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© Éditions de Minuit | Téléchargé le 17/04/2023 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.163.70)
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nous savons aujourd’hui qu’ils furent très fortement impliqués dans une stra-
tégie de promotion politico-religieuse du newtonianisme. Bentley, Clarke,
Whiston, Derham furent tous des récipiendaires des Boyle Lectures, une
chaire annuelle, financée par un legs de Robert Boyle et destinée à promou-
voir la religion chrétienne « contre les infidèles et les athées ». Les travaux
de Henri Guerlac et Margaret Jacob (H. Guerlac & M. Jacob, “Bentley,
Newton, and Providence : The Boyle Lectures Once More”, Journal of the
History of Ideas, 30/3 (1969), p. 307-318) ont montré le rôle important que
ces conférences jouèrent pour la défense des positions latitudinaires de la
Basse-Église, et la part que Newton lui-même a pu prendre dans cette entre-
prise. La correspondance Leibniz-Clarke, abordée par Metzger de façon très
internaliste, a fait pareillement l’objet depuis de lectures plus contextuelles
qui ont contribué à en renouveler assez profondément la compréhension
(citons S. Shapin, “Of Gods and Kings : Natural Philosophy and Politics in
the Leibniz-Clarke Disputes”, Isis, 72/2 (1981), p. 187-215, et D. Bertoloni
Meli, “Caroline, Leibniz and Clarke”, Journal of the History of Ideas, 60/3
(1999), p. 469-486). Ces remarques ne sauraient minorer la justesse de l’in-
tuition qui traverse l’ouvrage, et son caractère précurseur – Metzger avait
perçu, bien avant que les progrès de la critique newtonienne et l’explora-
tion des manuscrits ne viennent le documenter (on renverra aux travaux de
B. J. Teeter Dobbs, J. E. McGuire et R. Westfall), remisant définitivement le
portrait positiviste de Newton, combien l’entreprise newtonienne fut domi-
née par l’intention religieuse d’une restitution des modes d’action de Dieu
dans le monde.
Philippe Hamou
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NOTES DE LECTURE
Plessner et Arnold Gehlen sont considérés les trois auteurs de référence, n’a
bénéficié d’aucun écho au sein de la philosophie française du XXe siècle.
Parmi les diverses raisons de cette réception manquée on trouve sans doute
l’indifférence et même l’hostilité de la pensée française moderne à l’égard
des paradigmes de la biologie et de la philosophie de la vie, déjà dénoncées
par Canguilhem dans son article « Note sur la situation faite en France à
la philosophie biologique » (1947). Le projet de l’anthropologie philoso-
phique, qui posait la question de la « position singulière » (Sonderstellung)
de l’être humain tout en le replaçant dans le monde du vivant, ne pouvait
pas trouver en France un terreau fertile. « L’interdit anthropologique » de
Husserl et Heidegger et les critiques de l’École de Francfort ont fait le reste.
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Pourtant, du point de vue conceptuel, l’absence d’écho français à l’anthro-
pologie philosophique est plus surprenante, car entre les lignes il y a, et il
y aurait eu assez de matière à discussion entre ce mouvement de pensée
et le champ de la philosophie française contemporaine. C’est pourquoi la
traduction par Pierre Osmo de Les degrés de l’organique et l’homme (1928)
de Plessner pour Gallimard ne peut qu’être saluée favorablement. Il existait
déjà une traduction française d’un autre essai important de Plessner, Le rire
et le pleurer (1941), mais non de ce texte, qui est sans aucun doute son chef-
d’œuvre, ainsi qu’un des livres fondateurs de l’anthropologie philosophique
allemande. Cette publication – avec la traduction par Christian Sommer de
L’Homme de Gehlen (Gallimard, 2021) – ouvre à l’anthropologie philoso-
phique un espace de réception et de discussion en France. Or, même si ses
intentions et ses objectifs programmatiques s’inscrivent parfaitement dans
la lignée de ce courant de pensée, l’œuvre de Plessner conserve toute son
originalité ainsi qu’une grande actualité.
Tout d’abord, il est important de souligner que Les degrés de l’organique
et l’homme est une introduction à l’anthropologie philosophique qui ne se
concentre pas exclusivement sur l’être humain. De fait, si ce dernier est un
être vivant, « un élément dans une mer d’Être » (p. 41), pour saisir sa spéci-
ficité il faut avant tout comprendre la particularité et l’autonomie de la vie
elle-même. En d’autres termes, l’anthropologie philosophique présuppose
la mise au point d’une « biologie philosophique », c’est-à-dire d’une phi-
losophie de la nature : « Sans philosophie de la nature, pas de philosophie
de l’homme » (p. 98). Ce projet se reflète dans la structure même du livre,
puisque l’analyse de l’être humain n’est développée qu’au dernier chapitre.
Plessner entreprend une enquête sur les êtres vivants en général, en identi-
fiant un critère distinctif de la vitalité qui puisse servir de point de départ
à la déduction de toutes les qualités de l’organique. Ce critère n’est pas un
principe métaphysique, mais se fonde sur la manière propre à un corps de
réaliser dialectiquement sa propre frontière (Grenze) en relation avec son
monde environnant (Umwelt). Pour indiquer cette propriété fondamentale
de la vie, Plessner utilise la catégorie de « positionnalité » (Positionalität), et
il s’agit du véritable noyau de sa biologie philosophique, car chaque déter-
mination du vivant représente une modalité de réalisation du caractère
positionnel. Ensuite, dans les trois derniers chapitres, Plessner remonte de
la structure de vie minimale (celle de la plante) à celle de l’animal et, enfin,
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NOTES DE LECTURE
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de l’animal est centrée, la vie de l’homme, elle, sans pouvoir rompre ce cen-
trage, est à la fois extériorisée par rapport à lui, excentrique » (p. 446). La
positionnalité excentrique impose à l’être humain la recherche constante
d’un équilibre, toujours instable et jamais totalement atteint, entre le lien
avec le monde environnant (Umweltgebundenheit) propre à chaque animal,
et son ouverture au monde (Weltoffenheit). Cette coprésence tensionnelle
de l’antinomie qui, pour Plessner, définit la condition humaine se retrouve
dans les trois lois anthropologiques abordées dans le dernier chapitre :
l’« artificialité naturelle », l’« immédiateté médiatisée » et l’« emplace-
ment utopique » ; elles décrivent l’humain comme un être « dépendant
de la nature et libre, naturel et façonné, originel et artificiel tout à la fois »
(p. 107).
Ce bref résumé donne déjà une idée des nombreuses raisons pour les-
quelles la pensée de Plessner – longtemps négligée, et redécouverte en Alle-
magne seulement après 1990 – mérite aujourd’hui d’être considérée. Dans
ce cadre, mettons l’accent sur deux d’entre elles.
Une première raison de s’intéresser aujourd’hui aux Degrés réside dans
la description du corps vivant et la théorie générale de la vie qui occupe la
majeure partie de l’ouvrage. Plessner n’accepte pas que la vie puisse être
comprise à l’aide d’explications mécanistes, ce qui ne signifie pas que son
essence réside dans de mystérieux présupposés vitalistes ; il s’affranchit ainsi
de la dichotomie stérile entre vitalisme et mécanisme, et ouvre la voie à une
approche alternative. Sa position est fondée sur la relation que l’organisme
établit activement avec son milieu à travers la réalisation de la frontière. Il ne
s’agit pas d’un simple ajustement du premier au deuxième, mais plutôt d’une
relation de formation mutuelle : le corps vivant est toujours à la fois actif et
passif. Ainsi, Plessner élabore une théorie de l’organisme qui aborde la rela-
tion entre les corps vivants et leurs milieux de façon non réductionniste – ni
idéaliste, ni mécaniste. À cet égard, la biologie philosophique plessnérienne
pourrait entrer dans un dialogue fructueux avec les recherches actuelles en
philosophie de la biologie.
Deuxièmement, l’anthropologie philosophique de Plessner dépasse tout
dualisme entre esprit et nature, en montrant que l’esprit émerge dans la
nature comme une autre manière (déjà humaine) d’être corps, un autre type
de positionnalité. Chez Plessner, l’humain ne possède pas un statut culturel
l’écartant radicalement de la nature, mais est inclus dans un cadre théorique
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manité composait toujours avec une capacité de décentrement : l’humain
est un centre constitutivement excentrique, un être ambigu, capable de se
distancier du monde environnant et de son corps, tout en y étant indissolu-
blement relié. De cette manière, Plessner invite à penser un humanisme non
anthropocentrique et à éviter toute réduction naturaliste ou culturaliste de
l’être humain : celui-ci doit être conservé dans toute sa complexité, ou plus
précisément dans son ambiguïté, comme une question ouverte.
Matteo Pagan
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