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Leibniz étymologie et origine des nations

Frédéric de Buzon
Dans Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2012/2 (N° 36), pages 383 à 400
Éditions Picard
ISSN 1266-7862
DOI 10.3917/rfhip.036.0383
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É T U D E S

LEIBNIZ
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS

par Frédéric DE BUZON *

Parmi les multiples aspects de l’activité intellectuelle de Leibniz, l’étude


de l’histoire n’est pas, tant s’en faut, le plus étudié de nos jours. Le principal
ouvrage de synthèse sur ce qui a cependant été l’une des occupations les plus
importantes et les plus constantes du philosophe de Hanovre remonte en effet
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à 1906, Leibniz historien de Louis Davillé 1, qui a d’ailleurs consacré des
pages remarquables aux questions étymologiques. Néanmoins, et c’est le seul
point de vue qui peut ici nous occuper, ces recherches ne sont pas du tout
sans intérêt pour la compréhension de certains aspects de la philosophie de
Leibniz, même dans ses aspects théoriques, par exemple en ce qui concerne
le langage et ses fonctions. En témoigne le fait que les Nouveaux Essais 2
présentent un ensemble d’arguments issus de réflexions philologiques et
repris quelques années plus tard dans un essai historique, Brevis designatio
meditationum de origine gentium. Au demeurant, la métaphysique comme la
conception de la connaissance et du langage que développe Leibniz sont
toujours orientées vers des buts qui ne sont pas seulement spéculatifs : il y
a toujours chez lui une grande porosité entre des domaines apparemment
séparés du savoir. L’analyse historique qu’il propose des langues naturelles
en est un exemple particulièrement intéressant, et marque une étape très

* Frédéric de Buzon est professeur de philosophie à l’université de Strasbourg.


1. Louis Davillé, Leibniz historien, Essai sur l’activité et la méthode historique de Leibniz,
Paris, Alcan, 1909.
2. Nouveaux Essais sur l’entendement humain, III, 2, § 1, A VI, 6, 278-286 (A = G. W.
Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, édités par l’Académie des sciences de Berlin, 1923,
cités selon le numéro de la série, du volume, le cas échéant de la partie du volume, de la
page).
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importante dans le comparatisme historique en linguistique 3. Le problème


traité ici, symétrique de la question de l’intérêt philosophique de textes de
méthodologie historique, sera celui de l’utilisation des considérations linguis-
tiques de nature philosophique dans la recherche historique, à partir princi-
palement de deux textes, la Brevis designatio et ce qui apparaît moins comme
un exercice d’application que comme la réponse à des objections, le De
origine francorum de 1715. Cet opuscule, au demeurant, n’est qu’un exemple
parmi d’autres de considérations sur les origines des peuples 4. Comme c’est
souvent le cas chez Leibniz, la conclusion de la Brevis designatio est moins
la récapitulation des acquis que l’ouverture vers d’autres questions, ou plus
exactement d’autres méthodes pour aborder les questions traitées, et revient
en réalité sur des faits historiquement documentés par des sources, et non
plus des conjectures linguistiques. En ce sens là, les remarques finales de la
Brevis designatio sont une invitation à poursuivre le débat sur le terrain
habituel de l’historien. Ce que Leibniz fera en 1715.

HISTOIRE ET PHILOLOGIE DANS LA BREVIS DESIGNATIO

La Brevis designatio meditationum de originibus gentium ductis potissi-


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mum ex indicio linguarum, [Bref essai de méditations sur l’origine des peu-
ples principalement déduites des marques linguistiques], a paru pour la pre-
mière fois en 1710 dans les Miscellanea Berolinensia, à une place très
privilégiée : c’est le premier article du premier numéro de la revue 5. Deux
traductions françaises de cet opuscule ont été faites, l’une intégrale mais
souvent inexacte et l’autre partielle mais très utile 6. La thèse philosophique

3. Voir, pour le cadre général de l’histoire de la linguistique comparative à l’âge classique,


Daniel Droixhe, La Linguistique et l’appel de l’histoire (1600-1800), Rationalisme et révo-
lutions positivistes, Genève-Paris, Droz, 1978, et particulièrement sur Leibniz, les p. 126 à
142 ; D. Droixhe et Ch. Grell (éd.), La linguistique entre mythe et histoire, Actes des journées
en l’honneur de H. Aarsleff, Münster, Nodus Publications, 1993. L’étude la plus développée
sur Leibniz et l’histoire des langues demeure celle de Sigrid von der Schulenburg, Leibniz als
Sprachforscher, éd. par K. Müller, Frankfort /Main, 1973 (cette étude a été rédigée entre 1929
et 1939, mais publiée tardivement). En ce qui concerne la place de Leibniz, on se référera
aussi à une autre étude de D. Droixhe citée plus bas.
4. Voir notamment la Dissertatio de origine Germanorum, Dutens, IV-2, 198-205 (Dutens =
G. W. Leibniz, Opera omnia, éd. L. Dutens, Genève, de Tournes, 1768, 6 vol.), la lettre à
Nicaise (28 mai 1697) sur l’origine des Germains, Dutens, IV-2, 205-206, Epistola de origi-
nibus nationum Transsylvaniæ, Dutens, IV-2, 206-208.
5. Repris dans Dutens IV-2, 186-198.
6. La Brevis Designatio a été traduite intégralement en français par J. Sudaka dans un recueil
d’articles (André Jacob, Genèse de la pensée linguistique, Paris, 1973) ; cette traduction a
reparu, « très légèrement modifiée » c’est-à-dire corrigée pour un ou deux points importants,
dans un recueil publié par Marc Crépon, G.W. Leibniz, L’harmonie des langues, Points Seuil,
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du texte est que les considérations linguistiques peuvent intervenir au défaut


de la documentation proprement historique : « Les Langues nous tiennent
lieu des monuments historiques, lorsque ceux-ci nous manquent sur les ori-
gines anciennes des nations » 7.
Cette proposition s’appuie sur des éléments de réflexion concernant le
langage élaborés pour certains très antérieurement à leur utilisation dans ce
texte, en particulier dans le livre III des Nouveaux Essais, mais aussi d’autres
essais ou opuscules plus anciens. Trois thèses majeures se détachent, à savoir
que (1) le langage a une origine naturelle, que (2) les noms propres sont
postérieurs aux noms communs ou appellatifs et dérivés d’eux et que (3) les
noms propres, en particulier les toponymes, apparemment incompréhensibles
en eux-mêmes, sont les sédiments linguistiques de langues ayant disparu des
régions où ils étaient utilisés, et peuvent ainsi servir d’indices quant aux
populations qui les occupaient antérieurement. Leibniz s’oppose par là aux
hypothèses conventionnalistes sur l’origine du langage ainsi qu’aux opinions
des empiristes sur la généralisation des noms à partir d’une désignation des
individus. D’une manière générale, coexistent l’idée qu’il doit y avoir une
raison à tout changement dans les langues qui ne dépend pas d’une volonté
arbitraire (mais dans lequel le hasard peut jouer un rôle), et l’idée d’une
certaine harmonie des langues malgré leur diversité.
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(1) En ce qui concerne l’origine naturelle du langage, on ne doit pas voir
un retour du cratylisme contre la thèse conventionnaliste d’inspiration aris-
totélicienne. Leibniz refuse l’alternative classique et propose un dispositif
qui naturalise la manière dont les mots ont été formés et par lesquels ils ont
acquis une signification, sans que cette signification soit à proprement parler
entièrement naturelle ni inhérente au concept exprimé par les mots. C’est une
thèse non sur la vérité des mots, mais sur l’histoire de leur formation par
l’effet que les choses produisent sur les hommes et, par extension, sur l’intérêt
documentaire que peut avoir l’étymologie. Un bref texte datant des années

2000, p. 170-193. Ce recueil, très soigné par ailleurs, est fort utile, en ce qui concerne la
germanistique leibnizienne ; cela rend plus incompréhensible encore la présence de cette
traduction parfois aberrante, alors que quelques erreurs majeures avaient été signalées par
Daniel Droixhe dans « Le voyage de Schreiten : Leibniz et les débuts du comparatisme
finno-ougrien », in D. Droixhe, De l’origine du langage aux langues du monde : études sur
les XVII e et XVIII e siècles, Tübingen, Narr, 1987, p. 91-114. Cette traduction multiplie les
contresens, les non-sens, les confusions entre les noms propres et les noms communs, etc. ;
au demeurant, cette situation est plutôt plaisante pour un travail d’histoire de la linguistique !
Une traduction du début du l’essai avait été donnée par l’abbé Emery dans son Esprit de
Leibniz, vol. II, Lyon, Bruyset, 1772, p. 210-216, et conserve toute son utilité. Nous la
reproduisons en annexe à cet article.
7. « Cum remotæ Gentium Origines historiam transcendant, Linguæ nobis præstant veterum
monumentorum vicem. », Dutens IV-2, 186.
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1677-1678 8 porte explicitement sur la naturalité de l’origine du langage ; il


refuse certes de reconnaître une connexion certaine et déterminée entre les
mots et les choses (qui serait telle que l’on aurait une relation biunivoque
des deux variétés). Mais le refus de cette stricte connexion n’entraîne pas un
pur arbitraire, puisqu’il doit y avoir des causes pour lesquelles certains mots
sont assignés à certaines choses 9. Dans le droit fil du Dialogus de 1677, qui
refuse que l’arbitraire supposé des mots et des caractères conduise à un
arbitraire des vérités 10, et qui voit au moins dans les rapports des éléments
des mots des relations non arbitraires (par exemple, phosphore est équivalent
à lucifère, selon les racines grecques puis latines), et sous l’hypothèse impli-
cite de la notion d’expression définie dans le Quid sit Idea 11, Leibniz tente
de réduire au maximum l’apparente absence de raison qui lie le mot à la
chose. La thèse conventionnaliste, qui assigne au langage une origine ex
instituto, c’est-à-dire arbitraire 12, est éliminée de la réalité historique et n’est
réalisable que pour les langues artificielles ou semi-artificielles : langues
entièrement artificielles comme le sont celles de Wilkins ou de Dalgarno,
langues semi-artificielles, ce que sont les idiolectes de sociétés plus ou moins
secrètes, tel le Narquois. Mais ces langues conventionnelles, au demeurant,
supposent toutes une langue naturelle préexistante. Un avatar de la thèse
conventionnaliste (volonté des hommes contractant entre eux), est l’hypo-
thèse tout autant volontariste d’une langue arbitrairement instituée par Dieu
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ou de la langue adamique, envisagée comme une langue parfaite (ayant servi,
suivant l’exemple biblique, à nommer les animaux). Ceci est également
refusé : comme le précisera plus tard la Brevis Designatio, la langue d’Adam
ou des premiers hommes a dû n’être qu’un ensemble d’onomatopées, bien
loin d’une langue idéale qui eût été oubliée. Même si, dans les Nouveaux
Essais, Leibniz rappelle le nom de J. Böhme, ce n’est certainement pas pour
en retenir l’idée d’une origine parfaite dont les hommes se seraient malheu-
reusement éloignés. Néanmoins, il doit y avoir dans les langues des analogies
de rapports entre les éléments, telles que « cet ordre, quoique varié, présente
une certaine correspondance dans toutes les langues » 13 ; ce minimum de
rapports correspond bien aux thèses du Dialogus et du Quid sit Idea.

8. De linguarum origine naturali, A VI, 4-A, 59.


9. Voir Stefano Gensini, « “Naturale”, “Arbitrarium” and “Casus” in Leibniz’ Theory of
Language », in D. Droixhe et Ch. Grell (éd.), op. cit. p. 71-110.
10. Dialogus, GP VII, 190-193 (GP = Leibniz, Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt,
Berlin, 1875-1870, 7 vol., multiples réimpressions) ; A VI, 4-A, 20-25. Traduction française
in Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes, éd. Christiane Frémont, Paris, Flam-
marion, 2001, p. 99-110.
11. A VI, 4-B, 1369-1371. Traductions françaises par Fr. de Buzon, in Leibniz, Recherches
générales sur l’analyse des vérités, éd. J.-B. Rauzy, Paris, PUF, 1998, p. 445-446 et par Chr.
Frémont, in Leibniz, Discours de métaphysique, éd. citée, p. 111-115.
12. Pour cette équivalence, cf. NE III, II, 6 1, A VI, 6, 278.
13. Dialogus, trad. citée, p. 107.
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS / 387

Il faut cependant en arriver à une origine :


Les langues ont cependant une origine naturelle, venant de l’accord des
sons avec les passions que le spectacle des choses excitait dans l’esprit. Et
j’estimerais que cette origine a eu lieu non seulement dans la langue primi-
gène, mais aussi dans les langues nées postérieurement, issues en partie de la
langue primigène, en partie d’un usage nouveau des hommes dispersés dans
le monde 14.
Dans certains cas, il est possible de remonter à l’onomatopée, qui est la
marque la plus ancienne, et dans laquelle la connexion du son et de la chose
est manifeste (par exemple, le bruit des grenouilles et le coassement) ; on
doit alors supposer que les langues se sont formées ainsi, même si cette
recherche n’aboutit pas toujours. La naturalité causale des langues, motivant
l’onomatopeia (terme que Leibniz reprend en son sens propre de confection
des noms) n’entraîne nullement comme une conséquence nécessaire une
universalité de signification. Inversement, la diversité des langues ne peut
pas être un indice suffisant pour en prouver le caractère strictement conven-
tionnel. En fonction de la complexion des personnes et des hasards des
regroupements humains, des mots différents peuvent se former.
Ici comme ailleurs, Leibniz refuse ainsi une conception volontariste qui
ferait des langues l’objet d’une décision arbitraire, c’est-à-dire sans un mini-
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mum de raisons dans le rapport entre les choses exprimées et les signes qui
les expriment, et il échappe par là au dilemme de l’origine contractuelle
impossible (comment se mettre d’accord sans les mots sur la signification
des mots ?) ou de la naturalité inapparente (si les langues étaient naturelles,
elles devraient être universelles, or, la diversité plaide pour l’opposé). Leibniz
associe deux idées, essentielles dans sa tentative d’histoire naturelle des
langues.
La première idée est que l’évolution du temps et les déplacements des
hommes obscurcissent les significations originelles ; des mots particuliers
(pecularia) sont formés de différentes manières, en fonction de différences
de prononciation, et du fait que ce sont les affections, les instincts et non les
raisonnements qui prévalent dans la formation du langage (ce qui justifie la
variété des langues) : « il y a eu diversification, conformément aux disposi-
tions de l’âme et aux organes mêmes de la parole dont toutes les nations ne
disposaient pas avec une égale aisance ».
Ce mécanisme de corruption est assez aisément reproductible :
Je me rappelle avoir souvent entendu parler une Dame Anglaise dont la
conversation était un singulier mélange d’Anglais et de Français. Une centaine
de personnes semblables à elle, aurait facilement donné naissance à une

14. Traduit de A VI, 4, 59.


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nouvelle langue pour leur postérité, telle que la langue moderne des Grisons,
qui est une corruption de l’Italienne et de la Française, ainsi que les deux
dernières sont elles-mêmes une corruption de la Latine. Et ces corruptions de
corruptions fréquemment répétées, font enfin disparaître totalement les traces
de l’origine. Aussi ne suis-je point surpris que les langues de l’intérieur de
l’Afrique et toutes celles de l’Amérique ne paraissent avoir aucune cognation
avec les nôtres 15.
La correspondance avec Sparvenfeld précise les hypothèses génétiques.
Ainsi à l’été 1699, Leibniz note dans le brouillon d’une lettre :
J’ai parcouru autrefois le dictionnaire de la langue armorique ou britanni-
que de Boxhornius, et j’y ai fait plusieurs remarques, la trouvant demi-teuto-
nique. Comme apparemment était aussi autrefois l’ancienne gauloise. J’y
remarquai entre autres qu’Aber veut dire fin, terme, cela consent avec havre,
qui est ordinairement l’issue ou terme d’une rivière. C’est de cela qu’Abend
est soir en allemand et Ebbe est le retour, et aber une répétition, et abermahl
iterum. Mais la racine de tout est ab, απ, car souvent les autres mots viennent
des particules.
[Je crois effectivement que les particules et particulièrement les interjec-
tions, c’est-à-dire les sons peu articulés et rudes que les hommes ont com-
mencé à pousser à la vue ou à l’occasion de certains objets sont les éléments
des langues, et ab me semble marquer une fin, un mouvement qui est arrêté
subitement, schab-ab, est un de ces mots dont le son semble marquer quelque
chose : hiermit sag ich der welt schab-ab] 16.
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L’onomatopée marque ainsi la limite de la recherche des origines ; S. von
der Schulenburg cite à son propos cette remarque du manuscrit de la Dis-
sertation sur l’histoire étymologique « une fois qu’elle est trouvée, une ori-
gine ultérieure n’est plus à chercher » 17. L’onomatopée donne en effet la
raison de l’attribution du son à un état de chose ou un état mental ; Leibniz
remarque également dans les Collectanea Etymologica que les « Onomato-
pées, où le son s’accorde manifestement avec les choses, mériteraient d’être
rassemblées » 18.
La seconde idée est que « sur une grande partie de notre continent il
subsiste des traces d’une langue ancienne très largement répandue ». Cette
langue est nommée celto-scythe ; on peut rappeler que le Scythique, consi-
dérée comme langue ancienne commune au continent, disparue, mais attestée
par des indices historiques et des résultats des comparaisons entre les langues

15. Brevis designatio, Dutens, IV-2, 188, traduction Emery.


16. Extrait de ma lettre à Monsieur de Sparvenfeld, été 1699, A I, 17, 448. Les crochets sont
de la main de Leibniz et reproduits dans l’édition de référence. Voir aussi sur Aber, ab etc.
les Collectanea Etymologica, Dutens VI-2, p. 97.
17. Epistolaris de Historia Etymologica Dissertatio, ms., cité par Sigrid von der Schulenburg,
op. cit., p. 7. H. Aarsleff indiquait en 1970 préparer une édition de ce texte (H. Aarsleff, « The
History of Linguistics and Professor Chomsky », Language, 46, 3, 1970, p. 574).
18. Dutens, VI-2, p. 111, cité par S. von der Schulenburg, op. cit. p. 10.
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS / 389

anciennes et actuelles avait été introduite dans la génération antérieure à celle


de Leibniz par Claude Saumaise 19 et par Boxhornius 20. Ce dernier, selon
Bayle, cherchait à montrer la « sympathie de la langue grecque, de la langue
latine et de la langue allemande » 21, sous le tronc commun du Scythe. C’est
ce qui prépare évidemment le terrain à la formation, à la fin du XVIIIe siècle,
à la recherche d’invariants avec le sanskrit, qui donne naissance à l’hypothèse
de l’indo-européen. Comme l’a montré D. Droixhe, l’avancée propre à Leibniz
dans l’hypothèse scythe est la reconnaissance de la parenté des langues finno-
ougriennes 22.
À Hermann von der Hardt qui lui demande en 1696 « qui donnera l’har-
monie des langues » qu’il recherche 23, Leibniz répond qu’à son avis on ne
peut l’espérer parfaite, mais que « néanmoins, il est utile d’entreprendre un
certain type de comparaison » 24. Il y a bien une diversité des langues, mais
qui est en quelque sorte à compenser par l’unité des structures et la présence
d’éléments constants, au-delà de la diversité des dialectes : c’est bien cette
unité dans la diversité, tant géographique qu’historique, que propose à sa
manière l’hypothèse scythe. Comme on le montrera après, l’histoire d’avant
l’histoire exploite moins la recherche d’unité que, précisément, la double
variété dans l’espace et dans le temps. Leibniz souhaitait au demeurant que
les voyageurs et géographes se soucient plus qu’ils ne le font de tracer des
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cartes linguistiques précises 25.
Enfin, l’idée d’une langue primitive ne se confond pas avec celle d’une
langue universelle :
Comme il n’y a rien sans raison, je ne doute point que, lorsque les hommes
ont donné des noms aux choses, ils n’aient suivi leurs passions et imaginations
que l’objet excitait et qu’ils ne les aient exprimés par des sons qui ont du
rapport, je m’imagine que non seulement Adam, mais encore souvent les

19. Voir en particulier le De hellenistica commentarius, Leyde, Elsevier, 1643, p. 366, cité
par D. Droixhe, La linguistique et l’appel de l’histoire, éd. citée, p. 90 : « Il n’y a presque
aucune nation d’Europe ou d’Asie qui ne provienne du nord. C’est de là que se répandirent
les peuples dont les bouturages occupèrent la plus grande partie des deux continents. Et c’est
la Scythie qui a rejeté vers le nord, avec leurs langues, à peu près toutes les nations ayant
inondé ceux-ci. Aussi bien ce pays des Scythes était-il des plus vastes et largement étendu
vers l’Orient et l’Occident, et il a engendré, en se portant au sud, diverses populations, en
Europe d’un côté, en Asie de l’autre. À partir de cette dernière, certains pénétrèrent jusqu’en
Inde et donnèrent naissance aux Indo-Scythes, d’autres engendrant les Parthes et les Perses ».
(trad. D. Droixhe, modifiée sur un détail).
20. Boxhornius, Originum gallicarum liber, 1654.
21. P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, 5e édition, t. IV, p. 561, note H.
22. D. Droixhe, « Le voyage de Schreiten », in De l’origine du langage..., éd. citée.
23. A I, 12, 604-605, traduit dans M. Crépon (éd.), L’harmonie des langues, éd. citée, p. 154.
24. A I, 12, 636 et Crépon, op. cit., p. 156.
25. Voir les Desiderata circa linguas populorum, Dutens VI-2, p. 228 et Davillé, op. cit.,
p. 404 et 416.
390 / RFHIP No 36 – ÉTUDES

autres hommes ont voulu onomatopoiein quand ils ont rencontré des objets
nouveaux, et quoi que je crois que beaucoup de mots viennent d’une langue
primitive, qu’il y en a néanmoins beaucoup d’autres que chaque nation ou
race a inventés dans les rencontres 26.
(2) Contre l’empirisme et en particulier Locke, Leibniz inverse l’ordre
habituel de formation des noms propres et des noms communs. Ainsi : « Et
il est sûr que les noms propres ou individuels ont été originairement appel-
latifs ou généraux » 27. Leibniz, dans sa réfutation de Locke, prend comme
exemple « les enfants et ceux qui ne savent que peu la langue qu’ils veulent
parler ou la matière dont ils parlent, se servent de termes généraux, comme
chose, plante, animal, au lieu d’employer les termes propres qui leur man-
quent » 28. Cette thèse est exprimée par Leibniz comme un axiome au début
de la Brevis designatio : « je pose que tous les noms que nous appelons
propres ont été autrefois appellatifs, sans quoi ils seraient établis sans aucune
raison » 29. On verra plus loin en quoi il s’agit d’un axiome.
À ces éléments théoriques, la Brevis designatio apporte des éléments his-
toriques d’illustration et d’application. La naturalité de la formation n’empê-
che pas, on vient de le voir, la variété des langues, mais permet de supposer
des langues primitives, voire une langue primitive, dont les différentes lan-
gues seraient comme des dialectes ou des déformations. Mais il doit rester
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des traces de la ou des langues anciennes dans les langues actuelles. Le début
indique, comme on l’a vu plus haut, que les langues tiennent lieu de monu-
ments anciens quand les sources historiques proprement dites manquent 30.
En quoi ? en ce que les noms propres, en particulier les toponymes, subsistent,
alors que les peuples qui ont donné ces noms ont disparu depuis longtemps
du pays. Il y a une analogie, avec les recherches que Leibniz avait faites sur
les fossiles, publiées dans la Protogea (rédigé vers 1691 et publiée en 1749) 31.
Cette genèse des noms propres vaut des villes, des montagnes, particuliè-
rement des noms de rivières 32 : par exemple, Elbe ou Alpe sont des noms
communs dans les langues d’origine, mais des noms propres pour nous. Elle
vaut également aussi des noms de personnes. Leibniz montre, ce qui est bien

26. Leibniz à Sparvenfeld, 29 novembre 1697, À I, 14, p. 763, et Crépon, op. cit., p. 165.
27. Nouveaux Essais, III, 1, § 3, A VI, 276 et III, 3, § 1, A VI, 288-289. Voir aussi Charac-
teristica verbalis (1679), A VI, 4, 335 : « nomina individuorum origine fuisse appellativa ».
28. Nouveaux Essais, III, 1, § 3, A VI, 6, 276.
29. Les italiques sont dues à Leibniz lui-même (cf. Brevis Designatio..., Miscellanea Bero-
linensia, vol. 1, 1710, p. 1).
30. Brevis designatio, Dutens, VI-2, 186 et aussi Nouveaux Essais, III, 9, § 5, A VI, 6 : « Et
quand il n’y aurait plus de livre ancien à examiner, les langues tiendront lieu de livres et ce
sont les plus anciens monuments du genre humain ».
31. Leibniz, Protogea, De l’aspect primitif de la terre, éd. J.-M. Barrande, Toulouse, 1993.
32. Nouveaux Essais, III, 2 § 1, A VI, 6, p. 281 ; cf. aussi Dissertatio de origine germanorum,
Dutens IV, II, 204.
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS / 391

connu, que les personnes en latin étaient désignées par une particularité, à
savoir un trait général (p. ex. Brutus, César, Auguste : à savoir, respective-
ment, être affecté d’une apparente stupidité, être né par incision, être objet
de vénération). Dans la Brevis designatio, le même procédé est appliqué
également aux noms que nous ne comprenons pas, c’est-à-dire aux noms
dont nous sommes incapables de restituer la formation par la présence d’un
terme général susceptible d’être compris dans une langue actuelle ou dans
plusieurs ; cela ne suppose pas que l’on comprenne tous les noms communs,
mais que seuls ceux-ci soient capables d’être compris conceptuellement.
C’est en cela que la règle de formation des noms propres cesse d’être une
observation empirique pour avoir rang d’axiome, et nous orienter dans une
recherche de ce qui est le plus ancien et dans la remontée des origines. On
aboutit ainsi à la troisième thèse, proprement historique. Comme l’indique
un manuscrit cité dans Bodemann : « Omnia nomina propria aliquando appel-
lativa fuere. Ergo ubi non intelliguntur, mutationem linguæ esse factam » 33.
L’analyse des langues devient ainsi une tentative de réduction du caractère
absolument inintelligible du nom propre, en tant que sa seule fonction paraît
d’être un désignateur individuel, mais aussi une étude des variations et des
changements, entendus comme des monuments historiques. Leibniz entretient
une correspondance incessante sur les questions de toponymie et plus géné-
ralement d’étymologie, en vue des Collectanea Etymologica 34.
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(3) Un nom propre (entendu au sens où il désigne un individu) devenu
incompréhensible est ainsi un indice sédimenté d’une langue ancienne, dont
les significations générales sont oubliées, tel que pour le comprendre, il faut
l’analyser dans ses composants en tentant de trouver par induction des équi-
valences intelligibles. À titre d’exemple, Leibniz donne l’explication de la
genèse des noms de personne en – ric. Venance Fortunat écrit, à propos de
Chilperic :
Adjutor fortis, si interpres barbarus adsit
Hulpe enim auxilium hodie est.
En complétant quelque peu la traduction d’Emery, le passage donne
Le Poète interprète le nom de Chilperic par aide fort
Adjutor fortis, si interpres barbarus adsit
Hulpe effectivement, signifie encore aujourd’hui aide. Ici, nous nous rap-
pelons maintenant qu’il y a peu d’années, les géants et les héros des livres

33. « Tous les noms propres ont été à quelque moment appellatifs. Donc, là où ils ne sont
pas compris, c’est qu’un changement de la langue s’est produit », ms. Hanovre, Landesbiblio-
thek, XII, vol. I, 2, cité dans E. Bodemann, Die Leibniz-Handschriften, Hildesheim, 1966,
p. 200.
34. Éditée en 1717 par Eckhard, la collection est reprise dans le vol. VI de Dutens.
392 / RFHIP No 36 – ÉTUDES

allemands d’une antiquité toute récente étaient appelés Recken, ce qui signifie
en propre l’allongement [longutio]. Recken est encore maintenant étendre, et
les perches ou bâtons allongés se disent Ricken dans la région de Brauns-
chweig [...]. Mais par le laps du temps et les fréquentes transmigrations des
peuples, les anciennes et naturelles significations des mots ont été le plus
souvent changées ou obscurcies 35.
Venance Fortunat ne fait que développer, avec l’aide d’un « interprète
barbare », les deux éléments composant le nom de Chilpéric (Chilp ou Hilp)
et – ric. Le terme Chilp ou sa déformation Hulpe signifie encore « aide »
(comme dans Help, Hilfe etc.). Il reste à expliquer le mot -ric, que Leibniz
illustre par des termes encore relativement vivants (comme Recken, géant
dans des romans ; ou recken signifiant allongé). Cela fait remonter le terme
à une racine celto-scythe, dont dérivent des mots comme « rey, regula, rige,
regere, reiffen, reissen » qui se rapportent également à un allongement, et
par métaphore, à la force. Mais ce sens est oublié, ce qui justifie la nécessité
de la présence de l’interprète « barbare ».
Dans ces conditions, de la même façon que, dans le Dialogus de 1677,
phosphore est équivalent à lucifère, ici, Chilpéric est identique à aide fort ou
vaillant, en conservant une même relation. Dans l’exemple donné, Leibniz
combine un élément non motivé, mais encore présent sous d’autres formes
dans les langues vivantes (Hulp / aide) et un élément motivé par une étymo-
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logie remontant à une onomatopée. Toutefois, les étymologies ne peuvent
être faites n’importe comment ; il y a un ensemble de conditions à observer
pour en rendre l’usage efficace.
Ainsi :
Et les langues en général étant les plus anciens monuments des peuples,
avant l’écriture et les arts, en marquent le mieux l’origine des cognations et
migrations. C’est pourquoi les étymologies bien entendues seraient curieuses
et de conséquence, mais il faut joindre des langues de plusieurs peuples, et
ne point faire trop de sauts d’une nation à une autre fort éloignée sans en
avoir de bonnes vérifications, où il sert surtout d’avoir les peuples entre eux
pour garants. Et en général l’on ne doit donner quelque créance aux étymo-
logies que lorsqu’il y a quantité d’indices concourants : autrement c’est goro-
piser.
PHILALETHE. Goropiser ? Que veut dire cela ?
THÉOPHILE. C’est que les étymologies étranges et souvent ridicules de

35. La traduction de ce passage reproduite dans l’édition Crépon (op. cit., p. 172) est parti-
culièrement plaisante. Visiblement, le traducteur a compris que Chilperic était un auxiliaire
valeureux en présence d’un interprète, et qu’un certain Hulpe nous aidait à comprendre cela
aujourd’hui, exactement comme dans la même traduction, dans sa version initiale, un certain
Schreiten apportait une aide décisive sur un autre point – alors que Leibniz se contente de
dériver le nom des Scridi-Finnois de schreiten, marcher. Cf. D. Droixhe, art. cit., p. 94. Nous
avons ajouté la phrase « Ici...Braunschweig » à la traduction Emery, dont l’état réel est donné
plus bas dans l’annexe.
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS / 393

Goropius Becanus, savant médecin du XVIe siècle, ont passé en proverbe, bien
qu’autrement il n’ait pas eu trop de tort de prétendre que la langue germanique,
qu’il appelle cimbrique, a autant et plus de marques de quelque chose de
primitif que l’hébraïque même 36.
Ainsi, ce que demande Leibniz est non de chercher à partir de la simple
ressemblance des sonorités un sens caché (c’est par exemple ce que fait
Goropius), mais de constituer des ensembles de phénomènes linguistiques,
permettant de passer soit par le son, soit par le sens, d’une langue à l’autre
et de décrire ainsi, lorsque les documents manquent, les parentés et change-
ments de résidence des peuples identifiés, comme les individus, par des
caractéristiques générales dont le sens est parfois perdu : ainsi les Scritti-
Finnois sont nommés tels par leur aptitude particulière à marcher, à s’élancer,
Schreiten. Après les règles d’identité, viennent les variations et les classe-
ments des langues par famille : en fait, les étymologies ne sont que des indices
en direction de la constitution de groupes de locuteurs, que Leibniz constitue
par induction. Le fonds commun se sépare en deux espèces, Japétiques et
Araméennes (nord / sud). Au sud, on trouve l’arabe, l’hébreu, le syrien, le
chaldéen, etc. Pour tout ce qui est commun aux langues du nord, Leibniz
identifie un fond japétique ou celto-scythe. Par ailleurs, la preuve par l’éty-
mologie ne porte, au fond, que sur l’histoire d’un concept et non directement
sur sa nature. Hans Aarsleff montre bien comment Leibniz utilise dans la
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question étymologique deux principes architectoniques : d’une part, le prin-
cipe de raison, qui comme on l’a vu, ici comme ailleurs, supprime l’arbitraire
apparent ; et d’autre part la connexion entre toutes les langues qui peut être
rapportée au principe de continuité 37.
Il est naturel que, dans la perspective où il se place, un peuple, une gens,
voire ce que Leibniz nomme race, soit identique à l’ensemble des locuteurs
d’une langue et n’ait pas d’autre statut que linguistique. Mais si les langues
s’associent ainsi à la différence des peuples, ou des races, l’harmonie des
langues, en ce qu’elle renvoie à une origine, est le signe le plus manifeste
de l’unité de la race humaine. Ainsi,
Et l’on peut juger que tout le genre humain est d’une même race, ce qui
se découvre particulièrement par l’harmonie des langues qu’on trouve n’être
que l’altération des même racines, quoique apparemment la langue radicale
ne subsiste plus. La comparaison des langues est le moyen le plus sûr et
presque l’unique lorsque les Histoires nous manquent, qui nous apprend la

36. Nouveaux Essais, III, 2, § 1, A VI, 6, 285.


37. Hans Aarsleff, « The Study and Use of Etymology in Leibniz », in A. Heinekamp et
Ingeborg von Wilucki (éds), Akten des internationalen Leibniz-Kongress 1966, vol. III, Wies-
baden, 1969, p. 173-189. Voir aussi H. Aarleff, « Leibniz on Locke on Language », American
Philosophical Quarterly, 1964, vol. 1, no 3, p. 165-188 (repris dans R. Woolhouse, Leibniz :
Critical Assessments, Londres, Routledge, 1993, vol. III, p. 452-495).
394 / RFHIP No 36 – ÉTUDES

cognation des peuples puisque la langue est la tradition la plus ancienne et la


plus particulière de l’antiquité humaine 38.
Les noms de fleuves peuvent ainsi aider au tracé complexe des mouve-
ments des peuples ; mais, plus généralement, la Brevis designatio, établit des
classifications et des généalogies des langues, en fonction des conditions
géographiques. Mais en ce qui concerne les migrations des peuples germa-
niques, on sort de la question linguistique, puisque l’on a désormais des
historiens. C’est pourtant dans ce cadre qu’intervient in fine la question de
l’origine des Francs.

L’ESSAI SUR L’ORIGINE DES FRANÇAIS ET LE TEMPS DE L’HISTOIRE

À l’avant-dernier aliéna de la Designatio, en parlant des migrations des


peuples germaniques, Leibniz indiquait que les Francs étaient originaires de
la Baltique, et invalidait expressément tant l’assignation de leurs origines à
partir des récits fabuleux troyens (auxquels personne ne croyait plus guère)
que les différentes tentatives de les faire venir de la Pannonie ou du Pont-
Euxin (hypothèse des Palus Méotiques, la mer d’Azov), ou encore l’hypo-
thèse dite des colonies gauloises 39, faisant descendre les Francs de Gaulois
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qui se seraient installés antérieurement en Germanie : selon les périodes de
l’historiographie médiévale puis moderne, les Francs étaient ainsi originaires
de Troie, (Priam devenant ainsi le premier roi des Francs) puis de Germanie,
voire du nord, mais pour préserver l’identité nationale, on proposait que ces
habitants de la Germanie aient d’abord été des Gaulois, ut Gallos Galliæ
reddant. Il est à peine besoin de souligner que ces questions ne sont pas
seulement d’érudition historique, mais qu’elles ont une signification politique
qui est fonction des intérêts que peut avoir le pouvoir pour la reconstitution
d’un passé ; par exemple, le mythe troyen reprend vigueur au XVIe siècle, les
plus illustres auteurs, pour la période de la Renaissance étant Lemaire de
Belges 40 ou Ronsard 41. De la même manière, la question de l’histoire des
langues dans la période moderne se partage entre généalogie fantastique et
méthodes scientifiques relevant d’une théorie linguistique et d’une enquête

38. Extrait par Davillé (op. cit. p. 404 n. 1 et 406 n. 3) du ms. XII b 713 q.
39. G. Lacarry, s. j., Historia coloniarum a Gallis, Clermont, 1677.
40. Jean Lemaire de Belges, Les Illustrations de Gaule et singularités de Troie, 1510-1513 ;
le livre III comporte en particulier un « De la Généalogie des Princes descendus des Troyens
et nommément des Français » ; voir M. Simonin (éd.), Dictionnaire des lettres françaises
(Grente), Le XVI e siècle, Paris, 2001, p. 726.
41. Voir les arguments des quatre livres de la Franciade (1re édition, 1572) qui associent la
guerre de Troie et les origines de la monarchie française, jusqu’à Pépin.
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS / 395

empirique complexe 42. Mais, quelles que soient les motivations politiques
des textes leibniziens, c’est principalement le rapport entre histoire des lan-
gues et histoire des peuples qui fait question.
Le problème particulier sous-jacent, l’histoire des Francs, a été particuliè-
rement bien étudié pour ses aspects médiévaux dans l’ouvrage de Magali
Coumert 43 consacré aux récits d’origine jusqu’au IXe siècle. Cette discussion
est ininterrompue jusqu’à la période moderne. Pour avoir une idée de la
permanence et de la vivacité des discussions sur l’origine des Francs ou des
Français au début du XVIIIe siècle, il suffit de regarder la très longue liste des
titres composant le chapitre « Histoire des Francs » de la Bibliothèque his-
torique du P. Lelong, oratorien, ami de Malebranche, avec lequel Leibniz a
été en correspondance 44.
Dans ce climat conflictuel des historiens sur la question, l’alinéa de la
Brevis designatio ne pouvait paraître que trop court et surtout trop asserto-
rique : Leibniz, à proprement parler, n’apporte aucune preuve directe, mais
seulement la réfutation des autres hypothèses ou légendes. Une raison de
cette brièveté est que la portée de la remarque sur les Français est relativement
équivoque par rapport à l’objet même du texte. Leibniz a en effet précisé
que les recherches dont il donnait un certain détail étaient relatives à ce que
l’on peut dire des peuples sans le secours des sources historiques, c’est-à-dire
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les récits de première main ou leurs reprises postérieures 45. C’est en 1715,
l’année avant sa mort, que Leibniz publia sa De origine Francorum disqui-
sitio, chez un éditeur de Hanovre 46 ; l’édition de Dutens 47 comporte de sur-
croît une abondante annotation d’Eckart, lequel avait inséré le texte dans ses
Leges Francorum Salicæ 48. Au début de l’opuscule, Leibniz fait allusion au
caractère paradoxal décelé par les lecteurs de l’essai de 1710, qu’il revendique
également dans une lettre de 1715 à Rémond annonçant l’opuscule :
Pour varier un peu, M. d’Imhof vous apportera aussi une Dissertation
courte, mais un peu paradoxe, que j’ay faite sur l’Origine des Français, sur
leur premier, second, troisième et quatrième gîtes. Je prouve par des passages
formels, mais peu observés, des Anciens, qu’ils sont venus originairement de

42. À cet égard, le titre même de l’ouvrage collectif de D. Droixhe et Ch. Grell cité plus haut
est particulièrement éloquent.
43. M. Coumert, L’origine des peuples, Paris, 2007.
44. Jacques Lelong, Bibliothèque historique de la France, nouvelle édition, 1769, p. 3-20.
Ce répertoire indique 191 titres d’ouvrages ou de parties d’ouvrages antérieurs à l’essai de
Leibniz (1715), ou contemporains ; un peu plus d’une dizaine s’ajoutent par la suite.
45. Sur la considération par Leibniz des sources de l’histoire, voir Davillé, op. cit., L. II,
chap. 2.
46. G. G. L., De Origine Francorum disquisitio, Hanovre, Förster, 1715, 44 p.
47. Dutens IV-2, 146-167.
48. Eckart, Leges Francorum Salicae et Ripuariorum, Francfort et Leipzig, Förster, 1720,
p. 247 sq.
396 / RFHIP No 36 – ÉTUDES

la mer Baltique ; que leur second gîte a été entre la rivière du Mein et les
montagnes du Harz ; le troisième entre le Weser et le Rhin ; et le quatrième
dans les Gaules. Je vous prie, Monsieur, de n’en rien dire encore aux amis,
jusqu’à ce que vous ayez reçu cet écrit, que je vous supplierai de faire alors
bien copier, afin que M. le Baron d’Imhof le puisse présenter à M. le Marquis
de Torcy, car quand M. d’Imhof a passé ici, le temps ne me permettait pas
de le faire bien copier 49.
En effet, Leibniz fit immédiatement une traduction de la Disquisitio sous
le titre Essai sur l’origine des Français, qu’il communiqua à Rémond de
Montmort pour la faire copier et relier proprement, afin de la remettre à
Louis XIV ; mais le temps de confection de la copie et de la reliure ne permit
pas cela ; le roi meurt le 1er septembre, l’ouvrage est finalement remis au
Régent en décembre 50. Cette traduction a paru, avec des différences minimes,
dans le recueil Des Maiseaux 51. Le but de l’opuscule est d’apporter les
preuves de l’hypothèse nouvelle absentes de l’essai initial en même temps
qu’une réfutation décisive des hypothèses concurrentes. Tant s’en faut, les
preuves apportées dans l’Essai ne relèvent pas seulement de l’étymologie et
des considérations linguistiques.
L’essai s’articule en deux grandes parties : les paragraphes 1 à 16 apportent
les preuves de l’origine baltique des Francs, tandis que les paragraphes 17 à
38 décrivent les migrations des Francs en Germanie, à partir de la préface
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de la Loi salique. La Loi salique est un nom propre : que signifie salique ?
Après un rappel de la Brevis designatio, Leibniz présente l’état de la
question : Jean Isaac Pontanus 52 et Adrian Le Valois 53 ont montré que les
Français vivaient sur la rive droite du Rhin inférieur avant d’entrer en Gaule,
et cela leur suffit puisqu’ils n’ont pas eu les documents qu’il utilise. Il évoque
cependant la thèse troyenne, en reconstruisant le mythe : après la prise de
Troie, les Francs passent par le Pont-Euxin, les Palus Méotiques, le Danube,
la Pannonie (Hongrie) ; puis, dans cette hypothèse, ils seraient utilisés par
l’empereur Valentinien contre les Alains pour aller vers l’ouest, ce qui est
absurde, parce que les Francs sont déjà sur le Rhin avant cet empereur.
Leibniz réfute ainsi Trithème et évoque Prosper d’Aquitaine (Prosper Tiron)
comme source possible de la fable. Mais, pour augmenter la renommée de
la gens (claritatem gentis), on remonte à Alexandre le Grand et aux Macé-
doniens. Leibniz rappelle le récit de Frédégaire divisant les Francs sortis de

49. Leibniz à Rémond, juin-décembre 1715, GP III, 645.


50. Le manuscrit remis au Régent est conservé à la BnF [ms. fr. 5695].
51. Des Maiseaux, Recueil de diverses pièces sur la philosophie, la religion naturelle, l’his-
toire, les mathématiques etc. par Mrs Leibniz, Clarke, Newton et autres auteurs, Amsterdam,
1720 II, p. 217-255.
52. J. I. Pontanus, Originum Francicarum Libri sex, Hardewijk, 1616.
53. A. Le Valois, Gesta francorum, Paris, 1658.
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS / 397

Troie en deux groupes, l’un allant en Macédoine, et l’autre sous le roi Friga
allant vers le Danube, pour aller occuper la rive du Rhin sous la conduite de
Francion (d’où le nom des Francs), et montre, dans le récit de Frédégaire
une confusion entre saint Jérôme et Prosper. Le sommet du mythe est atteint
avec la fiction des Francs assistant Alexandre le Grand. On passe alors aux
historiens, tels Grégoire de Tours, pour qui l’origine n’est ni Troie ni la
Macédoine, mais la Scambrie et la Pannonie (Hongrie). L’hypothèse des
colonies gauloises du P. Lacarry est assimilée à une pétition de principe.
Leibniz peut alors assigner la véritable origine, telle qu’il la résume dans
la lettre citée plus haut. Elle est révélée par l’anonyme de Ravenne (publié
par Dom Porcheron et Gronovius) : la linea Francorum viendrait de pays
entre l’Oder et la Baltique. Ce qui constitue la première preuve. La seconde
preuve est constituée par le poème alors inédit d’Ernoldus Nigellus 54. Elle
est confirmée par l’anonyme de Ravenne et l’utilisation d’une étymologie de
rivière (les anciens Danois tirant leur nom de la Däne ou Dine, nom de la
rivière Eider). La troisième provient de la théorie même des tenants de la
théorie des Palus Méotiques : ceux-ci les confondaient avec ce qui était en
réalité la mer Baltique. La description des établissements postérieurs utilise
la préface de la Loi salique pour indiquer que le second établissement des
Francs « a été entre l’Elbe et le Weser », leur troisième entre le Weser et le
Rhin, avant de passer à leur quatrième et dernier établissement, les Gaules.
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À l’appui de cette thèse, vient l’identification de la Sale d’où la loi tire son
nom de celle de Franconie et non de Thuringe. Comme on le voit, la topo-
nymie appuie le raisonnement sur les témoignages historiques, mais ne consti-
tue pas la seule matière de l’étude.
Ainsi, s’entrecroisent, dans les temps accessibles à l’histoire, des détermi-
nations linguistiques et des témoignages rédigés et interprétés. La toponymie,
comme c’est le cas dans le nom de la Sale et du canton de Salagève d’où est
issue la loi, ne donne pas un témoignage univoque, puisque demeure toujours
la possibilité de l’homonymie. En ce sens, on comprend que Leibniz restrei-
gne en réalité l’usage de l’étymologie à l’histoire des langues et à celle des
peuples envisagée sous le seul rapport linguistique.

54. Cf. Magali Coumert, op. cit., p. 378 sq. qui montre au demeurant comment au IXe siècle
on transforme, avec Ernoldus Nigellus et Fréculff les origines troyennes en origines nordiques.
Cette historienne considère d’une manière assez relativiste ces différents récits, qui sont, selon
elle, moins normés par la recherche de la vérité historique que par les besoins du moment.
398 / RFHIP No 36 – ÉTUDES

ANNEXE

G. W. Leibniz, Vestiges les plus anciens des langues : leur rapport à


l’origine des Nations.

(traduction partielle de la Brevis Designatio meditationum de originibus


gentium publiée dans J.-A. Emery, Esprit de Leibniz, vol. II, Lyon, Bruyset,
1772, p. 210-216 55).

[210] Les Langues nous tiennent lieu des monuments historiques, lorsque
ceux-ci nous manquent sur les origines anciennes des nations. C’est surtout
dans les noms des rivières et des forêts qui le plus souvent ne changent pas
malgré le changement des peuples qui habitent dans leur voisinage, c’est
dans ces noms, dis-je, que subsistent les vestiges les plus anciens des lan-
gues : ces vestiges se retrouvent encore presqu’aujourd’hui dans les noms
des lieux qui ont été cultivés et habités par les hommes. Car quoi qu’il y ait
sans doute, et surtout dans l’Allemagne qui a été défrichée plus tard, beau-
coup de villes et de villages qui ont été nommés du nom de leur fondateurs,
il y a pourtant plusieurs autres lieux qui ont tiré leurs noms [211] de leur
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situation, de leur produit ou de leurs autres qualités particulières. Et en
général l’étymologie des noms est plus difficile à mesure qu’ils sont anciens.
Les anciens noms d’hommes que les Frisons ont conservés plus soigneu-
sement qu’aucun autre peuple de Germanie, nous aident encore à pénétrer,
si je puis m’exprimer de la sorte, dans les sanctuaires des Langues anciennes.
Car je mets en principe, que tous les noms que nous appelons propres, ont
été originairement appellatifs. Autrement ils auraient été donnés sans aucune
raison ; d’où il résulte que toutes les fois que nous n’entendons plus le nom
d’un fleuve, d’une montage, d’une forêt, d’une nation, d’un bourg, d’une
ville, d’un village, nous devons conclure que nous sommes en ce point éloi-
gnés de l’ancienne langue. Ainsi, par exemple, toutes les fois que nous
rencontrons le noms d’un Germain, Français, Allemand, Saxon, Goth ou
Vandale, terminé en -ric ou en – ricus, comme Théodoric, Frideric, Huneric,
nous apprenons de Venance Fortunat que ce mot signifie fort, puisque [212]
ce Poète interprète le nom de Chilperic par aide fort :
Adjutor fortis, si interpres barbarus adsit

55. Jacques-André Emery (1732-1811), prêtre sulpicien, qui devait devenir supérieur de sa
compagnie en 1782, avait publié en 1772 pour un usage éducatif deux volumes d’extraits sous
le titre Esprit de Leibniz, comportant notamment des traductions estimables. La pagination
originale du volume est reproduite entre crochets. Les références des éditions latines sont
données plus haut dans les notes de l’article.
ÉTYMOLOGIE ET ORIGINE DES NATIONS / 399

Hulpe effectivement, signifie encore aujourd’hui aide... 56 Mais par le laps


du temps et les fréquentes transmigrations des peuples, les anciennes et
naturelles significations des mots ont été le plus souvent changées ou obs-
curcies.
Il ne faut pas s’imaginer que les langues soient d’une institution arbitraire,
et se soient formées par des conventions réfléchies : elles doivent toutes leur
naissance à une sorte d’instinct naturel des hommes, qui ont formé des sons
analogues aux affections et aux mouvements de leur âme. J’en excepte les
langues artificielles, comme celle que Monsieur Wilkins, évêque de Chester,
personnage distingué par son esprit et son savoir, avait inventé, mais qui
n’a guère été apprise que de lui seul et de Monsieur Boyle, ainsi que ce
dernier me le racontait autrefois. Telle pourrait être encore, si l’on en croit
les conjectures assez vraisemblables de Golius, la langue des Chinois : telle
était aussi la langue des premiers [213] hommes, s’ils l’ont reçue de Dieu
lui-même. Mais dans les langues qui se sont formées peu à peu, les mots ont
été tirés suivant les diverses occasions, de l’analogie de la voix avec les
sentiments intérieurs qui accompagnent la sensation des choses : et je ne
crois pas qu’Adam ait donné les noms aux animaux sur d’autres principes.
Or quoi qu’il soit facile de comprendre que plusieurs noms particuliers
ont été fabriqués dans la suite du temps par différents peuples, surtout
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lorsqu’étant encore dans la plus grossière barbarie, ils agissaient plutôt par
instinct que par raison et formaient précipitamment des sons d’après leur
sentiments, et à mesure que les occasions se présentaient ; et quoique la
variété des esprits et des organes de la parole, dont l’usage n’est pas éga-
lement libre dans toutes les nations, ait encore introduit beaucoup de varia-
tions ; cependant c’est une chose très digne de remarque, que dans une
grande partie de notre continent les langues modernes nous fournissent les
vestiges d’une langue ancienne extrêmement répandue [214], puisqu’il est
plusieurs mots qui sont en usage dans la même signification chez tous les
peuples situés entre l’océan britannique et la mer du Japon. Je ne me fonde
point sur l’observation faite au sujet du mot sac, qui est si rebattue et que
je n’ai point encore assez examinée : mais je citerai en exemple un mot connu
déjà et depuis longtemps des anciens Celtes : c’est celui de Mar, qui dans
leur langue signifiait un cheval ; et c’est par cette raison qu’ils appelaient
un triple rang de cavaliers trimarchia, ainsi que nous l’apprend Pausanias.
Le mot mare ou mâre, très connu des anciens Teutons qui appelaient le
gouverneur des chevaux Mareschal, est encore employé en Allemagne dans
le même sens. Le même mot Mar, ou un autre qui en est dérivé, signifie aussi

56. Le traducteur omet ici quelques lignes sur l’étymologie celto-scythique de Reck, recke,
rex etc. indiquant l’extension puis la force. Voir sur les lignes manquantes supra note 35
p. 392.
400 / RFHIP No 36 – ÉTUDES

un cheval chez tous les Tartares, sans en excepter ceux qui ont conquis la
Chine... Tel est encore le terme KAN, puissant, Prince, Roi ; car kan, kœnnen,
signifie pouvoir dans les langues Teutoniques, et King, Kœnig, Chagan, Can,
désignent un Roi chez les Sarmates, les Huns, les Persans, les Turcs, les
[215] Tartares, jusqu’aux Chinois. Il est certain que, pour prononcer la lettre
initiale K, nous sentons qu’il faut employer une espèce de force assez consi-
dérable, parce qu’il faut faire sortir l’air du poumon comme en forçant un
obstacle.
Toutes les fois donc que le même mot ou légèrement altéré, se trouve être
commun aux Bretons, aux Germains, aux Latins, aux Grecs, aux Sarmates,
aux Finnois, aux Tartares, aux Arabes, ce qui n’est pas aussi rare qu’on le
croirait d’abord, nous sommes en droit de le regarder comme un vestige
d’une ancienne langue commune ; en sorte qu’on doit dire que les principales
parties de l’Asie et de l’Europe ont été autrefois sous un même grand empire,
dans lequel a dominé une langue particulière, ainsi que dans les siècles
postérieurs, le latin a dominé dans l’Europe, le grec et l’arabe dans l’Asie
et dans l’Afrique ; ou plutôt on doit conclure, et cette conclusion s’accorde
mieux avec les saintes Écritures, que les autres nations ont été des branches
d’une seule souche et des colonies d’un même peuple, [216] quoiqu’à l’égard
des plus éloignées, les traces de la cognation se soient peu à peu effacées ;
car les nouvelles langues se forment facilement par le mélange et la corrup-
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tion des autres. Je me rappelle avoir souvent entendu parler une dame
anglaise dont la conversation était un singulier mélange d’anglais et de
français. Une centaine de personnes semblables à elle, aurait facilement
donné naissance à une nouvelle langue pour leur postérité, telle que la langue
moderne des Grisons, qui est une corruption de l’italienne et de la française,
ainsi que les deux dernières sont elles-mêmes une corruption de la latine. Et
ces corruptions de corruptions fréquemment répétées, font enfin disparaître
totalement les traces de l’origine. Aussi ne suis-je point surpris que les
langues de l’intérieur de l’Afrique et toutes celles de l’Amérique ne paraissent
avoir aucune cognation avec les nôtres.

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