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André Lévy
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2006/2 (no 2), pages 67 à 89
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 2749206472
DOI 10.3917/nrp.002.0067
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André LÉVY
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4. Telles, par exemple, les icônes de la Crucifixion du Christ, les récits d’événe-
ments historiques – la Saint-Barthélemy, la Terreur…
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fois imposées par la force, mais dont le retour est toujours possible et par
rapport auxquels elles servent de bouclier – au risque de devenir elles-
mêmes des instruments de domination et de répression.
Parmi ces institutions, l’État occupe une place centrale. Il partage le
pouvoir, cependant (de plus en plus semblerait-il), avec d’autres institu-
tions, officielles ou officieuses, formelles ou clandestines – économiques,
spirituelles et culturelles, éducatives. Ces institutions – syndicats, orga-
nisations professionnelles et financières, entreprises publiques ou
privées, lieux de culte, de soins, d’enseignement, ou partis politiques… –
sont fondées diversement sur la force et la menace physiques, sur la
force morale et culturelle, ou encore sur le contrôle des richesses et des
modes de production, ou sur la diffusion et l’élaboration de l’information
et du savoir.
Alliées ou complices, ou en conflit les unes avec les autres, jouant
selon les circonstances et les opportunités tantôt sur la force, tantôt sur
le droit pour affermir leur emprise, ces institutions tissent un réseau, plus
ou moins serré et homogène, dans lequel les individus et les groupes se
trouvent, souvent à leur insu, inévitablement pris. Illustrant la dialectique
infernale, autrefois exposée par Pascal, du double jeu (ou double-je), des
institutions, leur dualité structurelle.
Comment les hommes et les femmes peuvent-ils se dégager de cette
emprise, des liens qu’ils construisent eux-mêmes et qui conditionnent
leur capacité de penser et d’agir librement ? Dans quelle mesure est-il
possible de contrecarrer les forces visant à les réduire à des objets, de
créer une société régie par la fraternité et la justice ?
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5. Pour George Orwell, elle s’assimile à « un chien enragé prêt à vous sauter à la
gorge si on cesse un seul instant de le tenir à l’œil ».
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sur le plan collectif : celle de notre rapport à l’autre, différent de soi, radi-
calement et irrémédiablement, dans son être ou son ipséité, et non dans
ses qualités ou ses attributs, et qui est donc irréductible à toute idée ou
catégorie générale.
Ces contradictions internes de l’idée démocratique peuvent expliquer
en partie ses limites, mais aussi sans doute les risques qu’elle porte en
elle, notamment lorsqu’elle est réduite à la « politique pure ». Comme le
souligne Lévinas (1971), « laissée à elle-même, la politique porte en elle
une tyrannie ».
Les limites de la démocratie peuvent cependant être aussi rapportées
à son approche globalisante, simplificatrice, de la complexité des rapports
psychosociaux. Postulant une confiance illimitée en la capacité des
hommes de se soumettre au raisonnement rationnel, elle méconnaît l’im-
portance des facteurs irrationnels, affectifs, en partie inconscients, sur
lesquels la raison n’a pas de prise, et qui régissent néanmoins les
conduites humaines. Traitant de l’homme dans sa généralité et non de
l’homme particulier en tant que sujet, siège de désirs et d’émotions, de
souvenirs, d’imagination, et non seulement de connaissances et de
pensée, en dessinant et en mettant en pleine lumière une vision désin-
carnée, rationnelle de l’homme, cette doctrine comporte un angle mort,
contribuant à éclipser tout un pan de la réalité.
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d’un autre, que l’on n’ose pas attaquer ou que l’on évite d’affronter direc-
tement, soit par crainte de représailles, soit que l’on continue à s’identi-
fier à lui, soit parce qu’il est inaccessible (mort ou absent), soit encore
qu’il est oublié ou méconnu.
L’analyse clinique ne prétend évidemment pas supprimer la violence,
mais elle peut aider à mieux en démêler le processus dont on a été à la
fois le sujet et l’objet, l’acteur et la victime. Elle peut ainsi contribuer à
réduire le risque qu’elle ne s’instaure en un cycle mortifère sans fin dont
les effets cumulatifs peuvent s’avérer de moins en moins maîtrisables,
aider à ce que ce qui s’exprime en « acte » s’exprime sous une forme
symbolique, dans le langage.
Telle a été, et continue à être, l’expérience de nombreuses interven-
tions et consultations psychosociologiques menées dans des organisa-
tions les plus diverses – entreprises, administrations publiques, écoles,
centres de soins, communautés urbaines… Elles ont montré que, si on
leur en donne l’occasion, des hommes et des femmes sont prêts à s’en-
gager à s’écouter, à établir les bases d’un dialogue, et à parvenir ainsi à
une meilleure compréhension des sources inconscientes des conflits qui
désorganisent leur vie psychique et leurs relations et, sur la durée, à les
dénouer au moins partiellement.
Dans le même esprit, des expériences conduites depuis de
nombreuses années par un chercheur israélien (Dan Bar-On, 2004) ont
cherché à favoriser le dialogue et la compréhension réciproque entre des
personnes appartenant à des communautés en conflit, palestinienne et
israélienne plus particulièrement. Elles ont montré qu’une coexistence
pacifique entre anciens ennemis, bien que très difficile à mettre en
œuvre, est néanmoins possible. Elle implique la reconnaissance par
chacune des communautés des éléments refoulés de leur propre histoire,
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9. Ce concept a été introduit par Dan Bar-On et illustré dans son ouvrage récem-
ment réédité en France, faisant référence au mur de silence dressé par les parents
de tortionnaires nazis, et qu’ont dû franchir leurs enfants pour tenter d’assumer
leur héritage et trouver en eux-mêmes les forces pour tracer leur propre chemin,
L’héritage du silence, Paris, L’Harmattan, 2005.
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ment. Ainsi, J.-P. Vernant (2004), faisant référence à son passé de résis-
tant : « Dans le cours des événements, dans le quotidien du monde,
quelque chose entre en jeu qui s’impose et vous dépasse […] Il y a des
moments où l’on comprend que la vie n’est elle-même que si quelque
chose dépasse ce que l’on appelle simplement vivre. » De même
qu’Ulysse, dans l’Odyssée, répond à son compagnon Euryloque lorsque
celui-ci veut le dissuader d’aller affronter la magicienne Circé qui avait
transformé leurs amis en pourceaux : « Euryloque, tu peux ne pas bouger
d’ici. Au flanc du vaisseau, reste à manger et à boire. Moi, je pars, le
devoir impérieux est là. »
De même, au nom de quoi des journalistes, sans que personne les y
force, ni même le leur demande, choisissent-ils volontairement de s’ex-
poser aux pires dangers ? Ils ne prétendent être ni des saints ni des héros,
ils n’ont nul besoin de se référer à quelque divinité. Ce qui s’impose à
eux, donc, ce qui les commande, c’est le souci des autres, le devoir de
témoigner et d’être un lien, qu’ils mettent au-dessus de leur propre vie,
qui, s’ils s’y dérobaient, n’aurait plus de sens ni de raison d’être vécue.
Parce qu’ils se trouvent, comme tous, selon les termes de Vladimir
Jankélévitch (1939), dans la situation d’un « débiteur éternel, sans
dette » : « Quoi de plus paradoxal d’être l’obligé et le bénéficiaire sans
avoir rien reçu ? C’est pourtant ce que l’on appelle le devoir ; je me sens
obligé avant de savoir à quoi, non pas en raison de ma responsabilité
professionnelle, mais parce que je suis un homme. Ici, tout est inscrit au
passif de mon compte. »
La prise de conscience ou l’expérience de la dimension éthique de la
réalité est le fondement même de notre subjectivité, de notre existence
en tant que sujet. Elle nous met en mouvement, nous pousse en avant,
nous obligeant à faire (ou à nous interdire) des choses autres que celles
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ment parce la raison des savants positivistes n’est pas la seule possible,
mais surtout parce que leurs visées ne sont jamais complètement
coupées de leur subjectivité et de leurs croyances.
Aucune civilisation n’a pu éviter cette question : qu’est-ce qu’être un
homme, ou, plus simplement, qu’est-ce qu’être, dans un autre sens que
celui d’être une pierre, un objet inerte existant en soi, une chose dépour-
vue de conscience, de pensée, de l’idée d’être. À ces questions, chacune
à fourni ses réponses : les Grecs, la chrétienté, le judaïsme, le marxisme,
la modernité libérale postmoderne ou « hypermoderne »… À quelle condi-
tion atteindre la plénitude de son être ? Le « bonheur », la « joie » ?
Qu’est-ce que la « bonne vie » (Aristote) et comment y parvenir, par
quelles voies, en respectant quels critères, en satisfaisant quelles
exigences ?
C’est ainsi que chaque culture a promu et défendu des « valeurs »
(la fidélité, l’honneur, le courage, la solidarité, la liberté, l’honnêteté…)
représentant les « qualités » dont chacun devrait témoigner. Ces valeurs,
souvent en contradiction les unes avec les autres, représentent le bien,
le bonheur, la paix, l’harmonie, par opposition au mal, à la souffrance
infernale, à la haine… Elles dessinent un idéal souhaitable et souhaité. Un
vœu, une aspiration. Mais quand elles sont érigées en entités, prétendant
incarner une vérité ontologique, absolue, les valeurs sont facilement
dévoyées, se transformant en idéologies, imposant par tous les moyens,
sous peine de châtiment ou d’exclusion, un modèle de pensée et de
comportement unique – support d’un système autocratique ne laissant
aucune place au questionnement, au doute, à la critique. Transmis par
l’éducation, par les rituels, ces systèmes totalisants d’obligations intério-
risées correspondent à la « morale close » de Bergson (1932), c’est-à-
dire « un ensemble de devoirs, un tout de l’obligation », une pression
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RÉSUMÉ
Si, comme le dit Jean Bergeret, « la violence est la vie », elle interpelle directe-
ment nos valeurs, nos notions de bien et de mal, elle est le ressort occulte de
toute organisation sociale qui doit composer avec elle. Mettant en jeu nos
pulsions et nos émotions les plus secrètes, elle régit notre rapport à l’autre et à
nous-même, elle interroge notre existence en tant qu’être humain. Ainsi, plus
qu’un épiphénomène se prêtant à une description objective ou à des jugements
réducteurs, la violence est un objet complexe, échappant à toute définition, et
qu’il importe de penser dans toutes ses dimensions, institutionnelle, politique,
psychologique et éthique.
MOTS-CLÉS
Institution, violence, démocratie, intervention psychosociologique, clinique,
éthique.
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ABSTRACT
If, in the words of Jean Bergeret, « violence is life », it directly brings into play
our values, our notions of Good and of Evil, it is the occult force that any social
organization must compose with. Involving our drives and our most secret
feelings, it governs our relationship to the other one and to one-self, it questions
our existence as human being. So, more than an epiphenomenon giving way to
an objective description or to reducing judgments, violence is a complex object,
escaping any definition, and that it is important to think in all its dimensions, insti-
tutional, political, psychological and ethical.
KEY WORDS
Institution, violence, democracy, clinical intervention, ethics.
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