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André Bazin et la politique des auteurs

Antoine de Baecque
Dans Critique 2018/10 (n° 857), pages 802 à 813
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707345011
DOI 10.3917/criti.857.0802
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/02/2024 sur www.cairn.info via Leiden University (IP: 145.107.181.173)

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André Bazin et la politique
des auteurs

La « politique des auteurs » est sans doute la plus


fameuse théorie critique jamais inventée dans une revue
de cinéma. François Truffaut forge le concept à travers une
demi-douzaine de textes publiés dans les Cahiers du cinéma
et l’hebdomadaire Arts en 1954 et 1955. Il implique l’amour
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systématique des films d’un cinéaste élu, où le critique voit
immanquablement se déployer la personnalité créatrice
dans une mise en scène singulière, personnelle, originale.
La politique des auteurs est d’abord une stratégie d’inter-
vention : elle suppose une intimité avec des créateurs, dont
le critique comprend l’œuvre, qu’il va analyser et défendre
à travers tous ses films, que d’autres peuvent tout à fait
considérer comme, tour à tour, mineurs ou majeurs. Ainsi
Truffaut illustre-t-il cette « politique » en défendant Jacques
Becker, de Casque d’or, unanimement apprécié, à Ali Baba
et les quarante voleurs, tout aussi unanimement décrié. Le
« génie » d’un cinéaste le rend infaillible : son œuvre n’est pas
inégale, elle appartient à une même identité créatrice. À pro-
pos d’Abel Gance, que François Truffaut admire, alors qu’il
est généralement considéré comme dépassé par l’histoire
depuis le passage au parlant, et d’un film méprisé par la cri-
tique – La Tour de Nesle en 1954 –, le jeune-turc peut ainsi
écrire : « Puisqu’Abel Gance est un génie, La Tour de Nesle
est un film génial. Abel Gance ne possède pas de génie, il est
possédé par le génie. Si vous ne comprenez pas pourquoi
Gance est génial, c’est que nous n’avons pas, vous et moi, la
même conception du cinéma, la mienne étant, bien entendu,
la bonne 1. » Ce qu’il fallait démontrer, avec la touche de mau-
vaise foi mais le talent de plume nécessaire à emporter l’ad-
hésion (d’une partie) des lecteurs.

1. F. Truffaut, « Abel Gance, désordre et génie », Cahiers du


cinéma, n° 47, mai 1955.

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La politique des auteurs est-elle de droite ?


L’ année 1955 consacre le succès de la politique des
auteurs. Les jeunes-turcs, autour de Truffaut et de Rohmer,
leur leader de plume et leur idéologue, prennent d’assaut, der-
rière cet étendard déployé, la critique de cinéma, les Cahiers
et Arts. Un certain nombre d’auteurs – point trop n’en faut –
sont alors identifiés, analysés – leur mise en scène essentiel-
lement, approche formelle qui est au centre des regards –,
célébrés et surtout rencontrés : la revue à couverture jaune
et l’hebdomadaire culturel publient une série d’entretiens
réalisés au magnétophone par Truffaut, Rohmer, mais aussi
Rivette, Chabrol ou Godard, avec Hitchcock, Hawks, Becker,
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Renoir, Lang, Welles, Rossellini ou Bresson, qui forment le
socle de ce « goût de la beauté ».
La politique des auteurs va cependant rapidement rencon-
trer une certaine opposition. D’une part, parce que le contexte
de la fin des années 1950 est souvent cruel avec les auteurs
pressentis, la crise du cinéma hollywoodien précipitant la fin
des carrières des anciens et entravant, voire interrompant,
celles des plus jeunes, Robert Aldrich, Nicholas Ray, Samuel
Fuller par exemple ; en France, le marasme du cinéma tradi-
tionnel des studios compromet également le destin de cer-
tains auteurs défendus, comme Jacques Becker ou Alexandre
Astruc. D’autre part, parce que le systématisme inhérent à
cette politique finit par susciter des réactions d’hostilité de
plus en plus nombreuses et de mieux en mieux argumentées.
L’ un des premiers à s’exprimer est le critique Barthelemy
Amengual, collaborateur occasionnel des Cahiers du cinéma,
esprit brillant et essentiellement indépendant 2. Sa critique
veut « désidéaliser l’auteur 3 ». Les jeunes-turcs, estime
­Amengual, considèrent chaque film d’un auteur comme auto-
suffisant, cherchant à y voir « toute l’œuvre résumée en une
œuvre », un « fragment donné du monde », et plus explicite
encore : « Une météorite venue du ciel, portant en elle-même
sa fin et son commencement, univers complet, monade par-
faite… » Dans le même temps, ce qui paraît contradictoire,
ils répètent que ce film est inachevé et ne peut renvoyer qu’à

2. Sur Barthélémy Amengual, voir notre entretien avec Jean


Narboni [Ndr].
3. Cahiers du cinéma, n° 63, septembre 1956.

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un tout cohérent qui est l’auteur lui-même, seul, isolé, artiste


démiurge gouvernant l’art et le monde. Conséquence de cette
contradiction, toujours selon Amengual : les jeunes critiques
surinterprètent les films de leurs metteurs en scène de pré-
dilection, sans même tenir compte des intentions propres
et conscientes de ces réalisateurs. Amengual voit dans la
politique des auteurs une tendance à séparer le cinéaste du
monde comme de l’histoire, du contexte réel où il vit et exerce
son art. Au fond, les Cahiers du cinéma substitueraient à
l’« auteur réel » d’un film son « auteur idéal » : « Il n’y [aurait]
d’auteurs que dans la mesure où cette présence invoquée ren-
force l’existence autonome des films en tant que monde, en
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tant que nature. Plus le cinéaste est “auteur”, plus aisément
son film peut être glosé. De Dieu, seul Auteur parfait, la Créa-
tion est infiniment indéfinie… Films et auteurs échappent
alors au monde et à son histoire pour, devenus pur cinéma,
monnayer l’absolu dans les Musées de l’imaginaire. »
Georges Sadoul, le principal critique communiste du
moment, chroniqueur influent des Lettres françaises, s’est
longuement plaint, quant à lui, dans plusieurs entrevues
ou correspondances avec la rédaction en chef des Cahiers
du cinéma, incarnée par André Bazin et Jacques Doniol-­
Valcroze (les fondateurs de la revue à couverture jaune), de la
« dérive des jeunes critiques de droite », notamment à propos
de quelques cinéastes hollywoodiens qu’il considère comme
« anti-rouges », Samuel Fuller tout particulièrement, auquel
les tenants de la politique des auteurs consacrent des éloges
qu’il juge excessifs et scandaleux.
C’est alors qu’André Bazin entre dans la controverse. Il
cherche à expliquer à Georges Sadoul, son ami, qui sont les
jeunes-turcs, chevaliers blancs de la politique des auteurs.
Lucide et homme de gauche, il voit à l’œuvre cette dérive
droitière que dénonce Sadoul. Mais, tolérant et pragmatique,
Bazin comprend aussi qu’il a besoin de cette nouvelle ten-
dance, de sa compétence, de son érudition, de ses idées et
de son savoir-écrire pour remplir les colonnes de sa revue. Il
prône une forme de dialogue constructif mais contradictoire,
qui est bien dans l’esprit de la maïeutique bazinienne. Il écrit
ainsi à Sadoul le 10 octobre 1955 4 :

4. Lettre d’André Bazin à Georges Sadoul, le 10 octobre 1955,

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J’ai le sentiment que votre lettre fut surtout une occasion d’ex-
primer une inquiétude plus diffuse et plus profonde, liée à l’im-
portance qu’une équipe a prise dans les Cahiers et à l’esprit qui
l’anime. Cet esprit vous paraît doublement fâcheux : par sa signi-
fication esthétique et par les arrière-plans politiques que vous lui
soupçonnez d’après certains indices. Cette lettre est aussi amicale
qu’une conversation et je vais être extrêmement franc. Je n’irai pas
soutenir contre l’évidence que mon jeune ami Truffaut est un écri-
vain « de gauche », ce qui n’est pas non plus, loin de là, le cas de
Rivette ou de Schérer [Éric Rohmer]. Je vous accorderai même que
chez l’un ou l’autre d’entre eux un certain goût de l’impertinence,
résultat de l’âge et de processus biographiques, fait assez fâcheu-
sement songer à ce qu’on appelle de façon bien vague la littérature
de droite. Dieu sait que nous ne les y encourageons pas, mais quoi !
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Il faut savoir distinguer en matière de talent et de compétence l’es-
sentiel du secondaire. Si je pense [sic] que l’un de nos collabora-
teurs habituels avait directement ou insidieusement pour propos
de faire valoir, même en dehors des Cahiers, quelque chose comme
une esthétique fasciste ou ultra-réactionnaire, je vous assure que
Jacques [Doniol-Valcroze] et moi réagirions. Mais je puis vous
assurer que le problème n’est nullement politique, même s’il arrive
qu’un penchant juvénile pour la provocation et la polémique prête
parfois à la confusion, la question est uniquement critique.

Un monstre néoformaliste issu de la cinéphilie


Bazin tente de comprendre les logiques de la prise de
position critique de ses cadets et confrères aux Cahiers du
cinéma.
Nos « hitchcocko-hawksiens 5 » représentent avant tout une généra-
tion de fanatiques du cinéma dont la partialité n’a du reste d’égale
que l’érudition, et dont nous pensons, Jacques et moi, qu’elle
mérite simplement d’être entendue, même si elle ne sait le faire
qu’avec une certaine insolence. Si j’avais à la qualifier je l’appelle-
rais volontiers « néoformaliste » car ses critères sont très différents
de ceux du formalisme traditionnel qui étaient surtout plastiques.
Ils intègrent dans une large mesure le style du scénario et postu-

collection Christophe Chauville. Je remercie Christophe Chauville de


m’avoir communiqué ce document.
5. Appellation amusante, monstre à deux têtes en référence aux
deux auteurs préférés des jeunes critiques des Cahiers, expression née
dans France-Observateur en décembre 1954 sous la plume ironique
de Jacques Doniol-Valcroze, puis reprise par André Bazin dans un texte
célèbre : « Comment peut-on être hitchcocko-hawksien ? », Cahiers du
cinéma, n° 44, février 1955.

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lent la continuité du génie chez les auteurs. Leurs positions me


paraissent à moi-même, vous le savez bien, très discutables et j’en
prépare d’ailleurs depuis longtemps une substantielle réfutation,
mais elles sont appuyées, je le crois d’abord, sur un réel talent
d’écriture, sur un amour passionné du cinéma, sur la fougue de
la jeunesse et sur une compétence extrêmement estimable. Vous
pourriez maintenant nous reprocher de leur accorder une si
grande place dans les Cahiers. Vous auriez hélas raison. La princi-
pale raison est l’inlassable activité prosélytique de nos jeunes-turcs
qui sont plus souvent disposés à nous donner des papiers que, par
exemple, Pierre Kast ou Claude Roy. Il n’est d’ailleurs que juste de
remarquer que nous devons à ce zèle quelques-uns des meilleurs
éléments de nos sommaires et notamment les entretiens 6.
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Bazin prône une forme de compromis qui pourrait faire
discuter un communiste comme Sadoul, un catholique de
tradition comme Rohmer et un jeune provocateur dandy et
polémiste hussard tel Truffaut. « Les Cahiers, reprend-il, ne
sont pas devenus l’organe officiel du “néoformalisme”, même
si celui-ci y occupe désormais une place excessive. Mais,
même ses adorateurs les plus extrémistes ne sont pas tels
qu’ils justifient, je crois, de votre part une méfiance rédhibi-
toire. De l’irritation si vous voulez, de la colère même, mais
du moins avec ce fond d’estime objective et subjective qui
doit permettre la discussion. En dépit de tout ce qui peut
irriter certains d’entre nous, et des divergences qui nous
opposent à ces jeunes-turcs, nous tenons leur opinion pour
respectable et féconde. Ils parlent de ce qu’ils connaissent et
il y a toujours profit à écouter les spécialistes. Il est vrai qu’on
parle autrement d’un film qu’on a vu cinq ou six fois. »
Quand il veut les comprendre et les expliquer, Bazin s’ar-
rête sur la mise en scène, clé de voûte, selon lui et ses jeunes
contradicteurs, de l’édifice de la politique des auteurs : « S’ils
prisent à ce point la mise en scène », reconnaît-il dans « Com-
ment peut-on être hitchcocko-hawksien 7 ? » en février 1955,
« c’est qu’ils y discernent dans une large mesure la matière
même du film, une organisation des œuvres, des choses, qui
est elle-même son sens, je veux dire aussi bien moral qu’es-
thétique ». Introduire dans le film la morale en termes d’orga-

6. Lettre citée d’André Bazin à Georges Sadoul, 10 octobre 1955.


7. A. Bazin, « Comment peut-on être hitchcocko-hawksien ? »,
art. cit.

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nisation formelle (la mise en scène) et non plus seulement en


suivant les orientations d’un quelconque message idéologique
ou motif thématique : on sent chez Bazin, malgré ses réti-
cences, une puissante fascination pour cette vision extrême-
ment cohérente du cinéma comme pensée formelle du monde.

Au cœur de la controverse : Bazin contre les « papistes de


la critique »
Tout en faisant l’éloge des jeunes critiques « néoforma-
listes » pour leur érudition, leur talent de plume, leur engage-
ment cinéphile et critique, Bazin a promis une réfutation de
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leurs idées sur le fond, notamment leur manière de « postuler
la continuité du génie chez les auteurs », c’est-à-dire la poli-
tique des auteurs. Cette réfutation intervient en avril 1957.
Le critique et fondateur des Cahiers expose enfin, comme il
l’avait annoncé à Georges Sadoul un an et demi plus tôt, ses
arguments : à la politique des auteurs, il préfère la politique
des œuvres.
Ce long article, « De la politique des auteurs », ouvre le
numéro 70 des Cahiers du cinéma. Mais cette controverse
reste toutefois dans le champ de la discussion constructive,
du dialogue confraternel :
La querelle que je cherche à mes camarades ne remet pas en
cause l’orientation générale des Cahiers du cinéma. Nos admira-
tions et nos dégoûts communs sont assez nombreux et assez forts
pour sceller notre équipe, et si je ne crois pas concevoir le rôle de
l’auteur comme François Truffaut et Éric Rohmer par exemple, il
n’empêche que, dans la mesure où je crois, moi aussi, à la réalité
de l’auteur, je partage généralement leurs estimes, sinon toujours
leurs passions. Je les suis, il est vrai, moins souvent dans la néga-
tive, c’est-à-dire dans leur sévérité pour des films qu’il m’arrive
de trouver défendables, mais alors même et le plus souvent, c’est
parce que je considère que l’œuvre dépasse son auteur (phéno-
mène qu’ils contestent et tiennent pour une contradiction critique).
En d’autres termes, nous différons sur l’appréciation des rap-
ports entre l’œuvre et le créateur, mais il n’est pas d’auteur dont
je regrette qu’il ait été, dans l’ensemble, défendu par les Cahiers,
même si je ne suis pas toujours d’accord sur les films qui ont servi
à cette illustration… J’ajoute enfin que si la politique des auteurs
me paraît avoir conduit ses supporters à plus d’une erreur parti-
culière, elle me paraît quant au résultat global, assez féconde pour
les justifier contre leurs détracteurs.

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Ce que Bazin, dans cette « querelle de famille », reproche


à la ligne Truffaut-Rohmer n’est pas de promouvoir des
auteurs, mais de se présenter comme une politique, c’est-
à-dire de proposer ce qu’il nomme avec ironie – en maniant
la controverse des « gallicistes » contre les « papistes » – le
« dogme de l’infaillibilité de l’auteur ». Pour contrer ce dogme,
Bazin, comme ses adversaires, puise d’abord dans un cor-
pus littéraire. Truffaut citait Giraudoux, Rohmer Paul Valéry,
Bazin déniche dans le Journal de Tolstoï une citation qui
relativise l’absolu de l’auteur : « Goethe ? Shakespeare ?
Tout ce qui est désigné de leurs noms est censé être bien,
et on se bat les flancs pour trouver de la beauté dans des
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choses bêtes, ratées, faussant ainsi le goût général. Tous ces
grands talents, les Goethe, les Shakespeare, les Beethoven,
les Michel-Ange, créaient, à côtés d’œuvres belles, des choses
non seulement médiocres, mais tout simplement affreuses. »
Bazin, contre le dogme de l’infaillibilité, veut réintroduire
un « jeu d’aléatoire entre l’œuvre et son auteur ». Cette trans-
parence absolue menant de l’une à l’autre, que défendent
Truffaut ou Rohmer, Bazin désire l’opacifier : entre l’œuvre et
l’auteur, il réintroduit le monde, le contexte de la conception
du film comme celui de sa réalité économique, sociale, histo-
rique. « Il faut certainement tenir l’évolution de l’art occiden-
tal vers une plus grande personnalisation pour un progrès,
écrit-il, un affinement de la culture, mais à condition que
cette individualisation vienne parachever la culture sans pré-
tendre la définir. L’ individu dépasse alors la société mais la
société est aussi d’abord en lui. Il n’y a donc pas de critique
totale du génie ou du talent qui ne fasse la part préalablement
des déterminismes sociaux, de la conjoncture historique, du
background technique qui les déterminent. » Toute l’analyse
de Bazin tient dans ces « mais », parfois soulignés par l’usage
des caractères italiques, autour desquels il équilibre et fait
pivoter chacune de ses phrases, de manière subtile et habile,
comme si le critique cherchait à inclure la position de l’autre
dans la sienne pour mieux s’en rapprocher, la comprendre,
et aussi s’en distinguer, la réfuter. Son art critique est dans
la nuance, tandis que celui de Truffaut tient dans le combat
et ses certitudes affirmées. L’ auteur de film existe donc bel et
bien, Bazin l’a défendu dans certains textes depuis le milieu
des années 1940, mais ne possède pas de « valeur absolue »,

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il ne peut pas être compris ni analysé uniquement à travers


ses films. Une tradition historique, une « sociologie de la pro-
duction », l’entourent et le déterminent. « Il s’ensuit », pour-
suit Bazin en usant, comme il aime à le faire, d’un registre
métaphorique, « que tout metteur en scène est embarqué sur
ce flot puissant et que son itinéraire artistique doit naturel-
lement se calculer en tenant compte du courant et non point
comme s’il naviguait à sa guise sur un lac tranquille ».
André Bazin, reprenant une des interrogations de
Truffaut lui-même, se demande alors : « Qu’est-ce qu’un
­
génie ? », puis répond immédiatement :
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Une certaine conjoncture entre des dons indiscutablement per-
sonnels et le moment historique. Dieu n’est pas artiste. Il n’existe
pas d’infaillibilité artistique. Par ailleurs, il existe des coups d’éclat
dans la production médiocre d’un auteur mineur, fruit précisément
d’une conjoncture heureuse, d’un moment d’équilibre précaire
entre un talent et un milieu… Et ce qui est vrai dans la littérature
l’est bien davantage au cinéma dans la mesure où cet art, dernier
venu, accélère et multiplie les facteurs d’évolution communs à tous
les autres. Dans ces conditions, il est normal que le génie brûle dix
fois plus vite et que l’auteur toujours en pleine possession de ses
moyens cesse d’être porté par la vague d’une conjoncture favorable.
[Bazin cite Stroheim, Gance, Welles,…] De rapides désadaptations
peuvent se produire entre le cinéaste et le cinéma qui réduisent du
même coup brutalement la valeur de ses œuvres. J’admire bien
sûr Monsieur Arkadin et j’y trouve les mêmes dons qu’en Citizen
Kane. Mais Citizen Kane ouvre un nouvel âge du cinéma américain
et Monsieur Arkadin n’est qu’un film de second plan.

Voici de quoi contrer l’hymne au génie des auteurs, tel que


les jeunes-turcs l’ont à de multiples reprises entonné, essen-
tiellement pour des raisons stratégiques et pour répondre
à des présupposés sur le déclin des artistes vieillissants : à
ces appels qui résonnent dans des titres restés fameux des
Cahiers du cinéma : « Génie de Howard Hawks » (Jacques
Rivette), « Aimer Fritz Lang » (François Truffaut), « Génie du
christianisme » (Éric Rohmer, à propos de Roberto ­Rossellini).
Bazin se tourne ensuite contre l’autre « dogme » de la
politique des auteurs, visant à reconstruire la continuité
d’une œuvre : le systématisme de l’amour et de la défense
de tous les films de l’auteur. De nouveau, le critique intro-
duit des nuances là où la règle auteuriste tendait à deve-
nir intangible, et même poussée jusqu’à la provocation par

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Truffaut légitimant l’œuvre globale et majeure par l’éloge


du film mineur. « Le drame n’est pas dans le vieillissement
des hommes, réplique Bazin, mais dans celui du cinéma : se
laissent dépasser par son évolution ceux qui ne savent pas
vieillir avec lui. D’où la possibilité d’une série d’échecs sans
qu’on doive pour autant aller jusqu’à l’effondrement complet,
sans qu’on doive pour autant supposer que le génie d’hier est
devenu imbécile. C’est seulement l’apparition d’une discor-
dance entre l’inspiration subjective du créateur et la conjonc-
ture objective du cinéma qui est en cause, et c’est ce que veut
ignorer la politique des auteurs. » Ainsi, pour Bazin – et cette
objection rappelle la violente polémique l’opposant à Georges
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Sadoul en 1950 sur le cinéma stalinien –, la politique des
auteurs conduit à un « culte esthétique de la personnalité ».
De même, le critique s’interroge sur le pouvoir des
« films exceptionnels », les bons films de cinéastes prolifiques
et médiocres, les films uniques d’auteurs d’une seule œuvre,
par exemple La Nuit du chasseur de Charles ­ Laughton.
À nouveau, la politique des auteurs lui semble incapable
d’appréhender, de comprendre, voire de repérer, celles qui
furent parfois les plus grandes œuvres de leur temps, préci-
sément parce qu’elles étaient exceptionnelles et échappaient
à la logique auteuriste. Sans parler d’une compréhension du
cinéma à travers les cinématographies nationales (Bazin est
très sensible au néoréalisme italien de l’après-guerre) ou les
grands genres (il est amateur et l’un des meilleurs analystes
du western, voire du film noir) – toutes approches du cinéma
que la politique des auteurs néglige, pourrait-on dire, par
définition.
Dans ce texte, André Bazin entreprend un éloge de la
nuance et de l’histoire. Il consacre certes la politique des
auteurs en légitimant ses jeunes amis critiques (pour leur
talent et leur savoir) et en valorisant la place de l’auteur au
centre de la mise en scène. Mais de cette inventivité critique
des jeunes-turcs, il conteste le systématisme et l’infaillibilité,
essentiels à leur « politique ». S’agissant de ces deux dogmes,
Bazin souligne une double faiblesse en regard de l’écriture
critique sur le cinéma : faiblesse théorique (on ne théorise
pas l’amour d’un auteur, on l’affirme), et faiblesse historique :
cette politique est incapable de rendre compte de l’évolution
d’un genre, du « vieillissement du cinéma », d’un contexte

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socio-économique qui expliquerait l’importance d’un film ou


d’un cinéma national à un moment donné.

Le cinéma va-t-il mourir ?


La meilleure réponse à la politique des auteurs et à ses
effets parfois dévastateurs sur la saisie historique et sociale
du cinéma, André Bazin l’avait cependant proposée en amont,
avant même son « invention » par François Truffaut. Il s’agit
tout simplement de considérer le cinéma comme un orga-
nisme vivant, évolutif, contextualisé, un corpus historique.
Bazin le fait brillamment dès l’été 1953, lorsqu’il s’interroge :
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« Le cinéma est-il mortel 8 ? » La principale plume critique
du temps, co-fondateur des Cahiers du cinéma, rédacteur
au Parisien libéré, chroniqueur à L’ Observateur, essayiste
à Esprit, dessine ici une « méditation » sur le cinéma, plus
exactement sur « la notion de l’évolution de la vie du cinéma »,
comme si le septième des arts était, autant qu’une simple
mécanique, un organe doué de vie et d’une réflexion propre.
Le contexte est particulier : en quelques années, Hol-
lywood vient de perdre près de la moitié de son public dans
les salles américaines, le cinéma se trouvant brutalement
concurrencé outre-Atlantique par la montée en puissance de
la télévision dans bien des foyers. Les principales majors de
l’industrie cinématographique tentent de répliquer et lancent,
pour reconquérir les regards, le cinémascope, le cinérama,
l’écran panoramique ou des films en 3D. Mais cela n’enraye
pas la baisse sévère et rapide du nombre de spectateurs,
suivie par celle de la production de films, au moins aussi
importante. Se repose alors d’urgence une question angois-
sante, dont s’empare le débat public puisqu’on la retrouve
en couverture de Paris Match trois semaines à peine avant la
parution du texte de Bazin, s’inscrivant en gros titre sous le
regard de braise de Marilyn Monroe, qui n’en peut mais : « Le
cinéma va-t-il disparaître 9 ? »

8. A. Bazin, « Le cinéma est-il mortel ? », L’ Observateur, 13 août


1953. Texte reproduit dans Trafic, n° 50, été 2004, p. 248-250, avec une
présentation d’Emmanuel Burdeau, p. 246-248.
9. « Le cinéma va-t-il disparaître ? », Paris Match, 18-25 juillet
1953.

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Bazin envisage sérieusement l’hypothèse, non comme


un scoop journalistique, mais tel un « jeu de l’esprit » inscrit
dans l’évolution générale des formes : lorsqu’une technologie
fait l’Histoire puis s’en efface. « Peut-être n’est-ce même que
par une illusion d’optique de l’Histoire, fugace comme le des-
sin d’une ombre par le soleil, que nous avons pu pendant
cinquante ans croire à l’existence du cinéma ? » Le cinéma
est mortel, donc, et va mourir, car il ne représenterait qu’un
stade particulier de l’évolution des « moyens de reproduction
mécaniques » du réel, qui ont leur origine au xixe siècle avec
la photographie et le phonographe, et dont la télévision serait
simplement l’évolution la plus récente, nouvelle technologie
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que le critique envisage même, à court terme, en couleurs
et en relief, ce qui détruirait illico les tentatives de résis-
tance du cinéma par le spectaculaire de la vision, le « grand
écran bigger than life » source d’une émotion indispensable
à l’homme. Une fois son temps passé, comme « la production
de betteraves chez les paysans français si le gouvernement ne
soutenait plus artificiellement le prix de l’alcool », le cinéma
disparaîtrait.
Au-delà d’une situation alarmante que Bazin envisage
avec une belle hauteur de vue, sans trancher entre optimisme
et pessimisme, donnant libre cours à une ironie joyeuse – un
« doute optimiste », dit-il –, le critique s’amuse à imaginer une
double réponse à la mort annoncée du cinéma. D’un côté,
un « retour aux sources populaires, au quasi-anonymat des
débuts du cinéma ». Ainsi, en cessant de prétendre à l’art,
peut-être le film retrouverait-il son véritable génie « qui n’est
pas celui des cinémas d’exclusivité, mais celui des bruyantes
salles populaires ». En regagnant sa pauvreté originelle, le
cinéma pourrait-il se sauver ? Bazin n’y croit guère, car il
n’entrevoit que « décadence » dans un cinéma qui ne subsis-
terait que sous des « formes larvaires », rabaissé au niveau
des comics de la grande presse américaine, c’est-à-dire « en
deçà de l’art ». L’ autre ressource du cinéma, au contraire,
serait d’assumer pleinement la maturité que lui a offerte la
critique – notamment – et de s’affirmer comme Art, de même
que les cinéastes comme Auteurs. « En attendant l’agonie du
cinéma, écrit Bazin en conclusion de sa rêverie, que faire
d’autre que de jouer à la balle au chasseur, je veux dire d’aller
au cinéma et de le traiter comme un art. » Quitte à accepter,

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comme le théâtre français est en train de le faire au début


des années 1950, les subventions d’un État « qui comprend,
en dépit des régimes et des ministres, qu’une nation sans
culture serait comme un pays mort ».
Une demi-douzaine d’années plus tard, le cinéma n’est
pas mort… Et comment s’est-il redressé de son agonie, du
moins en France ? En réunissant précisément les deux hypo-
thèses d’André Bazin, au moment où le critique, lui, dis-
paraît, emporté en 1958 par la leucémie. Le cinéma se fait
pauvre et affirme son statut d’œuvre d’art, ses films étant
réalisés par de jeunes auteurs, ceux qui, précisément, ont
inventé la politique des auteurs : un « Art pauvre », synthèse
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audacieuse qui porte la Nouvelle Vague et signe toutes ses
innovations formelles, pauvre et qui plus est subventionné !
Comme pour conférer un caractère quasi prophétique à
l’utopie bazinienne.

Antoine DE BAECQUE

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