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La poétique romantique 1
RÉSUMÉ. – Dans ce texte inédit, extrait de l’ouvrage qu’il est en train de rédiger,
Charles Taylor propose une analyse de la poétique romantique qui remonte à ses
sources dans la Kabbale, la théorie de la signatura rerum et la philosophie de la Renais-
sance, mais qui en manifeste en même temps l’originalité, en tant que réponse au
« désenchantement du monde » propre à la modernité. Il esquisse ainsi une compréhen-
sion du langage et de la fonction poétique qui place en son centre sa dimension de
révélation ou de dévoilement (disclosure), aboutissant à la conclusion que « la philoso-
phie sérieuse ne peut pas se permettre d’ignorer l’intelligence poétique ».
1.
1. À la fin de The language animal : the full shape of the human linguistic capacity, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 2016, p. 345, Charles Taylor annonce une companion study
– expression difficile à traduire, on pourrait suggérer : une étude complémentaire – consacrée à la
théorie romantique du langage. C’est un extrait de ce travail qu’il nous fait l’honneur et l’amitié
de nous livrer pour ce numéro.
2. C. TAYLOR, The language animal.
concentrerai principalement sur les écrivains allemands des années 1790, parce
que je pense que cette génération a révolutionné notre compréhension du
langage, de l’art, et notre relation à la nature. Il ne s’agit pas de négliger, ou
de traiter de manière superficielle, les autres littératures nationales de cette
période : bien évidemment, les écrivains anglais, français, italiens, et d’autres
européens, ont contribué à la transformation romantique de la pensée et de la
sensibilité. De plus, une étude plus complète ne se limiterait pas à la littérature
et la poésie, et prendrait aussi en compte la musique, la peinture, et d’autres
arts (et je ne résisterai pas à la tentation de faire quelques digressions et de
jeter quelques regards de côté dans le développement de mon propos). Mais je
crois que les écrivains allemands de cette période, concentrant principalement
leur attention sur la poésie [Dichtung] entendue au sens large, ont développé
des idées-clés, qui se sont ensuite étendues aux autres nations et à leurs littéra-
tures. Les canaux bien connus de cette extension furent le De l’Allemagne de
Germaine de Staël, et la Biographica Literaria de Coleridge, qui a aidé à
introduire la pensée de Kant et des romantiques dans le monde anglais, influ-
ençant à la fois Carlyle et Emerson. Le point intéressant est que cela fut perçu
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2.
La nouvelle perspective romantique
La pensée nouvelle des années 1790 a d’une certaine manière été élaborée
sur deux registres, d’un côté la philosophie et de l’autre une nouvelle compré-
hension de la poésie. De plus, bien que les poètes et les philosophes aient eu
des contacts et des échanges étroits, ils finirent par avoir des positions diffé-
rentes sur cet ensemble d’idées, si bien qu’il sera plus simple d’expliquer sépa-
rément ce qui est venu de chaque source.
On peut, en faisant peut-être preuve d’un laconisme insupportable, résumer
la perspective philosophique des romantiques en sept thèses interdépendantes.
La première (1) est que, inspirés par Goethe, les philosophes ont embrassé
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4. F. SCHILLER, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, éd. bilingue Robert Leroux,
Paris, Aubier, 1992.
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Mais ce but est-il atteignable ? Peut-être pas. Ceci laisse de la place pour
(8) l’ironie : le chemin vers (7) ne sera peut-être jamais entièrement parcouru ;
il se peut que nous souffrions toujours de notre distance à l’égard de ce but.
L’expression ironique, toutefois, rend manifeste l’écart qui nous en sépare, et
montre ce vers quoi tendent tous nos efforts 5.
Nous nous développons donc comme la nature se développe, et en réalité,
notre propre développement rencontre celui de la nature, l’amène à la conscience,
et l’associe à la liberté. En fait, comme nous le voyons, nous participons nous-
mêmes au développement de la nature, qui a besoin d’une expression consciente
pour réaliser sa propre fin. Nous sommes le lieu où la nature devient consciente
d’elle-même. De nombreux écrivains des années 1790 partagent cette concep-
tion, par la suite explicitée par Schelling (et dans une forme plus rationaliste par
Hegel), suivant laquelle la réalisation complète de la nature requiert une expres-
sion consciente que seul l’esprit peut fournir. L’art (ou la philosophie) et la nature
finissent par s’unir, parce qu’ils s’accomplissent ensemble.
Nous trouvons nos propres buts dans la nature, qui doit ainsi être déchiffrée
correctement. Mais comme notre chemin en spirale nous a éloignés de l’unité
immédiate avec elle, nous ne sommes plus en mesure de la déchiffrer facile-
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3.
Les sources historiques de la perspective romantique
Tout en développant cette perspective inédite (et très moderne), la génération
romantique s’est aussi appuyée sur certaines théories de la haute Renaissance,
qu’elle s’est réappropriées et auxquelles elle a conféré une nouvelle signification.
Un premier ensemble de théories concernait la notion d’un langage ancré
dans le cosmos. Cette conception sous-tendait une idée récurrente à l’époque
médiévale et dans la première modernité : celle d’un langage révélateur 6. À
5. Voir R. RICHARDS, The romantic conception of life : science and philosophy in the age of
Goethe, Chicago, University of Chicago Press, 2002 ; F. BEISER, The romantic imperative : the
concept of early German romanticism, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2003.
6. N.d.T. : nous traduisons ici par « langage révélateur » l’anglais « language of insight », signi-
fiant littéralement « langage de perception, de vision » ; nous employons le mot « révélateur » car
l’idée est qu’un tel langage « fait voir », nous met en rapport avec certaines choses qui demeuraient
auparavant cachées. L’expression « langage de perception » créerait en français une ambiguïté au
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quoi un tel langage était-il censé ressembler ? Il devait s’agir d’un langage
dont les termes ne seraient pas arbitrairement appliqués à ce qu’ils désignent,
mais lui seraient en quelque sorte parfaitement ajustés, seraient appropriés aux
choses qu’ils nomment. Ses dénominations seraient appropriées parce qu’elles
révéleraient quelque chose de la nature des objets désignés.
L’idée qu’un langage parfait avait déjà existé au Paradis était étayée par un
passage de la Genèse : « Le Seigneur Dieu modela du sol toutes les bêtes des
champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir quel
nom il leur donnerait ; chacun devrait porter le nom qui lui serait donné »
(Genèse 2, 19). Cela semblait suggérer une supériorité du langage qu’Adam
avait inventé ; les noms qu’il avait choisis étaient ceux que les choses devaient
porter. Ou, comme on disait que l’Archange Gabriel l’avait révélé à John Dee,
dans le langage premier d’Adam, « chaque mot signifiait la quiddité de la
substance 7 ». Cela étant, cette justesse révélatrice pouvait elle-même être
comprise de différentes manières. Au niveau le plus simple, nous avons l’hypo-
thèse de Cratyle : le mot, ou l’élément phonétique, imite l’objet en tant que
son ; ce qui est pleinement le cas pour des onomatopées telles « coucou », ou
« miaou », en référence aux sons qu’émettent les chats. Mais la révélation en
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sujet du génitif (cela pourrait signifier le « langage des perceptions », alors que Taylor parle d’un
« langage qui fait percevoir »).
7. U. ECO, The search for the perfect language, trad. angl. J. Fentress, Oxford, Blackwell,
1995, p. 185.
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8. A. O. LOVEJOY, The great chain of being : a story of the history of an idea, New York,
Harper and Rows, 1960.
9. U. ECO, The search for the perfect language, p. 28.
10. Ibid., p. 118 ; voir aussi F. YATES, Giordano Bruno and the hermetic tradition, Londres,
Routledge, 1964.
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13. Dans les termes de The language animal il s’agit de la théorie « HLC » (Hobbes-Locke-
Condillac). J’appelle en revanche la théorie élaborée dans les années 1790 la conception « HHH »
(Hamann-Herder-Humboldt).
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4.
valeur de la bonté propre à chacun, positive (et il y aura aussi des gens pour
penser que l’un n’exclut pas l’autre, mais cela suppose que l’on redéfinisse les
deux termes, leur perception reposant sur un ensemble différent d’intuitions
ressenties).
Ainsi les deux types de métaphores – les métaphores ordinaires, quoti-
diennes, comme celle du politicien cachant son jeu, et les métaphores possédant
une charge morale, comme celles concernant le péché ou l’intégrité – peuvent
« s’exténuer » [go dead], au sens où elles peuvent acquérir une signification
indépendante de leur source, sous la forme d’un comportement « extérieur ».
Mais pour les métaphores morales, quelque chose de leur force sémantique se
perd, à savoir, ce qui sous-tend – ou plutôt inspire – les réformes proposées.
Les codes peuvent être modifiés simplement par des arguments qui portent
sur leur cohérence, et par des généralisations valides à partir de cas acceptés
(la « rationalisation » au sens de Weber), mais ils peuvent aussi être changés
à partir d’une conception renouvelée de leur « esprit », fondée sur des intuitions
ressenties. (L’argumentation talmudique, la discussion prudente et fondée sur
des textes au sujet de jugements corrects, sont des exemples manifestes d’une
pensée basée sur les deux sources.)
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Et j’ai senti
Une présence qui me trouble, avec la joie
Des pensées élevées ; le sentiment sublime
D’une chose profondément infuse en moi,
Qui demeure dans la lumière des soleils
Couchants, dans le rond océan, dans l’air vivant
Et dans le bleu du ciel et dans l’âme de l’homme :
Mouvement, esprit, qui donne impulsion à toute
Chose pensante, à tout objet de la pensée,
Et coule à travers tout 18.
18. W. WORDSWORTH, Vers composés sur les bords de la Wye en Amont de Tintern Abbey,
trad. fr. François-René Daillie, Paris, Gallimard, 2001, 94-102.
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Mais un langage qui « figure » en ce sens métaphorique a aussi ses limites. Il
lui manque la clarté et la distinction 19 des propositions déclaratives ordinaires,
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21. F. SCHLEGEL, Gespräch über die Poesie, trad. fr. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy,
Entretien sur la poésie, in L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 315 (N.d.T.).
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d’apprendre quelles sont les relations internes qui existent dans les choses, et
qui relient les choses à nous-mêmes ; nous avons besoin d’un genre de connais-
sance qui nous relie, et cela requiert davantage qu’une connaissance de ces
liens ; nous avons besoin d’être mis en contact – au sens que Tintern Abbey
nous rend accessible. Ce lien doit être expérimenté. Nous devons être capables
de « sinnlich geistig zu schauen », de l’apercevoir de manière sensible et spiri-
tuelle. Nous devons être mis en sa présence.
L’idée centrale, ici, est qu’il s’agit de ce qu’accomplit la révélation à travers
l’œuvre d’art comme « symbole ». L’œuvre d’art ne fait pas que nous informer
des relations existant dans le cosmos et nous reliant à lui. Elle nous les rend
sensibles d’une manière qui nous émeut, restaurant ainsi notre lien avec le
monde. La philosophie est peut-être capable de nous dire de quelle manière les
choses sont liées ; seule la Dichtung, la poésie (en un sens large qui inclut
d’autres arts) peut restaurer ce contact.
Nous voyons donc que nous n’avons pas seulement affaire à un retour à la
théorie de la Renaissance. L’idée était alors que nous avions perdu la clé nous
permettant d’interpréter la réalité et devions la retrouver. La retrouver signifiait
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qui existaient entre ceux-ci ainsi qu’avec le Tout, que ce soit à travers les
correspondances, la numérologie kabbalistique, ou les « signatures » dans les
choses.
Cela nous aide aussi à comprendre pourquoi le fait de retrouver cet aperçu
possédait une importance éthique : lui seul peut nous montrer comment vivre
en accord avec cet ordre, et – de manière tout à fait cruciale – nous donner le
pouvoir de le faire. Il n’est donc pas surprenant que des théories de ce type
aient été très populaires auprès des romantiques. Une de leurs manières de
protester contre l’état d’appauvrissement du langage, réduit à un rôle purement
instrumental, était d’invoquer la Kabbale. Les frères Schlegel et Novalis l’ont
tous mentionnée. Cela n’a pas pris fin avec eux, car, au siècle suivant, Walter
Benjamin, leur emboîtant le pas, l’a aussi invoquée. Novalis, à son tour, fait
parfois référence à la signatura rerum.
Que se passe-t-il alors ? À un certain niveau, nous pourrions penser que ces
auteurs soulignent seulement l’importance d’un accès symbolique à la réalité,
et plus généralement d’un accès à A à travers B, parce qu’un tel accès repose
sur la figuration. En d’autres termes, les symboles répondent aux exigences du
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et que cela fait une différence réelle – une différence éthique, en ce que cela
constitue un important accomplissement humain. Il faut expliquer cela plus en
détail.
6.
Dans la section précédente, j’ai essayé de montrer que, malgré l’invocation
des théories de la Renaissance, la génération des années 1790 ne proposait pas
simplement un retour en arrière à l’horizon intellectuel d’une époque révolue.
Cela vient du fait que la « reconnexion » que les représentants de cette généra-
tion visaient à atteindre devait être le fruit de leur propre action créatrice, à
travers la poésie (au sens large) ou la Dichtung. Mais l’action créatrice ici
envisagée, l’élaboration de mythes à travers la poésie, était à la fois indispen-
sable et limitée épistémologiquement, puisqu’elle ne pouvait pas prétendre à
la clarté et à la distinction propres à la philosophie.
On peut éclairer à nouveaux frais cette double caractéristique de la création
poétique – à savoir, son caractère indispensable à une relation effective, et sa
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radieux de toutes choses », comme un âge où « les hommes, les animaux, les
plantes, les rochers et les étoiles, les flammes, les sons, les couleurs agissent
et parlent de conserve » 24. Nous pouvons sentir ici toute la force éthique de
l’impulsion romantique vers l’expression poétique.
Les romantiques étaient en effet en train de se diriger vers, et même finale-
ment d’embrasser une conception dialogique du langage, qu’on trouvera par la
suite pleinement développée chez Humboldt. La position particulière de
Hamann concernant l’origine des langues le manifeste. Herder écrit son célèbre
essai Ursprung 25 en critiquant la théorie « orthodoxe » de Süssmilch et
d’autres, suivant laquelle le langage est enseigné aux humains par Dieu. Il
présente le langage comme une potentialité humaine, que nous développons
par nous-mêmes. Hamann, sans pouvoir accepter le portrait plutôt simpliste
proposé par Süssmilch de Dieu comme un professeur de langues, n’était néan-
moins pas à l’aise avec les formulations de Herder. Dieu ne nous a pas appris
le langage au sens où nous nous l’enseignons les uns aux autres. Mais d’un
autre côté, notre langage est une réponse au langage de Dieu, celui des signes
dans le monde. Nous ne développons pas le langage entièrement par nous-
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24. Voir aussi II. 594 : « Alles, was wir erfahren ist eine Mittheilung. So ist die Welt in der
Tat eine Mittheilung – Offenbarung des Geistes. »
25. N.d.T. : Taylor fait ici allusion à l’ouvrage de 1772 intitulé Abhandlung über den Ursprung
der Sprache, traduit en français sous le titre Traité sur l’origine des langues, trad. fr. L. Duvoy,
Paris, Allia, 2010.
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26. « À des degrés divers qui vont de la conviction à la foi et à la soumission passive, l’homme
a accepté, entre autres, l’interprétation chrétienne de l’histoire, le sacramentalisme de la nature, la
grande chaîne des êtres, l’analogie entre les différents plans de la création, la conception de
l’homme comme microcosme et, dans le domaine littéraire, la théorie des genres » (Ibid., p. 11).
Cette liste a beaucoup de parentés avec celle des théories de la Renaissance que les romantiques
affectionnaient ; mais ce qui est crucial est le changement de registre que les « langages plus
subtils » ont introduit.
27. J’ai discuté cela plus en détail dans Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne,
trad. fr. Charlotte Melançon, Paris, Seuil, 1998, et dans L’Âge séculier, trad. fr. Patrick Savidan,
Paris, Seuil, 2011.
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7.
L’argumentation lumineuse de Wasserman montre le contraste existant entre
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28. J’ai discuté cela plus en détail dans L’Âge séculier, chap. 3.
29. E. WASSERMAN, The subtler language : critical readings of neoclassic and romantic
poems, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1959, p. 53 sq.
30. Ibid., p. 84-5.
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Et c’est ainsi que les choses sont censées être : le poème fait apparaître
l’ordre, le fait rayonner, le rend manifeste à travers ce qui est décrit, qu’il
s’agisse d’un paysage ou du monde social. Et ce à quoi nous avons affaire est
une caractéristique de l’ordre des choses que non seulement nous devrions
connaître, mais qui doit aussi nous émouvoir, afin que nous nous y confor-
mions. Cela perdure à travers le changement d’époque, qui advient avec l’ère
romantique.
De la même manière, dans sa description de la forêt de Windsor, Pope met
en lumière cette harmonie à travers la différence. Mais la forêt est aussi une
synecdoque pour l’Angleterre, et l’Angleterre, à son tour, pour le monde.
L’art néoclassique ne crée pas : il découvre un ordre intrinsèque à travers
un système de similitudes 31. La poésie tend un miroir à la nature, mais ce qui
s’y reflète est la nature dans sa profondeur, la structure sous-jacente, et non la
surface apparente. Tout cela change, cependant, avec l’effacement progressif
de cette notion millénaire d’ordre : « À partir de la fin du XVIIIe siècle – et
jusqu’à aujourd’hui – on a exigé du poète qu’il forge sa propre idée d’ordre,
sa propre syntaxe cosmique, et qu’il utilise cette structure de manière à ce que
l’acte poétique soit créateur à la fois du système cosmique et du poème qu’il
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nels, comme pour Hölderlin ici, ou pour les « anges » de Rilke, mais se distin-
guaient ensuite radicalement de leur sens traditionnel.
Nous trouvons donc fréquemment dans la poésie post-romantique l’invoca-
tion de ce qui ressemble à des ordres cosmiques, créant une sorte d’exigence
éthique de (re)connexion. Mais ceux-ci nous sont présentés de manière frag-
mentaire et, souvent, énigmatique. Nous pourrions être tentés de ramener ces
invocations à des catégories antérieures, plus familières, en les tenant pour des
invocations confuses des ordres traditionnels, complets et cohérents (comme
par exemple la religion théiste ou panthéiste) ; ou de les traiter comme le
simple reflet de réactions positives de plaisir ou d’excitation, reflet qui produi-
rait l’illusion que quelque chose est affirmé. Mais la première interprétation ne
parvient pas à reconnaître ce qu’ils ont de particulier ; et la seconde ignore
totalement leur phénoménologie, le poème proposant une vision qui nous
inspire en nous conduisant à un engagement éthique. « Tu dois changer ta
vie » : tel est l’appel que Rilke entend sortir du buste d’Apollon.
Ainsi nous ne savons pas encore clairement ce que la poésie romantique
nous dit. Quelle relation entretient-elle avec la philosophie ? Simon Jarvis a
admirablement élucidé ce point 38. Nous devons éviter deux conceptions insa-
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38. Voir S. JARVIS, Wordsworth’s philosophic song, Cambridge, Cambridge University Press,
2007. Je ne suis tombé sur ce livre que tardivement dans la rédaction de cet ouvrage mais j’en
aurais grandement bénéficié si je l’avais lu plus tôt.
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8.
J’espère que le parallélisme entre la conception du langage poétique comme
« traduction » de Hamann, et la notion mise en avant par Wasserman de « lan-
gages plus subtils » ressort clairement de ces considérations, du moins dans la
manière dont j’interprète cette dernière. Les deux penseurs font le constat d’une
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relation (et par là d’une résonnance) n’y répondent pas, et par définition ne
peuvent pas y répondre. Le succès ou l’échec de ces langages à nous procurer
de nouveaux aperçus d’un ordre et à rétablir une relation dépendent de la force
de l’expérience qu’ils rendent possible. Les récits fondateurs, par contraste,
reposent sur des arguments qui font appel à des réalités – Dieu, une force
vitale – transcendant toute expérience.
Le point important à saisir est que ces deux types de formulations d’un ordre
sont continuellement en relation l’une avec l’autre ; les théories sous-jacentes
peuvent donner sens aux aperçus poétiques et les justifier (ou les invalider et
les réfuter) ; d’autre part, elles ne peuvent pas ignorer les expériences qui
inspirent ces aperçus. Il y a donc une différence élémentaire ici, mais aussi un
échange continu entre explication théorique et saisie intuitive 39. Cette diffé-
rence explique les nombreux croisements qui ont lieu, au XIXe siècle et
aujourd’hui, entre ces deux approches, et qui font que des gens ayant des
perspectives très différentes peuvent être touchés par les mêmes œuvres.
Avant d’en venir aux objections sceptiques, bien compréhensibles, qui
peuvent être adressées à l’idée de visions qui persuaderaient par la force de
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39. Cet échange se reflète dans les diverses origines des œuvres romantiques, les différentes
manières dont elles trouvent leur forme définitive. À l’une des deux extrémités du spectre, nous
trouvons Wordsworth dans notre exemple ci-dessus, chez lequel l’expérience de la reconnexion
est seulement suggérée par l’histoire sous-jacente. (Pressé par Coleridge, Wordsworth s’est senti
tenu d’articuler davantage l’histoire sous-jacente dans sa longue œuvre inachevée, La Recluse,
mais son intention est demeurée inaccomplie.) D’un autre côté, une œuvre poétique doit aussi
beaucoup à une histoire sous-jacente nouvelle : un exemple dans le monde germanique en serait
Novalis qui puise abondamment dans la nouvelle conception élaborée par Hamann, comme nous
l’avons vu précédemment. Dans le domaine anglais, nous avons l’exemple de Blake dont l’œuvre
pluridimensionnelle prend souvent la forme de la création d’une nouvelle mythologie ou théologie.
Et pour sortir un instant de la littérature, on peut citer la manière dont la métaphysique de Schopen-
hauer influence la musique de Wagner et ses leitmotives. Bien sûr, la distinction entre différents
modes ou origines demeure ici assez vague.
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sommes tous différents les uns des autres, et qu’il y a donc plus d’une façon
de collaborer et de contribuer à quelque chose, et les langages plus subtils
semblent alors devenir notre seul recours. La théorie romantique, « symbo-
lique », de la poésie constitue déjà, par elle-même, une explication de la
manière dont ces langages peuvent apparaître. En réalité, elle est une exhorta-
tion à rendre, à nouveaux frais, sa complétude à un monde desséché. Ajoutez
une prémisse au sujet de la diversité humaine, et vous pouvez éliminer la
perspective qui verrait cette nouvelle tentative devenir un autre langage publi-
quement établi.
Cette conclusion n’a pas été immédiatement tirée. Voici ce que dit le jeune
Friedrich Schlegel, décrivant le phénomène : « C’est de lui-même que le poète
moderne doit tirer tout cela : beaucoup l’ont fait de manière souveraine, mais
chacun, jusqu’ici, seul – chaque œuvre comme une création nouvelle, à partir
de rien 40. » Le « jusqu’ici » trahit l’espoir qu’une « nouvelle mythologie »
pourrait rectifier cet état de dispersion. Mais il y avait déjà dans la célébration
romantique de la diversité tous les éléments pour reconnaître que cette disper-
sion était inévitable, et qu’elle ne constituait pas seulement un manque, mais
aussi une richesse. Et toute la théorie romantique du symbole doit être comprise
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9.
40. F. SCHLEGEL, Gespräch über die Poesie, trad. fr. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy,
Entretien sur la poésie, in L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 311 (N.d.T.).
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Metaphysique morale 2020 4 - Dynamic layout 0 × 0
apparaissent dans les rêves, ou à travers des éclairs de compréhension dont les
bases sont entourées de ténèbres 41.
Il a fallu du temps pour qu’on prenne pleinement conscience des limitations
des langages plus subtils. Comme nous l’avons vu, Friedrich Schlegel espérait
toujours l’avènement d’une nouvelle « mythologie » partagée. Mais l’héritage
de la période romantique consiste en cette compréhension des épiphanies qui
supposent quelque chose comme une double approximation au sujet d’un Plan
possible, ou d’une dynamique des choses (c’est-à-dire à la fois une révélation
de ce Plan et une mise en contact avec lui qui nous donne des forces). Ensuite,
l’idée que nos épiphanies pourraient contribuer à réparer l’ordre (abîmé)
(Novalis) sera abandonnée ou réinterprétée. Par la suite, il pourra sembler
moins certain, et même impossible, que nous parvenions à saisir le Plan entier
ou la dynamique des choses ; nous pouvons seulement espérer des aperçus 42
partiels, la saisie momentanée de quelque chose de plus grand, d’un contexte
plus plein ou de ce qui constituera l’objet de notre attention. Néanmoins, l’idée
d’une épiphanie révélatrice, permettant de se reconnecter et nous donnant des
forces, demeure.
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offrant des aperçus sur les choses et restaurant notre contact avec celles-ci,
perdure après la période romantique jusqu’à notre époque, bien que de nom-
breux aspects de la conception romantique du monde, de la littérature, ou du
courant qui passe entre le monde et nous, aient été abandonnés ou profondé-
ment modifiés.
CHARLES TAYLOR
(traduction de Nicolas Voeltzel et Claude Romano)
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