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French Studies Bulletin, Vol. XXXIV.2; No.

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ARTICLES

‘DECADENCE’ ET ‘STYLE COSMOPOLITE’: NOTE SUR CHATEAUBRIAND


ET BAUDELAIRE
ANDREA SCHELLINO, Université de Paris IV

Dans sa thèse Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Patrick Labarthe montre la profondeur du


dialogue entre Baudelaire et Chateaubriand, qu’il situe dans l’inquiétude et la mélancolie.1

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Sous l’égide de la rhétorique chrétienne, cette relation se révèle d’une régularité insoupçon-
née. Se référant au jeune poète, Charles Asselineau écrit: ‘Il fallait l’entendre déclamer, les
bras étendus, les yeux brillants de plaisir, certaines phrases pompeuses de Chateaubriand:
“ – Jeune, je cultivai les muses, etc.” ’2 À partir des années 1858 – 59, l’intérêt de Baudelaire
pour Chateaubriand s’accroı̂t: ses écrits font allusion aux Mémoires d’outre-tombe, au Génie du
christianisme et aux Natchez; il songe à consacrer à Chateaubriand une étude centrée sur la
notion de dandysme, et dont le titre et la physionomie varient – Le Dandysme dans les
lettres, Les Raffinés et les dandies, Chateaubriand et le dandysme littéraire, entre autres. Entre 1863
et 1866, de nombreuses lettres prouvent que l’essai sur Constantin Guys, Le Peintre de la
vie moderne (publié en trois parties dans Le Figaro en 1863), n’épuisait pas l’ambition d’ana-
lyser cette ‘faculté unique, particulière, des décadences’.3 Chateaubriand demeura, jusqu’à la
fin, au cœur des préoccupations de Baudelaire, qui admire l’un des ‘maı̂tres les plus sûrs et
les plus rares en matière de langue et de style’,4 et voit dans l’attitude du vieil aristocrate un
modèle moral. Le 9 mars 1865, Baudelaire écrit à Michel Lévy: ‘j’ai commencé et je continue
un petit travail sur Chateaubriand considéré comme le chef du dandysme dans le monde moral, où
je vengerai ce grand homme des insultes de toute la jeune canaille moderne.’5
Le Chateaubriand de Baudelaire est placé sous le signe d’une intégrité face à l’intermin-
able agonie de la civilisation européenne. Selon Baudelaire, le ‘grand René’ a parlé le langage
de l’ennui et de la mélancolie: son idéal de grandeur et de style reflète une magnanimité
intérieure, une supériorité qui refuse l’hypocrisie humaine. Cette esthétique marginale et
solitaire donne lieu à la plus extrême liberté. Baudelaire retrouve dans les Mémoires d’outre-
tombe les figures poétiques auxquelles sa pensée l’avait conduit: le vide, la souffrance,
l’absence, le tombeau. Non seulement, comme l’écrit Chateaubriand, ‘la mort est plus
vraie que la vie,’6 mais la vie elle-même, théâtre de misère, est un éternel congé: ‘[T]ous
mes jours sont des adieux.’7
La conscience d’appartenir à la même ‘famille spirituelle’ pousse Baudelaire à souligner sa
proximité avec Chateaubriand et à en recueillir l’héritage esthétique. Dans ce sens, le projet
du poète d’écrire un ‘grand livre sur [lui-]même, [ses] Confessions’,8 rappelle les mêmes aspira-
tions que Chateaubriand expose dans les Mémoires d’outre-tombe:
L’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur
moi-même; faute d’objet réel, j’évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta
plus. Je ne sais si l’histoire du cœur humain offre un autre exemple de cette nature.9
L’écriture et la vie impeccables du dandy paraissent à Baudelaire les seuls remèdes à la désa-
grégation universelle.
Même si le dandy ignore le ‘toi’, comme l’a écrit Jean-Paul Richard dans Paysage de Cha-
teaubriand,10 son procédé d’intériorisation continuelle se comprend par le biais d’une
allégorie polyvalente. Le repliement ne se résout pas nécessairement dans une acedia inactive:
# The Author 2013. Published by Oxford University Press on behalf of the Society for French Studies.
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la mélancolie a l’énergie du soleil couchant. En pleine maturité, il pointe la décadence de son
époque. Dans sa première étude sur Gautier, en 1859, Baudelaire évoque Chateaubriand,
tirant sa force d’une nonchalante contemplation du mouvement qui se déroule sous ses
yeux:
Tout écrivain français, ardent pour la gloire de son pays, ne peut pas, sans fierté et sans regrets, reporter ses
regards vers cette époque de crise féconde où la littérature romantique s’épanouissait avec tant de vigueur.
Chateaubriand, toujours plein de force, mais comme couché à l’horizon, semblait un Athos qui contemple
nonchalamment le mouvement de la plaine [. . .].11
Le soleil agonisant est l’image du dandy. Au crépuscule, comme le montre Baudelaire dans

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sa préface de 1857 aux Nouvelles Histoires extraordinaires, âme chargée de vie, il descend ‘der-
rière l’horizon avec une magnifique provision de pensées et de rêves’.12 Le dandysme est
soleil couchant dans un temps de déclin et de faiblesse. Cette époque ambiguë est décrite
par Sainte-Beuve dans Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire: ‘nous ne sommes
pas en 1800 à l’aurore d’un grand siècle, mais seulement au début de la plus brillante des
périodes de déclin.’13
C’est au carrefour des questions de style que Baudelaire conçoit la paternité spirituelle de
Chateaubriand, dont l’œuvre lui inspire l’idée d’universalisme, de grandeur, et son corol-
laire: rien n’est à partager avec les ‘diseurs de rien’ et les épigones romantiques.
Chateaubriand a puisé au sein de la langue elle-même les ressources d’une poétique de la
mélancolie et de l’ennui. Le style des Mémoires a quelque chose d’incomparable, que Baude-
laire perçoit musicalement: c’est le ton, la note, la voix de Chateaubriand qui est unique. Dans
l’ébauche de sa réponse à Villemain, Baudelaire explique cette fascination de manière iro-
nique au détriment du Secrétaire perpétuel de l’Académie française:
Les Mémoires d’outre-tombe et La Tribune française lus ensemble et compulsés page à page forment une
harmonie à la fois grandiose et drolatique. Sous la voix de Chateaubriand, pareille à la voix de grandes
eaux, on entend l’éternel grognement en sourdine du cuistre envieux et impuissant.14
Pour définir cette gravité de ton, suspendu entre réalité et surnaturel, Baudelaire utilise aussi
le mot revenant, figuration impalpable du sens qui a désormais perdu sa référence divine et se
greffe sur le deuil, sur l’anéantissement de l’ancienne transcendance. À cette perte Chateau-
briand répond d’une voix qui dit la détresse humaine, celle des Suspiria de profundis de
Thomas de Quincey:
C’est ce que, d’une manière générale, j’appellerais volontiers le ton du revenant; accent, non pas surnaturel,
mais presque étranger à l’humanité, moitié terrestre et moitié extra-terrestre, que nous trouvons quelquefois
dans les Mémoires d’outre-tombe, quand, la colère ou l’orgueil blessé se taisant, le mépris du grand René pour les
choses de la terre devient tout à fait désintéressé.15
Un fragment de Fusées fait référence à l’auteur des Mémoires d’outre-tombe et à son ‘style’:
Style.
La note éternelle, le style éternel et cosmopolite. Chateaubriand, Alph. Rabbe, Edgar Poe.16
La formulation est singulière. Le terme cosmopolite, venu du grec kosmopolíth6, ‘citoyen
du monde’, est utilisé adjectivement dès la fin du XVIIIe siècle et se répand au début du
siècle suivant. Dans le Dictionnaire étymologique, critique, historique, anecdotique et littéraire de
1839, Noël et Carpentier précisent qu’‘on a appelé style réfugié celui des Français expatriés
par la révocation de l’édit de Nantes. M. Auger a nommé style cosmopolite, ce style trop
commun de nos jours, qui s’est chargé de tours allemands ou anglais,’ en l’imputant

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notamment à Adolphe de Benjamin Constant.17 Mais la remarque de Baudelaire est étran-
gère à cette signification, qui dénonce un éclectisme douteux. Il faut la confronter à
quelques mots des Mémoires d’outre-tombe: Chateaubriand, réfugié à Londres après son
retour d’Amérique, se plonge dans la nouvelle poésie anglaise. Selon lui, seuls les compa-
triotes des poètes peuvent comprendre leurs œuvres: ‘On soutient que les beautés réelles
sont de tous les temps, de tous les pays: oui, les beautés de sentiment et de pensée; non,
les beautés de style. Le style n’est pas, comme la pensée, cosmopolite: il a une terre
natale, un ciel, un soleil à lui.’18 Baudelaire, qui sans doute connaissait ces lignes, répond
au regret de René. Lecteur et traducteur d’Edgar Poe, il ne pouvait que désavouer Chateau-

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briand, et postuler l’existence d’un style éternel et cosmopolite, dont le ton s’impose au-delà
des frontières.
C’est le même trait qui est susceptible d’élever un écrivain au-dessus de son époque de
déclin. Pour Baudelaire dans sa lettre à Maria Clemm, Poe est ‘un écrivain qui, comme
les Hoffmann, les Jean-Paul, les Balzac, est moins de son pays que cosmopolite’.19
Même Wagner, dont on pourrait s’attendre à un enracinement national, y participe: ‘Rien
de plus cosmopolite que l’Éternel,’20 écrit Baudelaire à propos de la mythologie wagnéri-
enne. Selon Jean-Claude Berchet, il les place dans son Panthéon ‘dans une perspective de
fin du monde’.21 Le style des grands artistes-dandies est, pour Baudelaire, ‘cosmopolite’,
‘éternel’, par la manière dont il se soustrait à la déchéance contemporaine, censée tout
niveler et aplatir. Chateaubriand, emblème du ‘grand gentilhomme des décadences’,22 se
dégage, grâce à son style ‘cosmopolite’, des marécages de la petite histoire littéraire, de
même que son attitude aristocratique refuse de s’accorder avec la politique napoléonienne.
Baudelaire, se plaçant sous son aile et son exemple de dandysme, rend à l’écrivain cosmo-
polite, exilé de sa patrie littéraire et de son temps, l’hommage suprême, l’éternité.
1
Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie (Genève: Droz, 1999), pp. 69 –173. Sur la relation Baudelaire–
Chateaubriand voir aussi Giuseppe Bernardelli, ‘Le Cygne: Baudelaire tra Virgilio e Chateaubriand’, Ævum (septembre–
décembre 1976), 625 – 33; Jean-Claude Berchet, ‘Baudelaire lecteur de Chateaubriand’, Bulletin de la Société Chateaubriand,
22 (1979), 27 –37, et André Vandegans, ‘Sur Baudelaire et Chateaubriand’, Bulletin baudelairien, 28:2 (1993), 61 –70.
2
Charles Asselineau, Charles Baudelaire: Sa vie et son œuvre (Paris: Lemerre, 1869), p. 31.
3
Lettre de Baudelaire à Armand du Mesnil du 9 février 1861, dans Charles Baudelaire, Correspondance, éd. Claude
Pichois, 2 vols (Paris: Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1973), II, p. 128. Voir aussi les lettres du 9 mars 1865
à Michel Lévy et à sa mère, et celle du 30 mars 1865 à Sainte-Beuve dans le même tome, pp. 472 et 491.
4
Lettre de Baudelaire à Armand du Mesnil du 9 février 1861, dans Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois (Paris:
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1976), II, p. 152.
5
Baudelaire, Correspondance, II, p. 472. C’est Baudelaire qui souligne.
6
François-René de Chateaubriand, Préface [1828] aux Mélanges politiques, dans Œuvres complètes, 36 vols (Paris: Pourrat,
1837), XXVI, p. 8.
7
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, édition critique par Jean-Claude Berchet, 2 vols (Paris: Le Livre de Poche,
1989 – 1998), I, p. 208.
8
Lettre à Mme Aupick du 25 juillet 1861, Baudelaire, Correspondance, II, p. 182.
9
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I, p. 209.
10
Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand (Paris: Seuil, 1967), p. 181.
11
‘Théophile Gautier’, L’Artiste (13 mars 1859), citation tirée de Baudelaire, Œuvres complètes, II, p. 110.
12
Baudelaire, Œuvres complètes, II, p. 320.
13
Charles-Augustin de Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, 2 vols (Paris: Garnier, 1861),
I, p. 194.
14
‘L’Esprit et le style de M. Villemain’ dans Baudelaire, Œuvres complètes, II, pp. 196 –7.
15
Les Paradis artificiels, Un Mangeur d’opium (chapitre VI, ‘Le Génie enfant’, publié en édition pré-originale dans La Revue
contemporaine, XIII (31 janvier 1860), p. 316, citation tirée de Baudelaire, Œuvres complètes, I, p. 496.
16
Baudelaire, Œuvres complètes, I, p. 661.
17
‘Style’, dans le Dictionnaire étymologique, critique, historique, anecdotique et littéraire, par Fr. Noël et L.-J. Carpentier (Paris: Le
Normant, 1839), p. 848.
18
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I, p. 571.

[127] 25
19
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, traduites par Charles Baudelaire, éd. Yves-Gérard Le Dantec (Paris: Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1951), p. 3.
20
Baudelaire, Œuvres complètes, II, p. 800.
21
Berchet, ‘Baudelaire lecteur de Chateaubriand’, p. 37.
22
‘L’Esprit et le style de M. Villemain’, Baudelaire, Œuvres complètes, II, p. 195.

doi: 10.1093/frebul/ktt010

POST-QUEER BALZAC? UNE PASSION DANS LE DESERT


OWEN HEATHCOTE, University of Bradford

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When critics look to Balzac for radical approaches to sex, gender and sexuality, two of the
first texts they tend to select are Sarrasine (1830) and La Fille aux yeux d’or (1834 – 1835).1
In addition, if they are, perhaps, more interested in his representation of same-sex or
even queer relationships, they tend to foreground characters such as Vautrin,2 or Pons
and Schmucke in Le Cousin Pons (1847), or Bette and Valerie in La Cousine Bette (1846).3
One text that has been rather less studied in this regard, partly no doubt because of its
brevity, but also because of its undecidability, is Une Passion dans le désert (1830). If there is,
however, a text that might illustrate not just a queer but a post-queer Balzac, it may well
be found in this relatively little known but nonetheless intriguing and disturbing story.
Before moving on to the question of the ‘post-queer’ in Balzac, it might be helpful to look
at the ways in which Sarrasine and La Fille aux yeux d’or could be seen as queer. This is effected
in three different but overlapping ways. The first entails the queering of (biological) sex and
thus the queering of sexual difference. A second lies in the queering of gender or, more pre-
cisely, of gendered identity, seen as the ways in which sexual difference is represented and
given meaning. A third can be found in the queering of sexuality, be that lesbian, gay, straight,
bisexual, transsexual or a mixture of all of these.
In Sarrasine all three of these aspects of sex, gender and sexuality are called into question.
Perhaps the most apparent is the queering of sex itself through the character of La Zambi-
nella who, as a castrato, is not obviously either man or woman but a kind of hybrid or
hermaphrodite. At the same time, at least in later life when he/she appears to the narrator
and his companion at a ball, La Zambinella is not merely a sexual hybrid but also a gender
hybrid in that, although ostensibly a man, or at least ‘un vieillard ’, he is also ambiguously gen-
dered through his (over-)dress, including ‘[u]n jabot de dentelle [. . .] dont la richesse eût été
envié par une reine’ and ‘une perruque blonde dont les boucles innombrables trahissaient
une prétention extraordinaire’.4 In addition to these sexual and gender ambiguities in Sar-
rasine, there is also the ambiguity of Sarrasine’s sexuality, in that it is not clear whether he is, in
La Zambinella, attracted to a young man or to a young woman or, indeed, unconsciously or
semi-consciously, to both.
In La Fille aux yeux d’or there are similar ambiguities of sex, gender and sexuality. As is well
known, the hyper-virility of Henri de Marsay does not prevent his body from being femin-
ized via ‘une peau de jeune fille’ and ‘[une] suave figure’ that would not have discredited the
most beautiful of women.5 In terms of gender, the ambiguities are even more marked since
Henri cross-dresses as a woman to make love to Paquita. Even more explicitly than La Zam-
binella, de Marsay thus adopts, at least in private, a form of ‘drag’. Sexuality, finally, is equally
difficult to determine in La Fille aux yeux d’or since it is not clear whether Paquita’s attraction
to Henri is heterosexual or lesbian – she is in a lesbian relationship with the marquise and he
is not only the marquise’s double but also dressed as a woman, so her relationship with

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