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Bohac Barbara. La Dernière mode de Mallarmé sous les feux du drame solaire. In: Romantisme, 2006, n°132. Rejet et
renaissance du romantisme à la fin du XIXe siècle. pp. 129-139;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.2006.6465
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2006_num_36_132_6465
Barbara BOHAC
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muet qui permet d’exprimer des sentiments et des pensées 18. Pour
Charles Blanc, ce pouvoir expressif est dû au fait que la lumière solaire
suscite certains sentiments fondamentaux, « gaieté », « mélancolie » ou
« tristesse » 19. Le rouge est ainsi lié à « l’aurore et [au] soir », et à l’idée
« de dignité, de magnificence et de pompe » 20, le bleu à « l’insaisissable
éther et la limpidité des mers calmes » et à « la pureté » 21, et l’orangé
aux « concerts de l’aurore » et aux « drames du couchant » 22. De telles
idées sont proches de la conception mallarméenne selon laquelle le
drame solaire réveille au fond de l’homme des sentiments essentiels
d’angoisse, de joie ou de gloire.
Mallarmé est d’autant plus enclin à chercher le reflet du drame solai-
re jusque dans la mode que celle-ci a ses saisons, et varie selon l’âge et le
moment du jour. Il y a « des Modes d’été », « d’hiver », « de l’autom-
ne » (490), la « Toilette du Matin » (492) et celle du Soir, ou « de gran-
de Soirée ». Dire « que la nuance […] obéit à l’âge […] de la personne »
est, selon Mallarmé, un « lieu commun » (601). Ainsi, la robe « bleu-
rêve » de Worth, « aussi fugitive que nos pensées », « du bleu le plus
idéal, ce bleu si pâle, à reflets d’opale, qui enguirlande quelquefois les
nuages argentés », avec ses « teintes printanières », est destinée aux jeu-
nes femmes : « Voilà une toilette de jeune femme et de grande cérémo-
nie, comme toutes les jeunes femmes doivent en porter préférablement
à ces parures rouges, ou à teintes jaune d’œuf que d’autres grands fai-
seurs ont inaugurées » (583), commente Miss Satin. Le bleu pâle, cou-
leur du ciel au printemps et dans la matinée, correspond, mieux que les
couleurs or et rouge qui sont celles du couchant, au printemps de la vie.
Les objets décoratifs peuvent eux aussi refléter les couleurs du drame
solaire. C’est le cas d’un plafond décrit par un feuillet du « Carnet
d’Or », dans la livraison du 18 octobre, en plein automne. Le chroni-
queur y suggère de remplacer « le CIEL offert au regard de l’hôte »,
« [b]lanc comme une feuille de papier sans poème et plus vaste, ou voilé
de nuage sur un azur à tant le mètre », par un « plafond mobile d’un
appartement en location » dont le « fond […] se peint, dans l’intervalle
des poutrelles, en vermillon éteint et mat ; et l’armature tout entière, en
laque noire […] sauf de l’or aux baguettes. […] [T]out disparaît sous la
18. Voir Tomoko Sasahara dans La Dernière Mode de Mallarmé : sa dimension historique
et réflexion sur son écriture (thèse de doctorat, Université de Paris IV, septembre 2004),
p. 132. Tomoko Sasahara est la première à avoir suggéré une influence des idées de Charles
Blanc sur Mallarmé, sans remarquer toutefois que Charles Blanc liait lui aussi le pouvoir
expressif des couleurs aux sentiments fondamentaux inspirés par la lumière solaire.
19. Charles Blanc, L’Art dans la parure et dans le vêtement, Paris, Henri Loones, 1882
(1re édition 1875), p. 18.
20. Ibid., p. 21.
21. Ibid., p. 22.
22. Ibid., p. 23.
même peinture ou sous des étoffes des deux tons, draps noir et de
garance l’un par l’autre relevés », pour composer « une Salle à manger,
aux raccords avec la dorure ou l’ombre de là-haut fournis par le cuir
frappé des sièges ; ou plutôt, pour compléter l’effet, Cabinet et Biblio-
thèque, avec des livres nombreux à dos de basane marqué de titres d’or,
le Site, éclairé par un lustre hollandais, […] simple, beau, enfermé et
solitaire : un peu comme une chambre luxueuse de navire » (568-569).
De même que la « seule façon d’habiter le printemps » sera, pour Mal-
larmé, « de [s]e tendre de sa nuance, avec une pointe de gris ou d’ennui
dedans » 23, de même, la seule façon pour le propriétaire d’habiter
l’automne, ou le soir, est de peindre murs et plafonds aux couleurs de
ses ciels. On ne peut s’empêcher de penser au décor « poétique » conçu
par Montesquiou pour sa demeure du Quai d’Orsay, où chaque pièce
était associée à un moment du jour, et que Mallarmé visitera, mais vrai-
semblablement après 1874 (c’est du compte rendu de cette visite à
Huysmans que naîtra À rebours). À ceci près que le décor décrit par
Mallarmé renverrait, non à de vagues idées poétiques, mais au drame
ontologique de l’homme. L’arrangement du plafond serait donc le con-
traire de cet « acte de camouflage » et de fuite du « véritable vide » 24 que
décrit J.-P. Richard. C’est encore à un ciel, mais à un ciel nocturne, que
pense Mallarmé en décrivant un autre accessoire du « Carnet d’Or », la
lampe juive de Hollande adaptée au gaz : « Partout, dans une salle peti-
te, où l’on désire un éclat intense relativement, régnant sur la table à
manger ou la table de travail, cet objet, six langues de flamme groupées
par le métal, suspend une gaie Pentecôte : non, une étoile, car, véritable-
ment, toute impression judaïque et rituelle a disparu » (529). La correc-
tion est ici, à tous les sens du mot, éclairante : la lampe, symbole du ciel
étoilé, représente « une gaie Pentecôte », rappelant la transmission de la
Parole divine à Moïse, et, accessoirement, la descente du Saint-Esprit
sur les Apôtres, fondatrice de l’Église ; mais c’est une « Pentecôte » laïci-
sée, source d’une religion nouvelle où l’esprit humain, symbolisé par le
gaz, « esprit toujours à nos ordres, invisible et présent » (528), remplace
l’esprit divin.
« IL N’Y
A PLUS DE LECTEURS ; JE CROIS BIEN,
CE SONT DES LECTRICES »
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