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Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal dans le recueil

Évelyne Plaquin
Dans Imaginaire & Inconscient 2007/1 (n° 19), pages 53 à 67
Éditions L’Esprit du temps
ISSN 1628-9676
ISBN 9782847951059
DOI 10.3917/imin.019.0053
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Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal
dans le recueil

Évelyne Plaquin

L’édition princeps, publiée à Paris, chez Poulet-Malassis, Auguste et Broise,


le 7 mars 1857, témoigne de l’importance que Baudelaire accordait à la réalisation
matérielle de son recueil Les Fleurs du mal.
Or à cette époque la France traverse une période de profondes mutations
idéologiques : le pouvoir politique du second Empire, après 1848, s’allie au pouvoir
religieux catholique romain ; sous l’influence des philosophes Schopenhauer et
Kierkegaard, le concept du nihilisme se répand parmi les intellectuels français ; le
romantisme, surtout représenté par la figure généreuse de Victor Hugo, poursuit
le même but tout entier attaché à rendre compte des « ivresses du cœur ». Dans
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ce contexte plein de tensions, Baudelaire nous livre une méditation angoissée,
fascinée par la double postulation de l’âme humaine, écartelée entre le Bien et le
Mal, entre la certitude et le néant.
Lors de la publication des Fleurs du mal, un journaliste du Figaro, Gustave
Bourdin, s’indigne de l’immoralité du recueil, attirant ainsi l’attention des
fonctionnaires de la direction de la Sûreté. « Ce livre, écrit-il, est un hôpital ouvert
à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur. »
Le 17 juillet, une information judiciaire est ouverte par le ministre de l’Intérieur,
Fialin Persigny, contre le poète et la maison d’édition est assignée à la saisie de
l’ouvrage avec le motif suivant : « Le livre de Monsieur Baudelaire intitulé Les
Fleurs du mal est une offense à la morale religieuse, à la morale publique et aux
bonnes mœurs. »
À l’issue du procès institué le 20 août, et malgré la plaidoirie de Maître
Gustave Chaix d’Est-Ange consacrée à la défense de la poésie et du poète, Charles
Baudelaire est condamné à trois cents francs d’amende et à la suppression de six
poèmes – « Les Bijoux », « Les Métamorphoses du vampire », « À celle qui
est trop gaie », « Lesbos », « Le Léthé » et « Femmes damnées » – qui seront
publiés dans le Parnasse satyrique à Bruxelles en 1864, avant d’être repris dans
les Épaves chez Poulet-Malassis en 1866.
Pour les mêmes chefs d’accusation et dans la même année, l’auteur de Madame

Imaginaire & Inconscient, 2007/19, 53-67.


Bovary1 sera acquitté. Mais il écrit à Baudelaire ces mots d’encouragement :
« Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à
personne. »
Nous ne nous interrogerons pas sur les motifs d’une décision judiciaire
si rigoureuse, mais bien plutôt sur ceux du poète lui-même, qui fit ce choix
de publier une œuvre dont il semblait pourtant prévoir le destin, comme en
témoigne cette réflexion recueillie dans une lettre à sa mère, le 9 juillet 1857 :
« Ce livre, dont le titre Fleurs du mal dit tout, est revêtu, vous le verrez, d’une
beauté sinistre et froide ; il a été fait avec fureur et patience. D’ailleurs, la
preuve de sa valeur positive est dans tout le mal qu’on en dit – le livre met les
gens en fureur. Du reste, épouvanté moi-même de l’horreur que j’allais inspirer,
j’en ai retranché un tiers des épreuves. » Pour autant, il semble sous-estimer
– peut-être par un réflexe d’autoprotection – l’importance de la menace : « On
(a) répandu le bruit que j’allais être poursuivi, mais il n’en sera rien ; un
gouvernement qui a sur les bras les terribles élections de Paris n’a pas le temps
de poursuivre un fou. »2
Répondant à cette double postulation de l’anathème public et de sa valeur
positive, ce recueil instaure et justifie le privilège d’une édition originale, au sens
plein de l’expression ; et sans doute, une relation aussi cohérente entre originalité et
soif de reconnaissance doit-elle se lire comme une véritable stratégie d’auteur dont
l’étude entre de plein droit dans la logique du paratexte. Dans cette perspective,
le titre du recueil s’offre comme une interprétation tout entière comprise dans le
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projet auctorial et soulève quelques questions.
Outre le sens problématique du mot fleurs, quel lien est induit ici entre le nom
et son expansion nominale ? Revêt-il un sens de cause, de but, de moyen ?
Pourquoi, en outre, avoir choisi un sème si particulier, le mal ? D’où vient-il ?
Serait-il consubstantiel à son auteur ou ne serait-il qu’une simple provocation
supplémentaire au lecteur comme le suppose Jean-Paul Sartre, s’inscrivant alors
dans une esthétique déjà présente au siècle d’Ovide et de Lucain ?
La définition du mot mal dans ce titre singulier nous conduit à une autre
interrogation sur l’essence même de la poésie. D’après la genèse du titre, nous
savons qu’il ne s’est pas imposé d’emblée au poète. Ainsi, plus qu’une esthétique
propre à son époque, c’est la personnalité de Baudelaire lui-même qui nous
interroge ici, et la question du mal serait alors d’ordre éthique plus qu’esthétique.
Et pourtant, dernier paradoxe que nous soulèverons, Baudelaire a toujours
répété dans ses écrits : pas de sentiments. Sa conception de l’écriture se place
aux antipodes de l’attitude romantique : la sensibilité du cœur n’est absolument
pas propice au travail poétique, au contraire de la sensibilité de l’imagination3.
Comment dans ce cas définir son mal, sa souffrance personnelle si l’œuvre est
« dépersonnalisée » ?
1 – Sens du mot fleurs, ou les stratégies de l’écriture
baudelairienne
Le lexique et les latinismes
Dans la tradition littéraire et romantique contemporaine au poète, ce lexème
renvoie au thème de la nature, de la vie, voire de l’éros en termes freudiens, c’est-
à-dire à tout ce qui est positif. On le voit, cette définition se trouve aux antipodes
des préoccupations d’un poète qui déteste les clichés romantiques, d’une part, et
se définit, d’autre part, plutôt comme le précurseur de la poésie urbaine. Dans
cette acception, le mot forme avec son complément un oxymoron remarquable,
utile à l’analyse du sens de mal.
Mais une deuxième définition du mot fleur est celle que le domaine de la
rhétorique lui accorde : elle désigne alors des effets lexicaux, rhétoriques et
prosodiques particuliers et propres à l’écrivain.
La première observation du lexique employé par Baudelaire dans son recueil
est celle de la précision, de la distance, une certaine rigueur assez surprenante
pour un poète qui fut toujours dans l’insoumission au monde scolaire, qui fut
même renvoyé du lycée Louis le Grand, où il préparait le baccalauréat ; bref, qui
fut dans le refus de tous les académismes.
On peut se demander d’où lui vient un tel goût pour la contrainte formelle, si
ce n’est de sa formation acquise au lycée.
Baudelaire, « esprit fin qui ne réussit qu’en vers latins4 », tel est le jugement
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de son professeur de français en classe de rhétorique. Élève « fort en thème »...
Mais nombre de ses contemporains, comme lui, obéissaient à cette ambition de
l’enseignement secondaire, « forger chez les collégiens une langue d’écriture
stylistiquement pure ».
Le Gradus ad Parnassum, dans son édition de 1856, livre de chevet de
tout élève de rhétorique, se définit lui-même comme un « cours de littérature
poétique5 ».
On retrouve cette prégnance du latin dans tout le recueil des Fleurs du mal,
notamment dans le choix de certains mots qui ne peuvent se comprendre qu’à partir de
leur sens étymologique. À travers « Bénédiction » ou « Les Aveugles » par exemple.
Des mots comme lucide, sinistre, occulte ou abîme ne se peuvent comprendre
que si nous leur conférons leur sens étymologique.
De même infernal prend, dans Hymne à la Beauté, son sens latin : « qui
vient des parties inférieures du monde ». Et la mégère, de « Sed non satiata » est
clairement la Furie de l’Énéide symbole de vengeance.
Bien plus, des titres de poèmes comme « Sed non satiata » ou bien « De
profundis clamavi » ou encore « Duellum », « Semper eadem », « Moesta et
errabunda », directement écrits en latin, mettent en évidence le bilinguisme des
élèves en ce 19e siècle ; bilinguisme que Baudelaire développe aussi explicitement
dans son écriture poétique.
56 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

Notons, à ce propos encore, qu’un poème, « Franciscae meae laudes », se


trouve entièrement écrit en latin : il ne tire son charme que des jeux sur les
sonorités pour les non-latinistes...

La versification dans sa perfection formelle


En observant la versification, nous retrouvons ce même goût pour un
classicisme rigoureux. Admiratif de Théodore de Banville, de Gautier, poète
impeccable, parfait magicien ès langue française à qui il dédie ses Fleurs
maladives, Baudelaire entendait introduire la subversion dans une forme parfaite.
Et de fait, la perfection formelle des alexandrins semble éloigner leur auteur de
toute tentative révolutionnaire. Le vers se déroule souvent régulièrement sous la
forme de l’alexandrin avec la césure médiane, du décasyllabe ou de l’octosyllabe.
Le sonnet y est fréquent, et rares sont les originalités métriques comme le
pantoum, par exemple. Alors que l’époque est à l’émancipation, aux audaces
rythmiques, Baudelaire, lui, se soumet à une métrique des plus classiques, des
plus formelles.
Cette posture n’est en réalité pas si originale. Les poètes savent depuis
longtemps que de la contrainte naît la véritable œuvre d’art, et Baudelaire a
souvent exprimé cette idée, dans sa correspondance notamment :
C’est l’un des prodigieux privilèges de l’Art que l’horrible puisse devenir
beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie
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calme.
Cette phrase rapportée par Hugo Friedrich6 dans son étude sur Baudelaire rend
bien compte de cette volonté de la part du poète à « trouver dans la forme une
certaine sécurité ».
On retrouve dans son œuvre de critique d’art la même idée de la prééminence
de la forme sur les idées : Il est tout à fait évident que les lois de la métrique
ne sont pas des lois tyranniques inventées arbitrairement. Ce sont les règles
qu’exige la structure même de l’esprit [...] elles ont toujours aidé l’esprit original
à parvenir à l’originalité.
Quelques années plus tard, des poètes comme Valéry et Mallarmé mèneront
cette expérience poétique beaucoup plus loin jusqu’à l’hermétisme pour
Mallarmé.

Un usage particulier des tropes

Le poète construit l’étrangeté magnifique de son langage par le soin apporté


à la forme ; il pratique son activité comme un artisan, mais étymologiquement
c’est aussi un créateur d’images, et celles-ci sont essentiellement portées par un
matériau privilégié de la rhétorique en poésie : les tropes. Fontanier les définit
Évelyne Plaquin • Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal dans le recueil 57

comme certains sens plus ou moins « différents » du sens primitif, qu’offrent,


dans l’expression de la pensée, les mots appliqués à de nouvelles idées7.
Cette définition renvoie à celle que Baudelaire prête aux fleurs du titre de son
recueil et que nous retrouvons ainsi évoquées dans L’Ennemi, par exemple :
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
Deux de ces tropes apparaissent de façon récurrente dans son écriture
poétique : la comparaison et la métaphore. La distinction s’opère clairement entre
les deux, grâce au mot connecteur comme ou son équivalent. Dans la comparaison,
les deux sens des mots sont présents dans toute leur force et elle peut amorcer le
poème à la façon des poètes de la Pléiade :
Comme un bétail pensif sur le sable couchées,
Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers
(« Femmes damnées », cxi)
Ou bien il peut commencer une strophe au milieu du poème :
Comme un vaisseau qui prend le large,
Et dans mon cœur qu’ils soûleront
Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge !
(« L’Héautontimorouménos », lxxxiii)
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La comparaison, cependant, est dans une logique plus discursive que la
métaphore, qui s’impose par la charge poétique particulièrement forte, liée au
rapprochement de deux images dépourvues de lien explicite. Elle reste de ce fait
la figure de pensée la plus fréquente dans le recueil. Tantôt, elle s’organise en
figure isolée dans le poème, comme dans ce vers :
Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire
Du spectacle vivant de ma triste misère
Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ?
(« Le Mauvais Moine », ix)
Tantôt en métaphore filée pour conférer au poème la magie envoûtante d’un
univers de damnation :
Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs lancinantes.
(« Un Voyage à Cythère », cxvi.)
La métaphore dans son rapport de substitution du sens propre au sens figuré
met ainsi en évidence les analogies possibles entre les hommes et la nature qui ne
sont pas seulement d’ordre visuel :
58 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. (« Correspondances »,


poème iv).
Elle sert aussi à l’édification du symbole comme celui de « l’Albatros », des
« Chats » ou de « l’Horloge ».
Une troisième figure de trope dans le même champ notionnel que la métaphore
nous conduit vers l’allégorie, souvent reconnaissable à la majuscule, qu’il s’agisse
de la Beauté, belle comme un rêve de pierre, des « Sept vieillards » ou des
« Aveugles ».
Tandis que la personnification ou la métaphore ne reste qu’une évocation
fugitive, l’allégorie est « une composition symbolique où tous les éléments
forment un tout cohérent »8. Elle se manifeste alors par la mise en scène d’une
idée sous la forme d’un personnage ; c’est ici que nous retrouvons les thèmes
fondamentaux de la poétique baudelairienne tels que l’Ennui
l’œil chargé d’un pleur involontaire.
Il rêve d’échafauds en fumant son houka. (« Au lecteur »)
La Mort, la Débauche et la Nuit se retrouvent dans la poétique
baudelairienne.
Loin de n’être qu’un effet littéraire, ces concepts sont souvent employés
avec une valeur symbolique héritée de la culture classique de Baudelaire : par
exemple, à propos de la nuit, dans « Recueillement » ou « Paysage »
ou « Rêve parisien », celle-ci est euphorisante. Mais dans d’autres poèmes, elle
revêt les forces de thanatos et devient mortifère comme dans « L’Horloge » ou
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« Un Fantôme ». Nous retrouvons alors les accents d’Homère ou d’Ovide pour
évoquer cette douce nuit qui marche. (« Recueillement »)
Ainsi, le mot fleurs dans le titre du recueil connote le travail formel de la
poésie, c’est-à-dire le travail technique appliqué à une œuvre longuement mûrie,
d’où la métaphore assez récurrente du jardin, des fleurs, de l’épanouissement en
général. Dans « Le Guignon », cette image est prégnante :
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes. (Poème xi)
Fleurs de rhétorique, fleurs nées de l’imagination d’un poète nourri de lettres
classiques, certes, mais au-delà de la « forme impeccable », il y a la vérité d’un
homme et « une parole de poésie impérieuse et fatidique » selon les mots d’Yves
Bonnefoy9.

2 – Le culte du mal

En observant l’épreuve de la Dédicace, corrigée par Baudelaire, on remarque


bien quel intérêt il portait à ce mot fleurs car il suggère « de (le) mettre [...] en
capitales penchées, parce que c’est un titre-calembour. »
Évelyne Plaquin • Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal dans le recueil 59

Ce titre-calembour donné par Baudelaire lui-même renvoie à la notion


d’hermétisme et nullement à la souffrance comme le supposerait la définition des
fleurs dans l’autre segment du titre : fleurs maladives.
Le sens hermétique des Fleurs du mal pourrait alors s’expliquer
schématiquement par une poétique fondée sur la difficulté à vivre le bonheur
simple du bourgeois inséré dans la société du 19e siècle parisien. Cette dualité du
titre, qui insiste sur le culte du mal et en même temps sur la maladie, la plainte,
apparaît comme la résultante d’une ferveur sans objet, et l’appel au gouffre ne
serait qu’une autre façon de nommer l’absence de Dieu, dans l’expérience de sa
liberté.

Une expérience esthétique


Le poète, écrit Platon dans le dialogue Ion, est chose légère, chose ailée,
chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu
l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit
plus en lui10 !
On saisit à travers ce texte la raison de la méfiance de Platon envers les poètes :
leur délire peut inquiéter puisqu’il les rend irresponsables de leurs actes ; de ce
fait, ils peuvent s’affranchir de toute règle morale propre au groupe social auquel
ils appartiennent.
Le romantisme ne reconnaît plus l’inspiration comme une élection divine,
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mais dans la sensibilité hors du commun du poète ; Alfred de Musset a exprimé
par des formules célèbres cette conception d’un art poétique fondé sur l’expression
lyrique : L’art, c’est le sentiment ; le cœur seul est poète ; ah ! frappe-toi le cœur,
c’est là qu’est le génie.
Cette idée du poète qui vit et souffre aux marges de la société, nous la
retrouvons dans le poème liminaire du recueil, « Bénédiction ». En effet, l’enfant
déshérité est maudit par sa mère, qui ravale ainsi l’écume de sa haine, puis l’adulte
est trompé par le cynisme de son épouse. Promis à un destin de marginal parmi
les hommes, il marche cependant sous la tutelle invisible d’un ange. Comme le
Christ, il porte en lui une lumière divine et la souffrance est le prix à payer pour
passer d’une rive à l’autre :
Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers.
Il accède alors à la pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs.
Nous retrouvons bien dans « L’Albatros » cette même fonction du poète,
prince des nuées, [...] exilé sur le sol au milieu des huées.
Mais, tandis que les poètes romantiques imaginent un poète guidant le
peuple vers la lumière, Baudelaire, lui, se tourne résolument vers le culte d’une
60 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

Beauté paradoxale. C’est d’ailleurs là un des points essentiels de l’esthétique


baudelairienne. En effet, c’est ce qui permet au poète de se placer à la fois par
rapport à la tradition, dont l’origine est essentiellement la plastique grecque
classique, et une modernité dont le point de fuite disparaît dans l’inconnu,
anywhere out of the world.
Son poème le plus explicite pour commenter sa position sur la Beauté
antique est précisément celui qui s’intitule « Hymne à la Beauté ». Or Baudelaire
concevant cette Beauté ne peut la percevoir qu’à travers des critères académiques
dont la statuaire dans les écoles des Beaux-Arts nous fournit des exemples. Ainsi,
le rêve de pierre né du monde grec devient sous sa plume un concept atemporel,
juste une image de passage. Lié aux références à Phoebus ou au dieu Pan, il est
lourd de nostalgie.
On reconnaît là sans doute, des accents parnassiens qui, eux aussi, prônaient
le culte de la recherche plastique en référence directe à la statuaire antique, mais
Baudelaire se résigne mal à ce choix exclusif de la forme. À la Beauté qui trône
dans l’azur comme un sphinx incompris (poème xvii) il oppose des beautés de
vignettes, Produits avariés, nés d’un siècle vaurien, (Poème xviii, « L’Idéal »).
Ainsi la beauté contemporaine s’oppose aux clartés éternelles et, comme le
remarque John E. Jackson, à la fierté de l’homme grec ne répond que la honte
désireuse de se masquer de l’homme moderne11.
Les muses malades ne peuvent plus renvoyer à l’homme moderne que
l’image dégradée de sa beauté. En somme, le Beau moderne ne porte plus en lui
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l’adéquation platonicienne de la beauté et de la morale, il n’est plus seulement
d’essence divine, il est aussi infernal :
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si la Beauté n’est plus liée à l’apparence plastique, elle viendrait davantage
d’une certaine étrangeté venue d’ailleurs, du ciel ou de l’enfer, qu’importe.
L’abandon de la norme morale va de pair, on le voit, avec l’acceptation de
l’anormalité, de l’étrange, voire du monstrueux : le poème « Une charogne »
appartient d’une certaine façon au culte de la beauté :
Et le ciel regardait cette carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
Ces vers évoquent, non sans un certain humour, la possibilité de regarder
l’insoutenable avec d’autres yeux que ceux de l’habitude. Et c’est précisément
par ce renversement de vision que la réalité sous-jacente de la mort vient envahir
la vie :
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir.
Dans cette perspective, le fondement esthétique de l’écriture baudelairienne
Évelyne Plaquin • Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal dans le recueil 61

a aussi pour vocation d’explorer l’inconnu. C’est là un point essentiel dans sa


démarche : qu’il s’agisse de marcher à la surface du globe comme ces « Bohémiens
en voyage » ou de parcourir l’Azur comme dans « Élévation ».
Partout, il s’agit de déchiffrer le langage des choses muettes et même de
recourir à la synesthésie, comme dans « Correspondances ». Autrement dit, la
nature, abhorrée du poète, lui parle, lui offre un langage peuplé de symboles et, de
surcroît, lui offre une ténébreuse et profonde unité.
Ainsi, l’art poétique conçu par Baudelaire peut attester d’une quête de la
beauté pure mais en comprenant cette dernière comme une déité mortelle, fugace,
consciente de sa finitude. Cette vision d’une poésie mystique qui ne dit pas son
nom cultive en réalité des fleurs délétères sous un ciel désespérément vide.

La fêlure intime
Il serait tentant de justifier d’abord dans une vision sociocritique la posture
baudelairienne toute négative, par le caractère propre de cette époque en 1850. La
période qui a suivi la chute de la iie République a eu sur l’art et la littérature des
conséquences notables : la remise en cause des valeurs bourgeoises, des puissances
financières et économiques en plein essor à cette époque s’est développée rapidement
en un certain nombre de topoï qui s’épanouiront dans les années 1880 avec les
différents mouvements décadents.
Le mal de vivre de la première génération romantique nous avait déjà habitués à
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cette vision du monde. Mais Baudelaire fut-il perméable à cet aspect social ?
Dans Mon ivresse de 1848, de quelle nature était cette ivresse ? C’était le
goût de la vengeance, avoue-t-il dans Mon coeur mis à nu12. Par ailleurs, des
témoignages de ses amis de l’École normande lors de son séjour à la pension
Bailly nous montrent un adolescent exalté mais non engagé dans l’action
politique. Qu’en est-il alors de la vie affective de ce poète dans ce que la postérité
a pu retenir de lui ?
Jean-Paul Sartre, dans une étude qui tente de faire revivre le poète « de
l’intérieur » sans grille d’analyse préétablie, a longuement développé cette fêlure
intime du poète acquise dès l’enfance par le remariage de sa mère. Dans Mon cœur
mis à nu, Baudelaire écrit à ce propos : Sentiment de solitude, dès mon enfance.
Malgré la famille – et le milieu des camarades surtout – sentiment de destinée
éternellement solitaire. Et Sartre de conclure : Déjà il pense cet isolement comme
une destinée ; cela signifie qu’il ne se borne pas à la supporter passivement [...]
au contraire, il s’y précipite avec rage, il s’y enferme et puisqu’on le condamne,
du moins que la condamnation soit définitive13.
Ainsi, le mal qui parcourt le recueil serait-il le fruit d’une position volontaire
de la part du poète, elle serait mûrement réfléchie, puisqu’elle date de l’enfance.
Telle est la thèse de J.-P. Sartre, qui en conclut que finalement Baudelaire n’a
jamais dépassé le stade de l’enfance14 au sens où il n’a jamais intériorisé la loi ;
62 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

celle-ci lui est dictée par sa mère, par ses juges, par ses amis, elle n’est pas le fruit
d’un libre choix de sa part. Plus exactement, Baudelaire ferait le choix de ne pas
choisir.
À cette position de révolte absolue se greffe celle de l’ennui, du sentiment
d’être inutile aux autres : Ce que je sens, c’est un immense découragement,
une sensation d’isolement insupportable... Une absence totale de désirs, une
impossibilité de trouver un amusement quelconque15, écrit-il encore à sa mère.
Solitude et ennui sont en effet les thèmes de prédilection de la section Spleen
et Idéal particulièrement, où le mot spleen lui-même nous renvoie à une maladie
ancestrale, celle de la mélancolie16. Baudelaire avait considérablement remanié
l’agencement et le nombre des poèmes dans cette section pour la deuxième
édition de 1861 et ces modifications attestent le soin de l’auteur pour ménager une
gradation subtile entre les poèmes lviii et lxxxv, c’est-à-dire, jusqu’à la fin.
Certains mots-clés inducteurs de réseaux thématiques scandent ce cheminement
et annoncent la venue du spleen.
C’est d’abord une « Chanson d’après-midi » jusqu’au « Sonnet d’automne »
qui propose une réflexion sensuelle sur les plaisirs de l’amour, puis la mélancolie
et l’angoisse se glissent progressivement dans la conscience du poète :
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre (« La Musique », poème lxix)
Elles s’épanouissent dans un cri de haine et de désespoir dans les quatre
poèmes suivants intitulés « Spleen ». On connaît ces vers célèbres qui mettent en
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scène à la façon d’un Delacroix, mais sur un registre déceptif, l’Espoir allégorique
vaincu :
Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
(« Spleen », poème lxxviii)
Ailleurs, on retrouve la tristesse morbide exploitée par les romantiques, avec
l’omniprésence du Mal propre à la poétique baudelairienne :
Tête à tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir !
Puits de vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide, (« L’Irrémédiable »)
La section se termine par une méditation sur le temps qui ne peut aider le
poète farouchement tourné vers le mépris de soi et l’orgueilleuse solitude.
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard, [...]
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! (« L’Horloge »)
Certes, les tristesses mortifères des romantiques sont perceptibles à la fois
dans le registre et dans la thématique. Mais la confession lyrique n’est pas le fait
Évelyne Plaquin • Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal dans le recueil 63

du poète. « Pas de sentiment », écrit-il dans sa correspondance.


Cette attitude de l’artiste qui médite sur soi tout en se tenant à distance par
le biais de l’ironie ou de la parodie se définirait par ce que J.-P. Sartre nomme le
« regard narcissique » ; elle se retrouve surtout dans un mouvement fécond, le
décadentisme. La poésie de Jules Laforgue, par exemple, traduit bien cette quête
douloureuse de soi, « cette mortelle fatigue de vivre » sans espoir possible de
trouver sa place dans la société. Il donne alors une recette assez baudelairienne
dans l’idée : « pour éloigner le bourgeois, se cuirasser d’un peu de fumisme ».
Ainsi cette fêlure existentielle de Baudelaire, cette rupture profonde d’avec la
vision romantique de l’inspiration poétique, entretenue également par une période
historique de transition, prépara-t-elle, dans un nuage de scandale, le concept de
modernité en poésie.

Culpabilité et liberté
Le premier mouvement de ce regard sur soi, fait naître immanquablement
chez Baudelaire le sentiment de culpabilité, qui est en effet omniprésent dans
tout le recueil. « Baudelaire a inventé une poésie qui se nourrit du mal et pour
laquelle toutes les formes de la négativité constituent une valeur », écrit à ce
propos H. Scepi.
L’amour y devient alors une illusion ricanante dans une Allégorie très visuelle
à travers « L’Amour et le crâne » :
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L’Amour est assis sur le crâne
De l’Humanité,
Et sur ce trône profane,
Au rire effronté,
Souffle gaiement des bulles rondes. (Poème cxvii)
Dans « Le Revenant », le lyrisme est littéralement subverti par un véritable
satanisme :
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l’effroi. (Poème lxiii)
La débauche et la mort harcèlent le poète sinistre, favori de l’enfer proposant
des spectacles sulfureux comme celui-ci :
La jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entrebâillant sa robe aux brises passagères ;
Partout, la destruction offre son spectacle démoniaque loin du regard de Dieu :
à propos d’un pendu au gibet, Baudelaire nous laisse une image stupéfiante de
réalisme à laquelle Villon n’aurait pas songé :
Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
64 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,


Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L’avaient à coups de bec absolument châtré.
(« Un voyage à Cythère », poème cxvi)
Si Baudelaire nous offre le spectacle d’un homme qui brûle sa vie, en la vouant
à Satan, est-ce un jeu avec le lecteur, un calembour, ou l’expression d’un lyrisme
authentique ?
Pour G. Bataille, lorsque la poésie prend le mal pour objet les deux espèces
de création se rejoignent et se fondent, nous possédons pour le coup une fleur du
mal17. Cette ambiguïté de la posture baudelairienne, qui explore authentiquement
la vérité de l’inspiration poétique sans tabou et qui se joue de l’effroi qu’il
provoque chez le lecteur, se retrouve assez bien dans cette réflexion adressée à sa
mère : dans ce livre atroce j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma
religion (travestie) toute ma haine, toute ma malchance. Il est vrai que j’écrirai le
contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie,
de jonglerie, et je mentirai comme un arracheur de dents18.
Il est facile de retrouver là le sens que l’auteur voulait donner à son recueil en
lui donnant pour autre titre Les Fleurs maladives et en commentant ensuite c’est
un titre calembour.
Cependant la démarche provocatrice de Baudelaire traduit aussi un indissoluble
lien entre poésie et liberté : par la provocation, elle pointe du doigt qu’on peut
impunément transgresser les lois en toute conscience, et fouler aux pieds l’ordre
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établi.
Si le poète se réclame d’un engagement dans le progrès social, il perd son statut
de voleur de feu, comme se nommera lui-même un de ses admirateurs, Arthur
Rimbaud. C’est bien ce que Baudelaire affirme également dans sa correspondance :
Je dis que si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique et
il n’est pas imprudent de penser que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut
pas sous peine de mort ou de déchéance s’assimiler à la science ou à la morale.
Elle n’a pas la vérité pour objet19.
Ainsi, le poète, selon Baudelaire, est l’homme du mal qui a choisi le mal en
toute liberté, même si les jouissances qu’il tire de cette postulation sont toujours
mêlées de terreur et de culpabilité.
L’ambivalence profonde de cette volupté sulfureuse ne peut qu’intensifier le
sentiment de culpabilité remarque G. Bataille. Pouvons-nous pour autant évoquer
qu’il s’agit d’une véritable pulsion de mort ? La part maudite enfouie en tout être
humain existe bien ici, mais elle n’est exhibée que dans le but d’une recréation du
réel : la poésie en un premier mouvement détruit les objets qu’elle appréhende,[...]
et c’est à ce prix qu’elle espère retrouver l’identité du monde et de l’homme20.
Finalement, c’est en faisant l’expérience des limites de sa propre liberté que
Baudelaire a conféré à sa poésie cette originalité si profonde dans l’atmosphère
Évelyne Plaquin • Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal dans le recueil 65

du vice, du refus, de la haine, dans cette tension de la volonté qui nie la contrainte
du Bien21.
En conclusion, sur les sens possibles du mal dans le titre des Fleurs du mal,
nous avons vu que Baudelaire, nourri de culture antique, en a gardé les carcans
les plus rigides à la fois dans le lexique, la versification et dans l’usage particulier
des tropes.
Mais, paradoxalement, c’est dans ce cadre contraignant qu’il a cultivé la
subversion contre l’ordre établi tout au long de sa vie et sa poésie s’est nourrie
de cette subversion permanente. Lui seul en son temps a su créer une esthétique
originale à partir d’une expérience intime traumatisante. Il en a éprouvé toutes
les vicissitudes mais en se jouant également des registres, si bien que le lyrisme
baudelairien devient lui aussi insaisissable et provocateur.
Baudelaire a fait ce pas improbable.
Il a nommé la mort. Et qu’était-ce cette mort ? [...] La mort qu’il fit en lui fut
la véritable22.
L’élection de Baudelaire comme origine d’une poésie moderne s’est en réalité
instaurée très vite dans son siècle et on ne compte plus les palimpsestes de son
œuvre parmi les poètes décadents où les thématiques récurrentes de la vie citadine
reine de l’éphémère, de la femme sensuelle et damnée, des soleils couchants dans
ses miasmes sont dorénavant devenus des clichés poétiques.
En 1955, les Fleurs du mal furent consacrées maître-livre par le poète Yves
Bonnefoy pour avoir défini le lieu d’une « vérité de parole » consacrant en même
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temps la liberté d’être soi y compris dans le mal grâce à la transcendance de
l’écriture poétique.

Évelyne Plaquin
Professeur de Lettres
226 allée du Clair Vallon
76230 Bois-Guillaume

Notes

1. La correspondance de Baudelaire ne fait pas mention de cet échange épistolaire.


2. Baudelaire, Correspondance, choix et présentation de Claude Pichois et Jérôme
Thélot, Folio classique, p. 132. Lettre à Madame Aupick, Paris, jeudi 9 juillet : « Quant aux
poésies (parues il y a quinze jours), j’avais eu d’abord, comme vous le savez, l’intention
de ne pas vous les montrer. » Le recueil a donc été publié, mais Baudelaire n’a pas encore
été inquiété.
3. Cité par Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, Le Livre de Poche, 1999,
p. 46.
66 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

4. Annotation de M. Rinn, citée par C. Pichois et J. Ziegler, Baudelaire, p. 100.


5. Corinne Saminadayar-Perrin, Baudelaire, poète latin, dans la revue Romantisme,
n°113, année 2001, Sedes.
Les citations et l’allusion à Lucain supra sont issues de cette lecture.
6. Hugo Friedrich, op. cit., p. 52.
7. Fontanier, Les Figures du discours, Paris, 1977, Champs, Flammarion, p. 37.
8. Dictionnaire des figures de style, Nicole Ricalens-Pourchot, Paris, éd. Armand
Colin, 2003. p. 22.
9. Yves Bonnefoy, L’improbable et autres essais, 1980, éd. Folio Essais.
10. Platon, Ion, dans Œuvres complètes, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade ».
11. John E. Jackson, Baudelaire, Le livre de poche, 2001, p. 57.
12. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Fusées, éd. Folio classique, Gallimard, 1973,
p. 16.
13. Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Folio Essais, 1947-1975, p. 19.
14. J.-P. Sartre, op. cit., p. 59.
15. Baudelaire, Correspondance, éd. Folio classique, 1966, repris par J.-P. Sartre dans
Baudelaire, p. 31.
16. D’après la théorie humorale édifiée par les médecins de l’école de Cos et Hippocrate,
la mélancolie est provoquée par la bile noire.
17. Georges Bataille, La littérature et le mal, ibid. p. 28.
18. J.-P. Sartre, Baudelaire, p. 53, repris par G. Bataille, ibid., p. 29.
19. Baudelaire, Correspondance, op. cit., p. 685.
20. G. Bataille, op. cit., p. 35.
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21. Ibid., p. 37.
22. Yves Bonnefoy, L’improbable et autres essais, Folio Essais, 1980.

BIBLIOGRAPHIE pour l’étude des Fleurs du mal

Bataille G. (1957) La littérature et le mal, Folio essais, Gallimard.


Sartre J.-P. (1947) Baudelaire, Folio essais, Gallimard, renouvelé en 1975.
Jackson J. E. (2001) Baudelaire, Le Livre de poche.
Bonnefoy Y. (1980) L’improbable et autres essais, Folio essais, Gallimard.
Saminadayar-Perrin C. (2001) « Baudelaire, poète latin », Romantisme, revue du
dix-neuvième siècle, n°113, p. 87.
Coquio Catherine (1993) « la ‘baudelairité’ décadente ; un modèle spectral. » Romantisme,
revue du dix-neuvième siècle, n° 82.
Friedrich H. (1999) Structure de la poésie moderne, Le Livre de Poche, Références.
Fontanier (1997) Les Figures du discours, Paris, Champs Flammarion.
Ricalens-Pourchot N. (2003) Dictionnaire des figures de style, Armand Colin.
Bellenger (Sous la dir. de Y.) (1999) La Poésie, éd. Bréal, collection Grand Amphi.
Joubert J.-L. (1988) La poésie, Armand Colin, Cursus.
Eco U. (1979) Lector in fabula, Le Livre de poche.
Évelyne Plaquin • Les fleurs du mal : Sens et enjeux du mal dans le recueil 67

Baudelaire (1966) Correspondance, choix et présentation de Claude Pichois et


Jérôme Thélot, Folio classique, Gallimard.
Baudelaire (1975) Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique déshabillée, Folio
classique.
Baudelaire (1965) Les fleurs du mal, présenté par J.-P. Sartre, Le Livre de poche
classique, Texte établi et annoté par Claude Pichois.
Baudelaire (1972) Les fleurs du mal, La bibliothèque Gallimard, lecture accompagnée
par Claude Scépi.

Evelyne Plaquin – Les fleurs du mal. Sens et enjeux du


mal dans le recueil

Résumé : Nous avons l’habitude de penser les fleurs de rhétorique


comme des ornements de style destinés à embellir un discours.
Mais Baudelaire dans son recueil en fait une tout autre utilisation
inaugurant par là une esthétique radicalement subversive et
moderne en son temps. D’où vient ce mal et quelles formes prend-
il dans une œuvre où se décèlent néanmoins la prégnance d’une
culture gréco-latine très riche ?
En ce sens, le poète en se jouant des tabous, initie le lecteur à la
découverte de ses propres fantasmes, et contribue largement à la
conquête de notre liberté intérieure.
Mots-clés : Mal – Esthétique – Culpabilité – Allégorie – Liberté
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– Maladives – Calembour – Damnation.

Evelyne Plaquin – Les fleurs du mal (The Flowers of Evil) :


Meaning and stakes of evil in the collection

Summary : We are accustomed to view flowers of rhetoric as


ornaments of style designed to embellish speech. But Baudelaire
in his book uses them in a totally different way, unveiling through
them a radically subversive aesthetic which is very modern for
his time. Where does this evil come from, and which shapes does
it take in a work where we can detect nevertheless the powerful
impression of a very rich Greco-Latin culture ?
In this sense, the poet scoffing at taboos, initiates the reader to the
discovery of his/her own monsters, and greatly contributes to the
conquest of our interior freedom.
Key-words : Evil – Aesthetic – Guilt – Allegory – Freedom –
Sickly – Play on words – Damnation.

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