Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Yves Michaud
2014/2 n° 60 | pages 30 à 36
ISSN 1276-3780
ISBN 9782749241753
DOI 10.3917/lcd.060.0029
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-dynamiques-2014-2-page-30.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© Érès | Téléchargé le 26/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.211)
r e p è r e s
YV ES MICHAUD
Définir la violence ?
Lors de la parution de son ouvrage consacré aux Changements dans
la violence, Yves Michaud rappelait que : « Nous découvrons tou-
jours la violence comme scandaleusement et absolument inédite
pour la simple raison que nous vivons notre vie à nous et pas celle
des autres, que c’est à nous que les choses arrivent et pas à un spec-
tateur flottant au-dessus de l’histoire et qui en aurait vu d’autres.
C’est pourquoi il y a toujours un air d’apocalypse à l’irruption de
la violence dans une paix dont la durée se mesure à notre expé-
rience. Il est vrai aussi que les formes de la violence changent avec
l’évolution des moyens techniques et les inventions de l’imagina-
tion meutrière 1. » De quoi parle-t-on quand on parle de violence ?
Quels sont les sens et les acceptions du terme ? Comment l’appré-
hender ? À l’heure où Les Cahiers dynamiques offrent de revenir
sur ce thème, le philosophe a accepté de repréciser les contours
bigarrés et mouvants de la notion.
© Érès | Téléchargé le 26/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.211)
Professeur de philosophie, Yves MICHAUD a enseigné dans différentes universités parmi les-
quelles celles de Rouen, Berkeley ou encore la Sorbonne. Ses domaines de prédilection sont
la violence politique et le fonctionnement des démocraties contemporaines, la culture actuelle
et les arts. Au cours de sa carrière, il a assuré les fonctions de directeur de l’École nationale
supérieure des beaux-arts (ENSBA), directeur de collection aux éditions Jacqueline Chambon.
Il est également le co-fondateur de l’université de tous les savoirs (UTLS).
1. Y. Michaud, Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance universelle et la
peur, Paris, Odile Jacob, 2002, 290 p.
30
Cahiers dyn. 60:- 26/11/14 11:58 Page31
d o s s i e r
– une disposition naturelle à l’expression brutale des sentiments ;
– la force irrésistible d’une chose ;
– le caractère brutal d’une action.
Le terme « violence » désigne ainsi, d’un côté, des faits et des actions,
ce que nous appelons couramment des « violences » ; d’un autre une
manière d’être de la force, du sentiment ou d’un élément naturel – qu’il
s’agisse d’une passion ou de la nature. Dans le premier cas, la violence
s’oppose à la paix ou à l’ordre. Dans l’autre, elle s’oppose à la mesure.
Le mot « violence » vient du terme latin vis qui signifie force, vigueur,
puissance, violence, usage de la force physique, mais aussi quantité,
abondance, ou caractère essentiel d’une chose. Le cœur de signification
du mot vis est l’idée de force – et, plus particulièrement, de force vitale.
Au sens le plus courant, la violence renvoie à des comportements et
des actions physiques. Elle consiste dans l’emploi de la force contre
quelqu’un avec les dommages physiques que cela entraîne. Quand on
parle aujourd’hui de l’augmentation des violences envers les personnes,
on a ce sens en tête. Mais la force utilisée contre une personne prend
son caractère de violence uniquement par rapport à des normes. On
ne parle d’ailleurs de violences policières que lorsque l’usage de la force
dépasse la norme légale de son emploi.
Le problème est que les normes, ou en tout cas beaucoup d’entre
elles, varient historiquement et culturellement. La brutalité de la vie
quotidienne peut faire qu’un certain niveau de violence, qui est pour
nous aujourd’hui insupportable, soit dans d’autres situations considéré
comme normal – par exemple dans le cas des châtiments corporels
administrés aux enfants ou dans le comportement des ouvriers avec les
© Érès | Téléchargé le 26/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.211)
Les juristes, à savoir le législateur qui fait la loi et tous ceux qui
ensuite l’appliquent, ont besoin de définitions précises pour traiter la
diversité des cas, c’est-à-dire délimiter et identifier les faits, incriminer
à juste escient et proportionner les peines.
La majorité des atteintes à la personne humaine ne sont donc pas
appelées violences : ce serait beaucoup trop général. Les faits sont
appréhendés sous des catégories fines qui permettent de distinguer les
formes de violence, la gravité de leurs effets, l’intention qui a présidé à
l’action. Ainsi de l’homicide volontaire ou involontaire, avec
circonstances aggravantes ou atténuantes, du viol, des coups et
blessures, des actes de barbarie, de la maltraitance à enfant, etc.
Ce que nous appelons d’ordinaire violences est pris en considération
dans les articles 309, 310 et 311 du Code pénal sous la rubrique « Coups,
violences et voies de fait » et sans surprise, cela ne mène pas très loin.
L’évolution du droit pénal est allée, comme pour la perception sociale,
dans le sens de l’élargissement de l’incrimination – et donc d’une plus
grande sensibilité. Aux coups proprement dits se sont ajoutées les notions
moins matérielles de violences et de voies de fait, qui désignent des gestes
d’une moindre gravité : par exemple, des menaces ou une atteinte brutale
aux biens conduisant à des troubles psychologiques.
À côté de ces catégories, il existe encore celle des violences légères
(art. R 38-10 du Code pénal) qui font l’objet d’une simple
contravention. Il s’agit d’actes de faible gravité, sans véritable échange de
coups, tels que bousculer quelqu’un, lui cracher dessus sans l’atteindre,
© Érès | Téléchargé le 26/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.211)
d o s s i e r
terrorisante. Le droit civil français (art. 1112 du Code civil) demande
qu’elle soit « de nature à faire impression sur une personne
raisonnable », en reconnaissant des différences « selon l’âge, le sexe, la
condition des personnes ».
L’approche juridique ne s’écarte donc pas foncièrement des
caractéristiques déjà entrevues, mais elle y ajoute la précision : elle
considère la violence comme une atteinte à l’intégrité de la personne
humaine. Quand la norme de cette intégrité évolue, l’évaluation
juridique change. Ce fut le cas récemment pour le sport ou l’usage de
la violence au service de la loi. Certains accidents de jeu dans le sport
ont été portés devant les tribunaux, qui se sont parfois déclarés
compétents, et l’usage disproportionné de la force publique dans une
interpellation ou la répression d’une manifestation peut faire l’objet
d’une requalification comme coups et blessures.
d o s s i e r
Ces critères et ces normes peuvent être institutionnels, juridiques,
sociaux, religieux, quelquefois même personnels – selon la sensibilité,
la vulnérabilité physique ou la fragilité psychologique des individus.
Cette importance des normes se retrouve dans l’élément de chaos,
de déchaînement, de transgression qui fait le caractère indéfinissable
de la violence.
Beaucoup d’auteurs classiques, par exemple Georges Sorel ou Hannah
Arendt, ont consacré des livres entiers à la violence sans jamais la définir.
Sorel se borne à dire que la violence de la grève générale « comporte la
conception d’un bouleversement irréformable ». Arendt parle, pour sa
part, de l’élément d’imprévisibilité totale que nous rencontrons à l’instant
où nous approchons du domaine de la violence.
La violence est alors ainsi assimilée à la suspension de l’ordre, à
l’imprévisible, à l’absence de forme, au dérèglement absolu. Sous ce
jour métaphysique, elle enveloppe l’idée d’un écart absolu par rapport
aux normes et aux règles qui régissent les situations. Comment définir,
effectivement, ce qui n’a ni régularité ni stabilité, un état inconcevable
où, à tout moment, tout – et n’importe quoi – peut se produire ?
Vue uniquement en tant que transgression des règles et des normes,
la violence fait entrevoir la menace de l’imprévisible. Dans un monde
stable et régulier, elle introduit le dérèglement et le chaos. Le mot
« violence » semble alors nommer une situation comparable à l’état de
nature selon le philosophe anglais Hobbes, où règne la guerre de tous
contre tous.
Cet élément d’imprévisibilité se retrouve aujourd’hui au cœur de
l’idée d’insécurité, souvent associée à celle de violence. Le sentiment de
© Érès | Téléchargé le 26/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.211)
quelque chose comme violence, c’est lui attribuer une valeur et esquisser
des actions. À travers elle, on agite une menace, dénonce un péril ou fait
l’éloge d’une forme d’action.
Ce qui explique les importants changements de contenu de la notion
dans les années récentes. Dans les années 1960, on vit se développer
une sorte de culte de la violence révolutionnaire qui représentait la
rupture avec les règles de la société bourgeoise. Dans les années 1970,
la violence prit plutôt le sens de criminalité et d’insécurité. Les années
1980 furent celles de la délinquance et des émeutes urbaines; les années
1990 puis 2000 celles du terrorisme. Aujourd’hui le terrorisme religieux
associe violence et guerre sainte, mais la violence des cités, la violence
à l’école, la violence domestique ou conjugale, la violence au travail
sous forme de stress ou de harcèlement lui disputent la vedette.
En fait, la montée du thème de la violence dans les discours politiques
ou dans les préoccupations de l’opinion publique est le symptôme des
problèmes sociaux et des peurs qui trouvent ainsi à s’exprimer.
Directement, il y est question de la violence telle qu’elle se manifeste.
Indirectement, s’expriment les hantises, les malaises et les attentes de
la société.
L’évolution de ce que recouvre le thème de
L’évolution de ce que la violence est donc un bon indicateur de la
recouvre le thème de situation sociale et de la manière dont elle est
la violence est un perçue. Elle correspond à des changements de
bon indicateur de la la sensibilité mais aussi à l’évolution du
contrôle social, parfois plus efficace, parfois
situation sociale et
moins, voire défaillant – et de l’idée de ce qu’il
© Érès | Téléchargé le 26/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.211)
36