Vous êtes sur la page 1sur 16

Autopsie d'un meurtre : Lorenzaccio

Marie-Claude Schapira
Dans Libres cahiers pour la psychanalyse 2006/1 (N°13), pages 35 à 49
Éditions In Press
ISSN 1625-7480
ISBN 2848350954
DOI 10.3917/lcpp.013.0035
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2006-1-page-35.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour In Press.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Avec Freud, l’auteur propose une lecture de Lorenzaccio,
caractère « exceptionnel » qui se soumet pourtant à la loi
de l’échec devant le succès.

Autopsie d’un meurtre :


Lorenzaccio
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
MARIE-CLAUDE SCHAPIRA

L ORENZACCIO, DRAME ROMANTIQUE que Musset écrivit en 1834, est


une pièce tout entière orientée vers le meurtre qui la clôt, en prin-
cipe meurtre « politique » puisqu’il s’agit de l’assassinat, perpétré dans
la réalité en 1537, contre Alexandre de Médicis, duc de Florence, alors âgé
de vingt-six ans, par son cousin Laurent de Médicis de deux ans son
cadet. Le contexte politique existe de façon patente dans la pièce de
Musset. Alexandre est un tyran brutal qui, à Florence, écrase toute velléité
démocratique en éliminant, tuant ou bannissant les républicains repré-
sentés par Philippe Strozzi. Lorenzo, par son geste, pourrait donc prétendre
à la fonction de libérateur. Cependant il ne veut pas du pouvoir pour lui-
même et, plus gravement, ne croit pas à l’utilité de son geste, persuadé que
les républicains trop bavards, trop paresseux ou trop lâches ne sauront
pas profiter de l’occasion qu’il leur offre. L’Histoire lui donnera raison.
Ainsi, d’entrée de jeu, la lecture politique du texte, souvent valorisée par
la critique, est relativisée, ou plutôt, si elle reste pertinente pour décrire
le fonctionnement d’une société, se révèle fortement déceptive pour rendre
compte du psychisme du meurtrier qui ne se laisse pas aisément appré-
hender. Il faut donc se mettre à l’écoute de ce psychisme que l’on sait
tourmenté mais dont les résistances cependant étonnent.
36 Passions et caractères

La paternité du texte ne revient pas à Musset. La source première est


une chronique de Varchi qui écrivit, à la demande de Côme de Médicis,
une Histoire de Florence, où il relate l’histoire du crime qu’il dit tenir
des témoignages directs de Lorenzo et de Scoronconcolo, le spadassin
dont il se fit assister (dans la réalité Lorenzo survit onze ans à son
crime). De ce texte de Varchi, George Sand a tiré une esquisse de « scène
historique », Une conspiration en 1537, qu’elle donna à Musset qui en
fit, en 1834, la pièce que nous lisons, réputée injouable et représentée
pour la première fois en 1896 seulement. Il est intéressant d’entendre
résonner, dans les trois textes, la sensibilité des uns et des autres dans
leur fréquentation d’un « personnage » historique ambigu, coupable
d’un tyrannicide aux motivations improbables.
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
Le texte de Varchi met en scène un Lorenzo inquiétant et pervers
dont il ne cherche pas à expliquer la part d’ombre. Il évoque un enfant
orphelin de père, élevé avec soin par sa mère et ses précepteurs. À peine
sorti de l’enfance, il « montre un esprit inquiet, insatiable et désireux de
mal faire », se lie avec des gens au-dessous de sa condition dont il fait
ses âmes damnées et, dans le même temps, a « un appétit de célébrité
étrange » qui l’amène à fréquenter les puissants. Très vite son scepticisme
s’étend de la religion à la politique, puis à l’ensemble de l’espèce
humaine. Il est dit encore : « Il se passait toutes ses envies, surtout en
affaires d’amour, sans égard pour le sexe, l’âge et la condition des
personnes. Il caressait tout le monde, et, au fond, méprisait tous les
hommes1. » Dans ce texte seulement, se trouve une allusion non équi-
voque à une possible homosexualité de Lorenzo. Le contexte politique
est à peine évoqué, sur un mode très péjoratif. Une fois, il est fait allu-
sion aux « leçons » de Philippe Strozzi qui, paradoxalement, le condui-
sent à la dérision de toute chose. Une autre fois, il est question de ses
relations avec les bannis qu’il approche pour mieux les vendre au prince.
Il devient donc l’espion et l’entremetteur d’Alexandre sans qu’une autre
motivation que le désir de célébrité soit avancée. D’autre part, il lit, il
étudie et le duc, qui lui fait confiance, l’appelle « le Philosophe ». Il

1. Extrait de L’Histoire de Florence, de Varchi, reproduit dans les Œuvres complètes de


Musset de 1866. Lorenzaccio, Pocket classiques, 1988, pp. 265-270.
Autopsie d’un meurtre : Lorenzaccio 37

décide de tuer Alexandre le jour où celui-ci exige qu’il lui assure la


soumission érotique de sa tante, la belle et vertueuse Catherine Ginori.
Cette cause immédiate et sans appel du meurtre sera au demeurant rete-
nue dans les trois textes. La scène du meurtre est un grand moment du
texte de Varchi et vaut d’être partiellement citée, sans commentaire
inutile, pour prouver aux innombrables sceptiques que la lecture symbo-
lique des textes, à laquelle on a souvent réduit – pour évidemment la
contester – la critique freudienne, a parfois une savoureuse légitimité !

Lorenzo entra dans la chambre et dit : « Seigneur, dormez-vous? » Prononcer


ces mots et percer le duc de part en part d’un coup de dague fut une seule et
même chose. […] Le duc… bondit sur le lit en recevant cette blessure, et sortit
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
du côté de la ruelle […]. Lorenzo le repoussa sur le lit et l’y tint renversé en
pesant sur lui de tout le poids de son corps; et, afin de l’empêcher de crier, il
lui serra la bouche avec le pouce et l’index de la main gauche… Alors le duc,
se débattant comme il pouvait, prit entre ses dents le pouce de Lorenzo et le
serra avec une telle rage que Lorenzo tombant sur lui appela Scoronconcolo
à son aide. Celui-ci courait d’un côté et de l’autre, et il ne pouvait atteindre le
duc sans blesser du même coup Lorenzo, que le duc tenait étroitement embrassé.
Scoronconcolo essaya d’abord de faire passer son épée entre les jambes de
Lorenzo, sans autre résultat que de piquer le matelas; enfin il prit un couteau
qu’il avait par hasard sur lui, et l’ayant fixé dans le cou de la victime, il appuya
si fort que le duc fut égorgé. […] C’est une chose à remarquer, que pendant
tout ce temps, où il était tenu par Lorenzo et où il voyait Scoronconcolo tour-
ner et se démener pour le tuer, le duc ne poussa ni un cri ni une plainte, et ne
lâcha point ce doigt qu’il serrait entre ses dents avec fureur2.

Le Lorenzo de Varchi est donc un personnage intelligent et amoral,


difficile à cerner autrement qu’à travers une insatisfaction caractérisée
par l’absence de limites et le désir de gloire par le meurtre. Avant sa
rencontre avec Alexandre, il a plu au pape Clément VII qu’il a eu égale-
ment le désir de tuer.
À la lecture de Varchi, George Sand a adoré la scène du meurtre.
Avec un sadisme qu’on ne lui soupçonnait pas, elle en a rajouté dans le
grandguignolesque. Elle écrit à propos de sa très courte pièce :

2. Ibid.
38 Passions et caractères

Je travaille à une sorte de brimborion littéraire et dramatique, noir comme


cinquante diables, avec conspiration, bourreau, assassin, coups de poignards,
agonie, râle, sang, jurons et malédictions. Il y a de tout ça; ce sera amusant
comme tout3.

Sans doute n’a-t-elle pas peur du sang, mais son esprit épris de ratio-
nalité supporte mal l’imprécision du caractère de Lorenzo et ne résiste
pas au besoin d’organiser un peu de cohérence autour d’un personnage
qui lui échappe et qui a de quoi décourager toute identification théâ-
trale. Elle lui donne une conscience politique, désabusée certes, dans
laquelle elle inscrit au moins autant les déceptions parisiennes de 1830
que les affrontements florentins de 1537. Désenchantement que Musset
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
reprendra à son compte dans Lorenzaccio avant de le théoriser dans
La confession d’un enfant du siècle. Enfin, elle donne un vrai mobile au
meurtre. Elle prête à Alexandre une haine jalouse de bâtard, arrivé indû-
ment au pouvoir, à l’égard de l’enfant doué qui le méritait mieux que lui.
Par vengeance, il organise sciemment, et efficacement, la corruption
de Lorenzaccio qui le tue pour se venger. L’élément déclencheur du
meurtre reste la vertu menacée de Catherine. Le héros de Sand est le seul
à expliquer son geste :

Je n’ai pas tué cet homme pour mettre sa couronne ducale sur ma tête. Je
l’ai tué pour ses forfanteries, pour les affronts que j’en ai reçus, pour venger
ton honneur et le mien. Je l’ai tué parce que je le haïssais mortellement, et
qu’il avait voulu m’avilir […]. Je l’ai tué pour assouvir ma soif, pour guérir
mes blessures profondes, pour retrouver le sommeil, le bonheur et le calme4.

L’idée forte est de donner comme sens au crime le besoin de « guérir


des blessures profondes », la faiblesse c’est qu’elles soient effectivement
guéries ! On peut reprocher au drame de Sand un dénouement heureux à
courte vue psychologique. Le meurtre lave Lorenzo. Il tue la débauche avec
le débauché, trouve une raison de vivre dans la mort du persécuteur, et,

3. Lettre de juin 1831 à Émile Regnault, Correspondance, Éd. Garnier, G. Lubin,


I, p. 893.
4. Une conspiration en 1537, cité dans Lorenzaccio, Pocket classiques, 1988, p. 251.
Autopsie d’un meurtre : Lorenzaccio 39

l’estime de soi retrouvée, à l’issue d’une boucherie un peu sordide, s’ap-


prête à une vie heureuse. Il récuse toute intention patriotique dans cet
assassinat et cependant garde comme un fétiche, qu’il montrera à Strozzi
puis gardera pendue à sa chaîne d’or, la clé de la chambre où il a tué
Alexandre. Fonction fétiche qui désigne clairement la portée person-
nelle – politique seulement par effet de ricochet – du tyrannicide.

Musset a lu attentivement ses deux prédécesseurs. De Sand, il a


retenu l’inscription du geste dans la vie de la cité, au point que Florence
devient un actant du drame, et le pessimisme à l’égard du politique. Il
ne retient ni le mobile du crime (la vengeance contre celui qui se plaît
à dégrader), ni sa fonction de réhabilitation. Il est d’une extrême discré-
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
tion dans la scène du meurtre, peu ému semble-t-il par la violence, et,
sans la mésestimer, allégorise avec retenue la dimension sexuelle de
l’étreinte finale. Il est plus proche du texte de Varchi dont les non-dits
sont en profonde affinité avec l’aspect le plus sombre de son moi. Le
scepticisme, le goût de la provocation et de l’excès, le mal-être de la
dissociation psychique sont des souffrances qui lui sont familières et
auxquelles il sait donner une expression théâtrale autrement plus subtile
que celle de Sand, en faisant appel à une rhétorique élaborée de l’arti-
fice et du dédoublement.
L’inconscient du texte cherche à se faire entendre par-dessus les
longs discours désabusés sur la médiocrité de l’humanité et l’inanité
de la quête de la justice et de la liberté. Il y a en Lorenzaccio des failles
qui le conduisent à un crime qu’elles ne justifient pas. Aussi peut-on
se demander si le texte de Freud5 sur « Quelques types de caractères
dégagés par le travail psychanalytique » – qui fait, à première vue de
façon surprenante, une assez large part aux configurations de pouvoir,
en particulier dans le théâtre shakespearien – permettrait de rendre plus
intelligible le crime d’un idéaliste sans croyance.
Ce qu’il dit de la prétention à l’exception de certains caractères qui
se placent avec obstination au-dessus des lois, au mépris de tout principe

5. « Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique » in L’inquiétante


étrangeté et autres essais, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, Paris, 2003,
pp. 134-171.
40 Passions et caractères

de réalité, nous intéresse. Freud constate l’attitude paradoxale de person-


nalités qui, à l’abri d’une providence spéciale, jouissent de privilèges
particuliers sur autrui qui les autorisent à se permettre ce que la morale
ordinaire réprouve. Il rattache leur névrose « à une expérience ou à une
souffrance qui les avaient touchés dans les premiers temps de leur
enfance, dont ils se savaient innocents et qu’ils pouvaient estimer être
une injustice, un préjudice porté à leur personne6 ». Si l’explication
peut, ainsi formulée, paraître un peu courte, l’application qu’il en fait
au monologue de Gloucester dans Richard III est convaincante. Elle
convient également à Lorenzaccio. Chez Musset comme chez Varchi
(on pourrait ajouter chez Alfred comme chez Lorenzo) c’est la sortie de
l’enfance qui ne passe pas et qui détermine un clivage irrémédiable.
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
C’est sur le mode de la Révélation – expression conventionnelle de la
Providence – qu’à vingt ans, une nuit, dans les ruines du Colisée,
Lorenzo est averti qu’il doit tuer un tyran. Si l’on peut accepter le
procédé théâtral qui confie à une épiphanie élective le soin de mani-
fester ce que sera fatalement l’avenir7, il est plus difficile de croire à
l’extériorité d’une prédestination donnée comme miraculeuse et dont,
comme Freud nous y invite, on serait tenté de chercher l’origine dans
l’histoire privée du personnage. La pulsion de meurtre ressemble à une
pulsion érotique : « Peut-être est-ce là ce qu’on éprouve quand on
devient amoureux » (Acte III, scène 3). Et, comme dans l’Éros, le
problème est moins d’expliciter un désir, qui a vocation à demeurer
mystérieux, que de trouver le bon objet pour le satisfaire, c’est-à-dire,
ici, le bon ennemi : Clément VII ou Alexandre. Cependant, comme
même les pulsions ont besoin d’un ancrage dans le réel, « l’orgueil » –
le désir d’être un « Brutus » – vient lester du poids de l’histoire un
projet halluciné. On voit bien que l’explication patriotique et morale
du crime apparaît comme la justification a posteriori, ou si l’on veut la
rationalisation, au demeurant contestée par Lorenzo lui-même, d’un
désir de meurtre né de « l’insubordination » (le terme est de Freud)
d’une personnalité qui se veut d’exception.

6. Id., p. 142.
7. L’oracle des sorcières dans la première scène de Macbeth, l’apparition du spectre
dans Hamlet relèvent du même procédé.
Autopsie d’un meurtre : Lorenzaccio 41

S’il faut chercher dans des frustrations antérieures, dans ce que Sand
appelle justement des « blessures profondes », les causes de ce droit à
tuer dont s’autorise Lorenzaccio, on n’a que l’embarras du choix. La
configuration œdipienne qui est la sienne n’est pas faite pour le stabili-
ser. Il a perdu son père jeune. Sa mère ne lui pardonne pas la personna-
lité de débauché qu’il a endossée pour venir à bout d’Alexandre et, dans
son discours, passe de l’idolâtrie incestueuse à une violente exclusion :

Cela est trop cruel d’avoir vécu dans un palais de fées, où murmuraient les
cantiques des anges, de s’y être endormie, bercée par son fils, et de se réveiller
dans une masure ensanglantée, pleine de débris d’orgie et de restes humains,
dans les bras d’un spectre hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
de mère. (Acte I, scène 6)

Si fort est le lien malheureux qui les unit, que le meurtre d’Alexandre
aura comme conséquence immédiate la mort de la mère de Lorenzo,
puis celle de Lorenzo lui-même qui, apprenant son décès, sort dans la
rue, sachant qu’on l’y attend pour le tuer. Autre frustration, son physique :
il est plutôt chétif et féminin, face au puissant « garçon boucher » qu’est
Alexandre. On l’appelle péjorativement Lorenzaccio mais aussi
Lorenzetta, quand il manque de s’évanouir devant une épée. Il a perdu,
avec sa moralité, la beauté qui a été la sienne. Enfin, il a été dépossédé
du trône auquel il pouvait prétendre et qui est revenu au bâtard d’un
pape. Sa mère s’en lamente. Lui-même revient sur sa jeunesse pour
Philippe :

J’étais heureux alors, j’avais le cœur et les mains tranquilles; mon nom m’ap-
pelait au trône, et je n’avais qu’à laisser le soleil se lever et se coucher pour
voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines. (Acte III, scène 3)

Sans doute il faut le croire quand il dit ne pas vouloir du pouvoir


pour lui-même. Ce renoncement ne lui interdit évidemment pas de
ressentir violemment l’injustice dont il a été victime. Tous ces éléments,
pris séparément, ne constituent pas les mobiles suffisants d’un crime.
Mis ensemble, ils poussent à la revendication ainsi formulée par Freud :
« La vie me doit un dédommagement que je vais m’octroyer. Je reven-
dique le droit d’être une exception, de passer sur les scrupules par
42 Passions et caractères

lesquels d’autres se laissent arrêter8. » Le droit de tuer celui qui repré-


sente le pouvoir brutal, à qui je dois ma déchéance, et qui veut s’emparer
d’une vierge. La vierge sera sauvée, Florence passera d’un tyran à un
autre et Lorenzo, en mourant assassiné à son tour, entrera dans la cohorte
freudienne de « ceux qui échouent du fait du succès ».
Ce phénomène, valorisé par Freud, est une nouveauté intéressante
dans l’étude de la vie psychique. Les analyses littéraires qu’il propose –
en particulier du cas de Lady Macbeth – sont brillantes mais semblent
toujours déborder l’interprétation à laquelle il aboutit qui conclut, de
manière assez systématique, à la dictature des « tendances justicières et
punitives » de la conscience morale, elle-même émanation du complexe
d’Œdipe et de ses effets culpabilisants. Cependant les conclusions
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
simples peuvent être le fruit d’un cheminement qui l’est moins et c’est
ce que montre le cas de Lorenzaccio.
Il existe à coup sûr un fondement moral à l’échec de son entreprise.
Le meurtre d’Alexandre est dépourvu de la seule motivation susceptible
de le justifier (si un meurtre est de quelque façon justifiable) qui serait
la volonté et la certitude de servir l’intérêt général. Le chemin pris par
Lorenzo pour parvenir à Alexandre, gagner sa confiance et le tuer n’est
pas davantage acceptable puisqu’il choisit de partager sa débauche.

Pour devenir son ami et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres
épaisses tous les restes de ses orgies. J’étais pur comme un lys et cependant
je n’ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela,
n’en parlons pas… Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’op-
probre. (Acte III, scène 3)

Lorenzaccio n’a pas su s’en tenir au jeu de la débauche, il a été


victime de ce que Musset semble proposer comme un phénomène de
contagion. Au contact d’un débauché, il est lui-même gagné par une
corruption sociale qui le fait vivre dans l’orgie, morale – il devient déla-
teur et entremetteur – et mentale puisqu’il sombre dans l’impiété et le
cynisme. La fréquentation d’Alexandre fait naître en lui un double qu’il
ne reconnaît pas et qui l’envahit, ce qui conduit le texte à évoquer des

8. Article cité, p. 144.


Autopsie d’un meurtre : Lorenzaccio 43

masques, des spectres, des images de l’autre qui disent sa déposses-


sion psychique. Or toute cette perversion, due à une contagion du milieu,
laisse un peu perplexe. On est tenté de croire que ne devient pas débau-
ché qui veut. Il y faut des dispositions personnelles qui permettent à
un autre toujours-déjà-là de s’épanouir dans un climat approprié. Et cet
autre, Musset était payé pour le connaître.
Après la mort de son père, quand il a vingt-deux ans, Musset mène
une vie qui n’a rien à voir avec les principes dans lesquels il fut élevé,
et dont les excès – que sa liaison avec George Sand n’apaisèrent pas –
le conduisirent à une mort prématurée, à quarante-sept ans. Il propose
dans La confession d’un enfant du siècle, écrite deux ans après
Lorenzaccio, à vingt-six ans, une approche quasi métaphysique de la
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
débauche d’une actualité assez poignante, puisqu’il analyse des
problèmes qui sont les siens et qu’il vient de prêter, au théâtre, à des
jeunes hommes de son âge. La débauche est moins un abandon sensuel
qu’une perversion de l’intelligence en perte de repères. La rencontre
avec le mal est une épreuve de vérité devant laquelle la plupart des
hommes organisent leur repli :

Mais certains hommes, à coup sûr malheureux, ne reculent ni ne chancel-


lent, ne meurent ni n’oublient; quand leur tour vient de toucher au malheur,
autrement dit à la vérité, ils s’en approchent d’un pas ferme, étendent la
main, et – chose horrible! – se prennent d’amour pour le noyé livide qu’ils
ont senti au fond des eaux. Ils le saisissent, le palpent et l’étreignent ; les
voilà ivres du désir de connaître; ils ne regardent plus les choses que pour
voir à travers ; ils ne font plus que douter et tenter ; ils fouillent le monde
comme des espions de Dieu; leurs pensées s’aiguisent en flèches, et il leur
naît un lynx dans les entrailles.

Les débauchés, plus que tous les autres, sont exposés à cette fureur et la
raison en est toute simple […] Qui plus qu’eux est habitué à cette recherche
du fond des choses, et, si l’on peut ainsi parler, à ces tâtonnements profonds
et impies9 .

9. La confession d’un enfant du siècle, Le Livre de Poche, 2003, p. 339-340. C’est moi
qui souligne.
44 Passions et caractères

Le mal est la manifestation ultime de la vérité cachée de l’ordre


humain. La connaissance est donc réservée à ceux qui, « espions de
Dieu » devenus agents doubles, ne craignent pas de fréquenter les bas-
fonds au risque de s’y perdre. Le monde réel n’est plus vu qu’en trans-
parence. Une furieuse intelligence s’aiguise dans l’exercice d’une
curiosité accrochée à la face noire du monde. Exercice périlleux qui, dans
une perspective assez chrétienne, lie la connaissance au péché, et
condamne sans appel le débauché qui paye sa lucidité au prix fort de
l’abjection : « La curiosité du mal est une maladie infâme qui naît de
tout contact impur10. » Le premier enseignement donné par cette corrup-
tion de l’âme est l’inutilité du crime qu’il s’apprête à commettre et
qu’il commettra pour rien, au nom d’un idéalisme mort-né. Tout se
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
passe comme s’il éprouvait le besoin de vérifier l’inutilité de son geste,
dont il est convaincu à l’instant même où il se met en situation de l’ac-
complir. En somme, ce qui fait le « débauché » (puisqu’il faut bien
employer ce vocable qui relève de catégories morales non contestées)
est moins une habitude de conduites répréhensibles que la conscience
souffrante de son état et le bénéfice intellectuel que, paradoxalement,
il y trouve. Ce contenu philosophique dévolu au terme dans
La confession permet de mieux comprendre Lorenzo, lui-même ami
des livres et penseur désabusé, et, en particulier, rend inopérante la
vision superficielle d’un débauché par imitation et par contagion. Toute
une dramaturgie de l’hallucination, du double, du spectre, élabore, en
parallèle de la scène réelle, une « autre scène » où tente de se manifester
un inconscient qui accède difficilement à l’expression, par des moyens
qui lui sont propres.
L’autre face de l’intempérance est celle qui touche aux privautés
sexuelles. Si l’initiation au mal, dont la forme ultime est un nihilisme
désespéré, est décrite avec tous les atours métaphoriques de la rhétorique
romantique, les excès sexuels font plutôt dans la litote. Il y a davan-
tage de ressentiment à l’égard de la femme que de volonté de la dégra-
der. La plus pure d’entre elles, Lucrèce, qui s’est tuée après avoir été
violée par Tarquin, est soupçonnée de s’être « donné le plaisir du péché

10. Id., p. 341.


Autopsie d’un meurtre : Lorenzaccio 45

et la gloire du trépas » (II, 4)11. C’est une femme qui est à l’origine de
ses désillusions :
Lumière du ciel! Je m’en souviens encore; j’aurais pleuré avec la première
fille que j’ai séduite, si elle ne s’était mise à rire. (Acte III, scène 3)

Lui-même n’éprouve nulle résistance à satisfaire ses désirs ou à être


le rabatteur d’Alexandre. Les mères prostituent leurs filles pour de l’ar-
gent ; les pères et les frères ont oublié la vengeance. Cependant, venue
d’un empyrée romantique assez facile à décoder, une incarnation de la
pureté existe dans tant de boue. C’est la sœur de sa mère – ou sa mère
sous l’habit d’emprunt de sa tante – Catherine Ginori, qu’il sauvera
justement parce que cette pureté matriarcale la distingue, seule et à tout
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
jamais, des Marie-Madeleine non repenties qui constituent l’espèce
féminine, et vaut qu’on se sacrifie pour elle. Si le savoir des femmes de
Lorenzo relève de la banale misogynie du siècle de Musset, la relation
qui s’établit entre Alexandre et lui est moins prévisible.
C’est une attraction sourde et mal définie qui unit les deux cousins.
Alexandre paraît avoir une certaine inclination pour Lorenzo dont il se
sert mais qu’il n’humilie pas, ce que ce dernier reconnaît volontiers : « Il
a fait du mal aux autres, mais il m’a fait du bien, du moins à sa manière »
(Acte IV, scène 3). La facilité avec laquelle il est berné témoigne plutôt
en sa faveur et dit son penchant pour son double ironique, féminin,
cultivé et pervers. Il est évident que Lorenzo éprouve une attraction-
répulsion fascinée pour un soudard dont la beauté vulgaire triomphe
des plus inaccessibles – comme la Marquise Cibo qui se donne à lui
pour des raisons patriotiques qui trouvent leur rétribution dans un
compromis à la Lucrèce témoignant des capacités de séduction de celui
qu’elle renoncera à vaincre. La sexualité naturelle et puissante
d’Alexandre est une métonymie du pouvoir sans partage et sans nuances
qu’il exerce. Sexe et pouvoir déterminent les rapports de domination
qui régissent la vie de la cité et les relations des personnages. Alexandre,
porteur d’une promesse de vie ou de mort, est l’objet d’un investissement

11. On peut être surpris que cette formule ait été textuellement reprise du drame de George
Sand, qui montre, par une telle trouvaille, sa capacité – même si elle est ironique – à
donner une interprétation éminemment masculine des outrages faits aux femmes.
46 Passions et caractères

colossal de la part de Lorenzo. Comme entremetteur, celui-ci lui procure


la jouissance tout en s’abstenant de jouir lui-même et en refrénant son
désir jusqu’au moment ultime qu’il nomme « le jour de ses noces » –
« Ô jour de sang, jour de mes noces » (Acte III, scène 1). Comme il
est montré explicitement dans les textes de Varchi et de Sand, et beau-
coup plus discrètement dans le texte de Musset, au moment du meurtre,
dans le huis clos d’une chambre à coucher, les rapports de domination
s’inversent. Puissance et viol basculent du côté de Lorenzo. C’est lui qui
terrasse Alexandre sur son lit, c’est lui aussi qui garde de leur copula-
tion symbolique la trace inamovible de la morsure au doigt :
Regarde, il m’a mordu au doigt. Je garderai jusqu’à la mort cette bague
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
sanglante, inestimable diamant. (Acte IV, scène 11)

Le fondement existentiel de l’échec de Lorenzaccio est donc bien


dans la faible assise morale de son projet, dans la juxtaposition de moti-
vations qu’il ne s’explique plus et qui restent, pour lui-même, marquées
de l’inquiétante étrangeté d’un refoulé inaccessible :
[…] Qui donc m’entendra dire demain : « Je l’ai tué », sans me répondre :
« Pourquoi l’as-tu tué ? ». Cela est étrange… Pourquoi cela ?… Cela est
étrange, et cependant pour cette action j’ai tout quitté. La seule pensée de
ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma vie; je n’ai plus été
qu’une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s’est posé sur
ma route et m’a appelé à lui. (Acte IV, scène 3)

La défense psychique favorite de Lorenzaccio est de déplacer hors


de lui la responsabilité du crime. L’idée lui en est venue d’une révéla-
tion qui l’a assailli, la corruption est donnée comme un phénomène de
contagion du dehors, le meurtre « l’appelle à lui ». L’analyse de Freud
montre que la névrose d’échec advient quand cette défense tombe et
que le moi seul conteste à la libido le droit de se satisfaire :
Le moi tolère un désir comme inoffensif, aussi longtemps que celui-ci mène
une existence de fantasme et semble loin de l’accomplissement, tandis qu’il
se défend âprement de lui dès qu’il se rapproche de l’accomplissement et
menace de devenir réalité12.

12. Article cité, p. 149.


Autopsie d’un meurtre : Lorenzaccio 47

Le drame de Musset est bien l’histoire de l’écroulement du moi à


mesure que se délite le fantasme, remplacé par l’anticipation d’une réalité
beaucoup plus sordide. Le meurtre accompli, Lorenzo, « plus vide et plus
creux qu’une statue de fer-blanc » (Acte V, scène 6), commet, en sortant,
une imprudence calculée qui est en réalité un suicide. En dépit de la
critique que l’on peut faire du recours au conflit œdipien comme expli-
cation univoque, on est bien forcé de lui reconnaître une certaine effica-
cité dans le déroulement des événements. C’est pour sauver, en Catherine,
l’image maternelle que Lorenzo précipite le crime. Et c’est parce que cet
acte, incompris de celle-là même pour qui il était commis, cause la mort
de sa mère, que lui-même se suicide. C’est donc bien du côté des femmes
qu’il faut chercher les causes du fiasco final. Mais sur un plan moral et
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
politique, l’illégitimité du meurtre suffit à expliquer la perte du meur-
trier. Cela se vérifie dans l’identification que revendique Lorenzo à l’image
de Brutus ou plutôt des Brutus, car ils sont deux dans l’Histoire à s’être
opposés au pouvoir. L’un a tué César, son père adoptif, n’a rien changé
au cours de l’histoire et s’est suicidé, l’autre, simulant la folie, a, appuyé
par le peuple, chassé Tarquin sans le tuer et établi la république. L’un a
réussi sans tuer et a survécu, l’autre a tué sans réussir et s’est suicidé.
L’un a échoué « du fait du succès » et l’autre non. Et le sixième sens de
l’Histoire lui commande de se ranger du côté du vainqueur. Ainsi en va-
t-il de la destinée de Lorenzo. Son acte est davantage l’accomplissement
d’une idée fixe que d’une conviction. Il ne faut pas longtemps pour que
le contenu de la Révélation qui lui intime de tuer un tyran, s’enrichisse
d’une révélation seconde, celle de la perte de l’innocence dans le champ
du pouvoir. Ainsi son crime va se commettre non dans l’affirmation de soi
mais dans la modalité du déni, c’est-à-dire dans le simulacre : « Je sais
bien (que cela ne sert à rien) mais quand même (je vais le faire). » Rien
d’étonnant à ce que s’accomplisse ce qu’il avait prévu :

Quand j’entrerai dans cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du
fourreau, j’ai peur de tirer l’épée flamboyante de l’archange, et de tomber en
cendres sur ma proie. (Acte IV, scène 3)

Il est tout à fait exact qu’il se tue en tuant Alexandre ce qui, en


passant, est le dénouement classique des histoires de double.
48 Passions et caractères

Son suicide signe son échec dû à la réussite de son entreprise. Le


succès lui-même est cruellement relativisé. Les bavardages d’un peuple
superstitieux épiloguent sur la récurrence du chiffre six dans le destin
d’Alexandre et ramènent au niveau du fait divers – rencontre du hasard
et de la violence – le résultat d’une idée fixe mortifère qui ne mérite
peut-être aucune dignité particulière. Et pourtant il ne faut pas que la
pièce se réduise à un non-sens qui découragerait l’identification.
Lorenzacio, héros ambigu et moderne qui déroute par sa capacité au
doute, est aussi un héros « romantique » qui touche par sa lucidité, sa
conscience du mal à l’œuvre dans l’humanité, la souffrance qu’il en
éprouve et qui l’empêche de vivre. Sa déchéance est l’envers d’une
symétrique aspiration à l’idéal et cet écartèlement donne au texte une
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
fonction cathartique qui purge de tous les désespoirs.

La lecture freudienne de Lorenzaccio est donc opérante. Elle donne


accès au psychisme du personnage en faisant comprendre la revendi-
cation d’un statut d’exception qui conduit au meurtre et à l’échec quand
la réalité, remplaçant le fantasme, rend manifeste l’assise trop fragile d’un
acte illicite. Ce qui frappe cependant, dans l’article de Freud, c’est le
décalage qui existe entre le choix des pièces, l’analyse qu’il en fait et
les conclusions auxquelles il parvient. Deux exemples sur trois sont
des textes de Shakespeare, et non des moindres puisqu’il s’agit de
Richard III et de Macbeth. Freud semble ne pas percevoir, ou tenir pour
négligeable, ou pressentir sans aller plus loin dans la conceptualisa-
tion, qu’il s’agit de pièces dont les héros sont profondément engagés dans
des conflits de pouvoir. La problématique du pouvoir et du crime qui
gouverne les textes est examinée dans la perspective d’un dévoilement
intime. L’Œdipe y fait figure de deus ex machina en toute fin d’une
chaîne interprétative qui paraît se suffire à elle-même. D’où l’impres-
sion d’un passage obligé un peu réducteur, au regard des enjeux textuels
qui conduisent à démonter les mécanismes de la formidable machine à
broyer qu’est l’Histoire entre les mains d’hommes devenus fous.
Les instances du pouvoir génèrent autour d’elles un champ magné-
tique dans lequel il est interdit de s’aventurer si l’on veut raison garder.
On a entendu Lorenzo rapprocher la vocation de tyrannicide du désir
amoureux. Et dans le domaine de la libido, celle qui pousse à dominer
Autopsie d’un meurtre : Lorenzaccio 49

n’est pas la plus contrôlable. Pouvoir et sexe sont fondamentalement


affaires de vie et de mort et carbonisent l’innocence. Le pouvoir (illé-
gitime, car c’est bien celui qui nous occupe) s’obtient et se garde par la
corruption et le crime. Le pouvoir (même légitime) fait perdre le sens
commun, lève les inhibitions, perturbe les limites qui assure le fonc-
tionnement du moi. C’est George Sand qui, dans son drame, mettait
dans la bouche d’un bourgeois de Florence cette réflexion bien bénigne
mais symptomatique :

La simplicité convient à nos mœurs républicaines et c’est une suite de la


dépravation des cours que tout cet étalage de sentiments trompeurs et d’em-
brassades perfides13.
© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)

© In Press | Téléchargé le 22/04/2023 sur www.cairn.info par Dominique Demartini (IP: 92.184.105.226)
Le pouvoir corrompt et il faut accepter d’être corrompu pour s’en
approcher. Et cela vaut aussi pour celui qui, comme Lorenzo, entend
exercer un contre-pouvoir. Soucieux de lutter avec le tyran à armes
égales, il s’empêtre dans une corruption qu’il a cru choisir et dont il ne
connaît pas la vraie nature. Victime du même contre-sens, Brutus, le
modèle qui était censé donner grandeur et consistance à un adolescent
en quête de justice, avant de se jeter sur son épée, prononça la phrase
qui résumait son apprentissage : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! »
Freud, attaché à des fonctionnements psychiques particuliers, est
sensible mais peu attentif aux effets produits par le politique, indépen-
damment des individus qui s’y consacrent. Le problème, dans une confi-
guration donnée, est, pour chaque personnage, de savoir comment
intégrer son histoire dans l’Histoire et c’est à l’articulation du privé et
du public que la déraison frappe le plus fort. C’est la grande force du
drame de Musset d’en avoir proposé une virulente démonstration.

Marie-Claude Schapira

13. Une conspiration en 1537, op. cit., p. 226.

Vous aimerez peut-être aussi