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Évelyne Plaquin
Dans Imaginaire & Inconscient 2007/1 (n° 19), pages 53 à 67
Éditions L’Esprit du temps
ISSN 1628-9676
ISBN 9782847951059
DOI 10.3917/imin.019.0053
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Évelyne Plaquin
2 – Le culte du mal
La fêlure intime
Il serait tentant de justifier d’abord dans une vision sociocritique la posture
baudelairienne toute négative, par le caractère propre de cette époque en 1850. La
période qui a suivi la chute de la iie République a eu sur l’art et la littérature des
conséquences notables : la remise en cause des valeurs bourgeoises, des puissances
financières et économiques en plein essor à cette époque s’est développée rapidement
en un certain nombre de topoï qui s’épanouiront dans les années 1880 avec les
différents mouvements décadents.
Le mal de vivre de la première génération romantique nous avait déjà habitués à
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celle-ci lui est dictée par sa mère, par ses juges, par ses amis, elle n’est pas le fruit
d’un libre choix de sa part. Plus exactement, Baudelaire ferait le choix de ne pas
choisir.
À cette position de révolte absolue se greffe celle de l’ennui, du sentiment
d’être inutile aux autres : Ce que je sens, c’est un immense découragement,
une sensation d’isolement insupportable... Une absence totale de désirs, une
impossibilité de trouver un amusement quelconque15, écrit-il encore à sa mère.
Solitude et ennui sont en effet les thèmes de prédilection de la section Spleen
et Idéal particulièrement, où le mot spleen lui-même nous renvoie à une maladie
ancestrale, celle de la mélancolie16. Baudelaire avait considérablement remanié
l’agencement et le nombre des poèmes dans cette section pour la deuxième
édition de 1861 et ces modifications attestent le soin de l’auteur pour ménager une
gradation subtile entre les poèmes lviii et lxxxv, c’est-à-dire, jusqu’à la fin.
Certains mots-clés inducteurs de réseaux thématiques scandent ce cheminement
et annoncent la venue du spleen.
C’est d’abord une « Chanson d’après-midi » jusqu’au « Sonnet d’automne »
qui propose une réflexion sensuelle sur les plaisirs de l’amour, puis la mélancolie
et l’angoisse se glissent progressivement dans la conscience du poète :
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre (« La Musique », poème lxix)
Elles s’épanouissent dans un cri de haine et de désespoir dans les quatre
poèmes suivants intitulés « Spleen ». On connaît ces vers célèbres qui mettent en
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Culpabilité et liberté
Le premier mouvement de ce regard sur soi, fait naître immanquablement
chez Baudelaire le sentiment de culpabilité, qui est en effet omniprésent dans
tout le recueil. « Baudelaire a inventé une poésie qui se nourrit du mal et pour
laquelle toutes les formes de la négativité constituent une valeur », écrit à ce
propos H. Scepi.
L’amour y devient alors une illusion ricanante dans une Allégorie très visuelle
à travers « L’Amour et le crâne » :
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du vice, du refus, de la haine, dans cette tension de la volonté qui nie la contrainte
du Bien21.
En conclusion, sur les sens possibles du mal dans le titre des Fleurs du mal,
nous avons vu que Baudelaire, nourri de culture antique, en a gardé les carcans
les plus rigides à la fois dans le lexique, la versification et dans l’usage particulier
des tropes.
Mais, paradoxalement, c’est dans ce cadre contraignant qu’il a cultivé la
subversion contre l’ordre établi tout au long de sa vie et sa poésie s’est nourrie
de cette subversion permanente. Lui seul en son temps a su créer une esthétique
originale à partir d’une expérience intime traumatisante. Il en a éprouvé toutes
les vicissitudes mais en se jouant également des registres, si bien que le lyrisme
baudelairien devient lui aussi insaisissable et provocateur.
Baudelaire a fait ce pas improbable.
Il a nommé la mort. Et qu’était-ce cette mort ? [...] La mort qu’il fit en lui fut
la véritable22.
L’élection de Baudelaire comme origine d’une poésie moderne s’est en réalité
instaurée très vite dans son siècle et on ne compte plus les palimpsestes de son
œuvre parmi les poètes décadents où les thématiques récurrentes de la vie citadine
reine de l’éphémère, de la femme sensuelle et damnée, des soleils couchants dans
ses miasmes sont dorénavant devenus des clichés poétiques.
En 1955, les Fleurs du mal furent consacrées maître-livre par le poète Yves
Bonnefoy pour avoir défini le lieu d’une « vérité de parole » consacrant en même
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Évelyne Plaquin
Professeur de Lettres
226 allée du Clair Vallon
76230 Bois-Guillaume
Notes