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DELEUZE
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[Ce bref échange de correspondances entre Dionys Mascolo et Gilles Deleuze est immédia-
tement postérieur à la publication de Autour d'un effort de mémoire.]
Paris, 23 avril1988
30 avril1988
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vous dise combien vos paroles m'ont touché. Moment heureux vraiment, en
même temps qu'heureuse surprise, comme à se voir non seulement approuvé,
pris au mot, mais en quelque sorte deviné, ou, justement, surpris. Cela à propos
d'une phrase que vous citez (où il était question de « bouleversement de la sen-
sibilité générale »), et qui contiendrait, selon vous, un secret. Ce qui (bien
entendu !) m'a conduit aussitôt à m'interroger : que pourrait bien être ce
secret ? Et je veux vous dire en deux mots l'ébauche de réponse qui m'est venue.
Il me semble que cet apparent secret n'est autre, peut-être, en son fond (mais
il y a toujours risque alors à vouloir tirer de la pénombre) que celui d'une pen-
sée qui se méfie de la pensée. Ce qui ne va pas sans détresse. Secret donc - si ce
qu'il a de détresse ne cherche pas refuge dans l'attitude de la honte ou l'affecta-
tion de l'humour, comme il arrive- toujours justifiable en principe ; secret sans
secret, ou sans volonté de secret en tous cas. Et tel enfin que s'il se reconnaît
(et se devine de nouveau en un autre), il suffit à fonder toute amitié possible.
Hypothèse, j'espère, non réductrice, en réponse à ce que j'ai perçu comme fai-
sant question.
Je vous salue, en amitié de pensée, et toute gratitude.
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6 août 1988
Je vous ai écrit, il y a déjà quelques mois, parce que j'admirais Autour d'un
effort de mémoire, et avais le sentiment d'un« secret» tel qu'en donne rarement
un texte. Vous m'avez répondu avec beaucoup de gentillesse et d'attention: s'il
y a secret, c'est celui d'une pensée qui se méfie de la pensée, donc d'une
« détresse » qui, si elle se reconnaît dans un autre, constitue l'amitié. Et voilà que
je vous écris à nouveau, non pas pour vous importuner ni solliciter encore une
réponse, mais plutôt [continuer] comme en sourdine une conversation latente
que les lettres n'interrompent pas, ou plutôt comme un monologue intérieur sur
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ce livre qui n'a pas fini de me hanter. Est-ce qu'on ne pourrait pas renverser
l'ordre? Ce qui serait premier pour vous, ce serait l'amitié. Évidemment l'ami-
tié ne serait pas une circonstance extérieure plus ou moins favorable, mais, tout
en restant la plus concrète, une condition intérieure à la pensée comme telle.
Non pas qu'on parle avec l'ami, qu'on se souvienne avec lui, etc., mais au
contraire c'est avec lui qu'on traverse des épreuves comme l'amnésie, l'aphasie,
nécessaires à toute pensée. Je ne sais plus quel poète allemand parle de l'heure,
entre chien et loup, où il faut se méfier« même de l'ami». On irait jusque là, la
méfiance envers l'ami, et c'est tout cela qui, avec l'amitié, mettrait la« détresse»
dans la pensée, de manière essentielle.
Je me dis qu'il y a bien des manières, chez les auteurs que j'admire,
d'introduire des catégories et situations concrètes comme condition de la pure
pensée. Chez Kierkegaard, c'est la fiancée, les fiançailles ; chez Klossowski
(et peut-être chez Sartre d'une autre façon), c'est le couple ; chez Proust, c'est
l'amour jaloux, parce qu'il est constitutif de la pensée et lié au signe. Chez
vous, chez Blanchot aussi, c'est l'amitié. Ce qui implique une ré-évaluation
totale de la « philosophie »,puisque vous êtes les seuls à reprendre à la lettre
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DIONYS MASCOLO A GILLES DELEUZE
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À vous, en toute et reconnaissante amitié. Et pardon de ce qu'il y a d' élé-
mentaire dans cette réponse.
Dionys Mascolo
6 octobre 1988