Vous êtes sur la page 1sur 36

La poétique romantique

Charles Taylor, traduction de Nicolas Voeltzel, Claude Romano


Dans Revue de métaphysique et de morale 2020/4 (N° 108), pages 461 à 495
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130823582
DOI 10.3917/rmm.204.0461
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2020-4-page-461.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 461 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 1

RÉSUMÉ. – Dans ce texte inédit, extrait de l’ouvrage qu’il est en train de rédiger,
Charles Taylor propose une analyse de la poétique romantique qui remonte à ses
sources dans la Kabbale, la théorie de la signatura rerum et la philosophie de la Renais-
sance, mais qui en manifeste en même temps l’originalité, en tant que réponse au
« désenchantement du monde » propre à la modernité. Il esquisse ainsi une compréhen-
sion du langage et de la fonction poétique qui place en son centre sa dimension de
révélation ou de dévoilement (disclosure), aboutissant à la conclusion que « la philoso-
phie sérieuse ne peut pas se permettre d’ignorer l’intelligence poétique ».

ABSTRACT. – In this unpublished text excerpted from a book he is currently writing,


Charles Taylor proposes an analysis of Romantic poetics which returns to its sources
in numerological Kabbalah, the theory of signatura rerum and Renaissance philosophy.
He demonstrates the originality of Romantic poetics as a response to the “disenchant-
ment of the world”, which characterizes modernity. Thus, he sketches out an understan-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


ding of language and of the poetic function of language focused on the dimension of
disclosure in language, leading to the conclusion that “serious philosophy cannot afford
to ignore poetic insight”.

1.

Dans mon précédent livre 2, j’ai essayé de mettre en lumière la pertinence


contemporaine de la théorie du langage qui a été développée par les roman-
tiques allemands dans les années 1790. Dans celui-ci, je veux explorer la
conception de la poétique qui était implicite (mais en fait centrale) dans cette
théorie du langage, et étudier ensuite certaines des conséquences qui en ont
découlé pour la poésie des deux derniers siècles.
Dans ce livre, je parlerai beaucoup de « l’ère romantique ». Pour commen-
cer, je vais donc préciser ce que j’entends par ce terme. Tout d’abord, je me

1. À la fin de The language animal : the full shape of the human linguistic capacity, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 2016, p. 345, Charles Taylor annonce une companion study
– expression difficile à traduire, on pourrait suggérer : une étude complémentaire – consacrée à la
théorie romantique du langage. C’est un extrait de ce travail qu’il nous fait l’honneur et l’amitié
de nous livrer pour ce numéro.
2. C. TAYLOR, The language animal.

Revue de Métaphysique et de Morale, No4/2020


Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 462 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

462 Charles Taylor

concentrerai principalement sur les écrivains allemands des années 1790, parce
que je pense que cette génération a révolutionné notre compréhension du
langage, de l’art, et notre relation à la nature. Il ne s’agit pas de négliger, ou
de traiter de manière superficielle, les autres littératures nationales de cette
période : bien évidemment, les écrivains anglais, français, italiens, et d’autres
européens, ont contribué à la transformation romantique de la pensée et de la
sensibilité. De plus, une étude plus complète ne se limiterait pas à la littérature
et la poésie, et prendrait aussi en compte la musique, la peinture, et d’autres
arts (et je ne résisterai pas à la tentation de faire quelques digressions et de
jeter quelques regards de côté dans le développement de mon propos). Mais je
crois que les écrivains allemands de cette période, concentrant principalement
leur attention sur la poésie [Dichtung] entendue au sens large, ont développé
des idées-clés, qui se sont ensuite étendues aux autres nations et à leurs littéra-
tures. Les canaux bien connus de cette extension furent le De l’Allemagne de
Germaine de Staël, et la Biographica Literaria de Coleridge, qui a aidé à
introduire la pensée de Kant et des romantiques dans le monde anglais, influ-
ençant à la fois Carlyle et Emerson. Le point intéressant est que cela fut perçu
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


comme la formulation 3 de la théorie qui sous-tendait la pratique déjà existante
des écrivains anglais de la période romantique.
Toutefois, même si la partie du romantisme que j’étudie ici a été influente
en dehors de l’Allemagne, elle ne constitua pas la seule formulation du large
courant de pensée et de sensibilité que nous associons au terme « romantique ».
Idéalement, la discussion de la partie sur laquelle je me concentre devrait être
située à l’intérieur d’une description générale des divers aspects et formes de
ce mouvement qui s’étendit à toute l’Europe, mais je ne peux pas réaliser cette
ambition ici ; je tenterai toutefois de faire des rapprochements, au moins avec
les poètes anglais et français.
Mais il ne fait guère de doute que mon point d’entrée dans le monde de l’art
romantique renverra aux penseurs allemands des années 1790. Dès lors, il sera
opportun d’expliciter une partie de la pensée de cette génération, qui a rassem-
blé non seulement des philosophes, comme Fichte, Schelling, Hegel, mais aussi
des poètes et des théoriciens de la littérature, comme Schiller, A. W. et Frie-

3. N.d.T. : To articulate ; ce verbe a un sens technique dans la pensée de Taylor en général, et


dans les analyses de la poétique romantique en particulier. Il signifie à la fois « formuler » et
« expliciter » (nous utiliserons suivant le contexte l’un ou l’autre de ces deux termes pour le
traduire) ; il comporte l’idée forte que la formulation n’a pas seulement un rôle descriptif, mais
qu’elle peut aussi être constitutive de son objet, en le rendant plus clair, plus réel ou plus accessible.
Voir notamment sur ce point les remarques de P. de Lara dans son introduction au recueil La
Liberté des modernes, Paris, Puf, 1997.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 463 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 463

drich Schlegel, Hölderlin, Novalis, et d’autres encore. Tous se sont appuyés


sur la pensée et les créations de figures majeures de l’époque qui avaient refusé
l’étiquette de « romantique », notamment Kant et Goethe.

2.
La nouvelle perspective romantique

La pensée nouvelle des années 1790 a d’une certaine manière été élaborée
sur deux registres, d’un côté la philosophie et de l’autre une nouvelle compré-
hension de la poésie. De plus, bien que les poètes et les philosophes aient eu
des contacts et des échanges étroits, ils finirent par avoir des positions diffé-
rentes sur cet ensemble d’idées, si bien qu’il sera plus simple d’expliquer sépa-
rément ce qui est venu de chaque source.
On peut, en faisant peut-être preuve d’un laconisme insupportable, résumer
la perspective philosophique des romantiques en sept thèses interdépendantes.
La première (1) est que, inspirés par Goethe, les philosophes ont embrassé
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


un panthéisme dérivé de Spinoza. Ses lecteurs « orthodoxes » seront peut-être
horrifiés, parce que cette conception a complètement séparé le penseur du
XVIIe siècle de ses racines cartésiennes. La nature n’était plus conçue de
manière mécanique, mais plutôt comme un organisme vivant. En d’autres mots,
les romantiques se rebellèrent contre une vision mécanique et morte de la
nature. Ils se rebellèrent aussi contre le dualisme du corps et de l’esprit, et
contre une approche purement instrumentale de la nature. Ils rejetèrent la valo-
risation unilatérale (a) des modes de discipline contrôlant les pulsions, en parti-
culier les pulsions érotiques ; et tout particulièrement (b) les disciplines visant
exclusivement à un contrôle efficace de l’environnement. Ils voulaient aussi dis-
siper la culpabilité liée à certaines pulsions troublantes, notamment les pulsions
érotiques, qui contrariaient (a) et (b). Ils aspiraient à une unification du moi [self],
à une unité avec nos émotions, avec la nature en nous, et la nature prise comme
un tout. Sous cet aspect, une de leurs premières sources d’inspiration fut Goethe
(qui, néanmoins, n’était pas à l’aise avec leurs postures plus contestataires).
La deuxième (2) est que notre âme communique avec ce Tout, avec la
nature. La nature résonne en nous, et nous renforçons cela à travers l’expres-
sion, l’art.
Cependant (3) toute notre conception de la nature a connu un changement à
l’époque moderne. Elle n’est plus seulement un ensemble statique ou un
cosmos ordonné de belles formes ; elle est plutôt en lutte, en développement ;
la nature produit des formes de plus en plus élevées. La « nature naturante »
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 464 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

464 Charles Taylor

de Spinoza est conçue comme en mouvement, en train de se déployer, cher-


chant sa forme adéquate.
De plus (4), nous participons à ce mouvement. Nous luttons pour découvrir
notre vraie forme à travers une expression créative, étape par étape. Ce type
de développement pourrait être dit « historico-expressif » : à chaque étape nous
essayons de réaliser, ou, autrement dit, d’exprimer notre potentiel ; cette réali-
sation rend manifestes ses propres insuffisances, et montre ainsi quels autres
changements sont nécessaires. En réalité, c’est cette nouvelle anthropologie de
découverte progressive de soi qui sous-tend la nouvelle conception de la nature
comme développement (et, peut-être, vice-versa).
(5) Les deux lignes de développement historico-expressif, respectivement
celle du cosmos et celle des êtres humains, sont entrelacées. La nature ou le
cosmos ne peuvent pas atteindre leur forme finale sans que nous réalisions la
nôtre. Cela vient du fait que les étapes successives de développement du
cosmos nécessitent une conscience en progrès constant, dont les êtres humains
sont le lieu privilégié.
Cette notion d’expression nous met en rapport avec un nouvel idéal (6) de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


liberté, entendue comme réalisation de soi ; cela nous emmène au-delà de la
notion de liberté négative, définie comme libération vis-à-vis de quelque chose
[freedom from], qui est l’une des principales conceptions modernes de ce
concept. Ce nouvel idéal inclut aussi, tout en la dépassant, la nouvelle compré-
hension de la liberté comme autonomie, qui était un idéal à la fois éthique et
politique. Kant en a été le grand penseur, suivi bientôt par Fichte. Mais à
l’intérieur de cette nouvelle anthropologie qui conçoit les êtres humains comme
se développant par eux-mêmes, l’autonomie doit inclure une réalisation com-
plète de soi.
(3) et (4), joints à (5) et (6) suggèrent (7) l’idéal d’une réconciliation parfaite
de la liberté et d’une unité avec la nature, à l’intérieur et à l’extérieur de nous.
Le progrès vers ce but est alors envisagé selon un schéma narratif historique,
communément appelé « chemin en spirale » [ekzentrische Bahn], au sein
duquel nous quittons un état initial d’unité harmonieuse entre les êtres humains
et la nature, traversons une période où ils s’opposent tandis que nous dévelop-
pons notre raison et augmentons notre autonomie, pour retrouver ensuite une
plus haute unité (ce but a souvent été brièvement défini comme la combinaison
de Fichte et de Spinoza). Hölderlin développe cette idée dans son Hypérion, et
Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme 4.

4. F. SCHILLER, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, éd. bilingue Robert Leroux,
Paris, Aubier, 1992.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 465 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 465

Mais ce but est-il atteignable ? Peut-être pas. Ceci laisse de la place pour
(8) l’ironie : le chemin vers (7) ne sera peut-être jamais entièrement parcouru ;
il se peut que nous souffrions toujours de notre distance à l’égard de ce but.
L’expression ironique, toutefois, rend manifeste l’écart qui nous en sépare, et
montre ce vers quoi tendent tous nos efforts 5.
Nous nous développons donc comme la nature se développe, et en réalité,
notre propre développement rencontre celui de la nature, l’amène à la conscience,
et l’associe à la liberté. En fait, comme nous le voyons, nous participons nous-
mêmes au développement de la nature, qui a besoin d’une expression consciente
pour réaliser sa propre fin. Nous sommes le lieu où la nature devient consciente
d’elle-même. De nombreux écrivains des années 1790 partagent cette concep-
tion, par la suite explicitée par Schelling (et dans une forme plus rationaliste par
Hegel), suivant laquelle la réalisation complète de la nature requiert une expres-
sion consciente que seul l’esprit peut fournir. L’art (ou la philosophie) et la nature
finissent par s’unir, parce qu’ils s’accomplissent ensemble.
Nous trouvons nos propres buts dans la nature, qui doit ainsi être déchiffrée
correctement. Mais comme notre chemin en spirale nous a éloignés de l’unité
immédiate avec elle, nous ne sommes plus en mesure de la déchiffrer facile-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


ment. Ce à quoi s’efforcent l’art romantique et la poésie est d’en retrouver une
lecture adéquate, ce qui passe nécessairement par l’élaboration d’un mode
d’accès symbolique à elle.
Mais avant d’expliciter ce terme, examinons l’autre source des idées qui
circulaient parmi ces penseurs.

3.
Les sources historiques de la perspective romantique
Tout en développant cette perspective inédite (et très moderne), la génération
romantique s’est aussi appuyée sur certaines théories de la haute Renaissance,
qu’elle s’est réappropriées et auxquelles elle a conféré une nouvelle signification.
Un premier ensemble de théories concernait la notion d’un langage ancré
dans le cosmos. Cette conception sous-tendait une idée récurrente à l’époque
médiévale et dans la première modernité : celle d’un langage révélateur 6. À
5. Voir R. RICHARDS, The romantic conception of life : science and philosophy in the age of
Goethe, Chicago, University of Chicago Press, 2002 ; F. BEISER, The romantic imperative : the
concept of early German romanticism, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2003.
6. N.d.T. : nous traduisons ici par « langage révélateur » l’anglais « language of insight », signi-
fiant littéralement « langage de perception, de vision » ; nous employons le mot « révélateur » car
l’idée est qu’un tel langage « fait voir », nous met en rapport avec certaines choses qui demeuraient
auparavant cachées. L’expression « langage de perception » créerait en français une ambiguïté au
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 466 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

466 Charles Taylor

quoi un tel langage était-il censé ressembler ? Il devait s’agir d’un langage
dont les termes ne seraient pas arbitrairement appliqués à ce qu’ils désignent,
mais lui seraient en quelque sorte parfaitement ajustés, seraient appropriés aux
choses qu’ils nomment. Ses dénominations seraient appropriées parce qu’elles
révéleraient quelque chose de la nature des objets désignés.
L’idée qu’un langage parfait avait déjà existé au Paradis était étayée par un
passage de la Genèse : « Le Seigneur Dieu modela du sol toutes les bêtes des
champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir quel
nom il leur donnerait ; chacun devrait porter le nom qui lui serait donné »
(Genèse 2, 19). Cela semblait suggérer une supériorité du langage qu’Adam
avait inventé ; les noms qu’il avait choisis étaient ceux que les choses devaient
porter. Ou, comme on disait que l’Archange Gabriel l’avait révélé à John Dee,
dans le langage premier d’Adam, « chaque mot signifiait la quiddité de la
substance 7 ». Cela étant, cette justesse révélatrice pouvait elle-même être
comprise de différentes manières. Au niveau le plus simple, nous avons l’hypo-
thèse de Cratyle : le mot, ou l’élément phonétique, imite l’objet en tant que
son ; ce qui est pleinement le cas pour des onomatopées telles « coucou », ou
« miaou », en référence aux sons qu’émettent les chats. Mais la révélation en
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


question pouvait aussi être comprise à un niveau plus profond, comme mon-
trant quelque chose de la nature intrinsèque de l’objet.
La notion de nature intrinsèque doit beaucoup à l’héritage de la philosophie
grecque, en particulier aux « formes » de Platon et d’Aristote. Mais ce schéma
fondamental se retrouve appliqué de nombreuses manières différentes dans la
tradition ultérieure, et réapparaît sous différentes formes au Moyen Âge et au
début de la période moderne.
Le trait fondamental qu’il possède, et que l’on trouve déjà chez Platon, est
l’idée d’un ordre qui se réalise lui-même [self-realizing order]. C’est ce que
Platon présente dans La République : les choses qui nous entourent et que nous
voyons dans le monde tendent dans chaque cas à réaliser l’Idée ou l’archétype
auquel elles appartiennent ; et l’ordre cosmique où se situent ces choses tient
lui-même sa forme d’une Idée architectonique, celle du Bien.
À la suite de Platon dans le Timée, ce point fut repris par la théologie chré-
tienne, les Idées devenant les pensées de Dieu qu’il porte à l’existence en
créant le monde. Dans chaque variante de cette idée, le cosmos et tout ce qu’il
contient doivent être compris comme la réalisation d’un plan qui dirige leur

sujet du génitif (cela pourrait signifier le « langage des perceptions », alors que Taylor parle d’un
« langage qui fait percevoir »).
7. U. ECO, The search for the perfect language, trad. angl. J. Fentress, Oxford, Blackwell,
1995, p. 185.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 467 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 467

déploiement. Ce schéma fondamental a été développé au sein du néo-plato-


nisme, mais le plan fut alors compris comme une sorte d’émanation de l’Un,
plutôt que comme une création ex nihilo. La nature de ce plan sera décrite par
la suite de différentes manières, comme par exemple dans les travaux de
Pseudo-Denys l’Aréopagite ; et on retrouve ce même plan dans la Grande
Chaîne des êtres décrite par Arthur Lovejoy 8. Le « principe de Plénitude »
identifié par Lovejoy dérive de ce que le plan est parfait, et qu’aucun degré de
perfection ne peut lui être ôté.
Mais l’idée d’un plan divin peut être conçue d’autres manières. Dans la
Kabbale numérologique, par exemple, du fait qu’en hébreu les nombres sont
indiqués par des lettres, on peut associer à chaque mot un nombre en addition-
nant ses lettres. Cela permet de découvrir une relation mystique entre des mots
possédant des significations différentes, mais auxquels correspond le même
nombre. Le serpent de Moïse peut ainsi être considéré comme une préfiguration
du Messie, parce que les deux noms correspondent au nombre 358 9. À son
tour, toute la Création peut être comprise comme organisée par Dieu à partir
de certaines lettres fondamentales.
Cette façon de concevoir le cosmos comme la réalisation d’un plan entretient
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


d’autres affinités, par exemple avec la théorie des correspondances de la
Renaissance : le roi du royaume correspond au lion parmi les animaux, à l’aigle
parmi les oiseaux, au dauphin parmi les poissons, parce que dans chaque
domaine nous avons affaire à l’être suprême et législateur. L’idée que la Créa-
tion serait un Livre contenant des signes est sous-tendue par un ensemble de
correspondances analogues.
Durant la Renaissance la tradition hermétique, prétendument basée sur la
pensée d’Hermès Trismégiste, un ancien sage égyptien, a constitué une autre
source influente de conceptions de l’Ordre et de l’affinité entre les choses. Les
corps célestes influencent les choses sur Terre ; il existe ainsi des relations de
sympathie entre le macrocosme et le microcosme humain, ainsi qu’entre les
êtres célestes et terrestres. Nous pouvons identifier ces liens en reconnaissant
les « signatures » que nous présentent les choses matérielles et qui sont en elles
les marques des corps célestes, suivant la théorie de Paracelse 10. Le mystique
du XVIIe siècle Jakob Böhme a repris ce terme, et considérait les « signatures »
comme la clé pour lire la Natursprache, le langage de la nature, celui dans

8. A. O. LOVEJOY, The great chain of being : a story of the history of an idea, New York,
Harper and Rows, 1960.
9. U. ECO, The search for the perfect language, p. 28.
10. Ibid., p. 118 ; voir aussi F. YATES, Giordano Bruno and the hermetic tradition, Londres,
Routledge, 1964.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 468 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

468 Charles Taylor

lequel Adam avait au commencement nommé les animaux et les autres


créatures 11.
Ces liens étaient considérés par les penseurs de la Renaissance comme de la
plus haute importance, parce que l’enjeu n’était pas seulement théorique :
connaître les sympathies entre ce qui est élevé et ce qui est bas permet aussi
de maîtriser les pouvoirs astraux pour changer les choses, par exemple grâce
à l’alchimie. Les recherches hermétiques et kabbalistiques étaient à l’origine
entremêlées avec ce qui deviendra par la suite la science naturelle orthodoxe
post-galiléenne. Mais la saisie du langage révélateur et de l’ordre qu’il mani-
feste possédait surtout une importance éthique, qui demeurait inséparablement
liée à des capacités instrumentales. La compréhension de l’Ordre nous indique
le type de vie [pattern of life] que nous sommes censés réaliser ; et puisque
saisir cette forme, c’est l’aimer, comme Platon le soutenait au sujet de l’Idée
du Bien, apercevoir la forme nous indique immédiatement ce que nous devons
être et éveille en nous le désir de le devenir.
L’importance éthique de ces idées provient clairement d’une des théories de
la Renaissance les plus importantes pour toute la période romantique, à savoir
l’idée que l’être humain est un microcosme au sein duquel l’ordre du cosmos
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


se répète en miniature. Ce parallélisme était pris en deux sens : ou bien il nous
invitait à rechercher les structures de l’ordre plus étendu en nous tournant vers
notre propre nature ; ou bien il affirmait que nous ne pouvons pas pleinement
nous comprendre nous-mêmes, comprendre nos buts ou les significations qui
sont pour nous cruciales, sans saisir l’ordre cosmique. Le plus souvent, les
deux perspectives se combinaient : nous avons besoin de comprendre l’ordre
plus étendu pour nous connaître nous-mêmes, mais nous explorons cet ordre à
travers les indices que nous trouvons en nous-mêmes. « Nach innen geht der
geheimnisvollen Weg [le chemin mystérieux mène vers l’intérieur] », comme
l’écrit Novalis 12. L’idée d’un langage révélateur est l’idée d’un langage qui,
d’une certaine manière, manifeste tous ces liens, tous ces rapports et affinités :
entre les choses, à la manière des « correspondances » et des « signatures », ou
entre nous-mêmes, en tant que microcosmes, et un cosmos plus étendu.
Pourquoi est-il important pour nous d’atteindre – nous devrions plutôt dire
de « retrouver » – ce langage révélateur ? Nous devons considérer cela à la
lumière de la représentation en spirale de l’histoire, mentionnée plus haut.
Nous avons perçu à l’origine tous ces rapports qui sont à présent dissimulés.

11. U. ECO, The search for the perfect language, p. 182-3.


12. NOVALIS, Blütenstaub, no 16 ; trad. fr. G. Bianquis in NOVALIS, Petits écrits, Paris,
Aubier, 1947, p. 35 : « C’est au-dedans de nous que mène le chemin mystérieux. » Voir la discus-
sion éclairante dans A. BÉGUIN, L’Âme romantique et le rêve, Paris, José Corti, 1991.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 469 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 469

Nous nous sommes éloignés de cet état au cours de notre développement


d’êtres libres et rationnels. Nous devions initialement nous en détacher. Mais
notre épanouissement le plus achevé exige de renouer avec ce contact à un
niveau plus élevé, en intégrant nos gains de raison et de liberté. Cela achève
notre autoréalisation. Retrouver le langage révélateur ne revient pas seulement
à ajouter quelque chose à notre connaissance objective, cela nous relie aussi
au cosmos ; et cela réalise notre but essentiel. Le microcosme se reconnecte
au macrocosme qu’il doit refléter en tous points. L’appropriation romantique de
ces théories de la Renaissance accorde moins d’importance à la connaissance
[scientia, epistêmê], au sens d’une saisie claire, lucide (ou consciente d’elle-
même) de la réalité ; elle se détache aussi du type de connaissance qui permet
le contrôle ; elle se concentre plutôt sur l’expérience de la relation, et sur le
pouvoir qu’elle procure : non pas un pouvoir sur les choses, mais un pouvoir
de réalisation de soi.
Si nous ne prenons en considération que ces emprunts au passé, nous
pouvons avoir l’impression que les romantiques n’étaient que des réaction-
naires irrationalistes, ainsi qu’ils sont parfois décrits, et que leur but était de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


revenir au statu quo d’avant les Lumières. Mais cela reviendrait à oublier la
notion cruciale d’histoire en spirale. L’ordre auquel nous aspirons à nous ratta-
cher n’est pas déjà entièrement donné ; il doit encore être réalisé, et ceci en
partie à travers nos efforts (voir les points (3) à (6) plus haut). Et parmi les
gains produits par la réalisation de cet ordre figurent la liberté et la raison.
Leur appropriation des théories de la Renaissance ne consiste pas en un simple
retour en arrière, mais en une réappropriation qui y introduit une différence.
Tout d’abord, les romantiques ne rejetaient pas simplement la compréhen-
sion moderne du langage comme un instrument grâce auquel nous codons et
communiquons de l’information, et en vertu duquel nous augmentons notre
contrôle sur la nature 13. Ils ont plutôt épousé ce que j’aimerais appeler la
« double thèse du langage ». Le langage peut être simplement un instrument
pour coder de l’information, décrire la réalité qui se trouve déjà là devant
nous, et communiquer des informations aux autres. Mais il existe aussi d’autres
niveaux du langage qui accomplissent quelque chose de plus, dans lesquels
l’expression produit une forme de révélation et de mise en rapport avec un
ordre plus vaste. La distinction entre un langage plus élevé et créatif et un
niveau plus élémentaire et instrumental du langage fait partie de l’héritage de

13. Dans les termes de The language animal il s’agit de la théorie « HLC » (Hobbes-Locke-
Condillac). J’appelle en revanche la théorie élaborée dans les années 1790 la conception « HHH »
(Hamann-Herder-Humboldt).
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 470 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

470 Charles Taylor

l’époque romantique. La théorie romantique s’applique à ce niveau plus élevé,


et non au tout du langage.

4.

En second lieu, la manière dont est pensé le fonctionnement de ce langage


plus élevé le distingue très clairement de ses préfigurations à la Renaissance.
Pour clarifier ce point, nous avons besoin d’une compréhension plus approfon-
die de la notion romantique de symbole (parfois aussi confusément désigné par
certains auteurs du nom d’« allégorie », bien que le premier concept se dis-
tingue nettement par son usage de ce dernier terme). Comment l’infini peut-il
être amené à la surface, à l’Erscheinung, au phénomène, demande A. W. Schle-
gel ? « Seulement de manière symbolique, dans des images et des signes »,
répond-il. La poésie est alors ce qui accomplit l’opération suivante : « La
poésie […] n’est rien d’autre qu’un perpétuel symboliser ; ou bien nous recher-
chons un revêtement extérieur pour quelque chose de spirituel ou bien nous
rapportons quelque chose d’extérieur à une invisible réalité interne » (Kunst-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


lehre, 81-2).
Il convient de mettre en avant deux caractéristiques de cette sorte de dévoile-
ment 14. Premièrement, sa définition insiste sur le caractère indispensable de la
médiation : en cela, ce dévoilement a des points communs avec la métaphore,
dans laquelle nous mettons en lumière une chose en en invoquant une autre.
Nous disons d’un politicien : « Il cache bien son jeu », en caractérisant sa
manière discrète et sournoise d’agir (qui constitue la cible, c’est-à-dire ce que
nous voulons décrire) à travers une expression empruntée au poker (qui consti-
tue ici la source, c’est-à-dire l’origine de la métaphore).
Mais dans le cas du politicien, nous aurions pu trouver d’autres manières de
décrire son déplorable comportement, en nous dispensant de cette métaphore
(bien que cela nous eût fait perdre l’effet rhétorique) ; alors que ce que Schlegel
veut dire au sujet du symbole est que, dans son cas, A peut seulement être
révélé à travers B. Paul Ricœur a analysé ce genre de discours, en utilisant ce
même terme de « symbole 15 ». Il en donne pour exemple la conception du
péché qui est inséparable de la notion d’impureté ou de débauche. Notre
conception du péché s’appuie, tout en la dépassant, sur notre compréhension
ordinaire de la saleté et de la souillure. On peut aussi prendre l’exemple de

14. Voir The language animal, chap. 5.


15. Voir P. RICŒUR, « Le symbole donne à penser », in Philosophie de la volonté, t. 2, Finitude
et Culpabilité, Paris, Aubier, 1988.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 471 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 471

notre concept moral d’« intégrité ». Cette dernière se distingue de la propriété


des objets auxquels nous avons affaire d’être en un seul morceau ou brisés, et
elle diffère aussi de la combinaison harmonieuse entre nos facultés ; toutefois,
nous n’accédons à cette notion morale qu’à travers ces objets et expériences
plus familiers. On trouve une autre illustration célèbre de ce point dans la
tradition philosophique à propos de la notion platonicienne de l’harmonie de
l’âme qui caractérise la personne juste, notion dont nous pouvons avoir une
intuition grâce à l’expérience musicale, bien qu’évidemment elle en diffère.
Or, comme je l’ai soutenu dans The langage animal, on peut dire de cette
référence de type métaphorique [metaphor-type reference] qu’elle « figure »
son objet, au sens où elle suggère une idée de la forme ou de la nature de ce
dernier. L’élément-source offre une manière de concevoir l’élément-cible. Cela
nous donne un indice de ce en quoi peut consister un « langage révélateur ».
Ceci constitue un point-clé pour comprendre la poésie de cette génération
des années 1790 : ses représentants considéraient le poème, ou l’œuvre d’art
en général, comme fonctionnant à la manière d’un symbole au sens examiné
plus haut. L’œuvre nous révèle, nous met en contact avec une réalité plus
profonde qui resterait autrement inaccessible à notre entendement.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


Je m’appuie ici sur une analogie entre différents types de métaphores, de
structures décrivant A à travers B, pour expliquer la notion romantique d’œuvre
d’art : la métaphore ordinaire (le politicien « cachant son jeu »), le concept
symbolique (le péché, ou l’intégrité), et un poème (prenons un exemple
anglais : Tintern Abbey de William Wordsworth).
La première, la métaphore ordinaire, peut s’éteindre, devenir inerte [go
dead]. Pour être parlante, vivante [alive], une métaphore doit rester en rapport
avec sa source, c’est-à-dire avec l’élément premier d’où elle est tirée ; il est
nécessaire pour la comprendre de saisir à la fois sa source et sa cible. Mais
beaucoup de métaphores ordinaires survivent comme des termes descriptifs,
parce qu’elles se trouvent associées, disons, à un type de comportement qui
peut être décrit indépendamment de leur élément-source. Il en va ainsi dans
l’exemple du politicien qui « cache son jeu » : cette expression n’aurait pas pu
naître, ni acquérir une telle pertinence, si les gens n’avaient pas connu le poker
(ou au moins un jeu de cartes similaire). Mais au bout d’un certain temps, une
certaine façon précautionneuse de parler, une certaine manière de tergiverser
en répondant aux questions, un certain regard trouble, peuvent suffire pour
motiver l’emploi de cette expression (péjorative) au sujet d’un politicien. Alors,
quand l’expression s’autonomise, on peut perdre le lien avec sa source origi-
nelle tout en continuant à l’utiliser, comme par exemple lorsqu’on parle d’un
« feu de paille 16 ».
16. Voir The language animal, chap. 5.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 472 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

472 Charles Taylor

Le même genre de phénomène peut se produire avec nos métaphores plus


profondes, possédant un enjeu moral plus fort, comme dans le cas du péché ou
de l’intégrité. Combien de gens pensent à quelque chose de brisé ou de cassé
quand ils jugent une personne intègre, et une autre non ? C’est difficile à dire :
peut-être perdure-t-il dans notre manière d’entendre cette expression quelque
chose d’une entièreté de caractère, d’une unité avec soi-même, d’une certaine
solidité, qui font défaut à la personne malhonnête, celle qui « affirme une chose
et son contraire ». Mais cette nuance sémantique peut demeurer très implicite
et périphérique.
La même chose peut se produire avec le « péché », bien que ce soit moins
probable ; et cela ne pourrait pas se produire avec « l’impureté », par exemple,
bien que très souvent l’impureté (rituelle) soit nettement distinguée du péché.
Mais assurément l’intensité du rapport à la source peut faiblir, et le terme
peut conserver néanmoins quelque chose de son extension antérieure grâce à
un ensemble de règles, une liste de « péchés », une forme de comportement, si
bien que les gens très pieux, tout comme ceux qui rejettent la religion, peuvent
utiliser ce terme pour parler de la même chose (ou de ce qui semble être la
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


même chose).
Mais ici apparaît une autre caractéristique, ou dimension, du symbole. J’ai
soutenu que les conceptions éthiques fortes sont enracinées dans ce que j’ai
appelé des « intuitions ressenties 17 ». On ne pourrait pas dire d’une personne
qu’elle a une conviction morale au sujet de l’universalité des droits de
l’homme, par exemple, si elle n’était pas encline à en faire l’expérience dans
certaines circonstances caractéristiques, à trouver cette idée inspirante (par
exemple en entendant le mouvement choral de la Neuvième Symphonie de
Beethoven) ou à trouver une violation flagrante de ces droits odieuse. Cela
n’empêche pas d’autres de trouver qu’on exagère leur importance, de les consi-
dérer uniquement comme des chimères idéologiques, et de les identifier simple-
ment à un code (disons la Déclaration universelle des Nations unies). Et ce
type de désaccord, entraînant l’apparition d’un fossé moral, se retrouve dans
le cas du « péché ».
Mais le dialogue a ici ses limites ; une réforme radicale du péché ou des
droits de l’homme fait nécessairement appel à de fortes intuitions ressenties.
Et il en va de même dans le cas d’une personne qui veut complètement rejeter
la notion de péché, pensant par exemple que le sentiment du péché est paraly-
sant, et que ce dont les hommes ont besoin, c’est de ressentir leur propre bonté.
La seule différence est qu’ici l’intuition ressentie du péché est négative, et la

17. Voir ibid., chap. 6.


Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 473 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 473

valeur de la bonté propre à chacun, positive (et il y aura aussi des gens pour
penser que l’un n’exclut pas l’autre, mais cela suppose que l’on redéfinisse les
deux termes, leur perception reposant sur un ensemble différent d’intuitions
ressenties).
Ainsi les deux types de métaphores – les métaphores ordinaires, quoti-
diennes, comme celle du politicien cachant son jeu, et les métaphores possédant
une charge morale, comme celles concernant le péché ou l’intégrité – peuvent
« s’exténuer » [go dead], au sens où elles peuvent acquérir une signification
indépendante de leur source, sous la forme d’un comportement « extérieur ».
Mais pour les métaphores morales, quelque chose de leur force sémantique se
perd, à savoir, ce qui sous-tend – ou plutôt inspire – les réformes proposées.
Les codes peuvent être modifiés simplement par des arguments qui portent
sur leur cohérence, et par des généralisations valides à partir de cas acceptés
(la « rationalisation » au sens de Weber), mais ils peuvent aussi être changés
à partir d’une conception renouvelée de leur « esprit », fondée sur des intuitions
ressenties. (L’argumentation talmudique, la discussion prudente et fondée sur
des textes au sujet de jugements corrects, sont des exemples manifestes d’une
pensée basée sur les deux sources.)
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


Le niveau plus profond est évidemment celui où l’intuition sémantique origi-
nelle, créant un terme comme « péché », peut être trouvée. Et c’est à ce niveau
qu’on trouvera aussi les intuitions poétiques de la période romantique, suivant
l’analogie que j’ai essayé d’esquisser entre celles-ci et les innovations séman-
tiques de nature morale. Le travail poétique, ou une partie de celui-ci, est ici
rapproché du terme descriptif. Tous deux nous ouvrent de nouveaux aperçus.
Mais cette analogie a ses limites. Le travail poétique ne peut pas « s’exténuer
[go “dead”] » dans le même sens. Autrement dit, « s’épuiser », pour le poème
ou l’œuvre d’art, c’est perdre sa signification plus profonde, devenir incapable
de rien nous dire. Le poème ne peut pas avoir une seconde vie, à la différence
d’une métaphore « morte », dont la « relique » [corpse] rend encore possible
un échange significatif. Quelles que soient les phrases déclaratives que l’on
trouve dans une œuvre, la manière dont on argumente à leur sujet et dont on
les intervertit (« La Beauté est Vérité, et la Vérité, Beauté ») ne permettra pas
de ressaisir l’aperçu central que contient cette œuvre. Il est dans la nature de
ces langages plus subtils qu’ils demeurent en quelque sorte dépendants de leur
matrice originelle.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 474 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

474 Charles Taylor

Examinons le passage suivant de Tintern Abbey :

Et j’ai senti
Une présence qui me trouble, avec la joie
Des pensées élevées ; le sentiment sublime
D’une chose profondément infuse en moi,
Qui demeure dans la lumière des soleils
Couchants, dans le rond océan, dans l’air vivant
Et dans le bleu du ciel et dans l’âme de l’homme :
Mouvement, esprit, qui donne impulsion à toute
Chose pensante, à tout objet de la pensée,
Et coule à travers tout 18.

And I have felt


A presence that disturbs me with the joy
Of elevated thoughts; a sense sublime
Of something far more deeply interfused,
Whose dwelling in the light of setting suns,
And the round ocean and the living air,
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


And the blue sky, and the mind of man;
A motion and a spirit, that impels
All thinking things, all objects of thought,
And rolls through all things. (II. 94-102)
Se laisser emporter par ce passage, c’est expérimenter un sens fort de la
relation, qui est loin d’être clairement défini (j’y viendrai dans un moment),
mais est profondément ressenti ; une relation qui n’est pas statique, et qui passe
à travers nous et notre monde. L’expression que je viens d’utiliser couvre les
deux genres d’expérience, qui peuvent en réalité se fondre l’un dans l’autre.
« L’intuition ressentie de la relation » peut signifier l’intuition qu’il existe une
telle relation forte, qui est importante du point de vue éthique (comme nos
autres convictions morales) ; ou cela peut signifier que nous ressentons directe-
ment la relation. Il existe un large spectre de possibilités entre ces deux pôles.
Avec Wordsworth, nous sommes plus proches du premier pôle ; mais Hölder-
lin, comme nous le verrons bientôt, semble s’approcher du second.
Je sors complètement de cet ensemble de possibilités lorsque je ne fais que
penser une théorie de la relation, sans ressentir cette dernière, comme ces vers
nous y invitent. Et (à moins que tout ceci ne soit qu’une complète illusion)
ressentir ainsi la relation, c’est l’intensifier, y pénétrer plus avant. Ainsi une

18. W. WORDSWORTH, Vers composés sur les bords de la Wye en Amont de Tintern Abbey,
trad. fr. François-René Daillie, Paris, Gallimard, 2001, 94-102.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 475 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 475

réalité qui, auparavant, ne se situait au mieux qu’aux marges de la conscience,


est rendue par là manifeste en même temps que plus intense.
Si le poème « s’épuise », s’il ne nous parle plus, l’intuition qu’il nous offre
disparaît avec lui. L’œuvre d’art en tant que « symbole » ressemble au concept
symbolique (« l’intégrité » ou le « péché ») en ce qu’elle nous ménage un
nouvel aperçu. Mais si cette voie se referme (si le poème « s’épuise »), elle ne
laisse aucun résidu sémantique, comme le fait le concept symbolique (par
exemple, le « péché » comme simple comportement gouverné par des règles).
Cela provient du fait que l’œuvre d’art n’engendre pas seulement une percep-
tion (le cas échant, affectivement neutre), mais aussi une expérience forte de
relation ; ou du fait que, de manière plus générale, l’œuvre d’art transforme
notre rapport à la situation qu’elle met en scène.

5.
Mais un langage qui « figure » en ce sens métaphorique a aussi ses limites. Il
lui manque la clarté et la distinction 19 des propositions déclaratives ordinaires,
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


utilisant des termes « littéraux ». Figurer est une manière de faire voir à quoi
ressemble quelque chose. Mais par définition le terme-cible est aussi différent
du terme-source. La politique n’est pas le poker. La souillure du péché n’est
pas la saleté ordinaire. L’âme n’est pas un orchestre. La figuration peut donner
un aperçu, mais il reste toujours quelque chose à dire au sujet des propriétés
que possède ou ne possède pas l’objet. C’est la raison pour laquelle cela ne
permet pas d’atteindre la clarté et la distinction de la prose ordinaire.
Ainsi pour des descriptions exactes, comme en sciences, par exemple, on
doit utiliser les métaphores avec précaution, ou s’en abstenir totalement. C’est
pourquoi les fondateurs du HLC 20, comme Hobbes et Locke par exemple,
s’emportèrent contre les tropes et les figures de style. L’ancienne compréhen-
sion de l’univers comme lieu de « signes » fut tournée en ridicule et mise de
côté par les penseurs défendant le HLC. Pour eux, le langage était essentielle-
ment un instrument servant à contrôler notre imagination et à construire une
image fidèle du monde qui se dresse devant nous.
19. N.d.T. : Nous traduisons ici, de manière très cartésienne, « finality » par « distinction » en
partant du principe que ce terme n’a pas dans ce contexte de sens téléologique, mais plutôt celui
du caractère « définitif », « fini » de quelque chose, par opposition à la dimension irréductiblement
ouverte et ambiguë du langage métaphorique ; or le fait qu’une expression désigne univoquement
une chose et une seule correspond précisément à la « distinction » cartésienne.
20. N.d.T. : Par cet acronyme, Taylor désigne la théorie désignative du langage développée par
Hobbes, Locke et Condillac, qu’il oppose à la théorie expressive, appelée « HHH », en référence
à Hamann, Herder et Humboldt. Voir la préface de The langage animal, p. ix, et supra note 13.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 476 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

476 Charles Taylor

Comme Locke l’a clairement expliqué, les mots fonctionnent essentiellement


comme des signes arbitraires ; ils sont, pour utiliser le langage de Saussure,
« immotivés ». Cela signifie que certains concepts (les « signifiés ») sont forgés
pour correspondre à une réalité déjà donnée, et certains vocables (les « signi-
fiants ») leur sont attachés. Je dis que les signes sont essentiellement arbitraires
parce que, tandis que certains vocables (par exemple « cocorico ») suggèrent
ou reflètent directement la réalité, ils ne jouent aucun rôle dans la manière dont
le langage opère. Un langage descriptif peut très bien se développer (et s’est
développé) sans accorder aucune attention à ce type de phénomène.
Cette double dimension du langage révélateur (il révèle des choses, mais
demeure incomplet et imprécis) fut à l’origine de certaines tensions entre les
philosophes et les poètes de la génération des années 1790. Pour Hegel il
devrait ultimement être possible de tout dire dans le langage de la raison [Ver-
nunft], qui dépasse celui de la Vorstellung [de la représentation, laquelle incor-
pore certains éléments de ce que j’appelle ici « figurer »]. Bien sûr, Hegel
admet qu’aux époques antérieures cela n’était pas possible, mais l’histoire
mène selon lui à un moment où l’on pourra parvenir à une formulation claire
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


et finale en philosophie (ce qui est déjà à ses yeux en train de se réaliser).
Mais Novalis, les frères Schlegel et d’autres n’étaient pas de cet avis. (Selon
les moments, Schelling se situe dans l’un ou l’autre camp.)
Comme Friedrich Schlegel l’a dit, nous avons besoin ici d’une nouvelle
mythologie. « Nous », les poètes modernes, avons besoin de quelque chose qui
remplisse la même fonction que l’ancienne mythologie pour les écrivains de
l’ancien monde. Cette mythologie moderne sera basée sur « l’idéalisme » ;
Schlegel désigne par là la philosophie développée après Kant, de Fichte à
Schelling. Mais une telle philosophie ne rend pas la mythologie superflue. Il
ne suffit pas d’affirmer l’existence de relations essentielles dans l’Univers, il
faut aussi être capable de les figurer, de les montrer et de rendre sensible la
manière dont toutes les choses sont reliées entre elles. « Une grande supériorité
de la mythologie, c’est de donner à voir et de maintenir, spirituellement sen-
sible, ce qui d’habitude échappe éternellement à la conscience, – de même
que l’enveloppe du corps fait briller l’âme à nos yeux et la fait parler à nos
oreilles 21. »
Cette réserve au sujet de l’autosuffisance de la philosophie est elle-même
inspirée par une caractéristique de la théorie philosophique que j’ai tenté
d’esquisser plus haut. En dernier ressort, il ne s’agit pas uniquement

21. F. SCHLEGEL, Gespräch über die Poesie, trad. fr. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy,
Entretien sur la poésie, in L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 315 (N.d.T.).
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 477 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 477

d’apprendre quelles sont les relations internes qui existent dans les choses, et
qui relient les choses à nous-mêmes ; nous avons besoin d’un genre de connais-
sance qui nous relie, et cela requiert davantage qu’une connaissance de ces
liens ; nous avons besoin d’être mis en contact – au sens que Tintern Abbey
nous rend accessible. Ce lien doit être expérimenté. Nous devons être capables
de « sinnlich geistig zu schauen », de l’apercevoir de manière sensible et spiri-
tuelle. Nous devons être mis en sa présence.
L’idée centrale, ici, est qu’il s’agit de ce qu’accomplit la révélation à travers
l’œuvre d’art comme « symbole ». L’œuvre d’art ne fait pas que nous informer
des relations existant dans le cosmos et nous reliant à lui. Elle nous les rend
sensibles d’une manière qui nous émeut, restaurant ainsi notre lien avec le
monde. La philosophie est peut-être capable de nous dire de quelle manière les
choses sont liées ; seule la Dichtung, la poésie (en un sens large qui inclut
d’autres arts) peut restaurer ce contact.
Nous voyons donc que nous n’avons pas seulement affaire à un retour à la
théorie de la Renaissance. L’idée était alors que nous avions perdu la clé nous
permettant d’interpréter la réalité et devions la retrouver. La retrouver signifiait
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


être automatiquement attirés par l’ordre dévoilé : nous ne pouvons voir cet
ordre sans l’aimer, sans en être inspirés ; de la même manière que, comme
nous l’avons vu plus haut, Platon prétendait que nous ne pouvions pas voir
l’Idée du Bien tout en y restant indifférents. En un sens, la vision romantique
est un retour à cette idée d’une réalité qui ne pourrait pas nous laisser
insensibles.
Notons toutefois un changement : ce retour à la vision et à la mise en relation
est quelque chose que nous sommes à présent appelés à produire. Nous devons
créer [poïesis, Dichtung] quelque chose, une œuvre d’art, qui nous rende cette
vision possible. Cela représente un changement radical, qui s’accomplit pleine-
ment suivant la voie du développement de la culture moderne. Il s’agit de tout
autre chose que d’un mouvement réactionnaire.
Nous pouvons voir à présent en quoi l’idée d’un langage qui permette une
compréhension des choses pouvait paraître étrange et incompréhensible aux
premiers théoriciens du HLC. Si nous nous représentons notre lexique comme
constitué de mots introduits un par un pour nommer les choses que nous perce-
vons, il est difficile d’imaginer comment les sons que nous inventons pour-
raient nous donner un aperçu de ce qu’ils désignent (mis à part, peut-être, le
cas exceptionnel mais trivial des onomatopées). Mais il est clair que les formes
de langage parfait, envisagées à la Renaissance et auparavant, basées comme
elles l’étaient sur l’idée que le cosmos était la réalisation d’un plan, ne préten-
daient pas fournir un aperçu sur des éléments isolés, mais plutôt sur les liens
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 478 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

478 Charles Taylor

qui existaient entre ceux-ci ainsi qu’avec le Tout, que ce soit à travers les
correspondances, la numérologie kabbalistique, ou les « signatures » dans les
choses.
Cela nous aide aussi à comprendre pourquoi le fait de retrouver cet aperçu
possédait une importance éthique : lui seul peut nous montrer comment vivre
en accord avec cet ordre, et – de manière tout à fait cruciale – nous donner le
pouvoir de le faire. Il n’est donc pas surprenant que des théories de ce type
aient été très populaires auprès des romantiques. Une de leurs manières de
protester contre l’état d’appauvrissement du langage, réduit à un rôle purement
instrumental, était d’invoquer la Kabbale. Les frères Schlegel et Novalis l’ont
tous mentionnée. Cela n’a pas pris fin avec eux, car, au siècle suivant, Walter
Benjamin, leur emboîtant le pas, l’a aussi invoquée. Novalis, à son tour, fait
parfois référence à la signatura rerum.
Que se passe-t-il alors ? À un certain niveau, nous pourrions penser que ces
auteurs soulignent seulement l’importance d’un accès symbolique à la réalité,
et plus généralement d’un accès à A à travers B, parce qu’un tel accès repose
sur la figuration. En d’autres termes, les symboles répondent aux exigences du
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


langage originel d’Adam : ils sont les termes adéquats, parce qu’ils révèlent
(dévoilent) ce à quoi ils se réfèrent. Les utiliser donne un aperçu sur la réalité,
et si on les remplace par n’importe quel autre terme, on perd cet aperçu. Par
exemple, pour en revenir aux concepts symboliques, certains aspects de notre
vie morale ont trait au langage de l’élévation : nous parlons de modes de vie
« plus élevés » ; et dans certains dialectes américains, les gens inférieurs sont
dits avoir une « vie basse ». Aucune autre expression ne possède une force
équivalente.
Ce genre d’accès indirect n’est pas limité au langage. Nous pouvons le
trouver de manière plus générale dans les œuvres d’art. Une forme de courage
et de détermination brille à travers la Cinquième Symphonie de Beethoven
comme nulle part ailleurs. Et nous pouvons découvrir quelque chose de simi-
laire dans la signification mise en scène par certains comportements : l’assu-
rance particulière qui se dégage de tel gang, et qui rend visible une nouvelle
sorte de machisme, le dit mieux que tout – parce que le geste expressif et
concerté est si loin du signe « imposé arbitrairement » : il révèle sa propre
signification.
Mais la thèse des romantiques était clairement plus forte que cela. Ils ne
soutenaient pas seulement que les structures du type A-à-travers-B jouent un
rôle important dans le langage, mais que les signes sont vraiment immanents
aux choses, et que nous avons perdu la capacité de les déchiffrer. Cela signifie
qu’apercevoir les signes correctement, c’est se remettre soi-même en relation ;
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 479 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 479

et que cela fait une différence réelle – une différence éthique, en ce que cela
constitue un important accomplissement humain. Il faut expliquer cela plus en
détail.

6.
Dans la section précédente, j’ai essayé de montrer que, malgré l’invocation
des théories de la Renaissance, la génération des années 1790 ne proposait pas
simplement un retour en arrière à l’horizon intellectuel d’une époque révolue.
Cela vient du fait que la « reconnexion » que les représentants de cette généra-
tion visaient à atteindre devait être le fruit de leur propre action créatrice, à
travers la poésie (au sens large) ou la Dichtung. Mais l’action créatrice ici
envisagée, l’élaboration de mythes à travers la poésie, était à la fois indispen-
sable et limitée épistémologiquement, puisqu’elle ne pouvait pas prétendre à
la clarté et à la distinction propres à la philosophie.
On peut éclairer à nouveaux frais cette double caractéristique de la création
poétique – à savoir, son caractère indispensable à une relation effective, et sa
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


limitation épistémique –, en abordant la poésie de ces auteurs sous un angle
différent, comme je me propose de le faire à présent. Cela mettra au jour
d’autres aspects de leur doctrine qui aideront à comprendre les effets qu’elle
aura sur la pratique poétique.
Pour les romantiques, notre pouvoir de dévoilement symbolique [our power
of symbolic disclosure] était fondé ontiquement, comme nous l’avons vu. Il
dérivait des signes et des symboles qui étaient déjà là dans l’Univers, dans la
création de Dieu, ou bien dans l’esprit, ou bien dans la nature. Étant donné
qu’Hamann est d’une certaine manière le point d’origine de toute cette perspec-
tive, celui qui l’a inspirée, nous pouvons lui emprunter ses formulations. « Tout
phénomène de la nature est un mot – le signe, le symbole et le gage d’une
unification, d’une communication et d’un partage d’énergies et d’idées divines,
nouveaux, secrets, inexprimables mais d’autant plus fervents » (« Ritter von
Rosencreuz », III. 32). La source d’inspiration de Hamann était la tradition
kabbalistique, sa compréhension de l’univers comme un ensemble de signes
qui, prenant appui sur l’émanationnisme plotinien, était passée par Augustin,
le pseudo-Denys, les théories de la haute Renaissance, celle des correspon-
dances et des « signatures » de Paracelse, et enfin, au XVIIIe siècle, Jakob
Boehme. Hamann et quelques autres parlent de la Kabbale. Novalis s’enthou-
siasme pour Boehme et Plotin.
C’est justement ce qui pourrait donner l’illusion que ces auteurs sont de
simples réactionnaires, essayant de remonter le temps pour revenir à une
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 480 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

480 Charles Taylor

époque antérieure au « désenchantement du monde ». Il y a certes un certain


nombre d’emprunts mais aussi une différence capitale. Comme je l’ai expliqué
plus haut, les conceptions pré-modernes de ce que j’ai appelé le « logos ontique
[ontic logos] » considéraient l’univers comme la manifestation d’une Idée, d’un
plan ou d’un but. Selon une image récurrente, l’univers devait être déchiffré
comme un texte ; selon une autre, ses éléments nous renvoient les uns aux
autres, suivant les correspondances définies par l’Idée qui les gouverne. Ces
relations sont difficiles à saisir, en partie parce que notre condition déchue nous
rend faibles et obtus ; mais également (dans certaines des versions de cette
idée) parce que la Chute a affecté le monde lui-même. En d’autres termes, ce
ne sont pas seulement nos yeux qui sont faibles ; le texte est lui-même dété-
rioré. Cette conception ouvre une nouvelle possibilité : le recouvrement de
notre vision pourrait aider à restaurer le texte. Les romantiques ont repris tout
cela. Hamann parle d’une Création originelle qui aurait été détériorée par notre
Chute. La différence se situe au niveau de la manière dont les romantiques
concevaient notre accès à cet ordre de signes.
Selon la conception originelle, notre accès à cet ordre peut se révéler impar-
fait, à cause de notre propre insuffisance et des distorsions qui affectent la
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


nature ; mais on peut concevoir la saisie de cet ordre suivant le modèle simple
de la vérité comme correspondance. Il existe un code qui sous-tend les rela-
tions. Comprendre le texte, c’est ressaisir ce code. Parler du monde comme
constitué de signes, c’est supposer qu’il doit y avoir une signification pour
chaque élément, comme pour les mots dans un lexique, ou pour les formules
dans un code secret. Connaître ces signes revient, d’une certaine manière, à
établir dans notre esprit des relations semblables à celles qui existent dans la
réalité.
Hamann défend une conception différente. Nous approprier les signes de la
nature ne consiste pas à les inventorier dans notre esprit, c’est-à-dire à en
acquérir une connaissance suivant la conception ordinaire de la connaissance
en tant que correspondance. Nous saisissons plutôt ces signes en les recréant,
en les exprimant à nouveau. Hamann utilise à cet endroit le mot « traduction ».
Notre réponse aux signes de Dieu dans le monde est de les traduire dans les
nôtres. Et cela constitue en réalité l’origine et l’essence même du langage
humain : « Reden ist Übersetzen [La parole est traduction] » (Aesthetica in
nuce). La relation symbolique, avec la distance qu’elle implique entre deux
domaines, entre le domaine A et le domaine B à travers lesquels cette relation
se manifeste, ne s’applique pas seulement aux choses dans le monde, mais
encore à la relation qui unit nos signes à ceux de la nature ou de Dieu. (« Tra-
duction » devient alors un terme-clé, qui revient, entre autres, chez Novalis et
Benjamin.)
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 481 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 481

Pourquoi un tel changement, et quelle en est la signification ?


Intéressons-nous tout d’abord à la question du « pourquoi ». Nous pouvons
considérer ce changement à la lumière du mouvement d’ensemble de la culture
moderne vers l’intériorisation, ou vers l’anthropocentrisme, mouvement dont
on peut ici noter deux aspects importants. Le premier est la place centrale qu’y
occupe la liberté. Les êtres humains doivent prendre eux-mêmes l’initiative de
trouver et de définir leurs buts fondamentaux, plutôt que de les déchiffrer dans
un ordre social ou cosmique plus large et faisant autorité. Le second est la
nouvelle compréhension de ce que signifie « mener sa vie en conformité avec
la nature ». Alors que, dans la conception traditionnelle dérivée des Anciens,
ce terme évoquait un ordre hiérarchique (que ce soit un ordre dans le cosmos,
ou une hiérarchisation des buts humains, ou une combinaison des deux), son
invocation moderne, que nous voyons se développer au XVIIIe siècle – prenant
la forme d’une théorie du sens moral, d’un culte du sentiment, culminant peut-
être chez Rousseau – fait appel à une voix à l’intérieur de nous.
Les romantiques appartenaient à ces deux courants de l’anthropocentrisme :
celui centré sur la liberté et celui mettant l’accent sur la voix de la nature en
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


nous. En réalité, ce qu’ils essayaient de faire était de lier ces deux courants,
parce que certaines conceptions contemporaines les séparaient, alors que les
romantiques étaient très sensibles à leurs affinités. Ils considéraient même que
leur tâche était de les réconcilier.
Ils protestaient contre des conceptions de la liberté et d’une vie suivant la
nature qui furent poussées à leur paroxysme par les Lumières naturalistes
– disons, par Helvétius, Holbach, Bentham – mais qui existaient aussi sous une
forme plus modérée, par exemple chez Voltaire. Une certaine conception de la
liberté se développe entre autres chez Locke, qui insiste sur le droit et la com-
pétence de l’individu à diriger sa propre vie, et à contrôler le monde autour de
lui. Dans sa forme la plus dégradée – chez Helvétius, par exemple – cette
conception semble exiger la liberté de désirer, mais elle ne laisse pas de place
pour la libération à l’égard du désir. Une telle conception peut néanmoins
engendrer deux types de malaises. Le premier réside dans le fait qu’elle ne
laisse aucune place à des aspirations plus hautes, y compris des aspirations
allant au-delà de la vie et de l’épanouissement humains ; le second consiste à
reprocher à cette conception naturaliste son « hétéronomie » : elle fait des êtres
humains les esclaves de leur désir, incapables de juger ou de choisir leurs buts
à partir d’un point de vue plus radical. Cette double critique s’épanouit en une
conception de la liberté en tant qu’autodétermination, dans laquelle je me
donne à moi-même ma propre loi, qui fut élaborée par Rousseau puis, dans sa
forme la plus impressionnante, par Kant. Cette conception reçoit sa formulation
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 482 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

482 Charles Taylor

la plus poussée et ambitieuse chez Fichte, chez qui l’autodétermination du sujet


atteint son degré ontologique ultime.
Les romantiques sont les héritiers de cette critique, et ils ont tous été profon-
dément influencés par Fichte. Mais ils se montrent aussi critiques à l’égard de
ce dernier, parce que l’aspiration à être en accord avec la nature est à leurs
yeux tout aussi importante. Ici leur critique de la conception classique des
Lumières consiste à dénoncer le fait que vivre en suivant la nature soit unique-
ment interprété comme l’application d’une raison instrumentale dans le but de
satisfaire les besoins humains. Cela conduit à séparer la raison de la nature, et
à traiter cette dernière, à la fois en nous et hors de nous, comme un domaine
à modifier et à manipuler à sa guise. Les romantiques plaident en faveur de la
réunification à l’intérieur de nous entre la raison et le désir, et entre nous-
mêmes et le monde plus vaste de la nature, ainsi qu’entre les individus au sein
de la société. Cette critique alléguant que la raison nous sépare de la nature est
aussi dirigée contre Kant et les critiques du naturalisme des Lumières, mais
peut-être plus clairement contre Kant, car c’est dans sa philosophie que cette
division est la plus marquée. Fichte ne peut non plus les satisfaire.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


Ces auteurs veulent marier la philosophie de Kant à l’idée d’une unité de
l’homme et de la nature, laquelle ne nous place plus en face d’une nature
réfractaire, qu’on essaie de soumettre aux dictats de notre raison, mais nous
insère dans un courant de vie plus vaste. Spinoza, relu de manière idiosyncra-
sique par Goethe, est souvent pris pour le représentant philosophique d’une
telle conception. Comme je l’ai indiqué plus haut, une manière de décrire le
but de cette génération est de dire qu’ils ont le dessein d’unir Fichte et Spinoza.
C’est à partir de cette recherche d’unité avec le flux de la nature que les
romantiques se sont tournés vers des théories plus anciennes du logos ontique,
du monde comme lieu d’une intention vivante, nous parlant à travers des
signes, et qu’ils ont puisé dans ces théories. Mais c’est en héritiers de l’anthro-
pocentrisme moderne qu’ils ont reconsidéré ce que signifie s’accorder à un tel
flux. Nous ne nous contentons pas d’enregistrer la signification des choses,
nous la recréons, et nous nous appuyons pour cela sur nos pouvoirs caractéris-
tiques, sur le dévoilement symbolique (ou Poésie). Nous ne nous bornons pas
à recevoir une réponse, nous contribuons à définir celle-ci. Nous retrouvons ici
la trace du caractère central de la liberté pour la modernité. Il s’agit d’une
conception différente de celle qui définit l’autonomie par opposition à tout le
reste, à Dieu et au cosmos, mais cette conception représente néanmoins une
pensée de la liberté.
Ce qui nous distingue des animaux, affirme Hamann, c’est la liberté, qui
signifie le droit de contribuer à notre définition de nous-mêmes. « Mais à la
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 483 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 483

liberté appartiennent non seulement des pouvoirs indéterminés mais encore le


privilège républicain de pouvoir contribuer à leur détermination [Zur Freyheit
gehören aber nicht nur unbestimmte Kräfte sondern auch das republicanische
Vorrecht zu ihrer Bestimmung mitwirken zu können] » (« Philologische Einfälle
und Zweifel », III. 38). C’est ce qui sous-tend le nouveau sens donné au fait
de saisir les signes de la nature et de s’aligner sur eux, selon lequel on ne se
contente pas de recevoir leur signification et de s’y conformer, mais on parti-
cipe à leur puissance expressive. C’est ce que signifie l’idée que comprendre
ces signes, c’est les traduire. Hamann propose une nouvelle lecture de l’histoire
rebattue de la Genèse, en soulignant l’importance de la participation humaine.
Il parle du moment où « Dieu les présenta [scil. les animaux] à l’homme [scil.
Adam] pour voir comment il les nommerait ; car ils devaient bien s’appeler de
la manière dont l’homme les nommerait 22 ». C’est la même idée qui a amené
les romantiques à rejeter, à la fois dans l’art et dans l’élaboration du langage,
le modèle de la simple imitation. Lorsque nous imitons, nous le faisons de
manière créatrice, en transformant notre sujet ; nous sommes selbsttätig [actifs]
dans notre mimesis, comme le dit A. W. Schlegel (Briefe über Poesie, 151).
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


Quelles sont les conséquences de tout cela sur la théorie romantique du
symbolique ? Je voudrais mentionner trois choses. Premièrement, le dévoile-
ment symbolique implique une distance, une médiation, un accès à A à travers
B. Nous pouvons maintenant voir que cette distance ne doit pas seulement être
comprise négativement, comme le produit de notre insuffisance, comme le fait
de « voir de manière confuse, comme dans un miroir 23 ». Elle a aussi une
signification positive. Notre traduction n’est pas qu’une approximation impar-
faite de la signification ; elle constitue aussi notre participation au travail de
rétablissement d’un contact, d’une communion entre le monde et nous-mêmes.
Deuxièmement, j’ai utilisé le mot « communion » ; on trouve souvent le mot
« communication » dans les écrits romantiques ; dans le passage que j’ai cité
plus haut, où Hamann dit qu’au commencement chaque apparition de la nature
était un mot, cela est décrit comme « le signe, le symbole et le gage d’une
unification, d’une communication et d’un partage d’énergies et d’idées divines,
nouveaux, secrets, inexprimables mais d’autant plus fervents » (« Ritter von
Rosencreuz », III. 32). Cette image d’une eschatologie dans des tropes de la
communication trouve un écho dans la manière dont Novalis peint « le futur

22. J. G. HAMANN, Aesthetica in nuce, trad. fr. R. Deygout, in Métacritique du purisme de la


raison pure et autres textes, Paris, Vrin, 2001, p. 91.
23. N.d.T. : « through a glass darkly » ; Taylor fait ici implicitement référence à saint Paul,
Première Épître aux Corinthiens (12).
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 484 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

484 Charles Taylor

radieux de toutes choses », comme un âge où « les hommes, les animaux, les
plantes, les rochers et les étoiles, les flammes, les sons, les couleurs agissent
et parlent de conserve » 24. Nous pouvons sentir ici toute la force éthique de
l’impulsion romantique vers l’expression poétique.
Les romantiques étaient en effet en train de se diriger vers, et même finale-
ment d’embrasser une conception dialogique du langage, qu’on trouvera par la
suite pleinement développée chez Humboldt. La position particulière de
Hamann concernant l’origine des langues le manifeste. Herder écrit son célèbre
essai Ursprung 25 en critiquant la théorie « orthodoxe » de Süssmilch et
d’autres, suivant laquelle le langage est enseigné aux humains par Dieu. Il
présente le langage comme une potentialité humaine, que nous développons
par nous-mêmes. Hamann, sans pouvoir accepter le portrait plutôt simpliste
proposé par Süssmilch de Dieu comme un professeur de langues, n’était néan-
moins pas à l’aise avec les formulations de Herder. Dieu ne nous a pas appris
le langage au sens où nous nous l’enseignons les uns aux autres. Mais d’un
autre côté, notre langage est une réponse au langage de Dieu, celui des signes
dans le monde. Nous ne développons pas le langage entièrement par nous-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


mêmes, comme le soutient la conception la plus répandue au sein des
Lumières, et comme Herder semble le dire à sa manière. Notre langage est
déjà une réponse au message qui nous est adressé, une réponse qui consiste en
une traduction. Le langage est ainsi, dans son origine même, dialogique, et il
continue à se développer dans l’échange entre les êtres humains. En un sens,
toute la conception romantique de la liberté pourrait recevoir une interprétation
dialogique. La liberté ne dérive pas toutes choses d’elle-même, de l’Ego en
termes fichtéens ; elle est une réponse collaborative, l’expression d’une voix
dans une conversation. C’est pourquoi l’eschatologie romantique fait signe en
direction d’une communion universelle.
Troisièmement, il émerge de tout cela une nouvelle compréhension de la
nature du langage poétique, qui continue à déterminer notre perspective
aujourd’hui. Comme Wasserman l’a soutenu, la période romantique a connu
une rupture profonde avec une perspective millénaire qui consistait à considé-
rer la Chaîne de l’Être, l’histoire divine et la mythologie ancienne comme des
trésors de références communes, sur lesquels la poésie et la peinture pouvaient

24. Voir aussi II. 594 : « Alles, was wir erfahren ist eine Mittheilung. So ist die Welt in der
Tat eine Mittheilung – Offenbarung des Geistes. »
25. N.d.T. : Taylor fait ici allusion à l’ouvrage de 1772 intitulé Abhandlung über den Ursprung
der Sprache, traduit en français sous le titre Traité sur l’origine des langues, trad. fr. L. Duvoy,
Paris, Allia, 2010.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 485 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 485

se bâtir. On concevait alors l’ordre comme reflétant un ensemble unifié de


significations qui pouvaient être publiquement répertoriées et enregistrées 26.
La dissolution de ce champ de références publiquement accessible nous a
menés à un âge où chaque poète peut être amené à lutter pour créer sa propre
langue, peut-être même sa propre mythologie si nous songeons à Blake, ou
aux aspirations que Friedrich Schlegel a formulées pour son époque, que j’ai
mentionnées dans la section précédente. Dorénavant le poète devra peut-être
s’efforcer de créer son propre champ de références, même lorsqu’il les
emprunte à des sources extérieures. Les dieux d’Hölderlin, les anges de Rilke,
la Byzance de Yeats n’appartiennent pas à une histoire ou à une doctrine
connue, bien qu’ils s’appuient sur certaines des résonnances que les histoires
et doctrines établies ont laissées derrière elles. Ce sont là les « langages plus
subtils » auxquels renvoie le titre de Wasserman 27.
Ce qui a contribué à rendre les langages communs plus anciens indispo-
nibles, c’est le processus complexe connu sous le nom de « désenchantement »,
et plus particulièrement l’un de ses aspects, à savoir la séparation nette entre
sujet et objet qui a reçu sa forme paradigmatique chez Descartes. En dehors
du sujet pensant, toute la structure du monde matériel est considérée comme
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


inerte ; elle n’exprime rien, n’est le support d’aucune signification humaine, et
certainement pas de celles qui sont d’une importance cruciale pour la vie
éthique. Cette perspective sera de plus en plus enracinée dans la modernité
occidentale, parce qu’elle est liée à son attitude pratique, qui est fondamentale-
ment instrumentaliste ; nous recherchons des relations causales efficientes dans
notre monde, dans le but de découvrir des leviers qui nous permettent de réali-
ser nos buts. Nous pratiquons ce que Scheler appelait Leistungswissen : le
savoir qui permet le contrôle.
Le monde n’est plus conçu alors comme le lieu de forces magiques et spiri-
tuelles, et l’univers est désormais uniquement décrit à travers les lois de la
causalité efficiente. En même temps, les conceptions traditionnelles du cosmos
et de l’histoire sont rendues caduques par de nouvelles découvertes – par

26. « À des degrés divers qui vont de la conviction à la foi et à la soumission passive, l’homme
a accepté, entre autres, l’interprétation chrétienne de l’histoire, le sacramentalisme de la nature, la
grande chaîne des êtres, l’analogie entre les différents plans de la création, la conception de
l’homme comme microcosme et, dans le domaine littéraire, la théorie des genres » (Ibid., p. 11).
Cette liste a beaucoup de parentés avec celle des théories de la Renaissance que les romantiques
affectionnaient ; mais ce qui est crucial est le changement de registre que les « langages plus
subtils » ont introduit.
27. J’ai discuté cela plus en détail dans Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne,
trad. fr. Charlotte Melançon, Paris, Seuil, 1998, et dans L’Âge séculier, trad. fr. Patrick Savidan,
Paris, Seuil, 2011.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 486 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

486 Charles Taylor

exemple, celle d’une nouvelle partie insoupçonnée du globe terrestre –, ainsi


que par la rencontre d’autres peuples, possédant leurs propres mythologies et
leur propre compréhension de leur passé.
Mais ceci ne représente que le versant négatif de ce mouvement d’ensemble
de la culture moderne ; ce mouvement a aussi un aspect positif, comme je l’ai
soutenu plus haut : le développement de la compréhension anthropocentrique
de la liberté, et la portée de l’action humaine qui assume simultanément un
rapport instrumental au monde naturel et un rôle créateur au sein des structures
du monde social, à mesure que les structures politiques se détachent du cosmos
pour être rapportées à l’action humaine dans l’histoire 28.
Bien que s’alignant souvent sur cette nouvelle aspiration à la liberté poli-
tique, le mouvement romantique rejeta vigoureusement, dans de nombreux
pays, cette séparation tranchée entre l’esprit et la matière.

7.
L’argumentation lumineuse de Wasserman montre le contraste existant entre
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


la poésie « classique » et celle de l’époque romantique. Wasserman prend pour
exemple les deux premiers poèmes des XVIIe et XVIIIe siècles, Cooper’s Hill
de Denham, et Windsor Forest de Pope. Tous deux s’appuient fortement sur
une conception métaphysique ancestrale, celle qui s’exprime à travers l’expres-
sion de « Concordia discors [concorde discordante] » : chaque chose harmo-
nieuse est constituée d’une concordance des opposés 29. Cela vaut pour la
musique, mais aussi pour un régime politique. En réalité, l’unité et la cohérence
de l’univers, et de chacune de ses parties, reposent sur la combinaison harmo-
nieuse et la réconciliation de forces et d’éléments opposés.
Dans le poème de Denham, la doctrine de la concordia discors ne se borne
pas à fournir son sens à l’œuvre ; elle est aussi incorporée à la structure du
poème, à sa logique, à sa rhétorique, à sa syntaxe et à sa musicalité. En réalité,
ce concept donne forme au couplet héroïque, et à la division de chaque vers
en hémistiches ; le couplet harmonieusement équilibré, utilisant des parallé-
lismes, des antithèses et des inversions, ne se contente pas d’illustrer la doc-
trine, il constitue la condition du « langage plus subtil » du poète.
L’organisation linguistique incarne une structure faite d’oppositions équi-
librées 30.

28. J’ai discuté cela plus en détail dans L’Âge séculier, chap. 3.
29. E. WASSERMAN, The subtler language : critical readings of neoclassic and romantic
poems, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1959, p. 53 sq.
30. Ibid., p. 84-5.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 487 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 487

Et c’est ainsi que les choses sont censées être : le poème fait apparaître
l’ordre, le fait rayonner, le rend manifeste à travers ce qui est décrit, qu’il
s’agisse d’un paysage ou du monde social. Et ce à quoi nous avons affaire est
une caractéristique de l’ordre des choses que non seulement nous devrions
connaître, mais qui doit aussi nous émouvoir, afin que nous nous y confor-
mions. Cela perdure à travers le changement d’époque, qui advient avec l’ère
romantique.
De la même manière, dans sa description de la forêt de Windsor, Pope met
en lumière cette harmonie à travers la différence. Mais la forêt est aussi une
synecdoque pour l’Angleterre, et l’Angleterre, à son tour, pour le monde.
L’art néoclassique ne crée pas : il découvre un ordre intrinsèque à travers
un système de similitudes 31. La poésie tend un miroir à la nature, mais ce qui
s’y reflète est la nature dans sa profondeur, la structure sous-jacente, et non la
surface apparente. Tout cela change, cependant, avec l’effacement progressif
de cette notion millénaire d’ordre : « À partir de la fin du XVIIIe siècle – et
jusqu’à aujourd’hui – on a exigé du poète qu’il forge sa propre idée d’ordre,
sa propre syntaxe cosmique, et qu’il utilise cette structure de manière à ce que
l’acte poétique soit créateur à la fois du système cosmique et du poème qu’il
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


a rendu possible 32. »
L’ancienne mythologie déchoit au niveau de l’allégorie. Elle ne contient plus
en elle-même aucune profondeur ressentie. Auparavant, le poète conférait une
profondeur à ses histoires en les plaçant à l’arrière-plan des idées d’ordre exis-
tantes, formulées, pour le début de l’Europe moderne, dans des œuvres clas-
siques, comme les Métamorphoses d’Ovide. Quand ces dernières perdirent de
leur force, les poètes durent fournir un nouveau contexte d’ordre pour donner
sens à leurs inventions, ainsi que Keats le fait dans l’Endymion, avec sa propre
mythologie revisitée. « Le poème mythologique du XIXe siècle constitue lui-
même le mythe qui rend possible son existence en tant que poème 33. » Le
poème à la fois descriptif et moral de Denham et de Pope s’effondre ; il devient
la description d’un paysage « agrémenté d’embellissements qui pourraient être
fournis par des références historiques, ou une méditation fortuite », comme le
dit le Dr Johnson 34 ; il ne s’agit plus que de « descriptions moralisatrices »,
selon les mots de Coleridge 35.

31. Ibid., p. 123.


32. Ibid., p. 172.
33. Ibid., p. 175.
34. Ibid., p. 183.
35. Ibid., p. 184. Wasserman affirme que Shaftesbury, avec sa notion de la beauté comme
harmonie ineffable, était déjà à mi-chemin sur la route menant à la nouvelle époque, ce qui
explique la haute opinion que les romantiques avaient de lui (ibid., p. 180).
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 488 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

488 Charles Taylor

Wasserman complète ce troisième chapitre par une référence à Tintern


Abbey de Wordsworth, que j’ai cité plus haut. En parlant de la croyance de
Wordsworth en « des esprits profondément entrelacés », il dit : « Un poème
ne peut plus être conçu comme le reflet ou l’imitation d’un ordre extérieur
autonome » 36. Et il conclut sa discussion en citant la conviction de Yeats,
suivant laquelle « le monde est dorénavant une addition de fragments 37 ».
Mais je voudrais ici fausser compagnie à Yeats. Si la poésie de Tintern
Abbey fonctionne pour certains, c’est qu’ils sont persuadés d’être reliés à un
« ordre autonome », et que cette relation a une signification importante pour
eux. C’est la raison pour laquelle ils seront émus. Mais il y a une différence
avec les époques précédentes. Autrefois, quelqu’un pouvait dire qu’il était ému
parce qu’il était convaincu de l’existence de cet ordre (la Grande Chaîne, ou
la concordia discors, ou quoi que ce soit d’autre). Ces deux phases pouvaient
être distinguées. Mais le lecteur de Wordsworth est convaincu par le fait même
d’être ému. Cela pourrait paraître une concession périlleuse, du point de vue
épistémique, à ma réaction émotive. Je vais laisser ce point en suspens. Mais
pour le moment, notons seulement la différence entre cette poésie et celle qui
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


invoque les ordres établis de la tradition.
Cela nous amène à la première grande différence entre ces deux ères, à
savoir : la nature fragmentaire de l’ordre ou de la structure invoqués dans la
poésie des deux derniers siècles. Le sceptique voudra demander à Word-
sworth : « Dites-nous-en un peu plus au sujet de cet esprit qui court à travers
toute chose. » Cela constitue la différence générale, et l’éventuelle distinction
entre une croyance factuelle et une signification émotionnelle ou morale n’en
est qu’un cas particulier. Bien que les penseurs et les écrivains romantiques
fussent inspirés par les doctrines traditionnelles à propos des langages révéla-
teurs, ou par la conception des hommes comme microcosmes, ils ne pouvaient
pas préciser la manière dont les caractéristiques de la conception traditionnelle
pouvaient être ressaisies dans ce nouveau contexte. Et quand ils essayèrent de
le faire, ce fut souvent dans le langage du mythe. Novalis en constitue un
exemple frappant.
La seconde caractéristique de la poétique romantique, étroitement liée à la
première, était que les réalités invoquées étaient souvent déconcertantes et
paradoxales : pensons par exemple aux « dieux » de Hölderlin, qui avaient
besoin du « cœur sensible » des humains pour remplir leurs fonctions. Les
termes utilisés tiraient souvent en partie leur signification des ordres tradition-

36. Ibid., p. 186.


37. Ibid., p. 189-90.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 489 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 489

nels, comme pour Hölderlin ici, ou pour les « anges » de Rilke, mais se distin-
guaient ensuite radicalement de leur sens traditionnel.
Nous trouvons donc fréquemment dans la poésie post-romantique l’invoca-
tion de ce qui ressemble à des ordres cosmiques, créant une sorte d’exigence
éthique de (re)connexion. Mais ceux-ci nous sont présentés de manière frag-
mentaire et, souvent, énigmatique. Nous pourrions être tentés de ramener ces
invocations à des catégories antérieures, plus familières, en les tenant pour des
invocations confuses des ordres traditionnels, complets et cohérents (comme
par exemple la religion théiste ou panthéiste) ; ou de les traiter comme le
simple reflet de réactions positives de plaisir ou d’excitation, reflet qui produi-
rait l’illusion que quelque chose est affirmé. Mais la première interprétation ne
parvient pas à reconnaître ce qu’ils ont de particulier ; et la seconde ignore
totalement leur phénoménologie, le poème proposant une vision qui nous
inspire en nous conduisant à un engagement éthique. « Tu dois changer ta
vie » : tel est l’appel que Rilke entend sortir du buste d’Apollon.
Ainsi nous ne savons pas encore clairement ce que la poésie romantique
nous dit. Quelle relation entretient-elle avec la philosophie ? Simon Jarvis a
admirablement élucidé ce point 38. Nous devons éviter deux conceptions insa-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


tisfaisantes de ce que la poésie philosophique pourrait être.
Les réflexions de Jarvis sur les relations possibles de la poésie à la philoso-
phie nous entraînent au-delà du choix entre, d’un côté, (1) le fait de considérer
la poésie comme une présentation potentiellement décorative et plaisante d’une
doctrine philosophique déjà élaborée par ailleurs, et de l’autre, (2) le fait de
l’élever au statut de voie d’accès à une vérité philosophique, indépendamment
de tout raisonnement et de toute argumentation. (1) nie que la poésie puisse
être la source d’idées profondes ; (2) ne voit pas qu’elle persuade par la force
d’une expérience de mise en relation, ce qui est très différent de la conviction
que l’on obtient par la force de l’argumentation. Cela signifie que, par sa nature
même, les aperçus que procure la poésie seront souvent incomplets, expérimen-
taux et énigmatiques (ce qui ne revient pas à nier que l’argumentation philoso-
phique, visant la clarté et la certitude, échoue fréquemment à atteindre à sa
manière de tels buts) ; mais cela signifie aussi que la philosophie sérieuse ne
peut pas se permettre d’ignorer l’intelligence poétique. (Le livre de Jarvis est
un merveilleux exemple de la manière dont notre compréhension peut progres-
ser en dépassant des dichotomies trop facilement acceptées, non seulement (1)
contre (2), mais encore l’opposition de la science et de « l’idéologie », des

38. Voir S. JARVIS, Wordsworth’s philosophic song, Cambridge, Cambridge University Press,
2007. Je ne suis tombé sur ce livre que tardivement dans la rédaction de cet ouvrage mais j’en
aurais grandement bénéficié si je l’avais lu plus tôt.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 490 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

490 Charles Taylor

échanges économiques et des rites, de la cognition et de l’émotion, de la


conscience et des activités corporelles, etc.)
Les langages plus subtils des siècles derniers invoquent un certain type
d’ordres, mais d’une autre manière, et sur d’autres bases que les doctrines plus
anciennes de l’ordre cosmique. Comparés à ces dernières, les nouveaux ordres
invoqués semblent incomplets, peu explicites, hypothétiques ou provisoires.
Mais dans cette nouvelle situation difficile, où un reflet direct, précis, non
symbolique ou non mythique, de l’ordre est exclu, et où nous pouvons seule-
ment créer des « traductions », la complétude et le degré d’explicitation des
époques passées demeurent hors de portée.

8.
J’espère que le parallélisme entre la conception du langage poétique comme
« traduction » de Hamann, et la notion mise en avant par Wasserman de « lan-
gages plus subtils » ressort clairement de ces considérations, du moins dans la
manière dont j’interprète cette dernière. Les deux penseurs font le constat d’une
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


perte : celle de l’ancienne confiance en notre capacité à saisir et à définir l’ordre
cosmique qui nous indique comment vivre. Ils constatent ce qui a souvent été
décrit comme le « désenchantement » du monde – et le ressentent comme une
perte. Mais ils proposent tous deux de s’appuyer sur la poésie pour combler
ce manque, ou plus exactement pour retrouver la relation perdue sous une
forme nouvelle – ce qui pourra plus tard être compris comme une manière de
« ré-enchanter le monde ». Pour chacun, le désenchantement ouvre un nouveau
champ d’initiative humaine, auquel la Dichtung répond.
Mais pour le voir, il nous faut faire une distinction claire entre les concep-
tions de la poésie romantique et les théories plus anciennes de l’ordre, qui
étaient censées être fondées sur des arguments philosophiques, métaphysiques
ou théologiques. Même après que les anciennes doctrines théologico-cosmolo-
giques ont cessé d’être universellement admises et ont perdu leur statut quasi
incontestable, les gens ont conservé des théories de référence au sujet de notre
place dans l’univers, prétendant expliquer notre expérience du monde et de
l’art ; une partie de ces théories est théologique, une autre basée sur les sciences
naturelles, une autre encore fait de nouveau appel à une force vitale, ou à une
Volonté schopenhauérienne.
Les questions auxquelles ces récits fondateurs, ou étiologiques, essaient de
répondre sont parfaitement légitimes, et les gens essaieront toujours d’y trouver
des réponses. Mais il est clair aussi que la « traduction » d’une vision dans les
langages plus subtils de la poésie romantique, et leur rétablissement d’une
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 491 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 491

relation (et par là d’une résonnance) n’y répondent pas, et par définition ne
peuvent pas y répondre. Le succès ou l’échec de ces langages à nous procurer
de nouveaux aperçus d’un ordre et à rétablir une relation dépendent de la force
de l’expérience qu’ils rendent possible. Les récits fondateurs, par contraste,
reposent sur des arguments qui font appel à des réalités – Dieu, une force
vitale – transcendant toute expérience.
Le point important à saisir est que ces deux types de formulations d’un ordre
sont continuellement en relation l’une avec l’autre ; les théories sous-jacentes
peuvent donner sens aux aperçus poétiques et les justifier (ou les invalider et
les réfuter) ; d’autre part, elles ne peuvent pas ignorer les expériences qui
inspirent ces aperçus. Il y a donc une différence élémentaire ici, mais aussi un
échange continu entre explication théorique et saisie intuitive 39. Cette diffé-
rence explique les nombreux croisements qui ont lieu, au XIXe siècle et
aujourd’hui, entre ces deux approches, et qui font que des gens ayant des
perspectives très différentes peuvent être touchés par les mêmes œuvres.
Avant d’en venir aux objections sceptiques, bien compréhensibles, qui
peuvent être adressées à l’idée de visions qui persuaderaient par la force de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


l’expérience, il faut relever une autre différence majeure.
L’idée que la poésie engendre des séries interminables de langages plus
subtils, et qu’elle résiste à toute nouvelle référence publiquement établie, est
une conséquence de l’idée romantique de dévoilement par des symboles, à
laquelle on ajoute une autre supposition plausible. Dévoiler le monde de
« l’invisible », ou du « spirituel », ne consiste jamais à simplement inventorier
les relations qui se font jour dans ce monde ; cela consiste plutôt à les retraduire
dans des « images et des signes », pour revenir à la formule de Schlegel de
laquelle nous sommes partis. En rendant ce monde compréhensible, nous colla-
borons et contribuons nous aussi à ce processus. Il suffit d’ajouter que nous

39. Cet échange se reflète dans les diverses origines des œuvres romantiques, les différentes
manières dont elles trouvent leur forme définitive. À l’une des deux extrémités du spectre, nous
trouvons Wordsworth dans notre exemple ci-dessus, chez lequel l’expérience de la reconnexion
est seulement suggérée par l’histoire sous-jacente. (Pressé par Coleridge, Wordsworth s’est senti
tenu d’articuler davantage l’histoire sous-jacente dans sa longue œuvre inachevée, La Recluse,
mais son intention est demeurée inaccomplie.) D’un autre côté, une œuvre poétique doit aussi
beaucoup à une histoire sous-jacente nouvelle : un exemple dans le monde germanique en serait
Novalis qui puise abondamment dans la nouvelle conception élaborée par Hamann, comme nous
l’avons vu précédemment. Dans le domaine anglais, nous avons l’exemple de Blake dont l’œuvre
pluridimensionnelle prend souvent la forme de la création d’une nouvelle mythologie ou théologie.
Et pour sortir un instant de la littérature, on peut citer la manière dont la métaphysique de Schopen-
hauer influence la musique de Wagner et ses leitmotives. Bien sûr, la distinction entre différents
modes ou origines demeure ici assez vague.
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 492 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

492 Charles Taylor

sommes tous différents les uns des autres, et qu’il y a donc plus d’une façon
de collaborer et de contribuer à quelque chose, et les langages plus subtils
semblent alors devenir notre seul recours. La théorie romantique, « symbo-
lique », de la poésie constitue déjà, par elle-même, une explication de la
manière dont ces langages peuvent apparaître. En réalité, elle est une exhorta-
tion à rendre, à nouveaux frais, sa complétude à un monde desséché. Ajoutez
une prémisse au sujet de la diversité humaine, et vous pouvez éliminer la
perspective qui verrait cette nouvelle tentative devenir un autre langage publi-
quement établi.
Cette conclusion n’a pas été immédiatement tirée. Voici ce que dit le jeune
Friedrich Schlegel, décrivant le phénomène : « C’est de lui-même que le poète
moderne doit tirer tout cela : beaucoup l’ont fait de manière souveraine, mais
chacun, jusqu’ici, seul – chaque œuvre comme une création nouvelle, à partir
de rien 40. » Le « jusqu’ici » trahit l’espoir qu’une « nouvelle mythologie »
pourrait rectifier cet état de dispersion. Mais il y avait déjà dans la célébration
romantique de la diversité tous les éléments pour reconnaître que cette disper-
sion était inévitable, et qu’elle ne constituait pas seulement un manque, mais
aussi une richesse. Et toute la théorie romantique du symbole doit être comprise
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


dans cette double perspective. D’un côté, elle est une réponse au désenchante-
ment, à l’aplatissement du monde, à une perte de vision. Elle est une œuvre
réalisée en un dürftiger Zeit, en des temps difficiles. La distance au symbole
est partiellement une perte. D’un autre côté, elle est une affirmation de notre
puissance, de notre rôle inéluctablement collaboratif dans la recréation de la
signification et de la communion. Elle est sous ces deux aspects essentiellement
moderne : elle commence avec le désenchantement, et elle accorde une place
essentielle à la liberté et à la créativité humaines.

9.

Il y a une version hégélienne de ce récit de séparation/aliénation puis de


retour, qui est rationaliste de part en part, et conçoit tout le développement de
la réalité comme visant à fournir les conditions de l’Esprit, lequel est destiné
à être à la fois rationnellement conscient de lui-même et libre. Nous pouvons
reprendre la (première) version qu’en a donnée Schelling, ou celle proposée
par Schlegel ; dans ces versions, la compréhension de la réalité passe par l’art,
ou par une philosophie très dépendante de l’art. Prenons en considération le

40. F. SCHLEGEL, Gespräch über die Poesie, trad. fr. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy,
Entretien sur la poésie, in L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 311 (N.d.T.).
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 493 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 493

changement crucial que Hamann a introduit dans notre compréhension de ce


que signifie saisir, ou entrer en contact avec le Plan ; nous ne réalisons pas
cette saisie en identifiant des relations dans le code (les signatures, les nombres
kabbalistiques, les correspondances), mais à travers une sorte de « traduction ».
Le langage humain, comme la création artistique, est très différent du langage
des choses, c’est-à-dire de l’Univers comme manifestation d’un Plan. Mais ce
langage et cette création peuvent jusqu’à un certain point combler le fossé,
fournir des approximations de ce que l’univers révèle. C’est le mieux que nous
puissions faire.
Mais cela est crucial. Rappelons-nous que (pour les romantiques comme
pour les époques antérieures) restaurer un contact avec le Plan est de première
importance pour les êtres humains. Cela nous révèle ce qu’est vivre selon notre
plus haut potentiel, et simultanément nous donne la force de le faire. Proposer
nos « traductions » est maintenant le seul moyen de retrouver ce contact.
Nous pouvons voir que les deux amendements cruciaux apportés par les
romantiques à la tradition des langages de la réalité (ou langages de compré-
hension de la réalité) font signe dans la même direction : (1) au niveau ontolo-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


gique, le Plan n’est plus conçu suivant le modèle platonicien d’une exposition
d’Idées parfaites existant pour l’éternité, mais est plutôt compris comme un
horizon vers lequel la réalité croît et tend ; et (2) au niveau épistémologique,
notre saisie du Plan ne permet pas de correspondre exactement à celui-ci, mais
constitue plutôt une forme de traduction, dans nos termes, de son impulsion.
Cela ouvre sur une ère de langages plus subtils, et sur l’indétermination ontique
correspondante.
Nos créations artistiques (ou philosophiques) peuvent être le lieu de ce que
je propose d’appeler des « épiphanies », qui à la fois révèlent (partiellement)
le Plan ou la direction des choses, et nous donnent de la force en nous mettant
en contact avec ce Plan. Ou, considéré selon un autre point de vue, une œuvre
d’art peut avoir un « effet de transfiguration » sur certains lieux, par lequel un
ordre plus profond devient visible, ou se manifeste. Cela est similaire à ce que
les auteurs néo-classiques que nous avons cités plus haut, Denham et Pope,
rendaient manifeste, excepté que l’ordre est ontologiquement beaucoup plus
fragile (ce qui vaut aussi au niveau expérientiel).
(3) Nous devrions ajouter à ce qui précède une troisième modification
concernant l’idée que les êtres humains seraient des microcosmes. Cela nous
invite à chercher la clé du cosmos à l’intérieur de nous. Mais pour les roman-
tiques, cette recherche ne se déroule plus dans la plénitude de la clarté ration-
nelle. Au contraire, cette recherche intérieure se déroule dans la nuit (Novalis),
dans des profondeurs qui sont largement inconscientes, où certains indices
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 494 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

494 Charles Taylor

apparaissent dans les rêves, ou à travers des éclairs de compréhension dont les
bases sont entourées de ténèbres 41.
Il a fallu du temps pour qu’on prenne pleinement conscience des limitations
des langages plus subtils. Comme nous l’avons vu, Friedrich Schlegel espérait
toujours l’avènement d’une nouvelle « mythologie » partagée. Mais l’héritage
de la période romantique consiste en cette compréhension des épiphanies qui
supposent quelque chose comme une double approximation au sujet d’un Plan
possible, ou d’une dynamique des choses (c’est-à-dire à la fois une révélation
de ce Plan et une mise en contact avec lui qui nous donne des forces). Ensuite,
l’idée que nos épiphanies pourraient contribuer à réparer l’ordre (abîmé)
(Novalis) sera abandonnée ou réinterprétée. Par la suite, il pourra sembler
moins certain, et même impossible, que nous parvenions à saisir le Plan entier
ou la dynamique des choses ; nous pouvons seulement espérer des aperçus 42
partiels, la saisie momentanée de quelque chose de plus grand, d’un contexte
plus plein ou de ce qui constituera l’objet de notre attention. Néanmoins, l’idée
d’une épiphanie révélatrice, permettant de se reconnecter et nous donnant des
forces, demeure.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)


Demeure aussi une thèse au sujet du langage. Comme je l’ai mentionné plus
haut, certaines formes de langage servent seulement à objectiver et, à l’occa-
sion, à manipuler les choses autour de nous. Mais cela constitue le côté inerte,
non créatif du langage. Il y a aussi les formes de langage qui sont le lieu
d’épiphanies. Celles-ci constituent la dimension vivante, vivifiante du langage.
Les épiphanies, en ce sens, ne font pas qu’accroître notre connaissance, elles
nous inspirent ; apercevoir ces mises en relation nous touche profondément ;
le courant qui nous relie à la nature s’écoule de nouveau. Nous entrons dans
un domaine de résonance.
Ainsi une distinction cruciale vient ici au premier plan, entre d’une part un
langage ordinaire, plat, instrumental, qui désigne différents objets, et combine
ces designata en des descriptions précises de choses et d’évènements, qui
servent tous l’ambition de contrôler et de manipuler les choses (suivant les
prescriptions du HLC) ; et d’autre part, des discours qui révèlent la nature
exacte des choses et restaurent le contact avec elles. Les langages épiphaniques
nous donnent le sentiment que nous sommes appelés ; nous recevons un appel.
Il y a quelqu’un là dehors.
Mon idée est que cette distinction entre des usages inertes et « aveugles »
du langage, et d’autres réellement révélateurs, c’est-à-dire des usages nous

41. Voir A. BÉGUIN, L’Âme romantique et le rêve.


42. En français dans le texte (N.d.T.).
Pixellence - 22-10-20 15:02:25
RE0124 U000 - Oasys 19.00x - Page 495 - E2
Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0

La poétique romantique 495

offrant des aperçus sur les choses et restaurant notre contact avec celles-ci,
perdure après la période romantique jusqu’à notre époque, bien que de nom-
breux aspects de la conception romantique du monde, de la littérature, ou du
courant qui passe entre le monde et nous, aient été abandonnés ou profondé-
ment modifiés.

CHARLES TAYLOR
(traduction de Nicolas Voeltzel et Claude Romano)
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 181.234.131.110)

Vous aimerez peut-être aussi