
a [εn] fontaine incertaine peine
b [dɑ̃ ] dent évident prétendant
a [εn] lointaine certaine m’ataine
b [dɑ̃ ] ardent accident bourdant
b [dɑ̃ ] président perdant entendant
c [wɑr] espoir bon soir noir
c [wɑr] désespoir choir povoir
d [œ̃ ] aucun un un
c [wɑr] povoir hoir concevoir
d [œ̃ ] chacun chacun chacun

Chaque dizain est ainsi formé de deux quintils différents et symétriques


accolés.
Le quintil final ou envoi correspond exactement à la deuxième moitié des
dizains :

c [wɑr] savoir
c [wɑr] savoir
d [œ̃ ] commun
c [wɑr] ravoir
d [œ̃ ] chacun

5.4 Le refrain
Les trois strophes ainsi que l’envoi se terminent par un même vers,
rattaché grammaticalement à ce qui précède (ici il est toujours apposé à un je
explicite ou sous-entendu) et intégré au système des rimes. Ce vers est le
refrain de la ballade.
Cette ballade de Villon correspond, avec ses dizains de décasyllabes et son
envoi en forme de quintil, à la formule dite de la grande ballade. La petite
ballade est composée de trois huitains d’octosyllabes, et son envoi est un
quatrain.
La ballade a connu une très grande vogue du XIVe au milieu du XVIe siècle.
Les poètes de la Pléiade l’ont négligée au profit de genres à l’antique comme
l’ode ou d’une forme empruntée à l’Italie comme le sonnet. Elle n’a jamais
retrouvé une place véritable, malgré les essais des Parnassiens. Elle n’est plus
du tout pratiquée comme une forme fixe, mais comme un genre par des
poètes comme Victor Hugo(Odes et ballades) ou, plus près de nous, Paul Fort
(Ballades françaises).

6. Le sonnet
Comme on voit sur la branche au mois de mai
la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’aube de ses pleurs au point du jour
l’arrose ;

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,


Embaumant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais, battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, feuille à feuille
déclose.

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,


Quand la Terre et le Ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,


Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que
roses.

Pierre de Ronsard, Les Amours, II, « Sur la Mort de Marie » V, 1578.

On se livrera à une étude aussi complète que possible de la structure de ce


sonnet.
Au moment où Ronsard compose ce sonnet, cette forme est pratiquée en
France depuis quarante ans environ, et Ronsard lui-même est un de ceux qui
ont le plus contribué à lui donner ses lettres de noblesse. L’introduction dans
la poésie française du sonnet, forme empruntée à l’Italie, est datée en effet de
1538, et elle est attribuée à différents poètes : à l’école lyonnaise, mais aussi à
Mellin de Saint-Gelais et à Clément Marot qui a adapté le sonnet à l’usage
français. Son succès a été immédiat et considérable, sans doute parce qu’il
s’agit d’une forme à la fois brève et très souple, équilibrée et très fermement
structurée.

6.1 La structure d’ensemble

• Le vers

Ce sonnet est en alexandrins  ; les premiers sonnets ont d’abord été


composés en décasyllabes, puis l’alexandrin l’a emporté.
D’une manière générale, la très grande majorité des sonnets est
isométrique, mais il existe des sonnets hétérométriques, avec alternance de
vers longs et de vers courts : on les appelle sonnets layés.

• L’organisation strophique

C’est effectivement une forme brève, puisque le sonnet ne comporte que


quatorze vers, et aucun jeu de refrain ou de répétitions comme dans le
rondeau ou la ballade ne vient contraindre l’avancée poétique  : c’est la
structure très équilibrée des groupements de vers qui donne son cadre et son
harmonie au sonnet.
Aux deux quatrains du début répondent les deux tercets de la fin, qui
résultent en fait de la séparation typographique d’un sizain en deux moitiés :
ainsi le sonnet a une organisation presque carrée, avec deux mouvements à
la fois analogues et dissemblables, eux-mêmes divisés en deux, ce qui permet
des jeux divers d’opposition et de parallélisme. Dans ce poème de Ronsard,
les deux quatrains sont consacrés au comparant*, la rose, et les tercets au
comparé*, Marie.
La rime est ici organisée selon le système du sonnet dit «  italien  », avec
deux quatrains à rimes embrassées, sur deux rimes (abba abba) et un sizain
composé d’un distique suivi d’un quatrain à rimes embrassées, autrement dit
un sizain à rythme tripartite (ccdeed). Avec la découpe du sizain en deux
tercets, une telle disposition permet de faire rimer ensemble les deux vers
finaux des tercets : reposes / roses.

Rappel

Il y a deux types de sonnet régulier. À côté du sonnet italien


(nomination tout à fait arbitraire), on parle de sonnet français quand
les deux quatrains à rimes embrassées sur deux rimes sont suivis d’un
sizain formé d’un distique et d’un quatrain à rimes croisées (ccdede,
c’est-à-dire ccd ede  : les tercets ne présentent alors aucun
parallélisme). Telles sont les formes canoniques du sonnet, mais au
cours de son histoire, et dès le début, les variations ont été très
nombreuses. Elles ont d’abord porté sur le sizain, dont les jeux de
rimes ont été très fortement diversifiés, puis sur les quatrains
(quatrains à rimes croisées, sur deux puis sur quatre rimes). Citons le
cas du sonnet shakespearien ou élisabéthain en trois quatrains à
rimes croisées suivis d’un distique. À la période moderne, on change
l’ordre d’apparition des strophes, et Jacques Roubaud invente même
le sonnet en prose. Le chiffre de quatorze vers lui-même a inspiré de
nombreuses variations.

6.2 La structure de détail


C’est le travail sur les rimes qui rend compte des particularités
structurelles de ce sonnet. Elles contribuent largement à son harmonie, car
bien qu’elles soient disposées selon l’ordre canonique du sonnet italien, elles
présentent des correspondances phoniques particulières. Considérons le
relevé :

a [laroz] la rose
b [lœr] fleur
b [lœr] couleur
a [laroz] l’arrose
a [oz] se repose
b [dœr] odeur
b [dœr] ardeur
a [oz] déclose
c [ote] nouveauté
c [ote] beauté
d [oz] reposes
e [lœr] pleurs
e [lœr] fleurs
d [oz] roses

• La rime a et la rime d d’une part, la rime b et la rime e d’autre part, sont
identiques sur le plan phonique ([oz] et [œr]) ; elles correspondent pourtant
à des vers qui ne pourraient rimer ensemble pour des raisons
orthographiques  : la présence du -s en fin de mot dans les quatre derniers
vers. Une telle correspondance phonique permet d’instaurer, sur la structure
typographique du sonnet, une autre structure, avec trois quatrains à rimes
embrassées sur deux rimes (presque) à chaque fois identiques, le troisième
étant séparé des deux premiers par un distique :

quatrain
quatrain
distique
quatrain.
Le distique contient les deux compléments de temps qui soulignent l’éclat
de Marie au moment où la mort l’a fauchée (première et jeune nouveauté, ta
beauté). En revanche, le quatrain final est entièrement consacré au deuil
(tuée, obsèques, mort) et aux offrandes d’hommage.
•  Les deux premiers quatrains ont chacun une certaine autonomie par
enrichissement des homophonies finales :
–  dans le premier quatrain, ce sont d’une part une rime équivoquée (la
rose / l’arrose), d’autre part la consonne [l] qui s’ajoute à [œr], bien qu’elle
soit consonne combinée au v. 2 et consonne d’appui au v. 3 ;
–  dans le second quatrain, c’est la rime b qui est enrichie en [d] devant
[œr].
• Certaines sonorités se retrouvent d’une rime à l’autre :
– [l] dans tout le premier quatrain et dans le dernier tercet ;
– [r] dans tout le premier quatrain également, ainsi qu’aux v. 6-7 et dans le
dernier tercet ;
– [o] dans les rimes a, c et d.
•  Bien que Ronsard ait vivement critiqué les Grands Rhétoriqueurs pour
l’excessive virtuosité de leurs rimes, il met en usage ici certains de leurs
procédés – on l’a vu avec la rime équivoquée – au service de l’harmonie de
l’ensemble. On trouve également ici des cas de rimes batelées :

v. 3-4      Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,


                Quand l’aube de ses pleurs // au point du jour l’arrose ;
v. 7-8      Mais, battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,
               Languissante, elle meurt, // feuille à feuille déclose.

Enfin, on remarquera que le troisième quatrain est lié aux deux autres non
seulement par une rime phoniquement identique, mais aussi par des reprises
de mots :
– mots de rimes (affectés d’un -s final ; il y a donc jeu de polyptotes*) :

v. 1 rose      – – – – – – →      v. 14       roses


v. 2 fleur      – – – – – – →      v. 13       fleurs
v. 5 repose      – – – – – – →      v. 11       reposes

Ces reprises se font de manière chiasmatique, et les deux derniers vers


font remarquablement écho aux deux premiers, un peu comme dans le
triolet.
– mots des rimes batelées à la césure :

v. 4 pleurs      – – – – – – →      v. 12      pleurs (à la rime)


v. 8 meurt      – – – – – – →      v. 14      mort (dérivation*)

On peut donc récrire le dernier quatrain en soulignant les termes qui font
l’objet d’une reprise :

La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.


Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que, vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

Le caractère récurrent des mots de rime dans ce poème fait penser à une
autre forme fixe ancienne qui fut relativement prisée à la Renaissance  : la
sextine. C’est un long poème de six sizains avec un envoi de trois vers, sur
deux rimes seulement. Les mêmes mots figurent à la rime dans toutes les
strophes, mais dans un ordre qui tourne à chaque fois (1 2 3 4 5 6 devient 6 1 5
2 4 3), et tous ces mots sont repris à la fin de chaque hémistiche de l’envoi.
La grâce de ce sonnet réside pour une bonne part dans le fait que son
extrême simplicité apparente (vocabulaire, images) est soutenue par un jeu
de structures multiples qui tient à l’organisation même du poème et à la
souplesse des rimes.
Conclusion générale

Tout au long de ces pages, on aura pu constater que la méthodologie


consiste, en s’appuyant bien évidemment sur une connaissance concrète
des données de la versification, à mettre en valeur la et même les
structurations possibles et effectives du signifiant tel qu’il est produit dans
le texte. Chacun des exercices ne propose qu’une partie de l’analyse
possible, qu’un éclairage qui illustre une question : une étude exhaustive
demanderait beaucoup plus d’espace.
    La poétique en général n’a pas d’autre démarche que la lecture des
signifiants ; il est nécessaire de s’y ouvrir, et ce n’est pas aisé, mais c’est ce
qui conduit à une appréhension rigoureuse de ce signe complet qu’est le
poème.
Glossaire

Les notions définies dans ce glossaire sont des notions de poétique et de


rhétorique indispensables pour l’analyse du poème, et qui sont utilisées
dans le corps de cet ouvrage.
allitération : répétition de phonèmes consonantiques qui correspond à un
effet soit d’harmonie soit de mise en évidence d’une structure.
L’allitération accompagne souvent le rythme.
anaphore : répétition d’un même mot ou d’une même expression en début
de vers ou en début de phrase dans une suite de vers ou de phrases.
antanaclase : répétition d’un même mot dans un vers ou une phrase avec
à chaque fois un sens différent.
antithèse  : figure qui présente de manière rapprochée deux idées
opposées.
assonance : le mot s’emploie pour désigner à la fois un type particulier
d’homophonie et en général la répétition d’un même phonème vocalique.
binaire : on qualifie ainsi une structure qui se signale par la présence de
deux éléments de nature comparable et qui peuvent être juxtaposés ou
coordonnés.
cadence (majeure/mineure)  : élément du rythme qui repose sur un
rapport quantitatif entre mots, groupes syntaxiques, mètres, etc. On parle
de cadence majeure quand le plus petit précède le plus grand, et de
cadence mineure en cas de rapport décroissant.
calembour  : jeu de mots, fondé sur la mise en rapport de signifiants
identiques ou semblables qui permet de passer d’un mot à un ou plusieurs
autres (une personnalité / une personne alitée).
chiasme  : structure qui repose sur une symétrie, quels qu’en soient les
éléments (A B/B A).
clausule : en rhétorique, la clausule désigne une fin de période (phrase
très travaillée, très rythmée) particulièrement bien délimitée, très soignée
sur le plan syntaxique, rythmique, sémantique. Le terme peut être
employé de manière élargie pour des fins de poème bien détachées.
comparaison (comparant / comparé) : image qui met en présence deux
réalités différentes pour établir un lien d’analogie plus ou moins fort entre
l’une et l’autre par l’intermédiaire d’un outil de comparaison (comme, tel,
sembler, etc.). On appelle comparé le terme sur lequel porte la
comparaison, et comparant la réalité à laquelle on se réfère pour établir le
lien d’analogie (dans Marie ressemble à une rose, le comparé est Marie, le
comparant est la rose)  : ces termes s’emploient aussi pour d’autres types
d’images, comme la métaphore, à côté de imagé et imageant.
dérivation : emploi, dans la même phrase, de mots dérivés de la même
racine (honneur / honorable).
ellipse : suppression de mots qui ne sont pas indispensables au sens dans
une phrase.
épicène : on qualifie ainsi un adjectif qui a la même forme au masculin et
au féminin (ex. : fidèle).
épiphore : répétition en fin de vers ou de phrase d’un même mot ou d’une
même expression au long de plusieurs phrases ou d’un groupement de
vers.
épizeuxe : répétition immédiate d’un mot ou d’une expression.
exorde : en rhétorique, c’est la partie initiale d’un discours, qui lance le
mouvement oratoire.
gémination : répétition presque immédiate d’un mot ou d’une expression.
homéotéleute : fait d’homophonie finale entre deux mots dans une même
phrase.
isotopie : ensemble de mots qui, dans un texte, renvoient à une certaine
signification soit par leur définition propre, soit par les significations
annexes qu’ils véhiculent, soit par analogie.
licence poétique  : liberté qui est donnée au poète de transgresser
certaines règles de la langue, orthographiques, morphologiques,
syntaxiques pour les besoins de l’expression poétique.
ode  : poème lyrique divisé en strophes, dont la pratique en langue
française date du XVIe  siècle. On distingue l’ode pindarique, de tonalité
héroïque, fondée sur des triades strophiques (strophe, antistrophe, épode),
et l’ode anacréontique, généralement plus brève, d’inspiration lyrique,
divisée en un nombre variable de strophes.
parallélisme : répétition de structure qui peut concerner des éléments très
divers (A B/A B).
paronomase : rapprochement de deux mots différents dont les signifiants
sont proches (plante / planche).
phonème : unité minimale distinctive et indivisible d’articulation qui n’a
pas de sens propre mais qui permet de différencier les mots entre eux (rire
[rir] / pire [pir]).
polyptote  : répétition d’un même mot sous différentes formes
grammaticales dans une même phrase ou un même ensemble.
prosopopée : discours fictif attribué soit à un personnage mort, soit à une
abstraction, un animal ou des sentiments personnifiés.
signifiant : nom donné par Ferdinand de Saussure à la face acoustique (et
éventuellement graphique) du signe.
signifié : c’est l’autre face du signe, celle qui concerne le concept.
suspension : figure rhétorique de syntaxe qui insère, dans l’ordre habituel
des syntagmes, un ou des segments qui interrompent ou retardent la
continuité ordinaire des groupes.
ternaire : on qualifie ainsi une structure à trois éléments comparables.
   Bibliographie

1. Ouvrages généraux sur la versification

• Éclairage d’ensemble et réflexion approfondie sur le rythme sont


donnés par :

MAZALEYRAT (J.), Éléments de métrique française, Paris, Armand Colin, coll.


« U2 », 1974.

• Plus axés sur l’histoire du vers et de la versification :

DELOFFRE (F.), Le Vers français, Paris, SEDES, 1969.


ELWERT (W.T.), Traité de versification française, des origines à nos jours, Paris,
Klincksieck, 1965.
LOTE (G.), Histoire du vers français, t. 1, Paris, Boivin, 1949 ; t. 2, Paris, Boivin,
1951 ; t. 3, Paris, Hatier, 1955.
MONTFERRAN (J.-C.), L’Éxpérience du vers en France à la Renaissance, Cahiers
V. L. Saulnier, Paris, PUPS, 2013.

• Une brève synthèse de l’ensemble :

AQUIEN (M.), La Versification, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1990.

• Des théories métriques stimulantes :


CORNULIER (B.  DE), Théorie du vers (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé), Paris,
Seuil, 1982.
CORNULIER (B. DE), chapitre V de Théorie de la littérature, Paris, Picard, 1981.
GOUVARD (J.-M.), La Versification, Paris, PUF, coll. « Premier cycle », 1999.
ROUBAUD (J.), La Vieillesse d’Alexandre, Maspero, coll. « Action poétique »,
1978.

2. Ouvrages sur la poétique et la versification

• Ces travaux sont d’extension plus large et intègrent la versification


dans une réflexion sur le langage poétique :

DELAS (D.), Guide méthodique pour la poésie, Paris, Nathan, 1990.


DESSONS (G.), Introduction à l’analyse du Poème, Paris, Bordas, 1991.
MOLINO (J.) et GARDES-TAMINE (J.), Introduction à l’analyse de la poésie, Paris,
PUF : t. 1, Vers et figures, 1982 ; t. II, De la strophe à la construction du poème,
1988.

• Les ouvrages suivants sont une réflexion d’ensemble sur la poésie :

JAFFRÉ (J.), Le Vers et le Poème, Paris, Nathan, 1984.


JOUBERT (J.-L.), La Poésie, Paris, Armand Colin, 1988.

3. Ouvrages portant sur des points spécifiques de la


versification

• La rime :

MARTINON (Ph.), Dictionnaire des rimes françaises précédé d’un traité de


versification, Paris, Larousse, 1962.

• Le rythme :
GAUTHIER (M.), Système euphonique et rythmique du vers français, Paris,
Klincksieck, 1974.
MESCHONNIC (H.), Critique du rythme. Anthropologie historique du langage,
Paris, Verdier, 1982.

• Accents et diction :

MILNER (J.-C.) et REGNAULT (F.), Dire le vers, Paris, Seuil, 1987.

• Formes nouvelles :

AQUIEN (M.) et HONORÉ (J.-P.), Le Renouvellement des formes poétiques au


e
XIX  siècle, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1997.

MORIER (H.), Le Rythme du vers libre symboliste et ses relations avec le sens,
t. I, Genève, Presses académiques, 1943.
SANDRAS (M.), Lire le poème en prose, Paris, Dunod, 1995.

4. Dictionnaires
DUPRIEZ (B.), Gradus. Les procédés littéraires, Paris, U.G.E., coll. «  10/18  »,
1984. Ce dictionnaire porte sur l’ensemble des procédés qui concernent la
littérature (versification, mais aussi rhétorique, stylistique, poétique, etc.).
MORIER (H.), Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 4e  éd.
1989. La versification est largement représentée dans ce dictionnaire, avec la
rhétorique.
MAZALEYRAT (J.) et MOLINIÉ (G.), Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989.
Ce dictionnaire est consacré à la versification et à la rhétorique.
AQUIEN (M.), Dictionnaire de poétique, Paris, Hachette, coll. « Les Usuels de
poche », 1993. Ce dictionnaire est entièrement consacré à la versification et à
la poétique.
Index des notions
N.B : L’index renvoie à la page où la notion indiquée est définie

accent 1, 2, 3
alexandrin 1
alternance 1
alternées (rimes) 1
anapeste 1
annexée (rime) 1
apocope 1
approximative (rime) 1
assonance 1, 2, 3
augmentée (rime) 1
ballade 1
batelée (rime) 1
biocatz (vers) 1
blanc (vers) 1
brisée (rime) 1
carrée (strophe) 1
césure 1, 2, 3, 4, 5, 6
composée (strophe) 1
concordance 1
consonantique 1
contre-assonance 1
contre-rejet 1
coupe 1
couronnée (rime) 1
croisées (rimes) 1
dactyle 1
décasyllabe 1, 2
dérivative (rime) 1
diérèse 1
différée (concordance) 1
discordance 1
disjointe (rime) 1
dissyllabe 1
distique 1, 2
dizain 1
dominante (rime) 1
douzain 1
e caduc 1
élision 1
embrassées (rimes) 1
enchaînée (rime) 1
enjambante (césure, coupe) 1, 2, 3
enjambée (rime) 1
enjambement 1
ennéasyllabe 1
envoi 1
épique (césure, coupe) 1, 2
équivoquée (rime) 1, 2
féminine (rime) 1, 2, 3
fratrisée (rime) 1
hémistiche 1
hendécasyllabe 1
heptasyllabe 1
hétérométrique 1
hexasyllabe 1
hiatus 1
homophonie 1
huitain 1
iambe 1
inversée (rime) 1
isométrique 1
laisse 1
layé 1
léonin (vers) 1
léonine (rime) 1
liaison supposée 1
libre (vers) 1
lyrique (césure, coupe) 1, 2
masculine (rime) 1
mesure 1
mètre 1
mêlés (vers)
monorime 1
neuvain 1
octosyllabe 1, 2
onzain 1
orpheline (rime) 1
pauvre (rime) 1
pentasyllabe 1
pied 1
plates (rimes) 1
prolongée (strophe) 1
quadripartite (rythme) 1
quatrain 1
quintil 1
refrain 1
rejet 1
rentrement 1
riche (rime) 1
rime 1, 2
rondeau 1
rondel 1
rythme 1
semi-équivoquée (rime) 1
semi-ternaire (vers) 1
senée (rime) 1
septain 1, 2
séquence 1
sextine 1
simple (strophe) 1
sizain 1
sonnet 1
spondée 1
strophe 1
suffisante (rime) 1
suivies (rimes) 1
surnuméraire 1
syllabe 1
syncope 1
synérèse 1
tercet 1
ternaire (vers) 1
terza rima 1
tétrasyllabe 1
trimètre 1
triolet 1
tripartite (rythme) 1
trisyllabe 1
trochée 1
vers 1
verset 1
vocalique 1
Index des auteurs cités

Apollinaire (Guillaume) 1, 2, 3
ARAGON (Louis) 1, 2, 3, 4
BAUDELAIRE (Charles) 1, 2, 3, 4, 5
BONNEFOY (Yves) 1, 2
CÉSAIRE (Aimé) 1
CHAR (René) 1, 2, 3, 4, 5
CLAUDEL (Paul) 1, 2, 3
CORNEILLE (Pierre) 1, 2, 3
DESCHAMPS (Eustache) 1
DESNOS (Robert) 1
ELUARD (Paul) 1, 2
FARGUE (Léon-Paul) 1, 2
FRÉNAUD (André) 1, 2
GASPAR (Lorand) 1
HUGO (Victor) 1, 2, 3, 4
JAMMES (Francis) 1
LABÉ (Louise) 1
LA FONTAINE (Jean de)
LAFORGUE (Jules) 1, 2, 3
LAMARTINE (Alphonse de) 1, 2, 3, 4
LA TOUR DU PIN (Patrice de) 1, 2, 3
MACHAUT (Guillaume de) 1, 2, 3
MALHERBE (François de) 1
MALLARMÉ (Stéphane) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
MAROT (Clément) 1, 2, 3, 4, 5, 6
MUSSET (Alfred de) 1, 2
NERVAL (Gérard de) 1
RACINE (Jean) 1
RIMBAUD (Arthur) 1, 2, 3, 4
RONSARD (Pierre de)
SAINT-AMAND (Marc-Antoine de)
SCÈVE (Maurice) 1, 2, 3
SENGHOR (Léopold Sédar)
SUPERVIELLE (Jules) 1
VALÉRY (Paul) 1
VERLAINE (Paul) 1, 2, 3
VIGNY (Alfred de) 1, 2, 3, 4
VILLON (François) 1, 2, 3, 4, 5
VOITURE (Vincent) 1, 2, 3, 4
Collection 128 • Lettres

AMOSSY R. et HERSCHBERG-PIERROT A., Stéréotypes et Clichés. Langues, discours,


société
BOZZETTO R., La Science-fiction
BUFFARD-MORET B., Introduction à la stylistique
CALAS F., Le Roman épistolaire
COUPRIE A. Le Théâtre
COURTES J., La Sémiotique du langage
FOURCAULT L., Le Commentaire composé
FROMILHAGUE C., Les Figures de style
LAFARGUE F., L’Explication de texte à l’oral
LEON M. et LEON P., La Prononciation du français
MAINGUENEAU D., La Littérature pornographique
MARCOIN F. et CHELEBOURG C., La Littérature de jeunesse
MIRAUX J.-P., L’Autobiographie
MITTERAND H., La Littérature française du XIXe siècle
REUTER Y., Le Roman policier
REUTER Y., L’Analyse du récit
ROUQUIER M., Vocabulaire d’ancien français
ROGER J., La Critique littéraire
SARFATI G.-E., Éléments d’analyse du discours
STALLONI Y., Les Genres littéraires
THOMASSET C. et UETSCHI K., Pour lire l’ancien français
TRAVERSO V., L’Analyse des conversations

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