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UNIVERSITE DE TOLIARA

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FACULTE DES LETTRES ET DES
SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
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DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE

Mémoire de Maîtrise
Présenté par: FAKIHIDDINE Oussene
Sous la direction du Docteur RAZAFINDRAKOTO Pierre.
Maître de Conférences à l’Université de Toliara.

Année universitaire : 2009-2010

22 Septembre 2011
2

INTRODUCTION

Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, nombreux sont les philosophes qui ont écrit
des ouvrages philosophiques sur l’éducation. En effet, l’éducation constitue l’objet
fondateur de la réflexion de ces philosophes dont le souci majeur est de former, par la
médiation de l’éducation, des élites ou des hommes complets capables de mener une
vie digne au sein de la cité. C’est dans cette perspective que se situe La République
de Platon qui contient déjà une philosophie de la connaissance liée à celle de
l’éducation. Pour Rousseau, La République de Platon est l’œuvre par excellence sur
l’éducation, plutôt que d’être une oeuvre sur la politique.

L’observation de l’histoire de la philosophie permet de dire que de Platon à


John Locke, en passant par Aristote, l’objectif de l’éducation est resté identique. Cette
identité se manifeste pour Locke par le fait qu’il n’y a pas de scission entre l’éducation
physique de l’homme et son éducation morale. Pour cet auteur, l’éducation a pour
objet de faire du corps un outil de soumission absolue aux recommandations de
l’esprit. C’est dans et par la lecture des Pensées sur l’éducation de John Locke que
Rousseau a puisé beaucoup d’idées de l’Emile.

Fils d’Isaac Rousseau et de Suzanne Bernard, Jean-Jacques Rousseau est un


citoyen de Genève. Il est né le 28 juin 1712 et mort à Ermenonville, juste à proximité
de Paris en 1778. A sa naissance, Rousseau perdit sa mère et il a grandi entre les
mains de son père tout en bénéficiant de l’aide de sa tante Suzanne. Exerçant le
métier d’horloger, le père de Rousseau n’avait pas assez de moyens financiers pour
assurer un avenir meilleur à ses enfants. A cause de la précarité du métier de son
père, Rousseau a connu une vie misérable à telle enseigne que lui-même affirme :
« je n’étais plus qu’un enfant de Saint-Gervais. »1

Sur le plan matrimonial, le jeune Jean-Jacques fut [un] père des cinq enfants
qu’il eut avec sa femme Thérèse Levasseur. A défaut de moyens pour mieux prendre
en charge ses enfants, et malgré son souci de la vocation éducative, Rousseau a
abandonné ces derniers, et tous furent mis aux Enfants-Trouvés. Une telle attitude a

1
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 5
3

provoqué une foule de questionnements sur la prise aux sérieux de son ouvrage
l’Emile.

Il y a lieu de noter que Rousseau, malgré certains écrits purement littéraires,


est aussi un philosophe et appartient au cercle des « philosophes des lumières ». En
effet, les penseurs du XVIIIème siècle se démarquent des autres par l’étendue de leurs
connaissances encyclopédiques, et cette philosophie dite des « lumières » a fait
grand cas des progrès de l’humanité dans tous les domaines. Ceci s’explique par leur
conviction que le progrès de la science et la réforme des valeurs humaines doivent
être promus.

Toutefois, Jean-Jacques Rousseau prend le contre-pied de la philosophie


encyclopédique lorsqu’il fonde sa réflexion philosophique sur des bases purement
naturelles. Il est donc un philosophe de la rupture.

Nombreux sont les ouvrages de Rousseau qui témoignent ses qualités


d’écrivain et de philosophe, ouvrages dont le plus célèbre est ce qu’on a appelé le
premier Discours, appelé aussi Discours sur les sciences et les arts. Cet ouvrage a
été pour Rousseau une réponse à la question posée par l’académie de Dijon de
savoir si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les
mœurs (1750). Quatre ans après, Rousseau publie son Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes. C’est par ces deux ouvrages que
Rousseau acquiert sa notoriété et son intégration au statut de philosophe. A travers la
multiplicité d’ouvrages qui véhicule la pensée de Rousseau, plusieurs thèmes sont
développés, dont celui de l’éducation. C’est une éducation qui veut promouvoir
l’essence de l’homme. C’est de cette manière que se justifie le titre de ce présent
travail : « Education et formation de l’homme intégral », étude menée sur l’ouvrage
de Rousseau intitulé Emile ou de l’éducation. Dans cet ouvrage, Rousseau envisage
la qualité d’un « homme fait » qui serait en mesure d’habiter la société.

Dans cette perspective, l’Emile est inséparable du Du contrat social. Cette


inséparabilité se justifie par le fait que le Du contrat social est une œuvre qui pose
« les conditions de légitimité des institutions politiques ». Si la politique se définit
comme un mode d’organisation de la société qui permet aux hommes de vivre
légalement et légitimement ensemble, il n’y a qu’une bonne éducation qui soit la
4

condition sine qua non de ce vivre ensemble. En ce sens, éducation et politique


s’interpellent.

Compte tenu de l’interpellation par l’éducation de la politique et vice versa, la


finalité de l’éducation ne se trouve-t-elle pas dans la formation intégrale de son
essence ? Le corps, l’intelligence ne font-ils pas partiede ces deux dimensions ? La
tri-unité de la corporéité, de l’intellectualité et de la spiritualité ne fonde-t-elle pas
l’homme intégral ? Quel est le rôle que joue l’éducation dans la formation du corps, de
l’intelligence et de l’esprit ? La réussite existentielle de l’homme ne dépend-elle pas de
cette formation ?

Telles sont les questions autour desquelles s’organise la problématique dont la


réponse demande une démarche en trois étapes. La première partie se consacrera au
problème de l’édification du corps. C’est dans cette phase que Rousseau parle de
l’« éducation négative », dont le but essentiel est le maintien et le développement des
sens. Dans la seconde partie, il sera question de la formation intellectuelle de l’enfant.
Dans cette formation, la nature et la réflexion critique constituent les bases du
développement intellectuel de l’enfant. Et enfin, la troisième partie parlera de la
dimension spirituelle de l’homme. Dans cette perspective, Rousseau préconise la
critique de la religion dans sa forme traditionnelle tout en fondant sa nouvelle théorie
sur la religion naturelle.
5

PREMIÈRE PARTIE

ÉDUCTION ET FORMATION CORPORELLE


6

Chapitre I : Le corps, objet de l’éducation

I. 1. 1. La maternité et le développement corporel


Le développement corporel de tout enfant est inséparable de celui de la
maternité. De l’idée de maternité découle le verbe materner qui signifie couvrir de tous
les soins nécessaires pour préserver quelque chose. La chose dont il est question
n’est rien d’autre que le corps humain, objet de l’éducation.

En effet, dans la pensée rousseauiste, ce développement corporel doit être pris


en compte dès la présence de l’enfant dans le ventre de sa mère. Un enfant ne
saurait bénéficier d’une croissance digne si la mère n’a pas atteint un certain degré de
maturité physique. Pour dire autrement, un corps maternel maltraité au cours de son
évolution risque d’amollir ou d’affaiblir le développement d’un autre corps. En cela,
l’auteur de l’Emile écrit :

« Pour savoir élever des enfants, attendez au moins de cesser de l’être.


Savez-vous à combien de jeunes personnes les fatigues de la grossesse
supportées avant l’âge ont affaibli la constitution, ruiné la santé, abrégé la
vie ? Savez-vous combien d’enfants sont restés languissants et faibles,
faute d’avoir été nourris dans un corps assez formé ? Quand la mère et
l’enfant croissent à la fois, et que la substance nécessaire à
l’accroissement de chacun des deux se partage, ni l’un ni l’autre n’a ce que
lui destinait la nature : Comment se peut-il que tous deux n’en souffrent
pas. »2

Ce texte atteste le rôle primordial que joue la mère dans l’éducation de l’enfant.
En ce sens, la signification susmentionnée du verbe materner ne laisse pas
méconnaître la place de la mère dans le processus éducatif de l’enfant. Si l’accent est
mis sur la maternité, c’est parce que la mère est l’individu qui porte l’enfant durant
toute sa grossesse. Il sera aussi de sa responsabilité de veiller pour une grande partie
aux soins de l’enfant jusqu’à sa maturité. De cette primauté accordée à la mère,
Rousseau dit :

« C’est à toi que je m’adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus t’écarter
de la grande route et garantir l’arbrisseau naissant du choc des opinions
humaines ! Cultive, arrose le jeune plante avant qu’elle meure : ses fruits
feront un jour tes délices. Forme de bonheur une enceinte autour de l’âme

2
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 587
7

de ton enfant ; un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y doit
poser la barrière. »3

A partir de ces quelques lignes de Rousseau, on peut extraire un premier


élément d’éducation qui relève du devoir de la mère. Ce devoir apparaît par l’usage
de l’impératif du verbe ″cultiver″ et du verbe ″arroser″. Dans l’idée de cultiver, il y a
l’idée de prendre soin, d’édifier un processus de développement, bref d’éduquer. Et
l’idée d’arroser fait appel à une substance liquide, à savoir l’eau pour faire pousser
une plante. L’eau est une condition sine qua non pour la bonne croissance de tout
être vivant. Cette vérité est bien attestée dans les livres saints, à savoir, par exemple,
le Saint Coran :

« Ceux qui ont mécru n’ont-ils pas vu que les cieux et la terre formaient une
masse compacte ? Ensuite nous les avons séparés et fait de l’eau toute
chose vivante. »4

Il convient de noter que ce premier stade de l’éducation ne vise rien d’autre que
l’édification du corps de l’enfant. Par nature, l’épanouissement du corps du nouveau-
né passe par la consommation de lait maternel. Le lait qui vient des seins de la mère
est le meilleur aliment pour le bien-être de l’enfant qui vient de naître. Il ne faut pas
méconnaître le concept de ″nature″ dans la philosophie de Rousseau. Par ce concept,
l’auteur reconnaît que le lait maternel est naturellement la production directe de la
mère. L’enfant est conçu par le père et la mère, mais la mère seule pouvant donner le
lait, elle devient le parent dont l’acte de nourrir le bébé est vital.

A la différence de la société industrielle qui privilégie le lait artificiel, Rousseau


privilégie ainsi le lait maternel qui est purement naturel. L’usage du lait artificiellement
produit est déjà une forme de dépravation de la nature. Autrement dit, le terme
d’éducation avait été assimilé par les anciens au terme de ″nourriture″. Il en résulte
que la première éducation de l’enfant passe par une bonne nutrition, à commencer
par le recours au lait maternel. Rousseau écrit :

« Notre véritable étude est celle de la condition humaine. Celui d’entre


nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à
mon gré le mieux élevé ; d’où il suit que la véritable éducation consiste
moins en préceptes qu’en exercices. Nous commençons à nous instruire
en commençant à vivre ; notre éducation commence avec nous ; notre

3
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, pp. 35-36
4
Saint Coran, chapitre 21, verset 30
8

premier précepteur est notre nourrice. Aussi ce mot éducation avait-il chez
les anciens un autre sens que nous ne lui donnons plus : il signifiait
nourriture. »5

Il a été admis par les anciens qu’éducation et nourriture sont deux concepts de
même signification. La nourriture fait donc partie intégrante de la condition humaine,
plus particulièrement pour le développement de la corporéité humaine. A ce devoir
maternel d’allaiter le nouveau-né, s’ajoute un autre travail, celui qui consiste à faire du
nouveau-né ou de l’enfant un être naturel capable de s’adapter aux divers climats qui
peuvent se présenter. A ce propos, Rousseau écrit :

« On ne songe qu’à conserver son enfant ; ce n’est pas assez ; on doit lui
apprendre à se conserver étant homme à supporter les coups du sort, à
braver l’opulence et la misère, à vivre s’il le faut, dans les glaces d’Islande
ou sur le brulant rocher de Malte. »6

De ce texte, on peut tirer l’idée d’une éducation liée à l’adaptation du nouveau-


né aux différents climats. Toute éducation est une préparation de l’avenir d’un
individu. Il est impératif pour la nourrice, lors de l’utilisation de lotions ou dans le
lavage de l’enfant, de garder en tête l’esprit d’une telle formation. En période de froid,
il est beaucoup plus intéressant de se servir de l’eau froide pour adapter l’enfant à ce
genre de climat. A contrario, pendant qu’il fait chaud, il faut encore de l’eau chaude.
Mais il ne doit pas y avoir d’exagération au risque de déséquilibrer le corps. Dans
cette situation, il faut appliquer la juste mesure. A ces devoirs liés à la maternité,
s’ajoutent d’autres actes qui découlent de la relation entre l’éducation, le corps et la
nature.

5
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 42
6
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, pp. 42-43
9

I. 1. 2. Education, corps et nature


Pour bien comprendre la philosophie rousseauiste de l’éducation, il faut d’abord
élucider les notions de corps et de nature. Corps et nature sont deux choses
inséparables, dans la mesure où le corps fait partie intégrante de la nature. Par
nature, nous entendons « la partie de l’univers qui obéit à des lois déterminées et ne
pense pas. »7
Cependant, dans la terminologie rousseauiste, la nature est définie comme le
« symbole de la création, dont fait aussi partie l’homme, avec ses lois que n’ont pas
défigurées la ville, la civilisation »8. Le corps est donc inclus dans la nature et forme
avec elle une unité substantielle. Par ce qui précède, on peut dire que la nature est
antérieure à l’éducation, et cette dernière suit la nature, selon Rousseau. Ainsi,
éducation, corps et nature entretiennent une relation d’interdépendance. Cette
interdépendance converge sur la notion de besoin. Car le corps en tant que nature
vivante a besoin d’être éduqué. Défini d’une manière simple, le besoin est ce qui
manque à un être pour assurer sa vie organique. Faisant partie intégrante de la réalité
naturelle, le corps de l’enfant manque de beaucoup de choses. Ce manque ne peut
être comblé que par la médiation d’une éducation réfléchie. La méconnaissance des
besoins peut rendre le corps défaillant. C’est donc véritablement un péché au sens
religieux du terme que tout précepteur doit éviter.

A la différence de la philosophie platonicienne qui met le corps au second plan,


c’est-à-dire qui le traite comme une ″prison″ de l’âme, la conception de Mao Ze Dong
fait du corps le siège des vertus par excellence qui donnent à l’homme toutes ses
valeurs universelles. Ce dernier affirme :

« La science de l’éducation physique trouve son complément dans


l’enseignement de la vertu et de la sagesse. Toutefois, la vertu et la
sagesse renvoient au corps, et sans corps il n’y a ni vertu ni sagesse. Ceux
qui le savent sont rares […]. C’est le corps qui contient les connaissances,
qui est la demeure de la vertu. »9

7
H. BENAC, Guide pour la recherche des idées dans les dissertations et les études littéraires, Editions Librairie
Hachette, 1961, p. 233
8
H. BENAC, Guide pour la recherche des idées dans les dissertations et les études littéraires, Editions Librairie
Hachette, 1961, p. 234
9
Cité dans Sociologie politique du sport, de Jean-Marie Brohm, Editions Presses Universitaires de Nancy, 1992,
p. 29
10

Au vu de cette importance capitale accordée par Mao Ze Dong au corps, il faut


satisfaire aux besoins de l’enfant dans ce domaine. La question est donc de savoir
quels sont les besoins du corps liés à sa formation. Pour répondre à cette question, il
faut reconnaître d’abord que « tout commencement est imparfait. »10

Cette imperfection s’explique par le fait que le nouveau-né ou l’enfant est doté
d’une fragilité laquelle doit être évacuée par la nourrice ou même le précepteur. Il
incombe donc à celui qui veille aux soins de l’enfant de lui procurer tout au long de sa
croissance une capacité d’endurcissement qui est nécessaire pour sa robustesse.
C’est la raison pour laquelle Rousseau écrit :

« Exercez-les donc aux atteintes qu’ils auront à supporter un jour.


Endurcissez leurs corps aux intempéries des saisons, des climats, des
éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue ; trempez-les dans l’eau du Styx
avant que l’habitude du corps soit acquise, on lui donne celle qu’on veut,
sans danger ; mais quand une fois il est dans sa consistance, toute
altération lui devient périlleuse. »11

Il convient de mettre l’accent sur un tel dessein de l’éducation. Celle-ci est


d’abord une formation ou une préparation de l’avenir de l’individu. Cet avenir ne peut
être envisageable que par une prise en compte de la vie de l’individu depuis le
berceau jusqu’à sa maturité. Ainsi, l’idée qu’on peut extraire à partir du texte
susmentionné est l’endurcissement du corps. Celui-ci doit avoir pour objectif la
capacité d’adaptation aux différentes ″intempéries″. L’idée de nature renvoie
également à la diversité de climats qui règnent sur toute la surface de la planète. La
nature est ainsi sujette à des changements incessants.

Dans la conception rousseauiste de l’éducation, l’enfant doit être formé de telle


façon qu’il soit à même de supporter les aléas de la nature. Cette loi est celle de la
modification perpétuelle des climats. Bref, la visée de Rousseau dans son entreprise
éducative est la formation d’un homme robuste. Il s’ensuit que Rousseau prône une
forme d’éducation telle que celui qui en bénéficie soit à tout prix en mesure d’habiter
tous les milieux habitables par les hommes.

10
Gaston Mialaret, l’Education approches philosophiques, publié sous la direction de Pierre Kahn, André
Ouzoulias et Patrick Thierry, PUF, France, 1990, p. 248
11
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, pp. 49-50
11

A cette adaptation aux intempéries, s’ajoute une autre qui est l’accommodation
à la famine, à la soif ou même à la fatigue. En tant que partie de la nature vivante,
sujette à l’imperfection, le corps humain est soumis à ces fatalités. Si Rousseau parle
d’exercice (« Exercez-les ! »), c’est parce qu’on ne peut pas résister à ces fléaux sans
exercice préalable. Ainsi, l’endurcissement et l’adaptation deviennent des nécessités
sans lesquelles la vie humaine risque d’être mise en danger.

En plus des nécessités précitées, il y a la circulation sanguine qui est une


fonction de l’organisme humain. Il faut noter que ne pas gêner la circulation du sang
est vital pour l’existence même de l’homme. A ce sujet, voici ce que dit Rousseau :

« Les membres d’un corps qui croît doivent être tous au large dans leur
vêtement ; rien ne doit gêner leur mouvement ni leur accroissement, rien
de trop juste, rien qui colle au corps, point de ligatures. L’habillement
français, gênant et malsain pour les hommes, est pernicieux, surtout aux
enfants. Les humeurs, stagnantes, arrêtées dans leur circulation,
croupissent dans un repos qu’augmente la vie inactive et sédentaire, se
corrompent et cause le scorbut. »12

Dans cette perspective, Rousseau préconise une éducation dans laquelle la


mère habille l’enfant avec des vêtements qui ne gênent pas les mouvements naturels
de son corps et de ses membres. Il en résulte que les habits qui collent au corps
humain, plus particulièrement celui de l’enfant, risquent d’entraver la circulation
sanguine. En outre, une telle méconnaissance des soins peut aussi être cause de
certaines maladies, dont ″le scorbut″. A partir de cette conception rousseauiste, on
peut déduire l’idée selon laquelle une bonne éducation doit viser à prévenir les
maladies susceptibles d’atteindre le corps de l’enfant. Ainsi, il est question de
rapprocher l’éducation avec la liberté du corps.

I. 1. 3. Education et liberté corporelle


L’éducation, telle qu’elle a été conçue par un grand nombre de penseurs
jusqu’au XVIIIe siècle, peut se définir comme un processus au cours duquel l’homme
accède à son humanité, selon Kant. Elle préconise pour un être la capacité de pouvoir
subir des changements, autrement dit, chez un être qui est sur la voie de son
développement physique, intellectuel, moral et spirituel, bref de viser à
l’épanouissement de l’individu.

12
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, pp. 158-159
12

Dans la conception rousseauiste, l’éducation est un long cheminement pendant


lequel l’enfant est appelé à grandir selon les exigences de sa nature. Evidemment,
cette croissance ne se base pas seulement sur le plan tant intellectuel que spirituel.
En d’autres termes, éduquer en suivant la nature, c’est orienter les caractères de
l’enfant, ses tendances, ses aptitudes innées en restant sur la voie de sa nature. Un
tel épanouissement se réalise logiquement par la liberté corporelle.

Le terme de ″liberté″ présente une multitude de significations. Pour se définir, il


a besoin d’être associé à un objectif qualificatif. Ainsi, on parle de liberté physique, de
liberté civile, de liberté politique, de liberté publique etc.

A cet effet, l’évolution conceptuelle du terme de ″ liberté″ entre dans ce cadre


de l’éducation rousseauiste où l’on parle de la liberté corporelle. Pour comprendre
cette notion de ″ liberté corporelle″, il faut élucider ce qu’on entend par liberté
physique car la liberté corporelle y est incluse. La liberté physique se traduit par la
jouissance de la capacité totale de se mouvoir. En d’autres termes, d’agir en dehors
de toute situation qui serait un esclavagisme et de n’être soumis à qui que ce soit ni à
quoi que ce soit. Or, la liberté physique des enfants n’est pas naturellement inscrite
déjà en eux-mêmes, mais elle doit être l’œuvre de ceux qui veillent à leur éducation.
La question est donc de savoir en quoi cette forme de liberté constitue un complément
de l’éducation de l’enfant.

Education et liberté corporelle sont ainsi indissociables dans l’entreprise


éducative prônée par Rousseau. Cette indissociabilité s’explique par le fait que le but
de l’éducation est en partie un moyen d’assurer « un parfait équilibre physique »13 entre
le corps et l’esprit. Comprendre cet équilibre physique, c’est revenir à la première
phase de l’éducation préconisée par Rousseau. Dans cette phase, l’auteur de l’Emile
parle d’une éducation purement négative. Elle « consiste non point à enseigner la vertu ni
la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. »14

C’est dans cette perspective que se trace le cheminement de l’éducation en


tant d’abord que formation purement corporelle. Ainsi, il est nécessaire d’examiner le
mode opératoire de cette forme éducative. Il convient de noter que l’éducation en tant

13
LAGARDE & MICHARD, Collection Littéraire, Editions Bordas, 1970, p. 296
14
Gaston Mialaret, l’Education approches philosophiques, publié sous la direction de Pierre Kahn, André
Ouzoulias et Patrick Thierry, PUF, France, 1990, p. 184
13

que formation qui s’opère de l’enfance jusqu’à la maturité est une succession
d’enseignements d’un certain âge à un autre. Dans l’intervalle qui est compris entre la
naissance et l’âge de cinq ans, la base de l’éducation est d’abord de viser à
l’épanouissement physique de l’enfant. Ceci s’explique avant tout par cette liberté
corporelle, c’est-à-dire la liberté pour l’enfant de se mouvoir.

Dans un tel cas, la conformité de l’enfant à la nature est indispensable selon


Rousseau. Elle signifie qu’il faut éliminer tous les vêtements et les maillots qui
peuvent gêner les mouvements naturels de l’enfant. En outre, jusqu’à l’âge de douze
ans, l’enfant est considéré comme incapable de raisonner à la manière des adultes, et
cela parce que la formation de son corps et de ses sens n’a pas encore atteint son
terme.

Il a été affirmé que l’éducation physique a pour finalité l’équilibre dans le


développement physiologique de l’enfant. L’enfance, étant un passage vers la
maturité, doit être un passage au cours duquel les capacités physiques doivent être
développées afin de permettre à l’individu d’exercer correctement un travail manuel à
l’âge mûr. Dans cette perspective, Rousseau accorde une grande importance aux
travaux agricoles et à la menuiserie.

En fait, l’éducation physique n’est pas une invention de Rousseau : c’est aussi
au fondement d’un système éducatif aussi vieux que le monde.

« L’éducation physique naît donc en même temps que se constitue la


société humaine, elle n’est propre qu’à l’homme. […]. L’éducation physique
est alors généralement orientée vers la préparation au travail, notamment
la chasse et l’agriculture. »15

Dire que l’éducation est aussi vieille que le monde, c’est affirmer qu’elle est un
phénomène naturel. Par son caractère naturel, le corps humain est doté de la
capacité de se mouvoir. L’ensemble de tous les mouvements du corps sont à la base
de l’exécution de toute une série de mouvements mettant en jeu un certain nombre
d’articulations. C’est dans et par le libre jeu de ces articulations que se réalise la
liberté corporelle. Le respect d’une telle liberté chez le nouveau-né est un droit pour
ce qui concerne l’éducation de l’enfant. Faisant allusion à cette liberté octroyée par la
nature, Rousseau écrit :

15
Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, Edition Presse universitaire de Nancy, 1992, p. 79
14

« La nature a, pour fortifier le corps et le faire croître, des moyens qu’on ne


doit jamais contrarier. Il ne faut point contraindre un enfant de rester quand
il veut aller, ni d’aller quand il veut rester en place. […]. Il faut qu’ils sautent,
qu’ils courent, qu’ils crient, quand ils en ont envie. Tous leurs mouvements
sont des besoins de leur constitution, qui cherche à se fortifier. »16

Education, liberté corporelle et besoin sont trois moments fondamentaux pour


la formation de l’organisme de l’enfant. Il n’y a donc pas d’éducation sans liberté et
pas de liberté sans besoin. La liberté se révèle comme une détermination ontologique
de l’enfant. Pour appréhender cette liberté corporelle préconisée dans l’éducation
rousseauiste, il faut revenir à la signification effective de la vie. Cette signification dit
que

« vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes,
de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui
nous donnent le sentiment de notre existence. »17

De tout ce qui précède, on peut essayer de faire la lumière sur la quintessence


de la liberté. La liberté, quelle que soit sa dimension, ne doit pas être refusée à
l’individu. Il en résulte qu’ôter une telle liberté au nouveau-né, c’est tenter de lui ôter la
vie, car le manque de liberté de se mouvoir chez le nouveau-né peut immédiatement
causer sa mort.

Bref, l’éducation sous sa forme préliminaire se focalise sur l’épanouissement de


la réalité du corps. Objet de soin, le corps doit être préservé de toute influence
négative, de toute forme de dépravation, selon les termes de Rousseau. Cette
protection est un acte de la mère, à laquelle la nature l’a confiée. Dans d’autres
perspectives, il est de la nature du corps d’être formé et d’évoluer selon les exigences
de la nature même. A cette éducation liée à l’édification du corps, il existe d’autres
facultés corporelles qu’il est indispensable d’entretenir. Telles sont la sensibilité, les
dimensions sensorielles et d’autres qui sont purement physiques.

16
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 101
17
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 43
15

Chapitre II. L’éducation et les dimensions corporelles

I. 2. 1. Education et sensibilité corporelle

Il est admis que toute éducation est une formation conduite de telle sorte que
l’éduqué devienne autre. Devenir autre signifie nier l’enfance par la voie éducative
pour devenir adulte. D’une manière plus précise, elle est un processus au cours
duquel toutes les facultés physiques et intellectuelles des nouveau-nés et des enfants
se développent. Tel est le dessein de l’éducation en général.

La sensibilité est une faculté commune à toute être humain vivant. Elle est faite
pour la réception des impressions. La sensibilité est l’« aptitude d’un organisme à réagir
à des excitations externes ou internes. »18 Dans cette analyse, la terminologie
rousseauiste de l’éducation ne laisse pas inaperçue la corrélation entre éducation et
sensibilité corporelle. Cette corrélation implique que toute éducation sans
développement d’une telle faculté est vouée à l’échec. L’échec s’explique s’il y a
atrophie d’une des facultés fondamentales constituant la personnalité humaine. Or,
l’éducation ne peut se comprendre qu’à partir du moment où elle forme le tout de
l’homme et non une partie.

Pour mieux comprendre cette éducation liée à la sensibilité, il faut revenir à la


conception rousseauiste de l’endurance. Le terme ″endurance″ dérive du verbe
″endurer″ qui signifie supporter ce qui est dur ou pénible. Sous cet angle de vision
éducative, Rousseau préconise une certaine pédagogie d’indifférence à l’égard d’un
enfant qui vient de se faire du mal. Il est à noter que le mal dont il est question ici n’est
pas d’ordre moral. C’est un mal purement physique. L’auteur de l’Emile fait remarquer
à la nourrice :

« S’il tombe, s’il se fait une bosse à la tête, s’il saigne du nez, s’il se coupe
les doigts, au lieu de m’empresser autour de lui d’un air alarmé, je resterai
tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c’est une
nécessité qu’il l’endure ; tout mon empressement ne servirait qu’à l’effrayer
davantage et augmenter sa sensibilité. »19

Ce texte atteste de l’apprentissage nécessaire des enfants à la souffrance.


Celle-ci est une détermination caractéristique de l’homme car c’est dans et par la

18
LAROUSSE, Dictionnaire de français, Editions Printed in France, en 2008
19
Jean-Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 89
16

souffrance que l’homme parvient à sa dignité. La souffrance est décrite comme une
nécessité. A la différence d’autres nécessités vitales (nécessités de travailler, de se
reposer, de manger, voire de faire l’amour), la souffrance se présente comme un cas
particulier. Savoir résister à la souffrance appelle l’endurance. En d’autres termes, la
sensibilité est quelque part inséparable de la notion d’affectivité. L’affectivité embrasse
tous les phénomènes ayant trait à la sentimentalité et à l’émotivité. Cette émotivité
n’est rien d’autre que la « tendance à éprouver certaines émotions : […] peur, phobie, trac,
crainte, inquiétude, anxiété, angoisse, épouvante, effroi, terreur. »20 Si Rousseau préconise
une éducation basée sur la sensibilité corporelle, c’est parce que la série d’émotions
précitée affecte le plus souvent le non initié à certains phénomènes depuis son
enfance.

Il faut noter cependant que toute émotion n’est pas forcément source de
douleur, car elle peut également être source de plaisir. Cependant, l’éducation de
Rousseau met l’accent sur les émotions qui sont sources de douleur. C’est pourquoi
une pédagogie de dépassement a vu le jour sous la plume de Rousseau. Elle est une
manière de chercher à soustraire l’enfant à des émotions qui peuvent produire en lui
une terreur durable. L’idée qu’on peut extraire à partir de cette éducation en rapport
avec la sensibilité est l’ouverture de l’enfant à des horizons dans son avenir. L’avenir
de l’enfant doit être de s’habituer à une multiplicité de tâches. Sur ce point, l’enfant est
appelé à se familiariser avec les animaux. En ce sens, l’environnement de la
campagne demeure une opportunité pour la formation des caractères de l’enfant,
selon notre auteur. Ainsi, l’auteur de l’Emile fait remarquer la différence entre des
enfants qui vivent en ville et ceux qui vivent en milieux ruraux :

« Les enfants élevés dans des maisons propres, où l’on ne souffre point
d’araignées, ont peur des araignées et cette peur leur demeure souvent
étant grand. »21

L’éducation doit dissiper cette crainte afin que le modèle de personnage


imaginaire de Rousseau soit à même de développer son art sur toutes les matières
liées à l’étude de la médecine. Il est des gens qui ont peur du sang, qui tremblent en
voyant du sang qui coule. Comment ces enfants-là pourront-ils devenir des médecins

20
H. BENAC, Guide pour la recherche des idées dans les dissertations et les études littéraires, Editions Librairie
Hachette, 1961, p. 310
21 ère
Jean-Jacques Rousseau, Emile, extraits I Edition Librairie Larousse, Paris VI, 1938, p. 24
17

ayant la vocation de sauver l’humanité ? Éducation, épanouissement des facultés


inhérentes à l’homme, ouverture sur différents horizons de la vie, telles sont les
finalités de l’entreprise menée par l’auteur de l’Emile.

L’éducation à la sensibilité corporelle ne méconnaît pas non plus


l’apprentissage de l’art de guerre. Sous cet angle, l’éducation se conçoit comme
l’action qui vise à rendre le personnage imaginaire de Rousseau intrépide. C’est pour
cette raison qu’il faut accoutumer les enfants aux bruits des armes à feu. Rousseau
écrit : « […] je l’accoutume aux coups de fusils, aux boîtes, aux canaux, aux détonations les
plus terribles. »22

I. 2. 2. Education et dimension sensorielle

Toute éducation suppose une acquisition de savoir. Le savoir est une totalité de
la production humaine. Mais à la base de cette production se trouve le savoir à finalité
pratique. Autrement dit, le savoir ne va pas de soi, il s’acquiert avec le concours des
organes de sens. Ainsi, l’éducation s’apparente à la science expérimentale qui
demande une bonne activité des organes sensoriels. Les phénomènes sensoriels
constituent d’abord une priorité pour le développement physique de l’enfant. Si l’usage
des organes de sens relève des phénomènes naturels, pour Rousseau, un long
processus d’apprentissage doit être déployé pour donner aux enfants la capacité de
discernement pour le bon usage de ces organes.

Pour comprendre le rapport entre l’éducation et la dimension sensorielle, il


faudra revoir ce que Rousseau entend par ″éducation négative″ :

« J’appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes,


instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces
connaissances et qui prépare à la raison par l’exercice des sens. »23

L’analyse du texte ci-dessus montre la nécessité d’un bon état du


fonctionnement des organes, c’est-à-dire les organes de sens que sont l’ouïe, le goût,
le toucher, l’odorat et la vue. L’éducation négative « tend à perfectionner les
organes ». Dans l’idée de perfectionner, il y a aussi l’idée de purifier, de rendre pur. Et

22 ère
Jean-Jacques Rousseau, Emile, extraits I édition Librairie Larousse, Paris VI, 1938, p. 25
23 e
Jean-Jacques Rousseau, Lettre a Christophe de Beaumont, cité dans Le XVIII siècle en littérature par Xavier
Darcos Bernard Tartayre, dans la Collection Perspective et confrontations, Editions Hachette, 1986, p. 249
18

ce qui est pur pour le Genevois, c’est la nature non souillée par les apports de la
civilisation.

En ce sens, éduquer, former, forger les organes de sens, c’est leur offrir la
capacité de discerner par le toucher le dur et le mou, le chaud et le froid, le tranchant
et le moussé, le lourd et le léger, le sec et l’humide. Concernant l’odorat, l’élève de
Rousseau doit être à même de distinguer le parfumé et le nauséabond. Le son aigu et
grave, le son harmonieux et cacophonique, le son frêle et tonitruant doivent être
discriminés par l’action de l’organe de l’ouïe.

En effet, il ne faut pas se tromper par rapport au point de convergence de la


philosophie de Rousseau. C’est une philosophie qui plonge ses racines dans la
nature. Or, ce qui met l’individu en rapport direct avec la nature c’est la coaction des
organes sensoriels. De l’idée du rapport entre l’homme et la nature, découle l’idée du
travail, plus particulièrement le travail manuel. Sur ce point il faut noter que l’entreprise
de Rousseau consiste à vouloir former un homme qui ne vivra que dans et par la
nature ; il s’agit d’un homme qui travaillera la terre, un agriculteur, et un homme qui
travaillera également à partir des arbres de la nature dans la menuiserie.

Il faut un savoir pour exercer un tel travail et ce savoir ne peut s’acquérir que
par ces outils que sont les organes de sens, qualifiés chacun d’″instrument propre à
l’acquérir″ par Rousseau. De ce qui précède, il résulte que l’exercice de la réflexion
est à la base de l’exploitation de ces sens. C’est pourquoi l’éducation des enfants, dès
la naissance jusqu’à l’âge de douze ans, doit viser particulièrement au développement
des sens, même si la réflexion, au sens philosophique du terme, n’est pas un acte
possible pour les enfants de moins de douze ans, selon l’auteur de l’Emile. Rousseau
dit ceci dans cet ouvrage :

« Pour exercer un art, il faut commencer par s’en procurer les instruments,
et, pour pouvoir employer utilement ces instruments, il faut les faire assez
solides pour résister à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc
exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de
notre intelligence ; et pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il
faut que le corps, qui les fournit, soit robuste et sain. »24

24
Jean-Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 157
19

Pour comprendre l’importance des sens dans le processus éducatif selon


Rousseau, il faut revenir au développement par étapes des facultés de l’homme.
L’ensemble de toutes les facultés de l’homme ne se développe pas en même temps,
mais se forme en s’échelonnant les unes par rapport aux autres jusqu’à leur plénitude.
C’est pour cette raison qu’apprendre aux enfants de moins de douze ans des idées de
la morale ou des notions religieuses n’est pas adéquat, car ils sont incapables de
saisir des choses qui sont en dehors de la nature.

Il est nécessaire de commencer l’éducation de l’enfant par le commencement.


Et ce commencement n’est autre que l’éducation des sens. Pour l’auteur de l’Emile,

« Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont


les sens. Ce sont donc les premières qu’il faudrait cultiver ; ce sont les
seules qu’on oublie, ou celles qu’on néglige le plus. »25

En lisant ce propos, on remarque la réitération du verbe « cultiver ». L’emploi


de ce verbe fait penser à un apprentissage, à une éducation des sens ayant pour
finalité une bonne manière de juger à partir des organes sensoriels. L’usage des
organes de sens n’est pas le même pour une personne initiée à écouter, à toucher,
par rapport à une autre non initiée. Un mécanicien, par exemple, qui entend le
grondement d’un moteur peut en déduire le bon ou mauvais fonctionnement de
l’automobile, alors qu’un homme ordinaire non initié ne peut rien en déduire. Par
conséquent, « nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons
appris. »26 Outre les cinq sens qui sont vulgaires, Rousseau fait état d’un ″sixième
sens″ qu’il appelle le ″sens commun″. A la différence des autres sens qui sont des
organes appropriés pour leur fonctionnement propre,

« Ce sixième sens n’a point par conséquent d’organe particulier : il ne


réside que dans le cerveau, et ses sensations, purement internes
s’appellent perceptions ou idées. »27

Nous avons signalé que les sens sont à la base de toutes connaissances. Or,
les sensations en tant que telles ne constituent pas des connaissances. Pour élucider
l’usage de ce ″sixième sens″, il faut revenir à la notion de perception. La perception
est la capacité de discerner selon les informations fournies par les organes sensoriels,

25
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 167
26
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 167
27
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 202
20

elle est parfois sélective, mais elle ne perçoit que ce qui est perceptible. En d’autres
termes, la perception joue un rôle médiateur sur l’environnement dans lequel nous
baignons. Nombreux sont les facteurs éducatifs qui concourent à l’épanouissement
corporel de l’enfant. Parmi ces facteurs, il y a la sensibilité et la dimension sensorielle
qui sont pour l’auteur de l’Emile des facteurs-clefs pour le bien-être de l’enfant. En ce
sens, il faut noter qu’Emile n’a pas stagné dans les bas âges, il progresse vers sa
maturité physique. Vers l’âge de onze ans, Emile va être nourri d’une éducation autre
que celle qu’il a reçue auparavant ; cette nouvelle formation est purement physique,
d’où la réintégration des activités sportives qui vont constituer la phase finale du
développement corporel d’Emile.

I. 2. 3. Education sportive et dimension physique

L’éducation sportive est un phénomène qui remonte à l’Antiquité grecque. Dans


son ouvrage La République, Platon fut le pionnier de cette éducation. Actuellement,
l’éducation sportive peut se définir comme une discipline de l’enseignement de même
importance que la mathématique, la physique et les autres disciplines littéraires. En
toute rigueur, le sport est devenu un moyen d’intégration sur la scène internationale.
C’est le cas, par exemple, des nations qui parviennent à participer aux grandes
compétitions, qui en font des pays dont les mass-médias parlent beaucoup plus,
grâce aux grandes stars qui s’y trouvent. Plusieurs intérêts sont à voir dans cette
éducation sportive : intérêt sanitaire, social, économique, voire intérêt religieux. En
outre, dire que l’éducation sportive a une longue histoire, c’est affirmer qu’elle est
venue en même temps que le déclenchement de l’histoire. Les grands sociologues
parlent de l’éducation physique ainsi :

« Les activités physiques ont un long passé. A l’aube de l’histoire humaine


diverses activités, à la fois physiques, religieuses, symboliques (jeux,
luttes, danses, etc.) existaient. Il y eut ensuite le sport antique, toute la
tradition des jeux populaires, enfin le sport moderne né en Angleterre, les
diverses méthodes de formation physiques apparues dans de nombreux
pays. »28

Pour Rousseau, le rapport entre l’éducation en général et sa dimension


physique est une relation étroite, qui traduit quelque chose d’inhérent à une autre

28
Cité dans Sociologie politique du sport, de Jean-Marie Brohm, Editions Presses universitaires de Nancy, 1992,
p. 107
21

chose qui ne peut pas en être séparée. Par exemple, le concept de père est
inséparable de celui de fils ou filles. De la même manière, l’élève de Rousseau ne
peut pas ne pas se nourrir d’une éducation physique car il est destiné à devenir un
être sain de corps, capable d’affronter tous les aléas de la vie. C’est à la base même
de la liberté, c’est-à-dire le pouvoir d’affronter et d’apporter une solution à tous les
problèmes qui peuvent surgir, soit dans le milieu terrestre, aquatique ou milieu aérien.
En cas d’accident qui survient dans un milieu aquatique, Emile est censé être capable
de nager sur une certaine distance pour se sauver de la noyade. Rousseau veut
montrer qu’idéalement Emile devrait même pouvoir voler en l’air bien qu’il soit
dépourvu d’ailes. Faisant allusion à cela, Rousseau écrit ainsi dans son ouvrage,
Emile ou de l’éducation :

« Une éducation exclusive, qui tend seulement à distinguer du peuple ceux


qui l’ont reçue, préfère toujours les instructions les plus couteuses aux plus
communes, et par cela même aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens élevés
avec soin apprennent tous à monter à cheval, parce qu’il en coute
beaucoup sur cela ; mais presque aucun d’eux n’apprend à nager, parce
qu’il n’en coute rien, et qu’un artisan peut savoir nager aussi bien que qui
que ce soit. Cependant, sans avoir fait son académie, un voyageur monte à
cheval, s’y tient, et s’en sert assez pour le besoin ; mais, dans l’eau, si l’on
ne nage on se noie, et l’on ne nage point sans l’avoir appris. Enfin l’on n’est
pas obligé de monter à cheval sous peine de la vie, au lieu que nul n’est
sûr d’éviter un danger auquel on est si souvent exposé. Emile sera dans
l’eau comme sur la terre. Que ne peut-il vivre dans les éléments ! Si l’on
pouvait apprendre à voler dans les airs, j’en ferais un aigle. »29

En lisant le texte ci-dessus, on en déduit le sens de la liberté attendu chez


l’élève de Rousseau. Cette liberté se définit comme la capacité d’affronter tous les
problèmes dans trois domaines essentiels, à savoir dans une dimension liée à la
connaissance, la volonté et l’amour. C’est dans et par ces trois sphères que toute
forme d’éducation doit se faire ; car si elle doit se cultiver dans un climat moral et
physique de liberté, c’est que c’est celle-là qui est la liberté par excellence. Ainsi, on
ne peut pas apprendre ce qu’on n’aime pas ni même ce qu’on ne veut pas. Le
concept d’amour et de volonté s’applique à l’éducation sportive car Emile, à l’âge de
onze ans, peut alors acquérir petit à petit sa maturité intellectuelle et morale. Il a été
affirmé qu’« Emile sera dans l’eau comme sur la terre ». L’accent était mis sur
l’apprentissage de la natation. Celle-ci est une pratique sportive qui mobilise la totalité

29
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 166
22

de l’organisme humain. Elle est pour ainsi dire un exercice au cours duquel l’enfant
acquiert son équilibre dans l’eau. L’emploi de la locution ″comme ″ renvoie à l’idée
selon laquelle Emile doit, par le processus éducatif, s’adapter à tous les milieux tant
terrestre qu’aquatique. L’apprentissage de la natation sous-entend un autre exercice.
Il s’agit de pouvoir s’exposer au risque. Apprendre à nager, c’est apprendre à risquer
de se noyer. Pour l’auteur de l’Emile, l’éducation embrasse ainsi tout ce qui peut
contribuer au développement physique de l’élève et la prise de risque est un bon
entrainement pour la réussite de l’individu. La prise de risque est donc la mère de tout
succès. Au sujet du risque, l’auteur de l’Emile ou de l’éducation stipule qu’« il faut
s’apprivoiser au risque même, pour apprendre à ne s’en pas troubler ; c’est une partie
essentielle de l’apprentissage. »30

Etant donné donc que l’″éducation négative″ vise la santé corporelle de l’enfant
et par la suite celle de l’homme robuste, Rousseau énumère une série de pratiques à
part celle de la natation. Ce sont la course, le saut, le lancement des pierres etc. Dans
le livre de La République, Platon encourageait aussi l’éducation physique et donnait
une grande importance à la gymnastique :

« C’est par la gymnastique qu’il faut former les jeune gens.


[…]
Il faut donc les y exercer sérieusement dès l’enfance et au cours de la
vie. »31

Nous avons affirmé que l’éducation selon Rousseau est une opération de
formation intégrale de l’homme. Or l’homme est un être naturel qui fait l’expérience de
son existence dans son corps. Ce corps est au fondement d’un principe ontologique
de l’homme. Il en est le fondement dans la mesure où il est la base sur laquelle
s’élève la multiplicité des facultés de l’être humain. Le corps est aussi justification
dans la mesure où il donne sens et raison à ce que sera l’être de l’homme. C’est le
corps qui permet à l’homme d’être et de subsister dans l’être.

Si l’éducation est posée comme formation de l’homme dans son intégralité, elle
doit commencer par la formation du corps humain dans son entièreté, dans toutes ses
dimensions et dans toutes ses facultés. Il appartient à l’éducateur de développer au

30
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 166
31
Platon, La République, introduction et note par Robert Baccou, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p.
155, (403c)
23

maximum toutes les compétences qui permettent au corps de s’adapter aux


exigences de sa nature et de la nature. Ce sont des compétences qui doivent
permettre au corps de faire l’expérience de la liberté. Cette expérience s’élève sur la
base de l’éducation de sa dimension sensible, sensorielle et physique. Une éducation
définie comme formation intégrale du corps est celle qui considère le corps comme un
instrument universel de l’homme. Pour Rousseau, le corps est une dimension
instrumentale consubstantielle à son être. Cette consubstantialité montre que l’homme
ne peut ni se séparer ni se distinguer de son corps. L’universalité de cette dimension
se manifeste par la multiplicité des fonctions que le corps humain exerce dans ses
rapports avec la nature et dans les circonstances existentielles provoquées par les
phénomènes de la nature. En somme, l’éducation est cette opération qui doit
permettre au corps humain d’avoir accès à une multiplicité de possibilités, ce qui lui
permet d’affronter toutes sortes de situations existentielles.

Mais une éducation complète ne se limite pas à la formation du corps dans son
intégrité, dans la mesure où l’homme n’est pas seulement un être corporel. La
corporéité n’est qu’une des déterminations de l’être de l’homme. A cette détermination
s’ajoute la dimension intellectuelle. La question est maintenant de savoir en quoi
consiste l’éducation conçue comme formation de l’intelligence dans toutes ses
dimensions.
24

DEUXIÈME PARTIE

ÉDUCATION COMME FORMATION INTELLETUELLE ET ETHIQUE


25

Chapitre I : La nature comme base de la formation intellectuelle

II. 1. 1. Education, nature et curiosité

C’est dans le troisième livre de l’Emile que l’éducation intellectuelle est mise en
exergue. C’est un système éducatif qui fait de la curiosité le fondement de la formation
intellectuelle de l’enfant. Pour comprendre le rapport conceptuel entre la curiosité et la
nature, il faut d’abord définir ce qu’est la curiosité.

La curiosité est un caractère qui est inhérent à l’homme ; il l’a donc depuis sa
naissance, est donc innée. Elle est le désir de voir, de regarder et de connaître. Or,
pour connaître, il faut qu’il y ait le sujet connaissant et l’objet à connaître. L’objet dont
il est question, dans la terminologie rousseauiste de l’éducation, n’est rien d’autre que
la nature. C’est dans cette conviction que Rousseau conçoit le commencement d’une
telle éducation ainsi que la formation intégrale du corps.

« A l‘activité du corps, qui cherche à se développer succède l’activité de


l’esprit, qui cherche à s’instruire. D’abord, les enfants ne sont que
remuants, ensuite ils sont curieux, et cette curiosité bien dirigée est le
mobile de l’âge où nous voilà parvenus. Distinguons toujours les penchants
qui viennent de la nature de ceux qui viennent de l’opinion. Il est une
ardeur de savoir qui n’est fondée que sur le désir d’être estimé savant ; il
en est une autre qui naît d’une curiosité naturelle à l’homme pour tout ce
qui peut l’intéresser de près ou de loin. Le désir inné du bien-être et
l’impossibilité de contenter pleinement ce désir lui font rechercher sans
cesse de nouveau moyen d’y contribuer. Tel est le premier principe de la
curiosité »32

De ce texte, on retient une signification capitale de la notion de curiosité. Elle


atteste que la « curiosité bien dirigée est le mobile de l’âge où nous voilà parvenus ».
Dans l’idée de ″mobile″, il y a l’idée de mouvement et pour qu’il ait mouvement, il faut
la présence d’une certaine énergie pour l’effectuer. Par conséquent, la curiosité reste
la seule énergie capable de faire bouger l’intellect de l’enfant à l’âge de onze à quinze
ans. Dans le désir de développer cette curiosité, Rousseau fondera cette phase de
l’éducation sur l’observation de la nature. C’est dans et par la nature que l’enfant doit
cultiver sa curiosité. Ainsi, il est question de voir le mode opératoire de cette
éducation.

32
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 214
26

Pour comprendre la culture de la curiosité, il est bon d’évoquer la méthode


socratique : la « maïeutique ». ″La maïeutique″ est le procédé qui permet la
découverte de la vérité par soi-même par la médiation d’une multiplicité de questions
que se posent les interlocuteurs. En s’inspirant de la méthode socratique, Rousseau
donne une définition précise de la curiosité. Celle-ci est une activité de soi par soi de
l’enfant, qui lui permet de découvrir d’abord par lui-même l’objet dans sa vérité. C’est
ainsi que Rousseau écrit :

« Elevé dans l’esprit de nos maximes, accoutumé à tirer tous ses


instruments de lui-même, et à ne recourir jamais à autrui qu’après avoir
reconnu son insuffisance, à chaque nouvel objet qu’il voit il l’examine
longtemps sans rien dire. Il est pensif et non questionneur. Contentez-vous
de lui présenter à propos les objets ; puis, quand vous verrez sa curiosité
suffisamment occupée, faites-lui quelque question laconique qui le mette
sur la voie de la résoudre. »33

La curiosité fait partie intégrante des principes éducatifs selon lesquels l’enfant
est appelé à s’instruire de lui-même, en lui-même, par lui-même par l’effet de ses
propres expériences. L’instruction de soi par soi de l’enfant s’élève sur la base de la
remise en cause des connaissances déjà établies par les autres. Emile, l’élève
imaginaire de Rousseau, n’est pas celui qui se contente de ces genres de
connaissances. Il est cet individu curieux qui se fait médiateur entre lui-même et de la
nature. De ce fait, l’enfant fait l’expérience de son autonomie. Celle-ci s’élève sur la
base de la négation de l’opinion des autres. L’opinion est une forme de savoir qui
n’est pas passé par le tamis de la raison, qui n’a pas subi une démonstration effective.
Or, la vraie connaissance diffère de l’opinion dans la mesure où la connaissance est
le résultat de nombreuses recherches, de longues réflexions critiques. Si l’éducation
fait abstraction de l’opinion, c’est parce que l’opinion n’est pas une connaissance.

Pour Rousseau, il est de la nature même de l’enfant d’être curieux. Etre


curieux, c’est avoir la réflexion critique. La réflexion critique est donc une affirmation
de l’intelligence de l’enfant à l’âge de raison.

Aux yeux de Rousseau, les connaissances à base de spéculation, c’est-à-dire


qui n’ont pas de réalité effective, n’ont pas de place dans la formation intellectuelle de
l’enfant. Ainsi, toutes connaissances qui peuvent dépasser l’entendement humain

33
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 217
27

n’est pas accessible à l’intellect de l’enfant et peut déchoir sa curiosité. Par


conséquent, les phénomènes naturels qui sont sources de ces faits sont les principes
logiques propres à éveiller la curiosité de l’enfant. Faisant allusion à ces phénomènes,
Rousseau prend l’exemple du ″soleil″. Si Rousseau prend cet exemple, c’est parce
que le ″soleil″ est « l’objet le plus frappant pour nos yeux. »34 Il est donc source
d’étonnement. Et qui s’étonne se pose des questions. Voilà un objet par lequel se
déclenche l’activité curieuse de l’enfant. Le soleil est aussi source de nombreux faits
parmi lesquels l’alternance du jour et de la nuit. Le soleil est donc un principe logique
de nature à éveiller la curiosité de l’enfant. Il en résulte que le désir de Rousseau
d’éveiller la curiosité chez son élève a pour finalité la connaissance de la physique, la
cosmographie et la géographie. Dans le but de parfaire cette éducation, voici ce que
nous écrit Rousseau :

« Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous


le rendrez curieux, mais pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez
jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez les lui
résoudre. Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce
qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il
l’invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison,
il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des
autres. »35

La curiosité est la base de la réflexion critique. Si tel est le cas, elle demeure
une condition sine qua non de l’esprit philosophique. Celui-ci naît de la curiosité et de
l’étonnement.

Curiosité et étonnement constituent le recto et le verso de l’esprit


philosophique. Faisant allusion à la philosophie comme fille de l’étonnement, Karl
Jaspers dit :

« L’origine de la philosophie se trouve dans l’étonnement, le doute, la


conscience que l’on a d’être perdu. Dans chaque cas, elle commence par
un bouleversement qui saisit l’homme et fait naitre en lui le besoin de se
donner un but »36

34
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 214
35
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p.215
36
Karl Jaspers, Citée dans Initiation à la philosophie par Paul François de Torquat S. J, Editions Ambozontany
Analamahitsy-Antananarivo, 2004, p. 37
28

A cet esprit philosophique qui nait de la curiosité et de l’étonnement, s’ajoute


l’esprit scientifique. La science est pour Rousseau, l’objet d’invention mais non
d’apprentissage. Grâce à sa capacité de méditer et de questionner la nature, Emile
invente la science. Rousseau conçoit l’invention comme l’une des manifestations de
l’intelligence d’un enfant bien éduqué. C’est dans le texte ci-dessus que Rousseau
donne une définition bien précise de la science comme invention de l’esprit curieux :
« qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente ».

En somme, on peut dire que l’éducation intellectuelle fondée sur la curiosité et


l’étonnement est une opération à double objectif : acquérir l’esprit philosophique et
l’esprit scientifique. C’est à partir de ces deux modes d’esprit qu’Emile parviendra à
puiser ce qui est utile dans un amas de choses.

II. 1. 2. Education et principe d’utilité

Dans son sens étymologique, éducation vient du mot latin ″educatio″ qui
signifie une instruction ou une formation de l’esprit. De cette définition générale,
Rousseau tire deux formes d’éducations qu’on peut qualifier comme la double
formation intégrale de l’homme. Ces deux formes d’éducations sont : l’″éducation
positive″ et l’″éducation négative″.

« J’appelle éducation positive celle qui tend à former l’esprit avant l’âge et à
donner à l’enfant la connaissance des devoirs de l’homme. J’appelle
éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments
de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui
prépare à la raison par l’exercice des sens. »37

Pour mieux aborder l’angle positif de l’éducation, il faut revenir à la conception


selon laquelle l’éducation doit ″suivre la nature″. L’éducation a pour finalité la
recherche de ce qui est utile. Le concept d’utilité renvoie à tout ce qui peut servir ou
contribuer au bonheur ou à la vie. Pour l’auteur de l’Emile, le bonheur dont il est
question est à rechercher dans l’état de nature. Rousseau est celui qui dénonce la
société civile vu que la civilisation est pour lui la forme idéalisée de l’homme corrompu
et dépravé. C’est dans et par la dénonciation de l’homme dit « civilisé » ou
« corrompu » que Rousseau lance ce défit sur l’éducation intellectuelle fondée sur la
base du principe d’utilité.
37 e
Cité par Rousseau dans Le XVIII siècle en-littérature par Xavier Darcos, Bernard Tartayre, Collection
Perspectives et Confrontations, Editions Hachette Paris, 1986, 249
29

Il convient de noter que toute entreprise doit viser un objectif à atteindre.


L’éducation est pour sa part un long processus au cours duquel l’homme acquiert son
autonomie. Dans l’idée d’autonomie, il y a celle d’autodétermination d’un homme
complet, capable de se servir de sa propre raison pour diriger ses pas. Tel est
l’objectif de l’éducation. Rousseau affirme dans l’Emile que le rôle de celle-ci est de
« conduire depuis le moment de sa naissance jusqu’à celui où devenu homme fait, il n’aura
plus besoin d’autre guide que lui-même. »38

A partir de cet extrait, on peut deviner une définition de l’éducation. Celle-ci est
le détournement de l’esprit de l’enfant vers la reproduction et la réactualisation de la
nature, qui est pour Rousseau, un état où l’homme a connu le bonheur ou la vie
heureuse. Cela se justifie par le dire de Rousseau selon lequel quand Emile sera
assez grand, « il n’aura plus besoin d’autre guide que lui-même ». Cette phrase
atteste l’une des caractéristiques de l’homme à l’état de nature ou l’homme sauvage.

La lecture d’un extrait du Discours sur l’origine de l’inégalité témoigne ainsi : à


l’état de nature, l’homme est

« Sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul
besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut être
même jamais en reconnaitre aucun individuellement, l’homme sauvage,
sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les
sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais
besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir. » 39

Dans la conception rousseauiste de l’évolution de l’espèce humaine, l’homme


ne peut pas jouir d’un bonheur en étant sujet à beaucoup de besoins inutiles. Le texte
ci-dessus décrit les critères d’un homme libre, ayant connu une vie heureuse. Une
telle vie s’explique par l’absence de guerre, une autonomie totale de soi par soi, une
limitation des besoins, c’est-à-dire que l’homme à l’état de nature limitait ses besoins
à sa conservation. En outre, la vie heureuse conçue par Rousseau est dépourvue
d’hypocrisie. C’est aussi dans ce texte que Rousseau fait allusion au concept d’utilité :
l’homme à l’état de nature « ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir »

38
Cité par Rousseau, dans L’éducation approches philosophiques, par Gaston Mialaret, Editions PUF, 1990, p. 173
39
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les Arts, Discours sur l’origine de l’inégalité, introduction
par Jacques Roger, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1971, pp. 201-202
30

Il a été affirmé que toute éducation doit préserver l’enfant de toute forme de
dépravation. Si Rousseau fait du principe d’utilité la seconde phase de la formation
intellectuelle de son élève, c’est parce qu’il veut lui éviter le monde de luxe, car celui-
ci mène à une dépravation de l’homme. Depuis que le monde est monde, l’homme n’a
connu des guerres sanglantes, de graves maladies qu’avec l’avènement de la
science, source de toute forme de luxe lié à une forte progression.

Faute d’interprétation, Rousseau est taxé de faire une scission entre la science
et la vertu. Or, ce qu’il affirme avoir soutenu, c’est que « la culture des sciences
corrompe les mœurs d’une nation, c’est ce que j’ai osé soutenir, c’est ce que j’ose croire avoir
prouvé. »40

En réponse aux questions : comment récupérer la vie heureuse perdue avec


l’état de nature, comment mettre l’enfant à l’abri de risques de dépravation ?, l’auteur
de l’Emile élabore son entreprise éducative. Le texte ci-après le montre:

« A quoi cela est-t-il bon ? Voilà désormais le mot sacré, le mot


déterminant entre lui et moi dans toutes les actions de notre vie : voilà la
question qui de ma part suit infailliblement toutes ses questions, et qui sert
de frein à ces multitudes d’interrogations sottes et fastidieuses dont les
enfants fatiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui les environnent,
plus pour exercer sur eux quelque espèce d’empire que pour en tirer
quelque profit. Celui à qui, pour sa plus importante leçon, l’on apprend à ne
vouloir rien savoir que d’utile, interroge comme Socrate, il ne fait pas une
question sans s’en rendre à lui-même la raison qu’il sait qu’on lui en va
demander avant que de la résoudre. »41

A la lumière de ce texte, on peut tirer l’idée selon laquelle le dialogue est le


moyen par excellence pour faire sortir quelque chose dans la pensée de l’enfant. Il est
dans la nature même de celui qui veille à l’éducation intellectuelle de l’enfant de
percer sa psychologie par la voie interrogative.

Il faut noter qu’on ne peut orienter l’enfant vers l’utile (l’utile renvoie à l’idée de
nature saine, non corrompue par la civilisation) que lorsqu’on fait sienne d’abord sa
pensée. C’est dans et par une série de questionnements qu’on peut mener à bien une
meilleure éducation intellectuelle. Inculquer à l’enfant le désir de prendre en charge la

40
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les Arts, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, introduction par Jacques Roger, Editions Garnier-Flammarion, p. 78
41
Jean. Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, pp. 230-231
31

totalité de sa vie, tel est le principe de la liberté. Liberté, autonomie et autoproduction


de soi par soi sont les déterminations ontologiques de l’homme complet, escompté
par Rousseau. Pour le dire autrement, il est utile de fermer le cerveau de l’enfant à
l’idée d’obtenir quelque chose sans le moindre travail. Car « l’enfant prend donc
l’expérience du gouvernement avant toute autre ; il connaît la puissance des passions avant
de soupçonner les strictes lois du travail ; il pense d’abord en roi. »42

Le sens de ces lignes nous fait comprendre le mode de pensée de l’enfant. Il


fait abstraction de l’essence même de la liberté, c’est-à-dire qu’il ignore la notion
d’autonomie. Or, l’éducation rousseauiste vise cette liberté. Elle est une détermination
ontologique de l’homme. Si tel est le cas, comment et par quelle médiation l’homme
peut-il y parvenir ? C’est en ayant le souci d’élaborer cette liberté perdue avec l’état
de nature que Rousseau examine sur le rapport de l’éducation avec le travail manuel.

II. 1. 3. Education et le travail manuel

L’apprentissage d’un travail, surtout manuel, entre dans le cadre de la


formation intellectuelle de l’enfant. Il est dans la nature même de l’homme de se
familiariser avec la nature, par la médiation du travail pour se conserver. Pour
Rousseau, la conservation est d’abord la capacité de se maintenir et de maintenir la
vie. Elle est pour ainsi dire « la première loi de la nature ». La prise en charge et le
soin à donner à cette conservation, telles sont les conditions pour que tout homme
ayant acquis sa maturité physique et intellectuelle vive une bonne vie.

Si Rousseau accorde une grande importance à l’apprentissage d’un métier


manuel à son élève, c’est parce qu’Emile, ayant grandi à la campagne, doit se rendre
en ville pour faire l’expérience de la vie sociale. Pour Rousseau, c’est dans le dessein
de procurer à Emile une certaine utilité et lui épargner toutes formes de servitudes au
sein de la société qu’un apprentissage d’un travail manuel fut entrepris. En ce sens,
on peut dire que le passage de l’état de nature à l’état civil est un passage obligé dans
la mesure où nul ne peut subsister malgré les autres. Rousseau écrit :

« Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé,


ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que
misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car, trouvant la terre

42
Gaston Mialaret, L’Education approches philosophiques, publié sous la direction de Pierre Kahn, André
Ouzoulias et Patrick Thiery, PUF, France, 1990, p. 339
32

entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où
tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de nature, nous forçons nos
semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres ; et
ce serait réellement en sortir, que d’y vouloir rester dans l’impossibilité d’y
vivre ; car la première loi de la nature est le soin de se conserver. »43

De ce texte, on peut tirer l’idée selon laquelle le passage de l’état de nature à


l’état social est le résultat d’un long processus de socialisation. La socialisation est un
phénomène qui contraint l’homme à faire des concessions sur des valeurs telles que
la liberté, la bonté et même éventuellement la perte d’une vie heureuse. Convaincu
que l’homme à l’état social ne peut exalter ces valeurs que dans et par l’apprentissage
d’un travail manuel, Rousseau fait l’éloge d’une série de travaux qui sont à la base de
la libération de l’homme.

Il a été admis par l’auteur de l’Emile que le soin à la conservation de soi par soi
est la première loi de la nature. A l’état de nature, les besoins sont parfaits
immédiatement par la nature elle-même. Le concours de plusieurs personnes pour les
exigences de la conservation n’était pas nécessaire. Si à l’état de nature cette
conservation ne demandait pas le concours des autres, dans la société civile,
l’homme fait l’expérience de sa conservation et de celle des autres.

En effet, le premier besoin de l’homme pour subsister est d’abord la nourriture.


Vie et nourriture sont deux concepts et deux réalités inséparables. On ne peut donc
concevoir une vie sans nourriture. C’est pour cette raison que l’agriculture fut placée
au premier de tout le reste des travaux manuels. Autrement-dit, l’activité agricole a été
et reste la seule qui maintient l’humanité en vie. Par agriculture, on entend l’acte qui
met l’homme en relation directe avec la nature. Rousseau loue l’activité agricole ainsi :

« Le premier et le plus respectable de tous les arts est l’agriculture : je


mettrais la forge au second rang, la charpente au troisième, et ainsi de
suite. L’enfant qui n’aura point été séduit par les préjugés vulgaires en
jugera précisément ainsi. »44

Ce texte fait allusion aux exigences qui attendent l’homme dans la société.
Dans un tel état, une multiplicité de besoins apparaissent. Si Rousseau veut faire de
son élève un être habile en matière de ″forge″ et de ″charpente″, c’est parce que le
besoin de se loger, de se vêtir revêt d’autres dimensions en milieu social. A la
43
Jean-Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 250
44
Jean- Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 244
33

différence de l’homme à l’état de nature dont les désirs étaient l’expression d’une faim
à satisfaire, l’homme à l’état civil fait appel à d’autres dimensions. Au besoin de se
nourrir, s’ajoute le besoin de se loger et de se vêtir. La maison et l’habit couvrent une
multiplicité de significations qui contraint l’homme à l’état civil de s’approprier une
certaine habileté, c’est-à-dire une maîtrise de ses mains pour produire du bien
matériel.

Il a été admis que la maison et l’habit revêtent plusieurs significations à l’état


civil. Parmi ces significations, on peut citer l’intimité. Une maison digne de ce nom doit
répondre à ce critère, sinon elle ne mérite pas d’être appelée maison. Le texte ci-
après montre l’importance de la nourriture, de la maison et de l’habit:

« Les désirs matériels de l’homme ne sont jamais uniquement l’expression


d’une faim à satisfaire ou d’une impulsion primitive de survie. Le désir de
« puissance et de gloire » est subtilement amalgamé aux impulsions plus
primitives. Le désir du lion pour sa nourriture est satisfait lorsqu’il a le
ventre plein. Le besoin de nourriture est relativement plus facile à satisfaire
chez l’homme que d’autres désirs humains. Cependant, l’impulsion de la
faim, chez ce dernier, est sujette aux raffinements et aux perversions sans
fin de la gourmandise. Le problème de l’abri ou des vêtements prend des
dimensions encore plus vastes que celui de la nourriture. Pour un homme,
son habit n’est jamais uniquement le vêtement dont il recouvre sa nudité,
mais la marque de sa profession ou l’expression de son sens esthétique ou
un procédé pour attirer le sexe opposé, ou encore l’attestation de certaine
position sociale. La maison de l’homme ne constitue pas pour lui
uniquement un abri, mais encore plus que les vêtements, elle est
l’expression de sa personnalité, et le symbole de sa puissance ; de sa
position dans la société et de son prestige. »45

L’idée qu’on peut extraire à partir du texte ci-dessus est la nouvelle figure que
prend l’ensemble des besoins de l’homme en milieu dit « civilisé ». Si le besoin de se
vêtir était d’éviter la nudité chez l’homme primitif, l’homme à l’état civil fait de son
comportement vestimentaire l’« expression de son sens esthétique ou un procédé
pour attirer le sexe opposé, ou encore l’attestation de certaine position sociale ». C’est
à cause de cet excès, c’est-à-dire cette nouvelle manière de juger les besoins
humains, qu’Emile est appelé à apprendre un métier manuel afin de conserver sa vie.

45
John H. Hallowel, Les fondements de la démocratie, cité par Charles Scribner’s Sons, Nouveaux Horizons, 1955,
pp.156-157
34

Si l’activité agricole pourvoit l’homme en nourriture, l’activité artisanale lui


confère sa dignité. L’artisan est à l’abri de toute humiliation, il est libre même à
l’étranger. Cette liberté s’explique par le fait que l’artisan ne dépend de personne mais
de son seul travail. De ce qui précède, on peut déduire une définition à la notion de
liberté. La liberté est pour Rousseau une valeur fondamentale que l’homme doit
s’approprier par les moyens de ses propres mains.

En plus, pour le cas d’un artisan, son travail demande la vigilance de l’esprit et
la dextérité de ses mains. Par ailleurs, il ne faut pas méconnaître le rôle des facultés
intellectuelles dans le travail manuel. La formation intellectuelle de l’homme ne va pas
de soi, mais fait appel au maintien du corps en bonne santé. Le travail purement
intellectuel peut faire abstraction des activités corporelles, et peut par conséquent
entraîner une nuisance à la santé. Rousseau prouve ainsi :

« […] de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à


l’homme, celle qui le rapproche le plus de l’état de nature est le travail des
mains : de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des
hommes est celle de l’artisan. L’artisan ne dépend que de son travail ; il est
libre, aussi libre que le laboureur est esclave ; car celui-ci tient à son
champ, dont la récolte est à la discrétion d’autrui. L’ennemi, le prince, un
voisin puissant, un procès, lui peut enlever ce champ ; par ce champ, on
peut le vexer en mille manières ; mais partout où l’on veut vexer l’artisan,
son bagage est bientôt fait, il emporte ses bras et s’en va. »46

Dans le contexte de la pensée politique de Rousseau, la liberté, qui est une


valeur inaliénable, peut toujours être aliénée dans la société. C’est dans le souci de
conserver la liberté que l’auteur de l’Emile enseigne à son élève un travail manuel.
Ayant reçu l’habileté et l’adresse de ses propres mains pour faire sa vie, Emile sera
donc à l’abri des contraintes sociales. Il sera à même d’organiser son temps par
rapport à sa volonté et son désir.

Ainsi, la question est de savoir le mode opératoire susceptible d’inculquer à


l’enfant l’idée de l’utilité du travail manuel. Rousseau dit:

« Quand Emile apprendra son métier, je veux l’apprendre avec lui ; car je
suis convaincu qu’il n’apprendra jamais bien que ce que nous apprendrons
ensemble. Nous nous mettrons donc tous deux en apprentissage, et nous

46
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, pp. 253-254.
35

ne prétendrons point être traités en messieurs, mais en vrais apprentis qui


ne le sont pas pour rire ; pourquoi ne le serions nous pas tout de bon ? »47

La lecture de cet extrait renvoie à une pédagogie visant à enseigner un métier


manuel à un enfant. Dans ce genre d’éducation, l’auteur de l’Emile développe le
thème de l’amitié entre l’éducateur et l’éduqué. Celle-ci est un support pédagogique
pour mener à bien les apprentissages de la menuiserie, de la maçonnerie et d’autres
métiers. Dans l’idée d’amitié, il y a l’idée de faire abstraction d’une grandeur ou d’une
petitesse de l’un par rapport à l’autre. Dans un environnement où règne l’amitié,
chacun a le droit de demander et de bénéficier de la correction de son ami. L’amitié
suppose l’égalité et la confiance donnée par les uns aux autres. En bref, Emile, ayant
reçu l’esprit de libération par rapport aux contraintes sociales, rejaillit en lui la réflexion
critique basée dans les livres et les contes.

47
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 261
36

Chapitre II. De l’éducation à la réflexion critique

II. 2. 1. Education et critique des livres

Pour beaucoup de penseurs, la formation intellectuelle de l’enfant passe par


l’acte de frotter sa réflexion avec celle des autres par la médiation des livres. Il faut
noter que la production des livres n’est pas le travail de n’importe qui, c’est toujours
l’œuvre des personnes reconnues comme étant les grandes figures soit du passé, soit
du monde actuel. Par le livre, on entre en conversation avec l’auteur et les personnes
qui ont marqué l’histoire de l’humanité. En effet, ceux qui ont marqué l’histoire de
l’humanité n’ont pas été seulement des hommes bienfaiteurs mais aussi ceux qui sont
considérés comme des malfaiteurs. C’est le cas d’Hitler qui, par le génocide qu’il a
commis à l’égard des Juifs, reste dans les mémoires de toute l’humanité. En ce sens,
les sectateurs qui font du livre un « ami inestimable » donnent une grande importance
au choix du livre. Le choix est l’une des manifestations d’un acte libre. Comme la
volonté, la liberté ne peut se comprendre que dans et par un bon choix. C’est le choix
qui permet à l’homme de se fixer des buts et de ne pas se laisser influencer par la
volonté extérieure. Rousseau montre ainsi la spécificité du choix dans l’exercice de la
liberté humaine:

« Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a


donné des sens pour se remonter elle-même, et pour garantir, jusqu’à
certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois
précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette
différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au
lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit
ou rejette par instinct et l’autre par l’acte de liberté ; ce qui fait que la bête
ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait
avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son
préjudice. […], c’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès
qui leur causent la fièvre et la mort, parce que l’esprit déprave les sens, et
que la volonté parle encore quand la nature se tait. »48

Tout le monde est d’accord pour dire que l’homme est doué du libre arbitre. Sur
ce point, il est responsable de ses actes. La responsabilité, la décision, le choix sont
des critères essentiels de la liberté humaine. L’idée de responsabilité renvoie à l’idée
de répondre à ses actions, et pour répondre, il faut la présence des autres. L’autre

48
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Hatier,
1999, p. 34
37

dont il est question est la société dans laquelle on agit, c’est-à-dire les gens qui la
composent. La décision ne peut se prendre qu’après le choix.

Dans la conception rousseauiste de l’éducation, le choix d’un livre participe à la


formation intellectuelle. Si Rousseau critique les livres, c’est parce qu’il y a des livres
qui ne sont pas à même d’apporter à l’enfant les connaissances nécessaires à son
développement. Au lieu de participer à l’édification intellectuelle de l’enfant, ces
genres de livres deviennent cause d’égarement pour lui. Cette idée de mépris des
livres rejoigne celle d’un penseur iranien qui le voit ainsi :

« Il est regrettable qu’à notre époque on diffuse de tels livres, vide de tout
sens et de nature tendancieuse, donc les effets pervers sont manifestes et
influence très dommageable pour les jeunes en particulier. Ces livres sont
comme ces brigands qui se cachent pour ravir le cœur des jeunes et leur
esprit, s’empressant de détruire les valeurs humaines et saper les
fondements de la foi chez les jeunes qui pratiquent ce genre de lecture. […]
il est donc évident que lorsque le choix des livres ne se fait pas sur la base
de l’étude et de l’observation clairvoyantes et objectives et que le seul but
recherché est le plaisir, la lecture sera dès lors, la prélude d’une vie
d’errance, de vilenie et dispersion des énergies. »49

Si l’on suit l’évolution de la pensée de cet auteur sur le choix du livre, on


remarque que la lecture doit être fondée sur un objectif visé. L’objectif dont il est ici
question n’est rien d’autre que « l’étude et l’observation clairvoyantes et les
objectifs ». A partir de cet objectif escompté de la lecture, on peut tirer l’idée selon
laquelle la lecture n’est pas l’activité d’un enfant de moins de quinze ans, c’est-à-dire
un enfant qui n’a pas atteint un certain degré de maturité intellectuelle. En ce sens, il
est impératif que l’enfant ait le sens de la liberté. Le choix n’est choix que dans la
liberté, car c’est dans et par le choix, un critère de la liberté qu’on peut se fixer un
objectif.

Pour Rousseau, les enfants doivent être protégés contre la lecture des livres
qui ne contribuent pas à leur bonne formation intellectuelle. L’auteur qualifie ″la
lecture″ comme une ″misère″ pour l’enfant. Seul le roman Robinson Crusoé relate la
vie d’une personne vivant seul, qui ne compte que sur soi-même dans toutes les
dimensions qui concourent à sa conservation. A propos des livres dont l’enfant doit se

49
Seyyed Mujtaba Mussavi Lari, Les chemins de la perfection, traducteur Haydar Anazigh, Ed, Centre de diffusion
de connaissance islamique, Iran, 2005, pp. 310-311
38

méfier, Rousseau cite ceux d’Aristote, de Plin et de Buffon ; bref, l’enfant n’est pas
encore à même de faire de la philosophie.

« En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, j’ôte les instruments de leur
plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau de l’enfance, et
presque la seule occupation qu’on lui sait donner. A peine à douze ans
Emile saura-t-il ce que c’est qu’un livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on
qu’il sache lire. J’en conviens : il faut qu’il sache lire quand la lecture lui est
utile ; jusqu’alors elle n’est bonne qu’à l’ennuyer. »50

L’usage du mot « fléau » qui décrit l’idée d’une grande calamité publique
incarne une certaine méfiance à l’égard de la lecture. Toutefois, Emile doit apprendre
à lire et à écrire. La lecture et l’écriture constituent des éléments fondamentaux de la
formation intellectuelle de l’enfant, mais il faut une certaine maturité mentale pour
pouvoir recueillir de la lecture son utilité. Elle sera utile pour l’élève de Rousseau à
partir du moment où Emile acquiert l’esprit d’analyse, l’esprit critique. En
conséquence, lire les livres dignes d’intérêt, les livres qui offrent au lecteur une
meilleure vision du monde, peut ouvrir un nouvel horizon dans la vie de l’enfant, et
partant dans la vie de l’adulte qu’il sera.

En effet, le livre peut être une source d’erreur pour l’enfant. C’est pour cette
raison que Socrate, le père de la philosophie, n’a rien écrit. A la différence de bon
nombre de penseurs qui privilégient le livre comme base de l’instruction de l’enfant,
Rousseau fait de la nature le livre par excellence pour son élève. Un tel argument
semble bien fondé dans la mesure où la nature, qui est régie par la raison universelle,
ne peut pas tromper volontairement. Il a été affirmé par Rousseau que la première
éducation est le développement des sens. Dans un tel cas, il serait absurde pour
l’élève de Rousseau de combler sa formation intellectuelle par des choses qui ne
s’accommoderont pas avec ses dons naturels. Cela signifie que ce qui peut interpeller
directement la sensibilité de l’enfant, c’est la nature avec ses données. Rousseau
écrit :

« Transformons nos sensations en idées, mais ne sautons pas tout d’un


coup des objets sensibles aux objets intellectuels. C’est par les premiers
que nous devons arriver aux autres. Dans les premières opérations de
l’esprit, que les sens soient toujours ses guides : point d’autre livre que le

50
Jean-Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 145
39

monde, point d’autre instruction que les faits. L’enfant qui lit ne pense pas,
il ne fait que lire ; il ne s’instruit pas, il apprend des mots. »51

Il a été démontré par Rousseau que la formation intellectuelle de l’enfant


s’enracine sur des bases purement matérielles. Or, le livre ne répond pas aux
exigences de la formation intellectuelle de l’enfant dans la mesure où l’enfant, quand il
lit, « ne s’instruit pas, il apprend des mots ». Apprendre des mots, d’après Rousseau,
c’est spéculer dans le vide, dans le rien ; car le mot donne une idée à la chose, mais
ne révèle pas l’effectivité de la chose, ni même la réalité de la chose.

En d’autres termes, le mot véhicule l’idée du langage. Or, le langage n’est


accessible que dans et par la maîtrise de l’environnement auquel il s’adresse. De là, si
l’élève de Rousseau doit être mis à l’abri des livres, c’est parce que Emile n’est pas à
même de déchiffrer tous les messages véhiculés par le langage des livres. Il faut
noter la distinction du langage écrit et du langage oral. A la différence du langage oral
où l’auteur peut tout dire, dans le langage écrit, l’auteur dit tout d’une manière
succincte. Emile ne peut p as percer ce qui semble être dit brièvement. Et c’est dans
le but de ne pas semer dans l’esprit de l’enfant la confusion que Rousseau ne veut
pas instruire son élève par la voie livresque. Ainsi, la méfiance à l’égard des livres est
pour Rousseau une mise en garde contre le langage qui peut être source de
mensonge.

« Au fond, en opposant les livres aux choses, c’est du langage lui-même


que Jean Jacques se méfie. L’éducation négative commence par ne pas
hâter chez le très jeune enfant le développement du langage. Car le
langage est le premier mal. Rousseau est loin de voir en lui un logos, un
discours rationnel éclairant l’humanité ; et il lui opposera toujours la
transparence perdue du « langage des signes » immédiat et naturel de
l’origine. Par le langage conventionnel, dominé par l’écriture, c’est le
mensonge qui vient au monde, l’opacité, la possibilité d’excéder ou de
dissimiler ses pensées. »52

L’analyse de la pensée rousseauiste sur l’éducation fait ressortir une idée


capitale : la protection de l’enfant contre toutes formes de dépravation. Il est donc
évident que les livres, plus particulièrement ceux qui sont écrits en langue étrangère,
peuvent pervertir l’enfant. En ce sens, il est à noter que la production des livres est

51
Jean. Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 215
52
Gaston Mialaret, L’Education Approche philosophique, publié sous la direction de Pierre Kahn, André Ouzoulias
et Patrick Thiery, PUF, 1990, p. 190
40

toujours en conformité avec les cultures de ceux qui les produisent. Il s’ensuit que lire
un livre d’un écrivain français, c’est apprendre la culture française. C’est, pour ainsi
dire, s’imprégner de la culture française et apprendre à réfléchir à la manière des
Français. Par ce qui précède, on peut déchiffrer un message pédagogique. En ce
sens, on remarque au jour d’aujourd’hui que bon nombre d’élèves, voire d’étudiants,
n’arrivent pas à réfléchir en leurs propres langues parce qu’ils se sont initiés à
réfléchir en la langue des autres. C’est de cette manière que cette perte identitaire
s’opère. Si Rousseau voit les choses ainsi, c’est parce que son élève, n’ayant pas
atteint une maturité intellectuelle complète, risque de perdre son identité culturelle. Or,
c’est cette identité culturelle qui différencie les hommes les uns par rapport aux
autres.

Dans d’autres perspectives, les livres n’offrent pas à l’enfant l’occasion de


choisir la religion qui lui convient. Parler d’une religion, c’est évoquer le concept de foi.
Or, la foi est une adhésion qui se fait librement, c’est-à-dire d’une manière autonome
à des vérités qui dépassent la raison. S’inspirant des pays qui méconnaissent la
laïcité sur le plan religieux, l’enfant risque, par la seule culture des livres, de
s’embourber dans des compassions. Il y a alors risque que des horizons soient
fermés et non ouverts à la multiplicité de livres qui enseignent les religions étrangères.
C’est le cas par exemple des Comores où la quasi-totalité des livres qui traitent de
religions sont des livres à vocation islamique. Le texte suivant souligne l’importance
du choix entre divers livres de théologie :

« Il faudrait être bien simple pour croire qu’il suffit d’entendre les docteurs
de son parti pour s’introduire des raisons du parti contraire. Où sont les
théologiens qui se piquent de bonne foi ? Où sont ceux qui, pour réfuter les
raisons de leurs adversaires, ne commencent pas par les affaiblir ? Chacun
brille dans son parti : mais tel au milieu des siens est tout fier de ses
preuves qui feraient un fort sot personnage avec ces mêmes preuves parmi
des gens d’un autre parti. Voulez-vous instruire dans les livres ; quelle
érudition il faut acquérir ! Que de langues il faut apprendre ! Que de
bibliothèques il faut feuilleter ! Quelle immense lecture il faut faire ! Qui me
guidera dans le choix ? Difficilement trouvera-t-on dans un pays les
meilleurs livres du parti contraire, à plus forte raison ceux de tous les
partis : quand on les trouverait, ils seraient bientôt réfutés. […] D’ailleurs
souvent rien n’est plus trompeur que les livres et ne rend moins fidèlement
les sentiments de ceux qui les ont écrits. »53

53
Jean-Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 395
41

A cette dépravation issue des livres, qui peut affecter l’épanouissement spirituel
de l’enfant, s’ajoute encore un autre méfait ; il s’agit de la non ouverture de l’enfant
aux différentes conceptions politiques existant dans le monde. Un enfant, par
exemple, qui est né dans un pays très fermé comme les pays islamiques risque
d’ignorer plusieurs choses sur les régimes politiques possibles dans ce monde. Cela
est tout à fait évident car l’accès aux livres qui ne sont pas en conformité avec leur
régime est écarté, étant perçu comme inadmissible. C’est contre cette conviction
fondée sur la culture et les connaissances livresques que Rousseau met en garde son
élève. Il est bien souvent vrai, comme l’affirment certains penseurs, que « le livre est
un ami inestimable », mais le choix d’un ami doit s’opérer sur un climat de liberté
s’appuyant sur la capacité de choisir. A cette critique des livres, s’ajoute la critique des
fables.

II. 2. 2. La remise en cause des fables.

Par la ténacité et la capacité de son esprit d’analyse, Rousseau se révèle


comme l’un des fondateurs de la pédagogie moderne. La pédagogie peut se définir
comme l’art de conduire les enfants dans leur processus éducatif. Ainsi donc la
remise en question des fables est un acte pédagogique que Rousseau fait pour
éveiller tout un chacun qui veut développer la faculté intellectuelle de l’enfant. En effet,
les fables ne sont pas accessibles à un esprit immature. Cette remise en question
remonte jusqu’à la haute Antiquité. Dans le livre de Platon La République, que
Rousseau considère comme l’ouvrage de l’éducation par excellence, le disciple de
Socrate préconisait déjà une mise en garde des enfants contre les contes fabuleux :

« L’enfant, en effet, ne peut discerner ce qui est allégorie de ce qui ne l’est


pas, et les opinions qu’il reçoit à cet âge deviennent, d’ordinaire,
indélébiles, et inébranlables. C’est sans doute à cause de cela qu’il faut
faire tout son possible pour que les premières fables qu’il entend soient les
plus belles et les plus propres à lui enseigner la vertu. »54

A la lumière de cet extrait de Platon, ce n’est pas la totalité des fables qu’il faut
écarter de l’enseignement, mais tous les contes nuisibles au développement de
l’esprit de l’enfant ; car l’action vise à lui inculquer la vertu. Inculquer la vertu à l’enfant
c’est développer en lui sa force morale afin qu’il soit en mesure de se conduire d’une
54
Platon, La République, introduction, traduction et notes par Robert Baccou, Garnier-Flammarion, Paris, 1966,
(379 b) p. 178
42

manière vertueuse. Si une mise en garde contre ces fables doit être faite, c’est parce
que les contes trop merveilleux se fixent facilement dans l’esprit de l’enfant ; elles
deviennent ineffaçables.

En d’autres termes, il faut noter la spécificité et la particularité du style utilisé


dans les fables. Il s’agit ici du langage symbolique, c’est-à-dire d’images. L’auteur des
fables peut employer l’image d’un animal robuste pour raconter l’histoire d’un roi
puissant, furieux, robuste et méchant. L’enfant est incapable de déchiffrer le langage
allégorique utilisé dans les fables. Pour cette conviction, Rousseau se fait l’héritier de
Platon et voit dans les fables une façon cachée de dire la vérité aux enfants.
Rousseau souligne :

« Emile n’apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas
même celle de La Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu’elles
sont ; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de
l’histoire ne sont l’histoire. Comment peut-on s’aveugler assez pour appeler
les fables la morale des enfants, sans songer que l’apologue, en les
amusant, les abuse, que, séduit par le mensonge, ils laissent échapper la
vérité, et que ce qu’on fait pour leur rendre l’instruction agréable les
empêche d’en profiter ? Les fables peuvent instruire les hommes ; mais il
faut dire la vérité nue aux enfants : sitôt qu’on la couvre d’un voile, il ne se
donne plus la peine de le lever. »55

L’analyse du texte ci-dessus fait apparaître le danger des contes fabuleux pour
l’instruction de l’enfant. Les fables livrent effectivement une vérité, mais d’une façon
déguisée. L’enfant, n’ayant pas encore acquis l’esprit d’analyse, n’arrive pas à percer
le fond des fables pour découvrir la quintessence de celles-ci. De cette manière, on
peut dire que les fables ne sont pas toujours profitables pour les enfants. Elles sont
plutôt bonnes pour les adultes. La fragilité de l’esprit de l’enfant exige la transparence
des choses. Cela signifie qu’« il faut dire la vérité nue aux enfants » au lieu de semer
chez l’enfant une confusion entre la vérité et le mensonge. C’est de cette manière que
se trace l’itinéraire de la pensée pédagogique de Rousseau. Cette pensée clame qu’il
faut instruire l’enfant suivant l’évolution de sa faculté intellectuelle.

A ces contes fabuleux qui empêchent le développement intellectuel de l’enfant


s’ajoute le mauvais rôle de l’histoire. Dans sa forme écrite, l’histoire ne révèle pas une
vérité effective ; « les mots de l’histoire ne sont pas plus l’histoire ». Cette phase de

55
Jean. Jacques. Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 139
43

Rousseau atteste la dissociation de la véritable histoire du langage sur l’histoire. Sur


ce point, l’accent est mis sur le langage de l’histoire qui est une ″erreur″ pour le bon
apprentissage de l’enfant.

La remise en question de l’histoire écrite est en grande partie dictée par la


volonté de ménager la mémoire de l’enfant. Celle-ci n’est pas encore à même de
retenir des noms de rois, ni des choses dénuées de tout intérêt pour l’éducation.
L’enfant n’a pas la mémoire d’une personne adulte, mais plutôt une sorte de mémoire
qui est susceptible de retenir seulement ce qui est sensible. L’apprentissage de
l’histoire est

« Erreur encore plus ridicule, on leur fait étudier l’histoire : on s’imagine que
l’histoire est à leur porté parce qu’elle n’est qu’un recueil de faits. Mais
qu’entend-on par ce mot de faits ? Croit-on que les rapports qui
déterminent les faits historiques soient si facile à saisir, que les idées s’en
forment sans peine dans l’esprit des enfants ? Croit-on que la véritable
connaissance des événements soit séparable de celle de leurs causes, de
celle de leurs effets, […]. Si vous ne voyez dans les actions des hommes
que les mouvements extérieurs et purement physiques, qu’apprenez-vous
dans l’histoire ? Absolument rien, et cette étude, dénuée de tout intérêt, ne
vous donne pas plus de plaisir que d’instruction. »56

Il est difficile pour l’enfant de saisir l’effectivité des événements historiques ;


l’histoire n’est pas pour Rousseau entièrement assimilable par la mémoire de l’enfant.
Ceci s’explique par le fait que l’histoire répond aux questions ″comment″ s’est produit
tel fait, alors que les historiens ne font pas grand cas du ″pourquoi″ des faits. Or,
l’histoire n’est compréhensible que dans et par les réponses portant sur la manière
dont les faits se sont produits et la cause qui les a fait surgir. Si Rousseau remet en
question l’enseignement de l’histoire, cela est dû à l’attitude pessimiste des historiens
par rapport à l’histoire. Cette remise en question s’explique par le fait que l’histoire ne
révèle que le mauvais côté d’une personne, d’un Etat, bref, elle est dénuée de tout
intérêt objectif. De cette manière, l’histoire perd beaucoup de sa valeur éducative ; elle
est donc ″dénuée de tout intérêt″. Faisait suite à cela, l’enseignement de l’histoire
risque de détourner l’esprit de l’enfant vers de vains objectifs.

A la suite de Rousseau, Nietzsche qualifie la culture de son époque comme


« une culture vouée à la ″maladie historique″ ». Pour Nietzsche, l’aboutissement

56
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 136
44

logique de l’apprentissage de l’histoire n’est rien d’autre que la haine des uns contre
les autres, la méfiance des uns vis-à-vis des autres, bref, certaines vertus
disparaissent. En ce sens, l’apprentissage de l’histoire n’est pas totalement
compatible avec le développement intellectuel de l’enfant. Ainsi, les différentes
guerres qui sont produites au cours de l’histoire, et qui font l’objet d’un monument de
livres dans les bibliothèques n’ont pas l’utilité souhaitable. Le pire est selon Nietzsche
qu’« une guerre n’est pas terminée que déjà elle est transformée en papier imprimé,
multipliée à cent mille exemplaires, et présenté comme nouveau stimulant au gosier fatigué
de l’homme avide d’histoire. »57

Source de dissension, de haine, de désir de vengeance, de méfiance, l’histoire


n’instaure pas un climat de détente, de tranquillité. Elle est donc néfaste pour la
formation intellectuelle et morale de l’enfant. Toutefois, il est à signaler que ce n’est
pas toute l’histoire qui est génératrice de méfiance, mais seulement une partie de
celle-ci. Pour mieux comprendre le point de vue de Nietzsche sur le mauvais côté de
l’histoire, on peut se référer à l’époque de l’esclavagisme. C’est une époque qui relate
le complexe de supériorité de l’homme blanc par rapport à l’homme dit de couleur.
L’histoire de l’esclavagisme est à l’origine d’une série de discriminations raciales dans
presque tous les quatre coins de la planète. Si l’éducation intervient sur l’angle négatif
de l’histoire, c’est que l’éducation envisage l’épanouissement d’une multiplicité de
vertus, alors qu’une partie de l’histoire développe la flagornerie et la vanité de
l’homme blanc. La flagornerie, la vanité et l’arrogance sont des défauts que
l’éducation doit combattre. Faisant allusion aux dégâts de la vanité et de l’arrogance,
Seyyed Mujtaba MussaVi Lari écrit :

« L’individu vaniteux se forge un moule propre et un modèle idéal de


comportement et de discours, propre à satisfaire son sentiment de
domination, tout en tentant de mettre en harmonie ses sentiments avec ce
modèle idéal. Il s’imagine que ses qualités sont tellement parfaites qu’il ne
lui vient pas à l’esprit qu’elles puissent être critiquées. Quiconque tentera
de lui faire remarquer ses défauts, en toute équité et bonne foi, sera
violemment pris à partie et accusé de jalousie. Ces manifestations
douloureuses soulèvent dans l’esprit du vaniteux une véritable tempête. Il
commence alors à déverser sa bile avec véhémence, rejetant les critiques

57
Nietzsche, Seconde considération intempestive, De l’utilité et de l’inconvénient des études historique pour la
vie, Garnier-Flammarion, 1874, p. 113
45

et humiliant leurs auteurs et, par la même, calmer ses sentiments en


ébullition. »58

Ainsi, pris dans son sens le plus défavorable, l’histoire devient un couteau à
double tranchant. Apprendre l’histoire de l’esclavagisme ou de la colonisation,
équivaut à réactualiser des moments douloureux susceptibles de bouleverser la
mentalité des personnes mal affermies. Du côté de l’homme blanc, c’est l’esprit de
vanité et de l’arrogance qui se développe, tandis que du côté de l’homme de couleur,
en particulier l’homme africain, naît en lui l’esprit de haine, de vengeance, d’hostilité à
l’égard de l’homme blanc. C’est pour des raisons pareilles que l’éducation
rousseauiste exclut tout apprentissage historique qui peut faire dévier l’esprit de
l’enfant vers des mauvaises directions. De la même manière, l’histoire des différentes
guerres ethniques qui opposaient par exemple les Hutus et les Tutsi n’a pas de raison
morale d’être étudiée. Bref, la culture de l’intelligence de l’enfant passe par un choix
judicieux des disciplines à lui enseigner.

Si on reparle des contes fabuleux, on doit tenir compte des différents modes de
la pensée de l’enfant. Par nature, l’enfant imite. Cette imitation se fait à l’exemple d’un
héros quelconque. En effet, il ne faut pas rejeter les critères décrits dans les fables.
D’ordinaire, l’auteur des fables prend l’exemple d’un animal méchant pour symboliser
le puissant personnage ou l’acteur d’une guerre et un autre animal moins puissant
pour symboliser le personnage qui est la proie de l’autre. Rousseau attire l’attention
des enfants sur ces genres de fables, qui peuvent l’amener à jouer le rôle du méchant
personnage par le désir d’imitation de l’animal le plus puissant. En imitant l’animal le
plus fort, il se croira le plus fort de tous jusqu’à faire du mal à ses semblables ; ce sera
alors la loi du plus fort et non celle du plus vertueux. Rousseau écrit:

« Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c’est
d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne manque point de se faire lion ; et
quand il réside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand
soin se s’emparer tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est
une autre affaire ; alors l’enfant n’est plus lion, il est moucheron. Il apprend
à tuer un jour à coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied
ferme. »59

58
Seyyed Mujtaba Mussavi Lari, Les chemins de la perfection, traduit par Haydar Amazigh, Centre de Diffusion
des connaissances islamiques, 2005, pp. 248-249
59
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 144
46

Il a été affirmé que l’ouvrage de Rousseau sur l’éducation a un complément qui


est le Contrat social. Cette complémentarité s’explique par le fait que le Contrat social
pose le principe de légalité et de légitimité dans la vie en société tandis que l’Emile
pose le type d’homme qui doit y habiter. La pensée politique de Rousseau envisage la
démocratie directe comme mode d’organisation politique par excellence. La
démocratie est dite directe lorsque l’exercice du pouvoir du peuple d’une nation se
réalise par le peuple lui-même, sans le truchement de qui que ce soit. Or, l’analyse
profonde du texte ci-dessus montre que l’apprentissage de certaines fables peut
semer dans l’esprit de l’enfant des idées hostiles aux concepts démocratiques.
Comme le ″lion″, l’enfant est susceptible d’hériter une mauvaise idéologie qui peut
conduire vers un esprit dictatorial, régime qui ne répond pas aux aspirations politique
de Rousseau.

En somme, la conception rousseauiste de l’éducation apparaît comme une


mise en garde contre toute forme de dépravation. C’est une conception qui s’élève sur
la base de la réflexion critique. Celle-ci est une attestation de la maturité humaine.
Partant de la critique des livres, Rousseau aboutit à la remise en cause des fables et
de l’histoire. A partir d’un long cheminement intellectuel au cours duquel l’intelligence
de l’enfant se construit, s’ajoute une autre base, le principe de bonne moralité.
47

Chapitre III : Education et éthique

II. 3. 1. Education et dimension éthique de l’homme


Education et éthique sont deux concepts qui s’interpellent dans la mesure où
l’éthique est une exigence de toutes activités éducative et pédagogique. Partie de la
philosophie qui étudie les fondements de la moralité, l’éthique désigne l’ensemble des
règles de conduite. D’une manière plus précise, l’éthique concerne plus
particulièrement les règles qui régissent les comportements de l’homme et son action
dans ses rapports avec lui-même, avec les autres et avec le monde. La question est
de savoir quel est le rapport entre l’éducation et l’éthique dans la formation morale,
intellectuelle de l’enfant. Quelles sont les valeurs fondatrices de cette éthique ?

L’éthique pédagogique exige que toute éducation qui contribue à la formation


morale de l’enfant tienne compte de la valeur naturelle inscrite au sein de tout être
humain : l’amour de soi.

Pour l’auteur de l’Emile, l’amour de soi est un sentiment naturel qui est né avec
l’homme. Dans son ouvrage Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, l’amour de soi est défini comme ce penchant naturel inscrit en
l’homme qui veille à la conservation de soi. Aux yeux de Rousseau, l’amour de soi
n’est pas propre à l’homme seulement, il est commun à tout animal :

« L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à


veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et
modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. »60

Ce texte témoigne la présence en chaque être vivant animal, y compris


l’homme, d’un effort permanent pour sa conservation. Autrement dit, l’amour de soi
est une force qui tend à la conservation et à la persévérance de la dimension
physique de tout être vivant. Il s’ensuit que la conservation de soi demeure toujours
conforme à l’ordre. L’ordre dont il est ici question est le refus de se tuer ni de se faire
du mal. Dans cette perspective, l’amour de soi-même incarne l’idée d’une
autoconservation de soi par soi, et c’est à partir de ce penchant que l’individu humain
continue de vivre. Or, la continuation de la vie d’un animal n’est pas celle d’un homme
dans la mesure où l’animal, en grandissant, tend vers son animalité, alors que

60
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Hatier,
1999, p. 109
48

l’homme tend vers son humanité. La tendance de l’homme à son humanité fait appel à
un long processus éducatif. En ce sens, l’éducation, après avoir envisagé la formation
intégrale du corps humain et de son intellectualité, envisage sa formation morale.
Pour Rousseau, la morale plonge ses racines dans l’amour de soi-même.

En effet, si la morale rousseauiste fait de l’amour de soi le soubassement de


toutes morales, c’est qu’elle vise d’abord le rapport de l’homme avec soi-même. Celui-
ci est un rapport intime dans la mesure où l’homme ne peut pas se contredire lui-
même. L’amour de soi est à l’abri de toutes contradictions pour la seule raison qu’il est
dirigé par la raison.

Toutefois, il ne faut pas confondre l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de


soi est un sentiment naturel tandis que l’amour-propre prend naissance dans les
relations sociales. L’amour-propre est le résultat de toutes formes de jugements et de
comparaisons. Animé par l’amour-propre, chacun des membres du corps social fait
grand cas de soi et cela donne naissance à la jalousie et à la vanité.

« L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société,


qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que tout autre, qui
inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement et qui est la
véritable source de l’honneur. »61

L’amour-propre est la source de beaucoup de vices, dont l’orgueil, la vanité, la


jalousie etc. Pour cette raison, la morale rousseauiste fait abstraction de l’amour-
propre. Dans l’Emile, Rousseau parle de la dangerosité de l’amour-propre ainsi :

« L’amour-propre est un instrument utile, mais dangereux ; souvent il


blesse la main qui s’en sert, et fait rarement du bien sans mal. Emile, en
considérant son rang dans l’espèce humaine et s’y voyant si heureusement
placé, sera tenté de faire honneur à sa raison de l’ouvrage de la vôtre, et
d’attribuer à son mérite l’effet de son bonheur. Il se dira : je suis sage et les
hommes sont fous. »62

Par sa dangerosité, l’amour-propre est comparable à un couteau à double


tranchant. Education morale et amour de soi vont donc de pair dans la mesure où la
conservation de soi de l’homme doit être animée par une certaine bonté et une
certaine innocence. Puisque l’amour de soi ne peut pas se contredire, il reste la base
de la morale, selon Rousseau. Il est une détermination ontologique de l’homme dans

61
Ibid.
62
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 319
49

la mesure où il porte en lui le fondement de toutes ses passions. L’auteur de l’Emile


écrit :

« La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la


seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit, est l’amour
de soi : passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les
autres ne sont, en un sens que des modifications. En ce sens, toutes, si
l’on veut, sont naturelles. […]. L’amour de soi-même est toujours bon, et
toujours conforme à l’ordre […].il faut que nous nous aimions pour nous
conserver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose. »63

Il a été admis par Rousseau que « l’amour de soi-même est toujours bon, et
toujours conforme à l’ordre ». Les idées de « bon » et d’« ordre » renvoient à la nature
humaine. C’est une nature jugée bonne par Rousseau et celle-ci se caractérise par la
liberté, l’harmonie, l’innocence, bref la vie heureuse. A partir d’une telle analyse, on
remarque bel et bien que Rousseau, en tenant la plume pour écrire l’Emile, a été
frappé d’une nostalgie d’une vie heureuse perdue avec l’état de nature.

A l’amour de soi qui est un facteur clé de la formation morale de l’homme


s’ajoute la pitié. Faisant partie intégrante de la nature humaine, la pitié est
l’aboutissement logique de l’amour de soi.

Si l’amour de soi répond aux exigences de la conservation de soi-même, la


pitié à son tour répond aux exigences de soi et des autres. La pitié est donc ce
sentiment naturel en l’homme qui lui permet de s’ouvrir aux autres et de s’approcher
d’eux. Cette attirance s’élève sur la base de l’amour. Rousseau écrit :

« […] la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu
l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de
toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux
que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de
lois, de mœurs, et de vertu. »64

De ce texte, on peut tirer l’idée selon laquelle la pitié est cette capacité
sympathique innée en l’homme qui lui fait entrer dans l’autre pour partager ses
souffrances. Elle est pour ainsi dire le principe d’après lequel les relations mutuelles
des uns par rapport aux autres se maintiennent.

63
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 275
64
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Hatier,
1999, p. 50
50

Il est dit que la pitié « tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu ». Plusieurs
vertus prennent naissance à partir de la pitié telles que la générosité, la clémence et
même l’humanité. Par la générosité, l’homme se trouve animé par la force morale de
donner un coup de main aux faibles quand il est nécessaire. La clémence est cette
vertu d’après laquelle la pitié est accordée aux coupables. Et enfin, l’humanité est la
vertu par excellence, par laquelle la pitié est appliquée à l’espèce humaine.

Principe fondateur de toutes les vertus ainsi évoquées, la pitié empêche


l’homme de se conduire en monstre. Elle est une passion naturelle qui élimine la
monstruosité en l’homme : « Les hommes n’eussent jamais été que des monstres si la
nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison. »65

En effet, l’éducation a pour tâche de cultiver la pitié pour que l’enfant ne puisse
pas se conduire en monstre. Cette culture consiste à développer la sensibilité et la
pitoyabilité de l’enfant vis-à-vis de la souffrance d’autrui. C’est de cette manière que
Rousseau écrit :

« Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des
êtres semblables à lui qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les
douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il doit avoir l’idée pouvant les sentir
aussi. En effet, comment nous laissons nous émouvoir à la pitié, si ce n’est
en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l’animal
souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous
ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans
nous, c’est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que
quand son imagination s’anime et commence à le transporter hors de
lui. »66

D’une manière plus précise, pour ne pas tomber dans l’indifférence ni dans la
cruauté, pour ne pas se corrompre, la pitié naturelle, passion la moins mauvaise et la
plus humaine des affectes doivent être éduquée. Cette éducation montre qu’à la
différence des riches, des grands, qui se sont rendus étrangers à la misère, à la
souffrance et à l’indigence de leurs concitoyens, qu’ils croisent pourtant tous les jours
et avec qui ils causent, Emile cherche à les comprendre et à leur épargner leurs
maux. C’est à partir d’une rééducation de son regard social qu’Emile apprend à
percevoir le malheur là où ses contemporains ne les voient plus. L’expérience montre

65
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Hatier,
1999, p. 49
66
Jean- Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 289
51

que les riches se croient exempts des maux qu’ils voient souffrir, et c’est ce qui les
rend de moins en mois sensibles. Face à cette insensibilité et à cette impitoyabilité,
l’éducation d’Emile le convaincra que le sort des plus malheureux pourrait être très
bien le sien. C’est de cette manière que les « riches se consolent du mal qu’ils font aux
pauvres en les supposant assez stupides pour n’en rien sentir. »67

Empêcher ce mépris social de naître permettrait à la pitié de renouer une


relation sociale brisée et de rappeler à tous que nous appartenons à une communauté
humaine sensible.

Il a été signalé que Rousseau défend dans la pitié sa dimension impulsive, pré-
rationnelle ; il défend l’encrage de cette passion dans la particularité d’une situation
existentielle. Face à une telle démonstration, une objection de taille accuse la pitié de
nous tromper, de nous faire mal connaître le problème que l’on regarde à travers elle.
Pour Lévi-Strauss, cette objection n’a ni de validité ni de légitimité dans la mesure où
c’est en retournant d’une manière radicale cet énoncé que Rousseau se pose comme
le « père de l’ethnologie » et comme le « fondateur des sciences sociales ». Pour
Lévi-Strauss, Rousseau est l’auteur qui a le mieux saisi la spécificité des sciences
humaines. Cette spécificité dit qu’on ne connaît pas l’homme comme on connaît une
fonction mathématique, un composé rocheux ou n’importe quel objet. Cette spécificité,
en niant l’identification de l’homme au statut ontologique de l’objet, de l’humanité à
l’objectivité, pose le prince selon lequel on ne doit connaître l’homme que comme un
sujet qui en fait un homme. L’humanité n’existe que dans une subjectivité sensible.
C’est la raison pour laquelle c’est seulement en se mettant à la place d’autrui par la
médiation de la pitié, de la sympathie et de l’empathie, et donc de la compassion,
qu’on a une quelconque chance de connaître vraiment l’homme.

Ainsi, contre les voyageurs et les missionnaires qui pensaient tracer les
frontières entre l’humanité et l’animalité en fonction des caractéristiques physiques ou
des compétences rationnelles de ceux qu’ils appelaient « sauvages », Rousseau a
montré que c’est plutôt notre sensibilité aux maux d’autrui, notre pitié, notre
compassion, qui nous fait homme et nous met en relation les uns avec les autres.
C’est en cela qu’il a, d’après Lévi-Strauss, rendu possible le regard ethnologique.
C’est un regard qui permet de découvrir et d’aimer la vérité de l’autre.

67
Ibid.
52

La recherche de la vérité dans toutes ses dimensions est inséparable de


l’action éducative de Rousseau. Cette recherche fait donc partie intégrante de sa
morale dans la mesure où l’intégralité de l’homme ne peut se concevoir que lorsque
celui-ci s’accommode à la vérité. Ainsi, l’éducation rousseauiste se veut le stimulant
qui pousse Emile à chercher la vérité. Pour Rousseau, la vérité n’est pas à apprendre
mais à découvrir.

« Il me suffit qu’il sache trouver l’a quoi bon sur tout ce qu’il fait, et le
pourquoi sur tout ce qu’il croit. Car encore une fois, mon objet n’est point
de lui donner la science mais de lui apprendre à l’acquérir au besoin, de la
lui faire estimer exactement ce qu’elle vaut, et de lui faire aimer la vérité
par-dessus tout. Avec cette méthode on avance peu, mais on ne fait jamais
un pas inutile, et l’on n’est point forcé de rétrograder. »68

La morale rousseauiste est inséparable du concept d’amour. Dans la recherche


de la vérité, Rousseau veut « lui faire aimer la vérité par-dessus tout ». En ce sens,
Emile est appelé à se conformer à la vérité car sa jouissance dans tous les domaines
confère à l’homme sa dignité et la quiétude de son âme.

En outre, l’interprétation du texte ci-dessus fait l’éloge d’une autre vertu qu’est
la prudence. La prudence peut être définie comme la juste mesure entre la brutalité et
la lenteur. Rousseau fait grand cas de cette vertu, en matière de recherches
scientifiques. La prudence est donc une vertu grâce à laquelle la stabilité est acquise ;
« avec cette méthode, on avance peu, mais on ne fait jamais un pas inutile, et l’on est
point forcé de rétrograder »

On peut donc affirmer que la sureté nourrit la prudence et cette dernière nourrit
la stabilité. C’est de cette manière que se comprend l’adage selon lequel « prudence
est la mère de la sureté ». Par conséquent, si l’éducation morale vise la recherche de
la vérité, c’est parce qu’un homme dépourvu de cette idée risque de perdre sa valeur
humaine.

Dans d’autres perspectives, le développement moral de l’homme est


inséparable de la préservation de sa liberté. Soutenant à sa manière Rousseau, Jean
Paul II écrit :

« Il n’y a pas de morale sans liberté. […] s’il existe un droit à être respecté
dans son propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe encore
68
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 270
53

antérieurement l’obligation morale grave pour tous de chercher la vérité et


une fois qu’elle est connue d’y adhérer. »69

D’autres analyses conduisent à l’idée que l’humanité de l’homme ne peut se


comprendre que lorsqu’il s’engage dans un combat perpétuel ; c’est la lutte contre le
″doute″, l’″incertitude″, l’illusion et le mensonge. Le texte ci-dessus fait apparaître la
nuance entre l’éducation et la recherche de la vérité. Il donne aussi une définition plus
précise de l’homme :

« Il faut reconnaître que la recherche de la vérité ne se présente pas


toujours avec une telle transparence et une telle cohérence. […], c’est
toujours la vérité qui influence son existence. Jamais, en effet, il ne pourrait
fonder sa vie sur le doute, sur l’incertitude ou sur le mensonge ; une telle
existence serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. On
peut donc définir l’homme comme celui qui cherche la vérité. »70

Le désir insatiable de chercher la vérité dans toutes ses dimensions et de s’y


conformer reste la seule finalité de l’éducation que personne ne peut contester. Si
l’éducation a été définie comme le processus au cours duquel l’homme accède à son
humanité selon Kant, une autre définition de Jean Paul II dit que l’éducation est le
principe moteur grâce auquel l’homme se donne comme objectif la recherche de la
vérité. Une telle définition semble la meilleure dans la mesure où toutes les
dimensions qui font de l’homme un individu complet sont le résultat d’une multiplicité
de recherches. Ces recherches n’ont d’effectivité ni de raison d’être que lorsqu’elles
visent la perfection de l’homme. Ainsi, pour pouvoir réaliser le perfectionnement de
l’homme, il faut la cultiver au moyen de l’éducation.

II. 3. 2. La perfectibilité et l’éducation

Pour mieux comprendre le rapport entre l’éducation et la perfectibilité, il est


indispensable d’élucider cette dernière notion. La perfectibilité est une détermination
ontologique de l’homme. Elle désigne le caractère de ce qui est perfectible ou de ce
qui peut être perfectionné. Incarnant l’idée d’amélioration, la perfectibilité définit la
capacité qu’a l’homme de se perfectionner et de désirer la perfection. En soutenant à

69
Cité par Jean Paul II, Foi et Raison, Lettre encyclique du souverain Pontife aux évêques de l’Eglise catholique
sur les rapports entre la foi et la raison, Edisiona Md Paoly, Antananarivo, p. 26
70
Jean Paul II, Foi et Raison, Lettre encyclique du souverain Pontife aux évêques de l’Eglise catholique sur les
rapports entre la foi et la raison, Edisiona Md Paoly, Antananarivo, p. 28
54

sa manière la thèse de Rousseau sur la perfectibilité, comme détermination


essentielle de la nature humaine, Seyyed Mujtaba Mussavi Lari écrit ;

« Le désir de perfection est inné en l’homme. C’est la raison pour laquelle


ce dernier la recherche dès son enfance. On peut dire que ce désir est si
fort qu’il tend à se manifester avec autant de force que les autres instincts
et passions. »71

Ce texte atteste la virtualité de la perfectibilité humaine. Si l’individu humain


tend dès sa naissance à son humanité, c’est parce qu’il porte en lui le germe de la
perfectibilité. C’est grâce à la présence de ce germe que l’action éducative va jouer
son rôle pour le perfectionnement de l’enfant.

En effet, éducation et perfectibilité sont deux concepts et deux réalités qui se


complètent mutuellement. Incarnant l’idée de devenir autre, la perfection de l’enfant
ne peut se réaliser que par le processus éducatif. Interprétant à leurs manières le livre
premier de Rousseau, l’Emile, Pierre Kahn, André Ouzoulias et Patrick Thierry font
remarquer la liaison entre l’éducation et la perfectibilité :

« Le début de l’Emile, en lisant la nécessité de l’éducation à la spécificité


humaine de l’état d’enfance, ne fait rien d’autre que de lier l’éducation à la
possibilité de devenir, c’est-à-dire la perfectibilité. Tout homme est un
« être devenu », tout enfant est un homme virtuel. Les hommes doivent
être éduqués parce qu’ils sont d’abord enfants, c’est-à-dire des êtres
perfectibles. »72

A partir de cette analyse faite sur Rousseau dans l’Emile, on peut tirer l’idée
selon laquelle le devenir adulte de l’enfant est inéluctable de l’acte éducatif. Cela
revient à dire que la nécessité d’éduquer l’enfant est due à la présence de cette valeur
humaine qu’est la perfectibilité. Définie comme « possibilité de devenir », la
perfectibilité est relative à la pensée éducative de Rousseau. Pour le Genevois, c’est
dans le désir de « former un homme libre, capable de se défendre contre toutes les
contraintes ; et pour former un homme libre, il n’est qu’un seul moyen : le traiter en être libre,
respecter la liberté de l’enfance. »73

71
Seyyed Mujtaba Mussavi Lari, Les chemins de la perfection, traduit par Haydar Amazigh, Centre de Diffusion
des connaissances islamiques, 2005, p. 21
72
Gaston Mialaret, L’Education Approches philosophiques, publié sous la direction de Pierre Kahn, André
Ouzoulias et Patrick Thiery, PUF, 1990, p. 205
73
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 23
55

Ce texte fait allusion aux conditionnements du devenir. Pour Rousseau, la


jouissance d’un climat de liberté pour l’enfant est la seule voie qui puisse rendre son
devenir soit meilleur. Le développement de la perfectibilité de l’enfant fait appel à une
meilleure formation ; celle-ci s’opère dans un environnement qui sera régi par la
liberté. Dans ce contexte, la liberté se définit comme la compétence d’éviter toutes
formes de ″contraintes″, elle est exclusivement humaine. L’idée de ″contraintes″
renferme une multiplicité de significations. Elle renvoie à l’idée de problème, gène,
embarras, ennui, difficulté. La liberté, qui est une détermination fondamentale de
l’homme, se définit comme la capacité de lutter contre les fléaux précités. Dans son
rapport avec la perfectibilité, l’action éducative, tout en favorisant le devenir meilleur
de l’enfant, vise l’autodétermination et l’autoproduction de soi par soi. Ceci s’obtient
par analogie suivant l’analyse de l’éducation rousseauiste qui a pour finalité la liberté.

L’idée de perfectibilité fut reprise par les commentateurs de Hegel dans son
analyse sur la « négativité ». Pour Hegel, la négativité se définit comme la capacité
que possède chaque chose de se faire sortir d’elle-même et de s’engager dans un
changement. Selon Anne Sauvagnargues, interprétant à sa manière Hegel, on peut
définir l’éducation comme l’acte de nier ce qu’on est pour devenir autre. Le devenir
autre traduit pour Hegel le sens même de la liberté :

« Il faut bien cette sécurité puisque devenir soi exige une discipline de
l’appropriation qui est une négation de sa première nature, une violence
exercée sur soi. La liberté est un travail par lequel on se nie soi-même pour
devenir. Hegel appelle cela la négativité. Ce travail de la négativité
commande la matière et la forme de l’éducation. »74

Cette analyse faite sur Hegel rejoint celle de Rousseau dans la liaison entre
l’éducation et la liberté. Dire que « la liberté est un travail par lequel on se nie soi-
même pour devenir », c’est affirmer que la liberté ne peut s’acquérir que par un acte
de changement. L’usage du mot « travail » implique l’idée d’une modification de la
nature. Cette nature est double : la nature extérieure et la nature animale de l’homme
qu’il faut transformer en humanité. En ce sens, le « travail » dont il est question dans
le texte ci-dessus n’est rien d’autre que le processus éducatif ; car l’éducation vise la
liberté. On peut donc par analogie dire que l’éducation fait aussi grand cas de la

74
Anne Sauvagnargues in : Gaston Mialaret, L’Education Approches philosophiques, publié sous la direction de
Pierre Kahn, André Ouzoulias et Patrick Thiery, PUF, 1990, p. 258
56

perfectibilité humaine, à tel point qu’éducation, liberté et perfectibilité demeurent


indissociables.

En d’autres termes, la perfectibilité est un penchant qui fait de l’homme un être


de refus perpétuel, ceci étant la base de toute évolution et révolution au cours de la
vie. Par ce refus, on entend ce désir de ne pas stagner dans un déterminisme naturel.
Grâce à ce penchant naturel, l’homme a quitté la hutte où il vivait primitivement pour
habiter actuellement les gratte-ciel. Ce désir de perfectionnement dans son sens
négatif s’applique beaucoup en milieu scolaire. Animé par la perfectibilité, un enfant
de la classe maternelle n’est pas content d’y stagner, mais veut aller dans une classe
supérieure. De la même manière, un adulte ayant reçu le grade d’une licence nie
celle-ci pour réclamer un autre grade supérieur. En ce sens, l’éducation se veut une
recherche insatiable. C’est dans et par cette insatiabilité que le monde évolue et
donne à l’homme sa raison d’être. On peut donc souligner que comme la liberté est
l’être de l’homme, la perfectibilité fait aussi partie intégrante de la liberté humaine. Si
l’homme a connu une rupture de l’état primitif vers l’état civil, c’est grâce à cette
perfectibilité. C’est pour cette raison qu’interprétant à sa manière Rousseau, Jean
Starobinski écrit en ces termes : « Entre toutes les créations, l’homme est la seul qui ait par
nature le pouvoir de sortir de son état primitif. »75

En effet, la sortie de l’homme de l’état primitif par le biais de la perfectibilité se


traduit aussi par la capacité de l’homme à faire le mal. Le concept du mal n’a pas été
connu par l’homme primitif, il est le résultat et l’une des manifestations de la
perfectibilité humaine. En ce sens, l’éducation rousseauiste traverse une certaine
ambivalence. Cette ambivalence se traduit par le fait que l’homme, en ayant la
capacité de devenir autre, s’arrache à un état où il était innocent et heureux pour
s’intégrer dans un autre état dominé par le mal et la corruption. Cette contradiction
apparaît dans le texte ci-après :

« Le premier effet de perfectibilité c’est alors le mal, la corruption,


considérés comme résultats historiques. Certes, l’expression peut porter à
confusion. […] Mais l’histoire même du mal et de la corruption n’est
possible que parce que l’homme est perfectible, et que pouvant changer sa
manière d’être, il a pu sortir d’un état de nature où il était innocent et
heureux. Pour Rousseau, la perfectibilité n’est pas l’éclosion progressive
d’une bonne nature. […] Elle signifie seulement que l’humanité n’est jamais

75
Jean Starobinski, Jean. Jacques Rousseau, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 357
57

réductible à ce qu’elle est à un moment donné-originaire ou historique. En


offrant aux hommes la possibilité de devenir meilleurs…ou bien pires. C’est
en ce sens qu’on ne saurait rendre compte du mal qui règne sur la terre
sans recourir à cette nature perfectible de l’homme. »76

Ce texte montre l’ambivalence de la notion de perfectibilité. Dans son rapport


avec l’éducation, la perfectibilité donne naissance à une forme de dialectique du bien
et du mal. Il a été admis que l’éducation ne vise que la liberté. Or, dans le sens
religieux, la capacité de l’homme à faire le mal est l’une des manifestations de sa
liberté.

Pour bien comprendre cette forme de dialectique due à la perfectibilité


humaine, il est indispensable d’analyser le résultat du travail manuel. L’éducation
rousseauiste loue le travail des mains ; celui-ci mérite un tel éloge car le fruit du travail
manuel est la concrétisation et la manifestation de l’intelligence humaine. Pour
Rousseau, la perfectibilité renvoie au thème du progrès, d’amélioration. Le progrès se
réalise dans plusieurs domaines, notamment dans le domaine scientifique. La
dialectique du bien et du mal s’explique par le fait qu’à chaque fois qu’un progrès se
réalise, il y a déjà le côté négatif qui s’affiche. C’est le cas par exemple de la
révolution industrielle qui engendre la destruction de la planète par la pollution. Toutes
les métamorphoses qui se sont produites de l’état de nature vers l’état civil, de
l’enfance vers l’âge adulte traduisent un mouvement vers le bien et une chute vers le
mal. Le rapport entre l’éducation et la perfectibilité est pour l’auteur de l’Emile une
forme de mise en garde de son élève contre les méfaits du progrès de la science.

Face à cette ambivalence de la notion de perfectibilité, Rousseau oriente la


morale sur l’amour de la patrie. Il appartient donc à tout précepteur d’envisager la
formation morale de l’enfant à tel point que tous les désirs de celui-ci convergent sur
la nation.

II. 3. 3. Education et civisme

L’évolution de la pensée rousseauiste n’occasionne plus la moindre


dissociation entre éducation et civisme dans la mesure où ces deux concepts se
complètent mutuellement. Pour mieux saisir la complémentarité de ces deux notions,
il est indispensable de faire une brève analyse de l’Emile et du Contrat social.
76
Gaston Mialaret, L’Education Approches philosophiques, publié sous la direction de Pierre Kahn, André
Ouzoulias et Patrick Thiery, PUF, 1990, p. 206
58

D’une manière générale, les efforts conjugués par Rousseau pour l’élaboration
de l’Emile sont capables de répondre aux exigences de la société civile d’une part,
tandis que le Contrat social pose la légitimité et la validité de la vie en société d’autre
part. À partir d’une telle analyse, il est évident de remarquer l’indissociabilité de l’Emile
et du Contrat social, deux ouvrages dont la complémentarité constitue le recto et
verso de la pensée politique de Rousseau. Ainsi, à la base de la morale rousseauiste
se trouve le civisme. Défini comme l’acte de se dévouer ou de se sacrifier pour
l’intérêt public, le civisme est inséparable de la notion de patrie, c’est-à-dire de l’amour
de la nation. Le civisme est donc une vertu qui doit être exclusivement fondée sur
l’éducation. Il incombe à chaque père ou à chaque mère de veiller à la culture et au
développement moral de l’esprit patriotique. Le civisme demeure alors la base de
toute moralité ; c’est en ayant un esprit profondément ancré dans la patrie, que
l’individu humain a une quelconque chance de faire des actes bons. La patrie est donc
le point d’irradiation à partir duquel toutes les idées ayant rapport avec le bien de toute
la nation prennent naissance. Dans le Contrat social, Rousseau fait de la patrie le
primat de toute moralité :

« Tout ce qui sera inspiré par l’amour de la patrie sera bon. Ce deviendra le
seul critère de la moralité. Ce qui ouvre la porte à un ad majorem patriae
gloriam dont il ne s’est pas suffisamment effrayé. La religion même se voit
nationaliser, assigner pour tâche de resserrer le lien civique. »77

L’analyse du texte ci-dessus reflète la liaison entre l’amour patriotique et l’idée


de bonté. Si l’amour de soi-même et la pitié demeurent en grande partie les bases de
toute moralité de l’homme à l’état de nature, la patrie sera pour l’homme en milieu
social le seul critère ou la seule vertu selon laquelle l’homme se tiendra dans la bonté.
Autrement dit, il sera en mesure de réaliser le bien de l’autre, d’être bon pour les
autres, bref de leur éviter la souffrance. En effet, la bonté issue de l’amour patriotique
désigne aussi au sens moral du terme, le caractère d’un patriote digne de ce nom.

Ainsi, pour Rousseau, aimer la nation c’est se déclarer membre du corps social
et enfin se fondre dans la « volonté générale ». Elle est la poursuite de l’intérêt
commun. La question est donc de savoir le rapport entre éducation et civisme.

77
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, précédé d’un essai sur la politique de Rousseau par Bernard de Jouvenel, Edition
Librairie Générale Française, 1978, p. 113
59

Éducation et civisme entretiennent une relation intime dans la mesure où une


éducation qui ne cultive pas le civisme est dépourvue de moralité, elle est alors
indigne. Dans le livre premier de l’Emile, Rousseau développe d’une manière implicite
l’objectif de l’éducation :

« Un père quand il engendre et nourrit des enfants, ne fait en cela que le


tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des
hommes sociables ; il doit des citoyens à l’Etat. »78

Ce petit fragment du texte de Rousseau résume la totalité des objets


escomptés par l’auteur de l’Emile. Dans un premier volet, l’éducation se veut une
meilleure formation du corps. Dans le but de recouvrer la santé ou la robustesse du
corps, il incombe à celui qui veut donner un enfant au monde de cesser de l’être et de
le nourrir après sa naissance selon les conditions les plus primitives. Après un bon
équipement de la corporéité, l’éducation doit se pencher à couvrir l’enfant de son
humanité. L’interprétation de la phrase « il doit des hommes à son espèce » fait
ressortir l’idée selon laquelle l’homme ne naît pas humain, c’est l’éducation qui va lui
procurer son humanité. En ce sens, l’homme ne se définit pas par la couleur de sa
peau, mais par la teinte que lui assigne l’éducation. Cette conception a été reprise par
Kant dans Réflexions sur l’éducation en ces termes : « l’homme ne peut devenir homme
que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. »79 La conception kantienne
de l’éducation montre bel et bien le processus d’hominisation de l’homme. Cela
signifie que l’humanité de l’homme n’est pas inscrite dans son caractère biologique,
mais plutôt quelque chose qu’on doit acquérir au moyen de l’éducation. A cela
s’ajoute le besoin de former « des hommes sociables ».

La sociabilité renvoie à l’idée de rassembler des éléments différents pour


former un tout. En terme rousseauistes, cet assemblage vise à former un « corps
social ». Ce qui caractérise l’union d’un peuple, c’est lorsque celui-ci agit selon « la
volonté générale ». C’est dans le quatrième but de l’éducation que Rousseau prône
une morale basée sur l’amour de la nation. L’éducation « doit des citoyens à l’Etat ».
La citoyenneté est une vertu qui doit être cultivée. Le souci envers le pays, la dignité
envers soi-même et la responsabilité, tels sont les paramètres de la citoyenneté. Un
citoyen est un homme digne. Sa dignité repose sur la capacité de répondre à son
78
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Edition. Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 52
79
Kant cité dans : L’Education Approches philosophiques, de Gaston Mialaret, publié sous la direction de Pierre
Kahn, André Ouzoulias et Patrick Thiery, PUF, 1990, p. 229
60

essence qui n’est rien d’autre que la liberté. Un citoyen est un homme responsable.
La responsabilité ne peut se comprendre que dans et par la société, dans la mesure
où elle est la capacité de répondre aux questionnements et aux exigences de la
société. Ces exigences sont pour l’auteur de Du Contrat social la capacité de
répondre aux aspirations du peuple par le truchement de la « volonté générale ».
C’est de cette manière qu’à la question « les citoyens, qu’est ce ? », Rousseau
répond : « ceux qui ont le souci de leur dignité et le sens de leur responsabilité. »80

La dignité de l’homme est inséparable de son essence. Or, l’amour dans toutes
ses manifestations est l’un des paramètres de la liberté. Dans la conception
rousseauiste de l’éducation, l’enfant doit être formé de façon qu’il n’arrive pas à se
dissocier du corps social.

Il faut remarquer l’usage du mot « corps » dans la pensée politique de


Rousseau. Dans un corps, les membres sont liés les uns aux autres et forment un
système. Un système est un ensemble formé d’une foule d’éléments qui entretiennent
une relation d’interdépendance. Dans un système, les éléments qui précédent
conditionnent ceux qui suivent. Ainsi, l’idéal de l’éducation est la formation d’un
citoyen capable de se sacrifier pour défendre les intérêts de tout le monde.

Dans cette idée, Rousseau s’inspire du comportement de spartiates dans la


haute Antiquité. Les habitants de Sparte de cette époque vouaient un amour profond
à leur pays. Dans son mode de pensée, le Spartiate vit pour la cité et par la cité. Rien
pour l’individu et tout pour l’Etat : c’est de cette manière que dans la société civile, la
liberté de tous les membres du corps social est aliénée au profit du corps social lui-
même. Allusion est ainsi faite à une citoyenne qui, par la citoyenneté, se contente de
voir mourir ses enfants en pleine guerre pour la défense de leur pays.

« Une femme de sparte avait cinq fils à l’armée, et attendait des nouvelles
de la bataille. Une ilote arrive ; elle lui en demande en tremblant : « vos
cinq fils ont été tués. Vil esclave, t’ai-je demandé cela ? Nous avons gagné
la victoire ! » La mère court au temple, et rend grâce aux dieux. Voilà la
citoyenne. »81

80
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, précédé d’un essai sur la politique de Rousseau par Bernard de
Jouvenel, Edition Collection Pluriel, 1978, p. 116
81
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, édition. Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 39
61

Dans le but de former des citoyens dévoués à l’Etat, l’éducation rousseauiste


se propose de modeler la nature humaine. Ce modelage consiste à transformer ou à
fonder l’amour de soi dont jouissait l’homme naturel sur d’autres bases. Cette
transposition de l’amour de soi s’explique par le fait que l’homme à l’état civil est une
partie d’un tout, c’est-à-dire un membre dans un corps. Par cette image, on remarque
bien que dans un corps la douleur du pied correspond à la souffrance de la totalité du
corps. Dans cette perspective, Rousseau prend toujours comme modèles Sparte et
Rome pour illustrer les types d’hommes qui ont le sens du civisme :

« L’homme naturel est tout pour lui, il est l’unité numérique, l’entier absolu,
qui n’a de rapport qu’à lui-même où à son semblable. L’homme civil n’est
qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est
dans son rapport avec l’entier qui est le corps social. Les bonnes
institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui
ôter son existence absolue pour lui en donner une relative et transporter le
moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croie plus
un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. Un
citoyen de Rome n’était ni Caius ni Lucius ; c’était un Romain : même il
aimait la patrie exclusivement à lui. »82

Le texte ci-dessous développe la thématique de la dénaturalisation de l’homme


afin de maintenir l’unité dans la diversité. Elle traduit le passage de l’état de nature à
l’état civil. Ainsi, le maintien de l’unité n’est possible que dans et par l’instauration des
″bonnes institutions sociales″. Ces institutions sont à la base de l’élaboration des lois
selon lesquelles tous les citoyens sont invités à faire abstraction de leur égoïsme. En
ce sens, comme on ne peut concevoir une opposition entre l’homme avec lui-même,
de même l’élève de Rousseau ne connaîtra jamais une contradiction d’avec la
″volonté générale″.

Il a été démontré que l’éducation a pour fonction de former l’homme selon


l’intégralité de son être. Or, l’être de l’homme est la tri-unité de sa dimension
corporelle, intellectuelle et spirituelle. Esprit, corps, intelligence sont la triple
détermination inséparable de l’essence humaine. En contribuant à la formation
intégrale de la corporéité dans toutes ses dimensions, l’éducation contribue
également à la formation totale de l’intelligence de l’homme. Cette formation se situe
dans le cadre de la relation de l’enfant avec la nature.

82
Emile ou de l’éducation, op. cit., p. 39
62

C’est par une activité curieuse exercée sur la nature que l’enfant parvient à
faire l’expérience du discernement. Cette capacité de discernement octroyée par
l’éducation s’élève sur le principe d’utilité. Ayant en vue un aperçu général sur ce qui
attend son élève dans la société civile, Rousseau prône une éducation visant à former
un homme habile. Cette habileté est l’usage de ses propres mains pour la production
de sa vie dans toutes ses dimensions. Ceci s’explique par la production de quoi se
nourrir, se vêtir, se loger et une multiplicité d’objets. En plus de l’éducation
intellectuelle qui est définie comme un processus consistant à frotter l’intellect avec la
nature, s’ouvre la réflexion critique. Dans cette phase, Rousseau met son enfant en
garde contre certains livres jugés inutiles pour la bonne marche de son évolution
intellectuelle. De la critique des livres, Rousseau passe à un questionnement sur les
fables. D’une manière plus précise, c’est par la crainte d’une mauvaise orientation
pédagogique que l’auteur de l’Emile tourne en dérision certaines fables.

L’éducation est inséparable de la moralité. Cette moralité qui tourne autour des
valeurs fondamentales, comme l’amour de soi, la pitié, la bonté et l’innocence est une
détermination conceptuelle de toute éducation. C’est une moralité qui doit permettre à
l’enfant d’aimer la vérité dans sa relation avec la nature, avec lui-même et avec autrui.
C’est un amour qui lui occasionne de se perfectionner dans toutes les dimensions et
d’avoir l’esprit civique ; c’est-à-dire d’aimer la patrie. Une éducation qui se limite à la
formation morale et intellectuelle de l’homme est limitée si elle n’aboutit pas à la
formation spirituelle de l’homme puisque l’esprit est la dimension la plus haute de la
nature humaine. La question est de savoir en quoi consiste le rôle que joue
l’éducation dans la formation spirituelle de l’enfant.
63

TROISIEME PARTIE

EDUCATION ET FORMATION SPIRITUELLE


64

Chapitre I : Education et critique de la religion

L’esprit critique est une détermination conceptuelle et réelle de l’éducation.


Dans sa conception philosophique, l’esprit critique comporte une série de dimensions
au moyen desquelles il porte ses fruits. En ce sens, Emile demeure le sujet du
critique, les religions dites « révélées », l’objet du critique. La question est de savoir le
mode opératoire et la finalité de la critique.

Pour saisir le rapport entre l’éducation et la critique des religions chez


Rousseau, il faut mettre à nu sa pensée éducative et celle de la politique. Ces deux
pensées sont indissociables dans la mesure où le mode d’organisation social
escompté par Rousseau ne sera effectif que dans et par la formation d’un homme
complet capable d’y habiter. Dans la pensée rousseauiste de la politique, il est
question d’établir une société légale, légitime : une société qui sera animée par
l’ordre, l’harmonie et une paix perpétuelle. Ces exigences n’auront lieu que lorsque
tous les membres du corps social auront bénéficié d’une éducation digne, une
éducation conçue à la manière de Rousseau.

Or, les différentes religions dites positives ou révélées ne sont pas compatibles
avec les besoins et les exigences de la société, car la société a besoin de sécurité,
d’harmonie, d’ordre et d’une paix durable. Ainsi, la critique de la religion chez
Rousseau est d’ordre social.

Il faut noter que dans ce parcours, Rousseau ne cherche pas à montrer la non-
existence de Dieu ; son souci est de nous faire comprendre que les différentes
religions sont sources de discordes, d’incohésion et elles portent atteinte à la paix
sociale. L’analyse faite par Alfredo Gomez-Muller sur Rousseau fait allusion à ce
constat :

« Contre les opinions religieuses ; c’est-à-dire contre les religions positives,


Rousseau reprend les arguments, devenus déjà traditionnels, des
idéologues de la modernité : il mêle la nécessaire critique de la religion
comme telle, qui est réduite au statut du pure fiction engendrée par la
passion et amour propre. Ainsi, la « diversité des cultes bizarres » vient de
la « fantaisie des révélations » : « Dès que les peuples se sont avisés de
faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a
voulu. » Les dogmes particuliers rendent les hommes orgueilleux,
intolérants et cruels ; aussi portent-ils sur la terre « le fer et le feu » au lieu
d’y établir la paix. Chaque religion « […] déteste, maudit les autres les
65

accuse d’aveuglement, d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge »,


[…]. Bref, les religions déterminent la rupture de la coexistence, et non son
maintien. Dans cette perspective, Rousseau attribue les troubles de la
coexistence en Europe à la division du pouvoir introduit par le
christianisme. »83

Ce texte révèle que plusieurs conséquences néfastes sont d’origine religieuse.


Parmi ces conséquences, il y a la perte de certaines vertus, à savoir la tolérance, la
compassion, la clémence. La perte de toutes ces vertus est due à la présence au sein
d’une même société d’une multiplicité de « dogmes » religieux. En ce sens, chacun ne
voulant plus voir épanouir le « dogme » de son prochain, l’accuse d’égarement,
« d’aveuglement, d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge ». Une telle attitude
conduit à la non-reconnaissance des uns par les autres et c’est ainsi que prend
naissance l’esprit génocidaire d’un groupe religieux à un autre. L’actualité égyptienne
sur l’opposition des musulmans et des chrétiens qui a couté la vie à plusieurs
personnes en témoigne. Face à cette situation alarmante issue des religions dites
« révélées », l’éducation en tant que formation en vue de protéger la paix et la
sécurité ne peut pas faire abstraction des comportements religieux.

Dans d’autres perspectives, l’éducation vise l’éradication de l’esprit sceptique ;


le scepticisme dont il est question chez Rousseau est le doute selon lequel on n’arrive
pas à saisir l’identité de Dieu. En ce sens, le scepticisme n’est pas compatible avec la
quiétude de l’âme humaine. Or, la multiplicité des religions porte atteinte au statut
ontologique de Dieu. On ne sait donc pas si le vrai Dieu est celui des musulmans ou
celui des chrétiens : « Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun
l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu ». Du côté des musulmans, la
viande du porc est impropre à la consommation ainsi que les boissons alcooliques.
Toutefois, les chrétiens n’admettent pas comme illicite la viande du porc ni même les
boissons alcooliques.

Par conséquent, le doute s’impose sur la nature d’un Dieu qui ordonne quelque
chose comme illicite pour les uns et licite pour les autres, alors que les musulmans et
les chrétiens affirment croire en un Dieu unique.

83
Alfredo Gomez-Muller, Ethique, coexistence et sens, Préface de Jean Ladrière, Editions Desclée De Brouwer,
1999, p. 90
66

D’autres interprétations sur le mode de saisie de Dieu font jaillir le scepticisme.


Pour connaître ce doute, il est indispensable de prendre deux des grandes religions
du monde, à savoir l’Islam et le Christianisme. Entre ces deux religions, le mode de
saisie de la divinité revêt une très grande contradiction.

Pour le cas des musulmans ou de l’Islam, Dieu est un « Il n’a pas engendré, n’a
pas été engendré non plus. »84 Le Dieu des musulmans est connu par ses attributs tels
que le Créateur, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. L’Islam demeure donc
une religion purement monothéiste.

En revanche, le Christianisme se veut être une religion monothéiste tout en


admettant que Jésus-Christ est le fils unique de Dieu, chose inadmissible pour l’Islam.
Le Christianisme admet la notion de trinité, c’est-à-dire l’idée d’un Dieu unique qui se
manifeste en trois entités différentes : le Dieu-Père, le Dieu-Fils et le Saint-Esprit. Sur
ce point, les musulmans taxent le Christianisme d’une religion polythéiste et, par
conséquent, les Chrétiens portent atteinte au statut ontologique de Dieu.

Face à une telle contradiction, on peut affirmer que le scepticisme vient des
soit-disant grandes religions du monde. On se trouve à la croisée des chemins et on
n’arrive pas à identifier si le vrai Dieu est celui des musulmans ou celui des chrétiens.
C’est de cette manière que Rousseau invite son élève à « passer sa vie à les étudier
toutes, à les approfondir, à les comparer, à parcourir les pays où elles sont
établies. »85 L’idée qu’on peut extraire de ces quelques lignes de Rousseau est la
découverte des différentes contradictions existant au sein des religions. Un Dieu
parfait ne peut pas se contredire. L’évolution de la pensée rousseauiste de l’éducation
montre que la critique des religions est une réalité évidente, vu les conditions
sociopolitiques et même existentielles.

Sources de dissension et de discorde, d’intolérance et d’orgueil, sources de


l’esprit sceptique à l’égard du statut ontologique de Dieu, les religions dites
« révélées » échappent à la raison humaine. Autrement dit, l’être de la révélation n’est
pas en adéquation avec la raison. Pour Rousseau, la raison est le principe logique et
ontologique pour tout expliquer. L’aspect dogmatique n’est pas en reste car les
philosophes théologiens admettent l’inaccessibilité de certaines choses par le biais de

84
Saint Coran, Sorate 112, verset 3, p. 604
85
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 400
67

la raison. En ce sens, ils affirment que la raison a ses propres limites, et au-delà de
ces limites, seule la foi peut intervenir. La foi se définit donc comme l’adhésion à des
vérités qui dépassent la raison humaine. L’analyse de la pensée rousseauiste fait
comprendre son doute sur tout ce qui dépasse la raison.

Rousseau met en doute l’Evangile du fait qu’il relève des choses qui ne sont
pas accessibles à la raison humaine. Faisant le point sur ce doute, Rousseau atteste
dans l’Emile:

« […] ce même l’Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui


répugnent à la raison, et qu’il est impossible tout homme sensé de
concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions ?
Etre toujours modeste et circonspect, mon enfant ; respecter en silence ce
qu’on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s’humilier devant le grand être
qui seul sait la vérité. »86

Si l’éducation rousseauiste parvient à la critique des religions, c’est parce que


l’esprit critique est une manifestation de la maturité. Cela signifie qu’Emile a atteint la
plénitude de son être, et celle-ci est la concrétisation de sa liberté. Il a été démontré
que les différentes contradictions au sein des religions entraînent le scepticisme,
c’est-à-dire le doute sur la nature même de Dieu. Assailli par le doute, Rousseau
cherche à se frayer une nouvelle voie. C’est dans les rêveries du promeneur solitaire
qu’il témoigne son ambigüité vis-à-vis de cette multiplicité de religions :

« Enfant encore et livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par
la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique,
mais je demeurai toujours chrétien, et bientôt gagné par l’habitude mon
cœur s’attache sincèrement à ma nouvelle religion. »87

A partir d’un tel constat, une nouvelle théorie s’affiche, et par la suite une
conception purement naturelle de la religion a vu le jour sous la plume de Rousseau.

86
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 403
87
Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Gallimard et Librairie générale Française, 1965,
p. 54
68

Chapitre II : Education et religion naturelle

III. 2. 1. De la nature à la découverte de Dieu

Dimensions physique, intellectuelle et morale sont des déterminations


fondamentales telles que le manque de l’une d’elles porte atteinte à l’intégralité de
l’homme. A ces trois dimensions s’ajoute une autre : la dimension spirituelle. La
spiritualité prend sa source dans la découverte de l’Etre Suprême ou Dieu. Ainsi, force
est de connaître le mode opératoire de la découverte de Dieu.

La méthode rousseauiste est la méditation, réflexion profonde sur la nature. En


ce sens, Rousseau prône le retour sur soi comme premier pas vers la saisie de la
divinité. La bonne réflexion fait comprendre à l’homme l’existence de l’Auteur de
l’Univers. Rousseau écrit :

« De mon premier retour sur moi naît dans mon cœur un sentiment de
reconnaissance et de Bénédiction pour l’Auteur de mon espèce, et de ce
sentiment mon premier hommage à la divinité bienfaisante. J’adore la
puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin
qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même. N’est ce
pas une conséquence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous
protège, et d’aimer ce qui nous veut du bien ? »88

Ainsi, le retour sur soi est un mode opératoire pour découvrir Dieu. Il s’élève sur
la base d’une série de questionnements sur les différentes fonctions de l’organisme
humain. La circulation du sang, le fonctionnement de l’appareil respiratoire,
l’emplacement des différentes articulations qui font l’objet d’une multiplicité de
mouvements, bref, ce système impeccable de l’organisme fait comprendre qu’un Etre
Intelligent en est l’Auteur.

Rousseau n’est pas le premier penseur à avoir deviné l’existence de Dieu à


travers ses attributs. D’autres penseurs tels que Abou Aminah Bilal Philips l’atteste
dans son ouvrage sur : Pourquoi avons-nous été créé ?

« Le tissu humain et le monde physique sont constitués de système


intriqués si variés et si complexe qu’ils indiquent nécessairement qu’un Etre
Suprême les a créés. Pour qu’il y ait conception, il doit y avoir un
concepteur. Quand les êtres humains aperçoivent des traces de pas sur
une plage, ils en concluent immédiatement que quelqu’un est passé par là.

88
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 361
69

Personne ne s’imagine que les vagues ont formé, tout à fait par hasard, de
petites dépressions ayant exactement la forme d’empreintes humaines. »89

Ce petit fragment atteste l’inéluctabilité d’un « Etre Suprême », Auteur de la


Création. A commencer par l’être humain, la Création de l’Univers et de tout ce qui s’y
trouve est la manifestation directe du Créateur. Pour avoir une idée sur Lui, il faut lire
l’ouvrage de la nature, le seul par excellence prôné par Rousseau pour percer jusqu’à
la découverte de la divinité. Il a été admis que la nature est l’œuvre de Dieu. Elle
comprend tous les éléments de l’Univers. Or, cet univers est en plein mouvement, et
en expansion. Si le mouvement est une détermination ontologique de l’Univers, on
pourrait dire qu’il est doté d’une imperfection. Mouvement et imperfection
s’interpellent. Cette interpellation se justifie par le fait que l’Univers en expansion n’a
pas encore atteint la perfection.

On peut affirmer que tout ce qui est source de mouvement est supérieur par
rapport à ce qui est mu. Autrement dit, si ce qui est mu porte l’attribut de
l’imperfection, la source du mouvement porte nécessairement l’attribut de perfection.
La perfection fait partie intégrante des attributs divins. En ce sens, le mouvement ou
l’expansion de l’Univers constitue un point d’appui de Rousseau pour la découverte de
l’auteur de l’Univers. De ce constat, Rousseau écrit :

« Les premières causes du mouvement ne sont point dans la matière ; elle


reçoit le mouvement et le communique, mais elle ne le produit pas. Plus
j’observe l’action et réaction des forces de la nature agissant les unes sur
les autres, plus je trouve que, d’effets en effets, il faut toujours remonter à
quelques volonté pour première cause ; car supposer un progrès de
causes à l’infini, c’est n’en point supposer de tout. En un mot, tout
mouvement qui n’est pas produit par un autre ne peut venir que d’un acte
spontané, volontaire ; les corps inanimés n’agissent que par le mouvement,
et il n’y a point de véritable action sans volonté. Voilà mon premier principe.
Je crois donc qu’une volonté meut l’univers et anime la nature. Voilà mon
premier dogme, ou mon premier article de foi. »90

A partir de la réflexion sur soi, du sentiment qu’il a de la nature, de l’observation


et de la compréhension de la nature, Rousseau extrait plusieurs déterminations
ontologiques de l’Etre Suprême ou de Dieu. Volonté, Intelligence, Perfection
Omniprésence sont des déterminations conceptuelles et réelles de l’essence divine.
En incarnant tous ces attributs, l’Etre Suprême est de nature spirituelle et non pas
89
Abou Aminah Bilal Philips, Pourquoi avons-nous été créé ? Publié par l’Agence des Musulmans d’Afrique, p. 3
90
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 355
70

matérielle. C’est une spiritualité qui démontre la nature invisible et transcendante de


Dieu par rapport à la nature.

A la manière de Rousseau, Seyyed Mujtaba Mussavi Lari, dans son ouvrage


sur Dieu et ses attributs, fait de la nature la clef de voûte pour entrer dans le monde
métaphysique afin de découvrir Dieu ; et voilà ce qu’il dit :

« Le Dieu à l’adoration et à la connaissance duquel nous convient les


prophètes et les clefs de notre religion, a entre autres qualités, celle d’être
absolument non perceptible par les sens. Outre cette qualité, il est aussi
Eternel et Infini. En même temps qu’Il est en tout lieu, Il n’est
spécifiquement nulle part. Mais la nature et toutes les choses sensibles
constituent le lieu de ses manifestations. Sa volonté est manifeste en tout
point de l’univers et les phénomènes naturels témoignent de son essence
et de sa force. »91

L’analyse du rapport existentiel de l’œuvre et son ouvrier permet de


comprendre la vérité de cette nature. L’œuvre d’art révèle tous les attributs
nécessaires de l’ouvrier. En voyant une armoire bien constituée, on pense déjà à
l’intelligence, au talent et à la suprématie de celui qui l’a conçue. Le plus vil des
ignorants n’attribuera jamais au hasard la constitution de cette armoire. Pour cette
raison, l’existence de Dieu ne dépend pas de nos jugements, car la vérité de Dieu est
dans les choses mêmes, c’est-à-dire dans la nature. Rousseau écrit ainsi :

« Je sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas dans mon
esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que
j’en porte, plus je suis sûr d’approcher la vérité. »92

Dans la logique des choses, il semble que l’idée selon laquelle la nature est
l’œuvre de base pour découvrir Dieu n’est pas embrassée par les soit disant croyants
et non croyants. Bon nombre de penseurs théologiques, voire des Apôtres,
soutiennent cette idée. C’est exactement le cas de Saint Thomas D’Aquin qui,
interprétant les écrits des Apôtres dans la Somme théorique, écrit :

« […] pour rejoindre Dieu, l’esprit humain a besoin d’être guidé par le
sensible : car, dit l’Apôtre aux Romains : « C’est par le moyen des choses
créés, qui apparaît au regard de l’intelligence l’invisible mystère de Dieu ».
Le culte divin requiert donc nécessairement l’usage des réalités

91
Seyyed Mujtaba Mussavi Lari, Dieu et ses attributs, traduit par Haydar Benaïssa et Nahid Chahbazi, Editions
Fondation of Islamic. C.P.W. 2005, p. 57
92
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Edition. Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 352
71

corporelles, comme de signes capables d’éveiller l’âme humaine les actes


spirituels par lesquels on joint Dieu. »93

Dans d’autres perspectives, il faut noter le primat de la raison dans la


philosophie rousseauiste. En effet, les recherches scientifiques des lois de la nature
tendent à asseoir la foi en Dieu aux partisans de la science. Il convient donc de faire
la remarque sur le rôle des scientifiques dans la découverte des lois qui régissent
l’univers. Ces lois sont antérieures à ces scientifiques et leur fonctionnement ne
dépendent pas d’eux, mais d’une Intelligence Suprême. Si on prend par exemple la
rotation de la terre qui est la cause de l’alternance du jour et de la nuit, celle-ci n’est
pas une création scientifique, mais une constatation d’une loi qui a été, qui est, et qui
sera toujours présente. Pour les partisans de la science, l’existence de cette loi n’est
pas l’objet du hasard, mais d’une volonté et d’une Intelligence Suprême. Pour faire
allusion à la suprématie de Dieu, un scientifique affirme que Dieu est un
Mathématicien de tout premier ordre et il fait appel à des connaissances
mathématiques supérieures pour bâtir l’Univers. En ce sens, il se trouve que la
science s’approche de la vérité, c’est-à-dire de Dieu. Plus la science progresse à pas
de géant, plus les attributs divins deviennent manifestes aux yeux de beaucoup de
scientifiques. C’est là la remarque de John Polkinghorne, un physicien théoricien qui
affirme :

« L’intelligibilité du monde est un argument dans la défense du théisme, car


il suppose que derrière ses lois (patterns) existe une Intelligence
Créatrice. »94

Ce fragment prouve bel et bien que des scientifiques ont une grande
opportunité de jouir une meilleure conviction en Dieu.

S’élevant sur la base de cette conviction, la formation spirituelle de l’homme


montre que nature et Dieu sont deux concepts et deux réalités qui s’interpellent. Cette
interpellation atteste qu’il y a une primauté logique de la nature par rapport à Dieu
dans la démonstration de Rousseau. Cette démonstration assure que la nature dans
son être est un principe logique qui permet de comprendre l’existence de Dieu : l’idée
de la nature conduit à l’idée de Dieu.

93
Saint Thomas D’Aquin, Somme théologique la Religion, Tome 1, Ed. Desclée, 1932, pp. 46-47
94
John Polkinghorne cité dans Le Savant et la foi de Jean Delumeau, Flammarion, 1989, p. 231
72

Par contre, il y a une primauté ontologique de Dieu par rapport à la nature.


Cette primauté s’explique par le fait que Dieu est le principe ontologique de la nature :
Il est le fondement de la nature. Le fondement est l’unité sémantique de fondation et
de justification. Dieu est fondation dans la mesure où Il est l’Etre Suprême sur lequel
s’élève la multiplicité de mouvements qui constitue l’être de la nature. Il est la base de
toutes les organisations inscrites au sein de la nature. Dieu est justification dans la
mesure où c’est lui qui donne sens, signification et raison à l’être de la nature. Dieu
permet à la nature d’être, de continuer d’être et de préserver dans l’être. Mais en Lui-
même et Lui-même, Dieu est insaisissable. C’est cette insaisissabilité de la substance
divine que Rousseau évoque dans ce texte :

« J’aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois


tout autour de moi ; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt
que je veux chercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il
m’échappe et mon esprit troublé n’aperçoit plus rien. »95

Il a été admis que l’éducation est un processus de formation de l’homme dans


sa totalité. Cette formation trouve sa plénitude dans le développement spirituel de
l’homme. A la différence de l’éducation physique, intellectuelle et morale qui s’opère
par la médiation d’un éducateur, la formation spirituelle est une auto-instruction et une
auto-formation de soi par soi.

Si la découverte de Dieu est mise au premier plan dans cette phase, c’est
parce qu’à partir de cet Etre Suprême qu’on nomme Dieu naît une multiplicité de
religions. Les unes sont dites « révélées », les autres sont le résultat des longs
processus des héros civilisateurs. C’est le cas, par exemple, du confucianisme et du
bouddhisme. L’idée de Dieu est le principe auquel concourt une série de religions.
C’est dans et par cette conviction qu’il semble nécessaire de connaître la source de
toutes les religions. Convaincu que les religions positives portent atteinte à l’intégrité
sociale, Rousseau fait de la conscience morale le support de la religion naturelle.

III. 2. 2. Religion naturelle et conscience morale

Dans la conception rousseauiste de la formation intégrale de l’homme, religion


naturelle et conscience morale sont indissociables. Pour saisir cette indissociabilité, il

95
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 360
73

semble indispensable de faire la lumière sur les deux concepts, c’est-à-dire le concept
de religion et celui de conscience morale.

La formation religieuse demeure une priorité dans la mesure où la religiosité fait


partie intégrante de la totalité de l’homme. Le terme religion ne va pas de soi puisqu’il
existe une foule de religions. On parle donc de religion musulmane, dont l’Apôtre ou le
prophète est Mahomet, de religion chrétienne, religion hindouiste et de religion
naturelle dont le promoteur est Rousseau.

A la différence des religions dites « positives » ou révélées qui admettent des


cultes et des rites à observer, la religion naturelle se veut être indépendante de toute
révélation et elle s’élève sur la base des seules inspirations de la raison et du cœur.
Pour analyser la religion naturelle, il faut élucider la notion de religion. Par son
étymologie, religion vient du mot latin « religare » qui signifie « relier ». De ce premier
sens, on peut inférer la présence d’au moins deux choses, deux entités ou deux
personnes dont le but est la fondation d’une relation sacrée. Dans cette relation
religieuse, il est question de piété qui relie les hommes à la divinité.

Dans d’autres perspectives, la religion peut être définie comme un ensemble de


croyances et de rites comprenant un aspect objectif et un aspect subjectif. Il a été
démontré que les religions positives se veulent être un attachement direct à la
divinité ; la religion naturelle prônée par Rousseau se détache de la conception
étymologique du mot, elle est fondée sur la raison. La doctrine rousseauiste suppose
la bonne relation basée sur l’amour de soi-même et l’amour des autres. Il faut noter le
souci majeur de Rousseau de la fondation d’une religion naturelle. L’idéal de
Rousseau est l’abolition de toutes religions qui sont sources d’antagonisme des uns
vis-à-vis des autres au sein de la société. Bref, la conception religieuse de l’auteur de
l’Emile a pour finalité la préservation de la cohésion, de l’harmonie et de la paix
sociale. C’est dans et par cette conviction qu’on assiste à la non-dissociation de la
pensée politique de Rousseau d’avec la pensée éducative.

L’éducation entretient donc une relation d’interdépendance avec la religion


naturelle. Cette interdépendance s’explique par le fait que si la raison est innée en
l’homme, son usage est acquis par le biais de l’éducation. A partir de l’usage de la
raison, Rousseau forge sa nouvelle religion. Dans son ouvrage sur la
Correspondance, Rousseau montre l’évolution de sa foi depuis l’enfance jusqu’à l’âge
74

mûr : « J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon
âge mur par raison. »96

Dans le système éducatif de Rousseau, l’acquisition des connaissances


métaphysiques et religieuses nécessite une certaine maturité. Dans le livre IV de
l’Emile, Rousseau développe pourtant une approche rationnelle de la divinité et de la
religion. Il fait donc abstraction des miracles et met en question l’autorité des Imams et
prêtres. Pour clarifier son dessein religieux, Rousseau va jusqu’à parler d’une religion
civile destinée à parfaire l’union des citoyens. Le Contrat social témoigne de cette
conception civile de la religion. Rousseau souligne :

« A l’autorité de l’Eglise, il substitue la sienne propre. Il n’a pas besoin de la


Révélation : il a sa révélation. C’est lorsqu’il célèbre la conscience avec des
accents inoubliables qu’il est le moins catholique. »97

La question est donc de savoir sur quoi est fondée cette religion naturelle.
Répondre à une telle problématique, c’est voir la complémentarité de la conscience
morale par rapport à la religion naturelle.

A la différence des partisans des religions révélées ou positives qui préconisent


la volonté divine comme source de toutes vertus, Rousseau prône comme base de la
vertu la conscience morale. Elle est pour ainsi dire le soubassement de toutes les
formes de vertus. La conscience fait partie intégrante de la nature humaine. Elle est la
partie la plus sublime qui offre à l’homme la plénitude de son être. Le développement
de la conscience et son maintien restent une priorité pour le bien-être de l’intégralité
de l’homme. C’est de cette manière que l’éducation aura comme tâche primordiale le
développement d’une bonne conscience. Il en résulte que l’homme n’est homme que
dans et par la jouissance d’une conscience morale. Rousseau souligne les caractères
sacrés de la conscience morale l:

« Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ;


guide assuré d’un ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible
du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais
l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions, sans toi je ne sens
rien en moi qui m’élève au dessus des bêtes, que le triste privilège de

96
Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, t. XIX, p. 48
97
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, par Bernard Jouvenel, Ed. Collection Pluriel, 1978, p. 74
75

m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une


raison sans principe. »98

L’analyse de ce texte montre une définition plus précise de la notion de


conscience. Elle est une portion de l’être même de Dieu incluse dans l’être de
l’homme. C’est pour cette raison que la religion naturelle prônée par Rousseau fait
abstraction de toutes catégories de cultes de Dieu et se tourne vers l’homme car en
l’homme, il y a déjà une partie divine qui est la « conscience » ou « instinct divin ».
Cette conscience mérite toutes les glorifications étant donné qu’elle est une lumière,
un « guide ». Dans l’idée de « guide », il y a l’idée d’un être qui, dans son incapacité
de diriger ses pas, a besoin d’un autre être pour lui servir. Cela signifie que l’homme
ne saurait identifier l’éclairage et l’obscurité, le bien du mal, le droit et le courbé que
dans et par la jouissance d’une conscience morale.

Pour Rousseau, la conscience est à ex-æquo avec Dieu. Dans cette


perspective, on remarque que l’auteur de l’Emile s’appuie sur l’attribut divin selon
lequel Dieu est omniprésent. Cette omniprésence de Dieu en l’homme se justifie par
la présence de cette conscience qui est un « instinct divin » en l’homme. Si l’homme
cherche la perfection depuis son apparition et dès son enfance, c’est parce qu’il est
un être conscient. Autrement dit, un être qui a la capacité de discerner le bien du mal.
Dans le processus du développement de la conscience, l’action éducative vise la
suppression de la bestialité en l’homme et la jouissance d’une humanité digne de ce
nom.

Il a été admis que la conscience morale est une faculté de rupture entre
l’animalité et l’humanité ; une telle vérité se justifie par les rôles fondamentaux que
joue la conscience dans le maintien de l’homme en homme. La conscience vise
l’honneur quand on est humilié. La recherche de l’honneur est l’une des aspirations de
l’homme qui lui procure sa dignité. La conscience a pour fonction de relever quand
l’homme subit une chute. Elle le guide quand il se perd et, elle dirige la bonne
direction des paroles. Ainsi, on peut affirmer que la conscience est un argument
intérieur qui régule les actes et les gestes de l’homme pour qu’il ne soit pas blâmable.

Convaincu de la nécessité de cette « voix céleste », de cet argument intérieur,


Rousseau rejette toute idée de révélation. Le texte suivant l’atteste :

98
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 378
76

« Les plus grands idées de la divinité nous viennent par la raison seule.
Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure, Dieu n’a-t-il pas
tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu’est ce que
les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader
Dieu en lui donnant les passions humaines. »99

Ce texte fait allusion à l’autonomie de la morale et suscite le rapprochement


entre morale et religion. Ainsi, la conception rousseauiste a une vue plus générale
concernant la conscience et son champ d’application pour soumettre l’homme à son
éducation et l’orienter vers les vérités de l’existence de manière claire et précise.

Dans d’autres perspectives, la conscience est l’arme idéale pour lutter contre
les instincts refoulés. Cette vérité, Seyyed Mujtaba Mussavi Lari l’atteste de la sorte :

« La conscience morale est un facteur important dans la régulation des


pulsions de l’âme. C’est ainsi que l’homme depuis les temps les plus
reculés de son apparition sur la terre, n’a cessé de faire le bien pour le bien
et d’essayer d’éviter le mal, prêtant l’oreille à cette voix intérieure qui
s’appelle la conscience, car sa vie spirituelle a toujours été tributaire de sa
conscience et de son âme. »100

Ce texte fait allusion au rôle que joue la conscience dans la vie spirituelle.
Interprétant à sa manière Rousseau, l’auteur de l’ouvrage sur les chemins de la
perfection prouve que la recherche du bien est inséparable de l’écoute de la
conscience. Cette quête s’explique par le fait que la « conscience » est « infaillible »,
selon le terme de Rousseau. L’infaillibilité traduit la conception rousseauiste selon
laquelle l’homme, jouissant d’un amour de soi-même, ne peut pas se faire du mal car
Dieu « a donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le
choisir ? »101 La nature de la conscience est un phénomène dont la captivité marque la
création divine.

En effet, la justice et la loyauté, vertus nécessaires pour le bien être de


l’homme, sont tributaires d’un bon équilibre intérieur, c’est-à-dire d’une bonne
jouissance de conscience morale. Elle reste le seul élément révélateur de la réalité.

Toutefois, certains psychologues prônent la non-innéité de la conscience. C’est


le cas de Freud qui rapporte que la conscience morale n’est qu’un penchant refoulé

99
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 385
100
Seyyed Mujtaba Mussavi Lari, Les chemins de la perfection, traduit par Haydar Amazigh, Centre de Diffusion
des connaissances islamiques, Iran, 2005, p. 51
101
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 383
77

de la vie sociale. Ainsi, certains penseurs assurent que les partisans de Freud, qui
nient le rôle primordial de la conscience, portent atteinte à la dignité humaine :

« Lorsque Freud, dans ses écrits sur le comportement moral, nie la


conscience, rabaissant l’homme à un ensemble d’instincts et de penchants,
il ne fait que réfuter tout naturellement toutes les valeurs morales et, plus
encore, il passe sous silence toutes les tendances au bien qui œuvrent
profondément à modeler la nature humaine. En conséquence, le bien,
l’entraide et le soutien qu’apporte le puissant au faible ne sont à ses yeux,
que des formules dénuées de sens. » 102

Pour beaucoup, la théorie de Freud semble désuète et laisse transparaître


l’importance capitale de la conscience. Cependant, il peut arriver que cette
conscience soit entachée de crime et de pêché de telle sorte qu’un état de culpabilité
rejaillit en l’homme. Ainsi, une fois que le pêché ou le crime est accompli, l’homme
effectue un mouvement de retour sur soi-même et procède à une auto-critique. Cette
critique de soi par soi est une manifestation de l’humanité et une affirmation d’une
maturité spirituelle. C’est un état où l’homme engage un dialogue et une série de
questionnements avec soi-même. Dans cet état, un sentiment de tristesse fait monter
une vague de chaleur provenant du plus profond de son être. Le déferlement de cette
vague de chaleur fait assaillir le cœur humain de la honte. L’homme cherche alors à
se repentir. Le repentir n’est rien d’autre qu’un retour sur soi qui se caractérise par le
regret d’un pêché commis et de transgression des droits des autres.

La honte, le regret, le repentir sont les conséquences logiques d’un être


conscient. C’est parce que l’homme est conscient qu’il craint un châtiment dur qui
l’attend après la transgression d’une loi. Ainsi, la conscience apparaît comme le
témoin des actes humains et le contrôleur de ses gestes. Une éducation qui ne prend
pas en charge le développement de la conscience morale aurait manqué sa raison
d’être.

En suivant l’analyse de Rousseau, il semble que la morale s’élève sur la base


de l’amour de soi. Cela signifie qu’aux yeux de l’homme, rien n’est plus cher que lui-
même. Il s’ensuit que celui qui se voit réprimandé par sa conscience se méprisera soi-
même et il finira par se punir de ses propres mains. La conscience reste donc le
facteur le plus déterminant dans la limitation des crimes et des pêchés.

102
Seyyed Mujtaba Mussavi Lari, Les chemins de la perfection, traduit par Haydar Amazigh, Centre de Diffusion
des connaissances islamiques, Iran, 2005, p. 52
78

Dans le souci de former un homme libre conscient de ses actes, un homme


accompli, l’éducation rousseauiste s’étend en grande partie sur le développement de
la conscience morale. Cette voix intérieure est la seule qu’il faut écouter pour ne pas
s’éloigner de la voie droite. En ce sens, l’égarement de celui qui fait abstraction de
l’écoute de cette voix se caractérise par les tourments de l’âme et les troubles de
l’esprit. Dans le cas contraire, l’homme acquiert la bonne santé de la conscience
morale. Bref, la religion naturelle de Rousseau fondée sur la conscience morale est
une théorie qui vise la structure d’un homme complet capable de siéger dans le milieu
social.
79

CONCLUSION

A travers notre analyse de la pensée éducative de Rousseau, il semble que


l’action éducative bien conçue vise à la formation de l’homme dans son intégralité. Le
concept d’intégralité signifie que l’enfant, qui est un homme virtuel, porte en lui une
foule de potentialités, une diversité de dimensions qui doivent être développées.
Développer ou cultiver ces potentialités par le biais de l’éducation fera de l’enfant un
« homme fait », capable de répondre aux exigences de la société.

Dimensions physiques, intellectuelles, morales et spirituelles sont les


paramètres nécessaires dont l’unité réalisée correspond à la dimension de l’« homme
fait ». Méconnaître ou négliger l’une de ces dimensions est un péché grave pour toute
éducation. Autrement dit, on ne peut pas concevoir l’homme sous l’angle de sa seule
corporéité ni de sa seule intellectualité car l’homme est un tout indissociable.
L’indissociabilité de l’homme ne se limite pas à son être ; elle se manifeste également
dans ses rapports avec les autres, avec la divinité. C’est pourquoi dans sa formation,
il y a la part de la moralité réservée aux rapports avec ses semblables et la part de la
spiritualité consacrée à la divinité. De ce qui précède, on déduit la complémentarité de
l’Emile avec l’ouvrage politique de Rousseau intitulé Du Contrat social.

En étudiant en profondeur l’évolution du processus éducatif selon Rousseau,


on s’aperçoit que l’essence de l’homme réside dans la tri-unité du corps, de
l’intelligence et de l’esprit. Chez Rousseau, il n’y a pas scission de l’essence humaine.
Rousseau fait du corps l’objet de l’éducation, car pour lui, le corps est la manifestation
concrète de l’existence de tout être, y compris l’homme. Pour une meilleure formation
du corps au sein de ce que l’auteur de l’Emile appelle « éducation négative »,
Rousseau préconise que les soins qu’on donne à l’enfant débutent dès sa conception
et se poursuivent jusqu’à sa maturité. Si le corps est mis en avant, c’est parce qu’il est
le symbole de la maison où résident toutes les vertus nécessaires à l’homme. Sans le
corps qui agit, toutes les vertus deviennent illusoires. En plus, il faut admettre que
jouir d’une bonne santé psychologique est tributaire d’une bonne santé corporelle.
Dans cette phrase, il est question d’une meilleure adaptation du corps de l’enfant à la
nature. Le but visé dans cette phase de l’éducation corporelle est la robustesse du
corps.
80

En tant que partie de la nature vivante, le corps est inséparable de sa


sensibilité. Dans le processus éducatif de Rousseau, la dimension sensorielle ne peut
être délaissée car elle fait partie intégrante de la dimension corporelle. C’est par la
médiation du corps que l’homme voit, entend, sent, goûte, l’homme se met en relation
avec le monde extérieur par l’intermédiaire de ses sens. Pour Rousseau, développer
la conscience sensorielle de l’enfant, c’est lui créer une multiplicité de possibilités pour
la réussite de sa vie et de celle de la société. Ceci s’explique par le fait que l’éducation
du corps humain dans son intégralité débouche sur celle de l’appartenance à un
« corps social ». L’organisation du « corps social » nécessite l’unité d’une série de
tâches ; les unes sont d’ordre purement physique et les autres d’ordre intellectuel.
Celles qui sont d’ordre purement physique comme l’agriculture, la forge, la
maçonnerie, l’armée nécessitent un corps sain. Il semble donc que la robustesse est
ainsi une condition sine qua non de la réussite de la vie dans la cité.

A cette formation du corps qui correspond à l’« éducation négative » s’ajoute


donc la formation intellectuelle. Celle-ci s’élève néanmoins sur la base d’un respect de
la nature. Respecter la nature est donc le principe d’après lequel l’enfant apprend à
être curieux. L’apprentissage à la curiosité est l’une des finalités de l’éducation. C’est
par sa curiosité que l’enfant parvient à découvrir les lois de la nature. L’évolution de la
pensée rousseauiste montre que l’éducation est inséparable du respect de la nature.
L’idée de nature véhicule l’idée du travail, plus particulièrement du travail manuel. Si le
travail manuel entre dans le cadre de l’éducation intellectuelle, c’est parce que la
manifestation intellectuelle se concrétise à partir des diverses transformations de la
nature en une nature humanisée.

En outre, la culture de la réflexion critique est une priorité pour le


développement intellectuel. Cette critique s’attaque surtout aux livres car le livre est
pour Rousseau source de mensonge. Rousseau parle même des livres comme d’un
« fléau » dans la formation intellectuelle de l’enfant. C’est ainsi qu’il a remis en
question l’apprentissage de ce qu’il a appelé des fables. Mais sur le plan éthique,
Rousseau a montré le bon cheminement pour que l’enfant jouisse pleinement de la
liberté. La moralité s’élève sur la base de l’amour patriotique et c’est ainsi qu’il admet
que tout ce qui tend à l’amour de la nation est toujours bon. Enfin, la formation de
l’homme complet s’achève avec la culture de la spiritualité. Il est à noter que
Rousseau est, dans ce domaine précis, un philosophe de la rupture. En matière
81

religieuse, le Genevois rompt avec les religions révélées et se déclare comme l’apôtre
d’une religion naturelle fondée sur la conscience morale.

La grandeur de la conception rousseauiste de l’éducation réside dans


l’importance accordée à la liberté. Cette liberté n’est concevable que dans et par la
sauvegarde de l’intégralité du corps humain et du corps social. La remise en cause
des religions révélées marque l’originalité et l’actualité de la pensée éducative de
Rousseau. On peut malgré tout souligner le caractère génial de Rousseau par le fait
qu’il a marqué le carrefour à partir duquel tous les différents conflits ultérieurs
concernant l’éducation prennent naissance.
82

BIBLIOGRAPHIE

I. OUVRAGES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

1. Les rêveries du promeneur solitaire, Paris : Gallimard et Librairie Générale


Française, 1965, 255 pages
2. Emile ou l’Education [1762], Paris : Editions Garnier-Flammarion, 1967, 632 pages
3. Discours sur l’origine de l’inégalité, Essai sur l’origine des langues, Paris : Librairie
Larousse, 1966, 146 pages
4. Discours sur les sciences et les Arts [1750] - Discours sur l’originalité et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755]. Paris : Flammarion,
1971, 253 pages.
5. Du Contrat Social [1762] précédé d’un « Essai sur la politique de Rousseau » de
Bernard de Jouvenel. Paris : Librairie Générale Française, 1978, 447 pages.

II. AUTRES OUVRAGES

6. ABOU Aminah Bilal Philips


Pourquoi avons-nous été créés ? Lieu d’édition : Éd, Agence des
Musulmans d’Afrique. 52 pages.
7. BENAC Henri
1961 : Guide pour la recherche des idées dans les dissertations et les études
littéraires, Paris : Librairie Hachette, 366 pages.

8. BREHIER Emile
1930 : Histoire de la philosophie, t, II, XVII-XVIIIe siècle, Paris : PUF, 504 pages.
9. BREHIER Emile
1964 : Histoire de la philosophie, t, III, XIX-XXe siècle, Paris : PUF, 1023 pages

10. BROHM Jean-Marie


1992 : Sociologie politique du sport, Préface de Roger Bambuck, Paris : Presses
Universitaires de Nancy, 389 pages

11. DARCOS Xavier, TARTAYER Bernard


1986 : Le XVIIIe siècle en littérature, Paris : Hachette, 399 pages

12. DELIMEAU jean


1989 : Le Savant et la Foi [cet ouvrage a été réalisé sur système Cameron par la
société Nouvelle Firmin-Didot, Mesnil-sur-l’Estrée pour le compte des Editions
Flammarion]. Paris : Flammarion, 299 pages
83

13. DUPROIX E.
1895 : Kant et Fichte et le problème de l’éducation Genève : Editeur
14. HALLOWELL John. H.
1988 : Les fondements de la démocratie, Paris : éd Nouveaux Horizons, 197
pages.
15. GOMEZ-MULLER Alfred
1999 : Ethique, coexistence et sens, Préface de Jean Ladrière, éd Desclée De
Brouwer, 233 pages.

16. JEAN PAUL II


Foi et Raison [Lettre encyclique Fides et Ratio Du Souverain Pontife aux
Evêques de l’Eglise Catholique sur les rapports entre la Foi et Raison]. Edisiona
Md Paoly Antananarivo, 101 pages.
17. KANT Emmanuel
1980 : Réflexions sur l’éducation, Paris : J. Vrin.
18. LAGARDE & MICHARD
1970 : Le XVIIe siècle, les grands auteurs français du programme, Paris :
Bordas, 409 pages.

19. LEVI-STRAUSS Claude


1962 : La pensée sauvage, Paris : Librairie Plon, 397 pages.
Le Saint Coran, Révisé et Edité par la présidence Générale des directions des
Recherches Scientifiques, Islamiques, de l’Ifta, de la prédication et de
l’orientation Religieuse. Al-Madinah Al-Munawwarah, 604 pages.

20. MIALARET Gaston


1990 : L’éducation Approches philosophiques. Paris : PUF, 427 pages.

21. NIETZSCHE Friedrich


1988 : Seconde considération intempestive, De l’utilité et de l’inconvénient des
études historiques pour la vie, Paris : Flammarion, 185 pages.
22. PASCAL Georges
1968 : Les Grands Textes de la philosophie classique, Moderne et
contemporaine, Paris : Bordas, 374 pages.
23. PLATON
1966 : La République, [introduction, traduction et notes par Robert Baccou], Paris :
Garnier-Flammarion, 511 pages

24. Saint THOMAS D’AQUIN


1932 : Somme théologique, la Religion, T, I traduction française par Ménessier,
O.P Société Saint Jean l’Evangéliste, Paris : éd. Desclée & CIE, 397 pages.

25. SEYYED Mujtaba Mussavi Lari


84

2005 : Dieu et ses Attributs, traduit par Haydar Benaissa et Nahid Chahbazi, Iran :
Foundation of Islamic C.P.W. 305 pages

26. SEYYED Mujtaba Mussavi Lari


2005 : Les chemins de la perfection, traduit par Haydar Amazigh, Iran : Centre
de Diffusion des Connaissances Islamiques. 357 pages.
27. SPINOZA Baruch
1954 : L’éthique, Paris : Gallimard, 379 pages.

28. STAROBINSKI Jean


1971 : La transparence et l’obstacle, Paris : Gallimard, 462 pages.
29. TORQUAT Paul François de
2004 : Initiation à la philosophie, Antananarivo : éd Ambozontany, Analamahitsy,
96 pages.

III. DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES

30. AUGE Paul


1930 : LAROUSSE DU XXe siècle en six volumes, tome III, Paris : Librairie
Larousse, 1121 pages.
31. AUGE Paul
1932 : LAROUSSE DU XXe siècle en six volumes, t, V, Paris : Librairie Larousse,
1106 pages.
32. AUGE Paul
1933 : LAROUSSE DU XXe siècle en six volumes, t, VI, Paris : Librairie
Larousse, 1112 pages.

33. BARAQUIN Noëlla


2005 : Dictionnaire philosophique, Paris : A. Colin, 345 pages.

34. CLEMENT Elisabeth, DEMONQUE Chantal, HANSEN-LOVE Laurence, KAHN


Pierre
1994 : La philosophie de A à Z, Paris : Hatier, 384 pages.

35. DUROZOI Gérard et ROUSSEL André


1976 : Dictionnaire philosophique, Paris : Nathan, 367 pages.
36. FROLOV-I
1976 : Dictionnaire philosophique, Moscou : Progrès, 568 pages.
37. RUSS Jacqueline
1991 : Dictionnaire de philosophie, Paris : Bordas, 383 pages
38. VOLTAIRE François Arouet dit
Dictionnaire philosophique. Paris : Flammarion, 380 pages.
85

TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION.................................................................................................................................. 2
PREMIÈRE PARTIE ............................................................................................................................ 5
ÉDUCTION ET FORMATION CORPORELLE ................................................................................ 5
Chapitre I : Le corps, objet de l’éducation ........................................................................................ 6
I. 1. 1. La maternité et le développement corporel ........................................................................ 6
I. 1. 2. Education, corps et nature .................................................................................................... 9
I. 1. 3. Education et liberté corporelle ............................................................................................ 11
Chapitre II. L’éducation et les dimensions corporelles ................................................................. 15
I. 2. 1. Education et sensibilité corporelle ..................................................................................... 15
I. 2. 2. Education et dimension sensorielle ................................................................................... 17
I. 2. 3. Education sportive et dimension physique ....................................................................... 20
DEUXIÈME PARTIE .......................................................................................................................... 24
ÉDUCATION COMME FORMATION INTELLETUELLE ET ETHIQUE .................................... 24
Chapitre I : La nature comme base de la formation intellectuelle .............................................. 25
II. 1. 1. Education, nature et curiosité ............................................................................................ 25
II. 1. 2. Education et principe d’utilité ............................................................................................. 28
II. 1. 3. Education et le travail manuel ........................................................................................... 31
Chapitre II. De l’éducation à la réflexion critique........................................................................... 36
II. 2. 1. Education et critique des livres ......................................................................................... 36
II. 2. 2. La remise en cause des fables. ........................................................................................ 41
Chapitre III : Education et éthique ................................................................................................... 47
II. 3. 1. Education et dimension éthique de l’homme .................................................................. 47
II. 3. 2. La perfectibilité et l’éducation ............................................................................................ 53
II. 3. 3. Education et civisme ........................................................................................................... 57
TROISIEME PARTIE ......................................................................................................................... 63
EDUCATION ET FORMATION SPIRITUELLE ............................................................................. 63
Chapitre I : Education et critique de la religion .............................................................................. 64
Chapitre II : Education et religion naturelle .................................................................................... 68
III. 2. 1. De la nature à la découverte de Dieu ............................................................................. 68
III. 2. 2. Religion naturelle et conscience morale ......................................................................... 72
CONCLUSION.................................................................................................................................... 79
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................... 82
I. OUVRAGES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU ....................................................................... 82
II. AUTRES OUVRAGES ................................................................................................................. 82
III. DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES ................................................................................ 84
TABLE DES MATIERES............................................................................................................................ 85

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