Vous êtes sur la page 1sur 6

CORRESPONDANCE D. MASCOLO-G.

DELEUZE

Éditions Hazan | « Lignes »

1998/1 n° 33 | pages 222 à 226


ISSN 0988-5226
ISBN 9782850256127
DOI 10.3917/lignes0.033.0222
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-lignes0-1998-1-page-222.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Hazan.


© Éditions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)

© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)


limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


CORRESPONDANCE D. MASCOLO-G. DELEUZE

[Ce bref échange de correspondances entre Dionys Mascolo et Gilles Deleuze est immédia-
tement postérieur à la publication de Autour d'un effort de mémoire.]

GILLES DELEUZE À DIONYS MASCOLO

Paris, 23 avril1988

Cher Dionys Mascolo,

Merci profondément de m'avoir adressé Autour d'un effort de mémoire. Je


l'ai lu et relu. Depuis que j'ai lu Le Communisme, je crois que vous êtes un des
auteurs qui ont le plus intensément renouvelé les rapports de la pensée et de la
© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)

© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)


vie. Vous arrivez à définir les situations-limites par leurs suites intérieures. Tout
ce que vous écrivez me semble avoir la plus grande importance, la plus grande
exigence, et une phrase comme celle-ci « un tel bouleversement de la sensibilité
générale ne peut manquer de conduire à de nouvelles dispositions de pensée... »
me semble dans sa pureté contenir une sorte de secret. Je vous dis mon admi-
ration, et si vous le permettez mon amitié.
Gilles Deleuze

DIONYS MASCOLO À GILLES DELEUZE

30 avril1988

Cher Gilles Deleuze,

Votre lettre m'a été remise hier.


Au-delà de l'éloge qui s'y trouve, que je n'ose croire mérité, et sans m'en
tenir à vous remercier de la générosité dont vous faites preuve, il faut que je

222
vous dise combien vos paroles m'ont touché. Moment heureux vraiment, en
même temps qu'heureuse surprise, comme à se voir non seulement approuvé,
pris au mot, mais en quelque sorte deviné, ou, justement, surpris. Cela à propos
d'une phrase que vous citez (où il était question de « bouleversement de la sen-
sibilité générale »), et qui contiendrait, selon vous, un secret. Ce qui (bien
entendu !) m'a conduit aussitôt à m'interroger : que pourrait bien être ce
secret ? Et je veux vous dire en deux mots l'ébauche de réponse qui m'est venue.
Il me semble que cet apparent secret n'est autre, peut-être, en son fond (mais
il y a toujours risque alors à vouloir tirer de la pénombre) que celui d'une pen-
sée qui se méfie de la pensée. Ce qui ne va pas sans détresse. Secret donc - si ce
qu'il a de détresse ne cherche pas refuge dans l'attitude de la honte ou l'affecta-
tion de l'humour, comme il arrive- toujours justifiable en principe ; secret sans
secret, ou sans volonté de secret en tous cas. Et tel enfin que s'il se reconnaît
(et se devine de nouveau en un autre), il suffit à fonder toute amitié possible.
Hypothèse, j'espère, non réductrice, en réponse à ce que j'ai perçu comme fai-
sant question.
Je vous salue, en amitié de pensée, et toute gratitude.
© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)

© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)


Dionys

GILLES DELEUZE A DIONYS MASCOLO

6 août 1988

Cher Dionys Mascolo,

Je vous ai écrit, il y a déjà quelques mois, parce que j'admirais Autour d'un
effort de mémoire, et avais le sentiment d'un« secret» tel qu'en donne rarement
un texte. Vous m'avez répondu avec beaucoup de gentillesse et d'attention: s'il
y a secret, c'est celui d'une pensée qui se méfie de la pensée, donc d'une
« détresse » qui, si elle se reconnaît dans un autre, constitue l'amitié. Et voilà que
je vous écris à nouveau, non pas pour vous importuner ni solliciter encore une
réponse, mais plutôt [continuer] comme en sourdine une conversation latente
que les lettres n'interrompent pas, ou plutôt comme un monologue intérieur sur

223
ce livre qui n'a pas fini de me hanter. Est-ce qu'on ne pourrait pas renverser
l'ordre? Ce qui serait premier pour vous, ce serait l'amitié. Évidemment l'ami-
tié ne serait pas une circonstance extérieure plus ou moins favorable, mais, tout
en restant la plus concrète, une condition intérieure à la pensée comme telle.
Non pas qu'on parle avec l'ami, qu'on se souvienne avec lui, etc., mais au
contraire c'est avec lui qu'on traverse des épreuves comme l'amnésie, l'aphasie,
nécessaires à toute pensée. Je ne sais plus quel poète allemand parle de l'heure,
entre chien et loup, où il faut se méfier« même de l'ami». On irait jusque là, la
méfiance envers l'ami, et c'est tout cela qui, avec l'amitié, mettrait la« détresse»
dans la pensée, de manière essentielle.
Je me dis qu'il y a bien des manières, chez les auteurs que j'admire,
d'introduire des catégories et situations concrètes comme condition de la pure
pensée. Chez Kierkegaard, c'est la fiancée, les fiançailles ; chez Klossowski
(et peut-être chez Sartre d'une autre façon), c'est le couple ; chez Proust, c'est
l'amour jaloux, parce qu'il est constitutif de la pensée et lié au signe. Chez
vous, chez Blanchot aussi, c'est l'amitié. Ce qui implique une ré-évaluation
totale de la « philosophie »,puisque vous êtes les seuls à reprendre à la lettre
© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)

© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)


le mot philos. Non pas pourtant que vous reveniez à Platon. Et déjà le sens
platonicien était extrêmement complexe, et n'a jamais été éclairci, mais on
devine facilement que le vôtre est tout différent. Philos s'est peut-être déplacé
d'Athènes à Jérusalem, mais aussi s'est enrichi de la Résistance, du réseau, qui
sont les affects de la pensée non moins que des situations historiques et poli-
tiques. Il y aurait là une extraordinaire histoire du Phüos dans « philosophie »,
dont vous faites déjà partie, ou dont vous êtes, à travers toutes sortes de bifur-
cations, la figure moderne. Cela est au cœur de la philosophie, c'en est le pré-
supposé concret (où se lient une histoire personnelle et une pensée singulière).
Voilà toutes mes raisons de revenir à votre texte, et de vous redire mon admi-
ration, mais surtout avec le souci de ne pas vous importuner dans votre
propre recherche. Sachez-moi très profondément votre et pardonnez une si
longue lettre.
Gilles Deleuze

224
DIONYS MASCOLO A GILLES DELEUZE

Paris, 28 septembre 1988

Cher Gilles Deleuze,

J'ai trouvé votre lettre et votre livre à mon retour. Merci.


Votre attention me touche profondément. Malgré toute la confiance que j'ai
en votre jugement, elle me rend auss~ sans faire de manières, assez confus, je vous
l'avoue. Si bien qu'une honte peut-être mauvaise m'aurait retenu de vous faire
réponse, si vous ne m'aviez un peu libéré- parlant vous-même de monologue.
Ce que j'essayais de dire, en réaction à votre première lettre (ce sont vos
remarques qui conduisaient à cette situation), c'est que, si méfiance il y a dans
une pensée à l'égard de la pensée même, un début de confiance (c'est trop dire,
mais au moins la tentation de baisser la garde) ne devient possible que dans le
partage de pensée. Encore faut-il que ce partage de pensée se déclare sur fond de
même méfiance, ou de pareille « détresse » pour constituer l'amitié.
© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)

© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)


(Qu'importe en effet de se trouver« d'accord» ponctuellement avec tel ou tel
autre s'il est, 1~ dans une telle assurance intellectuelle qu'il doit rester à d'infi-
nies distances de sensibilité ? ainsi ces accords si facilement obtenus, si nuls,
dans les dialogues où le seul Socrate administre le vrai.)
Vous suggérez de renverser la proposition, de faire l'amitié première. Ce
serait elle qui mettrait la « détresse » dans la pensée. En raison d'une méfiance
encore, mais cette fois envers l'ami. Mais alors, d'où serait-elle donc venue, elle,
l'amitié? Cela fait mystère pour moi. Et je ne parviens pas à concevoir quelle
méfzance (le désaccord occasionnel s~ bien sûr, au contraire- et cela donc en un
tout autre sens, qui exclut le maléfzque) serait possible envers l'ami, une fois
qu'il a ainsi été reçu en amitié.
il m'est arrivé d'appeler cela communisme de pensée. Et de le placer sous le
signe de Holderlin, qui n'a peut-être fui hors pensée que pour n'être pas par-
venu à la vivre : « La vie de l'esprit entre amis, la pensée qui se forme dans
l'échange de parole, par écrit ou de vive-voix, sont nécessaires à ceux qui cher-
chent. Hors cela, nous sommes par nous-mêmes hors pensée.» (cette traduction,
je tiens à vous le dire, est due à M. Blanchot, et a été publiée anonymement dans
Comité, en octobre 68).

225
À vous, en toute et reconnaissante amitié. Et pardon de ce qu'il y a d' élé-
mentaire dans cette réponse.
Dionys Mascolo

Au fond, j'aurais dû me bomer à vous dire: mais si l'amitié était précisé-


ment la possibilité du partage de pensée, à partir de et jusque dans une com-
mune méfiance à l'égard de la pensée ? et la pensée qui se méfie d'elle-même, la
recherche de ce partage de pensée entre amis ? Cela qui, déjà, est heureux, vise
sans doute encore autre chose, d'à peine nommable. Si l'on ose l'énoncer, ce
serait la volonté obscure, le besoin d'approcher d'une innocence de la pensée.
De poursuivre en somme cet« effacement des traces du péché originel», seul
progrès qui soit selon Baudelaire.
Décidément, je le dis en riant un peu, vos questions me poussent à de tels
aveux de demi-pensées - comme on en vient parfois à reprendre à son compte
des actes accomplis dans le rêve. Pardon
© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)

© Éditions Hazan | Téléchargé le 30/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 193.204.90.105)


GILLES DELEUZE À DIONYS MASCOLO

6 octobre 1988

Cher Dionys Mascolo,

Merci de votre lettre si précieuse. Ma question était: comment l'ami, sans


rien perdre de sa singularité, peut-il s'inscrire comme condition de la pensée ?
Votre réponse est très belle. Et il y va de ce qu'on appelle et vit comme philo-
sophie. Poser de nouvelles questions ne serait que vous retarder, vous qui venez
de me donner beaucoup.
Je vous dis reconnaissance et amitié.
Gilles Deleuze

Vous aimerez peut-être aussi