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L'ombre de la mère chinoise et le « père de la préhistoire

individuelle »
Brigitte Moïse-Durand
Dans Revue française de psychanalyse 2013/5 (Vol. 77), pages 1692 à 1696
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130618492
DOI 10.3917/rfp.775.1692
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 21/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 170.80.83.198)

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21 novembre 2013 15:11 - Le Paternel - Collectif - Revue de psychanalyse - 175 x 240 - page 1692 / 1762 21 no

L’ombre de la mère chinoise et


le « père de la préhistoire individuelle »

Brigitte Moïse-Durand

À la suite de la trilogie du Congrès qui va du maternel au paternel, je


voudrais vous soumettre, en écho à l’érotisme maternel, à sa dimension uni-
verselle, mis en mots, en images et en musique par Julia Kristeva, et aux
questions soulevées par de « nouvelles parentalités » sur les variantes de
l’identification (notamment l’identification primaire au père de la préhistoire
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personnelle telle que définie par Freud dans Le Moi et le Ça), un conte viet-
namien, vieux d’au moins cinq cents ans, qui continue d’être raconté aux
enfants malgré le caractère apparemment obsolète et tragique de l’histoire.
Il s’agit d’un conte transcrit au xvie siècle par un poète vietnamien, dans la
grande tradition confucéenne, en chinois littéraire, langue officielle des let-
trés de l’époque (Nguyên, 1962).
Une jeune femme vertueuse était mariée à un homme d’un naturel jaloux,
fils unique d’une veuve.
Quelque temps après leur mariage, le mari partit à la guerre.
Douze jours après son départ sa femme accoucha d’un fils.
Quelques mois après la belle-mère mourut en bénissant sa bru qui l’avait
entourée jusqu’au dernier moment.
Quand l’enfant eut trois ans, le père revint.
Suivant la coutume, il demanda à son fils d’aller avec lui sur la tombe de
la grand-mère.
Le fils lui répondit : « Tu n’es pas mon père ! Mon père vient le soir à la
maison quand maman allume la bougie. »
Fou de jalousie, le mari répudia sa femme qui se jeta dans le fleuve.
Le mari resta seul avec l’enfant dans la maison.
Le soir, au moment où il alluma la bougie, son fils lui dit : « Voilà mon
père ! », en lui montrant son ombre projetée sur le mur de la chambre.
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L’ombre de la mère chinoise et le « père de la préhistoire individuelle » 1693

Le mari comprit alors, trop tard, que sa femme, dans les longues soirées
où il était absent, montrait à l’enfant sa propre ombre projetée sur le mur en lui
disant « Voici ton père ».

Petit rappel de L’HÉRITAGE SOCIOCULTUREL

Classiquement, on décrit trois influences philosophico-religieuses au


Vietnam qui s’opposent tout en se complétant :
–– le Bouddhisme, caractérisé par une éthique du renoncement, prônant la
bonté et la bienveillance ;
–– le Taoïsme avec une multitude de Dieux et Déesses, prônant une démarche
de recherche individuelle basée sur la connaissance du corps. Il tient à la
fois du relativisme et du pragmatisme (le principe du yin et du yang) ;
–– le confucianisme fonctionnant comme une véritable école morale des
pratiques sociales.
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Au xvie siècle, la doctrine confucianiste, après son apogée du siècle pré-
cédent, reste prépondérante au Vietnam. Organisation sociale hiérarchisée
pour assurer l’harmonie collective, le confucianisme est basée sur des codes
de bonnes conduites et une division sexuelle marquée : d’une part le pouvoir et
les devoirs des hommes, de l’autre les devoirs des femmes. Suivant les codes
confucianistes, une femme respecte trois obéissances (Tam Tong) et quatre
vertus (Tu Duc). La femme respectable doit obéissance à son père, à son mari
et à son fils. Elle doit en plus posséder les quatre vertus :
–– Công : le goût du travail domestique pour être une parfaite ménagère et
gestionnaire familiale ;
–– Dung : la beauté « modérée » associée à la douceur ;
–– Ngôn : le savoir parler, non pas pour s’exprimer, mais pour montrer qu’elle
respecte la place qu’il lui est assignée ;
–– Hanh : le savoir se comporter, toujours dans les mêmes limites de sa position
de femme, avec le respect absolu de l’harmonie de la famille et du groupe.
Les conditions féminines ne sont donc pas faciles, comme je l’avais déjà
démontré dans mon étude du conte de Tam et Cam (ou la Cendrillon vietna-
mienne). Mais les injustices et difficultés que les femmes devaient affronter
tous les jours deviennent des impasses sans issue pour peu que le destin s’en
mêle : par exemple, la guerre qui fait mourir une mère de chagrin ou la jalousie
d’un mari qui peut pousser sa femme au suicide.
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1694 Brigitte Moïse-Durand

Féministe avant l’heure, Nguyen Du dénonce par ce conte, le mauvais


sort fait aux femmes. Il leur rend justice et les sublime suivant la tradition
taoïste. Mais si ce n’était qu’une lutte des sexes qui tend à devenir obsolète
avec les progrès de la modernité, comment expliquer la fascination inaltérable
des hommes, poètes ou cinéastes modernes pour ce conte ?
Je fais donc l’hypothèse qu’en dessous du contenu apparent sociologique
manifeste, il existe un contenu latent.

L’Érotisme maternel et l’ombre polysÉmique de la mÈre

« Penser le maternel comme un érotisme, serait-ce tout aussi scandaleux


que de parler de sexualité infantile ? » disait Julia Kristeva en guise d’intro-
duction à sa « carte blanche » du 71e cplf. Pour elle, l’érotisme maternel, entre
passion et vocation, serait un état, état d’urgence de vie, hors signifié, « la
chose », un intervalle entre moi et le monde, ni « je », ni « tu », affect pri-
maire antérieur à tout refoulement, éprouvé accessible par l’hallucination et
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le fantasme.
Dans notre conte confucéen, l’ombre de la mère projetée sur le mur de
la chambre n’est plus la mère. Mais ce n’est pas (encore) le père… même si
la mère la nomme comme telle. Apparaissant à un moment clé, le soir quand
l’enfant et la mère doivent se séparer pour dormir, l’ombre de la mère est située
dans l’entre-deux, entre le réel et l’imaginaire. Puisant dans l’héritage culturel
(le théâtre des ombres chinoises), la mère introduit ici une « tiercité primaire »
(1996, p.  84), apparition fragile et rythmée qui permet un espacement entre
elle et l’enfant. Tout en étant familière, car possédant la forme du corps de la
mère, l’apparition de cette ombre annonce la séparation prochaine entre mère
et fils.

Identification primaire

Je rapprocherai cette ombre maternelle, nommée par la mère « père » à


l’enfant, du « père de la préhistoire individuelle » désigné par Freud (1923 b,
p. 200), « la première et la plus importante identification qui ait été effectuée
par l’individu », nous précise-t-il. Ce père n’a rien à voir avec le père ultérieur
qui interdit : le père œdipien, père de la loi, père que l’enfant du conte, né après
le départ de ce dernier ne connaît pas. Il s’agit d’une étape très archaïque du
développement, « avant que l’individu ait acquis une connaissance certaine de
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L’ombre de la mère chinoise et le « père de la préhistoire individuelle » 1695

la différence des sexes » nous dit Freud dans une note de bas de page (Freud,
1923  b, p.  200). L’identification est directe, immédiate, antérieure à toute
concentration sur un objet quelconque.
L’ombre de la mère, dans le conte, aurait ici cette fonction tierce de père
archaïque comportant les caractéristiques des deux parents. Il ne s’agit pas de
la mère phallique, mais juste un « pôle tiers » permettant au sujet à ce stade
archaïque de se distancier de la dyade mère-enfant. Dans la continuité du
corps maternel, l’ombre du corps maternel protège encore l’enfant et sa mère,
de l’osmose autant que de la guerre sans merci où alternent autodestruction
et destruction de l’autre. Cette ombre rassure, apaise et donne à l’enfant une
certaine autonomie sur laquelle pourra s’étayer l’image narcissique. Dans
une des variantes de ce conte transmis oralement au fil des ans, le fils dit au
père, après la mort de la mère, en montrant l’ombre (celle du père, la sienne
propre ?) : « Voici mon père. Il ne me parle pas, mais quand je le salue, il me
salue. »
Défiant les lois et codes moraux d’un confucianisme archaïque, la mère
élit ici un père pour son enfant, père aimant, possédant de ce fait les qualités
des deux parents. Est-ce pour cela qu’elle (la mère) est condamnée à mourir ?
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Ou le matricide ne serait qu’une métaphore de l’abjection, comme le décrit
Julia Kristeva rappelant Melanie Klein : « L’enfant me perd, il me tue pour me
quitter, je le quitte en l’abjectant. Oreste avant Œdipe » (Kristeva, 2011).
Dans l’instant présent, l’ombre de la mère sur laquelle convergent les
regards et de la mère et de l’enfant préfigure peut-être une scène primitive,
en état d’immobilité heureuse et à ce titre dotée d’une vie éternelle. Alors la
passion maternelle serait-elle trop grande appelant un sacrifice à la hauteur de
l’extase continue ? La mort de la mère exigée comme le prix à payer pour cette
jouissance sans nom ? Ou le matricide comme seule solution de dépassion-
nement maternel ?

CONCLUSION

Conte de l’Ancien Annam, retranscrit pour la première fois au xvie siècle


par un mandarin lettré en chinois littéraire, L’Histoire de la femme de Nam-
Xuong m’a permis de comprendre la place (ou le peu de place) faite aux fem-
mes dans la doctrine confucianiste de l’époque où la femme ne peut être que
l’ombre de l’homme. Mais au-delà de l’intérêt historique et culturel, ce conte
parle de l’érotisme maternel infiltrant les codes moraux du confucianisme,
s’appuyant sur les traditions populaires comme le théâtre d’ombres.
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1696 Brigitte Moïse-Durand

En l’absence du père et dans un état d’urgence de la vie, une mère seule


avec son bébé, soumise aux dictats moraux d’un confucianisme archaïque,
trouve en elle la force pour utiliser sa propre ombre projetée sur le mur de la
chambre, comme premier pôle-tiers séparant la dyade mère-enfant, permettant
alors l’indentification primaire du petit être à un père aimant, « père de la pré-
histoire individuelle », qui bien avant l’interdit œdipien est une barrière contre
la psychose infantile. L’ombre de la mère dès lors préfigure, précède la place
du père, sacrilège intolérable dans le confucianisme qui exigerait donc le sui-
cide de cette dernière ? Ou l’irruption du père réel ne peut-elle se payer qu’au
prix d’un meurtre : Œdipe pour l’Europe et suicide maternel pour l’Asie ? La
question reste ouverte.
Brigitte Moïse-Durand
34 avenue Chéret
94420 Le Plessis Trévise
moisedurand@aol.com

RÉfÉrences bibliographiques

Devereux G. (1972), Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1985.


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Freud S. (1923 b), Le Moi et le Ça, Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque
Payot, 1963, pp.177-234.
Kristeva J. (1994), Les métamorphoses du langage dans la découverte freudienne, Sens et
non sens de la révolte, Paris, Fayard, 1996, pp. 51-102.
Kristeva J. (2011), Carte blanche à Julia Kristeva, 71e cplf, Paris.
Le Huu Khoa, L’Immigration confucéenne en France, Paris, L’Harmattan, 1996.
Moïse-Durand B., Le conte de Tam et Cam ou la « Cendrillon Vietnamienne  , d.u. de
psychiatrie transculturelle, Université Paris XIII, 2009.
Nguyên D., Truyên ky man luc (Vaste recueil de légendes merveilleuses), trad. franç.
Nguyen Tran Huan, Paris, Gallimard/Unesco, 1962, pp. 205-214.

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