Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
François Tonnellier
Dans Les Tribunes de la santé 2009/2 (n° 23), pages 57 à 63
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1765-8888
DOI 10.3917/seve.023.0057
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.108.70.41)
Littérature et santé
Le médecin de campagne,
ou l’ambiguïté des symboles
François Tonnellier
57
dos s ier Littérature et santé
emploieront la satire et l’ironie pour donner une vision qui n’est plus l’éloge
des notables. L’ambivalence est d’ailleurs présente dès l’origine dans la my-
thologie grecque : Hermès, dieu des marchands, des messagers, mais aussi
de la santé était également le dieu… des voleurs. Et Esculape (Asclépios),
dieu de la médecine, avait deux filles : Hygie (origine du mot « hygiène ») et
Panacée. Dans le serment d’Hippocrate au IVe siècle avant J.-C., l’aspirant
médecin prêtait serment « par Apollon médecin, par Hygie, par Panacée ».
de la bourgeoisie
La France a été marquée durant toute son histoire par une « économie
2. Braudel F., L’Iden- agricole »2 et l’importance des pâturages et labourages. Le médecin de cam-
tité de la France,
Arthaud/ Flamma-
pagne donne cette image de la société proche de la nature nourricière : « La
rion, Paris, 1986. terre, elle, ne ment pas… » Dans le roman « médical », une campagne idéa-
lisée s’oppose à un monde urbain vorace, menteur, corrompu. Les notions
de ville et campagne ont toujours été porteuses de valeurs à la fois négatives
et positives. Des valeurs positives avec la ville lumière, la cité radieuse mais
négatives comme bidonville, ville dortoir, cité d’urgence. Symétriquement,
les espaces ruraux représentent l’écologie, la vie naturelle ou au contraire le
manque de modernité et de culture.
Mona Ozouf dans Les Aveux du roman3 a montré que la littérature du XIXe
3. Ozouf M., Les
Aveux du roman, siècle traduisait le passage entre l’Ancien Régime et un nouveau monde
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.108.70.41)
58
Le médecin de campagne… dos s ier
l’implantation d’une activité semi-industrielle, désenclavement de la com-
mune par le commerce). La seconde partie (« À travers champs ») décrit une
tournée à travers le canton, occasion d’admirer l’œuvre exemplaire accom-
plie dans tous les domaines. Dans ce livre apparaissent tous les thèmes qui
feront le succès du « roman médical ».
L’ouvrage débute par une leçon de géographie. Décor d’une action qui va
bouleverser l’économie locale, le paysage décrit par Balzac est aussi excep-
tionnel que l’épopée racontée. Dès les premières pages, l’auteur nous pré-
vient que le paysage a une valeur exemplaire, et ne concerne pas simplement
une particularité locale (« C’était un beau pays, c’était la France »). Très
fréquemment, le paysage est associé à des adjectifs qui en soulignent le côté
remarquable (majestueux, délicieux, grand) avec parfois « un pouvoir surhu-
main qui se montre à chaque pas ». De nombreuses descriptions soulignent
aussi la splendeur du décor (ainsi une galerie de verdure est comparée aux
« voûtes d’une cathédrale »).
Le paysage, arrière-plan ou décor du roman, a une signification symbolique.
Lieu de l’action, mais aussi témoignage de l’action humaine (ou au contraire
preuve de l’impuissance à changer le monde), le paysage n’est pas seulement
un décor neutre et interchangeable, le romancier le construit, l’utilise pour
conforter une thèse et mettre en correspondance la situation romanesque
5. Gesler W.M., The
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.108.70.41)
59
dos s ier Littérature et santé
7. Laplantine F., Dans une étude sur la littérature et la maladie, Laplantine7 distingue trois
Anthropologie de la
maladie, Bibliothè-
types de romans : celui qui considère la maladie à travers les yeux d’un mé-
que scientifique decin, celui où le personnage principal est confronté à la maladie par l’in-
Payot, Paris, 1986.
termédiaire d’une autre personne, et enfin celui où le narrateur (ou le héros
du roman) fait lui-même l’expérience de la maladie. Le roman médical ap-
partient au premier type, alors que le dernier type (le malade écrivain) est
apparu dans la deuxième partie du XXe siècle.
Car le roman médical, même quand le héros est médecin, parle peu de la
maladie... Dans Le Médecin de campagne, les mots « santé » ou « maladie »
60
Le médecin de campagne… dos s ier
apparaissent fréquemment associés à des réflexions philosophiques ou mora-
les, mais il y a peu de reflets de la morbidité de l’époque. Il n’est fait aucune
mention des crises de mortalité qui arrivaient périodiquement (comme le
choléra), de la mortalité infantile (à l’époque où se situe le roman, elle était
de l’ordre de 20%). D’ailleurs, ces crises sanitaires apparaissent peu dans la
littérature de l’époque.
La médecine prônée par le docteur de Balzac est dans la droite ligne d’Hip-
8. Hippocrate, « Des pocrate avec « des airs, des eaux, des lieux »8. Le médecin a par exemple
airs, des eaux et des
lieux », traduction soigneusement vérifié l’effet des « vicissitudes de l’atmosphère, avec les va-
E. Littré, Baillière, riations de la lune » sur la constitution nerveuse d’une patiente. Plusieurs
Paris.
fois sont soulignées les vertus de la vie au contact de la nature : « La pureté
de l’air entre pour beaucoup dans l’innocence des mœurs ». Cette vision est
donc très moraliste.
idéaliste
61
dos s ier Littérature et santé
11. Flaubert G., Bovary (1856), on est loin des spectacles grandioses du médecin de campa-
Madame Bovary,
Pocket Classique, gne11. Une recherche systématique montre que le mot « paysage » est associé
Paris, 1990.
à « sans caractère », le mot « campagne » à « ennuyeuse » ou « monotone » ;
quant au pays, Emma rêve « de l’immense pays des félicités et des passions ».
La description de la tournée du médecin, promenade bucolique chez Balzac,
y est beaucoup plus réaliste, avec cette phrase qui résume l’intrigue : « Elle
voulait tout à la fois mourir et habiter Paris. Charles, à la neige à la pluie,
chevauchait par les chemins de traverse. » Pour Balzac, la neige est rare dans
le Dauphiné, et pour Flaubert fréquente durant la tournée du médecin…
Dans une certaine mesure, l’histoire de Charles Bovary (la désillusion de
l’ambition bourgeoise) est le négatif de celle du Médecin de campagne.
Il y a d’étonnantes similitudes à un siècle et demi d’intervalle entre la
pensée administrative et l’officier de santé de 1856 : ainsi, quand Charles
Bovary cherche un nouveau lieu d’installation : « … il écrivit au pharmacien
de l’endroit pour savoir quel était le chiffre de la population, la distance où
se trouvait le confrère le plus voisin, combien par année gagnait son prédé-
cesseur, etc. ». Les critères énoncés sont très proches de ceux édictés pour les
zones éligibles à l’installation de nouveaux médecins… en 2003.
Au cours du temps, les symboles du roman médical perdent leur ambiva-
lence. Le médecin devient révélateur de la société, en montrant une autre
réalité : la maladie. Pour paraphraser une formule célèbre, Balzac décrit les
médecins tels qu’ils devraient être, et Proust, Céline et Soljénitsyne tels
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.108.70.41)
62
Le médecin de campagne… dos s ier
critiquent aussi les nouvelles élites et l’aristocratie qui succèdent à la nobles-
se d’Ancien Régime. Le personnage du docteur Cottard chez Marcel Proust
illustre aussi cette ambition de reconnaissance sociale et de respectabilité
auprès du grand monde.
Avec Céline, la banlieue de Paris apparaît dans Voyage au bout de la nuit
14. Céline L.-F., (1934)14. Le héros est un médecin pauvre dans une banlieue pauvre, ni hé-
Voyage au bout de
la nuit, Folio, Paris, ros, ni surhomme. Ce roman donne une version très sombre de la banlieue
1972.
soulignée par une topographie symbolique (boulevard de la Révolte, rue Ma-
gnanime).
Au XXe siècle, deux œuvres majeures marqueront dans la littérature mon-
diale le bouleversement apporté par la maladie, l’incertitude des traitements
médicaux et le rôle des soignants dans des contextes particuliers. La Monta-
gne magique (1924) de Thomas Mann décrit un sanatorium isolé dans les Al-
pes au début du siècle dans l’attente de guérisons et de traitements salvateurs,
avant que la conflagration de la Première Guerre mondiale ne détruise com-
15. Mann T., La
Montagne magique,
plètement ce monde clos15. Le Pavillon des cancéreux (1968) de Soljénitsyne
Arthème Fayard, montre un hôpital en URSS où se croisent membres de la nomenklatura,
Paris, 1931.
habitants de la ville voisine, déportés ou anciens déportés, au début de la
16. Soljénitsyne
A., Le Pavillon des
déstalinisation16. Dans ce roman à la structure classique, on trouve l’unité
cancéreux, Julliard, de temps, l’unité de lieu, et l’unité d’action : le cancer. Car ce que montre
Paris, 1968.
simplement Soljénitsyne, c’est que contrairement à l’impérialisme, le cancer
n’est pas un tigre de papier… La médecine et la maladie sont alors des révé-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.108.70.41)
contact
fr.tonnellier@club-internet.fr
63