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UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER

Michel Deguy

Éditions de Minuit | « Critique »

2009/4 n° 743 | pages 276 à 296


ISSN 0011-1600
ISBN 9782707320780
DOI 10.3917/criti.743.0276
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Un poète devant Heidegger
Peut-être est-il temps « pour moi » (ce qui veut dire ici, sans
outrecuidance, pour quelqu’un qui s’en est remis à la poésie)
de tenter de dire où la « génération » 1 (disons : quelques-uns
de ceux qui furent nourris à la philosophie et aux lettres, à la
lecture et à l’enseignement, à Paris en plein XXe siècle) en est
avec Heidegger. La lettre d’Élisabeth Rigal m’en donne l’occa-
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sion. L’occasion de distinguer maintenant, et, comme je l’ai
formulé ailleurs, à la fois fidèlement et palinodiquement, ce
que j’ai appris, cru comprendre, qui m’accompagna dans
l’expérience que le terme de poésie allègue ; et ce que je
délaisse, contourne, ou refuse. Est-elle « la pensée de ce
temps » ? Ou déjà, comme les immenses pensées dans la
bibliothèque (Augustin, Pascal, Spinoza, Nietzsche, cent
autres) rentre-t-elle dans le fonds du mémorable, du pensable
(zu-denkende 2) – sans plus couler torrentielle comme le grand
fleuve où on se plonge chaque jour aujourd’hui, deux ou cent
fois, lui le même, nous les nageurs fatigables...
Je voussoie un instant Élisabeth Rigal. Élisabeth, je ne
vais pas vous répondre point par point. Je trouve vos ques-
tions complètement pertinentes et intéressantes ; et chacune
mérite une réponse minutieuse, ajustée. D’autant plus
opportunes, relevantes et challengeantes (tiens ! je parle fran-
glais !) « pour moi », que je n’ai eu droit, du côté de la lecture
et de la critique, depuis plusieurs années, plusieurs livres, à
aucune attention sérieuse. Je vois par exemple que vous avez
lu, et interrogez, Le Sens de la visite (paru chez Stock en 2005)
qui n’avait fait l’objet que d’une petite note encadrée dans le
Magazine littéraire qui me concédait un talent « amusant ».
Passons. Ne passons pas. Je vous réponds. Et, point par

1. Je ne recours pas à cette notion approximative, mais d’usage


tellement courant, imposé, sans une suspicion intense, presque un
dégoût. Mais enfin... Au moins en ceci : ce qu’il s’agissait de faire-
passer, qui cherche à passer, qui ne passera peut-être pas, en tout
cas pas tel quel... à des contemporains en « espérance de vie » intéresse
deux ou trois générations par siècle.
2. Çà et là, je cite en allemand des emplois heideggériens.
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 277

point, va vous répondre, je prends plaisir extrême à l’annon-


cer, l’étude de Martin Rueff en 2009 chez Hermann 3.
En attendant, je me rapporte à l’ensemble de votre intérêt ;
je réponds dans et de et par l’ensemble. Aussi userai-je, ne
pourrai-je pas ne pas user, de simplification. Il me faut l’assu-
mer : dans une vue d’ensemble rétroactive et prospective, « en
première personne », c’est-à-dire fatalement et restrictivement
autobiographique, en « histoire de mes pensées ».
Dans un article récent, Didier Franck 4 part (et parle) du
« deuxième » Heidegger, celui qui, reconnaissant explicite-
ment l’échec de Sein und Zeit, commença « d’entrevoir un
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domaine jusqu’ici soustrait à la pensée, le domaine encore
inexpérimenté de la vérité de l’être – et non seulement de
l’étant » (p. 59). De ce « tournant » (Kehre) de la pensée quit-
tant l’analyse des existentiaux (c’est-à-dire de ce que préci-
sément notre existence de jeunes adultes recevait avidement
en pensée pour se comprendre – et, ne l’oublions pas, dans
le différend avec l’existentialisme 5 ; de ce tournant qui se
tournait dans l’élément de la langue, « tautologiquement »
comme on s’en étonnait aussitôt en marge des formules
fameuses (die Welt weltet, ou dis Sprache spricht, tellement
tautologiques qu’aucune traduction ne semblait pouvoir les
sortir du langage de leur langue, l’allemand), et qui se met-
tait en chemin (unterwegs) vers l’Ereignis (l’appropriation),
je ne pars pas. La deuxième partie de l’œuvre fait chambre
à part, pensoir à part, peut-être parce qu’elle tente néologi-
quement un nouveau dire en lui-même autrement poétique
que tout poème jamais publié. À moins que, plutôt, vu
depuis l’autre côté (l’autre « mont séparé ») : la poésie ne
s’occupe pas à penser, pris absolument, mais à penser-à :
une pensée phénoméno-logique qui s’écrase sur le monde et
s’en retire, ou recule, avec des secrets éclairants, des « illu-
minations » réservées.
Quant au mouvement que le verbe « se détourner lente-

3. « Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capi-


talisme culturel ».
4. « Le séjour du corps », Les Temps Modernes, no 650 (numéro
spécial consacré à Heidegger), paru en octobre 2008.
5. Comme par hasard : Sartre rejetait la poésie ; Heidegger
s’appuyait sur elle.
278 CRITIQUE

ment » suggère et qui pourrait caractériser mon assiduité


depuis le temps (éloigné) où je contribuais à l’effort de tra-
duire Heidegger 6, je dois en convenir d’emblée : ce qui est en
jeu ici est un mode du croire, dans la région de la confiance,
et la confiance a changé de régime.
L’élan qui nous porte vers une œuvre de vérité, nous atta-
chant à son approfondissement, nous faisant espérer son
développement et notre propre intelligence de celui-ci, sous
son influence aimée, est celui de la croyance. Cette croyance
– en son énonciateur – qui ne se confond nullement avec celle
du croire pris absolument, c’est-à-dire religieusement et pieu-
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sement – est l’éther de la pensée – comme Descartes en fait
l’épreuve au commencement de ses Méditations. Aucun « che-
min », aucun pas, aucune « méthode » ne procède si la méfiance
et l’incrédulité font le vide, asphyxiant la démarche. Or à quoi
faisait confiance, à quel ton, l’anticipation de la « réception »
qui accueillit, accueillait, et accueille la fécondité de son
audace ? Jusqu’à aujourd’hui, deux siècles après sa nais-
sance, c’est celui de l’annonce à nos oreilles où résonne tel ou
tel titre – par exemple « la dévastation et l’attente » 7 ; ou à ce
style des objurgations des années trente : « Jusques à quand,
Allemands, resterez-vous sourds à Hölderlin ? ! » Or la réponse
fut : toujours et pour toujours. Le ton, ramené au « familier »
qu’en percevait « en général » les contemporains, aura été celui
d’une espérance : « Seul un dieu peut nous sauver » – qui ne
passe pas pour un trait d’humour, ou de lucidité indirecte sur
la damnation (ce que pourtant la formule peut receler).
On (oui, « on ») se tournait vers cette pensée comme vers
une ressource, une « contrée énorme où tout se tait » (Apolli-
naire) encore, disais-je pour citer un poète, une « future
vigueur » (Rimbaud) ; un retour amont – puisque c’est ainsi
que l’entendit René Char. Comme si l’humanité (Dasein et
Volk) pouvait peut-être, à force d’endurance patiente en
Gelassenheit 8, s’en remettre, ou être remise, à une autre

6. Voir Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard (constamment


réimprimé, et encore en septembre 2008).
7. Paris, Gallimard, collection « L’Infini », 2005.
8. En traductions courantes : Être-là ; peuple ; sérénité. Et je
n’omets pas que le livre d’hommage à Jean Beaufret s’appela L’Endu-
rance de la pensée.
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 279

échéance, qu’à celle du déchaînement de la destruction, que


la déconstruction n’empêche ni ne retarde. Les termes
d’appropriation, ou réappropriation, entretenaient encore ce
que la dilection de l’authentique pouvait « faire espérer » au
temps de Sein und Zeit.
Parlant en ces termes, et à l’aide de ces citations poncifs,
je m’attarde, délibérément, dans la vulgarisation, dans le sou-
venir de la réception commune, historique, implacable, de
cette très difficile « philosophie » – et donc dans le malentendu
en quoi elle se renverse, comme auparavant celle de Nietzs-
che, et qui décide de son sort et de son influence. Le renfor-
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cent les deux postures, extrêmes, et ennemies mortelles l’une
de l’autre : la pure, hautaine, souriante, méprisante, des fer-
vents férus gardiens de la lettre 9, et celle des dénonciateurs
furieux assimilant Sein und Zeit à Mein Kampf (sic).
Je ne crois plus à l’Avent de ce vers quoi la Kehre se
retourne, nous retournant. Nous qui sommes dans l’Inferno,
nous avons lâché toute espérance. L’« homme », si quelque
chose de tel existe (et il est avéré ; c’est lui le sujet de dizaines
de phrases de l’article de Didier Franck que je mentionnais) ;
et on dirait qu’il existe de plus en plus, l’homme, et qu’il est
devenu tel, en cette phase de l’anthropomorphose, que la sen-
tence de La Lettre sur l’humanité que je préfère, et médite sou-
vent, à savoir « Il se s’agit pas principalement de l’homme », a
de moins en moins de « vérité pratique », car il s’agit de plus
en plus exclusivement de l’homme, qui refuse la terre, et le
monde de la terre. Il la quitte, tout simplement (si on peut
parler ainsi), ou l’envoie promener (la « désintègre » ; ou,
comme disait Lyotard, « se déterrestre »). Les humains tels
qu’ils sont (et il faut prendre en vue cette talité anthropologi-
que, historico-socio-politico-psychologiquement) ne se sou-
cient pas d’avoir perdu l’être. Ce à quoi ils tiennent, sans plus,
c’est de ne pas perdre la vie. Et ce désir le plus ardent, qui
entraîne la science depuis le XVIIe siècle, avoir la vie sauve,
emporte la perte de l’être. Et « en même temps », notons-le au

9. On fera un jour, à la suite de D. Janicaud, l’histoire de la


traduction en France : de la guerre des deux Être et Temps (Emmanuel
Martineau, hors commerce, 1985 ; François Vezin, Paris, Gallimard,
1986), de la rétention (jusqu’à ce jour) des Beiträge, de la chronologie
chaotique des parutions « dans le désordre », etc.
280 CRITIQUE

passage même si ce n’est pas mon affaire, la perte du cœur


sotériologique de la « foi » (sous les fièvres leurrantes de la reli-
giosité déchaînée), c’est-à-dire la mémoire de la sentence chré-
tienne capitale : « ceux qui veulent sauver leur vie la perdront ».
D’où en interlude, chère Élisabeth, cette narration, qui
ne se prend pas pour la prière sur l’acropole.

Je cherche un ton de chronique, de récitatif plutôt que


de récital, et baryton sombre plutôt que ténor léger. À reparler
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de poésie par surprise avec vous, ni en slam ni en jeux de
mots, en rapport avec l’été (solstice et verbe être) ; « poésie »
rappelée du fond de sa provenance (« Vieille Déméter mécon-
naissable au foyer de Céléos »). Pour renouer. J’appelle ça le
soleil et l’oubli.
La disposition poésie reçoit inspiration de tous côtés.
L’amour est une source principale. Ainsi l’amour de la
sagesse, ou philosophie. Cette puissante émotion peut-elle
accompagner, en pensée, par exemple ce motif mis au cœur
de la pensée philosophique par le Maître de Fribourg : l’oubli ?
Les Grecs appelaient thaumas le s’étonner reculant devant la
merveille et l’énigme, l’amas de splendeurs et l’intelligibilité
infinie de ce qu’il y a. Je voudrais, reprenant l’antienne, relier
à l’oubli la thaumaturgie poétique.
Hier soir nous avons, à l’angle finisterre de Tanger, là où
se disjoignent deux continents, détroit spacieux où s’enlacent
la mer d’Ulysse et le grand Océan, regardé longuement décli-
ner, rougir, se noyer, le soleil.
Dans la nuit et le demi-sommeil pensif, je (pour sténo-
graphier du pronom la pensée rêveuse et phraseuse, le voyage
psychique nocturne, désamarré, cosmique, que Dostoïevski
appelle « ridicule »), je, donc, pensai au soleil. Le stupéfiant et
démesuré « système » où les créatures terrestres, d’éons en
éons chauffées, glacées, ensommeillées, extralucides, doivent
de vivre et d’être.
L’oubli de l’être, c’est l’oubli du soleil. Quoi de plus clair
en effet que ceci : nous oublions le soleil. Parfois, un lever de
soleil pour notre vigie en loisir, ou une parure d’or des steppes
ou des Andes, ou multiplié en peinture par Van Gogh, ou en
mythes millénaires que nous morcelons – un fragment
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 281

d’Apollon, un accent de Racine ou de Valéry, « sacré soleil »


ou « faute éclatante » –, ou en leçon de Ponge, nous reconfie
à lui un instant. Mais l’idolâtrie des vacances (bronze-âge)
consomme l’oubli plutôt qu’il ne le rompt. Seule peut-être
l’astrophysique n’oublie pas le soleil : la science, héliotropi-
que, peut agrandir l’imagination et s’étonner dignement de
l’astre insensé père du sens de notre Caverne.
Que nous oublions (oubliions ?) l’être, pour l’entendre
entendons que nous oublions le soleil. Nous, non pas l’un ou
l’autre, celui qui y pensait un soir à Tanger, mais « les hom-
mes » en grégarités modernes, fourmillement d’espèces,
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Léviathan d’innombrables léviathans délétères dont les satel-
lites repèrent les fumants terriers nocifs, nous sommes, en
masses contemporaines, sortis de l’étonnement d’être au
soleil. Nulle place dans les affaires humaines, technologi-
ques, programmées – que parfois la mort interrompt du
silence de sa minute officielle – pour une oisive vénération de
soleil. Nous n’y sacrifions plus.
Oui, on peut oublier le soleil.

*
Je voudrais maintenant soumettre à l’épreuve de mon
entêtement poétique trois leitmotive (vous vous rappelez que
c’est le terme dont se sert Martin Heidegger pour recueillir le
« dit » hölderlinien), trois leit-motifs heideggériens parmi quel-
ques autres, bien sûr, et dans un ordre quelconque ici : le
quadriparti ; le peuple ; le monde (Vierung ; Volk ; Welt) afin
de – et en réponse à votre questionnement – mesurer « mon »
écart, ma « suspension de croyance » 10, le tour résolu, diffé-
rent, de l’expérience en poèmes possible aujourd’hui.

1. Le Quadriparti
Qu’est-ce que c’est le « quadrat » 11 ?
D’abord, et longtemps, ce fut la joie (la jouissance per-

10. Si je détourne la fameuse expression de Coleridge « A willing


suspension of disbelief ».
11. Nouvelle traduction proposée par D. Franck (Les Temps
Modernes, no 690).
282 CRITIQUE

suasive) de goûter, de déguster souvent, cette page 12, ce pur


morceau de prouesse pensive, presque une « intuition d’intel-
ligible » : la quadrature du monde (kosmos) : c’était donc la
montée à Ségeste, la belle vie, l’être-au-dehors païen, sous le
ciel, sur la terre, parmi les mortels, en guet des divins !
Maintenant j’interroge mon expérience : est-ce que,
quand je considère mon « cadre » (on parle comme ça aujour-
d’hui), le tour de mon cadran, de mon cadastre, disais-je
naguère 13, j’entre en rapport avec le ciel et les divins ? Ces
quatre choses, terre, ciel, mortel, divin, non pas objets mais
grandes choses, choses de choses, amas, choses de pensée
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et de livres aussi, dans leur entour de tableaux, de musique,
de lieux en (re)vision (« C’était Venise », dit Proust dans Le
Temps retrouvé), puis-je en parler, les phraser en position de
prédicats ? Qu’est-ce que j’entends par là ?
Terre et ciel, je ne les distingue plus : la terre vue du ciel,
le ciel sur la terre, terreciel mon « séjour ». Le « ciel », c’est le
fond ; le resserrement spacieux où l’arbre est le précurseur
sombre, ça fait un, et non pas deux ; pas de terre sans ciel,
c’est le diastème monde, le monde des éléments. Les célestes,
c’est nous, les terrestres, quand nous atterrissons :
L’aimé du soleil, l’autre côté des nuages
le pavement d’aucun oiseau,
quand il s’entrouvre
terre est au fond d’une perte qui regorge
le soleil y descend vertes échelles [...].
Mortels les « mortels » ? Oui. Les nus ; les nus les morts ;
ceux qui ne sont habillés ni aux enfers ni au paradis. Ceux
que les Allemands mettaient à nu immédiatement, parce que
la nudité, et collective, c’est la mort. Les nus sont déjà morts.
Ça fait un.
Maintenant « les divins »... Qui sont-ils ? Et qu’imagi-
nons-nous quand nous les rencontrons dans les livres ?
Il n’y a pas (il n’y a plus) « apparition du dieu ». Le divin,
c’est l’apparition. Rien d’autre. Mallarmé : « Ah ! Mon cher,
que le monde est divin ! »
Le divin, c’est le EN ceci de l’apparition ; en orage, en tau-

12. Dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, trad. Préau,


1962.
13. Fragment du cadastre, Paris, Gallimard, 1961.
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 283

reau, en vierge, en neige, « en beauté » : le vivace et le bel


aujourd’hui. Disons que la beauté est l’expérience de l’appa-
rition ; le beau, et le sublime, occupent la place du divin.
Beauté divine ! : les deux modes de l’apparition, de l’épiphanie.
L’apparition est donc différente de la perception. Percep-
tifs et perceptibles, nous le sommes sans pouvoir cesser. Mais
saisis par de l’apparition, et ressaisis par l’apparition de
l’apparition (« c’était Venise ! »), très rarement. Nul doute que
le dieu (les dieux, le divin) fondait « sur nous » en apparitions ;
mais le dieu a disparu – pour ne pas reparaître ; quand le
Grec (il n’était pas le seul) divinait un divin en veine dans le
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marbre, en œil bleu dans les nuages, en muscle gigantesque
de colline, en roulement de chariot, dans la mer, en cette
énorme rictus incandescent du Volcan réveillé. Dryden s’en
souvient dans le « géant arctique » du Roi Arthur ; ou les déco-
rateurs du XVIIe siècle en Hercules ou en éros fessus, voire
dans les jurons (« par Hercule ! »). Et la sculpture est la der-
nière à être encore capable de tricher ; la dernière à pouvoir
exciter encore la superstition humaine (si elle veut tricher,
justement ; la mauvaise sculpture, celle qui peut encore dres-
ser des géants sur les places, Staline ou Saddam... et tant
d’autres ; celle qui feint de poursuivre non la divination, mais
la divinisation ; par exemple ces derniers mois une tête dorée
de cinq mètres de haut défigurait les jardins du Luxembourg,
et qui ressemblait à Poutine !).
« Trop tard pour les dieux » ? Sans doute. Si nous parlons
encore au divin et des divins sans divinité), c’est que la poésie
a pris la place de la divination ; elle devine. Elle maintient la
figure en comme-si. Elle peut donner la parole à ce qui
« gémit » de ne pas l’avoir (si je puis emprunter ce verbe à Paul
de Tarse, ému par « la création qui gémit »). L’imagination
montre l’exemple ; l’exemple fait voir. L’imagination trans-
porte 14, elle transporte l’exemplarité saisie à même les cho-
ses, à d’autres, sur d’autres, elle « généralise ». Un mode de
croyance, sans aucune crédulité.
Tous les dieux étaient devenus un ; « monothéisme ».
Le fut celui qui dit « c’est moi ; via, veritas et vita ». Un
homme pouvait-il dire cela ?! Quelques autres le crurent
– « crurent en lui » : « Il est venu parmi les siens, et les siens

14. Dante : « O imaginativa... »


284 CRITIQUE

ne l’ont pas reçu ». Les siens, c’était ce qu’on appelait « le peu-


ple ». Tel est le fait : que le dieu soit « des nôtres » aura été
impossible.
Résultat : si le ciel est terrestre ; si les divins ne sont plus
d’expérience, il reste deux, la terre et les morts. Le quadrat
ne nous écartèle plus.
Un exemple :
(Dictée de la nuit du 24-25 octobre 2008)
L’univers appartient au monde
Il est le fond du monde.
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L’âme est immortelle ? Mais il n’y a pas âme.
L’union de l’âme et du corps ? Simple à répondre :
comme il n’y a qu’un, il n’y a pas union.
Mais d’où vient la croyance ?
« Nous fumes deux je le maintiens ».
Non toi et moi, mais je et moi.
Le poétique est aussi là pour éprouver
ce que la pensée tient : la quadrature du monde.
Est-ce que le quadrat tient ?
Terre et ciel ça ne fait plus deux, mais un :
la terre vue du ciel le ciel de la terre, terreciel.
Les « mortels » ? oui. Les nus les morts
ceux qui ne sont pas habillés
en enfer ni au paradis
Les nus sont déjà morts.
Le divin ? C’est devenu l’apparition.
Il y a apparition, non plus « du dieu ».
Restent deux.

2. Volk
Le premier Heidegger, c’est cet immense corpus, le plus
lu en philosophie au milieu du siècle dernier, et dans la
séquence deux fois aléatoire des traductions en français,
sans fidélité chronologique et au hasard des traducteurs ; où
nous avons appris, et grâce à des médiateurs tels Jean Beau-
fret ou Birault 15, à lire « l’historialité », les époques « méta-

15. Et je n’oublie pas, pour ce qui touche à mes propres souve-


nirs, les scènes de la rencontre avec le penseur en Maître ; le cérémo-
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 285

physiques » de la subjectivité, jusqu’à l’âge de la technique


(dont j’appelle culturel le déploiement mondial en cours), le
surmontement (Überwindung) de la métaphysique, la décons-
truction qui la diffère (im)patiemment (« Trop tard pour les
dieux, trop tôt pour l’être »).
L’« étudiant » – qui fut le discipulus des Dialogues
d’Augustin, et jusqu’au Gelehrte de ceux de Heidegger – est
celui qui reçoit un geste testamentaire de Maître. Sa tâche
est d’herméneutique ; il a à transmettre l’heuristique du Maî-
tre, cette « promesse » toujours cryptée qu’il « interprète » pour
la génération des sur-vivants, celle qui ne passera pas, nous
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dit la péricope, sans que... les choses ne s’accomplissent. Puis
la vingtaine d’années suivante fut celle de l’équivoque chan-
gée en conflit. En quoi consistait la faute... De la bêtise
(Dummheit) à l’erreur ou au crime, le curseur hésitait, parmi
les défenseurs et les procureurs ? En situer rétrospective-
ment la gésine, en pressentir la possibilité dans les textes
mêmes est difficile – difficulté augmentée, pour ne pas dire
causée, par l’inaccessibilité des cours indispensables à cette
tâche, où « l’hésitation » s’entend. Nommément, bel exemple,
ce cours tenu en été 1934, juste après la démission du Rec-
torat, où sont perceptibles et le contexte de l’événement hitlé-
rien et le tâtonnement de la pensée cherchant l’être du Volk.
Que ce volume (le 38 de la Grande Édition) ne paraisse que
maintenant est stupéfiant, eu égard à la violence du conten-
tieux.
Je cherche à « comprendre » ce qui « a bien pu se passer »,
sur le fond d’une gigantomachie intellectuelle, et non pas
comme un « épisode du malentendu regrettable ». Il y a gigan-
tomachie parce qu’il y a trouble de diplopie plus ou moins
constitutive sur les deux modes, les deux natures (eût-on dit
jadis) de l’humanité (ou non). Entre les deux Dasein, le mien
(Jemeinig) et celui du peuple (Volk), l’articulation, le régime
de la trans-substantiation, fait mystère. L’humanité est une
substance à deux modes, dirais-je dans l’autre vocabulaire,
celui du dualisme « métaphysique », voire en deux substan-
ces : individuelle, quand l’homme est un-par-un ; et grégaire,
quand elle est au pluriel, en multitude ou masses. Individua-

nial de la présence de Martin Heidegger en chair et en os de plus grand


penseur des temps ; au Thor, par exemple, pour les séminaires.
286 CRITIQUE

lité « subjective » et grégarité « collective » ne sont pas des


caractères secondaires, des prédicats accidentels descripti-
bles selon l’occasion.
Quant à la grégarité, il ne s’agit pas seulement de
l’ensemble démographique ou Grand Nombre des humains,
mais des sous-ensembles multiples, types de multitudes col-
lectivement assignables, « peuples » singuliers, ou masses, ou
sociétés de toute sorte à chaque fois, entre elles hétérogènes,
comme autant de « Léviathans » que séparent les « barrières »
spécifiques. Et l’on sait combien, dans le discernement de ces
grands ensembles, la « race » tenta de jouer un rôle de critère
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« scientifique ».
Nulle anthropologie, nulle « psychologie des foules », nulle
« théorie sacrificielle », ou que sais-je, nulle sociologie chez
Heidegger pour documenter, accompagner, exemplifier, en
quelque façon, la pensée de la différence des deux Dasein,
entre lesquels le seul Poète (Hölderlin), voix du peuple, faisait
médiation... Mais aussi la Führung d’un Führer, fondateur de
la Vérité en Cité, instaurateur de la grandeur d’un commen-
cement en Peuple. Le rapport de Heidegger au Peuple (Volk) et
à son peuple peut nous apparaître comme une croyance, aux
profondes racines superstitieuses, si le mot peut être rechargé
de tout le sérieux étymologique. La croyance en le « miracle
grec » – quand le savoir avec tous ses savoirs historiques sait
que, là comme ailleurs, il n’y a pas de miracle. Une pensée
minutieuse, radicale, historiale mais historienne, ontologique
et politique, du peuple (du Dasein Volk) manque, qui soit
secourable aujourd’hui – après le cataclysme causé précisé-
ment par la superstition raciale-ethnique idolâtre du Chef.
Il nous reste sur les bras, les bras de la pensée, les deux
modes de l’humanité, à discerner, à décrire, à articuler, à
penser – à vivre : l’individuant et le multitudinaire.
Les philosophèmes Peuple (Volk) et Authenticité sont
obsolètes. Cet aparté brutal veut dire qu’en ce qui me
concerne, il n’y a plus de croyance en leur « future vigueur » ;
le désir manque de continuer à « philosopher » dans cette
direction... Restent deux modes d’être, siglés H1 (l’homme en
solitude) et H2 (l’homme en foule) ; et leur articulation, énig-
matique et implacable.
Il y a deux « acteurs » de l’Histoire : les individus, à
l’échelle des décisions, des biographies. Le pouvoir est tou-
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 287

jours personnel. D’autre part les multitudes (seul sujet de


l’Histoire pour A. Negri) ; les grégarités, les collectifs ; que le
« chef » interpelle par leurs noms propres : Français ! ...
Deux échelles, deux séquences parallèles et enchevêtrées,
irréductibles l’une à l’autre et indivises. La première où
« intervient » la liberté, et son ce-n’était-pas-écrit. L’autre, la
nécessité, que les sciences distinguent, fibrillent, analysent,
en rationalisable où les « ruses » (Hegel) ont remplacé la cause
finale... Les biographies reconstituent l’intrigue de celles-là
(les libertés) ; les « disciplines » scientifiques se disputent au
sujet des causalités prédominantes en celle-ci : Démogra-
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phie ? Statistique ? Économétrie ? Sociologie ? « Psychologies
des foules »... ? Deux familles d’historiens s’affrontent, preuve
que les deux échelles coexistent. Hypostasier, prosopopéïfier,
l’échelle des grands nombres fait une fable. Mais on ne sau-
rait y renoncer – la « démo-cratie » du « suffrage universel » est
un moyen de faire apparaître (phénoménaliser) le démos. De
nos jours le sondage suscite plutôt « les gens », unité fictive
de leur pluriel innombrable.
Le premier porte en lui son mourir (zum Tode), le second
fait marcher sa survie, son « éternité », à la mort des autres :
un « mouvement perpétuel » (ou principe de conservation
identitaire, ou...) qui fonctionne à la haine des autres, donc
à la guerre. Il n’y a pas plus de peuples que de dieux – mais
pas moins. On appelle populisme ce qui reste de la croyance
au Peuple. Les socialistes, en panne de théorie, accommodent
sur, et s’accommodent de, les gens, optimisés en « les vraies
gens » – une enseigne de grand magasin peut-être ?
Quel liant peut bien, historiquement sinon historiale-
ment, changer une « multitude » (Negri) en « peuple » ?
Réponse, plus rousseauiste ou péguyste que métaphysique :
la pauvreté ; un sort commun rassemblant la multiplicité
éparse en une communauté partageant le temps ; le liant du
lien... c’est le dénuement. La richesse (Richesse des Nations ;
bien-être généralisé ; Welfarestate) fait les individus, elle
sépare ; elle entraîne la lutte de tous contre tous. Il n’y a que
l’ultralibéral pour croire qu’« il y en aura pour tous »... La terre
y passera – énergie calculable (« Rechnenbarkeit » de la « Tech-
nick ») au service de l’omnipotente convoitise de chaque-un.

*
288 CRITIQUE

Je reprends ma fable, en interlude 16 : que nous montre-


rait une grande œuvre populaire, non populiste, faite avec le
dénuement humain, et certes pas moralisatrice, mais non
démoralisante c’est-à-dire profondément écophile (pour ris-
quer un néologisme assez plat qui conduise la pensée de
« l’habiter poétiquement la terre »), la pensée tendre et radi-
cale qui aime et protège le monde de la terre ?
Elle montrerait l’humanité innombrable, pauvre, asser-
vie, errante, heureuse sur la terre, sans ressource dans
l’immense ressource ; et qu’il n’y aura pas d’autre histoire que
d’amour à quelques êtres à la fois, « perdus dans la foule » sans
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cesse augmentée, et que dans le meilleur des cas « l’homme »
vivra dans des huttes de parpaing, les « huttes » de Hölderlin
mais avec électricité, dont le seuil est celui de la pauvreté hos-
pitalière ; homme orphelin, dur et compassionné, indifférent
à la politique, dans l’abstention générale, méfiant et généreux,
infime et racontable : dont la vie peut faire une histoire.

3. Du Monde
Où en sommes-nous avec le monde ? Ici je vais reprendre
d’un trait ce que Heidegger nous donnait à penser du monde
(Welt) dans sa différence avec le « monde ambiant » (Umwelt).
En résumé anticipateur : l’Umwelt a occulté le Welt. Et si la
poésie (l’exercice de poésie, comme disait Valéry) pouvait
contribuer à lutter contre cet obscurcissement...
Il y a toujours eu deux mondes – et là encore c’est la
question de leur articulation qui fait rage : de la différence
platonicienne enthadé (ici), èkeï (là-bas), à la chrétienne, « ici-
bas – au-delà » ; ou révolutionnaire, entre un monde d’oppres-
sion, de misère, et un monde meilleur, voire un meilleur des
mondes, demain ; et enfin, à notre binôme « mondialisation
versus altermondialisme ».
Que la version des deux mondes soit prise dans l’opinion,
le journalisme et l’essayisme, ou rigoureusement traitée en
« philosophie », c’est bien du seul et même monde que nous
parlons, où la « difficulté d’être » (Fontenelle) se fait sentir ; où
le poète énonce le « dict » que le penseur « situera » (erörtert) :
l’âme est en vérité chose étrange sur la terre (Trakl).

16. La Raison poétique, Paris, Galilée, coll. « La Philosophie en


effet », 2000, p. 214.
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 289

Pourquoi Heidegger a-t-il toujours déprécié l’emploi du


syntagme de Welt-Anschaung (« vision du monde »), de plus
en plus en usage (sous diverses synonymies) ainsi que l’attes-
tent les débats en dernier recours aujourd’hui sur le « choc
des civilisations » ou « la fin de l’Histoire » ? Welt-anschaung
n’est pas à la hauteur de Welt. On conçoit trop court, à rap-
porter le Welt à ce qui en est déterminé « culturellement » ; et
à traduire Umwelt par environnement. Le salut du monde ne
passe pas par l’environnement. « Seul un dieu... » ? Il ne s’agit
pas principalement de l’homme ; en quoi la tautologie insiste :
c’est le monde qui mondoie (weltet) tandis que la parole parle
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(die Sprache spricht). J’allais dire seuls de leur côté. Mais
alors que peut faire la poésie ?
Me voici en panne : d’un côté le radicalisme d’une réso-
lution fidèle à la pensée de l’épochalité de la technique, et
donc à la manœuvre pour interpréter l’âge du culturel comme
sa phase ultime ; et de l’autre une « énergie du désespoir »
pour continuer la poétique par tous les moyens, c’est-à-dire
maintenir malgré la déposition ou profanation du « Quadri-
parti », une mise en œuvre poétique laborieuse (c’est-à-dire
loquace) de l’origine de l’art...
Je repars à l’examen du duel Welt-Umwelt.
L’animalité est enclose en son Umwelt. En grec : êthos,
un « monde », sans doute, et pourquoi pas spacieux ; où sa
vie spécifique est confinée. On se rappelle les pages où Hei-
degger commente la fameuse étude d’Uxkühl sur la tique,
« pauvre en monde » s’il en est. Pauvre tique, et l’exemple
était bien choisi. Si je rapproche ces pages de celles où le
penseur glose l’aphorisme héraclitéen (êthos anthropô daï-
môn), traduit en français par « son êthos, pour l’homme, c’est
le démonique », je résume : la tique est éthique. Mais pas
l’homme. Ou, disons, pas d’éthologie humaine : le Welt n’est
pas l’Umwelt, ni celui de la tique, ni d’aucun « animal ».
L’homme est riche en monde. « Humanité », il se mit à y en
avoir pour une hominisation, ou anthropomorphose, qui
dégagea (combien de millénaires ?) l’animal homo de son
Umwelt. On voit le résultat 17 – « inquiétant » si on se réfère

17. Je relève ce titre amusant dans la librairie de nos jours :


L’humanité disparaîtra, bon débarras ! (Yves Paccalet, Paris, Arthaud,
coll. « Essai Écologie », 2006).
290 CRITIQUE

maintenant à la lecture que fait le même Heidegger du démo-


nique chez Sophocle.
Qu’est-ce qui nous donne à penser qu’homo est sorti de
son Umwelt ? En d’autres termes, comment répondre à la
question de la différence entre l’animalité et l’humanité ?
Je réponds par le poème : celui de Leopardi : c’est l’infini.
« Toujours j’aimai cette colline solitaire [...] J’imagine d’inter-
minables espaces au-delà [...] Dans cette immensité s’abolit
ma pensée / Et naufrager m’est doux dans cette mer ».
« Infini », le Welt n’est pas un Umwelt élargi. Cependant
que (et voici le plus difficile à comprendre pour « nous », les
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avancés du XXIe siècle) la finition technologique de l’humanité
« prothétique, robotique » ne devrait pas l’arracher à la fini-
tude, que seul l’art, c’est-à-dire la Dichtung, fait entendre.
La poésie – et l’art en général – sont là, en tout cas ont
été là (et peut-être ne seront plus, c’est la nouvelle inquiétude)
pour pratiquer, et repratiquer, le détachement (la différence
par l’infini), pour retourner l’homme à l’infini, réopérer
l’ouverture (en termes heideggeriens), si on se rappelle bien
que pour le philosophe l’ouvert n’est pas le séjour de l’animal,
n’est pas cet Offene où Rilke, lui, voyait l’animal s’extasier...
La poésie, donc, pour le rappeler à son ouverture, ou « gran-
deur », si on veut l’appeler ainsi ; en lui rouvrant son déta-
chement attachant à l’être, certes pas primitif mais primor-
dial. Commémorer l’ouverture à l’infini, et en réopérer le sens
(Leopardi), contre les refermetures, contre « l’oubli ».
Où en sommes-nous de cette histoire ? À l’époque de la
Technique. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que l’humanité
prend possession de son Welt comme Umwelt... « Mondia-
lisé », devenu worldwide, c’est-à-dire comme séjour, écou-
mène, de son espèce... espèce d’Umwelt de tous les Umwelt,
qui du coup menace, ravage, dévaste (ou préserve, cela
revient au même) les Umwelt de toutes les « autres espèces »,
éléphants ou anchois. Il se les est appropriés. Si « l’homme
est un animal » aujourd’hui, c’est en retournant à une anima-
lité triomphante (par le cerveau) qui accapare « l’Univers »
comme son monde, monde de tous les mondes. Manpower.
L’américanthrope (appelons-le comme ça, si vous voulez bien)
érigé en prototype, en image de la marque humanité, est cet
homo ultracontemporain qui a décidé (en Amérique, il le pro-
clame par la bouche de ses Présidents) que son « mode de
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 291

vie », son standard, autrement dit son Umwelt, « n’était pas


négociable » : Umwelt économique mondialisé, humaniste.
Superman est chez lui.
J’entends l’objection, par les grandes religions. Je donne
mon estimation, mon résumé de « nihilisme » : « Dieu est
mort », ça veut dire que la religion n’y peut plus rien. Ailleurs,
j’ai cru pouvoir le décrire. Ici ce serait beaucoup trop long.
Mais regarde-les ! Ils sont riches ! La satisfaction inouïe
de vivre possessivement, en gros animal dominant définitive-
ment l’Umwelt, maître des éléments, des espèces, du très
lointain comme du très proche, de fond (océanique) en comble
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(cosmonautique) à toute échelle. Toutes les eaux sont terri-
toriales ; le drapeau est planté sur la lune (qui fut de Leo-
pardi) ; les plantigrades sont bagués, les oiseaux ont des
puces électroniques, les poissons sont comptés. L’infini est
stocké. La Recherche, avait bien dit Primo Lévi, est le fatum
de l’humanité.
Comme si l’homme relevait enfin de l’éthologie ! Voici
l’humanité amenée à un Umwelt fait de tous les autres, assu-
jettis et communiquants. Remise à l’animalité éthologique par
son grand âge technologique. D’une certaine manière surhu-
manisée et immortalisée – pas du tout comme le pensèrent les
penseurs.
Est-ce que « l’écologie », annonciatrice de « fin du monde »,
peut rappeler l’homme, l’homme métaphysique, l’homme
transcendantal, l’homme en Dasein, à son infini léopardien ?
L’Univers n’est pas ton Umwelt, tu es fait pour la pensée et
pour mourir...

*
Qu’est-ce que juger ?
Les hommes affrontés en parties adverses s’en étaient
remis au « jugement de Dieu », pour décider (de) qui (de) quoi ;
qui était quoi ou qui. Il n’y a plus de jugement de Dieu. Le
juger humain – « à la fin des fins » en toute question, c’est son
entéléchie (acte de sa puissance, ou faculté, selon sa fin)
affronte le choix, la décision dans l’indécidable : « de deux
choses l’une », dit le parler vernaculaire. Est-ce la même, ou
pas la même ? Est-ce que ça a à voir, ou est-ce que ça n’a
« rien à voir » ? Le rapprochement risque un même, une homo-
logie sous l’invention d’un homologue.
292 CRITIQUE

Socrate repousse, réfute les « témoins » qu’on lui amène,


c’est-à-dire les exemples qui répondent à sa question tournée
vers l’idée. Ceci est juste, lui dit-on. Et Socrate lui montre par
où un autre exemple (ou cas) du même type que le proposé
dans la réponse contredit la croyance qui l’exhibait en preuve.
Ce n’est jamais le bon exemple. On dirait que c’est la même
chose et ce n’est pas la même chose.
La méthode poétique procède aussi par exemples. D’une
certaine façon tout exemple est petit : trop petit... s’il n’est
saisi (choisi) comme « montrant le tout » ; non pas donc dans
une connexion avec d’autres en série « métonymique », mais
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sur l’axe symbolique 18, vertical (ou « métaphorique », mé-
connu et diffamé par le « structuralisme »). La partie donne
(sur) le tout – qui donne la partie. C’est comme ça que ça a
lieu, dit l’exemple, et vous allez voir – si vous faites attention
au voyant, qui n’est pas le visionnaire, mais le signal lumi-
neux (oui, la lettre) qui (s’)éclaire. En généralisant : la « fonc-
tion poétique » de la pensée est fonction parabolique, ou allé-
gorique. Dont l’axiome s’écrit : nous sommes (Da-sein) ce
comme-quoi nous sommes. En langage de religion, à déposer
(ou « profaner » pour son emploi) : « Le royaume est semblable
[...] ». Le Royaume s’appelle maintenant le monde. Le monde
est-en-étant-semblable-à – à cette configuration déterminée
comme quoi il est. Le monde gagne la compréhension de son
être, ce-comme-quoi-il-est, en donnant lieu à la configuration
de cette semblance. C’est l’exemple en comparaison qui
donne lieu (active et révèle) le schématisme logique de l’ima-
gination selon quoi nous connaissons 19.
L’insistance sur la création, en âge culturel (et en effet le
discours « médiatique » multiforme qui déploie le milieu où
s’exposent toujours les « arts » comme l’air la colombe de Kant
parle de leur « production » en termes de création, « l’artiste
est un créateur ») manifeste que le vouloir propre à tels « créa-

18. Baudelaire : « Dans certains état d’âme presque surnaturels,


la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle si ordi-
naire soit-il qu’on a sous les yeux : il en devient le symbole ».
19. Il serait bien ici de chercher appui chez Blumenberg (passim)
d’une part ; et d’autre part de questionner la paradigmatique d’Agam-
ben, résumée dans sa théorie des signatures qui attribue à Foucault
ce dont je crédite la poétique en général.
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 293

teurs » est d’ajouter quelque chose, plutôt en tant qu’objet,


par exemple une « installation », à ce qui est : projet plastique
auquel les techniques omniscientes et patentes de la Tech-
nique offrent une carrière illimitée. Autrement dit que le souci
principal n’est plus de vérité. Si, cependant, c’est le désir de
vérité qui l’emporte et continue chez certains à donner son
sens à une tâche principale, « poétique continuée par tous les
moyens », et toujours dans l’élément du logos de la « logicité »
d’une langue naturelle, tâche de vérité en littérature, y
incluse la poésie 20, c’est celle de dire, soit de tenir en paroles
d’une langue des propositions qui parlent à d’« autres » de ce
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qui est en vérité. Brièvement, la vérité s’énonce en jugements,
dans le double sens de la grammaticalité de phrases intelli-
gibles, même si elles couvent leur secret, et de décisions au
sujet du sens, en excès même sur les significations, c’est-
à-dire de préférer tel énoncé à tel autre.
Je vais reprendre le motif « philosophie et poésie », celui
de leur différence, par le commencement, cherchant à carac-
tériser celle-ci par une technê propre à chacune.
Je repars du jugement, et vais distinguer la démarche
socratique et la poétique – les « méthodes ».
Qu’est-ce que juger ?
L’opération poétique est celle d’un jugement synthétique,
c’est-à-dire qui ajointe deux termes relatifs à un état-de-cho-
ses, ou « circonstance », a posteriori, i.e. dans l’expérience ;
d’où le syntagme d’« empirisme perçant » dont j’aime me ser-
vir. Le « je pense doit pouvoir accompagner toutes les repré-
sentations », disait Kant : en effet il le peut, dans le cas, et le
sujet auteur se pose en « je lyrique ».
La question kantienne était celle du juger synthétique a
priori ; son invention, celle d’une « logique transcendantale »
comme milieu de synthèse a priori, constitutive de la subjec-
tivité ordonnée à son corrélat d’objectivité, mais pas imputa-

20. La notion de littérature ne s’inscrit dans le texte heideggerien


qu’en acception péjorative (voir en particulier le texte prononcé le
24 février 1951 à Bühlerhoe – cf. La Revue de poésie no 90, 1964). Et
il y a certes de bonnes raisons à cela, puisque le mot en vient même
à désigner couramment les prospectus d’une salle d’attente. Mais bien
entendu nous prenons la littérature pour le meilleur où la distinction
prose/poésie, pour être essentielle, n’en est pas moins subordonnée.
294 CRITIQUE

ble à, ni dépendante de, quelque opération consciente trem-


pée de psychologie. La représentation n’a pas à être subjective
au sens trivial (la mienne, privément) pour pouvoir être
mienne.
Maintenant la copule du jugement, le médiateur de la
relation des deux termes – S et P, dit-on pour simplifier, dans
la « prédication » – est le « synthétiseur » être. Appelons « poé-
tique » le jugement dont la copule est en être-comme. « A
est-comme B » serait la formule simplifiée du principe d’iden-
tification. La synthèse, ni a priori ni a posteriori au sens trivial
d’« après-coup », mais sur le coup, dans le coup, dans l’élé-
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ment de la logicité langagière.
Jeu de l’identité et de la différence ; non qu’il s’agisse de
répartir celle-ci, la différence, de ce côté, et l’identité ou
mêmeté, de l’autre (souvent, on le fait banalement en diffé-
renciant des « traits en communs » et des « traits non
communs ») 21. Mais du jeu de l’identification et de l’altéra-
tion, réversiblement, ensemble. L’autre dans le même, le
même avec l’autre, dans la prise sur le vif. Jeu de la tautologie
et de l’homologie, ai-je proposé – et j’y reviens. Et non pas
pour une synthèse a priori « vide », c’est-à-dire se reformant
en synthèse « pure », comme une pince qui ne saisit rien, mais
opérant sur le fait, à même le divers, recueillant (« rappro-
chant ») un ensemble faisant figure, qui se prend à cette
ouverture du compas verbal (compas-raison).
Porter à nouveaux frais une attention minutieuse à la
différence de la méthode par exemplarité, au commencement
philosophique, i.e. socratique, d’une part, et d’autre part
dans l’opération poétique par voyance des voyants de l’autre.
Les paradigmes de la paradigmacité sont différents : Socrate
ne s’y prend pas comme Baudelaire (entre autres).

21. On le lit encore chez Proust, dans la page fameuse du Temps


retrouvé, où il isole « l’essence » de la temporalité circonstancielle dans
les termes de l’épistémologie du XIXe siècle, ceux de « l’induction »,
comme s’il s’agissait d’avoir isolé « quelque chose qui, commun à la
fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel que [...] »
(Paris, Éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome III, éd.
1957, p. 872).
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER 295

La mutation en cours, qui tente une sortie hors de la


logicité vernaculaire, demande une lucidité spécifiquement
littéraire, ouvrage d’écriture poétique. La mutation est
constatable : par exemples. Je propose donc celui-ci, pour la
faire entrevoir :
L’image, l’imagerie, a changé de nature. Elle tend à se
passer précisément de logicité. L’image, de part en part tech-
nologique, screenisée, et en constant perfectionnement », est
« ce que nous attendons sur nos écrans ». Telle est sa haute
définition. Le visible est ce que vous découvrez « à l’écran »
pour « le vivre en direct ». Oui, nous sommes environnés. Par
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quoi ? Entourés, en tout point de notre habitacle, par les
écrans. C’est l’Umwelt qui a dévoré le Welt. Ainsi la vraie vie
est-elle présente, et par là elle croit avoir entendu le sens de
la malédiction rimbaldienne et lui répondre, la conjurer
enfin !
Le à-vivre-en-direct-dans-un-instant-sur-votre-écran « com-
me si vous y étiez » abolit le vous-n’y-êtes-pas. Le régime
publicitaire incessant est un régime de non-vérité féerique,
de ni-vrai-ni-faux qui repousse hors de la sphère du langage
la paradoxalité assumée qui en était la vérité, aporétique. La
stimulation de l’autisme de convoitise consommatoire en
général (« Je le vaux bien ») neutralise la crainte de la « ten-
tation » qui avait été le ressort séculaire de la morale chré-
tienne. La régression de la sensibilité au sensoriel et au cor-
porel (« Réveillez l’animal qui dort en vous » est l’une de ses
plus récentes pub) renverse les espoirs freudiens en la subli-
mation.
Un « Grenelle de l’environnement » ne changera rien à tel
système. Encore un exemple : quatre milliards d’humains
attendent leur automobile. Et tous les dimanches matin la
« Formule 1 » installe son show archaïque et grotesque – qu’il
y aurait urgence à arrêter immédiatement. Suppression de la
publicité ? Même Bernard Stiegler n’y prétend pas. C’est moi
qui m’arrête – presque ; bien décidé à poursuivre la poétique,
mais sans croire qu’une trans-mutation pourrait inverser la
mutation. Il y faudrait en effet une réinvention, entièrement
novatrice, de la transcendance.
Appelons catastrophe « l’imminent, le menaçant, le
dévastant ». La catastrophe réelle menace, que je proposai de
nommer géocide : ruée de désastres, migrations désespérées,
296 CRITIQUE

chaos climatique, famines, pandémies, terrorismes, narco-


économie, guerres ultramodernes, ravages chimiques, exter-
mination des espèces, insurrections, tueries génocidaires,
tortures « justifiées » – tout ce que nous savez, et la combi-
naison de ces maux. Tel de ces fléaux peut servir de métony-
mie allégorique (« déluge »...) ; et, bien sûr, à chaque exemple
l’objecteur peut rétorquer « Mais non ! Ce n’est pas si fré-
quent, etc. ». La catastrophe en cours est l’événement, ce que
chacun envisage, et qui, ayant lieu, « va avoir lieu », univer-
sellement. Appelons-la, pourquoi pas, même si ce nom fait
synecdoque, « capitalisme mondialisé », ou mondialisation
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239)

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capitaliste : mutation alléguée ici sous son aspect économico-
social géopolitique. Et puisque « l’Amérique » est le nom pro-
pre, et l’image (au sens hégémonique actuel = image de mar-
que), c’est l’Amérique, soleil couchant à l’Occident, qui nous
montre l’inviabilité du nouveau type humain.
La catastrophe requerrait une disposition nouvelle à la
mesure : une metanoïa qui oriente et gère le tournant, ce
tournant-là ; une conversio, conversion radicale qui, pensée
littéralement (c’est-à-dire en esprit) serait éco-logique. Non
pas « environnementaliste », car le monde n’est pas notre
environnement ; ni « monde ambiant » ; mais mondiale au
sens philosophique : il y va du monde. Et la mondialisation
en sa routinière acception journalistique dans le boniment
de la communication mondiale, est un des noms du cours
fatal même. Seul un changement de l’humain « peut nous
sauver ». Mais pas « un par un », ce qui fut l’espérance soté-
riologique de la fable du « bon grain et de l’ivraie » ; ou du seul
Juste qui sauverait la ville. Et quand à la totalité d’un coup,
à l’autre échelle, c’est ce qui ne peut avoir lieu. La conversion
dont il s’agirait, nullement religieuse, mais mondaine au sens
philosophique, « laïque », profane, par déposition de la trans-
cendance théologique, peut d’autant moins « arriver » que la
plupart, en « multitudes », la croient religieuse, se ruent dans
la secte, en intégrisme de salut équivoquement céleste et ter-
restre, et maximisent la violence de l’être-en-multitudes hos-
tiles convaincues. Seul un raz, un raz-de-terre, séisme effectif
pantopique, ferait « table rase », comme chantait le chant
révolutionnaire, préalable peut-être à une transformation.

Michel DEGUY

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