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Littératures

Sur deux poèmes de Charles Cros et deux œuvres de Manet


Louis Forestier

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Forestier Louis. Sur deux poèmes de Charles Cros et deux œuvres de Manet. In: Littératures 22, printemps 1990. pp. 171-178;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1990.1509

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1990_num_22_1_1509

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Sur deux poèmes de Charles Cros

et deux œuvres de Manet

Que Charles Cros ait entretenu de longues et familières relations


avec les peintres et la peinture, tout le prouve : les sujets, les titres et les
dédicataires de nombreux poèmes. Ici, c'est un « coin de tableau » ; là, un
hommage à Degas ; ailleurs, c'est le vœu explicite d'user d'une palette qui
«serait l'aile des papillons» ; c'est enfin l'affirmation, dès la préface du
Coffret de santal, que parmi tant d'objets qui contribuent à
l'encombrement de ce coffre, il y a quelques
Tableaux sombres et bleus lointains,
Pastels effacés, durs camées. (1)
Certes le poète n'est pas le seul de son espèce dans une époque où les
écrivains se sont généralement pris de goût pour les questions d'art, voire
se sont piqués de manier avec quelque talent la brosse ou la mine de
plomb. Laforgue dessine, au point que sur le même manuscrit la frontière
est parfois indécise entre la ligne picturale et la ligne poétique ; et Verlaine
et Germain Nouveau dessinent aussi. C'est une mode, ce pourrait même
être un snobisme si les poètes dont nous parlons n'étaient parmi les
premiers à pratiquer ce décloisonnement des beaux-arts et à y trouver
matière d'un renouvellement de la poésie et d'une réflexion sur la
création.
Cros offre un exemple intéressant de ces recherches dans la mesure
où les problèmes de fixation des tons le sollicitent à la fois comme savant
et comme artiste. Nous lui devons aussi bien la réalisation d'un beau
pastel d'après Nina de Villard (2) que des recherches décisives sur la
reproduction des couleurs en photographie. Par l'intermédiaire de son
frère Henry, le sculpteur, il fréquente les milieux artistiques ; il participe,
de loin, aux luttes qui, durant la décennie 1864-1874, préludent à la
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naissance de l'Impressionnisme. Il est familier des arcanes du Salon, aussi


bien que des palabres de la brasserie des Martyrs, du Guerbois ou de la
Nouvelle- Athènes.
Dans lequel de ces lieux rencontre-t-il Edouard Manet qui fut pour
lui un ami privilégié ? La réponse est controversée, comme l'est la date
initiale des relations entre le peintre et le poète. La question mérite d'être
brièvement reprise. Il y a quelques années, j'avais avancé la date de 1873.
Il me semble qu'un faisceau concordant de présomptions devrait nous
permettre d'avancer sensiblement le moment où les deux hommes firent
connaissance. Observons d'abord que Manet et Henry Cros figurent tous
deux au célèbre Salon des refusés de 1863 ; dès 1865, Manet fréquente le
café de Bade, boulevard des Italiens, où nous savons que Charles Cros se
fait des amitiés au plus tard dans le début de l'année 1869 ; enfin, vers
cette dernière époque, les frères Cros sont en relation, amicale sinon plus,
avec une certaine Angeline, modèle, qui rappelle étrangement l'Angelina
qui donne son nom à un tableau de Manet. J'inclinerais donc à penser,
désormais, que les deux hommes se rencontrent au plus tard durant
l'hiver de 1868. Depuis lors, ils ne se quittent plus.
C'est Cros qui introduit Manet chez Nina de Villard et cela vaudra
l'un des tableaux dont nous allons parler. Le peintre donnera un dessin à
l'éphémère Revue du Monde Nouveau et illustrera Le Fleuve. Un peu plus
tard, il sera témoin au mariage du poète. Un peu plus tard encore, ce
dernier fait des essais de photographie en couleurs à partir du Portrait de
Jeanne Demarsy, dit Le Printemps, qui figure au Salon de 1882. Le 3 mai
de l'année suivante, on trouve la signature de Cros sur le registre de décès
de Manet. Dans les limites d'un bref article, il n'est pas question d'étudier
toutes les interférences qui s'établissent entre les deux biographies. Nous
nous bornerons à quelques poèmes de Charles Cros qui concernent deux
œuvres de Manet (La Dame aux éventails et Polichinelle) et qui nous fixent
une chronologie comprise entre la fin de l'été 1873 et le printemps de
1874.
Manet se trouvait depuis peu de retour de Berck, où il avait passé
une partie de l'été, lorsque Cros l'invite, en septembre 1873, au 82, rue des
Moines, domicile de Nina de Villard, ou Nina de Callias (3). Cette adresse
est un peu aussi celle de Charles puisque, familier des lieux et plus encore
de la maîtresse de maison, il y passe les journées à peindre en compagnie
de son frère Henry, confie-t-il dans une lettre publiée jadis par Tabarant
dans son livre sur Manet (4). Cros ajoute même, à l'intention de son ami
peintre, « on dit que je vous pastiche ». Il nous reste peu de témoignages
de la peinture de Charles Cros ; cependant, un pastel d'après Nina,
exécuté probablement vers la fin de 1 873, évoque assez le style de Manet ;
la jeune femme y arbore une coiffure et des bracelets semblables à ceux
qu'on voit à la Dame aux éventails.
Nous ne savons ce que Manet pensa de l'atmosphère bohème qui
caractérisait le salon de Nina, ni du monde mêlé qui s'y côtoyait. En
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revanche, il est assez frappé par la personnalité de l'hôtesse pour qu'il


fasse quelques croquis et, bientôt, l'invite à venir poser dans son atelier de
la rue de Saint-Pétersbourg. On connaît la suite. Manet exécute d'abord
trois dessins, l'un en hauteur représentant Nina en buste, deux en largeur
où l'on voit Nina en mantelet à fraise assise sur un canapé. A la demande
de Cros, Manet reporte ces dessins sur bois et en confie la gravure à
Alfred Prunaire. Il existe plusieurs états de ces bois, dont certains
rarissimes. Peu après, Manet passe à l'esquisse d'un vaste tableau qu'il désire
mener à bien mais dont il ne maîtrise pas encore la composition. Il semble
que l'impulsion décisive lui soit donnée lorsqu'il découvre Nina vêtue
d'un boléro oriental brodé d'or. Ce vêtement, nous le connaissons
doublement : c'est celui du tableau définitif, actuellement au Musée d'Orsay,
et c'est celui qu'évoque Charles Cros dans le poème «Sultanerie» du
Coffret de santal :
Je veux laisser tomber [...]
plis froids, les patiences
Orientales, en fleurs d'or sur tulle noir.
Eventrant les ballots du pays de la peste,
J'y trouverai, trésor brodé, perlé, la veste
Qui cache mal ta gorge, et laisse luire nus
Tes flancs. (5)
Ainsi se dégage une première interférence. C'en est une autre que je
veux étudier de plus près. Tandis que Manet, en décembre 1873 et janvier
1874, travaille à ce grand portrait qui deviendra la Dame aux éventails,
Cros assiste aux séances de pose chez le peintre. Il en rapporte un sonnet,
« Scène d'atelier », publié dans le premier numéro de la Revue du Monde
Nouveau ( 1 5 février 1 874), face au troisième état d'un des bois gravés cités
plus haut. Ce poème, que voici, fut repris dans la seconde édition du
Coffret de santal en 1879 :
Sachant qu'Elle est futile, et pour surpendre à l'aise
Ses poses, vous parliez des théâtres, des soirs
Joyeux, de vous, marin, stoppant près des comptoirs,
De la mer bleue et lourde attaquant la falaise.
Autour du cou, papier d'un bouquet, cette fraise,
Ce velours entourant les souples nonchaloirs,
Ces boucles sur le front, hiéroglyphes noirs,
Ces yeux dont vos récits calmaient l'ardeur mauvaise,
Ces traits, cet abandon opulent et ces tons
(Vous en étiez, je crois, au club des Mirlitons)
Ont passé sur la toile en quelques coups de brosse;
Et la Parisienne, à regret, du sofa
Se soulevant, dit : « C'est charmant ! » puis étouffa
Ce soupir : « II ne m'a pas faite assez féroce ! » (6)
Ces vers sont intéressants à plusieurs titres. En premier lieu, par leur
dédicace. Quel qu'ait été le succès de Bon bock auprès du public, en 1873,
le talent de Manet se trouvait fort controversé (on le vit précisément au
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salon de 1874 où furent refusés Les Hirondelles et l'admirable Bal masqué


à l'Opéra) ; sa gloire était loin d'être assurée. Cros n'hésite pourtant pas à
lui dédier «Scène d'atelier», «Transition», à publier un de ses bois, à
s'associer à lui pour la luxueuse édition du Fleuve. Il est, avec Zola et
Mallarmé, de ceux qui pensent qu'il n'est pas de bonne politique de
« gagner quelques années sur M. Manet » (7).
Historiquement, ce poème ne manque pas d'intérêt non plus : le vers
5 («Autour du cou [...] cette fraise») montre que nous en sommes
toujours à l'époque des esquisses, celle où Manet n'a pas encore trouvé la
tenue définitive de Nina, ce boléro qui dégage la poitrine et permet à la
fois un effet de chair et d'étoffe, qui permet surtout d'alléger la silhouette.
Dans une gouache sur bois, Manet avait cherché cet effet ; malgré tout, le
visage restait encore engoncé et comme empaqueté, ce que Cros observe
avec finesse, même s'il l'exprime avec quelque lourdeur : la fraise est
comparable au «papier d'un bouquet».
Le sujet choisi par Cros retient aussi l'attention. En dépit des
apparences, ce n'est évidemment pas Nina qui représente l'essentiel pour le
poète. La jeune femme qui occupe toute la place dans bien d'autres
poèmes est, en quelque sorte, mise en abyme. L'essentiel est bien une
« scène d'atelier ». En peinture, le motif pouvait commencer à passer pour
un poncif. Rappelons, parmi quelques célèbres toiles et sans vouloir être
exhaustif, l'Atelier de Corot, celui de Courbet, Un atelier aux Batignolles
de Fantin-Latour, L'Atelier rue La Condamine de Bazille et L'Atelier rue
Saint-Georges de Renoir. Or, si la transposition d'art ou le paysage font
alors fureur en poésie, la représentation même de l'artiste au travail est à
peu près inexistante. Cros fait ici preuve d'originalité et figure de
novateur. Une fois encore dans son œuvre — ce sera la « Scène d'atelier » du
Collier de griffes — il s'installera aux côtés du peintre pour contempler le
tableau en train de s'exécuter ; du même coup et de façon très moderne, il
se fait l'écrivain de l'œuvre en devenir. Observons que ce procédé est plus
net dans le poème du Collier de griffes, écrit au présent, que celui qui nous
intéresse ici où Cros use encore de l'imparfait : il revit la création plus
qu'il ne la vit.
Ce que le poète perçoit d'essentiel c'est la volonté qu'a le peintre de
fixer l'instant d'une mobilité. A cet égard, l'expression importante est
« surprendre à l'aise ses poses » et la réussite est de faire passer sur la toile
ce qui par nature est mouvement : «souples nonchaloirs», «abandon
opulent ». Cette saisie du sujet sur le vif, qui est la preuve du plus grand
réalisme, est en même temps pénétration des choses cachées, secret donné
à déchiffrer. Ce n'est pas pur hasard, en effet, si les « boucles sur le front »
forment des « hiéroglyphes noirs ». Ce qui est intéressant, ce n'est plus tel
ou tel sujet, mais la vision personnelle et révélatrice qu'on en a.
Nous savons bien que pour obtenir un tel résultat, l'acuité visuelle
doit s'accompagner d'une technique très précise et très sûre. Deux
éléments majeurs en sont la rapidité d'exécution et la juxtaposition d'élé-
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ments. Cros suggère très explicitement l'une («en quelques coups de


brosse ».), tandis qu'il traduit très exactement l'autre par une série de
juxtapositions grammaticales : «cette fraise», «ce velours», «ces
boucles », « ces yeux », etc. Tout cela pour saisir une spontanéité : des poses,
c'est-à-dire une suite d'attitudes naturelles, c'est-à-dire tout le contraire
delà pose chère aux peintres académiques. Tout cela encore pour
transmettre l'impression d'un ensemble unique : objectif que réalise
pleinement l'anaphore des démonstratifs. C'est bien aux délices toutes neuves
d'une technique impressionniste appliquée à la poésie que Charles Cros
donne libre cours.
En même temps qu'il travaille à la Dame aux éventails, Manet achève
une toile qui lui tient à cœur et dont il espère un grand succès, le Bal
masqué à l'Opéra (conservé à Washington) (8), celui-là même à qui le jury
en 1 874 va refuser l'entrée du Salon. Morceau original par le modernisme
du sujet, la hardiesse de la mise en page et le traitement des tons. De cette
création va sortir l'œuvre à laquelle nous allons maintenant nous
intéresser. On se rappelle qu'au premier plan gauche du Bal masqué figure, de
dos et en partie coupé par le bord de la toile, un Polichinelle. Dans un
second tableau, Manet va, si j'ose dire, prier ce Polichinelle de se
retourner et de se présenter au public. Entendons qu'il exécute une peinture à
l'huile de ce personnage, «crânement campé» sur sa jambe droite
avancée, bras gauche levé, un peu — toute proportion gardée — dans la pose
de L'Indifférent de Watteau. Puis, dans la fin du mois de décembre 1 873,
il tire du même sujet une aquarelle dont Le Figaro parle en ces termes le
25 : « Manet fait une aquarelle d'après un autre polichinelle qui, revêtu de
son costume charmant et traditionnel, pose au milieu de l'atelier. Cela est
enlevé avec une touche spirituelle, fine et colorée, tout à fait dissemblable
de la manière habituelle du peintre ». C'est cette aquarelle qui figura avec
succès au Salon de 1874 et d'après laquelle il fit, au printemps de la même
année, une lithographie en couleurs qui constitue l'un des premiers
exemples du genre. Ce morceau est célèbre : Polichinelle y est représenté
de trois quarts, avec sa double bosse, un peu penché vers l'avant, prenant
appui sur le talon gauche ; vieilli et le poil blanc, il tient un bâton derrière
son dos. Selon l'usage courant, Manet se proposa de placer, sous la
lithographie, quelques vers en manière de légende. C'est alors qu'il
institua entre ses amis poètes ce que plusieurs de ses biographes appellent
pompeusement un « concours ». Il est probable qu'il se borna à parler de
son projet autour de lui et à solliciter les contributions.
Il en vint plus qu'il n'eût souhaité. Selon des témoins qui,
pudiquement, n'en citent pas la teneur, l'apport de Léon Leenhoff fut exécrable.
Nous connaissons en revanche les compositions de trois notables
concurrents : Banville, Cros et Mallarmé. Fort embarrassé, mais contraint de
choisir, Manet jeta son dévolu sur l'envoi de Banville.
Regardons d'un peu plus près les vers qui suscitèrent la perplexité du
peintre. Voici d'abord ceux de Cros :
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II est laid, doublement bossu, canaille, ivrogne,


II se moque pas mal de l'ordre social,
Des sergents, de la mort au baiser glacial
Et du diable. Pourtant nous l'aimons, car il cogne.
Bossu du nez, bossu du dos, bossu du torse,
Recevant la police à grands coups de bâton,
II est très immoral. Pourquoi l'adore-t-on ?
C'est qu'au fond l'homme pur préfère au droit la force.
Sur qui va-t-il taper, Monsieur Polichinelle ?
Le guet est étranglé ; tous les diables ont fui ;
II a même tué la camarde éternelle...
Mais il reste là-bas ce grand louche, l'Ennui. (9)
Remarquons d'abord que ces douze vers présentent comme une
synthèse des trois états connus du personnage créé par Manet. En
premier lieu, celui du Bal masqué qui, tourné vers la foule grouillante et
diverse, se pose en spectateur des choses humaines et cherche à en percer
les inégalités en même temps que les mystères menaçants. Ensuite, plus
proche des attitudes de la peinture qui représente un Polichinelle en
goguette, bicorne de travers, Cros souligne dans le personnage un sans-
gêne non dépourvu d'élégance. Ivrogne, frondeur, un peu canaille, c'est
l'esprit gaulois sous le déguisement de la Commedia delPArte. Dès 1884,
dans son Manet, Edmond Bazire avait bien relevé cet aspect : «Ce
Polichinelle n'est pas Italien, il est bien Français. Il a le costume ou le
déguisement du pupazzo. Il n'est cependant pas du tout étranger. Le
modèle est parmi nous, ce n'est pas contestable. Il a ses brutalités et ses
insolences ; ses insolences et ses brutalités n'ont point franchi les Alpes »
(10). Ce côté moderne du sujet a été fort bien senti par Cros qui l'insère
dans toute une tradition française de révolte, celle qui consiste à rosser le
guet ou le gendarme. Avec ce dernier détail, Cros se tient plus près de la
lithographie à laquelle le poème était destiné : le nez crochu, la double
bosse apparente, le bâton sont exactement notés. On sent, dans ces vers,
un poète qui a la parfaite connaissance des étapes par lesquelles le peintre
est passé avant d'atteindre la forme définitive et qui n'en fait pas
totalement abstraction.
Mais cette présence d'images diverses, qui enrichit à nos yeux ces
trois quatrains, les alourdit aussi. Ils sont un peu pesants, didactiques,
dépourvus de l'agilité et de l'espièglerie qui caractérisent Polichinelle.
Surtout, ils sont doublement redondants : dans la forme qui reprend trois
fois l'idée d'agressivité (« il cogne », « Recevant la police à grands coups de
bâton », « Sur qui va-t-il taper ») et celle de marginalité sociale («
canail e », « il se moque pas mal de l'ordre », « immoral ») ; il est clair que Cros ne
se donne pas la peine de contenir des tendances profondes en lui et qui
éclateront dans Le Collier de griffes. Redondant aussi, car il répète ce que
le spectateur a déjà sous les yeux (« laid », « bossu du nez », « du dos », « du
torse ») au lieu de « typer » brièvement. Ce dernier adverbe nous conduit
au défaut principal : l'ensemble est beaucoup trop long pour servir de
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légende à une lithographie (Cros en est si conscient que, reprenant ces


vers dans Le Collier de griffes, il les réduit à un quatrain beaucoup plus
nerveux) (11).
Cette longueur découle du projet même de Cros. S'il fait voir le
Polichinelle, il s'applique surtout à en dégager la valeur de symbole ; ce
personnage est le pourfendeur de ce qui peut entraver l'épanouissement
de l'individu et de l'artiste : l'ordre moral, la mort, le spleen. Sur ce
dernier point, cependant, il échoue : l'Ennui demeure. Mallarmé lui aussi,
dans son envoi, accentuait l'aspect symbolique et y voyait une
représentation de la chute et de l'idéal :
Polichinelle danse avec deux bosses, mais
L'une touche le sol et l'autre l'Empyrée :
Par ce double désir âme juste inspirée,
Vois-le qui toujours tombe et surgit à jamais (12).
Ce que proposa Théodore de Banville était tout à fait différent.
C'était un distique, vif et primesautier, parfaitement adapté au sujet :
Féroce et rosé, avec du feu dans la prunelle,
Affronté, soûl, divin, c'est lui Polichinelle. (13)
Dans sa rapidité, il place d'emblée le lecteur dans la vraie position
qui doit être la sienne, celle de spectateur («c'est lui») ; ce qu'il dégage
ensuite, à touches précises, c'est une impression visuelle globale :
physionomie («féroce»), attitude («affronté») et surtout couleur («rosé»).
Avec vivacité, il situe la représentation dans l'absolu d'une réalité.
On voit ainsi comment, à partir du même donné, on peut aboutir à
des positions contradictoires. D'un côté, avec Banville,
l'impressionnisme est tributaire d'une solide prise d'appui sur la réalité ; pour
Mallarmé, pour Cros, au contraire, cette même réalité n'est que reflet, elle
n'est que suggestive d'un autre ordre que le symbolisme s'applique à
restituer. Le Polichinelle de Manet est l'occasion de mettre clairement à
jour, en 1874, un certain nombre de clivages.
Plus particulièrement, la fréquentation de Manet éclaire quelques
tendances et quelques hésitations de la poétique de Charles Cros. Déjà
s'affirme son hostilité à la société, composée de ces «bons ânes»,
brutes qu'il ne faut
Jamais occuper des choses d'en haut. (14)
Enfin, le contact avec la peinture est pour Cros l'occasion
d'expérimenter des techniques poétiques nouvelles. «Scène d'atelier» le montre.
Si l'impressionnisme peut se définir par une extrême sensibilité aux
couleurs, à la précarité des choses, à l'actuel, alors Cros est
impressionniste. Il est même, avec Verlaine, parmi ceux qui vont le plus loin dans
l'effort de reprendre à la peinture son bien et d'y trouver un moyen de
rénovation poétique. Mais il sent assez rapidement les limites de
l'impressionnisme : le dernier vers, somme toute négatif, de «Scène d'atelier»
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sonne comme un désaveu. Désormais l'inspiration de Cros suivra un


autre cours. Lorsque six ans plus tard, il écrira une autre «Scène
d'atelier», il n'essaiera plus, comme en 1873, de «surprendre [des] poses», il
lâchera la bride à la « fantaisie ». Au total, ce qui nous paraît important
pour Cros, c'est qu'il ait. choisi de se confronter à la peinture pour poser,
et sans doute résoudre, les questions primordiales que soulevait à ses
yeux la poésie.

Louis FORESTIER

NOTES

1 ) P. 47. Les références renvoient aux Œuvres complètes [Œ.C.] de Charles Cros, bibl. de la
Pléiade, Gallimard, 1970. Dans les premières lignes de l'article, il est fait référence à : « Coin de
tableau», p. 90 ; «Six tercets», p. 120 ; «Sonnet», p. 126.
2) Collection particulière. Reproduit dans Charles Cros, coll. «Poètes d'aujourd'hui», n°
47, Seghers, nouvelle édition 1988.
3) Voir : Œ.C., p. 633.
4) Ibid et A. Tabarant, Manet et ses œuvres, Gallimard, 3e édition, 1947, p. 229.
5) Œ.C., p. 109.
6)Œ.C.,p. 130.
7) Mallarmé, « Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet », Œuvres complètes, bibl. de la
Pléiade, Gallimard, 1970, p. 700.
8) La Dame aux éventails, elle, se trouve au Musée d'Orsay.
9)Œ. C.,p. 1155.
10) Edmond Bazire, Manet, Quantin, 1884, p. 85.
11)Œ. C, p. 190.
12) Mallarmé, Œuvres complètes, éd. cit., p. 161.
13) A. Tabarant, Op. cit., p. 235.
14) Œ. C, p. 203.

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