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Alain Abelhauser
Dans Cliniques méditerranéennes 2008/2 (n° 78), pages 65 à 76
Éditions Érès
ISSN 0762-7491
ISBN 9782749209968
DOI 10.3917/cm.078.0065
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Alain Abelhauser
cela passe – que chaque mort de « personne chère » ne peut que réactiver une
telle catégorie.
Mais Freud, on se le rappelle, va mettre l’accent sur un autre point. Son
interprétation est avant tout œdipienne. Il considère que le texte du rêve est
tronqué. L’élision, pense-t-il, porte sur le vœu – le Wunsch – du rêveur. C’est
cela qui est refoulé, une fois de plus, martèle Freud. Et il n’est besoin que de
convoquer ce désir pour rétablir le texte du rêve dans son intégralité. Ce qui
donne ceci : le père était mort [selon le vœu du rêveur], et ne le savait pas
[que tel était le vœu du rêveur].
Le désir est donc double : il porte sur la mort du père, d’une part, et sur
son ignorance, d’autre part – sur le fait que le père continue d’ignorer que son
fils entretenait à son endroit de tels vœux de mort. Le beurre, et l’argent du
beurre, en somme. Le désir de mort du père, et le désir simultané d’en être
néanmoins toujours aimé. Bien sûr.
Mais il est d’autres façons d’interpréter le rêve. Par exemple celles que
Lacan déplie dans Le désir et son interprétation, justement. Elles consistent à
montrer que le rêve a statut d’énoncé, que les clausules sont la trace d’une éli-
sion qui est la marque même du sujet, et que le sujet – grammatical – de
l’ignorance est finalement le rêveur lui-même, voire le sujet en général. Ce
qui revient à considérer, pour dire les choses un peu autrement – pour les
accentuer sur le mode qui me semble important ici –, qu’il n’y a pas de savoir
de la mort. Mon père – mais cela vaut finalement pour n’importe qui – peut
bien être mort : il ne le sait pas – il ne se sait pas mort. Et j’ai beau savoir qu’il
l’est, et d’une certaine façon ne le savoir que trop, je ne le saisis malgré tout
pas – je ne le sais pas véritablement, je ne le pense pas mort pour autant –
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– chose impossible que le rêve, dans sa grande sagesse, me rappelle être tout
bonnement impensable.
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* *
Pourquoi égrener, ici, ces commentaires d’une analyse que l’on connaît
certainement par cœur ? Parce qu’ils me semblent pouvoir à bon droit intro-
duire à mon propos, lui offrir le modèle qui l’ancrera dans la thématique de
ces Journées 5 et lui donner ainsi un peu d’assise.
Mon idée est on ne peut plus simple : il n’y a pas que les pères qui meu-
rent, et ne le savent pas. Il en va également ainsi du monde, du monde où
nous vivons, où nous survivons – de notre monde. Il est mort, pensé-je, mais
ne le sait pas – pas encore, pas encore vraiment. Il est déjà mort, mais ne le sera
véritablement que lorsqu’il l’aura réalisé – lorsque nous le lui aurons signifié
– lorsque nous nous le serons dit.
On reconnaît là, bien sûr, les accents du discours post-catastrophique
que nombre d’intellectuels filent depuis des années. La catastrophe a déjà eu
lieu ; simplement nous mettons beaucoup de temps à en prendre toute la
mesure, comme ces reptiles qu’on importe des pays chauds et qui mettent
des mois à finir de mourir au fond de nos vivariums. Slavoj Zizek, ce vieil
ami maintenant hélas perdu de vue, avait sa façon pédagogique et gaie de
l’imager : nous nous trouvons dans un Tex Avery, dans l’un de ces cartoons où
une bestiole ne cesse de courir après une autre, un coyote, par exemple, après
un road runner – ces drôles d’oiseaux des déserts d’Amérique. Eh bien, tôt ou
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bert – dans une moindre mesure, certes –, mais aussi Maurois, Malraux, voire
Camus et Sartre ? Que c’était difficile de se faire une place dans le monde. Le
héros avait du mal, il y arrivait, ou n’y arrivait pas, et rencontrait de nom-
breux obstacles, de la résistance sociale à l’absurdité de l’existence en passant
par tous les aléas politiques des époques. Mais c’était cela, la question : com-
ment se faire une place dans le monde qui s’ouvre, ou se ferme, à moi ? « À
nous deux, Paris », dit Rastignac depuis le Sacré-Cœur. Et Julien Sorel
d’échouer, Emma Bovary aussi, d’une autre façon, ainsi qu’Antoine Roquen-
tin et les autres, étrangers finalement à cette place qui leur est ménagée, et
qu’ils ne savent occuper sans autre état d’âme.
Mais maintenant, est-ce toujours la question ? Il ne me semble pas. L’an-
goisse existentielle – pour employer ce terme particulièrement maladroit –
n’est plus la même, décidément. Il ne s’agit plus tant de savoir si l’on va arri-
ver à prendre place dans le monde que de savoir si le monde, dans lequel on
a pris place d’une façon ou d’une autre – bien obligé –, va pouvoir continuer
à me garantir cette place. Va perdurer le temps suffisant pour que cette place,
aussi peu satisfaisante soit-elle, veuille bien me faire encore un peu d’usage.
Il n’est que de lire le dernier roman de McEwan, Saturday, pour comprendre
ce que je veux dire. Ou, autre solution, particulièrement éloquente, lire, ou
relire, L’ami Fritz, d’Erckmann-Chatrian 7. C’est l’histoire simple d’un homme
heureux, heureux de goûter aux bonheurs simples prodigués par la vie quo-
tidienne. L’histoire d’un bon bourgeois alsacien qui dort bien, mange déli-
cieusement, s’épanouit chaque jour davantage entre sa gouvernante, ses amis
de Winstub et la prospérité de ses affaires, dans un cadre idyllique et cham-
pêtre, parfait écrin à sa jouissance paisible et bien tempérée. On se croirait
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Non parce qu’il est nunuche – je l’ai un peu brocardé, mais à la vérité, c’est
un texte délicieux, que j’aime beaucoup –, mais parce qu’il fait fond de
quelque chose qui est perdu, bien perdu, et qu’on ne trouve plus désormais
que dans ces contes de fées modernes que sont les spots publicitaires. Dont
acte.
Notre monde, alors, celui dans lequel nous vivons, c’est quoi ? Comment
le caractériser ? D’un mot, peut-être. Celui de disparition. Nous assistons –
qui ne le sait ? – à un moment, particulièrement concentré et accéléré, de dis-
parition des espèces. Notre Terre a vraisemblablement déjà connu – relisons,
par exemple, les travaux de Stephen Jay Gould – cinq périodes d’extinction
massive, selon un cycle assez bien repérable. De nombreuses espèces – cer-
tainement plus de 90 % dans deux des cas – disparaissent, laissant ainsi la
place à d’autres. La fin des dinosaures, donnant aux petits mammifères la
possibilité de se développer et d’occuper le terrain laissé vacant, n’en est que
le dernier épisode. L’avant-dernier, plus exactement, si l’on considère que le
dernier se déroule en fait actuellement. Mais avec des caractéristiques nou-
velles. D’abord, il ne correspond pas au cycle des précédents. Normal : c’est
l’homme, c’est nous, qui en sommes cette fois responsables. Ensuite, il est
beaucoup, beaucoup plus rapide que les autres. Ceux-ci se sont étalés sur
quelques dizaines de milliers d’années, ce qui a permis justement à d’autres
espèces d’évoluer et de conquérir de nouvelles niches écologiques. Alors que
le moment de disparition que nous vivons se concentre sur quelques cen-
taines d’années – peut-être même quelques dizaines, au rythme où vont les
choses. Normal, encore : nous ne les faisons pas à moitié. Ce qui risque
d’avoir pour conséquence de ne pas laisser à d’autres espèces le temps de se
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casion se faire analysant. C’est vrai, me suis-je dit ensuite, qu’on ne cesse de
demander à l’autre – au sens de l’alter ego – de bien vouloir se montrer dési-
rant – à notre place, bien sûr. Est-ce là un simple avatar du discours hysté-
rique ? Je n’en suis pas sûr. Il me semblerait plutôt que cette convocation du
petit autre n’est en fait que l’écho atténué d’une autre convocation, bien plus
importante : celle du grand Autre – pour le dire ainsi.
L’Autre n’existe pas – certes. Mais on peut considérer que son manque
est l’élément essentiel, constitutif, de la structure subjective. C’est ce qu’ac-
centue toute la psychanalyse, depuis Totem et tabou. Le père est mort – c’est
ce qui fonde le symbolique, la loi, l’ordre social. Et de cette mort originelle –
et reconnue, celle-là – s’institue le Nom-du-Père et tout ce qu’il vient garan-
tir, de croyance et de désir. Qu’on le convoque donc, ce grand Autre, et qu’il
ne réponde pas là où on l’attend, rien de plus normal, en somme. Mais est-ce
là le propre de notre « modernité » ? Je ne crois pas. La caractéristique de
celle-ci serait plutôt, au contraire, qu’on sollicite n’importe quoi pour faire
figure de grand Autre – à condition que ça veuille bien répondre – et qu’on
se satisfasse alors de cette réponse.
Je m’explique. C’est une chose de convoquer l’Autre, et de mettre Dieu
à la place de sa faille, Dieu comme tentative infructueuse, ou comme signi-
fiant, de garantie de la structure. (Descartes, qui cherche à créer un système
logique auto-référent et suffisant, avant de devoir, malgré tout, invoquer
Dieu – c’est-à-dire un point extérieur au système comme garantie de l’en-
semble.) Et c’en est une autre de convoquer l’Autre, et de croire le trouver –
je ne vais évidemment pas prendre n’importe quel type d’exemple – dans un
discours supposé être celui de la science, et censé garantir la vérité de ce
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8. Cette deuxième espèce (surnommé « le Hobbit ») correspond à l’Homo floresiensis, découvert sur
l’île de Flores, et donné pour l’instant comme un Homo erectus, plus proche des Australopithèques
que des Homo sapiens modernes, mais vieux de 13 000 ans – autant dire datant d’avant-hier !
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Je conclus ; il est temps. Mon propos n’est pas exempt d’une tonalité
mélancolique assez accentuée, j’en ai bien peur. Ce qui me fait songer, évi-
demment, à ce qu’écrivait Freud, dans Deuil et mélancolie, précisément, à pro-
pos de ces sujets en proie aux reproches et à l’auto-dévaluation, qui ne
cessent de se juger nuls, sans valeur, inadaptés, incapables de quoi que ce
soit. Ce que dit Freud alors, avec son humour susceptible d’être assez féroce
à l’occasion, est, en substance, à peu près ceci : « Pourquoi donc faut-il aller
si mal pour être enfin lucide ? »
Je vous pose, je nous pose, à présent, la question : le temps est-il venu de
la lucidité ?
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Mots-clés
Mort, culture, altérité.
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Summary
One of the most famous dream analysed by Freud – that of the father who was dead
but didn’t know it – provides us with a model to understand the state of our world :
that of being, it too, already dead, but without knowing it.
Understanding that death, and that impending death, is what myths, literature and
the imaginary all teach us.
Should we therefore now bring ourselves to face this situation : relinquishing the pro-
tection of ignorance and accepting that our world, our culture, henceforth no longer
exist as we still would wish to think they do ?
To admit that would allow us both to reconsider the contemporaneousness of the
« malaise of civilisation », and to take stock of the enlightenment that psychoanalysis
can still contribute.
Keywords
Death, culture, otherness.
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