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Penser la violence

André Lévy
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2006/2 (no 2), pages 67 à 89
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 2749206472
DOI 10.3917/nrp.002.0067
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Penser la violence

André LÉVY

La violence effraie et fascine tout à la fois. Elle invoque l’impensable


qui est en nous, qui dépasse tout entendement, toute raison. Elle détruit
notre sentiment d’être UN, la représentation de notre moi comme une
totalité. Nous la ressentons comme un étranger qui se serait emparé de
notre être.
Il nous est ainsi quasi impossible de ne pas céder à la tentation de la
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condamner comme le mal absolu, d’admettre que l’assassin le plus noir,
le plus détestable, est cependant un homme comme nous, en proie au
désir comme à la souffrance. Quand les éthologues nous montrent
comment les différentes espèces animales s’entretuent pour survivre ou
pour des rivalités sexuelles, on l’accepte parce que ce ne sont que des
« animaux ». Quand les biologistes nous expliquent que la mort program-
mée des cellules est une composante nécessaire du développement et à
l’organisation de la vie, nous l’acceptons, parce que les cellules ne sont
pas des êtres humains. Mais, lorsque nous constatons comment les
hommes sont capables de se détruire, de se tyranniser ou de s’exploiter
les uns les autres, nous nous indignons, comme des siècles de culture
grecque et judéo-chrétienne nous y ont prédisposés. Nous ne pouvons
faire autrement que de diviser le monde en bons et méchants, vertueux
et diaboliques, et d’utiliser la violence contre la violence.

André Lévy, professeur émérite, université Paris VIII.


levynemy@club-internet.fr
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La violence effraye donc. Mais, c’est moins en raison de la destruc-


tivité et des souffrances dont elle peut être porteuse qu’en raison de son
caractère excessif, de son intensité folle qui laisse transparaître dans les
mots, le regard, la force brute incontrôlée des pulsions susceptibles de
nous envahir à tout instant. Tout excès, de plaisir, de joie, ou de peine,
implique en effet un arrachement brutal, une rupture forcément doulou-
reuse. Et cependant la violence n’est ni bonne ni mauvaise, elle fait partie
de la vie, elle est la vie 1 : la démesure, l’intensité, le trop, sans lesquels
aucune œuvre de création (littéraire, scientifique, artistique ou philoso-
phique), aucune naissance, aucune passion ne seraient possibles 2.
Elle tend pourtant à être identifiée à la seule destructivité, aux seuls
actes visant à porter atteinte à l’intégrité physique ou morale, aux biens,
sinon à la vie d’autrui – aux agressions, aux viols, aux massacres… D’où
procède cette inflation actuelle dans les discours et les images de
violences exercées ou subies, et de leur répression ? Nos sociétés
seraient-elles plus dangereuses que celles qui ont précédé ? Les hommes
seraient-ils devenus davantage enclins à laisser libre cours à leurs
pulsions d’agression ? Ou bien y est-on simplement plus attentif, plus
sensible ? Ou leur impact est-il, volontairement ou non, amplifié par les
médias et les stratégies politiques ?
L’insistante mise en scène d’images de victimes pourrait aussi traduire
le besoin de faire sentir, dans un univers devenu de plus en plus déshuma-
nisé, impersonnel, la présence des passions humaines, de la vie, y compris
sous ses formes les plus menaçantes et révoltantes. Car, si l’on ne peut,
selon Lévinas, « tuer qu’un visage » (Lévinas, 1982), c’est en effet de
visages dont nous avons le plus besoin. Mais, en même temps, peut-être
ressentons-nous le besoin de tenir ces passions, la vie à distance, en nous
permettant de rester sans peine à l’extérieur de ces discours et de ces
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images, dans notre confort, de nous indigner ou de nous apitoyer, sans
jamais en aucune façon être nous-mêmes mis en danger.
Sur un plan plus politique, ne s’agirait-il pas d’exclure du champ
social institué toute manifestation irraisonnée, hors norme, dépassant la
mesure ? De conforter une conception aseptisée et idéalisée d’une
société ne tolérant aucun débordement, aucun excès, ni rien de ce qui
pourrait déranger l’ordre établi, menacer sa cohérence et son homogé-
néité, laisser apparaître des failles, des trous, des contradictions, des

1. De ce point de vue, nous partageons l’analyse de Jean Bergeret qui souligne


la différence fondamentale entre l’agression et la violence, et qui identifie cette
dernière à la vie : « La violence apparaît comme liée à la notion de vie »
(J. Bergeret, 1994).
2. « C’est l’excédence de la vie, la plénitude débordante, irréductible du vivre,
que l’individu ne peut mettre à distance de soi, c’est cela qui fonde dans les
profondeurs de l’être le règne de l’activité créatrice » (Paul Audi, Créer, Encre
marine).
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vides, des espaces de liberté, d’où de l’imprévisible, de l’inattendu pour-


rait surgir ? D’assurer, moyennant ces représentations de la violence ordi-
naire, une emprise aussi totale que possible de la part des institutions sur
le vivant, de rendre le monde humain compact, interdisant tout écart,
tout questionnement ?
Mais peut-être s’agit-il surtout d’oublier, ou de faire oublier, les
violences majeures perpétrées par les institutions – étatiques, religieuses,
économiques… –, garantes de l’ordre et de la paix civile sous le couvert
de leur légitimité supposée 3.
Il n’est en effet pas innocent d’assimiler la violence au mal, à la seule
destructivité, aux « faits divers » – dans le sens où à la fois ils divertis-
sent et constituent une diversion – qui alimentent quotidiennement la une
des journaux, d’attiser des sentiments de répulsion, de haine à l’égard de
leurs auteurs (assassins, terroristes, ou tout simplement vandales, sauva-
geons, barbares, casseurs…), de les réduire à un phénomène de « priva-
tisation » de la violence, comme nous y invite M. Wieviorka, comme si
les institutions n’y étaient pas presque toujours directement ou indirec-
tement impliquées, et comme si les violences n’étaient pas toujours le
produit de situations complexes.
Si ces faits ont un tel retentissement dans l’opinion publique, s’ils
mobilisent les médias à ce point, c’est en effet dans la mesure où ils sont
ressentis comme une atteinte intolérable à des institutions sacrées (la
famille, la religion, la femme…). Et s’ils focalisent l’attention comme tel
a été le cas pour diverses affaires récentes (Dutroux, Allègre, Outreau),
c’est parce que le déroulement de l’enquête et de l’instruction a suscité
des doutes quant à la compétence, sinon à l’intégrité, d’autorités censées
être à l’abri de tout soupçon (la police, la justice, des « notables », voire
parfois des représentants de l’État).
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Instrumentalisant des fantasmes collectifs, le traitement médiatique
des faits divers met en scène, à l’intention de l’opinion publique, le
combat de la loi contre le crime. D’où le scandale lorsque les représen-
tants de la loi et du droit se trouvent pris en défaut, lorsque, au lieu de
jouer leur rôle de protecteur, ils se révèlent eux-mêmes responsables de
vies et de familles brisées, de villages déshonorés, sinon parfois de
complicité avec le crime et les criminels.

3. Les discours aujourd’hui dominants sur la violence se réfèrent principalement,


sinon exclusivement, à des crimes, à des révoltes, à des agressions commises par
des individus ou des groupes en marge de la société. Il peut s’agir d’actions indi-
viduelles ou en bandes plus ou moins organisées – skinheads, jeunes délinquants
des cités, individus livrés à eux-mêmes exprimant leur désarroi ou leurs frustra-
tions – que M. Wieviorka (2004) désigne sous le terme de « privatisation de la
violence », ou encore de mafias, de groupes contestataires ou révolutionnaires,
de terroristes, d’émeutiers, etc. Rappelons que pour Max Weber, « l’État contem-
porain revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la
violence physique légitime ».
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Mais il y a plus. En focalisant l’attention et l’émotion sur les faits


divers, on oublie surtout que les États, les religions, les idéologies…
furent de tout temps à l’origine des violences les plus meurtrières, les
plus cruelles, les plus sanglantes. Il suffit d’évoquer le siècle qui vient de
s’écouler, marqué par quatre génocides majeurs – Arméniens par l’État
turc, Juifs et Tziganes par le régime nazi, Cambodgiens par le régime de
Pol Pot, Tutsis au Rwanda –, sans parler des massacres en Serbie, au
Soudan, en Tchétchénie, ou des dizaines de milliers de morts civils
causés par des forces d’occupation américaines en Irak ou ailleurs, ou
encore des centaines de milliers de morts du sida en Afrique, par indiffé-
rence ou passivité des pays occidentaux. Sans oublier les violences silen-
cieuses dans les écoles, les prisons, les administrations publiques, celles
de « l’information » téléguidée, ou de toutes celles qui produisent l’ex-
clusion, le chômage, les inégalités sociales, et leurs conséquences
psychologiques et matérielles, sur la santé, la sécurité…
Certes, les génocides, les massacres collectifs, les exactions ne sont
jamais anonymes ou impersonnels. Ils ont un visage, celui des hommes
et des femmes qui les commanditent, les organisent ou les planifient ;
mais aussi celui de ceux qui les exécutent par peur, par lâcheté ou par
intérêt. Considérer la violence comme un phénomène social et institu-
tionnel ne doit pas occulter le fait que, même décidée en haut lieu pour
des finalités politiques, économiques ou religieuses, elle s’exprime au
travers d’actes concrets, perpétrés par des individus qui y trouvent du
plaisir et souvent de l’intérêt en spoliant leurs victimes. Le massacre des
Tutsis n’a pu avoir lieu que parce que des hommes ont manié leurs
machettes pour « couper » d’autres êtres humains, la « solution finale »
que parce qu’il y a eu des tortionnaires ; c’est de même une main qui a
placé une bombe dans l’autobus ou dans l’auto qui a explosé.
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Si les institutions utilisent les individus, ceux-ci y trouvent en effet
leur compte. En levant les interdits et les tabous, elles servent d’alibi
commode pour ceux qui exercent des violences en leur nom, leur garan-
tissant l’impunité et les soulageant de toute culpabilité. Elles leur permet-
tent d’ignorer leurs propres pulsions et de les agir comme s’ils n’y étaient
pour rien : « On ne fait qu’obéir aux ordres », « appliquer le règlement »,
« servir la nation, l’Église, l’islam, la communauté… »
Cela se voit notamment dans les institutions dites « de contrôle
social » – centres de détention ou de rééducation, hôpitaux psychia-
triques… –, dont l’existence repose sur la dangerosité, effective ou
potentielle, des personnes qu’elles ont pour mission de garder, d’éduquer
ou de soigner, où la violence est en quelque sorte inscrite de façon struc-
turelle. Les pratiques répressives peuvent y être exercées sans état
d’âme, par des gardiens de prison (Vasseur, 2001), des infirmiers
psychiatriques, des rééducateurs…, elles sont admises comme faisant
partie de leur mission, sinon de leurs obligations. La marge de tolérance
laissée aux acteurs individuels est cependant ambiguë et présente un
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certain flou, de sorte que les responsables institutionnels peuvent si


nécessaire se dégager facilement de leur responsabilité. Ainsi, lorsque
des violences commises par des agents de l’ordre, portées à la connais-
sance du public, soulèvent trop de scandale, elles sont immédiatement
qualifiées de « bavures », dues à des individus agissant pour leur propre
compte, et donc d’« actes isolés » appelant des sanctions.
Lorsque les institutions ne jouent plus le rôle de parapluie protecteur,
que les individus ne sont plus autorisés (voire encouragés) à utiliser la
violence à l’égard de ceux qui leur sont confiés, lorsque cesse la collu-
sion entre les pressions institutionnelles et les pulsions individuelles, les
individus peuvent se trouver aux prises avec des tensions internes très
difficiles à gérer.
Telle a été l’expérience que nous avons faite lors d’une étude (Lévy,
1969) menée pendant une année auprès d’un hôpital psychiatrique appli-
quant des méthodes réformatrices interdisant toute pratique coercitive ou
de maltraitance (traitements de choc, camisoles de force, bains forcés,
menottes…), courantes à l’époque, et prescrivant des relations de
personne à personne, réduisant les distances hiérarchiques entre les
différentes catégories de personnel soignant, interdisant tout acte de
coercition – les malades ayant la liberté d’aller et venir dans l’hôpital,
dont les portes devaient rester ouvertes –, de même que tout signe stig-
matisant le statut de malade mental et susceptible de constituer une
barrière entre malades et soignants (repas séparés, blouse blanche).
Bien qu’ayant adhéré avec enthousiasme à cette politique, qui leur
avait été communiquée au moment où ils avaient opté volontairement
pour leur rattachement à l’hôpital, un grand nombre parmi les infirmiers
et infirmières commencèrent dès la première année à ressentir ces
méthodes comme excessivement anxiogènes et répressives à leur
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endroit. Privés de leur blouse blanche, obligés de partager leur repas à la
même table que les malades, privés en outre des moyens de contrôle ou
de répression leur permettant de se défendre contre leur peur de la folie,
ils se sentaient à nu, dépouillés de ce qu’ils vivaient comme leur peau et
avec le sentiment de se trouver sans protection contre les risques de
« contagion ».
Au fil des semaines, peu à peu émergeaient des sentiments d’injus-
tice (ce qui était fait pour le « bien » des malades était fait à leurs dépens)
et du ressentiment à l’égard du médecin responsable. La souffrance
éprouvée par les infirmiers était d’autant plus difficile à vivre que, en
même temps, ils partageaient les valeurs au nom desquelles le médecin
prescrivait ces pratiques. Le conflit entre soignants et malades s’était
transformé en un conflit psychologique interne, et traduit par des
tensions au sein du personnel, partagé entre des sentiments d’admiration
et de rejet à l’égard du médecin, celui-ci étant à la fois idéalisé et ressenti
comme persécuteur.
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La suppression de la violence institutionnelle avait ainsi mis au jour


et libéré les pulsions propres à chacun. Celles-ci, n’étant pas reconnues
au niveau conscient, étaient retournées sous forme de culpabilité contre
eux-mêmes et, pour certains d’entre eux, contre le médecin responsable
et auteur des réformes.
Le rôle des institutions dans la production de violences peut cepen-
dant être plus actif et plus déterminant, ne se limitant pas à tolérer les
exactions ou à les encourager en sous-main, mais à les prescrire. Que
devient alors la responsabilité des individus à ce point instrumentalisés
qu’ils en viennent à perdre toute capacité de penser ? Tel fut le cas, par
exemple, des massacreurs hutus au Rwanda, dont Jean Hatzfeld (2003)
a recueilli des témoignages poignants après les événements, dont nous
citons quelques extraits :
« Tuer c’est très décourageant si tu dois prendre la décision toi-
même de le faire, mais si tu dois obéir à des consignes des autorités, si
tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et tiré, tu te
sens apaisé, tu y vas sans plus de gêne. »
« Au début on était trop chauds pour penser. Par contre après, on
était trop accoutumés. Dans l’état où l’on était, ça ne nous faisait rien de
penser qu’on était en train de couper nos avoisinants jusqu’au dernier.
C’était devenu un ”aller de soi“. »
« On ne voyait plus des humains quand on dénichait des Tutsis dans
les marigots. Je veux dire des gens pareils à nous, partageant la pensée
et les sentiments consorts… Pour moi c’était comme si j’avais laissé un
autre individu prendre mes apparences vivantes, et mes manies de cœur,
sans tiraillement aucun. »
« On allait et venait sans croiser une idée. Nos bras commandaient
nos têtes, et nos têtes ne disaient plus rien. »
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Ainsi, sans nier la réalité de leurs actes ni leur horreur, ces propos
témoignent des contradictions internes et de l’ambiguïté des sentiments
éprouvés par ces tueurs – un mélange de culpabilité impossible, de peur
des représailles, et de ressentiment, tant à l’égard de leurs victimes que
de ceux dont ils avaient suivi les ordres.

« La justice sans la force est impuissance ; la


force sans la justice est tyrannique. La justice sans
force est contredite, parce qu’il y a toujours des
méchants ; la force sans la justice est accusée. Il
faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et
pour cela, faire que ce qui est juste soit fort, ou que
ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à
dispute ; la force est très reconnaissable et sans
dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice,
parce que la force a contredit la justice et a dit
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qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était


juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste
soit fort, on a fait que ce qui est fort soit juste. »
Pascal (1623-1662),
Pensées (La justice et la raison des effets).

Une telle difficulté, ici poussée à l’extrême, à distinguer la part de


responsabilité correspondant à l’individu en tant que personne de celle du
sujet social appartenant à une communauté et soumise à ses lois renvoie
au caractère ambigu des institutions – à la fois instances symboliques et
imaginaires, et instances de pouvoir.
Comme instance symbolique, l’institution se manifeste sous des
traits concrets, matériels ou quasi matériels – textes de lois,
Constitution, rites et rituels… – qui étayent un ordre immanent déjà là,
qui régit les actes, les pensées et les sentiments, et qui sont le garant de
la continuité historique de la communauté. Selon les termes de Durkheim
(1985), ce sont « les manières de faire et de sentir, de pensée, cristalli-
sées, à peu près constantes, contraignantes et distinctives d’un groupe
social donné, permettant aux activités d’être régies par des anticipations
stables et réciproques ».
En ce sens, elle est ce lieu tiers évoqué par Mauss (1925), cette case
vide où les enjeux sont mis de côté, permettant aux échanges et aux
transactions de se développer, condition pour que l’histoire s’accom-
plisse, substituant au cycle de violence le règne de la parole et du droit,
et les combinaisons infinies que ceux-ci rendent possibles – dont le
modèle est l’institution du don.
Mais l’institution présente aussi une autre face (Lévy, 1991, 1997),
reliée à la première et en tension permanente avec elle. Dans ce deuxième
sens, elle est un lieu plein, une instance de pouvoir, fondée sur la force
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physique, mais aussi morale, pour asseoir son autorité, maintenir l’ordre
établi, assurer la conformité des comportements, des modes de relation,
des attitudes et des sentiments (Mauss, 1921) aux règles et aux normes
établies, ou pour réprimer toute déviation ou toute dérive due à des
pulsions insuffisamment maîtrisées.
À cette fin, elle dispose d’un système de sanctions lui permettant
d’exercer des contraintes physiques et morales dont elle revendique le
monopole. Ces contraintes, transmises par l’éducation, cristallisées dans
des rites de passage contrôlant la circulation et les échanges entre les
différentes composantes du corps social – catégories professionnelles et
de statut, sexes, niveaux de responsabilité… – tirent leur force du rappel
constant, sous-entendu ou explicite 4, du désordre, de la « barbarie », de
l’anarchie précédant leur naissance, contre lesquels elles se sont autre-

4. Telles, par exemple, les icônes de la Crucifixion du Christ, les récits d’événe-
ments historiques – la Saint-Barthélemy, la Terreur…
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fois imposées par la force, mais dont le retour est toujours possible et par
rapport auxquels elles servent de bouclier – au risque de devenir elles-
mêmes des instruments de domination et de répression.
Parmi ces institutions, l’État occupe une place centrale. Il partage le
pouvoir, cependant (de plus en plus semblerait-il), avec d’autres institu-
tions, officielles ou officieuses, formelles ou clandestines – économiques,
spirituelles et culturelles, éducatives. Ces institutions – syndicats, orga-
nisations professionnelles et financières, entreprises publiques ou
privées, lieux de culte, de soins, d’enseignement, ou partis politiques… –
sont fondées diversement sur la force et la menace physiques, sur la
force morale et culturelle, ou encore sur le contrôle des richesses et des
modes de production, ou sur la diffusion et l’élaboration de l’information
et du savoir.
Alliées ou complices, ou en conflit les unes avec les autres, jouant
selon les circonstances et les opportunités tantôt sur la force, tantôt sur
le droit pour affermir leur emprise, ces institutions tissent un réseau, plus
ou moins serré et homogène, dans lequel les individus et les groupes se
trouvent, souvent à leur insu, inévitablement pris. Illustrant la dialectique
infernale, autrefois exposée par Pascal, du double jeu (ou double-je), des
institutions, leur dualité structurelle.
Comment les hommes et les femmes peuvent-ils se dégager de cette
emprise, des liens qu’ils construisent eux-mêmes et qui conditionnent
leur capacité de penser et d’agir librement ? Dans quelle mesure est-il
possible de contrecarrer les forces visant à les réduire à des objets, de
créer une société régie par la fraternité et la justice ?

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« Laissée à elle-même, la politique
porte en elle une tyrannie. »
Emmanuel Lévinas 5

Une première réponse à cette question est, bien entendu, politique.


« Politique », dont la notion, on le sait (Castoriadis, 1996 ; Vernant,
1996), date de la naissance en Grèce antique de la démocratie et se
confond avec elle.
Dès son origine, celle-ci signifiait en effet d’abord que la question du
pouvoir – de son exercice concret (la politique) et de sa théorie (le poli-
tique) – soit considérée comme objet d’étude et de réflexion intéressant
non seulement les philosophes, mais la polis, soit la cité-État et ses
membres (l’ensemble des citoyens). Auparavant, cette question ne

5. Pour George Orwell, elle s’assimile à « un chien enragé prêt à vous sauter à la
gorge si on cesse un seul instant de le tenir à l’œil ».
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pouvait être soulevée qu’au risque de lèse-majesté, étant admis que le


pouvoir avait été légitimement et indiscutablement conféré une fois pour
toutes à une autorité supérieure, par exemple divine. Sans reconnais-
sance de la polis, la notion même de « politique » était inconcevable.
Cette avancée conceptuelle a ainsi permis, plusieurs siècles plus
tard, d’apporter une réponse, sur le plan de la doctrine comme sur celui
de la pratique, aux questions posées par la dualité conflictuelle de l’insti-
tution et par ses conséquences. En organisant cette dualité de façon
formelle et visible, en établissant explicitement une distinction entre le
pouvoir d’exécution et de direction, celui d’édicter les lois et celui de les
faire respecter (la justice), les pouvoirs conférés aux individus sont désor-
mais limités par un cadre légal représenté par les lois élaborées et promul-
guées par la collectivité, elles-mêmes soumises à des principes et des
valeurs d’ordre supérieur faisant l’objet d’un consensus.
Ces procédures et ces règles n’eussent cependant pas suffi à instau-
rer la démocratie si, en même temps, ne s’était pas imposée une forme
de pensée nouvelle : la raison. Ainsi, la démocratie grecque instituait
aussi une forme de gouvernement originale, fondée sur l’analyse ration-
nelle et argumentée, le dialogue public et le débat contradictoire comme
moyens privilégiés de parvenir à des décisions et de résoudre les conflits.
À l’autorité divine, ou à celle du prince, fondée sur la force, était substi-
tuée celle de la raison et du peuple, maître de son destin. Ainsi,
J.-P. Vernant (1996) : « Il y a des correspondances entre les formes de
rationalité et les changements qui se produisent sur le plan de la vie
sociale et politique. Ce n’est certainement pas le fait du hasard si la
raison surgit en Grèce comme une conséquence de cette forme si origi-
nale d’institutions politiques que l’on appelle la ”cité“. Pour la première
fois dans l’histoire de l’homme, […] les affaires communes ne peuvent
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être réglées, les décisions d’intérêt général prises, qu’au terme d’un
débat public et contradictoire ouvert à tous. Il n’y a de rationalisme que
si l’on accepte que toutes les questions, tous les problèmes soient livrés
à une discussion ouverte, publique et contradictoire. Aucun absolu au
nom duquel on pourrait prétendre faire à quelque moment taire le
débat 6. »
La notion de politique suppose donc une communauté d’égaux liés
entre eux par des rapports confraternels – entité imaginaire, dotée d’une
unicité et d’une unité indivisible (la République) – et par la commune
exigence de se référer à la raison pour régler les différends et les
problèmes. Les démocraties parlementaires, nées des siècles plus tard,
en Angleterre, aux États-Unis puis en France, ont ainsi instauré un édifice
juridique, des règles de droit, sous la forme écrite d’une Constitution réfé-
rée à des valeurs qui leur donnent sens. Inscrits dans son préambule, les

6. L’avènement de la pensée rationnelle, dans J.-P. Vernant, Entre mythe et poli-


tique, p. 233.
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« droits de l’homme », affirmant l’égalité des droits pour tous les


citoyens, constituent le fondement nécessaire de l’édifice.
Évaluer la démocratie sous les différentes formes qu’elle a prises
durant l’histoire, et telle qu’elle fonctionne aujourd’hui dans de nombreux
pays, représente une tâche difficile, sinon impossible. D’un côté, il
faudrait mesurer les bienfaits de toute nature – liberté de parole et de
pensée, réduction des inégalités et des violences, du recours à la force,
éducation, intensification des échanges… – qu’elle a apportés là où elle
a été instituée, qui expliquent pourquoi ceux qui en bénéficient sont prêts
à tout faire pour la défendre et la préserver, et d’autres à la conquérir.
D’un autre côté, on ne peut ignorer que les démocraties ont (sans
doute toujours) été en crise. Menacées de l’extérieur par des idéologies
concurrentes qui prétendent, peut-être à juste titre, être mieux à même
de répondre aux besoins matériels et affectifs des populations. Menacées
aussi et surtout de l’intérieur par la désaffection des citoyens, qui s’ex-
plique notamment par le sentiment souvent justifié d’un écart grandissant
et insurmontable entre les valeurs proclamées, l’idéal qu’elles prétendent
incarner, et la réalité : opacité des prises de décisions et des lieux effec-
tifs de pouvoir, exclusion de catégories entières de la population par
rapport à l’éducation, au travail, aux droits civiques, aux richesses, inéga-
lités persistantes, y compris au regard de la justice et des lois…
Certes, on peut avec raison estimer que les insuffisances et les
limites de la démocratie ne doivent pas justifier sa condamnation. Que les
injustices et les entorses aux règles de l’État de droit sont inévitables, et
qu’elles témoignent simplement de l’imperfection de tout projet et de
toute entreprise humaine. Que si la « démocratie » est imparfaite, elle est
toujours perfectible et que le système qu’elle incarne demeure le meilleur
ou le moins mauvais que l’on ait inventé.
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Mais le mal nous semble plus profond. Ces insuffisances ne peuvent
en effet simplement être rapportées à des « erreurs » ou à des
« bavures » accidentelles, elles résultent souvent de politiques délibérées
et réfléchies, d’un système de gouvernement – les exemples ne
manquent pas. On doit alors se demander si ces limites de la démocratie
ne dénotent pas plutôt un défaut fondamental renvoyant à ses fonde-
ments théoriques et éthiques.
Sans prétendre faire un examen approfondi et exhaustif de la ques-
tion, nous porterons notre réflexion sur quelques aspects qui nous
semblent mériter une attention particulière.
Consacrant l’universalité de deux principes – prééminence de la
raison, de l’argumentation rationnelle, sur tout autre critère (croyance,
force ou émotion) et égalité de tous devant la loi –, l’invention démocra-
tique en Grèce antique a été une vraie révolution. Pour la première fois
en effet dans l’histoire, elle a donné à l’héritage spirituel du judaïsme un
contenu politique.
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Penser la violence 77

L’affirmation de l’universalité de la raison soulève cependant un


certain nombre d’interrogations 7. Je me contenterai de souligner que la
raison, qui depuis des siècles a dominé la pensée occidentale dans le
domaine scientifique, comme dans le champ économique et social, est
loin d’être une notion univoque. De quelle « raison » s’agit-il en effet ?
Ainsi dès l’Antiquité, la raison spéculative ou cognitive, axée sur la
recherche de la connaissance ou de la vérité, était opposée à la raison
comportementale ou pratique, axée sur la réalisation de fins concrètes,
ou sur la « raison rusée » (metis) (Vernant et Detienne, 1978). La ques-
tion est d’autant plus actuelle que la raison instrumentale – avatar de la
raison comportementale – que beaucoup (Castoriadis ; Nicolaï, 1997)
considèrent comme une régression ou un dévoiement de la raison, a
tendance aujourd’hui à prendre le pas sur toute autre forme de rationa-
lité, avec les conséquences que l’on connaît (libéralisme et utilitarisme,
accent quasi exclusif sur la performance et l’efficacité).
Concernant les « droits de l’homme », pierre angulaire de l’État
démocratique de droit, ceux-ci supposent la reconnaissance de tous
comme égaux et solidaires. Or, on sait que la communauté républicaine
d’égaux (le « corps électoral », les « ayants droit ») admet l’exclusion de
nombreuses catégories sociales (immigrés, sans-papiers, chômeurs en
« fin de droit »… et même, jusqu’à une période relativement récente, les
femmes), démentant ainsi leur prétention à l’universalité. En faisant une
distinction entre l’homme biologique et son « humanité » supposée, celle-
ci est obligatoirement déniée à une partie de l’humanité. Ne reconnais-
sant comme « humains » que ceux qui sont considérés comme faisant
légitimement partie de la communauté, la qualité d’humanité (notion,
dans ce cas, juridique et morale, comme l’a autrefois illustré la contro-
verse de Valladolid 8) est nécessairement déniée à tous les autres. Soit
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qu’ils transgressent des valeurs sacralisées (pédophiles, violeurs, terro-
ristes…), soit qu’ils aient d’autres mœurs (homosexuels, gens du
voyage…), une autre couleur de peau, d’autres convictions religieuses,
ou encore qu’ils soient physiquement ou moralement « handicapés »
(malades mentaux, déshérités, analphabètes…). Dans ces conditions,
comment s’étonner que des droits supposés imprescriptibles soient
violés, à l’extérieur de la nation comme à l’intérieur, comme on le
constate quotidiennement dans les prisons, dans certaines banlieues, ou
dans des zones de non-droit… ?
En affirmant la primauté du même, du semblable, les Droits de
l’homme (et donc le pouvoir démocratique) occultent la question fonda-
mentale qui traverse les rapports humains, sur le plan individuel comme

7. Celles-ci ont fait l’objet notamment d’un volume de la Revue internationale de


psychosociologie (1997) consacré à la rationalité instrumentale.
8. Quand il s’agissait de déterminer si les Indiens étaient ou non dotés d’une âme,
et étaient donc dignes d’être baptisés.
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sur le plan collectif : celle de notre rapport à l’autre, différent de soi, radi-
calement et irrémédiablement, dans son être ou son ipséité, et non dans
ses qualités ou ses attributs, et qui est donc irréductible à toute idée ou
catégorie générale.
Ces contradictions internes de l’idée démocratique peuvent expliquer
en partie ses limites, mais aussi sans doute les risques qu’elle porte en
elle, notamment lorsqu’elle est réduite à la « politique pure ». Comme le
souligne Lévinas (1971), « laissée à elle-même, la politique porte en elle
une tyrannie ».
Les limites de la démocratie peuvent cependant être aussi rapportées
à son approche globalisante, simplificatrice, de la complexité des rapports
psychosociaux. Postulant une confiance illimitée en la capacité des
hommes de se soumettre au raisonnement rationnel, elle méconnaît l’im-
portance des facteurs irrationnels, affectifs, en partie inconscients, sur
lesquels la raison n’a pas de prise, et qui régissent néanmoins les
conduites humaines. Traitant de l’homme dans sa généralité et non de
l’homme particulier en tant que sujet, siège de désirs et d’émotions, de
souvenirs, d’imagination, et non seulement de connaissances et de
pensée, en dessinant et en mettant en pleine lumière une vision désin-
carnée, rationnelle de l’homme, cette doctrine comporte un angle mort,
contribuant à éclipser tout un pan de la réalité.

Les approches cliniques (psychosociologie, psychologie et psychana-


lyse) s’efforcent en revanche de prendre en compte les processus
psychiques inconscients, au niveau individuel comme au niveau collectif.
Aucun motif d’ordre rationnel ne peut en effet expliquer comment
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des hommes peuvent être conduits à des actes de violence dirigés contre
autrui, ou contre eux-mêmes. Qu’ils en tirent du plaisir, de la honte, de
la culpabilité, ou tout autre sentiment, ils en ignorent le plus souvent les
causes et les visées véritables, de même qu’ils ignorent la dynamique
psychique complexe et l’histoire qui les a générées. Qu’elle s’exprime par
des actes, dans la pensée ou par le langage, la violence – amoureuse,
créatrice ou meurtrière – est en effet à la fois en nous et hors de nous
(comme on dit de quelqu’un en colère qu’il est « hors de lui »).
Quand cela nous arrive, l’une de nos premières réactions est donc
d’en chercher les causes ailleurs, chez autrui, par exemple dans une
violence subie. Mais il n’est jamais simple de déterminer qui en est l’au-
teur, ni à qui s’adresse la nôtre. Cela est même impossible si l’on réduit
ces actes à des rapports duels, en méconnaissant la part jouée par des
tiers, et si on néglige de les situer dans leur contexte historique et social,
comme l’aboutissement d’un long processus dont il ne reste que des
traces difficilement déchiffrables. La violence adressée à l’un peut ainsi
être en rapport avec une violence refoulée subie dans le passé de la part
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Penser la violence 79

d’un autre, que l’on n’ose pas attaquer ou que l’on évite d’affronter direc-
tement, soit par crainte de représailles, soit que l’on continue à s’identi-
fier à lui, soit parce qu’il est inaccessible (mort ou absent), soit encore
qu’il est oublié ou méconnu.
L’analyse clinique ne prétend évidemment pas supprimer la violence,
mais elle peut aider à mieux en démêler le processus dont on a été à la
fois le sujet et l’objet, l’acteur et la victime. Elle peut ainsi contribuer à
réduire le risque qu’elle ne s’instaure en un cycle mortifère sans fin dont
les effets cumulatifs peuvent s’avérer de moins en moins maîtrisables,
aider à ce que ce qui s’exprime en « acte » s’exprime sous une forme
symbolique, dans le langage.
Telle a été, et continue à être, l’expérience de nombreuses interven-
tions et consultations psychosociologiques menées dans des organisa-
tions les plus diverses – entreprises, administrations publiques, écoles,
centres de soins, communautés urbaines… Elles ont montré que, si on
leur en donne l’occasion, des hommes et des femmes sont prêts à s’en-
gager à s’écouter, à établir les bases d’un dialogue, et à parvenir ainsi à
une meilleure compréhension des sources inconscientes des conflits qui
désorganisent leur vie psychique et leurs relations et, sur la durée, à les
dénouer au moins partiellement.
Dans le même esprit, des expériences conduites depuis de
nombreuses années par un chercheur israélien (Dan Bar-On, 2004) ont
cherché à favoriser le dialogue et la compréhension réciproque entre des
personnes appartenant à des communautés en conflit, palestinienne et
israélienne plus particulièrement. Elles ont montré qu’une coexistence
pacifique entre anciens ennemis, bien que très difficile à mettre en
œuvre, est néanmoins possible. Elle implique la reconnaissance par
chacune des communautés des éléments refoulés de leur propre histoire,
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des souffrances transmises de génération en génération, qui sont un
fardeau d’autant plus lourd à porter qu’elles ont été recouvertes d’un mur
de silence (Dan Bar-On, 2005) 9 et qu’elles n’ont fait l’objet d’aucun
travail d’élaboration à l’époque où elles ont eu lieu. Mais elle suppose
aussi la reconnaissance de la mémoire collective de l’autre. Et, pour cela,
de renoncer aux représentations et croyances qui constituent l’ossature
de leurs identités monolithiques respectives de victimes.
Certes, ces expériences sont limitées, et l’on ne peut attendre d’elles
seules qu’elles résolvent des conflits parfois séculaires. En créant des
espaces de jeu, même minimes, dans des situations que tout concourt à
figer, elles instaurent néanmoins un début de réflexion, elles ouvrent des

9. Ce concept a été introduit par Dan Bar-On et illustré dans son ouvrage récem-
ment réédité en France, faisant référence au mur de silence dressé par les parents
de tortionnaires nazis, et qu’ont dû franchir leurs enfants pour tenter d’assumer
leur héritage et trouver en eux-mêmes les forces pour tracer leur propre chemin,
L’héritage du silence, Paris, L’Harmattan, 2005.
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Nouvelle Revue de psychosociologie - 2

perspectives, instituent une dynamique, prouvant que le pire n’est jamais


inéluctable, et que l’histoire reste à écrire.
Les situations de violence entre communautés sont d’autant plus
difficiles à analyser et il est d’autant plus difficile d’y intervenir qu’elles
impliquent à la fois les différents niveaux ou « paliers » de la vie sociale :
les identités et les politiques nationales, la culture et l’histoire de diffé-
rentes communautés telles qu’elles sont vécues, ainsi que les individus
en faisant partie. Sous peine de généralisations et d’approximations, leur
analyse doit donc combiner une approche au niveau macrosociologique
(culture et histoire collective) à une approche au niveau psychosocial et
clinique prenant en compte les spécificités des sous-ensembles, les
histoires familiales et personnelles, et leurs traces dans les mentalités.
Le même travail, poursuivi dans d’autres situations de conflit entre
communautés (Afrique du Sud, Irlande du Nord par exemple), montre que
ces expériences sont conditionnées par le contexte social, politique, mili-
taire où elles sont conduites. Elles nécessitent un climat de sécurité maté-
rielle et psychologique minimum, qui n’est possible que lorsque les
négociations politiques entre les deux parties en conflit sont parvenues à
un accord au moins partiel, pour une situation de paix relative, même
armée, mais présentant des perspectives de solution à plus ou moins
moyen terme. Ainsi, lorsque reprennent les hostilités ouvertes, par
exemple lors du début de la deuxième Intifada après l’échec des accords
de Camp David, les obstacles matériels s’opposent aux rencontres, mais
aussi le climat général de méfiance et de rancœur réciproque est tel que
même les personnes les plus motivées éprouvent les plus grandes diffi-
cultés à se rencontrer et à s’écouter.
En soulignant la difficulté pour les Juifs israéliens de reconnaître leurs
sentiments d’amour déçu à l’égard des Allemands, responsables du
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massacre voulu et planifié du peuple juif, Dan Bar-On nous conduit à nous
interroger, de façon plus générale, sur la complexité de nos rapports à la
violence et sur notre responsabilité par rapport à ses manifestations.
Ainsi, il nous est quasi impossible de ne pas céder à la tentation de
la condamner comme le mal absolu et de vouloir l’éliminer, y compris par
la violence. Or, vivre, c’est accepter la mort, la sienne, celle des autres,
de nos proches disparus, et celle que l’on porte en soi. Il est aisé de le
dire, mais non de le vivre et d’en assumer les implications. Et pourtant,
c’est bien de cela dont il est question quand nous devons déconstruire
nos bases identitaires, les construits imaginaires et symboliques qui nous
servent de repères, nous défaire ou tout au moins nous dégager des
cadres sociaux de la pensée qui structurent nos représentations et
donnent un semblant de sens à nos projets, à nos entreprises, à nos
amours.
Ce n’est facile ni pour un individu, ni pour les groupes ou les commu-
nautés auxquels il appartient et où il se sent exister et reconnu, de
permettre aux souvenirs enfouis de remonter à la surface. De regarder et
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Penser la violence 81

de tenter de comprendre, sans complaisance, et avec tout le courage que


cela exige, les traces laissées par un passé lourd de silences, d’abandons,
de trahisons ou de renoncements, de rouvrir des plaies mal cicatrisées.
Personne ne saurait faire ce travail, cette tâche nécessaire, à la place de
ceux qu’il concerne directement et personnellement. Aucun éclairage
apporté de l’extérieur ne saurait s’y substituer. Personne ne saurait
débrouiller l’écheveau tissé dans la mémoire vivante des hommes et des
femmes, et dont le destin dépend, qui devront eux-mêmes encourir le
risque de le détisser peu à peu, fil par fil, souvenir par souvenir – sans
quoi l’interprétation ne saurait être davantage qu’un discours abstrait,
tout au plus un objet de débat, et l’indignation morale qu’un discours vide
et sans effet.
Mettant un grain de sable dans des processus paraissant inéluc-
tables, l’analyse clinique, comme la politique, n’apporte donc que des
réponses partielles, relatives, aux questions qui ont guidé nos réflexions :
dans quelle mesure et comment est-il possible pour l’homme de réduire
ce qu’il a en lui de plus noir – la violence meurtrière, le désir de faire mal
et de souffrir, de nier l’autre et soi-même ? D’instaurer une société de
fraternité et de justice ? Ou faut-il plutôt se résigner à admettre qu’il n’est
peut-être pas possible de « remédier à l’irrémédiable », selon les termes
du psychanalyste W. Granoff (2004), s’interrogeant à la suite de Freud
en 1937 sur la possibilité « de contrôler l’évolution mentale de l’homme
de façon à le garantir contre la psychose de haine et de destructivité » ?

Clinique psychanalytique et politique poursuivent le même objet : le


développement de la connaissance, de l’intelligence et de l’amour, une
raison « ouverte » (Morin, 1990), une responsabilité personnelle et lucide
dans les rapports avec les autres, avec soi-même, avec les nécessités
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incontournables de la vie et de la mort.
La première ne peut se déployer qu’à une échelle restreinte, elle
dépend du courage et du vouloir de ceux qui décident de s’y engager.
Son extension se heurte au politique, à la politique. La politique de son
côté a une ambition plus large mais, comme nous le rappelions, laissée à
elle-même, elle mène facilement à la tyrannie, à la mort, au règne du
mensonge. Toutes deux n’ont de sens qu’étayées sur une pensée de
l’éthique, dont l’interprétation relève toujours cependant de la responsa-
bilité individuelle de chacun : « L’éthique enjoint une politique et un droit ;
cette dépendance et la direction de cette dérivation sont aussi irréver-
sibles qu’inconditionnelles.… Mais le contenu politique ou juridique ainsi
assigné demeure en revanche toujours à déterminer, au-delà du savoir et
de toute présentation, de tout concept ou de toute intuition possibles ;
singulièrement, dans la parole et la responsabilité prises par chacun, dans
chaque situation » (Lévinas, 1982, cité par Derrida, 1997, p. 199).
Partant de deux points de vue distincts, l’une du terrain du vécu
personnel et des groupes, l’autre d’une vision globale du fonctionnement
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de la société, ces deux démarches peuvent-elles se rejoindre et ainsi réci-


proquement se féconder et transcender leurs limitations ? S’il n’existe
aucune réponse à une telle question, c’est pourtant dans ce sens qu’il
importe de travailler. Sans illusion et sans trop d’espoir, mais du moins
sans céder à un pessimisme absolu que justifieraient des événements
comme la Shoah, jugeant futiles ou dérisoires les efforts menés par
l’homme depuis toujours pour établir des sociétés fraternelles où il
puisse, selon les mots de Ricœur (1990), « vivre avec et pour les autres,
dans des institutions justes ».

« La politique doit toujours pouvoir être


contrôlée et critiquée
à partir de l’éthique. »
Lévinas, Totalité et infini

Il est évidemment souhaitable que la politique soit « contrôlée et criti-


quée à partir de l’éthique », que celle-ci commande les actions et les déci-
sions des responsables politiques. Comme nous l’avons vu à propos de
la démocratie, toute politique implique, explicitement ou non, des
« valeurs » qui la débordent, une certaine conception de l’homme, de son
« bonheur », de son « bien ». Elle ne réduit pas à des procédures ou à
des dispositions juridiques ou institutionnelles. Celles-ci ne peuvent avoir
d’impact sur le réel que si les hommes qui l’appliquent leur donnent un
sens, référé à des valeurs auxquelles ils croient. Mais nous avons pu
également voir les contradictions qui traversent l’idée démocratique,
comment son projet même est tributaire du contexte culturel et historique
où elle se développe. Nous avons pu mesurer à quel point il est impro-
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bable que sa pratique effective puisse être soumise à des considérations
éthiques ou morales. Si celles-ci constituent un obstacle à leurs straté-
gies ou à leurs projets, il ne faut pas s’attendre à ce que les dirigeants
les fassent prévaloir sur leur désir d’emprise sur la réalité sociale ou sur
les satisfactions infinies que procure l’exercice du pouvoir.
Et, en effet, il ne suffit pas d’afficher « les valeurs fondamentales »
(justice, liberté, fraternité, égalité) ou de les formuler solennellement en
préambule des Constitutions pour qu’elles soient respectées, ou pour
prévenir qu’elles ne servent en réalité à conforter le pouvoir politique.
Si l’éthique vise à comprendre, comme le veut Lévinas, ce qui est « à
la source du sens et du droit », elle interroge donc à la fois ce qui donne
du sens à la vie humaine et ce qui définit les obligations d’ordre supérieur
auxquelles chacun doit se soumettre. En ce sens, elle se situe au-dessus
des lois, forcément circonstancielles, dictées par tel ou tel pouvoir, ou
des intérêts de la nation ou de la collectivité. Elle se situe au-delà de
l’être, elle est ce à quoi on ne peut échapper sans se démentir en tant
que sujet, et qui déborde notre capacité d’entendement ou de raisonne-
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ment. Ainsi, J.-P. Vernant (2004), faisant référence à son passé de résis-
tant : « Dans le cours des événements, dans le quotidien du monde,
quelque chose entre en jeu qui s’impose et vous dépasse […] Il y a des
moments où l’on comprend que la vie n’est elle-même que si quelque
chose dépasse ce que l’on appelle simplement vivre. » De même
qu’Ulysse, dans l’Odyssée, répond à son compagnon Euryloque lorsque
celui-ci veut le dissuader d’aller affronter la magicienne Circé qui avait
transformé leurs amis en pourceaux : « Euryloque, tu peux ne pas bouger
d’ici. Au flanc du vaisseau, reste à manger et à boire. Moi, je pars, le
devoir impérieux est là. »
De même, au nom de quoi des journalistes, sans que personne les y
force, ni même le leur demande, choisissent-ils volontairement de s’ex-
poser aux pires dangers ? Ils ne prétendent être ni des saints ni des héros,
ils n’ont nul besoin de se référer à quelque divinité. Ce qui s’impose à
eux, donc, ce qui les commande, c’est le souci des autres, le devoir de
témoigner et d’être un lien, qu’ils mettent au-dessus de leur propre vie,
qui, s’ils s’y dérobaient, n’aurait plus de sens ni de raison d’être vécue.
Parce qu’ils se trouvent, comme tous, selon les termes de Vladimir
Jankélévitch (1939), dans la situation d’un « débiteur éternel, sans
dette » : « Quoi de plus paradoxal d’être l’obligé et le bénéficiaire sans
avoir rien reçu ? C’est pourtant ce que l’on appelle le devoir ; je me sens
obligé avant de savoir à quoi, non pas en raison de ma responsabilité
professionnelle, mais parce que je suis un homme. Ici, tout est inscrit au
passif de mon compte. »
La prise de conscience ou l’expérience de la dimension éthique de la
réalité est le fondement même de notre subjectivité, de notre existence
en tant que sujet. Elle nous met en mouvement, nous pousse en avant,
nous obligeant à faire (ou à nous interdire) des choses autres que celles
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que nous dicterait une prise en compte rationnelle de nos seuls intérêts :
ce à quoi nous donnons plus d’importance que le souci même de notre
vie, mais qui lui donne sens.
Mais d’où cette exigence procède-t-elle ? Pour les croyants, la
réponse est simple. Mais pour les incroyants ? Est-il possible de décou-
pler la réflexion éthique des cultures spécifiques où elle est élaborée, de
ses croyances, de ses traditions, de fonder une éthique et des valeurs
transcendant les particularités sociales et culturelles ? Dans l’histoire de
notre civilisation judéo-gréco-chrétienne, de nombreux philosophes ont
ainsi eu l’ambition de fonder une éthique universelle (Platon, Spinoza,
Kant, Hegel, Marx…) sur l’exercice de la seule « raison », sur la connais-
sance scientifique. Quel que soit le contexte où ils ont œuvré, ils étaient
cependant nécessairement, consciemment ou non, tributaires de leur
époque et du cadre politique et social où ils vivaient, rendant pratique-
ment indiscernable la frontière entre le politique et l’éthique. Il est en
effet « totalement illégitime de vouloir fonder une éthique sur la connais-
sance scientifique » (Henri Atlan, À tort et à raison, p. 344), non seule-
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ment parce la raison des savants positivistes n’est pas la seule possible,
mais surtout parce que leurs visées ne sont jamais complètement
coupées de leur subjectivité et de leurs croyances.
Aucune civilisation n’a pu éviter cette question : qu’est-ce qu’être un
homme, ou, plus simplement, qu’est-ce qu’être, dans un autre sens que
celui d’être une pierre, un objet inerte existant en soi, une chose dépour-
vue de conscience, de pensée, de l’idée d’être. À ces questions, chacune
à fourni ses réponses : les Grecs, la chrétienté, le judaïsme, le marxisme,
la modernité libérale postmoderne ou « hypermoderne »… À quelle condi-
tion atteindre la plénitude de son être ? Le « bonheur », la « joie » ?
Qu’est-ce que la « bonne vie » (Aristote) et comment y parvenir, par
quelles voies, en respectant quels critères, en satisfaisant quelles
exigences ?
C’est ainsi que chaque culture a promu et défendu des « valeurs »
(la fidélité, l’honneur, le courage, la solidarité, la liberté, l’honnêteté…)
représentant les « qualités » dont chacun devrait témoigner. Ces valeurs,
souvent en contradiction les unes avec les autres, représentent le bien,
le bonheur, la paix, l’harmonie, par opposition au mal, à la souffrance
infernale, à la haine… Elles dessinent un idéal souhaitable et souhaité. Un
vœu, une aspiration. Mais quand elles sont érigées en entités, prétendant
incarner une vérité ontologique, absolue, les valeurs sont facilement
dévoyées, se transformant en idéologies, imposant par tous les moyens,
sous peine de châtiment ou d’exclusion, un modèle de pensée et de
comportement unique – support d’un système autocratique ne laissant
aucune place au questionnement, au doute, à la critique. Transmis par
l’éducation, par les rituels, ces systèmes totalisants d’obligations intério-
risées correspondent à la « morale close » de Bergson (1932), c’est-à-
dire « un ensemble de devoirs, un tout de l’obligation », une pression
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sociale effectuée sur chacun pour « maintenir la forme du tout », la
soumission à des « habitudes, dont l’ensemble imite l’immobilisme de
l’instinct et conduit à l’équilibre automatique d’une société ».
La pensée éthique se différencie radicalement d’une telle probléma-
tique. Elle ne prétend pas dire le bien ou le mal, ni le sens. Prenant acte
du fait que la réponse à cette question déborde la capacité de l’entende-
ment humain, l’éthique est donc de l’ordre de la transcendance, enten-
due comme « l’absolument étrange ». Ainsi, M. Blanchot (1955), à
propos de Rilke et de la mort : « La tâche qu’est pour nous la formation
de notre mort, […] il semble que nous ayons à faire quelque chose que
nous ne pouvons cependant pas faire, qui n’est pas sous notre dépen-
dance, dont nous dépendons, dont nous ne dépendons même pas, car
cela nous échappe et nous lui échappons. Dire que Rilke affirme l’imma-
nence de la mort dans la vie, c’est parler sans doute exactement, mais
prendre aussi sa pensée par un seul côté : cette immanence n’est pas
donnée, elle est à accomplir, elle est notre tâche, et une telle tâche ne
consiste pas seulement à humaniser ou à maîtriser par un acte patient
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l’étrangeté de notre mort, mais à respecter sa “transcendance” : il faut


entendre en elle l’absolument étrange, obéir à ce qui nous dépasse et être
fidèle à ce qui nous exclut. »
Ainsi, « l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique »
(Lévinas). Elle est de l’ordre d’un « non-savoir ». Elle fait sens par elle-
même. Elle correspond à la « morale ouverte » de Bergson, à la notion de
« morale sans obligation ni sanction » de J.-M. Guyau. Non pas obliga-
tion imposée, mais aspiration, désir (que nul objet ne peut donc satisfaire
ou combler).
Elle se situe dans l’écart infranchissable entre ce que l’on peut dire,
énoncer, et la réalité dont on parle. Pensée de la différence, de la fissure,
du hiatus, du clivage, elle s’oppose à toute totalisation – antichambre du
totalitarisme. Elle est en rapport avec la passion, l’énergie créatrice, l’élan
vital.
Et pourtant elle est toujours présente, immanente, dans toute action
humaine, qui en ce sens fait toujours question.
À la différence de la morale, qui, dans le meilleur des cas, ne peut
réussir qu’à contraindre et reproduire des conduites apprises, risquant de
se muer en idéologie ou dogmatisme, l’éthique ne se réduit pas à des obli-
gations instituées, à des modes de contrôle. Elle est ce qui soutient
« l’élan vital » créateur qui pousse le résistant à accepter la possibilité de
la mort ou de la torture, le poète ou le peintre à continuer à créer dans la
souffrance et l’angoisse, le chercheur ou le philosophe à poursuivre la
recherche sans fin de la vérité… Si la morale est nécessaire, elle est trop
souvent appauvrissante et réductrice si elle n’est pas étayée par une
éthique : la recherche de ce qui peut fonder une exigence, dessiner des
fins, hors de toute obligation morale de toute valeur abstraite.
Une politique dominée par l’éthique serait ainsi une politique orientée
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vers la construction d’un avenir inédit ou improbable, et non seulement
une politique encadrée par des règles destinées à contrôler ses dérives
possibles. Elle est improbable mais nécessaire. Engagé dans une
démarche d’aide et de compréhension de l’autre, le clinicien ne peut
éviter la question. Par son objet même, l’éthique est à la fois à la base et
à l’horizon de son travail. Non seulement parce qu’elle exclut toute tenta-
tion de manipulation ou d’instrumentation, mais parce qu’elle n’a de sens
qu’orientée vers la recherche de la vérité, pour soi et pour les autres.

Une question se pose cependant : comment savoir si l’exigence


éthique, offensive et créatrice, et non défensive comme la morale ou la
religion, ne procède pas d’une illusion ? Au nom de quoi telle éthique,
telle exigence serait-elle supérieure à telle autre ? Comment distinguer le
savant ou le philosophe qui travaille à la recherche de la vérité, l’artiste
qui lutte pour créer, le militant qui se bat pour le bien de l’humanité… du
fanatique ou de l’inquisiteur qui n’hésite pas à tuer, torturer ou brûler
ceux qu’il considère comme une insulte à Dieu, ou de ceux qui, au nom
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Nouvelle Revue de psychosociologie - 2

de la « décence » s’indignent du comportement de femmes revendiquant


leur liberté, ou qui, au nom du « droit à la vie », veulent interdire l’avor-
tement en toutes circonstances, ou du nazi qui estime, par « fidélité » à
l’idéologie nazie, que l’anéantissement d’un peuple est nécessaire pour
préserver la pureté de sa race… ?
Cette question ne comporte nulle réponse. Comme le note Paul
Ricœur (1990) 10, aucune règle d’or, aucun « impératif catégorique » ne
saurait nous préserver du conflit interne impliqué par toute décision, tout
« jugement moral en situation ». Seul le fanatique est sûr d’avoir raison,
et l’on sait ce qui en résulte. Le savant, l’artiste, le clinicien, le politique
sont inévitablement travaillés par le doute, confrontés à l’incertitude, au
risque de se fourvoyer, d’autant plus aisément lorsque l’exigence qui les
meut s’impose à eux avec évidence. Ils doivent savoir combiner le
respect de cette exigence et en même temps la questionner toujours,
sachant qu’il est toujours possible d’être, sans le savoir, soumis à de
fausses idoles.
Nous ne pouvons échapper à la responsabilité qui nous incombe, en
tant qu’hommes, de décider de nous soumettre ou non à un devoir qui
s’impose à nous et dont la source nous sera toujours étrangère. Nous ne
pouvons ni ne devons nous décharger sur personne, sur aucune divinité
ni sur aucune institution du choix de nos actes, qui nous engagent
personnellement comme envers les autres. Car nous ne sommes pas
seuls, et nos actes, nos choix les impliquent de même.
Quelles que soient les pressions ou les incitations que les jeux insti-
tutionnels font peser sur nous, elles ne justifient jamais l’aliénation de
notre liberté de choix et de décision. Aucune fatalité ne nous oblige à
nous plier aux injonctions d’institutions qui n’existent que parce que nous
les avons créées et ne subsistent que parce que nous les alimentons en
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permanence par nos désirs et nos fantasmes. Même dans des situations
extrêmes, dans les camps de concentration nazis, des hommes et des
femmes ont pu dire « non », se révolter et préserver leur humanité. De
même que dans les expériences de Milgram qui conditionnent la plupart
des sujets à exercer des tortures, une minorité s’y refusent toujours.
Sur quoi repose cette capacité de résistance ? La morale et ses pres-
criptions ne peuvent être une réponse. En se soumettant aux valeurs et
aux obligations transmises par l’éducation qui garantissent l’équilibre
social et la reproduction de la société, le sujet aliène en effet d’une autre
façon sa liberté, se traitant « comme un instrument et non comme une
fin » (Kant). Il n’existe aucun « bien » qui puisse être jugé « bon » en lui-
même et de façon absolue.
Si la morale ne peut être un recours, un sentiment d’obligation inté-
rieure, un « devoir » s’imposerait cependant universellement à tout sujet

10. P. Ricœur, « Le soi et la sagesse pratique », dans Soi-même comme un autre.


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soucieux de sa « dignité ». Un « devoir », auquel nul ne pourrait échap-


per sans se démentir en tant que sujet, ne renvoyant pas à une connais-
sance mais à une croyance qui, ne pouvant faire l’objet d’aucune
démonstration, d’aucune preuve, déborderait notre capacité de raisonne-
ment. Qui s’imposerait, tout simplement.

Pour conclure, je voudrais dire à quel point la question éthique me


semble d’actualité, alors que la peur de l’autre, le racisme, et l’ethno-
centrisme qui l’accompagnent tendent à dominer l’espace social, intel-
lectuel et politique. Alors que la conjugaison entre responsabilité
individuelle et responsabilité collective, trop facilement opposées, devient
une urgence. Alors que la peur de la violence, dans les écoles, dans les
banlieues, des ennemis que l’on croit voir autour de soi – immigrés,
porteurs de signes distinctifs « visibles », sans-papiers, pauvres –, ne
trouve comme seule réponse que l’érection de murs ou de barbelés (à
Ceuta comme à Jérusalem, ou dans les banlieues des grandes villes), le
« contrôle des flux migratoires », la limitation des droits de ceux qui ne
sont pas comme nous et leur relégation. Dans l’espoir illusoire mais
tenace de préserver les identités nationales, ethniques ou religieuses irré-
médiablement mises à mal, en France comme dans les territoires d’outre-
mer, en Israël comme en Palestine, en Algérie, dans les Balkans, par la
confrontation inévitable entre peuples de cultures, de croyances, de
coutumes différentes, contraints à la coexistence dans un monde de plus
en plus précaire.
Certes, cette situation n’est pas nouvelle. Mais, plus encore qu’à
d’autres époques, elle oblige à des mutations douloureuses, au plan juri-
dique et politique, mais aussi, sans doute, à cette « conversion éthique »
qu’évoque Jacques Derrida en référence à l’engagement politique de
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Lévinas.
Si une telle conversion doit avoir lieu, alors que l’histoire – des colo-
nisations, de l’esclavage – rattrape le présent, des sciences humaines
dignes de ce nom doivent en être à la fois le lieu privilégié et le vecteur,
si elles ne veulent pas être réduites à des instruments de répression, de
contrôle ou d’exclusion.

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RÉSUMÉ
Si, comme le dit Jean Bergeret, « la violence est la vie », elle interpelle directe-
ment nos valeurs, nos notions de bien et de mal, elle est le ressort occulte de
toute organisation sociale qui doit composer avec elle. Mettant en jeu nos
pulsions et nos émotions les plus secrètes, elle régit notre rapport à l’autre et à
nous-même, elle interroge notre existence en tant qu’être humain. Ainsi, plus
qu’un épiphénomène se prêtant à une description objective ou à des jugements
réducteurs, la violence est un objet complexe, échappant à toute définition, et
qu’il importe de penser dans toutes ses dimensions, institutionnelle, politique,
psychologique et éthique.

MOTS-CLÉS
Institution, violence, démocratie, intervention psychosociologique, clinique,
éthique.
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ABSTRACT
If, in the words of Jean Bergeret, « violence is life », it directly brings into play
our values, our notions of Good and of Evil, it is the occult force that any social
organization must compose with. Involving our drives and our most secret
feelings, it governs our relationship to the other one and to one-self, it questions
our existence as human being. So, more than an epiphenomenon giving way to
an objective description or to reducing judgments, violence is a complex object,
escaping any definition, and that it is important to think in all its dimensions, insti-
tutional, political, psychological and ethical.

KEY WORDS
Institution, violence, democracy, clinical intervention, ethics.
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