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Romantisme

La Dernière mode de Mallarmé sous les feux du drame solaire


Barbara Bohac

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Bohac Barbara. La Dernière mode de Mallarmé sous les feux du drame solaire. In: Romantisme, 2006, n°132. Rejet et
renaissance du romantisme à la fin du XIXe siècle. pp. 129-139;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.2006.6465

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2006_num_36_132_6465

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Barbara BOHAC

La Dernière mode de Mallarmé


sous les feux du drame solaire

La Dernière mode, où l’on n’a longtemps voulu voir qu’une excur-


sion au royaume de l’éphémère et de la futilité, a déconcerté la critique.
« Stéphane Mallarmé, chroniqueur de modes […] chaque fois qu’on y
repense c’est avec le même étonnement, comme si l’esprit ne l’avait pas
encore accepté » 1, écrit Jacques Crépet. Un tel jugement trahit non seu-
lement les préjugés théoriques qui enveloppent les arts dits mineurs,
mais encore l’idée que celui qui avait côtoyé pendant des années le
Néant et l’Absolu ne pouvait, sans contradiction, se consacrer à une
chose aussi frivole que la mode 2. Pour éluder le problème, la majorité
des critiques font de la revue une série de « vrais et charmants poèmes
en prose » 3 selon l’expression de Remy de Gourmont. Ils y ajoutent
parfois une explication philosophique, comme le fait Jean-Pierre
Richard, qui écrit : « Si j’écarte de moi la solution d’une transcendance
esthétique, […] il ne me reste plus qu’à vivre dans la pure immanence.
[…] l’objet privilégié ce sera peut-être […] le bibelot. […] Sa frivolité
de pure surface sert peut-être à étouffer en nous la nostalgie du fonda-
mental : avec des riens on cachera le rien » 4. Jean-Pierre Lecercle prend
le contre-pied de cette position et soutient, non sans paradoxe, que « la
véritable originalité de La Dernière Mode se situe […] dans l’absence de
poésie mallarméenne, absence assumée à part entière par Mallarmé, et à
1. Jacques Crépet, « Mallarmé, chroniqueur de modes », Le Figaro, supplément littéraire, 9
février 1933, p. 5.
2. Voir Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Le Seuil, 1961, p. 296.
3. Remy de Gourmont, Promenades littéraires, Mercure de France, 1963, tome III, p. 21.
4. Jean-Pierre Richard, ouvr. cité, p. 298-299.

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laquelle le texte se résigne » 5. Il refuse de prendre tout à fait au sérieux


ce qu’écrit Mallarmé à Verlaine pour la notice des Hommes
d’aujourd’hui : « à un moment, pourtant, désespérant du despotique
bouquin lâché de Moi-même, j’ai […] tenté de rédiger tout seul, […]
un journal, La Dernière Mode, dont les huit ou dix numéros parus ser-
vent encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps
rêver » 6. Il y a là un effet de soulignement incontestable, qui semble
suggérer que la revue est plus qu’une simple besogne alimentaire étran-
gère au Rêve. La poussière dont le poète dévêt la couverture bleu ciel
est celle des fonds de tiroirs, mais aussi, comme souvent chez Mal-
larmé 7, la poussière de l’anecdotique, du banal ou de ce qui, parce qu’il
ne relève que d’un intérêt immédiat, est voué à la « la désuétude ». La
confidence de Mallarmé à Verlaine contient, semble-t-il, en filigrane,
un véritable art de lire, invitant le lecteur à percevoir, sous le contingent
et l’éphémère de la mode, une scintillation essentielle. Cette scintilla-
tion, c’est celle notamment de tel passage sur le théâtre, la musique, le
livre ou la danse, où un « Mallarmé des Divagations lance […] ses pre-
miers feux » 8, comme l’écrit Jean-Luc Steinmetz, d’accord en cela avec
S. A. Rhodes 9.
Le danger est certes grand de surestimer la part de l’essentiel dans
la revue et de voir, à l’instar de Roger Dragonetti 10, dans tout objet
une métaphore, en se fondant sur d’hypothétiques jeux de mots ou
des rapprochements pas toujours très rigoureux. Entre une lecture lit-
térale du texte, fermée au symbolique, et une débauche interprétative,
il s’agira de se frayer, avec prudence et méthode, une autre voie. Elle
consistera à montrer, à partir des analyses développées par Bertrand
Marchal dans La Religion de Mallarmé, que la mode vestimentaire ou
décorative comporte, à l’instar des autres arts, une dimension symboli-
que qui la rattache au « drame solaire », que Mallarmé nomme, dans
le sillage de Cox et de Müller, « la tragédie de la nature ». C’est en
effet dans les années qui précèdent immédiatement la publication de
La Dernière Mode que Mallarmé s’intéresse à la mythologie comparée,
qui voit dans la révolution quotidienne et annuelle du soleil l’archéty-
5. Jean-Pierre Lecercle, « Le Faune sous la toilette », Mallarmé et la prose, La Licorne,
1998, p. 244.
6. Lettre à Paul Verlaine, 16 novembre 1885, Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Bertrand
Marchal, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, tome I, p. 789.
7. Voir la Réponse à une enquête sur l’idéal à vingt ans, où le poète définit son entreprise
par l’acte de « quotidiennement […] épousseter, de ma native illumination, l’apport hasardeux
extérieur, qu’on recueille, plutôt, sous le nom d’expérience ». Voir aussi La Musique et les
Lettres.
8. Jean-Luc Steinmetz, Mallarmé, Fayard, 1998, p. 167.
9. Voir S. A. Rhodes, « Introduction », La Dernière Mode, New York, Institute of French
Studies, 1933, p. 17.
10. Un fantôme dans le kiosque, Éditions du Seuil, 1992.

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pe des mythes, et qu’il traduit le manuel de mythologie de Cox, tâche


probablement achevée vers la fin 1871 11. Si, dans la revue de Mallar-
mé, il n’est pas directement question de mythologie, il n’en reste pas
moins que le poète semble retrouver ici et là, dans les fêtes artistiques
et dans les saisons de la mode, le schéma archétypal qui hante l’esprit
humain. À supposer que la mode et la décoration puissent fournir,
comme les arts majeurs, un simulacre de la tragédie de la nature, elles
sont loin d’avoir la futilité et l’insignifiance que leur prêtent de nom-
breux critiques.

L’ÉCLAT SOLAIRE DES FÊTES ARTISTIQUES

L’éclat des fêtes artistiques rivalise avec la lumière solaire, qu’il


tend à supplanter lorsque le soleil se couche ou se fait rare pendant la
saison hivernale, qui est, par excellence, la saison festive. La première
livraison de La Dernière Mode pose, de manière explicite, cette rivali-
té : « Paris ouvre ses portes sur tous les horizons, et sort : l’étranger et
la province profitent de cette ouverture de portes pour venir, par
troupes, admirer quelques vestiges de la splendeur parisienne, luttant
avec le soleil d’août » 12. Mallarmé joue sur les deux sens de « splen-
deur », « éclat intense d’une lumière, d’une couleur » et « beauté puis-
sante, somptueuse ». La splendeur de Paris tient à son illumination au
gaz, mais surtout à la qualité de ses arts. Les troubles récents de la
guerre et de la Commune ont certes porté un coup au rayonnement
artistique de la capitale. Le feu de la guerre a manqué l’anéantir. Pour
dire cette hantise, Mallarmé convoque, dans la seconde « Chronique
de Paris », l’image de l’éclipse : discrète dans ces « frontons gardant,
depuis trois ans, leurs statuettes noircies par le feu, et que visitent
maintenant la lune et des jeunes personnes au voile blanc », elle resur-
git plus loin, avec humour : « j’aimerais mieux, ces couples singuliers,
[…] les voir contempler à travers leurs télescopes de voyage l’éva-
nouissement complet de la grande ville, éclipsée, morte, abolie, faite
de cendres et d’herbes, que s’installer, comme chez eux, dans un Paris
vacant » (523). Le « Paris vacant », c’est le Paris vide des vacances,
mais aussi la vacance du théâtre pendant le mois d’août et, au-delà,
l’absence de l’« art dramatique de notre Temps, vaste, sublime, pres-
que religieux, […] à trouver » (497) dont parlait la première « Chro-
nique de Paris ». L’image de l’éclipse a été inspirée à Mallarmé par
« le rêve grandiose, prédit par le poème des Rayons et les Ombres que
les enfants savent par cœur » (523). Elle renoue avec un archétype
11. Voir Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, Corti, 1988, p. 131-136.
12. Mallarmé, Œuvres complètes, éd. citée, t. II, p. 501. L'indication de page figurera
désormais dans le texte.

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imaginaire universel, la lutte entre la lumière et l’ombre. Il est symp-


tomatique à cet égard que Mallarmé ait fait une erreur sur le recueil
de Hugo où figure le poème en question, « À l’Arc de triomphe » : il
s’agit des Voix intérieures et non des Rayons et les Ombres.
La hantise de l’éclipse recouvre la hantise du néant, renvoyant au
drame ontologique de l’homme, dont on rencontre un écho au cœur de
la même chronique :
Tandis que des quatre espaces cardinaux arrivent, oubliant Alpes et Saha-
ras, avide et subjugué par l’idée fixe de voir la ville, le Voyageur ; nous
qui, de naissance, savons tous les mensonges exotiques et la déception
des tours du monde (ayant tout vu, dans un espace de plusieurs lieues de
chefs-d’œuvre, par les yeux de notre esprit et par les yeux de notre visa-
ge), nous allons, simplement, au bord de l’Océan, où ne persiste plus
qu’une ligne pâle et confuse, regarder ce qu’il y a au-delà de notre séjour
ordinaire, c’est-à-dire l’infini et rien. Les chaises de l’ancien perron de
Tortoni rangées sur une centaine de plages à l’Ouest, nous sourions à la
mer, inutile et mourante à nos pieds, dédaigneux de la franchir. (524)
Soudain la causerie mondaine s’empreint d’émotion, propagée par les
échos : elle a ravivé la conscience que l’infini (de l’espace, et non plus
de Dieu) s’anéantit en cette syllabe unique, le « rien », « qui est la Véri-
té » selon une expression de 1866, et qui forme l’horizon de la condi-
tion humaine. Mallarmé en sait quelque chose, lui qui a découvert le
Néant précisément devant la mer. La « ligne pâle et confuse » dont il
est question n’est autre que la ligne d’horizon, mais d’un horizon, sem-
ble-t-il, crépusculaire, où traînent les dernières lueurs du soleil mou-
rant, après qu’on a rangé les chaises de plage. On peut aussi voir dans
l’infini, non l’équivalent du « rien », mais son repoussoir : l’infini cor-
respondrait alors à ces « plusieurs lieues de chefs-d’œuvre » qui font la
gloire de l’homme et donnent sens à son existence. Cette interprétation
est corroborée par la composition de la seconde « Chronique de Paris »,
où le « nouvel Opéra, invoqué par la fin comme par le début de l’entre-
tien » (526), « fini demain et que nulle voix n’avait prédit, élève, parmi
les orages d’une fin d’été et les premières vapeurs de l’automne, son
Apollon d’or, semblant attirer, de quelque point invisible ou de tous les
points de l’horizon à la fois, la lumière vers sa personne divine » (523).
La disparition du soleil à l’automne coïncide avec sa renaissance symbo-
lique sous la forme d’un Apollon, dieu du Soleil et patron de la Poésie,
qui est l’emblème d’une religion nouvelle 13. Car dans la chronique de
Mallarmé, l’Opéra, qu’il qualifie de « Temple » (526), vient se substi-
tuer, de manière significative, à la cathédrale Notre-Dame, qui, dans le
poème de Hugo, joignait son fantôme à ceux de l’Arc et de la Colon-
13. La même idée a été proposée par Damian Catani dans The Poet in Society, Art, Consu-
merism, and Politics Mallarmé, New York, Peter Lang, 2003, p. 106.

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ne 14, deux monuments présents dans la chronique. On retrouve là en fili-


grane, les éléments de ce que Bertrand Marchal a appelé la « religion de
Mallarmé ». La lumière spirituelle de l’Art remédie à la disparition solaire
et à l’angoisse du néant, et fonde un culte multiforme.
Ce culte a pour nom Musique. Mallarmé souhaiterait inaugurer le
nouvel Opéra avec le Tannhäuser de Wagner. Mais cette « solution » est
« plus impossible encore, depuis l’Alsace, depuis le sang ! ». Et le chroni-
queur de conclure : « Rêvée à la pose de la première pierre ainsi qu’une
des solennités les plus sublimes du siècle, cette simple prise de posses-
sion d’un local ne peut guère aujourd’hui prêter à une réjouissance uni-
verselle comme les Expositions en ont indiqué l’aspect à l’avenir : ce
n’est pas dans un ciel voilé seulement par l’hiver que l’Apollon de bron-
ze élève sa lyre d’or mais parmi on ne sait quelle tristesse » (623). Ce
culte nouveau a aussi pour nom Théâtre, comme le signale une note de
la même livraison, qui met en exergue la thématique solaire : « Au Che-
min de Damas, dans l’irruption aveuglante de lumière qui le frappa
selon la légende, apparaît maintenant Plutus, dieu de l’or : allégorie qui
nous fait espérer que plus d’un succès en simple prose ou en vers sim-
ples succédera encore à l’une et l’autre de ces pièces données ensemble
par le Vaudeville (littéraire et non musical) » (629). Par la vertu de
l’allégorie, la lumière solaire, l’or métal, le dieu mythique et la littératu-
re coïncident ici, résumant la religion de Mallarmé. Ce culte a égale-
ment pour nom le Livre. « [P]lacer le couteau d’ivoire dans l’ombre que
font deux pages jointes d’un volume » est une « solennit[é] tout
intim[e] » (497) 15, et le volume est implicitement comparé à un
« écri[n] ferm[é] jusqu’à la prochaine fête », prêt à scintiller tel un joyau
splendide. « [É]clat de la scène » (625), « éclat de l’orchestre » (498),
éclat du Livre, tels sont les relais de la lumière solaire qui viennent
atténuer l’angoisse du néant.

LES TOILETTES ET LA DÉCORATION, SUBSTITUTS DU SOLEIL

Qu’en est-il des arts mineurs comme la mode ou la décoration ? Ils


contribuent eux aussi à l’éclat des fêtes parisiennes, qu’elles soient publi-
ques ou intimes, et prennent souvent le relais de la lumière solaire.
L’hiver, le long hiver de décembre et de janvier, n’a pas, comme aux
mois retenant l’automne ou annonçant le printemps, quelque éclaircie
d’un jour, bleue et lumineuse, obtenue des nuées : ses heures de fête, il
14. « Un arc, une colonne, et, là-bas, au milieu / De ce fleuve argenté dont on entend
l’écume, / Une église échouée à demi dans la brume! » (Œuvres poétiques, éd. P. Albouy,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, t. I, p. 946).
15. La formule préfigure les textes ultérieurs sur le Livre, en particulier « Le Livre, instru-
ment spirituel ».

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les demandera aux cieux chrétiens et supérieurs, et à l’almanach. Emblè-


me de ce désir qui nous fait trouver un goût délicieux à toute clarté, ce
fruit, les oranges, par tas à la porte des boutiques ou le long des rues
promené, d’abord tache de splendeur dans la brume monotone : son
apparition classique remémore à l’esprit de tout Parisien une date, Noël,
et une autre date, le Nouvel An. Les deux solennités aussitôt choisissent,
pour y installer leur culte distinct, des vitrines différentes, quoique
ornées également pour la bouche et les yeux. (641)
Au lieu de l’Apollon d’or, c’est ici plus modestement l’orange, fruit pré-
cieux, qui figure le soleil disparu. Dans les vitrines trône « l’arbre de
Noël », à propos duquel le rédacteur du « Carnet d’Or » au titre émi-
nemment suggestif s’exclame, dans la même livraison : « Tout prêt,
flambant et chargé, derrière la vitrine des confiseurs en renom, qu’il
semble beau ! » (646). À l’intérieur de l’espace domestique, l’« arbre de
Noël ordinaire », orné avec un art naïf, parsemé d’or et de bougies,
brille d’un même éclat solaire, comme le remarque Damian Catani dans
son livre The Poet in Society 16 : « Tout brille, clair, splendide, éblouis-
sant ; et la petite boîte à musique cachée entre les étrennes riches […]
éparpille, elle, sa pluie musicale dans l’atmosphère de joie et de lumiè-
re » (647). La décoration, même dans sa version la plus simple, la plus
instinctive, renoue avec l’archétype solaire présent au fond de la psychè
humaine.
Cette réverbération du drame solaire se retrouve dans les toilettes.
La scintillation des tissus, maintes fois évoquée, est présentée parfois
comme un remède contre l’invasion de l’ombre. La rubrique « La
Mode » décrit ainsi le Tablier : « Tantôt il est simple et fait pour le
chez-soi […]. Tantôt, il est resplendissant, fabuleux, superbe : […] on
le passemente de perlures. Toutefois, elles sont, ces perlures, autre
chose depuis quelques soirs, que les jais blancs ou noirs ou que l’acier
bleu et blanc […] : un jais, oui, mais splendide comme toutes les pier-
res précieuses de la terre assemblées, chatoyant, miroitant, pâlissant,
un peu parure de reine de Saba. Ce talisman, sur les robes d’Opéra et
de grande Soirée, attire à soi, condense et garde toute la richesse de la
Toilette, ainsi que les regards qui s’y portent d’abord » (582). Cette
description rappelle ce que Mallarmé écrivait à Dona Ramona Morlius
de Utrillo, le 7 novembre 1867 : « Madame, ce soir qui fut pour nous
le dernier, je fixais silencieusement, sous les lampes le scintillement de
jais de votre basquine dont les lueurs, à chaque mouvement,
s’enfuyaient déjà vers le soleil où vous alliez, et nous laissaient leurs
transparentes et funéraires ténèbres » 17. Mais elle en est, au sens photo-
16. New-York, Peter Lang, 2003, p. 102. Voir aussi p. 98 sur l’orange comme substitut du
drame solaire.
17. Lettre à dona Ramona Morlius de Utrillo, le 7 novembre 1867, Correspondance com-
plète, suivi de Lettres sur la poésie, Gallimard, 1995, p. 374.

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graphique, la version positive, non plus lumière noire, mais scintilla-


tion aveuglante servant de « talisman » contre un maléfice. Quel est ce
maléfice ? Sans doute celui causé par la disparition du soleil, qui
amène des songes funèbres que seule la magie de l’art est à même de
dissiper. Pour écrire ce passage, Mallarmé s’est inspiré d’un extrait du
Sport du 14 octobre 1874 : « Pour les perlures, ne se contentant plus
du jais blanc et noir, de l’acier blanc et bleu, on a imaginé une sorte
de jais qui se fait en nuances diverses et possède tout l’éclat des pierres
précieuses. Selon la couleur adoptée, les robes se trouvent ainsi couver-
tes de broderies de saphir, d’émeraudes, de rubis, de topazes, de gre-
nats : ce sont vraiment des toilettes de Peau-d’Ane ». En supprimant les
noms de couleurs pour ne retenir que l’idée de l’éclat et en ajoutant
une référence aux « soirs », Mallarmé semble vouloir rattacher ce passa-
ge, implicitement, à la symbolique du drame solaire. Surtout, la fin
(« attire à soi, condense et garde toute la richesse ») fait songer à la
description de l’Apollon de l’Opéra « semblant attirer, de quelque
point invisible ou de tous les points de l’horizon à la fois, la lumière
vers sa personne divine ». Quant au terme « talisman », qui vient du
grec « telesma » signifiant « rite religieux », il dote l’éclat de la toilette
d’un pouvoir magique, qu’on peut interpréter, au plan symbolique,
comme le pouvoir de dissiper l’angoisse du néant. Ce pouvoir magique
est à mettre en parallèle avec la vertu défensive de la robe de Madame
Rattazzi, qui résume la « Mode pendant l’Hiver » : « Une robe, traî-
nante et collante, en dentelle noire, semée bizarrement d’acier bleu à
reflets d’épée : puis dans les cheveux relevés en diadème, quatre rangs
d’énormes diamants mêlés à leur ombre, perdus dans la noire splen-
deur. / Quelle vision miraculeuse, tableau à y songer plus encore
qu’à le peindre : car sa beauté suggère certaines impressions analogues
à celles du poète, profondes ou fugitives » (639). Si le terme
« ombre » fait songer à la nuit, les reflets bleus, tout comme les
diamants, évoquent une scintillation (peut-être celle de l’étoile),
dotée d’une vertu défensive. Ils résistent à l’invasion de l’ombre et
conjurent l’angoisse du néant. Cette interprétation semble confirmée
parce que Mallarmé écrit, des années plus tard, dans la conférence
sur Villiers, où il qualifie une robe de soie de « cuirasse contre le
maléfice », maléfice consistant en ces « crises d’extinction ou d’avive-
ment du trop riche mobilier » (41) qui inscrivent le drame solaire
dans l’espace domestique.

L’INSCRIPTION DES COULEURS DU DRAME SOLAIRE

À l’époque de Mallarmé, des théoriciens des arts décoratifs comme


Charles Blanc ou Henry Havard voient dans les couleurs un langage
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muet qui permet d’exprimer des sentiments et des pensées 18. Pour
Charles Blanc, ce pouvoir expressif est dû au fait que la lumière solaire
suscite certains sentiments fondamentaux, « gaieté », « mélancolie » ou
« tristesse » 19. Le rouge est ainsi lié à « l’aurore et [au] soir », et à l’idée
« de dignité, de magnificence et de pompe » 20, le bleu à « l’insaisissable
éther et la limpidité des mers calmes » et à « la pureté » 21, et l’orangé
aux « concerts de l’aurore » et aux « drames du couchant » 22. De telles
idées sont proches de la conception mallarméenne selon laquelle le
drame solaire réveille au fond de l’homme des sentiments essentiels
d’angoisse, de joie ou de gloire.
Mallarmé est d’autant plus enclin à chercher le reflet du drame solai-
re jusque dans la mode que celle-ci a ses saisons, et varie selon l’âge et le
moment du jour. Il y a « des Modes d’été », « d’hiver », « de l’autom-
ne » (490), la « Toilette du Matin » (492) et celle du Soir, ou « de gran-
de Soirée ». Dire « que la nuance […] obéit à l’âge […] de la personne »
est, selon Mallarmé, un « lieu commun » (601). Ainsi, la robe « bleu-
rêve » de Worth, « aussi fugitive que nos pensées », « du bleu le plus
idéal, ce bleu si pâle, à reflets d’opale, qui enguirlande quelquefois les
nuages argentés », avec ses « teintes printanières », est destinée aux jeu-
nes femmes : « Voilà une toilette de jeune femme et de grande cérémo-
nie, comme toutes les jeunes femmes doivent en porter préférablement
à ces parures rouges, ou à teintes jaune d’œuf que d’autres grands fai-
seurs ont inaugurées » (583), commente Miss Satin. Le bleu pâle, cou-
leur du ciel au printemps et dans la matinée, correspond, mieux que les
couleurs or et rouge qui sont celles du couchant, au printemps de la vie.
Les objets décoratifs peuvent eux aussi refléter les couleurs du drame
solaire. C’est le cas d’un plafond décrit par un feuillet du « Carnet
d’Or », dans la livraison du 18 octobre, en plein automne. Le chroni-
queur y suggère de remplacer « le CIEL offert au regard de l’hôte »,
« [b]lanc comme une feuille de papier sans poème et plus vaste, ou voilé
de nuage sur un azur à tant le mètre », par un « plafond mobile d’un
appartement en location » dont le « fond […] se peint, dans l’intervalle
des poutrelles, en vermillon éteint et mat ; et l’armature tout entière, en
laque noire […] sauf de l’or aux baguettes. […] [T]out disparaît sous la
18. Voir Tomoko Sasahara dans La Dernière Mode de Mallarmé : sa dimension historique
et réflexion sur son écriture (thèse de doctorat, Université de Paris IV, septembre 2004),
p. 132. Tomoko Sasahara est la première à avoir suggéré une influence des idées de Charles
Blanc sur Mallarmé, sans remarquer toutefois que Charles Blanc liait lui aussi le pouvoir
expressif des couleurs aux sentiments fondamentaux inspirés par la lumière solaire.
19. Charles Blanc, L’Art dans la parure et dans le vêtement, Paris, Henri Loones, 1882
(1re édition 1875), p. 18.
20. Ibid., p. 21.
21. Ibid., p. 22.
22. Ibid., p. 23.

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même peinture ou sous des étoffes des deux tons, draps noir et de
garance l’un par l’autre relevés », pour composer « une Salle à manger,
aux raccords avec la dorure ou l’ombre de là-haut fournis par le cuir
frappé des sièges ; ou plutôt, pour compléter l’effet, Cabinet et Biblio-
thèque, avec des livres nombreux à dos de basane marqué de titres d’or,
le Site, éclairé par un lustre hollandais, […] simple, beau, enfermé et
solitaire : un peu comme une chambre luxueuse de navire » (568-569).
De même que la « seule façon d’habiter le printemps » sera, pour Mal-
larmé, « de [s]e tendre de sa nuance, avec une pointe de gris ou d’ennui
dedans » 23, de même, la seule façon pour le propriétaire d’habiter
l’automne, ou le soir, est de peindre murs et plafonds aux couleurs de
ses ciels. On ne peut s’empêcher de penser au décor « poétique » conçu
par Montesquiou pour sa demeure du Quai d’Orsay, où chaque pièce
était associée à un moment du jour, et que Mallarmé visitera, mais vrai-
semblablement après 1874 (c’est du compte rendu de cette visite à
Huysmans que naîtra À rebours). À ceci près que le décor décrit par
Mallarmé renverrait, non à de vagues idées poétiques, mais au drame
ontologique de l’homme. L’arrangement du plafond serait donc le con-
traire de cet « acte de camouflage » et de fuite du « véritable vide » 24 que
décrit J.-P. Richard. C’est encore à un ciel, mais à un ciel nocturne, que
pense Mallarmé en décrivant un autre accessoire du « Carnet d’Or », la
lampe juive de Hollande adaptée au gaz : « Partout, dans une salle peti-
te, où l’on désire un éclat intense relativement, régnant sur la table à
manger ou la table de travail, cet objet, six langues de flamme groupées
par le métal, suspend une gaie Pentecôte : non, une étoile, car, véritable-
ment, toute impression judaïque et rituelle a disparu » (529). La correc-
tion est ici, à tous les sens du mot, éclairante : la lampe, symbole du ciel
étoilé, représente « une gaie Pentecôte », rappelant la transmission de la
Parole divine à Moïse, et, accessoirement, la descente du Saint-Esprit
sur les Apôtres, fondatrice de l’Église ; mais c’est une « Pentecôte » laïci-
sée, source d’une religion nouvelle où l’esprit humain, symbolisé par le
gaz, « esprit toujours à nos ordres, invisible et présent » (528), remplace
l’esprit divin.

« IL N’Y
A PLUS DE LECTEURS ; JE CROIS BIEN,
CE SONT DES LECTRICES »

La question se pose de savoir pour qui Mallarmé transcrirait ce sym-


bolisme jusque dans l’espace domestique. Car il adopte à l’égard de sa
lectrice une attitude souvent sceptique et teintée d’ironie : « Sans le
23. Lettre à Eugène Manet et Berthe Morisot, 28 avril [1890], Correspondance IV, éd.
citée, p. 98. Mallarmé remercie les Manet pour l’adresse d’une étoffe.
24. Jean-Pierre Richard, ouvr. cité, p. 299.

Romantisme no 132
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138 Barbara Bohac

moindre remords, apparu dans cette saison de vacance comme à son


heure exacte d’apparaître, ce Journal s’interpose entre votre songerie et
le double azur maritime et céleste : le temps de le feuilleter, et probable-
ment de n’y point lire la Présentation / de Votre Serviteur / Ix. » (499),
écrit-il dans la première livraison. À la lectrice distraite, l’horizon sym-
bolique risque de rester à jamais fermé. À défaut d’une « nouveauté de
regard » trouvée au contact de la nature, son œil curieux s’arrêtera un
instant sur tel fragment plus clair, l’or de l’Apollon perché au sommet
du Nouvel Opéra, l’allégorie de Plutus, ou le spectacle de la mer « inu-
tile et mourante » où se joue le drame de notre condition. La vue
d’objets décoratifs pourra éveiller dans son âme le sentiment obscur
d’un drame ontologique et d’une royauté spirituelle, et avoir, comme le
dit Damian Catani, une vertu consolatrice 25. Mais un culte inconscient
reste toujours, aux yeux du poète, insuffisant. Seule la littérature peut
en assurer l’intériorisation pleine. Si en principe « toutes les femmes
aiment les vers autant que les parfums et les bijoux ou encore les per-
sonnages d’un récit à l’égal d’elles-mêmes » (495-496), la lectrice réelle
ne coïncide pas toujours avec la lectrice idéale. Il ne faut donc pas
négliger la part d’ironie dans la revue, une ironie bienveillante qui se
déploie entre « la couche suffisante d’intelligibilité » et la dimension
symbolique. « Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare
ne manifestent pas un état d’âme, c’est indûment qu’on s’en pare… La
femme, par exemple, cette éternelle voleuse… » (701), dira Mallarmé
des années plus tard à Jules Huret. Dans un passage de la conférence
sur Villiers de l’Isle-Adam de 1889, il précisera sa conception d’un culte
domestique :
N’est-il de fêtes que publiques : j’en sais de retirées aussi et qu’en
l’absence d’aucune célébration par la rue, cortèges, gloires, entrées, un
cérémonial, en effet, peu de mise parmi notre étroit décorum ou pru-
demment relégué aux symphonies, quelqu’un peut toutefois se donner.
Grotte de notre intimité ! par exemple l’ameublement aujourd’hui se
résume, c’est même — et que fait d’autre, sinon plus subtilement, avec
rien, que soi, un écrivain comme celui-ci — une quotidienne occupa-
tion de rechercher, où qu’ils expirent en le charme et leur désuétude,
pour aussitôt mettre, dessus, la main, des bibelots abolis, sans usage,
quelquefois mais devant qui l’ingéniosité de la femme découvre une
appropriation à son décor, et l’on se meuble de chimères, pourvu
qu’elles soient tangibles : les morceaux d’étoffes d’Orient placent au
mur un vitrage incendié pareil à de la passion ou l’amortissent en cré-
puscules doux, et tels que, sans infirmer en rien son goût pour ces sym-
boles, la dame d’aucun salon ne saurait aisément et même tout bas et
seule, peut-être par l’esprit les traduire. Sa robe stricte de soie, probable-
ment avec un acier très dur la cuirasse contre le maléfice si elle ne res-
25. Damien Catani, ouvr. cité, p. 13.

Rejet et renaissance du romantisme à la fin du XIXe siècle, 2006-2


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La Dernière mode de Mallarmé sous les feux du drame solaire 139

sent pas jusqu’à l’âme, à de certaines crises d’extinction ou d’avivement


du trop riche mobilier, comme un petit orage où s’agite la colère des
bibelots, bouderie d’étagères, renfrognements aux encoignures ; et la
revendication, bizarre, qui s’exhale, y flotte à leur luxe analogue,
l’atmosphère mentale. Voyez l’usage d’un livre, si par lui se propage le
rêve : il met l’intérieure qualité de quiconque habite des milieux, autre-
ment banals, je le dis et pardon si n’y éclatent que les entretiens d’une
visite ou ceux ordinaires à des five o’clock, en rapport avec ce délicieux
entourage, qui sinon ment. (40-41).
Solennités intimes et publiques, écrin du livre entrouvert et posé sur
le tapis aux chimères, mobilier aux couleurs du couchant, contraste
entre l’éclat et l’extinction, talisman contre le maléfice, tout cela se
trouvait déjà dans La Dernière Mode. Ce passage confirme ce que disait
Mallarmé à Verlaine à propos des numéros de sa revue : « ils servent
encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps rêver »
(lettre de 16 novembre 1885). Ce rêve n’est pas le rêve superficiel de
celui qui se complaît aux séductions frivoles de la mode ; c’est un Rêve
renvoyant à l’archétype de tout imaginaire, à ce drame solaire qui figure
la condition humaine, et que Mallarmé se plaît à retrouver jusque dans
les objets les plus familiers. Contrairement à ce que pense Roger Drago-
netti, La Dernière Mode n’est pas « une portion du Grand Œuvre 26 »,
elle n’est pas non plus « ce langage humble et sans au-delà, d’une des-
cription vraiment littérale » dont parle Jean-Pierre Richard 27, ni
l’« absence de poésie », la « stérilité » « pleinement assumée » qu’évoque
Jean-Pierre Lecercle 28. Elle est un vrai journal de modes, mais où « dans
les blancs divisant le texte » (654) miroite, sous la couverture bleu-rêve,
une scintillation essentielle.

(Université de Paris IV-Sorbonne)

26. Un fantôme dans le kiosque, ouv.cité, p. 18.


27. L’univers imaginaire de Mallarmé, ouv. cité p. 302.
28. « Le Faune sous la toilette », art. cité, p. 244 et p. 254.

Romantisme no 132

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